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1,631 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_M%C3%A9thode_exp%C3%A9rimentale_chez_les_Anciens | La Méthode expérimentale chez les Anciens | # La Méthode expérimentale chez les Anciens
## LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE CHEZ LES ANCIENS
On a dit bien des fois que les Anciens n’ont pas connu la méthode expérimentale. S’il a toujours été impossible de supposer qu’ils n’avaient pas pensé à observer la nature, et de contester qu’Aristote par exemple ait été un observateur de premier ordre, on a pu croire, avec une apparence de raison, qu’ils n’avaient pas su s’attacher de propos délibéré à la simple constatation des phénomènes, et s’interdisant toute construction a priori, faire de l’observation une méthode. Surtout il paraissait que, sauf de rares exceptions, ils n’avaient pas connu la puissance de l’expérimentation. À y regarder de plus près, cependant, on peut trouver, non pas, il est vrai, chez les philosophes les plus illustres, ni dans la période la plus brillante de la philosophie grecque, mais dans une École de moindre renom et restée un peu dans l’ombre, une théorie déjà fort précise de la méthode expérimentale telle que nous la pratiquons aujourd’hui, parfois même des formules que ne désavoueraient pas les plus zélés partisans de ce que Stuart Mill a appelé la logique inductive. C’est chez les médecins empiriques, qui étaient en même temps des philosophes sceptiques, obligés par métier ou par système à tenir compte des faits, et à s’interdire les spéculations transcendantes, que nous rencontrons, exprimées en des termes différents de ceux dont nous nous servons, des idées fort analogues à celles qui ont prévalu chez nous depuis deux siècles. Nous nous proposons ici de résumer cette doctrine, telle qu’elle se présente sous sa forme le plus parfaite vers le iiᵉ siècle de notre ère. Remontant ensuite dans le passé, à partir de ce point fixe, nous rechercherons les antécédents de cette théorie, et les premiers essais de la pensée grecque pour substituer à la méthode a priori, reconnue impuissante, un procédé plus sûr de connaissance : c’est dans l’École épicurienne que nous apercevrons les tentatives les plus intéressantes. Ce double travail achevé, il restera à découvrir le nom du philosophe qui a le premier porté cette conception de la science à son plus haut degré de rigueur et de netteté, et connu bien avant Bacon, aussi bien que lui, le véritable esprit de la méthode expérimentale. Bien que ses idées aient été vite oubliées, et n’aient exercé aucune influence appréciable sur le développement de l’esprit humain, il mérite peut-être de ne pas rester toujours inconnu.
### I
Les ouvrages originaux où les médecins empiriques avaient exposé leur théorie de la méthode sont perdus ; mais nous en trouvons un résumé dans Galien, qui, il est vrai, s’attache souvent à les combattre, principalement dans le De Sectis et dans la Subfiguratio empirica.
Suivant les empiriques, la science médicale est fondée, non pas, comme le soutiennent les dogmatiques, sur l’expérience unie à la démonstration, mais sur l’expérience seule. Il y a trois sortes d’expérience : l’expérience directe, ou première vue, (αὐτοψία), appelée aussi par Théodas l’observation (τήρησις) ; l’histoire ; le passage du semblable au semblable (ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις).
1ᵒ L’observation ou autopsie peut être, ou bien naturelle, due à une simple rencontre (περίπτωσις), par exemple si un homme qui souffre de la tête fait une chute, s’ouvre la veine du front, saigne, et éprouve un soulagement, ou au contraire aggrave son mal ; — ou bien fortuite (αὐτοσχέδιον), par exemple si on essaye avec intention un moyen suggéré en songe, ou autrement ; — ou enfin imitative (μιμητική), si on expérimente à diverses reprises, dans des affections identiques, des moyens quelconques qui ont nui ou soulagé soit accidentellement, soit par hasard. — Mais il ne suffit pas de faire une observation sommaire : il faut tenir compte des cas de non-réussite ; il faut s’assurer si les mêmes remèdes produisent les mêmes résultats ou toujours, ou le plus souvent, ou si le nombre des succès égale le nombre des échecs ; ou si le succès est rare. Faute de prendre cette précaution, on n’a qu’une expérience incomplète et désordonnée (κατὰ μόριον ἐμπειρίαν ἀσύνθετον ὑπάρχουσαν) : ce n’est pas une vraie expérience.
Stuart Mill a écrit, dans son Système de Logique : « L’induction des Anciens a été très bien exposée par Bacon sous le nom d’inductio per enumerationem simplicem, ubi non reperitur instantia contradictoria. » — On voit que cette assertion n’est pas exacte, du moins en ce qui concerne les médecins empiriques. Rien ne marque mieux le caractère scientifique de leur méthode que le soin qu’ils prennent de compter les cas défavorables : introduire dans l’observation le nombre et la mesure, c’est le vrai moyen d’arriver à la vérité.
C’est cette expérience savante (τριβική) qui constitue l’art. Quand on a imité non seulement une ou deux fois, mais très souvent (on ne fixe pas le nombre des observations afin d’échapper à l’argument du sorite) le traitement qui a d’abord soulagé ; quand on a constaté la régularité des effets, on arrive au théorème (θεώρημα), qui formule la totalité des cas semblables. L’art est l’ensemble des théorèmes.
Il importe aussi de distinguer avec soin les caractères propres et les caractères communs des maladies et des remèdes. Pour les maladies, il faut considérer d’abord les symptômes : un symptôme est un cas contraire à la nature. La maladie est un concours (συνδρομή) de plusieurs symptômes qui surviennent, persistent, augmentent, diminuent et cessent en même temps. Les uns sont constants (συμβαίνοντα) ; les autres, accidentels (συνεδρεύοντα). Il y a aussi des circonstances internes et externes qui doivent entrer en ligne de compte : l’âge, le tempérament, le climat, le sol, la saison.
Par cette étude attentive, on obtient, non pas, comme disent les dogmatiques, la détermination, mais la distinction de la maladie. On peut être tenté de ne voir ici qu’une querelle de mots. Les empiriques veulent dire qu’ils s’en tiennent uniquement aux phénomènes que l’observation découvre : ils s’interdisent toute affirmation touchant la nature ou l’essence intime de la maladie. En aucune occasion, au risque de paraître subtils, ils ne négligent de distinguer leur langage de celui des dogmatiques.
2ᵒ La vie est courte : il est impossible au médecin d’observer lui-même tous les cas intéressants. Il profitera donc des observations de ses devanciers : c’est l’histoire. Mais il ne faudra pas accueillir indistinctement et sans critique tous les renseignements : on tiendra compte de l’accord des témoignages, de la situation et de la valeur morale des témoins, enfin de la concordance des faits attestés avec ceux qu’on peut soi-même observer.
3ᵒ Enfin il y a des maladies que nous n’avons jamais observées et que nous ne connaissons pas par l’histoire. Il y a des remèdes dont on n’a pu vérifier directement l’efficacité. C’est ici qu’il faut recourir au passage du semblable au semblable (ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις). Ce passage diffère de l’induction (ἐπαγωγή). L’induction rassemble plusieurs faits particuliers en une formule générale : quand on raisonne sur les ressemblances, Aristote l’avait déjà dit, on n’obtient pas une formule générale qui enveloppe les cas particuliers. D’après les empiriques, il n’y a pas lieu de recourir à une formule ou loi générale : on affirme de certains faits ce qu’on a déjà observé ou connu historiquement de faits semblables. C’est à peu près ce que Stuart Mill a appelé de nos jours l’inférence du particulier au particulier.
Le passage du semblable au semblable se fait de diverses manières ; on peut considérer la ressemblance des parties du corps : le remède qui a réussi au bras pourra réussir à la jambe ; ou la ressemblance des maladies dans une même partie du corps : la diarrhée et la dysenterie seront traitées de la même manière. Ainsi encore à défaut d’un remède déterminé, qu’il n’est pas toujours facile de se procurer, on pourra essayer d’un remède semblable : il faut seulement tenir compte des différences en même temps que des ressemblances. L’expérience montre que les ressemblances de forme, de couleur, de dureté ou de mollesse assurent rarement la ressemblance des effets : il en est tout autrement de l’odeur et de la saveur, surtout si ces deux caractères sont réunis.
Mais les empiriques, du moins les empiriques de l’époque de Galien, ne se contentent pas de ces indications un peu vagues et générales. Ils insistent d’abord sur ce point que le passage du semblable au semblable ne repose sur aucun principe logique. Ils ne disent pas, comme les dogmatiques, que le semblable doive produire le semblable, ou que le semblable ait besoin du semblable, ou que les semblables se comportent semblablement. Ils ne savent rien a priori ; ils ne font que suivre la nature. Seule l’expérience leur a appris qu’en des cas semblables des remèdes semblables ont réussi.
Pour bien marquer cette différence, et se distinguer des dogmatiques par les mots autant que par les choses, ils appellent le raisonnement qui va du semblable au semblable non pas analogisme, comme les dogmatiques, mais épilogisme. La différence entre les deux est que l’analogisme, tel que le comprennent les dogmatiques, doit aboutir à la connaissance des causes, des choses cachées, d’une réalité suprasensible, tandis que l’épilogisme est uniquement relatif aux phénomènes : il permet seulement de prévoir des faits, actuellement inobservables, mais que l’expérience peut et doit constater en d’autres circonstances.
De plus, et c’est un point capital, ils estiment que l’épilogisme fait connaître non la réalité, mais la possibilité. Tant que l’expérience n’a pas prononcé, on ne dépasse pas la vraisemblance. Le passage du semblable au semblable n’est pas la découverte (εὕρεσις), mais seulement la voie qui y conduit. En revanche, aussitôt que l’expérience a confirmé les conclusions de l’épilogisme, on possède la certitude, n’eût-on fait qu’une expérience. Par là, l’expérience savante (τριβική) diffère des observations antérieures qui doivent être fréquemment répétées.
En même temps qu’ils insistent sur l’origine purement empirique de toute connaissance médicale, les empiriques du IIe siècle se distinguent avec soin de ceux qui se contentent d’une simple routine, et ne font aucun usage de la raison. Entre les dogmatiques qui, par des raisonnements logiques, et sans observation, prétendent découvrir la vérité, et l’érudition sans critique qui se borne à amasser des faits, il y a un moyen terme. On peut faire une place au raisonnement sans lui faire une place exclusive. L’empirique pourra indiquer des causes, faire des démonstrations, mais toujours en s’appuyant sur des faits directement observés. En ce sens, il constitue un art, il instruit les autres. Par là il diffère de ceux qui ne recherchent qu’une érudition irrationnelle. Pour parler un langage moderne, c’est vraiment la méthode expérimentale et non un vulgaire empirisme, dont ils font la théorie.
### II
Telle était la doctrine empirique au iiᵉ siècle de notre ère. Essayons maintenant de remonter aux origines, et, en déterminant les antécédents de cette doctrine, de marquer à quel moment et sous quelle influence elle a pris le caractère scientifique que nous venons de lui reconnaître.
Nous trouvons des idées analogues à celles qui viennent d’être résumées, d’abord, comme il est naturel, chez les anciens empiriques, puis chez les épicuriens. Il faut suivre ce double courant.
La secte empirique fut instituée, suivant Celse, par Sérapion d’Alexandrie, au milieu du IIIe siècle av. J.-C. ; suivant Galien, par Philinus de Cos, disciple d’Hérophile, qui vécut à Alexandrie sous Ptolémée, fils de Lagus (323-283). C’est en tout cas vers 230-250 que l’empirisme prit naissance.
Le médecin Glaucias dans un livre intitulé le Trépied décrivit les trois procédés de l’expérience indiqués ci-dessus (αὐτοψία, ἱστορία, ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις). De là probablement le titre du livre : la vérité paraît reposer sur trois pieds.
Nous n’avons pas de renseignements bien précis sur les autres empiriques, fort nombreux, qui se succédèrent dans l’intervalle de près de quatre siècles. Nous savons seulement que tous s’accordaient à dire que l’observation sensible est la seule source de nos connaissances, et qu’il faut proscrire la démonstration (ἀπόδειξις) au sens où l’entendaient les dogmatiques. Seul le raisonnement appelé épilogisme, et qui n’est autre que le passage du semblable au semblable, peut trouver place dans la science.
D’autre part, Épicure soutenait des idées analogues. Lui aussi considérait la sensation comme le point de départ unique de toute connaissance légitimne. Les quatre critériums de vérité qu’il reconnaissait (αἰσθήσεις, προλήψεις, πάθη, φανταστικαὶ ἐπιβολαὶ τῆς διανοίας) ne différaient pas au fond des trois critériums admis par les empiriques. Les anticipations (προλήψεις) ressemblaient beaucoup, n’étant qu’une accumulation d’expériences, à l’histoire. Enfin il proscrivait la dialectique et prétendait ne recourir qu’à l’épilogisme pour découvrir, au delà des apparences phénoménales, la nature des choses cachées (ἄδηλα), l’expérience demeurant toujours le critérium suprême de toute théorie. Encore faut-il ajouter qu’il avait une tendance à restreindre autant que possible le rôle des anticipations et de l’épilogisme, pour s’en tenir à la seule sensation.
Il est vrai qu’entre la doctrine d’Épicure et celle des empiriques, il y a des différences. D’abord, la (πρόληψις), telle que la comprend Épicure, est toute spontanée ; elle se forme d’elle-même, sans attention ni effort ; la réflexion n’y est pour rien. Les empiriques se fient moins à la nature : ils observent, et enregistrent leurs observations avec plus de soin et d’attention. De plus, Épicure est dogmatique : il se flatte d’atteindre à l’aide du raisonnement la réalité absolue, l’être en soi, l’atome. Au contraire les empiriques s’interdisent de telles espérances ; ils marquent eux-mêmes les limites de leurs connaissances et professent l’acatalepsie. Mais si importantes que soient ces différences, on peut dire que dans ses traits essentiels la méthode d’Épicure est très semblable à celle des empiriques.
Comment expliquer cette ressemblance ? On ne peut pas supposer qu’Épicure ait rien emprunté aux empiriques, car son livre intitulé Κανών, qui est probablement un de ses premiers ouvrages, parut vers la fin du ivᵉ siècle, et l’École empirique, on l’a vu, ne commença guère que vers 280. Il est possible que les empiriques se soient inspirés des épicuriens, mais il est bien plus vraisemblable que les uns et les autres ont puisé à une source commune.
Nous savons en effet qu’avant le médecin empirique Glaucias, Nausiphanes avait écrit un livre intitulé, lui aussi, le Trépied. Or, Nausiphanes fut le maître d’Épicure ; et Diogène dit qu’Épicure a écrit le Κανών d’après le livre de Nausiphanes.
Nausiphanes nous est représenté tantôt comme un disciple de Démocrite, tantôt comme un sectateur de Pyrrhon. Ce n’est pas à Pyrrhon qu’il a pu emprunter une théorie de la méthode. Il nous est d’ailleurs affirmé que, s’il admirait le caractère de ce philosophe, il ne partageait pas ses idées. Ce n’est pas non plus Démocrite qu’il a suivi en écrivant le Trépied, puisque Démocrite mettait la raison fort au-dessus des données des sens.
Suivant une conjecture très plausible de Philippson, c’est à Aristote qu’il faudrait faire remonter l’origine de la théorie exposée par Nausiphanes, et reproduite ensuite par Épicure et les empiriques. On rencontre en effet chez Aristote, et presque dans les mêmes termes, la description des trois procédés essentiels de l’empirisme. L’expérience (ἐμπειρία) est pour Aristote le souvenir de plusieurs observations. Vient ensuite l’histoire ; puis l’examen des semblables qui, sans être encore l’induction, la prépare ; enfin l’art (τέχνη) réunit un grand nombre d’expériences. Aristote avait montré que si Démocrite avait voulu être conséquent avec lui-même, il aurait admis que toutes les données des sens sont vraies. Il est possible, comme le croit Philippson, que Nausiphanes se soit le premier approprié ce principe qui devait tenir ensuite une place importante dans la canonique épicurienne.
Peut-être pourrait-on remonter encore plus haut et retrouver même chez Platon des formules curieuses qui donnent à penser que l’idée d’observer les phénomènes et d’en prédire le retour d’après leurs invariables séquences n’était pas étrangère aux fondateurs de la métaphysique. Mais il vaut mieux, semble-t-il, s’en tenir à Aristote : du moins c’est chez lui seulement que nous trouvons les procédés de la méthode d’observation nettement distingués les uns des autres, et désignés par des termes particuliers. Tenons-le donc, malgré la réputation toute contraire qu’on lui a faite, pour le véritable inventeur de la méthode d’observation.
Au surplus, il faut convenir que ni Aristote, ni Nausiphane, ni Épicure, ni les premiers empiriques n’ont donné à leur théorie, autant du moins que nous en pouvons juger, le développement nécessaire. Ils ont entrevu, plutôt que connu, la méthode scientifique : ils ne l’ont décrite qu’en termes très généraux ; ils n’ont pas su lui donner la rigueur et la précision sans lesquelles elle ne pouvait pas contribuer sérieusement aux progrès de la science. Si on compare les indications sommaires des premiers empiriques et des épicuriens à la théorie qui prévalut au iiᵉ siècle de notre ère, et que nous avons résumée plus haut, il est impossible de contester qu’un grand progrès a été accompli. Comment et par qui ce pas a-t-il été franchi ?
On peut être tenté de faire honneur de ce perfectionnement à l’École épicurienne. C’était jusqu’ici une sorte de dogme trop facilement accepté, que les épicuriens s’étaient toujours fait scrupule de rien changer aux doctrines de leur maître, qu’ils étaient restés immuablement fidèles à la lettre comme à l’esprit de ses enseignements, et que l’épicurisme avait donné cet exemple unique d’un système philosophique demeuré intact à travers une longue suite de siècles. Il est bien vrai que les épicuriens comparaient eux-mêmes à des parricides les épicuriens qui combattaient des épicuriens : mais qu’il y ait eu entre eux des dissentiments, et dans leurs doctrines, des changements et des progrès, c’est ce qu’a définitivement établi Hirzel dans la savante étude que nous avons déjà citée. En logique particulièrement, l’épicurien Zénon, que Cicéron loue à plusieurs reprises, paraît avoir été un esprit indépendant, et il ne craignit pas de s’écarter sur plusieurs points de la tradition. On pouvait le conjecturer d’après plusieurs passages de Cicéron : nous en avons la preuve décisive dans le traité de son disciple Philodème, retrouvé à Herculanum, et intitulé Περὶ σημέιων καὶ σημειώσεων.
Nous ne pouvons ici exposer en détail la logique de Zénon. Au surplus, le livre de Philodème, tel qu’il nous a été conservé, contient surtout les réponses que Zénon faisait aux objections des stoïciens. Il faut nous contenter d’indiquer rapidement, d’après le critique qui l’a le plus et le mieux étudié, les principales idées qu’il a introduites dans l’épicurisme et qui, d’ailleurs, n’ont pas tardé à être oubliées.
Épicure, on l’a vu ci-dessus, considérait l’anticipation (πρόληψις), c’est-à-dire l’opération mentale par laquelle nous dégageons les caractères communs à plusieurs objets, comme un des procédés essentiels de la science. Mais cette anticipation se faisait d’elle-même et sans effort : c’étaient pour ainsi dire des expériences qui s’accumulaient dans l’esprit, sans que celui-ci cessât d’être passif. Zénon n’eut pas de peine à remarquer l’imperfection et l’insuffisance de ce procédé. Parmi les ressemblances communes à plusieurs objets, les unes sont essentielles, les autres accidentelles. De plus, à côté des ressemblances il y a des différences, dont il est nécessaire de tenir compte. Il faut faire avec soin ces distinctions si l’on veut, étant données certaines ressemblances, en inférer d’autres propriétés, qui ne sont pas actuellement observables : c’est l’objet de ce procédé qu’aucun Épicurien n’avait nommé avant Zénon, mais auquel s’inspirant peut-être des empiriques, Zénon attache avec raison une haute importance, et qu’il appelle ἠ τοῦ ὁμοίου μετάβασις. Par exemple, si toutes les espèces animales que nous avons observées ont été mortelles, on pourra assurer sans crainte que dans d’autres pays, et dans de tout autres conditions, tous les animaux seront mortels. Mais si un objet ressemble à un aliment par la couleur, la saveur et l’odeur, personne ne s’avisera d’en conclure qu’il est propre à l’alimentation. S’il s’agit d’un rapport de coexistence, on pourra conclure d’un genre ou d’une espèce aux divers individus de ce genre ou de cette espèce ; par exemple le fait que tous les hommes connus à qui on a coupé la tête sont morts permettra d’affirmer que dans le même cas les hommes même d’une espèce inconnue mourront : on pourra conclure parfois d’un individu à un autre individu de la même espèce, mais à la condition de s’assurer au préalable que rien ne s’oppose à cette conclusion : ainsi de ce que le figuier croit dans certains climats, il ne s’ensuit pas qu’il croîtra partout. S’il s’agit du rapport de succession, on pourra en présence d’un phénomène affirmer un autre phénomène inconnu, à la condition de s’assurer encore comme précédemment qu’il y a entre eux un rapport nécessaire, une liaison invariable (ἀκολουθία) : ainsi la fumée est le signe du feu, une blessure au cœur annonce la mort. On pourra de même conclure, après avoir observé des ressemblances invariables, des phénomènes aux réalités cachées. On affirmera par exemple que les atomes ont du poids parce que tous les corps visibles sont soumis à la loi de la pesanteur. Seulement il faut ici s’assurer qu’il n’y a pas d’exception dans les faits observés. Si on peut conclure que si le vide n’existait pas, le mouvement serait impossible, c’est à condition d’avoir démontré que tous les cas particuliers de mouvement qui sont le point de départ du raisonnement, sont semblables. En un mot, au lieu de former des notions générales un peu au hasard, il faut les soumettre à un examen attentif ; c’est à cette condition que le raisonnement pourra atteindre la vérité.
On voit par ce bref résumé combien la logique de Zénon est supérieure à celle d’Épicure. Toutefois il y a loin encore de ces préceptes, d’ailleurs excellents, aux formules précises et scientifiques de l’empirisme ultérieur. Aussi Philippson, après avoir exposé la doctrine de Zénon, convient-il que le philosophe épicurien n’a rien fait qui puisse se comparer à l’œuvre de Bacon ou à celle de Stuart Mill : sa méthode, dit-il, n’est toujours que l’induction per enumerationem simplicem. Ce n’est pas Zénon, et ce n’est pas un Épicurien qui a porté la méthode expérimentale chez les Anciens à son plus haut point de perfection.
### III
Le véritable auteur de ce progrès fut le médecin sceptique Ménodote de Nicomédie. La lecture attentive du traité où Galien expose si nettement la méthode des empiriques, la Subfiguratio empirica, ne permet guère de douter que Galien, en composant ce livre, ait eu sous les yeux un des ouvrages de Ménodote. C’est à Ménodote qu’il emprunte la plupart des explications qu’il nous donne sur la méthode empirique : c’est à lui expressément qu’il attribue les corrections essentielles apportées à cette méthode.
Si par exemple les empiriques ne se contentent pas d’énumérer simplement les cas où un phénomène se produit, procédé qui, suivant la très juste remarque de Stuart Mill, ne permet que des inductions très générales, et perd toute valeur quand on veut formuler une loi particulière ; s’ils tiennent compte des cas où un phénomène ne se produit pas, appliquant ainsi ce qu’on a appelé de nos jours la méthode de différence ; s’ils veulent s’assurer que le phénomène se produit ou toujours, ou rarement, ou qu’il fait défaut autant de fois qu’il apparaît, ou qu’il n’arrive jamais, c’est très probablement à Ménodote qu’ils doivent cet excellent précepte : on peut du moins le conjecturer d’après le passage de Galien où il est rapporté ; nous y voyons en effet que c’est Ménodote qui a donné un nom à l’expérience qui ne se conforme pas à cette règle.
Si, quand il s’agit de l’histoire, ils recommandent de ne pas accepter indistinctement tous les témoignages, mais de les peser, de les critiquer, et autant que possible de les vérifier expérimentalement, c’est encore Ménodote qui leur a donné l’exemple ; c’est lui qui a fait de l’histoire un procédé de méthode scientifique.
Ainsi encore Ménodote, pour bien marquer le caractère empirique de la doctrine, insiste sur ce point que le passage du semblable au semblable ne repose sur aucun principe logique ou a priori, mais simplement sur l’observation ; il veut que le raisonnement employé s’appelle épilogisme et non analogisme, comme disent les dogmatiques. Très probablement aussi c’est lui qui distingue la définition et la distinction des maladies. C’est lui encore qui marque nettement la portée de la méthode qu’il décrit, et proclame que le passage du semblable au semblable ne donne que des probabilités, ou des possibilités, aussi longtemps du moins que les conclusions n’ont pas été confirmées par une expérience directe. N’est-ce pas, en des termes un peu différents, le même procédé d’investigation que notre Claude Bernard a si nettement décrit sous le nom d’hypothèse, et dont il a si victorieusement mis en lumière le rôle essentiel dans la science ? Enfin Ménodote a eu le mérite de se garder des excès dans lesquels sont souvent tombés les empiriques. Il sait faire une place à la raison dans la méthode : c’est lui qui distingue l’érudition irrationnelle de celle qui est éclairée par le raisonnement, c’est lui qui donne un nom particulier à ceux qui ne savent qu’accumuler les observations, sans faire aucun usage de leur intelligence. C’est là surtout qu’il nous apparaît comme le créateur non de la méthode empirique, mais de la méthode expérimentale.
Il ne faudrait pas croire qu’en décrivant ainsi la méthode, Ménodote n’ait songé qu’à la médecine. En même temps que médecin, il fut un des chefs de l’École sceptique : nul doute qu’il ait étendu ses préceptes à l’ordre entier des connaissances humaines. La théorie des signes commémoratifs, réduits à une simple association d’idées, telle que l’enseigne Sextus Empiricus, celle de l’observation sans dogmatisme (ἀφιλόσοφος τήρησις), bien d’autres encore sont tout à fait d’accord avec ce que nous savons de la méthode de Ménodote. C’est de lui que s’inspire Sextus Empiricus, qui semble le placer au même rang qu’Ænésidème. Ennemi déclaré du dogmatisme et de la dialectique, il a probablement inspiré le curieux et piquant chapitre sur la solution des sophismes qui termine le deuxième livre des Hypotyposes de Sextus, et qui oppose, avec une si claire conscience de leur radicale différence, la méthode a priori et la méthode a posteriori. Ménodote fut le père du phénoménisme, nous pourrions dire du positivisme dans l’antiquité.
Sur ce personnage plus oublié peut-être qu’il ne le mérite, nous ne savons que peu de chose. Il vécut, suivant Sprengel, vers 81 après J.-C. ; suivant Daremberg, vers 90-120 ; la date la plus probable est celle qu’indique Haas 150 ap. J.-C. Il avait composé plusieurs ouvrages, onze livres dédiés à un certain Sévérus, probablement aussi une réfutation d’Asclépiade. Galien, qui le cite et l’attaque souvent, et l’injurie quelquefois, nons montre par là même qu’il tenait une grande place parmi les savants de son temps. C’était, s’il faut en croire son adversaire, un assez triste personnage, qui ne voyait dans la médecine qu’un moyen d’arriver à la fortune et à la gloire. Il paraît aussi qu’il n’épargnait pas les injures à ses adversaires, et qu’il les décorait volontiers des épithètes les plus désobligeantes.
Quoi qu’il en soit, il est incontestable que Ménodote a eu au plus haut degré ce que nous appelons aujourd’hui l’esprit scientifique. Il serait téméraire de prononcer à propos de lui le nom de Stuart Mill ; du moins ses travaux nous sont trop peu connus pour qu’un tel rapprochement puisse être sérieusement tenté. Il est certain pourtant que son œuvre fut analogue et inspirée du même esprit. Il n’est pas sans intérêt non plus de remarquer que celui des Anciens qui a le mieux connu la véritable méthode des sciences de la nature fut un philosophe sceptique.
* ↑ Édit. Kuhn, t. I, p. 66. Leipzig, 1821-1830.
* ↑ Bonnet, De Cl. Galeni Subf. emp. Bonn, 1872.
* ↑ Subf. emp., p. 38.
* ↑ Syst. de log., III, 3, 2.
* ↑ Subf., p. 48.
* ↑ Ibid., p. 51.
* ↑ Arist., Top., VIII, i, 16 : — Cf. Alex. Aphrod. (Brand. S. Schol., p. 260, a. 79 sqq.)
* ↑ Subf., p. 55.
* ↑ Ibid., p. 54. — Cf. Therap. Meth. 7…, v. X, p. 126.
* ↑ Ibid., p. 48. — Cf. De Sect., II, p. 66, v. I.
* ↑ De Sect., ibid.
* ↑ Subf. emp., p. 53, 55.
* ↑ De Sect., ibid.
* ↑ Subf. emp., p. 49 : Dogmatici (credunt) eis quæ ex assecutione naturali rerum adinveniuntur per rationem absque observatione. »
* ↑ Ibid. p. 49.
* ↑ Ibid., p. 50 : Quos (qui irrationalem eruditionem pertractant) nominat Menodotus, tribacus, ipse fingens hoc nomen a tribone, consueto existente hoc nomine antiquis medicis in his qui attriti sunt in aliqua re : quocirca tribonem quidem dices eum qui est perfectus in exercitatione et qui didicit attritam theoriam, tribonicum verum eum qui irrationabiliter tangit artem, id est neque determinare scientem neque historie attendentem intellectu. Si autem non attendit ei, neque judicare eam temptabit. »
* ↑ Præfat. medicipl.
* ↑ Subf. emp., p. 35. — Pseud. Gal., XIV, 683, éd. Kühn.
* ↑ Subf., p. 63. Il vivait vers 276 (Sprengel).
* ↑ Hirzel, Untersuch. zu Cicero’s Schriften, I, p. 133.
* ↑ Diog., X, 31. Sur la question de savoir si Épicure a admis le quatrième de ces critériums, voy. Hirzel, loc. cit., p. 185. Sur le sens de l’expression φανταστικαὶ ἐπιπολαὶ τῆς διανοίας, voy. Philippson, De Philodemi libro π. σημείων κ. σημειώσεων. Berlin, 1881, p. 12.
* ↑ Zeller, Die philos. d. Griechen, t. IV, 3ᵉ aufl., p. 383.
* ↑ C’est ce qui ressort clairement de passages tels que Cic., Fin., I, ix, 30.
* ↑ Cic., Nat. Deor., I, xvii, 45 ; xviii, 46.
* ↑ Sext. Emp., P. II., I, 236 ; M., VIII, 191.
* ↑ Hirzel, loc. cit., p. 162, 187.
* ↑ Diog., X, 14.
* ↑ Zeller, III, p. 364.
* ↑ Diog., X, 14.
* ↑ Diog., IX, 64.
* ↑ Op. cit., p. 54.
* ↑ Metaph., I, 1.
* ↑ Top., I, 16 : οὐ γὰρ ῥᾳδιόν ἐστιν ἐπάγειν μὴ εἰδότας τὰ ὅμοια..
* ↑ V. Zeller, I, p. 822.
* ↑ Voyez notamment le passage de la Rép., VII. 516, c. Toute cette question des origines de la théorie de l’induction a été supérieurement traitée par Natorp, Forsch. zur Geschichte des Erkenntnissproblems im Alterthum. Berlin, 1881, p. 149.
* ↑ Hirzel, p. 107.
* ↑ Gomperz, Herkulanische Studien, 1 heft. Leipzig, 1865.
* ↑ Elle a été résumée très exactement dans l’ouvrage de Bahnsch (Epi. Philo. Schrift, π. σ., puis dans le livre déjà cité de Philippson (ch. iv) et dans celui de Natorp (237-255).
* ↑ Philippson, p. 32.
* ↑ Ibid.
* ↑ Cf. Zeller, p. 392.
* ↑ Subf. Emp., p. 38
* ↑ Ibid., p. 51
* ↑ Ibid., p. 66.
* ↑ Ibid., p. 53, 55.
* ↑ Ibid., p. 66, 50.
* ↑ Sext. Emp. M., XI, 165.
* ↑ Sext. Emp. P. II., I, 222.
* ↑ C’est ce qu’on peut conjecturer d’après la Subf. emp., p. 66.
* ↑ Versuch einer pragmat. Geschichte der Arzneikunde. Halle, Gebauer, 1800.
* ↑ Hist. de la Médecine. Paris, 1870, t. I, p. 160.
* ↑ De Philos. sceptic. Successionibus, Wurtzbourg, 1875, p. 89.
* ↑ Gal., V. xix, p. 38.
* ↑ Gal., V. ii, p. 52. — Cf. Subf. emp., p. 64.
* ↑ Gal., V. xi, p. 277.
* ↑ Gal., V. v, p. 751.
* ↑ Subf. emp., p. 63. |
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La Bible :
* Pentateuque
* La Genèse
* L’Exode
* Le Lévitique
* Les Nombres
* Le Deutéronome
* Livres historiques
* Livres poétiques
* Les Prophètes
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## Sommaire
* 1 La création
* 2 Le déluge
* 3 Du déluge à Abraham
* 4 Abraham
* 5 Isaac et Jacob
* 6 Joseph
## La création
* Genèse 1 La création.
* Genèse 2 Le paradis.
* Genèse 3 La chute.
* Genèse 4 Caïn et Abel. Seth et ses descendants.
* Genèse 5 Descendance d'Adam.
## Le déluge
* Genèse 6 La corruption de l'humanité.
* Genèse 7 L'inondation.
* Genèse 8 La décrue et la sortie de l'arche.
* Genèse 9 L'alliance entre Dieu et les hommes.
## Du déluge à Abraham
* Genèse 10 Descendance de Noé.
* Genèse 11 La tour de Babel.
## Abraham
* Genèse 12 Abraham en Égypte.
* Genèse 13 Séparation d'Abraham et de Lot.
* Genèse 14 La campagne des quatre grands rois.
* Genèse 15 Les promesses et l'alliance divines.
* Genèse 16 Naissance d'Ismaël.
* Genèse 17 L'alliance et la circoncision.
* Genèse 18 L'intercession d'Abraham pour Sodome.
* Genèse 19 La destruction de Sodome.
* Genèse 20 Abraham et Abimélek, roi de Gérar.
* Genèse 21 Naissance d'Isaac.
* Genèse 22 Le sacrifice d'Abraham.
* Genèse 23 La tombe de Sara.
* Genèse 24 Le mariage d'Isaac avec Rebecca.
## Isaac et Jacob
* Genèse 25 Naissance d'Esaü et de Jacob, et cession du droit d'aînesse.
* Genèse 26 Alliance d'Isaac avec Abimélek.
* Genèse 27 Par ruse de Jacob, Isaac le bénit à la place de son frère.
* Genèse 28 Le songe de Jacob.
* Genèse 29 Jacob arrive chez son oncle Laban et se marie avec Léa et Rachel.
* Genèse 30 L'enrichissement de Jacob par la grâce de Dieu.
* Genèse 31 Fuite de Jacob. Traité entre Jacob et Laban.
* Genèse 32 Jacob lutte avec Dieu qui le nomme Israël.
* Genèse 33 La rencontre, puis la séparation d'avec Esaü.
* Genèse 34 Le viol de Dina.
* Genèse 35 L'autel à Béthel.
* Genèse 36 La famille d'Esaü.
## Joseph
* Genèse 37 Les songes de Joseph et la jalousie de ses frères.
* Genèse 38 Juda et Tamar.
* Genèse 39 La séductrice.
* Genèse 40 La prison.
* Genèse 41 Vaches grasses et vaches maigres.
* Genèse 42 Joseph rencontre ses dix frères.
* Genèse 43 Benjamin et ses frères partent en Egypte, et mangent chez Joseph.
* Genèse 44 Juda plaide la cause de Benjamin.
* Genèse 45 Joseph se fait connaître à ses frères.
* Genèse 46 Les retrouvailles avec son père. La descendance de Jacob.
* Genèse 47 L'échange de la liberté pour du pain.
* Genèse 48 Jacob bénit les fils de Joseph.
* Genèse 49 Les douze tribus d'Israël.
* Genèse 50 L'enterrement de Jacob et la mort de Joseph. |
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La Bible :
* Pentateuque
* La Genèse
* L’Exode
* Le Lévitique
* Les Nombres
* Le Deutéronome
* Livres historiques
* Livres poétiques
* Les Prophètes
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## Sommaire
* 1 Les offrandes et les sacrifices
* 2 Les rituels de la prêtrise
* 3 Pureté et impureté
* 4 Les lois et interdits
## Les offrandes et les sacrifices
* Lévitique 1 Offrande en holocauste.
* Lévitique 2 Offrande en oblation.
* Lévitique 3 Offrande du sacrifice de communion.
* Lévitique 4 Offrande du prêtre, de la communauté d'Israël, d'un chef et d'un homme du peuple.
* Lévitique 5 Autres cas de sacrifices pour le pêché.
* Lévitique 6 Le rituel des offrandes.
* Lévitique 7 Le rituel des sacrifices de réparation et de communion.
## Les rituels de la prêtrise
* Lévitique 8 La consécration.
* Lévitique 9 La cérémonie religieuse.
* Lévitique 10 Autres rituels.
## Pureté et impureté
* Lévitique 11 Animaux purs et impurs.
* Lévitique 12 Purification de la femme en couche.
* Lévitique 13 Impureté des lépreux et autres maladies de peau.
* Lévitique 14 Purification du lépreux.
* Lévitique 15 L'impureté de l'écoulement séminal et des règles.
* Lévitique 16 Le rite d'expiation annuel.
## Les lois et interdits
* Lévitique 17 Condamnation des rites non religieux.
* Lévitique 18 Primauté de la loi de Dieu. Interdits sexuels.
* Lévitique 19 Prescriptions comportementales.
* Lévitique 20 Peines et châtiments.
* Lévitique 21 Règles de comportement des prêtres.
* Lévitique 22 Les mets sacrés.
* Lévitique 23 Calendrier des fêtes solennelles.
* Lévitique 24 Lois diverses, dont la loi du talion.
* Lévitique 25 L'année sabbatique et l'année sainte.
* Lévitique 26 Bénédictions et malédictions divines.
* Lévitique 27 Les rachats. |
1,636 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Germinal | Germinal | # Germinal
## TABLE DES MATIÈRES
La Fortune des Rougon • La Curée • Le Ventre de Paris • La Conquête de Plassans • La Faute de l’abbé Mouret • Son Excellence Eugène Rougon • L’Assommoir • Une page d’amour • Nana • Pot-Bouille • Au bonheur des dames • La Joie de vivre • Germinal • L’Œuvre • La Terre • Le Rêve • La Bête humaine • L’Argent • La Débâcle • Le Docteur Pascal |
1,637 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_P%C3%A8re_Goriot_%281910%29 | Le Père Goriot (1910) | # Le Père Goriot (1910)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Père Goriot.
## TABLE DES MATIÈRES
* I. Une pension bourgeoise
* II. L’entrée dans le monde
* III. Trompe-la-mort
* IV. La mort du père |
1,638 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Splendeurs_et_mis%C3%A8res_des_courtisanes | Splendeurs et misères des courtisanes | # Splendeurs et misères des courtisanes
* Première partie. Esther heureuse
* Deuxième partie. À combien l’amour revient aux vieillards
* Troisième partie. Où mènent les mauvais chemins
* Quatrième partie. La dernière incarnation de Vautrin |
1,640 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Armance | Armance | # Armance
* Avant-propos
* Chapitre premier
* Chapitre II
* Chapitre III
* Chapitre IV
* Chapitre V
* Chapitre VI
* Chapitre VII
* Chapitre VIII
* Chapitre IX
* Chapitre X
* Chapitre XI
* Chapitre XII
* Chapitre XIII
* Chapitre XIV
* Chapitre XV
* Chapitre XVI
* Chapitre XVII
* Chapitre XVIII
* Chapitre XIX
* Chapitre XX
* Chapitre XXI
* Chapitre XXII
* Chapitre XXIII
* Chapitre XXIV
* Chapitre XXV
* Chapitre XXVI
* Chapitre XXVII
* Chapitre XXVIII
* Chapitre XXIX
* Chapitre XXX
* Chapitre XXXI |
1,641 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Nana | Nana | # Nana
## TABLE DES MATIÈRES
La Fortune des Rougon • La Curée • Le Ventre de Paris • La Conquête de Plassans • La Faute de l’abbé Mouret • Son Excellence Eugène Rougon • L’Assommoir • Une page d’amour • Nana • Pot-Bouille • Au bonheur des dames • La Joie de vivre • Germinal • L’Œuvre • La Terre • Le Rêve • La Bête humaine • L’Argent • La Débâcle • Le Docteur Pascal |
1,642 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal_%281861%29 | Les Fleurs du mal (1861) | # Les Fleurs du mal (1861)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Fleurs du mal.
LES
FLEURS DU MAL
PAR
CHARLES BAUDELAIRE
SECONDE ÉDITION AUGMENTÉE DE TRENTE-CINQ POËMES NOUVEAUX ET ORNÉE D’UN PORTRAIT DE L’AUTEUR DESSINÉ ET GRAVÉ PAR BRACQUEMOND
PARIS POULET-MALASSIS ET DE BROISE, ÉDITEURS 97, RUE DE RICHELIEU, ET PASSAGE MIRÈS, 36 — 1861
AU POËTE IMPECCABLE AU PARFAIT MAGICIEN ÈS LETTRES FRANÇAISES À MON TRÈS-CHER ET TRÈS-VÉNÉRÉ MAÎTRE ET AMI THÉOPHILE GAUTIER AVEC LES SENTIMENTS DE LA PLUS PROFONDE HUMILITÉ JE DÉDIE CES FLEURS MALADIVES C. B. |
1,644 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_Bovary | Madame Bovary | # Madame Bovary
À MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD MEMBRE DU BARREAU DE PARIS EX-PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET ANCIEN MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.
Cher et illustre Ami,
Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de ce livre et au-dessus même de sa dédicace ; car c’est à vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon œuvre a acquis pour moi-même comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement.
Paris, le 12 avril 1857. |
1,647 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Tao_Te_King_%28Stanislas_Julien%2C_sans_notes%29 | Tao Te King (Stanislas Julien, sans notes) | # Tao Te King (Stanislas Julien, sans notes)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Tao Tö King.
| 老 | 子 | 道 | 德 | 經 |
| LAO | TSEU | TAO | TE | KING |
LE LIVRE
DE LA VOIE ET DE LA VERTU
COMPOSÉ DANS LE VIᵉ SIÈCLE AVANT L’ÉRE CHRÉTIENNE
PAR LE PHILOSOPHE LAO-TSEU
TRADUIT EN FRANCAIS, ET PUBLIÉ AVEC LE TEXTE CHINOIS ET UN COMMENTAIRE PERPETUEL
PAR STANISLAS JULIEN
MEMBRE DE L’INSTITUT ET PROFESSEUR AU COLLEGE DE FRANCE
PARIS
IMPRIMÉ PAR AUTORISATION DU ROI
A L’IMPRIMERIE ROYALE
M DCCC XLII
Livre 1, chapitre — 1 — 2 — 3 — 4 — 5 — 6 — 7 — 8 — 9 — 10 — 11 — 12 — 13 — 14 — 15 — 16 — 17 — 18 — 19 — 20 — 21 — 22 — 23 — 24 — 25 — 26 — 27 — 28 — 29 — 30 — 31 — 32 — 33 — 34 — 35 — 36 — 37 —
Livre 2, chapitre — 38 — 39 — 40 — 41 — 42 — 43 — 44 — 45 — 46 — 47 — 48 — 49 — 50 — 51 — 52 — 53 — 54 — 55 — 56 — 57 — 58 — 59 — 60 — 61 — 62 — 63 — 64 — 65 — 66 — 67 — 68 — 69 — 70 — 71 — 72 — 73 — 74 — 75 — 76 — 77 — 78 — 79 — 80 — 81 —
La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom éternel.
(L’être) sans nom est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.
C’est pourquoi, lorsqu’on est constamment exempt de passions, on voit son essence spirituelle ; lorsqu’on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée.
Ces deux choses ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C’est la porte de toutes les choses spirituelles.
Dans le monde, lorsque tous les hommes ont su apprécier la beauté (morale), alors la laideur (du vice) a paru.
Lorsque tous les hommes ont su apprécier le bien, alors le mal a paru.
C’est pourquoi l’être et le non-être naissent l’un de l’autre.
Le difficile et le facile se produisent mutuellement.
Le long et le court se donnent mutuellement leur forme.
Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité.
Les tons et la voix s’accordent mutuellement.
L’antériorité et la postériorité sont la conséquence l’une de l’autre.
De là vient que le saint homme fait son occupation du non-agir.
Il fait consister ses instructions dans le silence.
Alors tous les êtres se mettent en mouvement, et il ne leur refuse rien.
Il les produit et ne se les approprie pas.
Il les perfectionne et ne compte pas sur eux.
Ses mérites étant accomplis, il ne s’y attache pas.
Il ne s’attache pas à ses mérites ; c’est pourquoi ils ne le quittent point.
En n’exaltant pas les sages, on empêche le peuple de se disputer.
En ne prisant pas les biens d’une acquisition difficile, on empêche le peuple de se livrer au vol.
En ne regardant point des objets propres à exciter des désirs, on empêche que le cœur du peuple ne se trouble.
C’est pourquoi, lorsque le saint homme gouverne, il vide son cœur, il remplit son ventre (son intérieur), il affaiblit sa volonté, et il fortifie ses os.
Il s’étudie constamment à rendre le peuple ignorant et exempt de désirs.
Il fait en sorte que ceux qui ont du savoir n’osent pas agir.
Il pratique le non-agir, et alors il n’y a rien qui ne soit bien gouverné.
Le Tao est (le) vide ; si l’on en fait usage, il paraît inépuisable.
Ô qu’il est profond ! Il semble le patriarche de tous les êtres.
Il émousse sa subtilité, il se dégage de tous liens, il tempère sa splendeur, il s’assimile à la poussière.
Ô qu’il est pur ! Il semble subsister éternellement.
J’ignore de qui il est fils ; il semble avoir précédé le maître du ciel.
Le ciel et la terre n’ont point d’affection particulière. Ils regardent toutes les créatures comme le chien de paille (du sacrifice).
Le saint homme n’a point d’affection particulière ; il regarde tout le peuple comme le chien de paille (du sacrifice).
L’être qui est entre le ciel et la terre ressemble à un soufflet de forge qui est vide et ne s’épuise point, que l’on met en mouvement et qui produit de plus en plus (du vent).
Celui qui parle beaucoup (du Tao) est souvent réduit au silence.
Il vaut mieux observer le milieu.
L’esprit de la vallée ne meurt pas ; on l’appelle la femelle mystérieuse.
La porte de la femelle mystérieuse s’appelle la racine du ciel et de la terre.
Il est éternel et semble exister (matériellement).
Si l’on en fait usage, on n’éprouve aucune fatigue.
Le ciel et la terre ont une durée éternelle.
S’ils peuvent avoir une durée éternelle, c’est parce qu’ils ne vivent pas pour eux seuls. C’est pourquoi ils peuvent avoir une durée éternelle.
De là vient que le saint homme se met après les autres, et il devient le premier.
Il se dégage de son corps, et son corps se conserve.
N’est-ce pas qu’il n’a point d’intérêts privés ?
C’est pourquoi il peut réussir dans ses intérêts privés.
L’homme d’une vertu supérieure est comme l’eau.
L’eau excelle à faire du bien aux êtres et ne lutte point.
Elle habite les lieux que déteste la foule.
C’est pourquoi (le sage) approche du Tao.
Il se plaît dans la situation la plus humble.
Son cœur aime à être profond comme un abîme.
S’il fait des largesses, il excelle à montrer de l’humanité.
S’il parle, il excelle à pratiquer la vérité.
S’il gouverne, il excelle à procurer la paix.
S’il agit, il excelle à montrer sa capacité.
S’il se meut, il excelle à se conformer aux temps.
Il ne lutte contre personne ; c’est pourquoi il ne reçoit aucune marque de blâme.
Il vaut mieux ne pas remplir un vase que de vouloir le maintenir (lorsqu’il est plein).
Si l’on aiguise une lame, bien qu’on l’explore avec la main, on ne pourra la conserver constamment (tranchante).
Si une salle est remplie d’or et de pierres précieuses, personne ne pourra les garder.
Si l’on est comblé d’honneurs et qu’on s’enorgueillisse, on s’attirera des malheurs.
Lorsqu’on a fait de grandes choses et obtenu de la réputation, il faut se retirer à l’écart.
Telle est la voie du ciel.
L’âme spirituelle doit commander à l’âme sensitive.
Si l’homme conserve l’unité, elles pourront rester indissolubles.
S’il dompte sa force vitale et la rend extrêmement souple, il pourra être comme un nouveau-né.
S’il se délivre des lumières de l’intelligence, il pourra être exempt de toute infirmité (morale).
S’il chérit le peuple et procure la paix au royaume, il pourra pratiquer le non-agir.
S’il laisse les portes du ciel s’ouvrir et se fermer, il pourra être comme la femelle (c’est-à-dire rester au repos).
Si ses lumières pénètrent en tous lieux, il pourra paraître ignorant.
Il produit les êtres et les nourrit.
Il les produit et ne les regarde pas comme sa propriété.
Il leur fait du bien et ne compte pas sur eux.
Il règne sur eux et ne les traite pas en maître.
C’est ce qu’on appelle posséder une vertu profonde.
Trente rais se réunissent autour d’un moyeu. C’est de son vide que dépend l’usage du char.
On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C’est de son vide que dépend l’usage des vases.
On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C’est de leur vide que dépend l’usage de la maison.
C’est pourquoi l’utilité vient de l’être, l’usage naît du non-être.
Les cinq couleurs émoussent la vue de l’homme.
Les cinq notes (de musique) émoussent l’ouïe de l’homme.
Les cinq saveurs émoussent le goût de l’homme.
Les courses violentes, l’exercice de la chasse égarent le cœur de l’homme.
Les biens d’une acquisition difficile poussent l’homme à des actes qui lui nuisent.
De là vient que le saint homme s’occupe de son intérieur et ne s’occupe pas de ses yeux.
C’est pourquoi il renonce à ceci et adopte cela.
Le sage redoute la gloire comme l’ignominie ; son corps lui pèse comme une grande calamité.
Qu’entend-on par ces mots : il redoute la gloire comme l’ignominie ?
La gloire est quelque chose de bas. Lorsqu’on l’a obtenue , on est comme rempli de crainte ; lorsqu’on l’a perdue, on est comme rempli de crainte.
C’est pourquoi l’on dit : il redoute la gloire comme l’ignominie.
Qu’entend-on par ces mots : son corps lui pèse comme une grande calamité ?
Si nous éprouvons de grandes calamités, c’est parce que nous avons un corps.
Quand nous n’avons plus de corps (quand nous nous sommes dégagés de notre corps), quelles calamités pourrions-nous éprouver ?
C’est pourquoi, lorsqu’un homme redoute de gouverner lui-même l’empire, on peut lui confier l’empire ; lorsqu’il a regret de gouverner l’empire, on peut lui remettre le soin de l’empire.
Vous le regardez (le Tao) et vous ne le voyez pas : on le dit incolore.
Vous l’écoutez et vous ne l’entendez pas : on le dit aphone.
Vous voulez le toucher et vous ne l’atteignez pas : on le dit incorporel.
Ces trois qualités ne peuvent être scrutées à l’aide de la parole. C’est pourquoi on les confond en une seule.
Sa partie supérieure n’est point éclairée ; sa partie inférieure n’est point obscure.
Il est éternel et ne peut être nommé.
Il rentre dans le non-être.
On l’appelle une forme sans forme, une image sans image.
On l’appelle vague, indéterminé.
Si vous allez au-devant de lui, vous ne voyez point sa face ; si vous le suivez vous ne voyez point son dos.
C’est en observant le Tao des temps anciens qu’on peut gouverner les existences d’aujourd’hui.
Si l’homme peut connaître l’origine des choses anciennes, on dit qu’il tient le fil du Tao.
Dans l’Antiquité, ceux qui excellaient à pratiquer le Tao étaient déliés et subtils, abstraits et pénétrants.
Ils étaient tellement profonds qu’on ne pouvait les connaître.
Comme on ne pouvait les connaître, je m’efforcerai de donner une idée (de ce qu’ils étaient).
Ils étaient timides comme celui qui traverse un torrent en hiver.
Ils étaient irrésolus comme celui qui craint d'être aperçu de ses voisins.
Ils étaient graves comme un étranger (en présence de l’hôte).
Ils s’effaçaient comme la glace qui se fond.
Ils étaient rudes comme le bois non travaillé.
Il étaient vides comme une vallée.
Ils étaient troubles comme une eau limoneuse.
Qui est-ce qui sait apaiser peu à peu le trouble (de son cœur) en le laissant reposer ?
Qui est-ce qui sait naître peu à peu (à la vie spirituelle) par un calme prolongé ?
Celui qui conserve ce Tao ne désire pas d’être plein.
Il n’est pas plein (de lui-même), c’est pourquoi il garde ses défauts (apparents), et ne désire pas (d’être jugé) parfait.
Celui qui est parvenu au comble du vide garde fermement le repos.
Les dix mille êtres naissent ensemble ; ensuite je les vois s’en retourner.
Après avoir été dans un état florissant, chacun d’eux revient à son origine.
Revenir à son origine s’appelle être en repos.
Être en repos s’appelle revenir à la vie.
Revenir à la vie s’appelle être constant.
Savoir être constant s’appelle être éclairé.
Celui qui ne sait pas être constant s’abandonne au désordre et s’attire des malheurs.
Celui qui sait être constant a une âme large.
Celui qui a une âme large est juste.
Celui qui est juste devient roi.
Celui qui est roi s’associe au ciel.
Celui qui s’associe au ciel imite le Tao.
Celui qui imite le Tao subsiste longtemps ; jusqu’à la fin de sa vie, il n’est exposé à aucun danger.
Dans la Haute Antiquité, le peuple savait seulement qu’il avait des rois.
Les suivants, il les aima et leur donna des louanges.
Les suivants il les craignit.
Les suivants, il les méprisa.
Celui qui n’a pas confiance dans les autres n’obtient pas leur confiance.
(Les premiers) étaient graves et réservés dans leurs paroles.
Après qu’ils avaient acquis des mérites et réussi dans leurs desseins, les cent familles disaient : Nous suivons notre nature.
Quand la grande Voie eut dépéri, on vit paraître l’humanité et la justice.
Quand la prudence et la perspicacité se furent montrées, on vit naître une grande hypocrisie.
Quand les six parents eurent cessé de vivre en bonne harmonie, on vit des actes de piété filiale et d’affection paternelle.
Quand les États furent tombés dans le désordre, on vit des sujets fidèles et dévoués.
Si vous renoncez à la sagesse et quittez la prudence, le peuple sera cent fois plus heureux.
Si vous renoncez à l’humanité et quittez la justice, le peuple reviendra à la piété filiale et à l’affection paternelle.
Si vous renoncez à l’habileté et quittez le lucre, les voleurs et les brigands disparaîtront.
Renoncez à ces trois choses et persuadez-vous que l’apparence ne suffit pas.
C’est pourquoi je montre aux hommes ce à quoi ils doivent s’attacher.
Qu’ils tâchent de laisser voir leur simplicité, de conserver leur pureté, d’avoir peu d’intérêts privés et peu de désirs.
Renoncez à l’étude, et vous serez exempt de chagrins.
Combien est petite la différence de weï (un oui bref) et de o (un oui lent) !
Combien est grande la différence du bien et du mal !
Ce que les hommes craignent, on ne peut s’empêcher de le craindre.
Ils s’abandonnent au désordre et ne s’arrêtent jamais.
Les hommes de la multitude sont exaltés de joie comme celui qui se repaît de mets succulents, comme celui qui est monté, au printemps, sur une tour élevée.
Moi seul je suis calme : (mes affections) n’ont pas encore germé.
Je ressemble à un nouveau-né qui n’a pas encore souri à sa mère.
Je suis détaché de tout, on dirait que je ne sais où aller.
Les hommes de la multitude ont du superflu ; moi seul je suis comme une homme qui a perdu tout.
Je suis un homme d’un esprit borné, je suis dépourvu de connaissances.
Les hommes de la multitude sont remplis de lumières ; moi seul je suis comme plongé dans les ténèbres.
Les hommes du monde sont doués de pénétration ; moi seul j’ai l’esprit trouble et confus.
Je suis vague comme la mer ; je flotte comme si je ne savais où m’arrêter.
Les hommes de la multitude ont tous de la capacité ; moi seul je suis stupide ; je ressemble à un homme rustique.
Moi seul je diffère des autres hommes, parce que je révère la mère qui nourrit (tous les êtres).
Les formes visibles de la grande Vertu émanent uniquement du Tao.
Voici quelle est la nature du Tao.
Il est vague, il est confus.
Qu’il est confus, qu’il est vague !
Au-dedans de lui, il y a des images.
Qu’il est vague, qu’il est confus !
Au-dedans de lui il y a des êtres.
Qu'il est profond, qu'il est obscur !
Au-dedans de lui il y a une essence spirituelle. Cette essence spirituelle est profondément vraie.
Au-dedans de lui, réside le témoignage infaillible (de ce qu’il est) ; depuis les temps anciens jusqu’à aujourd’hui, son nom n’a point passé.
Il donne issue (naissance) à tous les êtres.
Comme sais-je qu’il en est ainsi de tous les êtres ? (Je le sais) par le Tao.
Ce qui est incomplet devient entier.
Ce qui est courbé devient droit.
Ce qui est creux devient plein.
Ce qui est usé devient neuf.
Avec peu (de désirs) on acquiert le Tao ; avec beaucoup (de désirs) on s’égare.
De là vient que le saint homme conserve l’Unité (le Tao), et il est le modèle du monde.
Il ne se met pas en lumière, c’est pourquoi il brille.
Il ne s’approuve point, c’est pourquoi il jette de l’éclat.
Il ne se vante point, c’est pourquoi il a du mérite.
Il ne se glorifie point, c’est pourquoi il est le supérieur des autres.
Il ne lutte point, c’est pourquoi il n’y a personne dans l’empire qui puisse lutter contre lui.
L’axiome des anciens : Ce qui est incomplet devient entier, était-ce une expression vide de sens ?
Quand l’homme est devenu véritablement parfait, (le monde) vient se soumettre à lui.
Celui qui ne parle pas (arrive au) non-agir.
Un vent rapide ne dure pas toute la matinée ; une pluie violente ne dure pas tout le jour.
Qui est-ce qui produit ces deux choses ? Le ciel et la terre.
Si le ciel et la terre même ne peuvent subsister longtemps, à plus forte raison l’homme !
C’est pourquoi si l’homme se livre au Tao, il s’identifie au Tao ; s’il se livre à la vertu, il s’identifie à la vertu ; s’il se livre au crime, il s’identifie au crime.
Celui qui s’identifie au Tao gagne le Tao ; celui qui s’identifie au crime gagne (la honte du) crime.
Si on ne croit pas fortement (au Tao), l’on finit par n’y plus croire.
Celui qui se dresse sur ses pieds ne peut se tenir droit ; celui qui étend les jambes ne peut marcher.
Celui qui tient à ses vues n’est point éclairé.
Celui qui s’approuve lui-même ne brille pas.
Celui qui se vante n’a point de mérite.
Celui qui se glorifie ne subsiste pas longtemps.
Si l’on juge cette conduite selon le Tao, on la compare à un reste d’aliments ou à un goitre hideux qui inspirent aux hommes un constant dégoût.
C’est pourquoi celui qui possède le Tao ne s’attache pas à cela.
Il est un être confus qui existait avant le ciel et la terre.
Ô qu’il est calme ! Ô qu’il est immatériel !
Il subsiste seul et ne change point.
Il circule partout et ne périclite point.
Il peut être regardé comme la mère de l’univers.
Moi, je ne sais pas son nom.
Pour lui donner un titre, je l’appelle Voie (Tao).
En m’efforçant de lui faire un nom, je l’appelle grand.
De grand, je l’appelle fugace.
De fugace, je l’appelle éloigné.
D’éloigné, je l’appelle (l’être) qui revient.
C’est pourquoi le Tao est grand, le ciel est grand, la terre est grande, le roi aussi est grand.
Dans le monde, il y a quatre grandes choses, et le roi en est une. L’homme imite la terre ; la terre imite le ciel, le ciel imite le Tao ; le Tao imite sa nature.
Le grave est la racine du léger ; le calme est le maître du mouvement.
De là vient que le saint homme marche tout le jour (dans le Tao) et ne s’écarte point de la quiétude et de la gravité.
Quoiqu’il possède des palais magnifiques, il reste calme et les fuit.
Mais hélas ! les maîtres de dix mille chars se conduisent légèrement dans l’empire !
Par une conduite légère, on perd ses ministres ; par l’emportement des passions, on perd son trône.
Celui qui sait marcher (dans le Tao) ne laisse pas de traces ; celui qui sait parler ne commet point de fautes ; celui qui sait compter ne se sert point d’instruments de calcul ; celui qui sait fermer (quelque chose) ne se sert point de verrou, et il est impossible de l’ouvrir ; celui qui sait lier (quelque chose) ne se sert point de cordes, et il est impossible de le délier.
De là vient que le Saint excelle constamment à sauver les hommes ; c’est pourquoi il n’abandonne pas les hommes.
Il excelle constamment à sauver les êtres ; c’est pourquoi il n’abandonne pas les êtres.
Cela s’appelle être doublement éclairé.
C’est pourquoi l’homme vertueux est le maître de celui qui n’est pas vertueux.
L’homme qui n’est pas vertueux est le secours de l’homme vertueux.
Si l’un n’estime pas son maître, si l’autre n’affectionne pas celui qui est son secours, quand on leur accorderait une grande prudence, ils sont plongés dans l’aveuglement.
Voilà ce qu’il y a de plus important et de plus subtil !
Celui qui connaît sa force et garde la faiblesse est la vallée de l’empire (c’est-à-dire le centre où accourt tout l’empire).
S’il est la vallée de l’empire, la vertu constante ne l’abandonnera pas ; il reviendra à l’état d’enfant.
Celui qui connaît ses lumières et garde les ténèbres, est le modèle de l’empire.
S’il est le modèle de l’empire, la vertu constante ne faillira pas (en lui), et il reviendra au comble (de la pureté).
Celui qui connaît sa gloire et garde l’ignominie est aussi la vallée de l’empire.
S’il est la vallée de l’empire, sa vertu constante atteindra la perfection et il reviendra à la simplicité parfaite (au Tao).
Quand la simplicité parfaite (le Tao) s’est répandue, elle a formé les êtres.
Lorsque le saint homme est élevé aux emplois, il devient le chef des magistrats. Il gouverne grandement et ne blesse personne.
Si l’homme agit pour gouverner parfaitement l’empire, je vois qu’il n’y réussira pas.
L’empire est (comme) un vase divin (auquel l’homme) ne doit pas travailler.
S’il y travaille, il le détruit ; s’il veut le saisir, il le perd.
C’est pourquoi, parmi les êtres, les uns marchent (en avant) et les autres suivent ; les uns réchauffent et les autres refroidissent ; les uns sont forts et les autres faibles, les uns se meuvent et les autres s’arrêtent.
De là vient que le saint homme supprime les excès, le luxe et la magnificence.
Celui qui aide le maître des hommes par le Tao ne (doit pas) subjuguer l’empire par les armes.
Quoi qu’on fasse aux hommes, ils rendent la pareille.
Partout où séjournent les troupes, on voit naître les épines et les ronces.
À la suite des grandes guerres, il y a nécessairement des années de disette.
L’homme vertueux frappe un coup décisif et s’arrête. Il n’ose subjuguer l’empire par la force des armes.
Il frappe un coup décisif et ne se vante point.
Il frappe un coup décisif et ne se glorifie point.
Il frappe un coup décisif et ne s’enorgueillit point.
Il frappe un coup décisif et ne combat que par nécessité.
Il frappe un coup décisif et ne veut point paraître fort.
Quand les êtres sont arrivés à la plénitude de leur force, ils vieillissent.
Cela s’appelle ne pas imiter le Tao. Celui qui n’imite pas le Tao ne tarde pas à périr.
Les armes les plus excellentes sont des instruments de malheur.
Tous les hommes les détestent. C’est pourquoi celui qui possède le Tao ne s’y attache pas.
En temps de paix, le sage estime la gauche ; celui qui fait la guerre estime la droite.
Les armes sont des instruments de malheur ; ce ne sont point les instruments du sage.
Il ne s’en sert que lorsqu’il ne peut s’en dispenser, et met au premier rang le calme et le repos.
S’il triomphe, il ne s’en réjouit pas. S’en réjouir, c’est aimer à tuer les hommes.
Celui qui aime à tuer les hommes ne peut réussir à régner sur l’empire.
Dans les événements heureux, on préfère la gauche ; dans les événements malheureux, on préfère la droite.
Le général en second occupe la gauche ; le général en chef occupe la droite.
Je veux dire qu’on le place suivant les rites funèbres.
Celui qui a tué une multitude d’hommes doit pleurer sur eux avec des larmes et des sanglots.
Celui qui a vaincu dans un combat, on le place suivant les rites funèbres.
Le Tao est éternel et n’a pas de nom.
Quoiqu’il soit petit de sa nature, le monde entier ne pourrait le subjuguer.
Si les vassaux et les rois peuvent le conserver, tous les êtres viendront spontanément se soumettre à eux.
Le ciel et la terre s’uniront ensemble pour faire descendre une douce rosée, et les peuples se pacifieront d’eux-mêmes sans que personne le leur ordonne.
Dès que le Tao se fut divisé, il eut un nom.
Ce nom une fois établi, il faut savoir se retenir.
Celui qui sait se retenir ne périclite jamais.
Le Tao est répandu dans l’univers.
(Tous les êtres retournent à lui) comme les rivières et les ruisseaux des montagnes retournent aux fleuves et aux mers.
Celui qui connaît les hommes est prudent.
Celui qui se connaît lui-même est éclairé.
Celui qui dompte les hommes est puissant.
Celui qui se dompte lui-même est fort.
Celui qui sait se suffire est assez riche.
Celui qui agit avec énergie est doué d’une ferme volonté.
Celui qui ne s’écarte point de sa nature subsiste longtemps.
Celui qui meurt et ne périt pas jouit d’une (éternelle) longévité.
Le Tao s’étend partout ; il peut aller à gauche comme à droite.
Tous les êtres comptent sur lui pour naître, et il ne les repousse point.
Quand ses mérites sont accomplis, il ne se les attribue point.
Il aime et nourrit tous les êtres, et ne se regarde pas comme leur maître.
Il est constamment sans désirs : on peut l’appeler petit.
Tous les êtres se soumettent à lui, et il ne se regarde pas comme leur maître : on peut l’appeler grand.
De là vient que, jusqu’à la fin de sa vie, le saint homme ne s’estime pas grand.
C’est pourquoi il peut accomplir de grandes choses.
Le saint garde la grande image (le Tao), et tous les peuples de l’empire accourent à lui.
Ils accourent, et il ne leur fait point de mal ; il leur procure la paix, le calme et la quiétude.
La musique et les mets exquis retiennent l’étranger qui passe.
Mais lorsque le Tao sort de notre bouche, il est fade et sans saveur.
On le regarde et l’on ne peut le voir ; on l’écoute et l’on ne peut l’entendre ; on l’emploie et l’on ne peut l’épuiser.
Lorsqu’une créature est sur le point de se contracter, (on reconnaît) avec certitude que dans l’origine elle a eu de l’expansion.
Est-elle sur le point de s’affaiblir, (on reconnaît) avec certitude que dans l’origine elle a eu de la force.
Est-elle sur le point de dépérir, (on reconnaît) avec certitude que dans l’origine elle a eu de la splendeur.
Est-elle sur le point d’être dépouillée de tout, (on reconnaît) avec certitude que dans l’origine elle a été comblée de dons.
Cela s’appelle (une doctrine à la fois) cachée et éclatante.
Ce qui est mou triomphe de ce qui est dur ; ce qui est faible triomphe de ce qui est fort.
Le poisson ne doit point quitter les abîmes ; l’arme acérée du royaume ne doit pas être montrée au peuple.
Le Tao pratique constamment le non-agir et (pourtant) il n’y a rien qu’il ne fasse.
Si les rois et les vassaux peuvent le conserver, tous les êtres se convertiront.
Si, une fois convertis, ils veulent encore se mettre en mouvement, je les contiendrai à l’aide de l’être simple qui n’a pas de nom (c’est-à-dire le Tao).
L’être simple qui n’a pas de nom, il ne faut pas même le désirer. L’absence de désirs procure la quiétude.
Alors l’empire se rectifie de lui-même.
Les hommes d’une vertu supérieure ignorent leur vertu ; c’est pourquoi ils ont de la vertu.
Les hommes d’une vertu inférieure n’oublient pas leur vertu ; c’est pourquoi ils n’ont pas de vertu.
Les hommes d’une vertu supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d’une vertu inférieure la pratiquent avec intention.
Les hommes d’une humanité supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d’une équité supérieure la pratiquent avec intention.
Les hommes d’une urbanité supérieure la pratiquent et personne n’y répond ; alors ils emploient la violence pour qu’on les paye de retour.
C’est pourquoi l’on a de la vertu après avoir perdu le Tao ; de l’humanité après avoir perdu la vertu ; de l’équité après avoir perdu l’humanité ; de l’urbanité après avoir perdu l’équité.
L’urbanité n’est que l’écorce de la droiture et de la sincérité ; c’est la source du désordre.
Le faux savoir n’est que la fleur du Tao et le principe de l’ignorance.
C’est pourquoi un grand homme s’attache au solide et laisse le superficiel.
Il estime le fruit et laisse la fleur.
C’est pourquoi il rejette l’une et adopte l’autre.
Voici les choses qui jadis ont obtenu l’Unité.
Le ciel est pur parce qu’il a obtenu l’Unité.
La terre est en repos parce qu’elle a obtenu l’Unité.
Les esprits sont doués d’une intelligence divine parce qu’ils ont obtenu l’Unité.
Les vallées se remplissent parce qu’elles ont obtenu l’Unité.
Les dix mille êtres naissent parce qu’ils ont obtenu l’Unité.
Les princes et rois sont les modèles du monde parce qu’ils ont obtenu l’Unité.
Voilà ce que l’unité produit.
Si le ciel perdait sa pureté, il se dissoudrait ;
Si la terre perdait son repos, elle s’écroulerait ;
Si les esprits perdaient leur intelligence divine, ils s’anéantiraient ;
Si les vallées ne se remplissaient plus, elles se dessécheraient ;
Si les dix mille êtres ne naissaient plus, ils s’éteindraient ;
Si les princes et les rois s’enorgueillissaient de leur noblesse et de leur élévation, et cessaient d’être les modèles (du monde), ils seraient renversés.
C’est pourquoi les nobles regardent la roture comme leur origine ; les hommes élevés regardent la bassesse de la condition comme leur premier fondement.
De là vient que les princes et les rois s’appellent eux-mêmes orphelins, hommes de peu de mérite, hommes dénués de vertu.
Ne montrent-ils pas par là qu’ils regardent la roture comme leur véritable origine ? Et ils ont raison !
C’est pourquoi si vous décomposez un char, vous n’avez plus de char.
(Le sage) ne veut pas être estimé comme le jade, ni méprisé comme la pierre.
Le retour au non-être (produit) le mouvement du Tao.
La faiblesse est la fonction du Tao.
Toutes les choses du monde sont nées de l’être ; l’être est né du non-être.
Quand les lettrés supérieurs ont entendu parler du Tao, ils le pratiquent avec zèle.
Quand les lettrés du second ordre ont entendu parler du Tao, tantôt ils le conservent, tantôt ils le perdent.
Quand les lettrés inférieurs ont entendu parler du Tao, imi ils le tournent en dérision. S’ils ne le tournaient pas en dérision, il ne mériterait pas le nom de Tao.
C’est pourquoi les anciens disaient :
Celui qui à l’intelligence du Tao paraît enveloppé de ténèbres.
Celui qui est avancé dans le Tao ressemble à un homme arriéré.
Celui qui est à la hauteur du Tao ressemble à un homme vulgaire.
L’homme d’une vertu supérieure est comme une vallée.
L’homme d’une grande pureté est comme couvert d’opprobre.
L’homme d’un mérite immense paraît frappé d’incapacité.
L’homme d’une vertu solide semble dénué d’activité.
Lihomme simple et vrai semble vil et dégradé.
C’est un grand carré dont on ne voit pas les angles ; un grand vase qui semble loin d’être achevé ; une grande voix dont le son est imperceptible ; une grande image dont on n’aperçoit point la forme !
Le Tao se cache et personne ne peut le nommer.
Il sait prêter (secours aux êtres) et les conduire à la perfection.
Le Tao a produit un ; un a produit deux ; deux a produit trois ; trois a produit tous les êtres.
Tous les êtres fuient le calme et cherchent le mouvement.
Un souffle immatériel forme l’harmonie.
Ce que les hommes détestent, c’est d’être orphelins, imparfaits, dénués de vertu, et cependant les rois s'appellent ainsi eux-mêmes.
C’est pourquoi, parmi les êtres, les uns s’augmentent en se diminuant ; les autres se diminuent en s’augmentant.
Ce que les hommes enseignent, je l’enseigne aussi.
Les hommes violents et inflexibles n’obtiennent point une mort naturelle.
Je veux prendre leur exemple pour la base de mes instructions.
Les choses les plus molles du monde subjuguent les choses les plus dures du monde.
Le non-être traverse les choses impénétrables. C’est par là que je sais que le non-agir est utile.
Dans l’univers, il y a bien peu d’hommes qui sachent instruire sans parler et tirer profit du non-agir.
Qu’est-ce qui nous touche de plus près, de notre gloire ou de notre personne ?
Qu’est-ce qui nous est le plus précieux, de notre personne ou de nos richesses ?
Quel est le plus grand malheur, de les acquérir ou de les perdre ?
C’est pourquoi celui qui a de grandes passions est nécessairement exposé à de grands sacrifices.
Celui qui cache un riche trésor éprouve nécessairement de grandes pertes.
Celui qui sait se suffire est à l’abri du déshonneur.
Celui qui sait s’arrêter ne périclite jamais.
Il pourra subsister longtemps.
(Le Saint) est grandement parfait, et il paraît plein d’imperfections ; ses ressources ne s’usent point.
Il est grandement plein, et il paraît vide ; ses ressources · ne s’épuisent point.
Il est grandement droit, et il semble manquer de rectitude.
Il est grandement ingénieux, et il paraît stupide.
Il est grandement disert, et il paraît bègue.
Le mouvement triomphe du froid ; le repos triomphe de la chaleur.
Celui qui est pur et tranquille devient le modèle de l’univers.
Lorsque le Tao régnait dans le monde, on renvoyait les chevaux pour cultiver les champs.
f Depuis que le Tao ne règne plus dans le monde, les chevaux de combat naissent sur les frontières.
Il n’y a pas de plus grand crime que de se livrer à ses désirs.
Il n’y a pas de plus grand malheur que de ne pas savoir se suffire.
il Il n’y a pas de plus grande calamité que le désir d’acquérir.
Celui qui sait se suffire est toujours content de son sort.
Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, Je découvre les voies du ciel.
Plus l’on s’éloigne et moins l'on apprend.
C’est pourquoi le sage arrive (où il veut) sans marcher ; il nomme les objets sans les voir ; sans agir, il accomplit de grandes choses.
Celui qui se livre à l’étude augmente chaque jour (ses connaissances).
Celui qui se livre au Tao diminue chaque jour (ses passions).
Il les diminue et les diminue sans cesse jusqu’à ce qu’il soit arrivé au non-agir.
Dès qu’il pratique le non-agir, il n’y a rien qui lui soit impossible.
C’est toujours par le non-agir que l’on devient le maître de l’empire.
Celui qui aime à agir est incapable de devenir le maître de l’empire.
Le Saint n’a point de sentiments immuables. Il adopte les sentiments du peuple.
Celui qui est vertueux, il le traite comme un homme vertueux ; celui qui n’est pas vertueux, il le traite aussi comme un homme vertueux. C’est là le comble de la vertu.
Celui qui est sincère, il le traité comme un homme sincère ; celui qui n’est pas sincère, il le traité aussi comme un homme sincère. C’est là le comble de la sincérité.
Le Saint vivant dans le monde reste calme et tranquille, et conserve les mêmes sentiments pour tous.
Les cent familles attachent sur lui leurs oreilles et leurs yeux.
Le Saint regarde le peuple comme un enfant.
L’homme sort de la vie pour entrer dans la mort.
Il y a treize causes de vie et treize causes de mort.
À peine est-il né que ces treize causes de mort l’entraînent rapidement au trépas.
Quelle en est la raison ? C’est qu’il veut vivre avec trop d’intensité.
Or j’ai appris que celui qui sait gouverner sa vie ne craint sur sa route ni le rhinocéros, ni le tigre.
S’il entre dans une armée, il n’a besoin ni de cuirasse, ni d’armes.
Le rhinocéros ne saurait où le frapper de sa corne, le tigre où le déchirer de ses ongles, le soldat où le percer de son glaive.
Quelle en est la cause ? Il est à l’abri de la mort !
Le Tao produit les êtres, la Vertu les nourrit. Ils leur donnent un corps et les perfectionnent par une secrète impulsion.
C’est pourquoi tous les êtres révèrent le Tao et honorent la Vertu.
Personne n’a conféré au Tao sa dignité, ni à la Vertu sa noblesse : ils les possèdent éternellement en eux-mêmes.
C’est pourquoi le Tao produit les êtres, les nourrit, les fait croître, les perfectionne, les mûrit, les alimente, les protège.
Il les produit et ne se les approprie point ; il les fait ce qu’ils sont et ne s’en glorifie point ; il règne sur eux et les laisse libres.
C’est là ce qu’on appelle une vertu profonde.
Le principe du monde est devenu la mère du monde.
Dès qulon possède la mère, on connaît ses enfants.
Dès que l’homme connaît les enfants et qu’il conserve leur mère, jusqu’à la fin de sa vie il n’est exposé à aucun danger.
S’il clot sa bouche, s’il ferme ses oreilles et ses yeux, jusqu’au terme de ses jours, il n’éprouvera aucune fatigue.
Mais s’il ouvre sa bouche et augmente ses désirs, jusqu’à la fin de sa vie, il ne pourra être sauvé.
Celui qui voit les choses les plus subtiles s’appelle éclairé ; celui qui conserve la faiblesse s’appelle fort.
S’il fait usage de l’éclat (du Tao) et revient à sa lumière, son corps n’aura plus à craindre aucune calamité.
C’est là ce qu’on appelle être doublement éclairé.
Si j’étais doué de quelque connaissance, je marcherais dans la grande Voie.
La seule chose que je craigne, c’est d’agir.
La grande Voie est très-unie, mais le peuple aime les sentiers.
Si les palais sont très-brillants, les champs sont très-incultes, et les greniers très-vides.
Les princes s’habillent de riches étoffes ; ils portent un glaive tranchant ; ils se rassasient de mets exquis ; ils regorgent de richesses.
C’est ce qu’on appelle se glorifier du vol ; ce n’est point pratiquer le Tao.
Celui qui sait fonder ne craint point la destruction ;
celui qui sait conserver ne craint point de perdre.
Ses fils et ses petits-fils lui offriront des sacrifices sans interruption.
Si (l’homme) cultive le Tao au dedans de lui-même, sa vertu deviendra sincère.
S’il le cultive dans sa famille, sa vertu deviendra surabondante.
S’il le cultive dans le village, sa vertu deviendra étendue.
S’il le cultive dans le royaume, sa vertu deviendra florissante.
S’il le cultive dans l’empire, sa vertu deviendra universelle.
C’est pourquoi, d’après moi-même, je juge des autres hommes ; d’après une famille, je juge des autres familles ; d’après un village, je juge des autres villages ; d’après un royaume, je juge des autres royaumes ; d’après l’empire, je juge de l’empire.
Comment sais-je qu’il en est ainsi de l’empire ? C’est uniquement par là.
Celui qui possède une vertu solide ressemble à un nouveau-né qui ne craint ni la piqûre des animaux venimeux, ni les grilles des bêtes féroces, ni les serres des oiseaux de proie.
Ses os sont faibles, ses nerfs sont mous, et cependant il saisit fortement les objets.
Il ne connaît pas encore l’union des deux sexes, et cependant certaines parties (de son corps) éprouvent un orgasme viril. Cela vient de la perfection du semen.
Il crie tout le jour et sa voix ne s’altère point ; cela vient de la perfection de l’harmonie (de la force vitale).
Connaître l’harmonie s’appelle être constant.
Connaître la constance s’appelle être éclairé.
Augmenter sa vie s’appelle une calamité.
Quand le cœur donne l’impulsion à l’énergie vitale, cela s’appelle être fort.
Dès que les êtres sont devenus robustes, ils vieillissent.
C’est ce qu’on appelle ne pas imiter le Tao.
Celui qui n’imite pas le Tao périt de bonne heure.
L’homme qui connaît (le Tao) ne parle pas ; celui qui parle ne le connaît pas.
Il clot sa bouche, il ferme ses oreilles et ses yeux, il émousse son activité, il se dégage de tous liens, il tempère sa lumière (intérieure), il s’assimile au vulgaire. On peut dire qu’il ressemble au Tao.
Il est inaccessible à la faveur comme à la disgrâce, au profit comme au détriment, aux honneurs comme à l’ignominie.
C’est pourquoi il est l’homme le plus honorable de l’univers.
Avec la droiture, on gouverne le royaume ; avec la ruse, on fait la guerre ; avec le non-agir, on devient le maître de l’empire.
Comment sais-je qu’il en est ainsi de l’empire ? Par ceci.
Plus le roi multiplie les prohibitions et les défenses, et plus le peuple s’appauvrit ;
Plus le peuple a d’instruments de lucre, et plus le royaume se trouble ;
Plus le peuple a d’adresse et d’habileté et plus l’on voit fabriquer d’objets bizarres ;
Plus les lois se manifestent, et plus les voleurs s’accroissent.
C’est pourquoi le Saint dit : Je pratique le non-agir, et le peuple se convertit de lui-même.
J’aime la quiétude, et le peuple se rectifie de lui-même.
Je m’abstiens de toute occupation, et le peuple s’enrichit de lui-même.
Je me dégage de tous désirs, et le peuple revient de lui-même à la simplicité.
Lorsque l’administration (paraît) dépourvue de lumières, le peuple devient riche.
Lorsque l’administration est clairvoyante, le peuple manque de tout.
Le bonheur naît du malheur, le malheur est caché au sein du bonheur. Qui peut en prévoir la fin ?
Si le prince n’est pas droit, les hommes droits deviendront trompeurs, et les hommes vertueux, pervers.
Les hommes sont plongés dans l’erreur, et cela dure depuis bien longtemps !
C’est pourquoi le Saint est juste et ne blesse pas (le peuple).
Il est désintéressé et ne lui fait pas de tort.
Il est droit et ne le redresse pas.
Il est éclairé et ne l’éblouit pas.
Pour gouverner les hommes et servir le ciel, rien n’est comparable à la modération.
La modération doit être le premier soin de l’homme.
Quand elle est devenue son premier soin, on peut dire qu’il accumule abondamment la vertu.
Quand il accumule abondamment la vertu, il n’y a rien dont il ne triomphe.
Quand il n’y a rien dont il ne triomphe, personne ne connaît ses limites.
Quand personne ne connaît ses limites, il peut posséder le royaume.
Celui qui possède la mère du royaume peut subsister longtemps.
C’est ce qu'on appelle avoir des racines profondes et une tige solide.
Voilà l’art de vivre longuement et de jouir d’une existence durable.
Pour gouverner un grand royaume, (on doit) imiter (celui qui) fait cuire un petit poisson.
Lorsque le prince dirige l’empire par le Tao, les démons ne montrent point leur puissance.
Ce n’est point que les démons manquent de puissance, c’est que les démons ne blessent point les hommes.
Ce n’est point que les démons ne (puissent) blesser les hommes, c’est que le Saint lui-même ne blesse point les hommes.
Ni le Saint ni les démons ne les blessent ; c’est pourquoi ils confondent ensemble leur vertu.
Un grand royaume (doit s’abaisser comme) les fleuves et les mers, où se réunissent (toutes les eaux de) l’empire.
Dans le monde, tel est le rôle de la femelle. En restant en repos, elle triomphe constamment du mâle. Ce repos est une sorte d’abaissement.
C’est pourquoi, si un grand royaume s’abaisse devant les petits royaumes, il gagnera les petits royaumes.
Si les petits royaumes s’abaissent devant un grand royaume, ils gagneront le grand royaume.
C’est pourquoi les uns s’abaissent pour recevoir, les autres s’abaissent pour être reçus.
Ce que désire uniquement un grand royaume, c’est de réunir et de gouverner les autres hommes.
Ce que désire uniquement un petit royaume, c’est d’être admis à servir les autres hommes.
Alors tous deux obtiennent ce qu’ils désiraient.
Mais les grands doivent s’abaisser !
Le Tao est l’asile de tous les êtres ; c’est le trésor de l’homme vertueux et l’appui du méchant.
Les paroles excellentes peuvent faire notre richesse, les actions honorables peuvent nous élever au-dessus des autres.
Si un homme n’est pas vertueux, pourrait-on le repousser avec mépris ?
C’est pour cela qu’on avait établi un empereur et institué trois ministres.
Il est beau de tenir devant soi une tablette de jade, ou d’être monté sur un quadrige ; mais il vaut mieux rester assis pour avancer dans le Tao.
Pourquoi les anciens estimaient-ils le Tao ?
N’est-ce pas parce qu’on le trouve naturellement sans le chercher tout le jour ? n’est-ce pas parce que les coupables obtiennent par lui la liberté et la vie ?
C’est pourquoi (le Tao) est l’être le plus estimable du monde.
(Le sage) pratique le non-agir, il s’occupe de la non-occupation, et savoure ce qui est sans saveur.
Les choses grandes ou petites, nombreuses ou rares, (sont égales à ses yeux).
Il venge ses injures par des bienfaits.
Il commence par des choses aisées, lorsqu’il en médite de difficiles ; par de petites choses, lorsqu’il en projette de grandes.
Les choses les plus difficiles du monde ont nécessairement commencé par être aisées.
Les choses les plus grandes du monde ont nécessairement commencé par être petites.
De là vient que, jusqu’à la fin, le Saint ne cherche point à faire de grandes choses ; c’est pourquoi il peut accomplir de grandes choses.
Celui qui promet à la légère tient rarement sa parole.
Celui qui trouve beaucoup de choses faciles éprouve nécessairement de nombreuses difficultés.
De là vient que le Saint trouve tout difficile ; c’est pourquoi, jusqu’au terme de sa vie, il n’éprouve nulles difficultés.
Ce qui est calme est aisé à maintenir ; ce qui n'a pas encore paru est aisé à prévenir ; ce qui est faible est aisé à briser ; ce qui est menu est aisé à disperser.
Arrêtez le mal avant qu’il n’existe ; calmez le désordre avant qu’il n'éclate.
Un arbre d’une grande circonférence est né d’une racine aussi déliée qu’un cheveu ; une tour de neuf étages est sortie d’une poignée de terre ; un voyage de mille lis a commencé par un pas !
Celu1 qui agit échoue ; celui qui s’attache à une chose la perd.
De là vient que le Saint n’agit pas, c’est pourquoi il n'échoue point.
Il ne s’attache à rien, c’est pourquoi il ne perd point.
Lorsque le peuple fait une chose, il échoue toujours au moment de réussir.
Soyez attentif à la fin comme au commencement, et alors vous n’échouerez jamais.
De là vient que le Sage fait consister ses désirs dans l'absence de tout désir. Il n’estime point les biens d’une acquisition difficile.
Il fait consister son étude dans l’absence de toute étude, et se préserve des fautes des autres hommes.
Il n’ose pas agir afin d'aider tous les êtres à suivre leur nature.
Dans l’antiquité, ceux qui excellaient à pratiquer le Tao ne l’employaient point à éclairer le peuple ; ils l’employaient à le rendre simple et ignorant.
Le peuple est difficile à gouverner parce qu’il a trop de prudence ;
Celui qui se sert de la prudence pour gouverner le royaume, est le fléau du royaume.
Celui qui ne se sert pas de la prudence pour gouverner le royaume, fait le bonheur du royaume.
Lorsqu’on connaît ces deux choses, on est le modèle (de l’empire).
Savoir être le modèle (de l’empire), c’est être doué d’une vertu céleste.
Cette vertu céleste est profonde, immense, opposée aux créatures.
Par elle on parvient à procurer une paix générale.
Pourquoi les fleuves et les mers peuvent-ils être les rois de toutes les eaux ?
Parce qu’ils savent se tenir au-dessous d’elles.
C’est pour cela qu’ils peuvent être les rois de toutes les eaux.
Aussi lorsque le Saint désire d’être au-dessus du peuple, il faut que, par ses paroles, il se mette au-dessous de lui.
Lorsqu’il désire d’être placé en avant du peuple, il faut que, de sa personne, il se mette après lui.
De là vient que le Saint est placé au-dessus de tous et il n’est point à charge au peuple ; il est placé en avant de tous et le peuple n’en souffre pas.
Aussi tout l’empire aime à le servir et ne s’en lasse point.
Comme il ne dispute pas (le premier rang), il n’y a personne dans l’empire qui puisse le lui disputer.
Dans le monde tous me disent éminent, mais je ressemble à un homme borné.
C’est uniquement parce que je suis éminent, que je ressemble à un homme borné.
Quant à (ceux qu’on appelle) éclairés, il y a longtemps que leur médiocrité est connue !
Je possède trois choses précieuses : je les tiens et les conserve comme un trésor.
La première s’appelle l’affection ; la seconde s’appelle l’économie ; la troisième s’appelle l’humilité, qui m’empêche de vouloir être le premier de l’empire.
J’ai de l’affection, c’est pourquoi je puis être courageux.
J’ai de l’économie, c’est pourquoi je puis faire de grandes dépenses.
Je n’ose être le premier de l’empire, c’est pourquoi je puis devenir le chef de tous les hommes.
Mais aujourd’hui on laisse l’affection pour s’abandonner au courage ; on laisse l’économie our se livrer a de grandes dépenses ; on laisse le dernier rang pour rechercher le premier :
Voilà ce qui conduit à la mort.
Si l’on combat avec un cœur rempli d’affect1on, on remporte la victoire ; si l’on défend (une ville), elle est inexpugnable.
Quand le ciel veut sauver un homme, il lui donne l’affection pour le protéger.
Celui qui excelle à commander une armée, n’a pas une ardeur belliqueuse.
Celui qui excelle à combattre ne se laisse pas aller à la colère.
Celui qui excelle à vaincre ne lutte pas.
Celui qui excelle à employer les hommes se met au-dessous d’eux.
C’est là ce qu’on appelle posséder la vertu qui consiste à ne point lutter.
C’est ce qu’on appelle savoir se servir des forces des hommes.
C’est ce qu’on appelle s’unir au ciel.
Telle était la science sublime des anciens.
Voici ce que disait un ancien guerrier :
Je n’ose donner le signal, j’aime mieux le recevoir.
Je n’ose avancer d’un pouce, j’aime mieux reculer d’un pied.
C’est ce qui s’appelle n’avoir pas de rang à suivre, de bras à étendre, d’ennemis à poursuivre, ni d’arme à saisir.
Il n’y a pas de plus grand malheur que de résister à la légère.
Résister à la légère, c’est presque perdre notre trésor.
Aussi, lorsque deux armées combattent à armes égales, c’est l’homme le plus compatissant qui remporte la victoire.
Mes paroles sont très-faciles à comprendre, très-faciles à pratiquer.
Dans le monde personne ne peut les comprendre, personne ne peut les pratiquer.
Mes paroles ont une origine, mes actions ont une règle.
Les hommes ne les comprennent pas, c’est pour cela qu’ils m’ignorent.
Ceux qui me comprennent sont bien rares. Je n’en suis que plus estimé.
De là vient que le Saint se revêt d’habits grossiers et cache des pierres précieuses dans son sein.
Savoir et (croire qu’on) ne sait pas, c’est le comble du mérite.
Ne pas savoir et (croire qu’on) sait, c’est la maladie (des hommes).
Si vous vous affligez de cette maladie vous ne l’éprouverez pas.
Le Saint n’éprouve pas cette maladie, parce qu’il s’en afflige.
Voila pourquoi il ne l’éprouve pas.
Lorsque le peuple ne craint pas les choses redoutables, ce qu’il y a de plus redoutable (la mort) vient fondre sur lui.
Gardez-vous de vous trouver à l’étroit dans votre demeure, gardez-vous de vous dégoûter de votre sort.
Je ne me dégoûte point du mien, c’est pourquoi il ne m’inspire point de dégoût.
De là vient que le Saint se connaît lui-même et ne se met point en lumière ; il se ménage et ne se prise point.
C’est pourquoi il laisse ceci et adopte cela.
Celui qui met son courage à oser, trouve la mort.
Celui qui met son courage à ne pas oser, trouve la vie.
De ces deux choses, l’une est utile, l’autre est nuisible.
Lorsque le ciel déteste quelqu’un, qui est-ce qui pourrait sonder ses motifs ?
C’est pourquoi le Saint se décide difficilement à agir.
Telle est la voie (la conduite) du ciel.
Il ne lutte point, et il sait remporter la victoire.
Il ne parle point, et (les êtres) savent lui obéir.
Il ne les appelle pas, et ils accourent d’eux-mêmes.
Il paraît lent, et il sait former des plans habiles.
Le filet du ciel est immense ; ses mailles sont écartées et cependant personne n’échappe.
Lorsque le peuple ne craint pas la mort, comment l’effrayer par la menace de la mort ?
Si le peuple craint constamment la mort, et que quelqu’un fasse le mal, je puis le saisir et le tuer, et alors qui osera (l’imiter) ?
Il y a constamment un magistrat suprême qui inflige la mort.
Si l’on veut remplacer ce magistrat suprême, et infliger soi-même la mort, on ressemble à un homme (inhabile) qui voudrait tailler le bois à la place d’un charpentier.
Lorsqulon veut tailler le bois à la place d’un charpentier, il est rare qu’on ne se blesse pas les mains.
Le peuple a faim parce que le prince dévore une quantité d’impôts.
Voilà pourquoi il a faim.
Le peuple est difficile à gouverner parce que le prince aime à agir.
Voilà pourquoi il est difficile à gouverner.
Le peuple méprise la mort parce qu’il cherche avec trop d’ardeur les moyens de vivre.
Voilà pourquoi il méprise la mort.
Mais celui qui ne s’occupe pas de vivre est plus sage que celui qui estime la vie.
Quand l’homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est roide et fort.
Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres ; quand ils meurent, ils sont secs et arides.
La roideur et la force sont les compagnes de la mort ; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vie.
C’est pourquoi, lorsqu’une armée est forte, elle ne remporte pas la victoire.
Lorsqu’un arbre est devenu fort, on l’abat.
Ce qui est fort et grand occupe le rang inférieur ; ce qui est souple et faible occupe le rang supérieur.
La voie du ciel (c’est-à-dire le ciel) est comme l’ouvrier en arcs, qui abaisse ce qui est élevé, et élève ce qui est bas ; qui ôte le superflu, et supplée à ce qui manque.
Le ciel ôte à ceux qui ont du superflu pour aider ceux qui n’ont pas assez.
Il n’en est pas ainsi de l’homme : il ôte à ceux qui n’ont pas assez pour donner à ceux qui ont du superflu.
Quel est celui qui est capable de donner son superflu aux hommes de l’empire ? Celui-là seul qui possède le Tao.
C’est pourquoi le Saint fait (le bien) et ne s’en prévaut point.
Il accomplit de grandes choses et ne s’y attache point.
Il ne veut pas laisser voir sa sagesse.
Parmi toutes les choses du monde, il n’en est point de plus molle et de plus faible que l’eau, et cependant, pour briser ce qui est dur et fort, rien ne peut l’emporter sur elle.
Pour cela rien ne peut remplacer l’eau.
Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort ; ce qui est mou triomphe de ce qui est dur.
Dans le monde il n’y a personne qui ne connaisse (cette vérité), mais personne ne peut la mettre en pratique.
C’est pourquoi le Saint dit : Celui qui supporte les opprobres du royaume devient chef du royaume.
Celui qui supporte les calamités du royaume devient le roi de l’empire.
Les paroles droites paraissent contraires (à la raison).
Si vous voulez apaiser les grandes inimitiés des hommes, ils conserveront nécessairement un reste d’inimitié.
Comment pourraient-ils devenir vertueux ?
De là vient que le Saint garde la partie gauche du contrat et ne réclame rien aux autres.
I C’est pourquoi celui qui a de la vertu songe à donner, celui qui est sans vertu songe à demander.
Le ciel n’affectionne personne en particulier. Il donne constamment aux hommes vertueux.
(Si je gouvernais) un petit royaume et un peuple peu nombreux, n’eût-il des armes que pour dix ou cent hommes, je l’empêcherais de s’en servir.
J’apprendrais au peuple à craindre la mort et à ne pas émigrer au loin.
Quand il aurait des bateaux et des chars, il n’y monterait pas.
Quand il aurait des cuirasses et des lances, il ne les porterait pas.
Je le ferais revenir à l’usage des cordelettes nouées.
Il savourerait sa nourriture, il trouverait de l’élégance dans ses vêtements, il se plairait dans sa demeure, il aimerait ses simples usages.
Si un autre royaume se trouvait en face du mien, et que les cris des coqs et des chiens s’entendissent de l’un à l’autre, mon peuple arriverait à la vieillesse et à la mort sans avoir visité le peuple voisin.
Les paroles sincères ne sont pas élégantes ; les paroles élégantes ne sont pas sincères.
L’homme vertueux n’est pas disert ; celui qui est disert n’est pas vertueux.
Celui qui connaît (le Tao) n’est pas savant ; celui qui est savant ne le connaît pas.
Le Saint n’accumule pas (les richesses,).
Plus il emploie (sa vertu) dans l’intérêt des hommes, et plus elle augmente.
Plus il donne aux hommes et plus il s’enrichit.
Telle est la voie du ciel, qu’il est utile aux êtres et ne leur nuit point.
Telle est la voie du Saint, qu’il agit et ne dispute point. |
1,649 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Ubu_roi_%281896%29 | Ubu roi (1896) | # Ubu roi (1896)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Ubu roi.
Première représentation en 1888
Ce Livre eſt
dédié
à
MARCEL SCHWOB |
1,652 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Pr%C3%A9cieuses_ridicules--%C3%89dition_Louandre%2C_1910 | Les Précieuses ridicules/Édition Louandre, 1910 | # Les Précieuses ridicules/Édition Louandre, 1910
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| La Grange, Du Croisy | } | amants rebutés |
| Madelon, fille de Gorgibus, Cathos, nièce de Gorgibus, | } | précieuses ridicules |
Almanzor, laquais des précieuses ridicules. Le Marquis de MASCARILLE, valet de La Grange. Le Vicomte de JODELET, valet de Du Croisy. Deux porteurs de chaise. Voisines. Violons.
#### Scène I
Seigneur la Grange.
Quoi ?
Regardez-moi un peu sans rire.
Hé bien ?
Que dites-vous de notre visite ? En êtes-vous fort satisfait ?
À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?
Pas tout à fait, à dire vrai.
Pour moi, je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ? et ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu’elles ont fait ?
Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.
Sans doute, je l’y prends, et de telle façon, que je veux me venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu’il faut être pour en être bien reçu ; et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde.
Et comment encore ?
J’ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu’à les appeler brutaux.
Eh bien ! qu’en prétendez-vous faire ?
Ce que j’en prétends faire ? Il faut… Mais sortons d’ici auparavant.
#### Scène II
Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille : les affaires iront-elles bien ? Quel est le résultat de cette visite ?
C’est une chose que vous pourrez mieux apprendre d’elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c’est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très-humbles serviteurs.
Vos très humbles serviteurs.
Ouais ! il semble qu’ils sortent mal satisfaits d’ici. D’où pourroit venir leur mécontentement ? Il faut savoir un peu ce que c’est. Holà !
#### Scène III
Que désirez-vous, Monsieur ?
Où sont vos maîtresses ?
Dans leur cabinet.
Que font-elles ?
De la pommade pour les lèvres.
C’est trop pommadé. Dites-leur qu’elles descendent.
#### Scène IV
Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins, et quatre valets vivroient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient.
#### Scène V
Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris ?
Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?
Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?
Et qu’y trouvez-vous à redire ?
La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d’abord par le mariage ?
Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?
Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
Je n’ai que faire ni d’air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là.
Mon Dieu ! que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit si d’abord Cyrus épousoit Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !
Que me vient conter celle-ci ?
Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.
Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.
En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.
Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon…
Hé ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.
Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?
Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?
Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord.
Écoutez : il n’y a qu’un mot qui serve. Je n’entends point que vous ayez d’autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.
Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?
Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion.
Il n’en faut point douter, elles sont achevées.Haut. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu’il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j’en fais un bon serment.
#### Scène V
Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme !
Que veux-tu, ma chère ? j’en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.
Je le croirois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et pour moi, quand je me regarde aussi…
#### Scène VII
Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles.
Dame ! je n’entends point le latin ; et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.
L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ? Et qui est-il, le maître de ce laquais ?
Il me l’a nommé le marquis de Mascarille.
Ah ! ma chère, un marquis ! un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous.
Assurément, ma chère.
Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.
Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là ; il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.
Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d’en salir la glace par la communication de votre image.
Elles sortent.
#### Scène VIII
Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser à force de heurter contre les murailles et les pavés.
Dame ! c’est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu’ici.
Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d’ici.
Payez-nous donc, s’il vous plaît, Monsieur.
Hein ?
Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l’argent, s’il vous plaît.
Comment, coquin ! demander de l’argent à une personne de ma qualité !
Est-ce ainsi qu’on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ?
Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à vous connoître ! Ces canailles-là s’osent jouer à moi !
Cà ! payez-nous vitement.
Quoi ?
Je dis que je veux avoir de l’argent tout à l’heure.
Il est raisonnable celui-là.
Vite donc ?
Oui-dà ! tu parles comme il faut, toi ; mais l’autre est un coquin qui ne sait ce qu’il dit. Tiens : es-tu content ?
Non, je ne suis pas content ; vous avez donné un soufflet à mon camarade, et…levant son bâton.
Doucement ; tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s’y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.
#### Scène IX
Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l’heure.
Qu’elles ne se pressent point ; je suis ici posté commodément pour attendre.
Les voici.
#### Scène X
Mesdames, vous serez surprises, sans doute de l'audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.
Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.
Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené.
Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.
Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.
Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.
Holà ! Almanzor.
Madame.
Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.
Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ? Almanzor sort.
Que craignez-vous ?
Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable ! D’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière. Ah ! par ma foi, je m’en défie ! et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.
Ma chère, c’est le caractère enjoué.
Je vois bien que c’est un Amilcar.
Ne craignez rien : nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.
Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.
Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ?
Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.
Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.
C’est une vérité incontestable.
Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?
Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.
Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.
Hé ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n’y auroit rien autre chose que cela. Mais pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et, pour moi, j’aurois toutes les hontes du monde s’il falloit qu’on vînt à me demander si j’aurois vu quelque chose de nouveau que je n’aurois pas vu.
Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.
Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.
Ah ! certes, cela sera du dernier beau ; j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.
Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.
Écoutez donc.
Nous y sommes de toutes nos oreilles.
Oh ! oh ! je n’y prenois pas garde : Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur. Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !
Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
Tout ce que je fais a l’air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
Avez-vous remarqué ce commencement Oh ! oh voilà qui est extraordinaire, oh ! oh ! comme un homme qui s’avise tout d’un coup, oh ! oh ! La surprise, oh ! oh !
Oui, je trouve ce oh ! oh ! admirable.
Il semble que cela ne soit rien.
Ah ! mon Dieu ! que dites-vous là ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
Sans doute ; et j’aimerois mieux avoir fait ce oh ! oh ! qu’un poème épique.
Tudieu ! vous avez le goût bon.
Hé ! je ne l’ai pas tout à fait mauvais.
Mais n’admirez-vous pas aussi je n’y prenois pas garde ? je n’y prenois pas garde, je ne m’apercevois pas de cela ; façon de parler naturelle, je n’y prenois pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde, c’est-à-dire, je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; votre œil en tapinois… Que vous semble de ce mot tapinois ? n’est-il pas bien choisi ?
Tout à fait bien.
Tapinois, en cachette : il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris, tapinois.
Il ne se peut rien de mieux.
Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit ; au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur ! Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !
Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
Je veux vous dire l’air que j’ai fait dessus.
Vous avez appris la musique ?
Moi ? Point du tout.
Et comment donc cela se peut-il ?
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris !
Assurément, ma chère.
Écoutez si vous trouverez l’air à votre goût : hem, hem, la, la, la, la, la. La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n’importe, c’est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh, oh ! je n’y prenois pas garde, Ac.
Ah ! que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu’on n’en meurt point ?
Il y a de la chromatique là dedans.
Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! au voleur ! Et puis, comme si l’on crioit bien fort, au, au, au, au, au, au, voleur ! Et tout d’un coup, comme une personne essoufflée, au voleur !
C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l’air et des paroles.
Je n’ai encore rien vu de cette force-là.
Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude.
La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l’enfant gâté.
À quoi donc passez-vous le temps, Mesdames ?
À rien du tout.
Nous avons été jusqu’ici dans un jeûne effroyable de divertissements.
Je m’offre à vous mener l’un de ces jours à la comédie, si vous voulez ; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.
Cela n’est pas de refus.
Mais je vous demande d’applaudir comme il faut, quand nous serons là ; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici qu’à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation : et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j’y suis fort exact ; et quand j’ai promis à quelque poëte, je crie toujours : Voilà qui est beau ! devant que les chandelles soient allumées.
Ne m’en parlez point : c’est un admirable lieu que Paris ; il s’y passe cent choses tous les jours qu’on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu’on puisse être.
C’est assez : puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu’on dira.
Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la mine d’avoir fait quelque comédie.
Hé ! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites.
Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j’en ai composé une que je veux faire représenter.
Hé ! à quels comédiens la donnerez-vous ?
Belle demande ! Aux grands comédiens de l'hôtel de Bourgogne : il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants qui récitent comme l’on parle, ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit : et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête, et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ?
En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d’un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir.
Que vous semble de ma petite oie ? La trouvez-vous congruente à l’habit ?
Tout à fait.
Le ruban est bien choisi.
Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur.
Que dites-vous de mes canons ?
Ils ont tout à fait bon air.
Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait.
Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement.
Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.
Ils sentent terriblement bon.
Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.
Et celle-là ?
Il donne à sentir les cheveux poudrés de sa perruque.
Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.
Vous ne me dites rien de mes plumes ! comment les trouvez-vous ?
Effroyablement belles.
Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau.
Je vous assure que nous sympathisons vous et moi. J’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne faiseuse.
Ahi ! ahi ! ahi ! doucement. Dieu me damne, mesdames, c’est fort mal en user ; j’ai à me plaindre de votre procédé ; cela n’est pas honnête.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?
Quoi ! toutes deux contre mon cœur, en même temps ! M’attaquer à droite et à gauche ! ah ! c’est contre le droit des gens : la partie n’est pas égale, et je m’en vais crier au meurtre.
Il faut avouer qu’il dit les choses d’une manière particulière.
Il a un tour admirable dans l’esprit.
Vous avez plus de peur que de mal, et votre cœur crie avant qu’on l’écorche.
Comment, diable ! il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds.
#### Scène XI
Madame, on demande à vous voir.
Qui ?
Le vicomte de Jodelet.
Le vicomte de Jodelet ?
Oui, Monsieur.
Le connoissez-vous ?
C’est mon meilleur ami.
Faites entrer vitement.
Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure.
Le voici.
#### Scène XII
Ah ! vicomte !
Ah ! marquis !
Que je suis aise de te rencontrer !
Que j’ai de joie de te voir ici !
Baise-moi donc encore un peu, je te prie.
Ma toute bonne, nous commençons d’être connues ; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir.
Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci : sur ma parole, il est digne d’être connu de vous.
Il est juste de venir vous rendre ce qu’on vous doit ; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes sortes de personnes.
C’est pousser vos civilités jusqu’aux derniers confins de la flatterie.
Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse.
Allons, petit garçon, faut-il toujours vous répéter les choses ? Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ?
Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte ; il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez.
Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre.
Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des plus vaillants hommes du siècle ? C’est un brave à trois poils.
Vous ne m’en devez rien, Marquis ; et nous savons ce que vous savez faire aussi.
Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l’occasion.
Et dans des lieux où il faisoit fort chaud.
Oui ; mais non pas si chaud qu’ici. Hai, hai, hai.
Notre connoissance s’est faite à l’armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment de cavalerie sur les galères de Malte.
Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l’emploi avant que j’y fusse ; et je me souviens que je n’étois que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.
La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous.
C’est ce qui fait que je veux pendre l’épée au croc.
Pour moi, j’ai un furieux tendre pour les hommes d’épée.
Je les aime aussi ; mais je veux que l’esprit assaisonne la bravoure.
Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d’Arras ?
Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’étoit bien une lune toute entière.
Je pense que tu as raison.
Il m’en doit bien souvenir, ma foi ! j’y fus blessé à la jambe d’un coup de grenade, dont je porte encore les marques. Tâtez un peu, de grâce, vous sentirez quelque coup, c’étoit là.
Il est vrai que la cicatrice est grande.
Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci ; là, justement au derrière de la tête. Y êtes-vous ?
Oui : je sens quelque chose.
C’est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j’ai faite.
Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines.
Je vais vous montrer une furieuse plaie.
Il n’est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.
Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu’on est.
Nous ne doutons point de ce que vous êtes.
Vicomte, as-tu là ton carrosse ?
Jodelet Pourquoi ?
Mascarille Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.
Nous ne saurions sortir aujourd’hui.
Ayons donc les violons pour danser.
Ma foi ! c’est bien avisé.
Pour cela, nous y consentons : mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.
Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.
Almanzor, dites aux gens de Monsieur qu’ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces messieurs et ces dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal.
Almanzor sort.
Vicomte, que dis-tu de ces yeux ?
Mais toi-même, marquis, que t’en semble ?
Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d’ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d’étranges secousses, et mon cœur ne tient plus qu’à un filet.
Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.
Il est vrai qu’il fait une furieuse dépense en esprit.
Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus.
Il médite.
Hé ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon cœur, que nous oyons quelque chose qu’on ait fait pour nous.
J’aurois envie d’en faire autant ; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j’y ai faites ces jours passés.
Que diable est cela ! Je fais toujours bien le premier vers ; mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé ; je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.
Il a de l’esprit comme un démon.
Et du galant, et du bien tourné.
Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n’as vu la comtesse ?
Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.
Sais-tu bien que le duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui ?
Voici nos amies qui viennent.
#### Scène XIII
Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon.
Ces messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds ; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblée.
Vous nous avez obligées, sans doute.
Ce n’est ici qu’un bal à la hâte ; mais l’un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ?
Oui, Monsieur ; ils sont ici.
Allons donc, mes chères, prenez place.
La, la, la, la, la, la, la, la.
Il a tout à fait la taille élégante.
Et a la mine de danser proprement.
Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons ; en cadence. Oh ! quels ignorants ! Il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme. O violons de village !
Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.
#### Scène XIV
Ah ! ah ! coquins ! que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous cherchons.
Ahi ! ahi ! ahi ! vous ne m’aviez pas dit que les coups en seroient aussi.
Ahi ! ahi ! ahi !
C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance !
Voilà qui vous apprendra à vous connoître.
#### Scène XV
Que veut donc dire ceci ?
C’est une gageure.
Quoi ! vous laisser battre de la sorte !
Mon Dieu ! je n’ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serois emporté.
Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !
Ce n’est rien : ne laissons pas d’achever. Nous nous connoissons il y a longtemps ; et entre amis, on ne va pas se piquer pour si peu de chose.
#### Scène XVI
Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.
Trois ou quatre spadassins entrent.
Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ?
Comment ! mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ; qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?
Vos laquais !
Oui, nos laquais : et cela n’est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.
O ciel ! quelle insolence !
Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue ; et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu’on les dépouille sur-le-champ.
Adieu notre braverie.
Voilà le marquisat et la vicomté à bas.
Ah ! Ah ! coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.
C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.
O fortune ! quelle est ton inconstance !
Vite, qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose.
Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu’il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, monsieur et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux.
#### Scène XVII
Ah ! quelle confusion !
Je crève de dépit.
Qu’est-ce donc que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?
Demandez à monsieur le vicomte.
Qui est-ce qui nous donnera de l’argent ?
Demandez à Monsieur le marquis.
#### Scène XVIII
Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois ; et je viens d’apprendre de belles affaires, vraiment, de ces messieurs qui sortent !
Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite.
Oui, c’est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l’affront.
Ah ! je jure que nous en serons vengées, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ?
Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c’est que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue.
#### Scène XVII
Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut pour ce que nous avons joué ici.
Oui, oui, je vous vais contenter ; et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant ; nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Seul.Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !
* ↑ Gorgibus était le nom d’un emploi de l’ancienne comédie, comme les Pasquins, les Turlupins, les Jods.
* ↑ Cyrus et Mandane, Clélie et Aronce, sont les principaux personnages d'Artamène et de Clélie, romans de mademoiselle de Scudéry
* ↑ Molière a dit encore dans l’École des Maris : Héroïnes du temps, mesdames les savantes Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments
* ↑ Ici Molière ne fait pas seulement de la comédie, mais de l'histoire. La célèbre Julie d'Angennes eut les mêmes répugnances que Cathos pour un mariage précipité, quoiqu'il lui convînt parfaitement, puisque c'étoit Montausier qui la recherchoit ; elle éprouva pendant quinze ans la fidélité de cet amant, lui fit souffrir tous les tourments, et ne l'épousa qu'au moment où elle commençoit à n'être plus jeune.
* ↑ La carte de Tendre est une fiction allégorique du roman de Clélie. On voit sur cette carte un fleuve d'Inclination, une mer d'Inimitié, un lac d'Indifférence. Pour parvenir à la ville de Tendre, il falloit assiéger le village de Billets-galants, forcer le hameau de Billets-doux, et s'emparer ensuite du château de Petits-soins. L'idée de cette carte parut si ingénieuse, que tous les auteurs s'empressèrent de l'imiter. On vit alors paroître la Carte du royaume d'Amour ; la Description du royaume de Coquetterie et même une Carte du Jansénisme sur le modèle de la carte de Tendre. (Aimé Martin.)
* ↑ C'est ainsi que Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, ne trouvant pas son nom assez noble, avoit balancé longtemps entre Carinthée, Éracinthe, et Arthénice, anagramme de Catherine, et qu'elle prit enfin le ferme, qui fut prononcé en chaire par Fléchier dans l'oraison funèbre de l'abesse d'Hyères, l'année même où l'on joua les Femmes savantes. (Petitot.)
* ↑ Tous les commentateurs ont signalé cette scène comme offrant l'idée première de la fameuse scène des Femmes savantes. L'analogue est incontestable en effet.
* ↑ Ce fut Molière lui-même qui joua le personnage de Mascarille. M.Aime Martin a trouvé dans une brochure du temps la description du costume qu'il portant dans ce rôle. La voici : « Le marquis entra dans un équipage si plaisant, que j'ai cru ne pas vous déplaire en vous en faisant la description. Imaginez-vous donc que sa perruque étoit si grande qu'elle balayoit sa place à chaque fois qu'il faisoit la révérence, et son chapeau si petit qu'il étoit aisé de juger que le marquis le portoit bien plus souvent dans la main que sur la tête ; son rabat se pouvoit appeler un honnête peignoir, et ses canons sembloient n'être faits que pour servir de cache aux enfants qui jouent à la cligne-musette. Un brandon de glands lui sortoit de sa poche comme d'une corne d'abondance, et ses souliers étoient si couverts de rubans, qu'ils ne m'est pas possible de vous dire s'ils étoient de roussi de vache d'Angleterre, ou de maroquin. Du moins sais-je bien qu'ils avoient un demi-pied de haut, et que j'étois fort en peine de savoir comment des talons si haut et si délicats pouvoient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre. Jugez de l'importance du personnage sur cette figure. » (Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses, Paris, 1660.)
* ↑ Dans le sens d'indépendance.
* ↑ VAR. Je vois ici des yeux.
* ↑ Caution bourgeoise, garantie suffisante, allusion à l'ancienne coutume de livrer en otage au vainqueur un certain nombre de principaux bourgeois. Eustache de Saint-Pierre faisoit partie de la caution bourgeoise fournie par la ville de Calais. (F. Génin.)
* ↑ Personnage du roman de Clélie. - Dans le langage des précieuses, on disoit être un Amilcar, pour être enjoué. (Voyez le Grand Dictionnaire des précieuses, ou la clef de la langue des ruelles. Paris, 1660, page 21.)
* ↑ La chaise a porteurs dont la mode avoit été apportée d'Angleterre sous le règne de Louis XIII, par le marquis de Montbrun.
* ↑ VAR. Quand il n'y auroit rien d'autre que cela.
* ↑ VAR. Et qui sont le l'essence d'un bel esprit
* ↑ On donnoit le nom de ruelles aux assemblées de ce temps-là. L'alcôve servoit de salon, et la société s'y réunissoit autour du lit de la précieuse, qui se couchoit pour recevoir ses visites. La ruelle étoit parée avec beaucoup d'élégance et de goût, et les hommes qui en faisoient les honneurs prenoient le nom bizarre d'alcovistes. (Petitot.)
* ↑ Le portrait, dans le sens du mot esquisse lttéraire, dans laquelle on peint soi-même ou les autres, était un genre très en vogue au dix-septième siècle. La Rochefoucauld a fait son portrait, mademoiselle de Montpensier a fait le sien, et à la suite de ses Mémoires, elle a ajouté ceux d'une soixantaine de personnages. Il n'est pas besoin de rappeler que ce genre a été élevé à la hauteur de la comédie morale et de la grande histoire par la Bruyère et Saint-Simon.
* ↑ L'abbé Cotin, qui publia en 1638 un recueil d'énigmes, nous apprend que les précieuses «s'envoyaient visiter par un rondeau ou une énigme et que c'étoit par là que commençoient toutes les conversations. »
* ↑ M. Aimé Martin regarde avec raison ce trait comme faisant allusion à Quinault et à mademoiselle Scudéry qui, dans leurs ouvrages, transformaient le Célodons les rudes héros de l'histoire ancienne
* ↑ Ah ! mon Dieu ! que dites-vous ? Ce sont là de, etc.
* ↑ J-B Rousseau a imité cette pensée dans sa comédie des Adieux chimér <poem>Un grand seigneur sait tout sans avoir rien appris.<poem>
* ↑ On sait que les comédiens de l'hôtel de Bourgogne étoient jaloux des succès de la troupe de Molière, à laquelle ils cherchoient sans cesse à susciter des embarras. Cette tirade est donc une vengeance de notre auteur, qui se vengera de nouveau et d'une façon plus mordante dans l'Impromptu de Versailles.
* ↑ « Petite oye est ce qu'on retranche d'une oye quand on l'habille pour la faire rostir, comme les pieds, les bouts d'aile, le cou, le foye, le gesier. » (Trévoux.) C'est ce qu'on appelle aujourd'hui un abatis
* ↑ Perdrigeon étoit le fournisseur des gens à la mode.
* ↑ Canons, large bande d'étoffe ornée de dentelle, qu'on attachoit au-dessus du genou, et qui couvroit la moitié de la jambe.
* ↑ VAR Qui ne soit de la bonne ouvrière.
* ↑ Allusion à l’usage où étoient les hommes de la cour, surtout les jeunes gens, qui avoient la ridicule habitude, lorsqu’ils se rencontroient de s’embrasser à plusieurs reprises, avec de grands gestes et des paroles fort bruyantes. C’est ce que Molière appeloit avec tant de vérité la fureur de leurs embrassements. (Auger.)
* ↑ L’acteur a qui Molière avait confié ce rôle étoit d’une extrême pâleur, il se nommoit Brécourt, et réussissait également dans la tragédie et la comédie ; il excellait surtout dans les Jodelets. Ainsi Molière, en lui donnant ce nom, fait allusion à son talent, comme il fait ici allusion à la pâleur de son visage, et un peu plus loin à sa bravoure, qui étoit très grande. (Aimé Martin.)
* ↑ En 1654.
* ↑ En 1659.
* ↑ Se promener hors des portes, parce qu'à cette date Paris avoit encore ses vieilles fortifications.
* ↑ La braie, en latin bragum, est l'une des pièces les plus importantes du costume gaulois, répondoit à notre pantalon moderne. La braie qui tomboit primitivement jusqu'au bas de la jambe, devint en se raccourcissant le haut-de-chausses, et plus tard la culotte. Au sens propre, sortir les braies nettes d'une bagarre, c'est en sortir sans avoir ses habits déchirés, et au figuré, c'est en sortir sain et sauf.
* ↑ On disoit alors une chère comme on auroit dit une précieuse. Ces deux mots avoient le même sens, et étoient également à la mode ; mais chère exprimoit surtout l'intimité. Ce mot est resté. (Aimé Martin.)
* ↑ Danser proprement, pour bien danser. Cette expression est devenue d'un usage vulgaire
* ↑ Dans le sens de parure, se dit encore dans le langage vulgaire, en certains pays, vous voilà bien brave, pour vous voilà bien paré. |
1,654 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Misanthrope--%C3%89dition_Louandre%2C_1910 | Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910 | # Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910
Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Misanthrope.
Alceste, amant de Célimène, Philinte, ami d’Alceste, Oronte, amant de Célimène, Célimène, amante d’Alceste, Éliante, cousine de Célimène, Arsinoé, amie de Célimène,
| Acaste, Clitandre, | } | marquis |
Un garde de la maréchaussée de France, Dubois, valet d’Alceste.
* Acte I
* Acte II
* Acte III
* Acte IV
* Acte V
* ↑ Acteurs de la troupe de Molière : Molière
* ↑ La Thorillière
* ↑ Du Croist
* ↑ Armande Béjart, femme de Molière
* ↑ Mademoiselle De Brie
* ↑ Mademoiselle du Parc
* ↑ La Grange
* ↑ De Brie
* ↑ Béjart |
1,655 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinna_ou_la_Cl%C3%A9mence_d%E2%80%99Auguste | Cinna ou la Clémence d’Auguste | # Cinna ou la Clémence d’Auguste
## CINNA TRAGÉDIE 1640
Notice À Monsieur de Montoron Extrait de Sénèque Extrait de Montagne Examen Liste des éditions qui ont été collationnées pour les variantes de Cinna
Personnages Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V
|
1,662 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Fragments_d%E2%80%99H%C3%A9raclite | Fragments d’Héraclite | # Fragments d’Héraclite
Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII 132
1. Ce verbe, qui est vrai, est toujours incompris des hommes, soit avant qu’ils ne l’entendent, soit alors qu’ils l’entendent pour la première fois. Quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe, ils ne semblent avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, distinguant leur nature et disant comme ils sont. Mais les autres hommes ne s’aperçoivent pas plus de ce qu’ils font étant éveillés, qu’ils ne se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant.
Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII 133
2. Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux.
Aétius, Opinions, II, 21, 4
3. (le soleil) sa largeur est d’un pied.
Albert le Grand, De uegetabilibus, VI, 401
4. Si felicitas esset in delectationibus corporis, boues felices diceremus, cum inveniant orobum ad comedendum.
Anatolius [cod. Mon.gr.384, f, 58]
4a. Célébrer des sacrifices sanglants ne sert pas plus a nous purifier que la boue ne laverait la tache qu’elle a faite. (Léon Robin)
Fragmente Griechischer Theosophien, 68
5. Ils prient de telles images; c’est comme si quelqu’un parlait avec les maisons, ne sachant pas ce que sont les dieux ni les héros. (Léon Robin)
Aristote, Météorologiques, B 2, 355a 13
6. (le soleil) chaque jour nouveau.
Aristote, De sensu, 5, 443a 23
7.Si toutes choses devenaient fumée, on connaîtrait par les narines.
Aristote, Ethique à Nicomaque, Θ, 2, 1155b4
8. Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie; tout se fait par discorde. (Léon Robin)
Aristote, Ethique à Nicomaque, K5, 1176a7
9. L’âne choisirait la paille plutôt que l’or.
Ps. Aristote, Traité du Monde, 5. 396b7
10. Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et en désaccord ; de toutes choses une et d’une, toutes choses.
Ps.- Aristote, Traité du monde, 6, 401, a 8s.
11. Tout reptile se nourrit de terre.
Arius Didyme dans Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 20, 2.
12. A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux.
Clément, Protreptique, 34, 5 .
15. Car, si ce n’était pas de Dionysos qu’on mène la pompe, en chantant le cantique aux parties honteuses, ce serait l’acte le plus éhonté, dit Héraclite ; mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie ou en délire.
Clément; Pédagogue, 99, 5.
16. Qui se cachera du feu qui ne se couche pas?
Clément, Stromates, II, 8, 1.
17. Ce n’est pas ce que pensent la plupart de ceux que l’on rencontre; ils apprennent, mais ne savent pas, quoiqu’ils se le figurent à part eux.
Clément, Stromates, II, 24, 5.
18. Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible.
Clément, Stromates, II, 24, 5.
19. Ils ne savent ni écouter ni parler.
Clément, Stomates, III, 14, 1.
20. Quand ils sont nés, ils veulent vivre et subir la mort et laisser des enfants pour la mort.
Clément, Stromates, IV, 2, 4, 2.
22. Ceux qui cherchent l’or fouillent beaucoup de terre pour trouver de petites parcelles.
Clément, Stromates, IV, 10, 1.
23. On ne connaîtrait pas le mot de justice, s’il n’y avait pas de perversité.
Clément, Stromates, IV, 4, 16, 1.
24. Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre.
Clément, Stromates, IV, 7, 49, 3.
25. Les plus grands morts obtiennent les plus grands sorts.
Clément, Stomates, IV, 141, 2.
26. L’homme dans la nuit, allume une lumière pour lui-même ; mort, il est éteint. Mais vivant, dans son sommeil et les yeux éteints, il brûle plus que le mort ; éveillé, plus que s’il dort.
Clément, Stromates, IV, 22, 144, 3.
27. Les hommes n’espèrent ni ne croient ce qui les attend après la mort.
Clément, Stromates, V, 1, 9, 3.
28. L’homme éprouvé sait conserver ses opinions ; le châtiment atteindra les artisans de mensonge et les faux témoins.
Clément, Stromates, V, 104, 1.
30. Ce monde été fait, par aucun des dieux ni par aucun des hommes ; il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant, s’allumant par mesure et s’éteignant par mesure.
Clément, Stromates, V, 104, 2 & 3.
31. Les changements du feu sont d’abord la mer, et, de la mer, pour moitié terre, moitié prestère. La mer se répand et se mesure au même compte qu’avant que la terre ne fût.
Clément, Stromates, V, 115, 1.
32. L’un, qui seul est sage, veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus.
Clément, Stromates, V, 115, 2.
33. La loi et la sentence est d’obéir à l’un.
Clément, Stromates, V, 115, 3. & Préparation évangélique, XIII, 13, 42.
34. Les inintelligents qui écoutent ressemblent à des sourds ; le proverbe témoigne que, tout présents qu’ils soient, ils sont absents.
Clément, Stromates, VI, 17, 2.
36. Pour les âmes, la mort est de devenir eau ; pour l’eau, la mort est de devenir terre ; mais de la terre vient l’eau, de l’eau vient l’âme.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, I, 88.
39. Dans Priène, vivait Bias, fils de Teutame, dont on parle plus que des autres.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 1.
40. La polymathie n’enseigne pas l’intelligence; elle eût enseigné Pythagore,
Xénophane et Hécatée.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 1.
41. II n’y a qu’une chose sage, c’est de connaître la pensée qui peut tout gouverner partout.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 2.
43. Mieux vaut étouffer la démesure qu’un incendie.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 2.
44. Le peuple doit combattre pour la loi comme pour ses murailles.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 7.
46. La présomption est une maladie sacrée.
Etymologicum magnum,
48. L’arc (τῷ τόξῳ=βιός) est appelé (ὄνομα) vie (βίος), mais son œuvre (ἔργον) est mort (θάνατος). (Burnet, traduit par Reymond)
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 1.
50. Ce n’est pas à moi, mais au logos qu’il est sage d’accorder que l’un devient toutes choses.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 2.
51. Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 4.
52. L’Éternel est un enfant qui joue à la pettie ; la royauté est a un enfant.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 4.
53. La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 5.
54. Il y a une harmonie dérobée, meilleure que l’apparente et où le dieu a mêlé et profondément caché les différences et les diversités.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 15.
55. Ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on apprend, voilà ce que j’estime davantage.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 6.
56. Les hommes se trompent pour la connaissance des choses évidentes, comme Homère qui fut le plus sage des Grecs. Des enfants, qui faisaient la chasse à leur vermine, l’ont trompé en disant: « Ce que nous voyons et prenons, nous le laissons; ce que nous ne voyons ni prenons, nous l’emportons ».
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 2.
57. La foule a pour maître Hésiode ; elle prend pour le plus grand savant celui qui ne sait pas ce qu’est le jour ou la nuit ; car c’est une même chose.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 3.
58. Les médecins taillent, brûlent, torturent de toute façon les malades et, leur faisant un bien qui est la même chose qu’une maladie, réclament une récompense qu’ils ne méritent guère.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 4.
60. Un même chemin en haut, en bas.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 5.
61. La mer est l’eau la plus pure et la plus souillée ; potable et salutaire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 6.
62. Les immortels sont mortels et les mortels, immortels ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 6.
63. De là ils s’élèvent et deviennent gardiens vigilants des vivants et des morts.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 7.
64. La foudre est au gouvernail de l’univers.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 7.
65. Le feu est indigence et satiété. (Léon Robin)
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 7.
66. Le feu survenant jugera et dévorera toutes choses.
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 7.
67. Le dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim. Il se change comme quand on y mêle des parfums ; alors on le nomme suivant leur odeur.
Marc Aurèle, Pensées, IV, 46 ; Maxime de Tyr. XII ; Plutarque de E. 18. 392c.
76. Mort du feu, naissance pour l’air ; mort de l’air, naissance pour l’eau.
Celse, dans Origène, Contre Celse, VI, 12.
78. Le naturel humain n’a pas de raison, le divin en a.
Celse, dans Origène, Contre Celse, VI, 42.
80. Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde.
Platon, Hippias majeur, 289 a.
82. Le plus beau singe est laid en regard du genre humain.
Platon, Hippias majeur, 289 b.
83. L’homme le plus sage parait un singe devant Dieu.
Aristote, Ethique à Eudème, B 7, 1223 b 23 s.
85. Il est difficile de résister à la colère ; elle fait bon marché de l’âme.
Clément, Stromates, V, 13, 88, 4.
86. Cacher les profondeurs de la science est une bonne défiance ; elle ne se laisse pas méconnaître.
Plutarque, De audientis poetis, 28 D.
87. L’homme niais est mis hors de lui par tout discours.
Plutarque, Consolation d’Apollonius, 106 E.
88. Même chose ce qui vit et ce qui est mort, ce qui est éveillé et ce qui dort, ce qui est jeune et ce qui est vieux ; car le changement de l’un donne l’autre, et réciproquement.
Plutarque, Sur l’E de Delphes, 388 DE.
90. Contre le feu se changent toutes choses et contre toutes choses le feu, comme les biens contre l’or et l’or contre les biens.
Plutarque, Sur l’E de Delphes, 392 B.
91. On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve.
Plutarque, Sur les oracles de la Pythie 397 A.
92. La sibylle, de sa bouche en fureur, jette des paroles qui ne font pas rire, qui ne sont pas ornées et fardées, mais le dieu prolonge sa voix pendant mille ans.
93. Le dieu dont l’oracle est à Delphes ne révèle pas, ne cache pas, mais il indique.
94. Le Soleil ne dépassera pas les mesures ; sinon, les Erynnies, suivantes de Zeus, sauront bien le trouver.
95. II vaut mieux cacher son ignorance; mais cela est difficile quand on se laisse aller à l’inattention ou à l’ivresse.
96. Les morts sont à rejeter encore plus que le fumier.
97. Les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas.
98. Les âmes flairent dans l’Hadès.
99. Sans le Soleil, on aurait la nuit.
101. Je me suis cherché moi-même.
104. Quel est leur esprit ou leur intelligence?
107. Ce sont de mauvais témoins pour les hommes que les yeux et les oreilles quand les âmes sont barbares.
108. De tous ceux dont j’ai entendu les discours, aucun n’est arrivé à savoir que ce qui est sage est séparé de toutes choses.
110. II n’est pas préférable pour les hommes de devenir ce qu’ils veulent.
111. C’est la maladie qui rend la santé douce et bonne ; c’est la faim qui fait de même désirer la satiété, et la fatigue, le repos.
114. Ceux qui parlent avec intelligence doivent s’appuyer sur l’intelligence commune à tous, comme une cité sur la loi, et même beaucoup plus fort. Car toutes les lois humaines sont nourries par une seule divine, qui domine autant qu’elle le veut, qui suffit à tout et vient à bout de tout.
117. L’homme ivre est guidé par un jeune enfant ; il chancelle, ne sait où il va ; c’est que son âme est humide.
118. Où la terre est sèche, est l’âme la plus sage et la meilleure.
L’âme sèche est la plus sage et la meilleure.
L’âme la plus sage est une lueur sèche.
C’est l’âme sèche, la meilleure, celle qui traverse le corps comme un éclair la nuée.
119. Le caractère pour l’homme est son destin.
120. De l’aurore et du soir les limites sont l’Ourse, et, en face de l’Ourse, le Gardien de Zeus sublime (l’Arcture).
121. Les Ephésiens méritent que tous ceux qui ont âge d’homme meurent, que les enfants perdent leur patrie, eux qui ont chassé Hermodore, le meilleur d’entre eux, en disant: « Que parmi nous il n’y en ait pas de meilleur; s’il y en a un, qu’il aille vivre ailleurs ».
129. Pythagore, fils de Mnésarque, plus que tout homme s’est appliqué a l’étude, et recueillant ces écrits il s’est fait sa sagesse, polymathie, méchant art. |
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Le prologue de Zarathoustra
Les discours de Zarathoustra :
* Les trois métamorphoses
* Des chaires de la vertu
* Des hallucinés de l’arrière-monde
* Des contempteurs du corps
* Des joies et des passions
* Du pâle criminel
* Lire et écrire
* De l’arbre sur la montagne
* Des prédicateurs de la mort
* De la guerre et des guerriers
* De la nouvelle idole
* Des mouches de la place publique
* De la chasteté
* De l’ami
* Mille et un buts
* De l’amour du prochain
* Des voies du créateur
* La vieille et la jeune femme
* La morsure de la vipère
* De l’enfant et du mariage
* De la mort volontaire
* De la vertu qui donne |
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* L’enfant au miroir
* Sur les Îles Bienheureuses
* Des miséricordieux
* Des prêtres
* Des vertueux
* De la canaille
* Des tarentules
* Des sages illustres
* Le chant de la nuit
* Le chant de la danse
* Le chant du tombeau
* De la victoire sur soi-même
* Des hommes sublimes
* Du pays de la civilisation
* De l’immaculée connaissance
* Des savants
* Des poètes
* Des grands événements
* Le devin
* De la rédemption
* De la sagesse des hommes
* L’heure la plus silencieuse |
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* Le voyageur
* De la vision et de l’énigme
* De la béatitude involontaire
* Avant le lever du soleil
* De la vertu qui rapetisse
* Sur le mont des oliviers
* En passant
* Des transfuges
* Le retour
* Des trois maux
* De l’esprit de lourdeur
* Des vieilles et des nouvelles tables
* Le convalescent
* Du grand désir
* L’autre chant de la danse
* Les sept sceaux |
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### I
N ous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :
— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
— Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.
— Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
— Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.
— Que cherchez-vous ? demanda le professeur.
— Ma cas…, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.
— Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque. Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.
Puis, d’une voix plus douce :
— Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !
Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés.
Le soir, à l’étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard possible.
Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose ; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indienne, qu’il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’il valait mieux planter là toute spéculation.
Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître ; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma, dès l’âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix.
Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse ! Puis l’orgueil s’était révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l’échéance des billets, obtenait des retards ; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s’inquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres.
Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures ; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À l’encontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril de l’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulant qu’on l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle ; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la peine ! Auraient-ils jamais de quoi l’entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ? D’ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Mᵐᵉ Bovary se mordait les lèvres, et l’enfant vagabondait dans le village.
Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l’église, les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.
Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs.
À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne pouvaient servir à grand’chose. C’était aux moments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement ; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l’Angelus, quand il n’avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait : les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et le bonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire.
Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion.
Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amena lui-même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foire Saint-Romain.
Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations, travaillait à l’étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bien il lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. En promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui.
À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois même, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais, à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalauréat.
Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine après mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu’il allait être abandonné à lui-même.
Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compter l’hygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes ténèbres.
Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours, il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie.
Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le matin, quand il était rentré de l’hôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, et revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi.
Dans les beaux soirs d’été, à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hétraie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.
Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression dolente qui la rendit presque intéressante.
Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n’y retourna plus.
Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait d’estime vis-à-vis de lui-même. C’était comme l’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui se dilatèrent ; il apprit par cœur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour.
Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maison pour fêter son succès !
Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fit demander sa mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité ; elle était vieille, il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un sot.
Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par cœur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère ! On donna un grand dîner.
Où irait-il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait là qu’un vieux médecin. Depuis longtemps, Mᵐᵉ Bovary guettait sa mort, et le bonhomme n’avait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme son successeur.
Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer : il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une : la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.
Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes Mᵐᵉ Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres.
Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et l’écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes.
Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-on près d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour. |
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### I
Y onville-L’Abbaye (ainsi nommé, à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s’amusent à pêcher à la ligne.
On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l’est, la plaine, montant doucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d’un galon d’argent.
Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d’alentour.
On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.
Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l’Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu’ils soient, et le bourg paresseux, s’écartant de la plaine, a continué naturellement à s’agrandir vers la rivière. On l’aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l’eau.
Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’aux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu’au tiers à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis d’un nœud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires, s’accroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout d’un manche à balai ; il y a la forge d’un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît une maison blanche au delà d’un rond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur la bouche ; deux vases en fonte sont à chaque bout du perron ; des panonceaux brillent à la porte ; c’est la maison du notaire, et la plus belle du pays.
L’église est de l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l’entrée de la place. Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où l’herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. L’église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.
Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres : « Banc de M. un tel. » Plus loin, à l’endroit où le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich ; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes.
Les halles, c’est-à-dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place d’Yonville. La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait l’angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d’une patte sur la Charte et tenant de l’autre les balances de la justice.
Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée : « Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages, bains, chocolats de santé, etc. » Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or : Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir.
Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière.
Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté ; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s’entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à l’église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D’année en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu’il survient une épidémie, il ne sait pas s’il doit se réjouir des décès ou s’affliger des sépultures.
— Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin, un jour, M. le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir, elle l’arrêta pour quelque temps ; mais, aujourd’hui encore, il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb qu’ils poussent naturellement.
Depuis les événements que l’on va raconter, rien, en effet, n’a changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de l’église ; la boutique du marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles d’indienne ; les fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l’auberge, le vieux lion d’or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche.
Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, Mᵐᵉ veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée, qu’elle suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles. C’était le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait d’avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne ; le billard retentissait d’éclats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu’on leur apportât de l’eau-de-vie ; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l’on hachait des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou.
Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n’exprimait rien que la satisfaction de soi-même, et il avait l’air aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage d’osier : c’était le pharmacien.
— Artémise ! criait la maîtresse d’auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de l’eau-de-vie, dépêche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez ! Bonté divine ! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte ! L’Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant ! Appelle Polyte pour qu’il la remise !… Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre !… Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main.
— Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais, vous en achèteriez un autre.
— Un autre billard ! exclama la veuve.
— Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois ; je vous le répète, vous vous faites tort ! vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille ; tout est changé ! Il faut marcher avec son siècle ! Regardez Tellier, plutôt…
L’hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :
— Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre ; et qu’on ait l’idée, par exemple, de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon…
— Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur ! interrompit l’hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres ! Au lieu qu’un de ces matins vous verrez le Café français fermé, et, avec une belle affiche sur les auvents ! Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui qui m’est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs !… Mais ce lambin d’Hivert qui n’arrive pas !
— L’attendez-vous pour le dîner de vos messieurs ? demanda le pharmacien.
— L’attendre ? Et M. Binet donc ! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil n’existe pas sur la terre pour l’exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs ! et dégoûté qu’il est ! et si difficile pour le cidre ! Ce n’est pas comme M. Léon ; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et demie même ; il ne regarde seulement pas à ce qu’il mange. Quel bon jeune homme ! Jamais un mot plus haut que l’autre.
— C’est qu’il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu’un qui a reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle-même tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un front chauve, qu’avait déprimé l’habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la bordure d’une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour, où il s’amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d’abord en faire sortir les trois meuniers ; et, pendant tout le temps que l’on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle ; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme d’usage.
— Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue ! dit le pharmacien, dès qu’il fut seul avec l’hôtesse.
— Jamais il ne cause davantage, répondit-elle ; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d’esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j’en pleurais de rire ; eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot.
— Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l’homme de société !
— On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hôtesse.
— Des moyens ? répliqua M. Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie, c’est possible, ajouta-t-il d’un ton plus calme.
Et il reprit :
— Ah ! qu’un négociant qui a des relations considérables, qu’un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés, qu’ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires ! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l’avais placée à mon oreille !
Cependant, Mᵐᵉ Lefrançois alla sur le seuil regarder si l’Hirondelle n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la figure rubiconde et le corps athlétique.
— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur le curé ? demanda la maîtresse d’auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelque chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ?
L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont, et, après avoir prié Mᵐᵉ Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l’église, où l’on sonnait l’Angelus.
Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient tous sans qu’on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
L’hôtesse prit la défense de son curé :
— D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort !
— Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs !
— Taisez-vous donc, monsieur Homais ! vous êtes un impie ! vous n’avez pas de religion !
Le pharmacien répondit :
— J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries ! J’adore Dieu, au contraire ! Je crois en l’Être suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous ! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours : choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d’ailleurs, à toutes les lois de la physique ; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations.
Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment, s’était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutait plus ; elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d’une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin s’arrêta devant la porte.
C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu’à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d’orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu’on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d’Yonville arrivèrent sur la place ; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches ; Hivert ne savait auquel répondre. C’était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait ses paquets qu’il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l’avait retardé ; la levrette de Mᵐᵉ Bovary s’était enfuie à travers champs. On l’avait sifflée un grand quart d’heure. Hivert même était retourné d’une demi-lieue en arrière, croyant l’apercevoir à chaque minute ; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s’était emportée ; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité d’exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières à la nage ; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après douze ans d’absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville. |
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### I
M onsieur Léon, tout en étudiant son droit, avait passablement fréquenté la Chaumière, où il obtint même de forts jolis succès près des grisettes, qui lui trouvaient l’air distingué. C’était le plus convenable des étudiants : il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1ᵉʳ du mois l’argent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant à faire des excès, il s’en était toujours abstenu, autant par pusillanimité que par délicatesse.
Souvent, lorsqu’il restait à lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir d’Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sentiment s’affaiblit et d’autres convoitises s’accumulèrent par-dessus, bien qu’il persistât cependant à travers elles ; car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans l’avenir, tel qu’un fruit d’or suspendu à quelque feuillage fantastique.
Puis, en la revoyant après trois années d’absence, sa passion se réveilla. Il fallait, pensait-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. D’ailleurs, sa timidité s’était usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d’un pied verni l’asphalte du boulevard. Auprès d’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l’aise, sûr d’avance qu’il éblouirait. L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse dans la doublure de son corset.
En quittant, la veille au soir, M. et Mᵐᵉ Bovary, Léon, de loin, les avait suivis dans la rue ; puis les ayant vus s’arrêter à la Croix-Rouge, il avait tourné les talons et passé toute la nuit à méditer un plan.
Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de l’auberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution des poltrons que rien n’arrête.
— Monsieur n’y est point, répondit un domestique.
Cela lui parut de bon augure. Il monta.
Elle ne fut pas troublée à son abord ; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus.
— Oh ! je l’ai deviné, reprit Léon.
— Comment ?
Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta qu’il avait passé sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville.
— Vous vous êtes donc décidée à rester ? ajouta-t-il.
— Oui, dit-elle, et j’ai eu tort. Il ne faut pas s’accoutumer à des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences…
— Oh ! je m’imagine…
— Eh ! non, car vous n’êtes pas une femme, vous.
Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation s’engagea par quelques réflexions philosophiques. Emma s’étendit beaucoup sur la misère des affections terrestres et l’éternel isolement où le cœur reste enseveli.
Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cette mélancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara s’être ennuyé prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure l’irritait, d’autres vocations l’attiraient, et sa mère ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, à mesure qu’il parlait, s’exaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils s’arrêtaient quelquefois devant l’exposition complète de leur idée, et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas qu’il l’avait oubliée.
Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec des débardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous d’autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le château de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu’à eux ; et la chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vêtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond d’or derrière elle ; et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.
— Mais pardon, dit-elle, j’ai tort ! je vous ennuie avec mes éternelles plaintes !
— Non, jamais ! jamais !
— Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que j’avais rêvé !
— Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert ! souvent je sortais, je m’en allais, je me traînais le long des quais, m’étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir l’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand d’estampes, une gravure italienne qui représente une Muse. Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là ; j’y suis resté des heures entières.
Puis, d’une voix tremblante :
— Elle vous ressemblait un peu.
Mᵐᵉ Bovary détourna la tête, pour qu’il ne vît pas sur ses lèvres l’irrésistible sourire qu’elle y sentait monter.
— Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu’ensuite je déchirais.
Elle ne répondait pas. Il continua :
— Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’ai cru vous reconnaître au coin des rues ; et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voile pareil au vôtre…
Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l’interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied.
Cependant elle soupira :
— Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est-ce pas ? c’est de traîner, comme moi, une existence inutile. Si nos douleurs pouvaient servir à quelqu’un, on se consolerait dans la pensée du sacrifice !
Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-même un incroyable besoin de dévouement qu’il ne pouvait assouvir.
— J’aimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieuse d’hôpital.
— Hélas ! répliqua-t-il, les hommes n’ont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier…, à moins peut-être que celui de médecin…
Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l’interrompit pour se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir ; quel dommage ! elle ne souffrirait plus maintenant. Léon tout de suite envia le calme du tombeau, et même, un soir, il avait écrit son testament en recommandant qu’on l’ensevelît dans ce beau couvre-pied, à bandes de velours, qu’il tenait d’elle ; car c’est ainsi qu’ils auraient voulu avoir été, l’un et l’autre se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur vie passée. D’ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.
Mais à cette invention du couvre-pied :
— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ?
Il hésitait.
— Parce que je vous ai bien aimée !
Et, s’applaudissant d’avoir franchi la difficulté, Léon, du coin de l’œil, épia sa physionomie.
Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. L’amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus ; tout son visage rayonna.
Il attendait. Enfin elle répondit :
— Je m’en étais toujours doutée…
Alors, ils se racontèrent les petits événements de cette existence lointaine, dont ils venaient de résumer, par un seul mot, les plaisirs et les mélancolies. Il se rappelait le berceau de clématite, les robes qu’elle avait portées, les meubles de sa chambre, toute sa maison.
— Et nos pauvres cactus, où sont-ils ?
— Le froid les a tués cet hiver.
— Ah ! que j’ai pensé à eux, savez-vous ? Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins d’été, le soleil frappait sur les jalousies… et j’apercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs.
— Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main.
Léon, bien vite, y colla ses lèvres. Puis, quand il eut largement respiré :
— Vous étiez, dans ce temps-là, pour moi, je ne sais quelle force incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ?
— Si, dit-elle. Continuez.
— Vous étiez en bas, dans l’antichambre, prête à sortir, sur la marche ; — vous aviez même un chapeau à petites fleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai accompagnée. À chaque minute, cependant, j’avais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais à marcher près de vous, n’osant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonné chez Mᵐᵉ Tuvache, on vous a ouvert, et je suis resté comme un idiot devant la grande porte lourde, qui était retombée sur vous.
Mᵐᵉ Bovary, en l’écoutant, s’étonnait d’être si vieille ; toutes ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence ; cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait ; et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées :
— Oui, c’est vrai !… c’est vrai !… c’est vrai…
Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d’églises et de grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs têtes, comme si quelque chose de sonore se fût réciproquement échappé de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et le passé, l’avenir, les réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit s’épaississait sur les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans l’ombre, les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la tour de Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de ciel noir, entre des toits pointus.
Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir.
— Eh bien ?… fit Léon.
— Eh bien ? répondit-elle.
Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand elle lui dit :
— D’où vient que personne, jusqu’à présent, ne m’a jamais exprimé des sentiments pareils ?
Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à comprendre. Lui, du premier coup d’œil, il l’avait aimée ; et il se désespérait en pensant au bonheur qu’ils auraient eu si, par une grâce du hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussent attachés l’un à l’autre d’une manière indissoluble.
— J’y ai songé quelquefois, reprit-elle.
— Quel rêve ! murmura Léon.
Et, maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta :
— Qui nous empêche donc de recommencer ?…
— Non, mon ami, répondit-elle. Je suis trop vieille… vous êtes trop jeune…, oubliez-moi ! D’autres vous aimeront…, vous les aimerez.
— Pas comme vous ! s’écria-t-il.
— Enfant que vous êtes ! Allons, soyons sage ! je le veux !
Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu’ils devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d’une amitié fraternelle.
Était-ce sérieusement qu’elle parlait ainsi ? Sans doute qu’Emma n’en savait rien elle-même, tout occupée par le charme de la séduction et la nécessité de s’en défendre ; et, contemplant le jeune homme d’un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frémissantes essayaient.
— Ah ! pardon, dit-il en se reculant.
Et Emma fut prise d’un vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il s’avançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur s’échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue à l’épiderme suave rougissait — pensait-elle — du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses lèvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour regarder l’heure :
— Qu’il est tard, mon Dieu ! dit-elle ; que nous bavardons !
Il comprit l’allusion et chercha son chapeau.
— J’en ai même oublié le spectacle ! Ce pauvre Bovary qui m’avait laissée tout exprès ! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait m’y conduire avec sa femme.
Et l’occasion était perdue, car elle partait dès le lendemain.
— Vrai ? fit Léon.
— Oui.
— Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire…
— Quoi ?
— Une chose… grave, sérieuse. Eh ! non, d’ailleurs, vous ne partirez pas, c’est impossible ! Si vous saviez… Écoutez-moi… Vous ne m’avez donc pas compris ? vous n’avez donc pas deviné ?…
— Cependant vous parlez bien, dit Emma.
— Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites, par pitié, que je vous revoie…, une fois…, une seule.
— Eh bien !…
Elle s’arrêta ; puis, comme se ravisant :
— Oh ! pas ici !
— Où vous voudrez.
— Voulez-vous…
Elle parut réfléchir, et, d’un ton bref.
— Demain, à onze heures, dans la cathédrale.
— J’y serai ! s’écria-t-il en saisissant ses mains, qu’elle dégagea.
Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa longuement à la nuque.
— Mais vous êtes fou ! ah ! vous êtes fou ! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient.
Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une majesté glaciale.
Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota d’une voix tremblante :
— À demain.
Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau dans la pièce à côté.
Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se dégageait du rendez-vous : tout maintenant était fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas l’adresse de Léon, elle se trouva fort embarrassée.
— Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle ; il viendra.
Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son mouchoir tout ce qu’il possédait de senteurs, puis, s’étant fait friser, se défrisa, pour donner à sa chevelure plus d’élégance naturelle.
— Il est encore trop tôt ! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures.
Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea qu’il était temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame.
C’était par un beau matin d’été. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises ; une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles ; la place, retentissante de cris, sentait des fleurs qui bordaient son pavé, roses, jasmins, œillets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des verdures humides, de l’herbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu, gargouillait, et sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s’étageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier des bouquets de violettes.
Le jeune homme en prit un. C’était la première fois qu’il achetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d’orgueil, comme si cet hommage qu’il destinait à une autre se fût retourné vers lui.
Cependant il avait peur d’être aperçu ; il entra résolument dans l’église.
Le suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire.
Il s’avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que prennent les ecclésiastiques lorsqu’ils interrogent les enfants :
— Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici ? Monsieur désire voir les curiosités de l’église ?
— Non, dit l’autre.
Et il fit d’abord le tour des bas-côtés. Puis il vint regarder sur la place. Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au chœur.
La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehors s’allongeait dans l’église en trois rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps à autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant l’autel l’oblique génuflexion des dévôts pressés. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chœur, une lampe d’argent brûlait ; et, des chapelles latérales, des parties sombres de l’église, il s’échappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son d’une grille qui retombait, en répercutant son écho sous les hautes voûtes.
Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure, charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, — et avec sa robe à volants, son lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toute sorte d’élégances dont il n’avait pas goûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe. L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour : les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums.
Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles des poissons et les boutonnières des pourpoints, tandis que sa pensée vagabondait à la recherche d’Emma.
Le suisse, à l’écart, s’indignait intérieurement contre cet individu, qui se permettait d’admirer seul la cathédrale. Il lui semblait se conduire d’une façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilège.
Mais un frou-frou de soie sur les dalles, la bordure d’un chapeau, un camail noir… C’était elle ! Léon se leva et courut à sa rencontre.
Emma était pâle. Elle marchait vite.
— Lisez ! dit-elle en lui tendant un papier… Oh non !
Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, où, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit en prière.
Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote ; puis il éprouva pourtant un certain charme à la voir, au milieu du rendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse ; puis il ne tarda pas à s’ennuyer, car elle n’en finissait.
Emma priait, ou plutôt s’efforçait de prier, espérant qu’il allait lui descendre du ciel quelque résolution subite ; et, pour attirer le secours divin, elle s’emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands vases, et prêtait l’oreille au silence de l’église, qui ne faisait qu’accroître le tumulte de son cœur.
Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le suisse s’approcha vivement, en disant :
— Madame, sans doute, n’est pas d’ici ? Madame désire voir les curiosités de l’église ?
— Eh non ! s’écria le clerc.
— Pourquoi pas ? reprit-elle.
Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions.
Alors, afin de procéder dans l’ordre, le suisse les conduisit jusqu’à l’entrée, près de la place, où leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures :
— Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la belle cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie…
— Partons, dit Léon.
Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu à la chapelle de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démonstration, et, plus orgueilleux qu’un propriétaire campagnard vous montrant ses espaliers :
— Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort à la bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465.
Léon, se mordant les lèvres, trépignait.
— Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de l’Ordre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme l’inscription porte ; et, au-dessous, cet homme prêt à descendre au tombeau vous figure exactement le même. Il n’est point possible, n’est-ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant ?
Mᵐᵉ Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait, n’essayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait découragé devant ce double parti pris de bavardage et d’indifférence.
L’éternel guide continuait :
— Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouse, Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née en 1499, morte en 1566 ; et, à gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté : voici les tombeaux d’Amboise. Ils ont été tous les deux cardinaux et archevêques de Rouen. Celui-là était ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien à la cathédrale. On a trouvé dans son testament trente mille écus d’or pour les pauvres.
Et, sans s’arrêter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes, et découvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite.
— Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement, la tombe de Richard Cœur de lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l’ont réduite en cet état. Ils l’avaient, par méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par où il se rend à son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille.
Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsqu’il restait encore à l’étranger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant :
— Eh ! monsieur. La flèche ! la flèche !…
— Merci, fit Léon.
— Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle…
Léon fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientôt, s’était immobilisé dans l’église comme les pierres, allait maintenant s’évaporer telle qu’une fumée, par cette espèce de tuyau tronqué de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathédrale, comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste.
— Où allons-nous donc ? disait-elle.
Sans répondre, il continuait à marcher d’un pas rapide, et déjà Mᵐᵉ Bovary trempait son doigt dans l’eau bénite, quand ils entendirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulièrement par le rebondissement d’une canne. Léon se détourna.
— Monsieur !
— Quoi ?
Et il reconnut le suisse, portant sous son bras et maintenant en équilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochés. C’étaient les ouvrages qui traitaient de la cathédrale.
— Imbécile ! grommela Léon s’élançant hors de l’église.
Un gamin polissonnait sur le parvis :
— Va me chercher un fiacre !
L’enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents ; alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés.
— Ah ! Léon !… Vraiment…, je ne sais… si je dois… !
Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux :
— C’est très inconvenant, savez-vous ?
— En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans l’église. Enfin le fiacre parut.
— Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
— Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
— Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
— Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
— Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
— Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, — devant la Douane, — à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. |
1,688 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Fondements_de_la_m%C3%A9taphysique_des_m%C5%93urs_%28trad._Delbos%29 | Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos) | # Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos)
* Préface
* Première section
* Deuxième section
* Troisième section |
1,694 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_R%C3%AAve_%28Zola%29 | Le Rêve (Zola) | # Le Rêve (Zola)
## TABLE DES MATIÈRES
La Fortune des Rougon • La Curée • Le Ventre de Paris • La Conquête de Plassans • La Faute de l’abbé Mouret • Son Excellence Eugène Rougon • L’Assommoir • Une page d’amour • Nana • Pot-Bouille • Au bonheur des dames • La Joie de vivre • Germinal • L’Œuvre • La Terre • Le Rêve • La Bête humaine • L’Argent • La Débâcle • Le Docteur Pascal |
1,695 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Guerre_des_Gaules | La Guerre des Gaules | # La Guerre des Gaules
* Livre I (58 av. J.-C)
* Livre II (57 av. J.-C)
* Livre III (56 av. J.-C)
* Livre IV (55 av. J.-C)
* Livre V (54 av. J.-C)
* Livre VI (53 av. J.-C)
* Livre VII (52 av. J.-C)
* Livre VIII (51 à 49 av. J.-C ; rédigé par Aulus Hirtius)
* Notes |
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Satires
de Perse.
* Prologue
* Satire I
* Satire II
* Satire III
* Satire IV
* Satire V
* Satire VI
Texte entier |
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## CONJURATION DE CATILINA
I. Tout homme qui veut l’emporter sur les autres animaux doit faire tous ses efforts pour ne point passer obscurément sa vie comme les brutes, que la nature a courbées vers la terre, esclaves de leurs appétits grossiers. Or toutes nos facultés résident dans l’âme et dans le corps (1) : nous employons de préférence l’âme à commander, le corps à obéir (2) : l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes. Aussi me paraît-il plus juste de rechercher la gloire par les facultés de l’esprit que par celles du corps, et, puisque la vie qui nous est donnée est courte, de laisser de nous la plus longue mémoire. Car l’éclat des richesses et de la beauté est fugitif et peu durable : il n’appartient qu’à la vertu de se rendre célèbre et immortelle.
Ce fut longtemps parmi les hommes un grand sujet de discussion, si la force du corps contribuait plus aux succès militaires que les lumières de l’esprit : en effet, avant d’entreprendre, il faut réfléchir (3), et, après avoir réfléchi, promptement exécuter. Ainsi ces deux choses impuissantes, chacune en soi, se prêtent un mutuel secours.
II. Aussi, dans l’origine des sociétés (4), les rois (premier nom qui sur la terre ait désigné le pouvoir), se livrant à des goûts divers, exerçaient, les uns leur esprit, les autres leur corps. Alors la vie des hommes était exempte de convoitise : chacun était content de ce qu’il possédait. Plus tard, depuis qu’en Asie Cyrus, en Grèce les Lacédémoniens et les Athéniens, eurent commencé à subjuguer des villes et des nations, à trouver dans l’amour de la domination un motif de guerre, et à mesurer la gloire sur l’étendue des conquêtes, l’expérience et la pratique firent enfin comprendre que dans la guerre le génie obtient la principale influence. Si les rois et les chefs de nations voulaient déployer dans la paix la même force d’âme que dans la guerre, les affaires humaines seraient sujettes à moins de variations et d’instabilité ; on ne verrait pas les états passer d’une main à l’autre, et n’offrir que changement et confusion : car la puissance se conserve aisément par les mêmes moyens qui l’ont établie. Mais, dès que, prenant la place de l’activité, de la tempérance et de la justice, la mollesse, la débauche et l’orgueil se sont emparés de l’âme, avec les mœurs change la fortune, et toujours le pouvoir passe du moins habile au plus capable. Agriculture, marine, constructions, tous les arts sont le domaine de l’intelligence. Cependant une foule d’hommes livrés à leurs sens et au sommeil, sans instruction, sans culture, ont traversé la vie comme des voyageurs. Pour eux, contre le vœu de la nature, le corps fut une source de plaisirs et l’âme un fardeau. Pour moi, je ne mets pas de différence entre leur vie et leur mort, puisque l’une et l’autre sont vouées à l’oubli (5). En un mot, celui-là seul me paraît vivre réellement et jouir de son existence, qui, adonné à un travail quelconque cherche à se faire un nom par de belles actions ou par des talents estimables. Et dans la variété infinie des choses humaines la nature indique à chacun la route qu’il doit suivre.
III. Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner. Dans la paix comme dans la guerre on peut se rendre illustre, et ceux qui font de belles actions, comme ceux qui les écrivent, obtiennent des louanges. Or, selon moi, bien qu’il ne revienne pas à l’historien la même gloire qu’à son héros, sa tâche n’en est pas moins fort difficile. D’abord, le récit doit répondre à la grandeur des actions : ensuite, si vous relevez quelque faute, la plupart des lecteurs taxent vos paroles d’envie et de malveillance ; puis, quand vous retracez les hautes vertus et la gloire des bons citoyens, chacun n’accueille avec plaisir que ce qu’il se juge en état de faire : au delà, il ne voit qu’exagération et mensonge (6).
Pour moi, très jeune encore, mon goût me porta, comme tant d’autres, vers les emplois publics ; et, dans cette carrière, je rencontrai beaucoup d’obstacles. Au lieu de la pudeur, du désintéressement, du mérite, régnaient l’audace, la corruption, l’avarice. Bien que mon âme eût horreur de ces excès, auxquels elle était étrangère, c’était cependant au milieu de tant de désordres que ma faible jeunesse, séduite par l’ se trouvait engagée. Et moi qui chez les autres désapprouvais ces mœurs perverses, comme je n’étais pas moins qu’eux dévoré de la soif des honneurs, je me vis avec eux en butte à la médisance et à la haine (7).
IV. Aussi, dès qu’après tant de tourments et de périls mon âme eut retrouvé le calme, et que j’eus résolu de passer le reste de ma vie loin des affaires publiques, mon dessein ne fut pas de consumer dans la mollesse et le désœuvrement ce précieux loisir, ni de me livrer à l’agriculture ou à la chasse, occupations toutes matérielles ; mais, revenu à l’étude, dont une malheureuse ambition m’avait trop longtemps détourné, je conçus le projet d’écrire, par partie séparées, l’histoire du peuple romain, selon que chaque événement me paraîtrait digne de mémoire : et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance j’ai l’esprit entièrement détaché des factions qui divisent la république. Je vais donc raconter brièvement, et le plus fidèlement que je pourrai, la Conjuration de Catilina, entreprise, à mon avis, des plus mémorables ! Tout y fut inouï, et le crime et le danger. Quelques détails sur le caractère de son auteur me paraissent nécessaires avant de commencer mon récit.
V. Lucius Catilina (8), issu d’une noble famille, avait une grande force d’esprit et de corps, mais un naturel méchant et pervers. Dès son adolescence, les guerres intestines, les meurtres, les rapines, les émotions populaires, charmaient son âme, et tels furent les exercices de sa jeunesse. D’une constitution à supporter la faim, le froid, les veilles, au delà de ce qu’on pourrait croire ; esprit audacieux, rusé (9), fécond en ressources, capable de tout feindre et de tout dissimuler ; convoiteux du bien d’autrui, prodigue du sien, fougueux dans ses passions, il avait assez d’éloquence, de jugement fort peu : son esprit exalté (10) méditait incessamment des projets démesurés, chimériques, impossibles. On l’avait vu, depuis la dictature de L. Sylla (11), se livrer tout entier à l’ambition de s’emparer du pouvoir : quant au choix des moyens, pourvu qu’il régnât seul, il ne s’en souciait guère. Cet esprit farouche était chaque jour plus tourmenté par l’embarras de ses affaires domestiques et par la conscience de ses crimes : double effet toujours plus marqué des désordres dont je viens de parler. Enfin il trouva un encouragement dans les mœurs dépravées d’une ville travaillée de deux vices, les pires en sens contraire, le luxe et l’avarice (12).
Le sujet même (13), puisque je viens de parler des mœurs de Rome, semble m’inviter à reprendre les choses de plus haut, à exposer brièvement les principes de nos ancêtres, la manière dont ils ont gouverné la république au dedans comme au dehors, l’état de splendeur où ils l’ont laissée ; puis par quel changement insensible (14), de la plus florissante et de la plus vertueuse, elle est devenue la plus perverse et la plus dissolue.
VI. La ville de Rome, si j’en crois la tradition, fut fondée et habitée d’abord par les Troyens fugitifs (15), qui, sous la conduite d’Énée, erraient sans avoir de demeure fixe : à eux se joignirent les Aborigènes, race d’hommes sauvages, sans lois, sans gouvernement, libres et indépendants. Dès qu’une fois ils furent réunis dans les mêmes murs, bien que différents d’origine, de langage et de manière de vivre, ils se confondirent avec une incroyable et merveilleuse facilité. Mais, lorsque l’État formé par eux eut acquis des citoyens, des mœurs, un territoire, et parut avoir un certain degré de force et de prospérité, l’envie, selon la destinée presque inévitable des choses humaines, naquit de leur puissance. Les rois des nations voisines les attaquent ; peu de peuples alliés leur prêtent secours ; les autres, frappés de crainte, se tiennent loin du péril ; mais les Romains, au dedans comme au dehors, toujours en éveil, s’empressent, se disposent, s’exhortent l’un l’autre, vont au devant de l’ennemi, et de leurs armes couvrent leur liberté, leur patrie, leurs familles ; puis, le danger repoussé par le courage, ils volent au secours de leurs alliés, de leurs amis, et, en rendant plutôt qu’en recevant des services (16), se ménagent des alliances.
Un gouvernement fondé sur les lois, monarchique de nom, les régissait. Des hommes choisis, dont le corps était affaibli par les années, mais l’âme fortifiée par l’expérience, formaient le conseil public : l’âge, ou la nature de leurs fonctions, leur fit donner le nom de Pères. Dans la suite, lorsque l’autorité des rois, qui n’avait été créée que pour la défense de la liberté et l’agrandissement de l’État, eut dégénéré en une orgueilleuse tyrannie, la forme du gouvernement changea ; un pouvoir annuel et deux chefs (17) furent établis. Par cette combinaison l’on se flattait de préserver le cœur humain de l’insolence qu’inspire la continuité du pouvoir.
VII. Alors chacun à l’envi put s’élever et déployer tous ses talents. Aux rois, en effet, les méchants font moins ombrage que les gens de bien (18), et le mérite d’autrui est pour eux toujours redoutable. On croirait à peine combien il fallut peu de temps à Rome devenue libre pour se rendre puissante, tant s’était fortifiée en elle la passion de la gloire ! La jeunesse, dès qu’elle était en état de supporter les travaux guerriers, apprenait l’art militaire dans les camps mêmes et par la pratique. C’était pour de belles armes, pour des coursiers de bataille, et non pour des courtisanes et des festins, qu’on les voyait se passionner. Pour de tels hommes il n’y avait point de fatigue extraordinaire (19), point de lieu d’un accès rude ou difficile, point d’ennemi redoutable sous les armes ; leur courage avait tout dompté d’avance.
Mais une lutte de gloire encore plus grande s’était établie entre eux : c’était à qui porterait les premiers coups à l’ennemi, escaladerait une muraille, et par de tels exploits fixerait sur lui les regards : là étaient pour eux la vraie richesse, la bonne renommée, la vraie noblesse. Insatiables d’honneur, ils étaient libéraux d’argent ; ils voulaient une gloire sans bornes et des richesses médiocres. Je pourrais rappeler dans quels lieux le peuple romain, avec une poignée d’hommes, a défait les armées les plus nombreuses, et combien il a pris de villes fortifiées par la nature ; mais ce récit m’entraînerait trop loin de mon sujet.
VIII. Oui, assurément, la fortune exerce sur toutes choses son influence (20) : son caprice, plutôt que la vérité, dispense la gloire ou l’oubli aux actions des mortels. Les exploits des Athéniens, j’aime à le reconnaître, ne manquent ni de grandeur, ni d’éclat, seulement ils sont un peu au-dessous de leur renommée. Mais, comme ce pays a produit de grands écrivains (21), le monde entier a placé au premier rang les actions des Athéniens. On a jugé de la valeur de ceux qui les ont faites par la hauteur où les a placées le génie de leurs historiens. Mais le peuple romain n’a jamais eu cet avantage, parce qu’à Rome le citoyen le plus habile était aussi le plus livré aux affaires ; point d’emploi qui exerçât l’esprit à l’exclusion du corps ; les plus vertueux aimaient mieux bien faire que bien dire, et mériter la louange par leurs services que de raconter eux-mêmes ceux des autres.
IX. Ainsi donc dans la paix et dans la guerre les bonnes mœurs étaient également pratiquées : union parfaite ; point d’avarice ; la justice et l’honneur s’appuyaient moins sur les lois que sur le penchant naturel (22). Les querelles, les animosités, les haines, on les réservait pour les ennemis du dehors : entre eux, les citoyens ne disputaient que de vertu. Magnifiques dans le culte des dieux, économes dans leur intérieur, nos pères étaient fidèles à l’amitié. Intrépidité dans les combats, équité lorsque la paix succédait à la guerre, tel était le double fondement de la prospérité publique et privée. Et, à cet égard, je trouve des exemples bien frappants : plus souvent dans la guerre on en a puni pour avoir attaqué l’ennemi contre l’ordre du général, ou quitté trop tard le champ de bataille, que pour s’être permis d’abandonner leur drapeau ou de céder du terrain à un ennemi victorieux. Dans la paix ils faisaient sentir leur autorité plutôt par des bienfaits que par la crainte ; offensés, ils aimaient mieux pardonner que punir (23).
X. Mais, une fois que, par son énergie et son équité, la république se fut agrandie ; qu’elle eut vaincu des rois puissants, subjugué des nations farouches et de grands peuples ; que Carthage, rivale de l’empire romain (24), eut péri sans retour, que toutes les mers nous furent ouvertes, la fortune ennemie commença à se montrer cruelle, à tout troubler. Les mêmes hommes qui avaient supporté sans peine les travaux, les dangers, l’incertitude et la rigueur des événements ne trouvèrent dans le repos et dans les richesses, objets d’envie pour les autres, qu’embarras et misère. D’abord s’accrut la soif de l’or, puis celle du pouvoir : telle fut la source de tous les maux. L’avarice, en effet, étouffa la bonne foi, la probité et toutes les autres vertus ; à leur place elle inspira l’orgueil, la cruauté, l’oubli des dieux, la vénalité. L’ambition força nombre d’hommes à la fausseté, leur apprit à renfermer leur pensée dans leur cœur, pour en exprimer une autre par leur langage, à régler leurs amitiés ou leurs haines, non sur leurs sentiments, mais sur leurs intérêts, et à porter la bienveillance moins dans le cœur que sur le visage. Ces vices ne firent d’abord que de faibles progrès, et furent quelquefois punis. Bientôt, lorsque la contagion, semblable à la peste, eut partout fait invasion, un changement s’opéra dans la république : son gouvernement, si juste et si parfait, devint cruel et intolérable.
XI. Cependant l’ambition plutôt que la cupidité tourmenta d’abord les cœurs. Ce vice, en effet, a plus d’affinité avec la vertu ; car la gloire, les honneurs, le pouvoir, l’homme de bien et le méchant les recherchent également ; mais le premier veut y parvenir par la bonne voie ; le second, au défaut des moyens honorables, prétend y arriver par la ruse et l’intrigue. La cupidité fait sa passion des richesses (25), que le sage ne convoita jamais : ce vice, comme imprégné d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile : il est sans bornes, insatiable ; ni l’opulence ni la pauvreté ne peuvent le corriger. Mais, après que L. Sylla, dont les armes avaient reconquis la république (26), eut fait à de louables commencements succéder de funestes catastrophes, on ne vit que rapine et brigandage : l’un de convoiter une maison, l’autre un champ ; les vainqueurs, ne connaissant ni mesure ni pudeur, se portent aux plus infâmes, aux plus cruels excès contre des citoyens. Ajoutez que L. Sylla, pour s’attacher l’armée qu’il avait commandée en Asie, l’avait laissée vivre dans le relâchement et la licence. L’oisiveté de séjours enchanteurs, voluptueux, avait facilement énervé la mâle rudesse du soldat. Là, commença, pour l’armée romaine, l’habitude de faire l’amour et de boire, la passion des statues, des tableaux, des vases ciselés, l’usage de les enlever aux particuliers et au public (27), de dépouiller les temples, et de ne respecter ni le sacré ni le profane. Aussi de tels soldats, après la victoire, n’ont-ils rien laissé aux vaincus. Et en effet, si la prospérité fait chanceler l’âme des sages, comment, avec leur dépravation, ces hommes-là auraient-ils usé modérément de la victoire ?
XII. Dès que les richesses eurent commencé à être honorées, et qu’à leur suite vinrent distinctions, dignités, pouvoir, la vertu perdit son influence, la pauvreté devint un opprobre, et l’antique simplicité fut regardée comme une affectation malveillante. Par les richesses on a vu se répandre parmi notre jeunesse, avec l’orgueil, la débauche et la cupidité ; puis les rapines, les profusions, la prodigalité de son patrimoine, la convoitise de la fortune d’autrui, l’entier mépris de l’honneur, de la pudicité, des choses divines et humaines, des bienséances et de la modération. C’est chose curieuse, après avoir vu construites, à Rome et dans nos campagnes, ces maisons qu’on prendrait pour des villes, d’aller visiter ensuite les temples érigés aux dieux par nos pères, les plus religieux des mortels !
Mais leur piété faisait l’ornement des temples, et leur gloire celui de leurs demeures : ils n’enlevaient aux ennemis que le pouvoir de nuire ; mais les Romains d’aujourd’hui, les plus lâches des hommes, mettent le comble à leurs attentats en enlevant à des alliés ce qu’après la victoire nos braves ancêtres avaient laissé à des ennemis : on dirait que commettre l’injustice est pour eux le véritable usage de la puissance.
XIII. Pourquoi rappellerais-je ici des choses incroyables pour quiconque ne les a pas vues : des montagnes aplanies, des mers couvertes de constructions (28) par maints particuliers ? Ces gens-là me semblent s’être joués de leurs trésors ; car, pouvant en jouir avec sagesse, ils se dépêchaient d’en faire un honteux abus. Dans leurs débauches, dans leurs festins, dans toutes leurs dépenses, mêmes dérèglements. Les hommes se prostituaient comme des femmes, et les femmes affichaient leur impudicité. Pour leur table, ils mettaient à contribution toutes les terres et toutes les mers (29), ils dormaient sans besoin de sommeil, n’attendant pas la faim, la soif, la lassitude, en un mot en prévenant tous les besoins. Après avoir, en ces débordements, consumé son patrimoine, la jeunesse se précipitait dans le crime. Une fois imbue de ces habitudes perverses, l’âme se passait difficilement de ces vaines fantaisies ; de là une ardeur immodérée pour rechercher tous les moyens d’acquérir et de dépenser.
XIV. Au sein d’une ville si grande et si corrompue, Catilina (et rien n’était plus naturel) vit se grouper autour de lui tous les vices et tous les crimes : c’était là son cortége. Le libertin, l’adultère qui, par l’ivrognerie, le jeu, la table, la débauche, avait dissipé son patrimoine ; tout homme qui s’était abîmé de dettes pour se racheter d’une bassesse ou d’un crime ; en un mot, tout ce qu’il pouvait y avoir dans la république de parricides, de sacriléges, de repris de justice, ou qui, pour leurs méfaits, redoutaient ses sentences ; comme aussi ceux dont la main et la langue parjure, exercées au meurtre des citoyens, soutenaient l’existence ; tous ceux enfin que tourmentaient l’infamie, la misère ou le remords (30), c’étaient là les compagnons, les familiers de Catilina. Et, si quelqu’un, encore pur de crime, avait le malheur de se lier avec lui d’amitié, entraîné par la séduction de son commerce journalier, il ne tardait pas à devenir en tout semblable aux autres. Mais c’était surtout des jeunes gens que Catilina recherchait l’intimité (31) : ces âmes tendres et flexibles à cette époque de la vie se laissaient prendre facilement à ses piéges : car, selon le goût de leur âge qui dominait en eux, aux uns il procurait des courtisanes ; pour les autres il achetait des chiens et des chevaux ; enfin il ne ménageait ni l’or ni les plus honteuses complaisances pour les avoir dans sa dépendance et à sa dévotion. Quelques-uns, je le sais, en ont conclu que les jeunes gens qui fréquentaient la maison de Catilina n’y conservaient guère leur chasteté ; mais des conjectures tirées d’autres faits, sans qu’on pût alléguer rien de positif, avaient seules donné lieu à ce bruit.
XV. Et, en effet, livré dès son adolescence à d’affreux désordres, Catilina avait séduit une vierge de noble famille (32), puis une vestale (33), et commis maints excès également contraires aux lois et à la religion. Plus tard, il s’éprit d’amour pour Aurélia Orestilla, chez qui, hors la beauté, jamais honnête homme ne trouva rien de louable. Mais, craignant un fils déjà grand qu’il avait eu d’un premier mariage, Orestilla hésitait à l’épouser ; il tua, assure-t-on, ce fils, et il passe pour constant que, par la mort de ce fils, il ouvrit ainsi dans sa maison un champ libre à cet horrible hymen (34). Ce forfait, si je ne me trompe, a été l’un des principaux motifs qui lui firent hâter son entreprise : cette âme impure, ennemie des dieux et des hommes, ne pouvait trouver de repos ni dans la veille ni dans le sommeil, tant le remords faisait de ravages dans ce cœur bourrelé ! Son teint pâle, son affreux regard, sa démarche tantôt lente, tantôt précipitée, tout, en un mot, dans ses traits, dans l’expression de son visage, annonçait le trouble de son cœur.
XVI. Quant à cette jeunesse qu’il avait su gagner par ses séductions, comme je viens de le dire, il avait mille manières de la former au crime. De quelques-uns il disposait comme faussaires et faux témoins : honneur, fortune, périls, ils devaient tout sacrifier, tout mépriser. Puis, quand il les avait perdus de réputation et avilis, il leur commandait des crimes plus importants. Manquait-il dans le moment de prétexte pour faire le mal, il leur faisait surprendre, égorger comme des ennemis ceux dont il n’avait point à se plaindre ; ainsi, de peur que l’inaction n’engourdît leur bras ou leur cœur, il aimait mieux être méchant et cruel sans nécessité. Comptant sur de tels amis, sur de tels associés, alors que par tout l’empire les citoyens étaient écrasés de dettes, et que les soldats de Sylla, la plupart ruinés par leurs profusions, encore pleins du souvenir de leurs rapines et de leur ancienne victoire, ne désiraient que la guerre civile, Catilina forma le projet d’asservir la république. D’armée, point en Italie : Cn. Pompée (35) faisait la guerre aux extrémités de la terre : pour Catilina enfin, grand espoir de briguer le consulat (36) : le sénat sans défiance ; partout une tranquillité, une sécurité entières : toutes circonstances singulièrement favorables à Catilina.
XVII. Ce fut donc vers les calendes de juin, sous le consulat de L. César et de C. Figulus, qu’il commença à s’ouvrir séparément à chacun de ses amis : encourageant les uns, sondant les autres ; leur montrant ses moyens, la république sans défense, et les grands avantages attachés au succès de la conjuration. Dès qu’il s’est suffisamment assuré des dispositions de chacun, il réunit en assemblée tous ceux qui étaient les plus obérés et les plus audacieux. Il s’y trouva, de l’ordre des sénateurs, P. Lentulus Sura (37), P. Autronius, L. Cassius Longinus, C. Cethegus, P. et Ser. Sulla, tous deux fils de Servius, L. Vargunteius, Q. Annius, M. Porcius Léca, L. Bestia, Q. Curius ; puis, de l’ordre des chevaliers, M. Fulvius Nobilior (38), L. Statilius, P. Gabinius Capiton, C. Cornélius ; en outre, plusieurs personnes des colonies et des municipes, tenant aux premières familles de leur pays. L’entreprise comptait encore d’autres complices, mais un peu plus secrets, nobles personnages dirigés par l’espoir de dominer, plutôt que par l’indigence ou par quelque autre nécessité de position. Au reste, presque toute la jeunesse romaine, surtout les nobles, favorisaient les desseins de Catilina. Pouvant au sein du repos vivre avec magnificence et dans la mollesse, ils préféraient au certain l’incertain, et la guerre à la paix. Quelques-uns même ont cru dans le temps que M. Licinius Crassus (39) n’avait point ignoré le complot ; et que, mécontent de voir à la tête d’une grande armée Pompée qu’il détestait, il voulait à sa puissance en opposer une autre, quelle qu’elle fût. Il se flattait d’ailleurs, si la conspiration réussissait, de devenir facilement le chef du parti. Mais déjà, auparavant, quelques hommes avaient formé une conjuration dans laquelle était Catilina. Je vais en parler le plus fidèlement qu’il me sera possible.
XVIII. Sous le consulat de L. Tullus et de M. Lepidus (40), les consuls désignés, P. Autronius et P. Sylla, convaincus d’avoir violé les lois sur la brigue, avaient été punis. Peu de temps après, Catilina, accusé de concussion, se vit exclu de la candidature au consulat, faute d’avoir pu se mettre sur les rangs dans le délai fixé par la loi. Il y avait alors à Rome un jeune noble, Cn. Pison (41), d’une audace sans frein, plongé dans l’indigence, factieux et poussé au bouleversement de l’État autant par sa détresse que par sa perversité naturelle. Ce fut à lui que, vers les nones de décembre (42), Catilina et Autronius s’ouvrirent du dessein qu’ils avaient formé d’assassiner dans le Capitole, aux calendes de janvier (43), les consuls L. Cotta et L. Torquatus. Eux devaient prendre les faisceaux, et envoyer Pison avec une armée pour se rendre maître des deux Espagnes. Ce complot découvert, les conjurés remirent leur projet de massacre aux nones de février (44) : car ce n’étaient pas seulement les consuls, c’étaient presque tous les sénateurs que menaçaient leurs poignards. Si, à la porte du sénat, Catilina ne s’était trop hâté de donner le signal à ses complices, ce jour eût vu se consommer le pire forfait qui se fût encore commis depuis la fondation de Rome. Mais, comme il ne se trouva pas assez de conjurés avec des armes, cette circonstance fit échouer le projet.
XIX. Plus tard Pison, nommé à la questure, fut envoyé avec le titre de propréteur dans l’Espagne citérieure, par le crédit de Crassus, qui le savait ennemi de Pompée. Le sénat, d’ailleurs, lui avait sans peine accordé une province ; d’un autre côté, il était bien aise d’écarter du sein de la république un homme taré ; d’une autre part, les gens de bien (45) se flattaient généralement de trouver en lui un appui ; car déjà la puissance de Cn. Pompée commençait à paraître redoutable. Mais, dans sa province, Pison fut tué, durant une marche, par quelques cavaliers espagnols de son armée. Il en est qui prétendent que ces barbares n’avaient pu supporter l’injustice, la hauteur, la dureté de son commandement : selon d’autres, ses cavaliers, anciens et dévoués clients de Cn. Pompée (46), avaient exécuté ses ordres en massacrant Pison ; et jamais jusqu’alors les Espagnols n’avaient commis un tel attentat, bien que par le passé ils eussent eu beaucoup à souffrir du despotisme et de la cruauté. Pour nous, laissons ce fait dans le doute : en voilà assez sur la première conjuration.
XX. Catilina, voyant rassemblés ceux que j’ai nommés tout à l’heure, bien qu’il eût eu avec chacun d’eux de longues et fréquentes conférences, n’en croit pas moins utile de leur adresser une exhortation en commun. Il les conduit dans l’endroit le plus retiré de sa maison ; et là, sans témoins, il leur tient ce discours :
« Si votre courage (47) et votre dévouement m’étaient moins connus, en vain une occasion favorable se serait présentée ; en vain de hautes espérances et la domination seraient entre mes mains ; et moi je n’irais pas, me confiant à des hommes faibles et sans caractère, poursuivre l’incertain pour le certain. Mais souvent, et dans des circonstances décisives, j’ai reconnu votre énergie et votre dévouement à ma personne ; j’ai donc osé concevoir l’entreprise la plus vaste et la plus glorieuse : d’ailleurs, prospérités et disgrâces, tout entre nous, vous me l’avez prouvé, est commun ; car avoir les mêmes volontés, les mêmes répugnances, voilà ce qui constitue une amitié solide.
Le projet que j’ai formé, déjà vous en avez tous été instruits en particulier. Oui, de jour en jour s’enflamme mon courage, lorsque je considère quelle existence nous est réservée si nous ne savons conquérir notre liberté. Depuis que le gouvernement est tombé aux mains et au pouvoir d’un petit nombre d’hommes puissants, les rois, les tétrarques, sont devenus leurs tributaires : les peuples, les nations, leur payent des impôts ; et nous autres, tous tant que nous sommes, pleins de courage, de vertu, nobles ou roturiers, nous avons été une vile populace, sans crédit, sans influence, à la merci de ceux que nous ferions trembler si la république était ce qu’elle doit être. Aussi crédit, puissance, honneurs, richesses, tout est pour eux et pour leurs créatures : à nous ils laissent les exclusions, les accusations, les condamnations, l’indigence.
Jusques à quand, ô les plus courageux des hommes ! souffrirez-vous de tels affronts ? Ne vaut-il pas mieux mourir avec courage que de perdre honteusement une vie misérable et déshonorée, après avoir servi de jouet à l’orgueil de nos tyrans ? Mais qu’ai-je dit ; j’en atteste les dieux et les hommes ! la victoire est dans nos mains ; nous avons la force de l’âge, la vigueur de l’âme ; chez eux, au contraire, surchargés d’ans et de richesses, tout a vieilli. Il ne s’agit que de mettre la main à l’œuvre, le reste ira de soi-même. En effet, qui peut, s’il a un cœur d’homme, les voir sans indignation regorger de richesses, qu’ils prodiguent à bâtir sur la mer, à aplanir des montagnes, tandis que nous manquons des choses les plus nécessaires à la vie ? à élever deux palais (48) ou plus à la suite l’un de l’autre, tandis que nous n’avons nulle part un foyer domestique ? Ils ont beau acheter tableaux, statues, vases précieux, élever pour abattre, puis reconstruire après, enfin prodiguer, tourmenter leur or de mille manières, jamais, en dépit de leurs extravagances, ils ne peuvent triompher de leurs trésors. Et pour nous, misère à la maison, dettes au dehors, embarras présent, perspective plus affreuse encore. Que nous reste-t-il enfin, sinon le misérable souffle qui nous anime ? Que ne sortez-vous donc de votre léthargie ? La voilà, la voilà, cette liberté que vous avez si souvent désirée : avec elle les richesses, la considération, la gloire, sont devant vos yeux, toutes récompenses que la fortune réserve aux vainqueurs. L’entreprise elle-même, l’occasion, vos périls, votre détresse, les magnifiques dépouilles de la guerre, tout, bien plus que mes paroles, doit exciter votre courage. Général ou soldat, disposez de moi : ni ma tête ni mon bras ne vous fera faute. Tels sont les projets que, consul, j’accomplirai, j’espère, avec vous, à moins que ma confiance ne m’abuse, et que vous ne soyez plus disposés à obéir qu’à commander. »
XXI. Après avoir entendu ce discours, ces hommes qui, avec tous maux en abondance, n’avaient ni bien ni espérance aucune, et pour qui c’était déjà un grand avantage de troubler la paix publique, ne se mettent pas moins la plupart à demander à Catilina quel était son but, quelles seraient les chances de la guerre, le prix de leurs services, et quelles étaient partout les forces et les espérances du parti. Alors Catilina leur promet l’abolition des dettes, la proscription des riches, les magistratures, les sacerdoces, le pillage, et tous les autres excès qu’autorisent la guerre et l’abus de la victoire. En outre il leur confie que Pison dans l’Espagne citérieure, et P. Sitlius de Nucérie (49), à la tête d’une armée en Mauritanie, prennent part à ses projets : C. Antonius (50) briguait le consulat ; il espérait l’avoir pour collègue ; c’était son ami intime, pressé d’ailleurs par tous les besoins ; avec lui, une fois consul, il donnera le signal d’agir. À ces promesses il joint mille imprécations contre tous les gens de bien ; puis, appelant par son nom chacun des conjurés, il les comble de louanges : à l’un il parle de son indigence, à l’autre de sa passion favorite, à plusieurs des poursuites et de l’infamie qui les menacent, à beaucoup de la victoire de Sylla et du butin qu’elle leur avait procuré. Lorsqu’il voit tous les esprits enflammés, il leur recommande d’appuyer sa candidature, et congédie l’assemblée.
XXII. On disait dans le temps qu’après avoir prononcé son discours Catilina, voulant lier par un serment les complices de son crime, fit passer à la ronde des coupes remplies de sang humain (51) mêlé avec du vin ; puis, lorsqu’en proférant des imprécations ils en eurent tous goûté, comme cela se pratique dans les sacrifices, Catilina s’ouvrit à eux de ses projets. Son but était, disait-on, d’avoir une plus forte garantie de leur discrétion réciproque par la complicité d’un si noir forfait. Plusieurs cependant regardaient cette anecdote et beaucoup d’autres semblables comme inventées par ceux qui, dans l’espoir d’affaiblir la haine qui, dans la suite, s’éleva contre Cicéron, exagéraient l’atrocité du crime dont il avait puni les auteurs. Quant à moi, ce fait si grave ne m’a jamais paru suffisamment prouvé.
XXIII. Dans cette réunion se trouvait Q. Curius, d’une maison sans doute assez illustre, mais couvert de crimes et d’opprobre : les censeurs l’avaient chassé du sénat pour ses infamies. Chez lui la forfanterie n’était pas moindre que l’audace ; incapable de taire ce qu’il avait appris, il l’était également de cacher ses propres crimes ; enfin, dans ses conversations comme dans ses actions, il n’avait ni règle ni mesure. Il entretenait depuis longtemps un commerce adultère avec Fulvie (52), femme d’une naissance distinguée. Se voyant moins bien traité par elle depuis que l’indigence l’avait rendu moins généreux, tantôt prenant un air de triomphe, il lui promettait monts et merveilles, tantôt il la menaçait d’un poignard si elle ne se rendait à ses désirs ; en somme, il avait avec elle un ton plus arrogant que de coutume. Fulvie, ayant pénétré la cause de procédés si extraordinaires, ne crut pas devoir garder le secret sur le danger qui menaçait la république ; mais, sans nommer son auteur, elle raconte à plusieurs personnes ce qu’elle sait, n’importe comment, de la conjuration de Catilina. Ce fut cette circonstance surtout qui entraîna tous les esprits à confier le consulat à M. Tullius Cicéron : dans tout autre moment, l’orgueil de la noblesse se serait révolté d’un pareil choix : elle aurait cru le consulat profané, si, même avec un mérite supérieur, un homme nouveau l’avait obtenu ; mais, à l’approche du péril, l’envie et l’orgueil se turent (53).
XXIV. Les comices, s’étant donc réunis, proclamèrent consuls M. Tullius et C. Antonius. Ce choix jeta d’abord la consternation parmi les conjurés. Mais la fureur de Catilina n’en fut point calmée ; c’étaient chaque jour au contraire de nouvelles mesures, des amas d’armes faits en Italie dans des localités favorables à ses projets, de l’argent emprunté par son crédit ou par celui de ses amis pour l’envoyer à Fésules à un certain Mallius (54), qui plus tard fut le premier à en venir aux mains. Ce fut alors, dit-on, que Catilina engagea dans son parti un nombre considérable d’hommes de toutes les classes. Il s’attacha même quelques femmes (55), qui d’abord avaient trouvé dans la prostitution le moyen de faire grande dépense ; mais, l’âge ayant mis des bornes à leurs bénéfices, sans en mettre à leur luxe, elles avaient contracté des dettes énormes. Par ces femmes, Catilina comptait soulever les esclaves dans la ville, incendier Rome, faire entrer leurs maris dans son parti, sinon les égorger.
XXV. Parmi elles était Sempronie (56), qui avait commis maints forfaits, d’une audace virile (57). Pour la naissance et pour la beauté, comme du côté de son mari et de ses enfants, elle n’avait eu qu’à se louer de la fortune. Savante dans la littérature grecque et latine, elle chantait et dansait avec une perfection peu séante à une femme honnête ; elle y joignait bien d’autres talents, qui sont des instruments de volupté, et à la décence et à la pudeur elle préféra toujours les plaisirs. De son argent ou de sa réputation, que ménageait-elle le moins ? c’est un point que malaisément on déciderait : tellement emportée par le libertinage, qu’elle cherchait plutôt les hommes qu’elle n’en était recherchée. Souvent, au reste, avant la conjuration, elle avait violé sa foi, nié des dépôts, trempé dans des assassinats : la débauche et l’indigence l’avaient précipitée de crime en crime. Avec tout cela, d’un esprit agréable, sachant faire des vers, manier la plaisanterie, se plier tour à tour au ton de la modestie, de la sensibilité, du libertinage ; du reste, toujours remplie d’enjouement et de grâces.
XXVI. Ses dispositions prises, Catilina n’en sollicitait pas moins le consulat pour l’année suivante (58), espérant que, s’il était consul désigné, il trouverait dans C. Antonius un instrument docile. Cependant il ne restait pas dans l’inaction, et il cherchait tous les moyens possibles d’attenter à la vie de Cicéron. Celui-ci, de son côté, pour se garantir, ne manquait ni de ruse ni d’astuce. Dès le commencement de son consulat, il avait, par le moyen de Fulvie, obtenu, à force de promesses, que Q. Curius, dont je viens de parler, l’instruirait des desseins de Catilina. En outre, en donnant à son collègue C. Antonius l’assurance d’un gouvernement (59), il l’avait déterminé à ne point prendre parti contre la république. Il avait autour de sa personne une escorte d’amis et de clients, qui, sans en avoir l’air, veillaient à sa sûreté. Lorsque le jour des comices fut venu, et que Catilina n’eut réussi ni dans sa demande du consulat ni dans les embûches qu’il avait dressées au Champ-de-Mars contre Cicéron (60), il résolut d’en venir à la guerre ouverte et de tenter les derniers coups, puisque toutes ses manœuvres clandestines avaient tourné à son désavantage et à sa confusion.
XXVII. Il envoie donc C. Mallius à Fésules (61) et dans cette partie de l’Étrurie qui l’avoisine ; dans le Picénum, un certain Septimius de Camerte (62) ; et dans l’Apulie, C. Julius (63) ; enfin, d’autres conjurés en divers endroits, où il les juge le plus utiles à ses desseins (64). Cependant, à Rome, il mène de front diverses intrigues, tendant des pièges au consul, disposant tout pour l’incendie, plaçant des hommes armés dans des postes avantageux ; lui-même, portant des armes, ordonne aux uns d’en faire autant, exhorte les autres à se tenir toujours en haleine et prêts à agir : jour et nuit infatigable, il ne dort point, il est insensible à la fatigue et à l’insomnie (65) ; enfin, voyant que tant d’activité ne produit aucun résultat, il charge M. Porcius Léca (66) de rassembler une seconde fois les principaux conjurés au milieu de la nuit : alors, après s’être plaint de leur manque d’énergie, il leur apprend que d’avance il a dépêché Mallius vers cette multitude d’hommes qu’il avait disposés à prendre les armes ; qu’il a dirigé d’autres chefs sur d’autres lieux favorables, pour commencer les hostilités ; lui-même désire vivement partir pour l’armée dès que préalablement il se sera défait de Cicéron : cet homme était le plus grand obstacle à ses desseins.
XXVIII. Tandis que tous les autres s’effrayent ou balancent, C. Cornélius, chevalier romain, offre son ministère ; à lui se joint L. Vargunteius, sénateur, et ils arrêtent que, cette nuit même, dans peu d’instants, ils se rendront avec des hommes armés chez Cicéron, comme pour le saluer, et que, le surprenant ainsi chez lui à l’improviste et sans défense, il le feront tomber sous leurs coups. Curius, voyant de quel danger est menacé Cicéron, lui fait aussitôt savoir par Fulvie le coup qui se prépare. Les conjurés, trouvant la porte fermée, en furent pour la honte d’avoir médité un forfait odieux. Cependant Mallius, dans l’Étrurie, excitait à la révolte le peuple, qui, par misère et par esprit de vengeance, désirait une révolution, ayant, sous la domination de Sylla, perdu ses terres et tous ses biens. Mallius ameuta en outre les brigands de toute espèce qui affluaient dans cette contrée, et quelques soldats des colonies de Sylla, auxquels la débauche et le luxe n’avaient rien laissé de leurs immenses rapines.
XXIX. À la nouvelle de ces mouvements, Cicéron, doublement inquiet, car il ne lui était plus possible par ses propres moyens de défendre plus longtemps Rome contre tous ces complots, et il n’avait pas de renseignements assez positifs sur la force et sur la destination de l’armée de Mallius, rend compte au sénat de ce qui n’était déjà que trop connu par la rumeur publique. Le sénat, se conformant à l’usage reçu dans les circonstances périlleuses, décrète que « les consuls prendront des mesures pour que la république n’éprouve aucun dommage (67) ». Cette puissance suprême que, d’après les institutions de Rome, le sénat confère au magistrat, consiste à lever des troupes, à faire la guerre, à contenir dans le devoir, par tous les moyens, les alliés et les citoyens, à exercer souverainement, tant à Rome qu’au dehors, l’autorité civile et militaire. Dans tout autre cas, sans l’ordre exprès du peuple, aucune de ces prérogatives n’est attribuée au consul.
XXX. Peu de jours après, le sénateur L. Sénius lut dans le sénat une lettre (68) qu’il dit lui avoir été apportée de Fésules. On lui mandait que, le sixième jour avant les calendes de novembre (69), Mallius avait pris les armes à la tête d’un nombre immense d’habitants. En même temps, comme il arrive d’ordinaire en de telles conjonctures, les uns annoncent des prodiges (70) ; d’autres, des rassemblements, des transports d’armes ; enfin que, dans Capoue et dans l’Apulie, on fomente une guerre d’esclaves. Un décret du sénat envoie donc Q. Marcius Rex (71) à Fésules, et Q. Metellus Creticus dans l’Apulie et dans les pays voisins. Ces deux généraux victorieux restaient aux portes de Rome, n’ayant pu encore obtenir les honneurs du triomphe, par les cabales de quelques hommes habitués à trafiquer de l’équité comme de l’injustice. D’un autre côté, sont envoyés à Capoue Q. Pompeius Rufus (72), et dans le Picénum Q. Metellus Céler (73), tous deux préteurs, avec l’autorisation « de lever une armée selon les circonstances et le danger ». On décrète en outre que « quiconque aura donné des indices sur la conjuration dirigée contre la république, recevra, s’il est esclave, la liberté et cent mille sesterces (74) ; s’il est libre, deux cent mille sesterces, avec sa grâce en cas de complicité » : on ordonne aussi que « les troupes de gladiateurs seront disséminées à Capoue et dans d’autres municipes, selon leur importance, et que dans Rome seront établis de toutes parts des postes commandés par des magistrats subalternes ».
XXXI. Ces dispositions répandent le trouble parmi les citoyens ; l’aspect de Rome n’est plus reconnaissable. À ces transports de joie et de débauche, qu’avait fait naître une longue tranquillité, succède tout à coup une tristesse profonde. On court, on s’agite : plus d’asile, plus d’homme auquel on ose se confier : sans avoir la guerre, on n’a plus la paix ; chacun mesure à ses craintes l’étendue du péril. Les femmes, que la grandeur de la république n’avaient point accoutumées aux alarmes de la guerre, on les voit se désoler, lever au ciel des mains suppliantes, s’apitoyer sur leurs petits enfants, interroger chacun, s’épouvanter de tout, et, oubliant le faste et les plaisirs, désespérer d’elles et de la patrie. Cependant l’âme implacable de Catilina n’en poursuit pas moins ses projets, malgré ces préparatifs de défense, et bien que lui-même, en vertu de la loi Plautia (75), eût été interrogé par L. Paulus (76). Enfin, pour mieux dissimuler (77), et comme pour se justifier en homme provoqué par une accusation injurieuse, il se rend au sénat. Alors le consul M. Tullius, soit qu’il craignît la présence de Catilina, soit qu’il fût poussé par la colère, prononça un discours lumineux (78), et qui fut utile à la république ; il l’a publié depuis. Dès que Cicéron se fut assis, Catilina, fidèle à son rôle de dissimulation, les yeux baissés, d’une voix suppliante, conjura les sénateurs « de ne rien croire légèrement sur son compte : la noble maison dont il était sorti, la conduite qu’il avait tenue dès sa première jeunesse, lui permettant d’aspirer à tout (79), ils ne devaient pas penser qu’un patricien qui, à l’exemple de ses ancêtres, avait rendu de grands services au peuple romain, eût intérêt à la perte de la république, tandis qu’elle aurait pour sauveur M. Tullius, citoyen tout nouveau dans la ville de Rome ». Comme à ces traits contre Cicéron (80) il ajoutait d’autres injures, tous les sénateurs l’interrompent par leurs murmures, le traitent d’ennemi public et de parricide. Furieux, il s’écrie : « Puisque, environné d’ennemis, on me pousse vers l’abîme, j’éteindrai sous des ruines l’incendie qu’on me prépare (81) ».
XXXII. À ces mots il sort brusquement du sénat et rentre dans sa maison. Là, il roule mille projets dans son esprit ; considérant que ses entreprises contre le consul sont déjouées, que des gardes protègent la ville contre l’incendie, il juge que ce qu’il y a de mieux à faire est de renforcer son armée et de s’assurer, avant que l’enrôlement des légions soit achevé, de tout ce qui doit servir ses opérations de guerre. Il part donc au milieu de la nuit, et presque sans suite, pour le camp de Mallius ; mais il mande à Cethegus, à Lentulus, et à d’autres conjurés dont il connaissait l’activité et l’audace, d’employer tous les moyens pour fortifier le parti, hâter l’assassinat du consul, disposer le meurtre, l’incendie, et toutes les horreurs de la guerre : pour lui, dans peu de jours, il sera aux portes de la ville avec une grande armée.
XXXIII. Tandis que ces événements se passent à Rome, Mallius prend dans son armée des députés qu’il envoie vers Marcius Rex, avec un message ainsi conçu : « Nous en prenons les dieux et les hommes à témoin, général : ce n’est ni contre la patrie que nous avons pris les armes, ni contre la sûreté de nos concitoyens ; nous voulons seulement garantir nos personnes de l’oppression, nous malheureux, indigents, et qui, grâce aux violences et à la cruauté des usuriers, sommes la plupart sans patrie, tous sans considération et sans fortune. À aucun de nous il n’a été permis, selon la coutume de nos pères, d’invoquer la loi, et, après la perte de notre patrimoine, de sauver notre liberté personnelle : tant fut grande la barbarie des usurieurs et du préteur ! Souvent vos pères, touchés des maux du peuple romain, sont venus, par des décrets, au secours de son indigence ; et, naguère, nous avons pu voir le taux excessif des dettes amener, du consentement de tous les bons citoyens, la réduction à un quart pour cent (82). Souvent le peuple, mû par le désir de dominer, ou soulevé par l’orgueil des magistrats, se sépara des patriciens ; mais nous, nous ne demandons ni le pouvoir, ni les richesses, ces grands, ces éternels mobiles de guerre et de combats entre les mortels ; nous ne voulons que la liberté, à laquelle tout homme d’honneur ne renonce qu’avec la vie. Nous vous conjurons, vous et le sénat ; prenez en pitié de malheureux concitoyens : ces garanties de la loi, que nous a enlevées l’injustice du préteur, rendez-les-nous, et ne nous imposez point la nécessité de chercher en mourant les moyens de vendre le plus chèrement possible notre vie ».
XXXIV. À ce message, Q. Marcius répondit que « s’ils avaient quelque demande à faire au sénat, ils devaient mettre bas les armes, et se rendre à Rome comme suppliants ; que toujours le sénat et le peuple romain avaient montré assez de mansuétude et d’humanité pour que nul n’eût jamais en vain imploré son assistance ». Cependant Catilina, pendant qu’il est en route, écrit à la plupart des personnages consulaires et aux citoyens les plus recommandables « qu’en butte à de fausses accusations, et ne pouvant résister à la faction de ses ennemis, il cédait à la fortune et s’exilait à Marseille ; non qu’il se reconnût coupable d’un si grand crime, mais pour donner la paix à la république et ne point susciter de sédition par sa résistance ». Mais bien différentes étaient les lettres dont Q. Catulus fit lecture au sénat, et qu’il dit lui avoir été remises de la part de Catilina. En voici la copie :
XXXV. « L. Catilina, à Q. Catulus, salut. — Le rare dévouement dont vous m’avez donné des preuves, et qui m’est si précieux, me fait, dans l’imminence de mes périls, avoir confiance à la recommandation que je vous adresse. Ce n’est donc point l’apologie de ma nouvelle entreprise que je veux vous présenter ; c’est une explication que, sans avoir la conscience d’aucun tort, j’entreprends de vous donner, et certes vous ne manquerez pas de la trouver satisfaisante. Des injustices, des affronts, m’ont poussé à bout. Voyant que, privé du fruit de mes travaux et de mes services, je ne pouvais obtenir le rang convenable à ma dignité, j’ai pris en main, selon ma coutume, la cause commune des malheureux : non que je ne fusse en état d’acquitter avec mes biens mes engagements personnels, puisque, pour faire face à des engagements qui m’étaient étrangers, la générosité d’Orestilla et la fortune de sa fille ont été plus que suffisantes ; mais des hommes indignes étaient comblés d’honneurs sous mes yeux, tandis que, par une injuste prévention, je m’en voyais écarté. C’est par ce motif que, prenant un parti assez honorable dans ma disgrâce, j’ai embrassé l’espoir de conserver ce qui me restait de dignité. Je me proposais de vous en écrire davantage, mais l’on m’annonce qu’on prépare contre moi les dernières violences. Je n’ai que le temps de vous recommander Orestilla, et je la confie à votre foi. Protégez-la contre l’oppression, je vous en supplie par vos enfants. Adieu ».
XXXVI. Catilina s’arrêta quelques jours chez C. Flaminius Flamma, sur le territoire d’Arretium, pour distribuer des armes à tout le voisinage, déjà préparé à la révolte ; puis, avec les faisceaux et les autres insignes du commandement, il se rendit au camp de Mallius. Dès qu’on en fut instruit à Rome, le sénat déclare (83) « Catilina et Mallius ennemis de la république : à la foule de leurs partisans, il fixe le jour avant lequel ils pourront, en toute sûreté, mettre bas les armes ; il n’excepte que les condamnés pour crime capital. » On décrète en outre « que les consuls feront des levées ; qu’Antoine, à la tête de l’armée, se mettra sans délai à la poursuite de Catilina, et que Cicéron restera à la défense de la ville ». Combien dans cette conjoncture l’empire romain me parut digne de compassion ! Du levant au couchant toute la terre soumise par ses armes lui obéissait ; au dedans, on avait à souhait paix et richesses, les premiers des biens aux yeux des mortels ; et cependant des citoyens s’obstinaient à se perdre, eux et la république ; car, malgré les deux décrets du sénat, il ne se trouva pas un seul homme, dans une si grande multitude, que l’appât de la récompense déterminât à révéler la conjuration, pas un qui désertât le camp de Catilina : tant était grande la force d’un mal qui, comme une contagion, avait infecté l’âme de la plupart des citoyens !
XXXVII. Et ces dispositions hostiles (84) n’étaient pas particulières aux complices de la conjuration : en général, dans tout l’empire, la populace, avide de ce qui est nouveau, approuvait l’entreprise de Catilina, et en cela elle suivait son penchant habituel ; car toujours, dans un état, ceux qui n’ont rien portent envie aux honnêtes gens, exaltent les méchants, détestent les vieilles institutions, en désirent de nouvelles, et, en haine de leur position personnelle, veulent tout bouleverser. De troubles, de séditions ils se repaissent sans nul souci, car la pauvreté se tire facilement d’affaire. Et quant au peuple de Rome, plus d’un motif le poussait vers l’abîme : d’abord, ceux qui, en quelque lieu que ce fût, se faisaient remarquer par leur bassesse et par leur audace ; d’autres aussi, qui, par d’infâmes excès, avaient dissipé leur patrimoine ; tous ceux enfin qu’une action honteuse ou un forfait avaient chassés de leur patrie étaient venus refluer sur Rome comme dans une sentine. En second lieu, beaucoup d’autres, se rappelant la victoire de Sylla, et voyant de simples soldats devenus, les uns sénateurs, les autres si riches, qu’ils passaient leur vie au sein de l’abondance et d’un faste royal, se flattaient, si eux-mêmes prenaient les armes, d’obtenir les mêmes avantages de la victoire. De plus, la jeunesse qui, dans les campagnes, n’avait, pour tout salaire du travail de ses mains que l’indigence à supporter, attirée par l’appât des largesses publiques et particulières, avait préféré l’oisiveté de Rome à un travail ingrat. Ceux-là et tous les autres subsistaient du malheur public. Aussi ne doit-on pas s’étonner que de tels hommes, indigents, sans mœurs, pleins de magnifiques espérances, vissent le bien de l’état là où ils croyaient trouver le leur. En outre, ceux dont Sylla vainqueur avait proscrit les pères, ravi les biens, restreint la liberté, n’attendaient pas dans des dispositions différentes l’événement de la guerre. Joignez à cela que tout le parti opposé au sénat aimait mieux voir l’état bouleversé que de perdre son influence : tant, après de longues années, ce fléau des vieilles haines s’était de nouveau propagé parmi les citoyens !
XXXVIII. En effet, dès que, sous le consulat de Cn. Pompée et de M. Crassus, la puissance tribunitienne eut été rétablie, de jeunes hommes, se voyant tout à coup revêtus de cette haute dignité, commencèrent, avec toute la fougue de leur âge, à déclamer contre le sénat, à agiter le peuple ; bientôt, par leurs largesses et leurs promesses, ils l’animent de plus en plus ; et c’est ainsi qu’ils obtenaient la célébrité et la puissance. Contre eux luttaient de toute leur influence la plupart des nobles, en apparence pour le sénat, en réalité pour leur propre grandeur ; car, à parler sans détour, tous ceux qui, dans ces temps-là, agitèrent la république sous des prétextes honorables, les uns comme pour défendre les droits du peuple, les autres pour rendre prépondérante l’autorité du sénat, n’avaient en vue, quoiqu’ils alléguassent le bien public, que leur puissance personnelle. Il n’y avait dans ce débat ni modération ni mesure ; chacun des deux partis usa cruellement de la victoire.
XXXIX. Mais, après que Cn. Pompée eut été chargé de la guerre maritime et de celle contre Mithridate, l’influence du peuple diminua, et la puissance d’un petit nombre s’accrut. Magistratures, gouvernements, tous les honneurs étaient à eux : inviolables, comblés d’avantages, ils passaient leur vie sans alarmes, et par la terreur des condamnations, ils empêchaient les autres citoyens d’agiter le peuple pendant leur magistrature. Mais, dès que, grâce à la fluctuation des partis, l’espoir d’un changement fut offert, le vieux levain de la haine se réveilla dans ces âmes plébéiennes ; et si, d’un premier combat, Catilina fût sorti vainqueur, ou que, du moins, le sort en eût été douteux, il est certain que les plus grands désastres auraient accablé la république ; on n’eût pas permis aux vainqueurs de jouir longtemps de leur triomphe : profitant de leur lassitude et de leur épuisement, un ennemi plus puissant leur eût enlevé la domination et la liberté.
On vit alors plusieurs citoyens étrangers à la conjuration partir d’abord pour le camp de Catilina : de ce nombre était Aulus Fulvius (85), fils du sénateur, que son père fit arrêter en chemin, et mettre à mort. Dans le même temps, à Rome, Lentulus, conformément aux instructions de Catilina, sollicitait par lui-même ou par d’autres tous ceux que leur caractère ou l’état de leur fortune semblait disposer à une révolution : il s’adressait non seulement aux citoyens, mais aux hommes de toute autre classe, pourvu qu’ils fussent propres à la guerre.
XL. Il charge donc un certain P. Umbrenus (86) de s’aboucher avec les députés des Allobroges (87), et de les engager, s’il lui est possible, à prendre parti pour eux dans cette guerre. Il pensait qu’accablés du fardeau des dettes, tant publiques que particulières, belliqueux d’ailleurs, comme toute la nation gauloise, ils pourraient facilement être amenés à une telle résolution. Umbrenus, qui avait fait le commerce dans la Gaule, connaissait presque tous les principaux citoyens des grandes villes, et il en était connu. Sans perdre donc un instant, la première fois qu’il voit les députés dans le Forum, il leur fait quelques questions sur la situation de leur pays ; puis, comme s’il déplorait leur sort, il en vient à leur demander « quelle fin ils espèrent à de si grands maux « . Dès qu’il les voit se plaindre de l’avidité des gouverneurs, accuser le sénat, dans lequel ils ne trouvaient aucun secours, et n’attendre plus que la mort pour remède à leurs misères : » Eh bien ! leur dit-il, si vous voulez seulement être des hommes, je vous indiquerai le moyen de vous soustraire à tant de maux ». À ces paroles, les Allobroges, pleins d’espérance, supplient Umbrenus d’avoir pitié d’eux ; rien de si périlleux ni de si difficile qu’ils ne soient prêts à tenter avec ardeur, si c’est un moyen de libérer leur patrie du fardeau des dettes. Umbrenus les conduit dans la maison de D. Brutus (88) : elle était voisine du Forum, et on n’y était pas étranger au complot, à cause de Sempronia ; car, dans ce moment, Brutus était absent de Rome. Il fait aussi venir Gabinius, afin de donner plus de poids à ce qu’il va dire, et, en sa présence, il dévoile la conjuration, nomme les complices, et même un grand nombre d’hommes de toutes les classes tout à fait innocents, afin de donner aux députés plus de confiance : ceux-ci lui promettent leur concours ; il les congédie.
XLI. Les Allobroges furent longtemps incertains sur le parti qu’ils devaient prendre. D’un côté leurs dettes, leur penchant pour la guerre, les avantages immenses qu’on espérait de la victoire ; de l’autre la supériorité des forces, des mesures infaillibles, et, pour un espoir très douteux, des récompenses certaines. Après qu’ils eurent ainsi tout pesé, la fortune de la république l’emporta enfin. Ils révèlent donc tout ce qu’ils ont entendu à Q. Fabius Sanga, qui était le principal patron de leur pays. Cicéron, instruit du complot par Sanga (89), ordonne aux députés de feindre le plus grand zèle pour la conjuration, de se mettre en rapport avec le reste des complices, de leur prodiguer les promesses, et de ne rien négliger pour acquérir les preuves les plus évidentes de leur projet.
XLII. Vers ce même temps il y eut des mouvements dans la Gaule citérieure et ultérieure, le Picénum, le Bruttium et l’Apulie. En effet, les émissaires que Catilina avait précédemment envoyés voulant, avec irréflexion et comme par esprit de vertige, tout faire à la fois, tenir des assemblées nocturnes, transporter des armes et des traits, presser, mettre tout en mouvement, causent plus d’alarmes que de danger. Il y en eut un grand nombre que le préteur Q. Metellus Celer, après avoir, en vertu d’un sénatus-consulte, informé contre eux, fit jeter en prison. Semblable mesure fut prise dans la Gaule ultérieure par C. Murena (90), qui gouvernait cette province en qualité de lieutenant.
XLIII. À Rome, Lentulus et les autres chefs de la conjuration, ayant, à ce qu’ils croyaient, des forces suffisantes, avaient décidé qu’aussitôt l’arrivée de Catilina sur le territoire de Fésules L. Bestia (91), tribun du peuple, convoquerait une assemblée pour se plaindre des harangues de Cicéron, et rejeter sur cet estimable consul (92) tout l’odieux d’une guerre si désastreuse. C’était le signal auquel, dès la nuit suivante, la foule des conjurés devait exécuter ce que chacun d’eux avait à faire. Voici, dit-on, comment les rôles étaient distribués : Statilius et Gabinius, avec une nombreuse escorte, devaient dans le même moment mettre le feu à douze endroits convenables dans Rome, afin qu’à la faveur du tumulte l’accès fût plus facile auprès du consul et auprès de ceux que l’on voulait sacrifier ; Cethegus, assaillir la maison de Cicéron, et le poignarder : chacun avait sa victime. Quant aux fils de famille, de la classe noble la plupart, ils devaient tuer leurs pères ; puis, dans le trouble universel causé par le meurtre et l’incendie, tous se faire jour pour joindre Catilina.
Au milieu de ces apprêts et de ces résolutions, Cethegus ne cessait de se plaindre de l’inertie des conjurés : avec leurs hésitations, leurs remises d’un jour à l’autre, ils laissaient échapper les plus belles occasions ; il fallait, dans un si grand péril, agir, et non délibérer ; pour lui, si quelques braves voulaient le seconder, les autres dussent-ils rester endormis, il attaquerait le sénat. Naturellement fougueux, violent, prompt à l’exécution, il ne voyait de succès que dans la célérité.
XLIV. Cependant, d’après les instructions de Cicéron, les Allobroges (93) se rendent auprès des conjurés par l’entremise de Gabinius. Ils demandent à Lentulus, à Cethegus, à Statilius et à Cassius de leur donner, revêtu de leur seing, un engagement qu’ils puissent montrer à leurs concitoyens, qui, sans cela, se laisseraient difficilement engager dans une si grande entreprise. Tous le donnent sans défiance, excepté Cassius, qui promet de se rendre bientôt en personne dans leur pays, et part de Rome un peu avant les députés. Lentulus envoie avec eux un certain T. Volturcius, de Crotone, afin qu’avant de rentrer dans leur pays ils se lient encore plus étroitement par des serments réciproques avec Catilina. Le même Volturcius doit remettre à Catilina une lettre conçue en ces termes :
« Celui que je vous envoie (94) vous dira qui je suis. Songez à votre détresse, et rappelez-vous que vous êtes homme. Réfléchissez à tout ce qu’exige votre position, et cherchez des auxiliaires partout, même dans la plus basse classe ».
Lentulus charge Vollurcius d’ajouter verbalement : « Déclaré ennemi de la république, dans quel but Catilina repousserait-il les esclaves ? À Rome, tout est prêt comme il l’a ordonné ; qu’il ne tarde plus à s’en approcher ».
XLV. Ces mesures prises, et pendant la nuit fixée pour le départ des ambassadeurs, Cicéron, par eux instruit de tout, donne aux préteurs L. Valerius Flaccus et C. Pomptinus (95) l’ordre de se tenir en embuscade sur le pont Milvius, et d’arrêter l’escorte des Allobroges. Il leur explique en détail le but de leur mission, puis en abandonne l’exécution à leur prudence. Ces deux hommes de guerre disposent leur troupe sans bruit, et, suivant leurs instructions, se rendent secrètement maîtres des abords du pont. À peine Volturcius et les Allobroges y sont-ils arrivés, qu’un cri s’élève des deux côtés en même temps. Les Allobroges, reconnaissant aussitôt de quoi il s’agit, se rendent sans hésiter aux préteurs. Volturcius d’abord exhorte les siens, et, l’épée à la main, se défend contre cette multitude ; mais, dès qu’il se voit abandonné par les députés, il prie instamment Pomptinus, dont il était connu, de le sauver ; enfin, intimidé et ne comptant plus sur la vie, il se rend aux préteurs comme à des ennemis.
XLVI. Cette expédition terminée (96), le consul est instruit de tout par un prompt message. Alors il se sent partagé entre une joie et une inquiétude également vives. S’il se réjouit de voir, par la découverte de la conspiration, Rome arrachée au danger, il se demande avec anxiété ce qu’il doit faire de si éminents citoyens surpris en un si affreux délit. Il prévoit que l’odieux de leur supplice retombera sur lui, et que leur impunité perdra la république. Enfin, raffermissant son âme, il envoie chercher Lentulus, Cethegus, Statilius, Gabinius, ainsi que Q. Céparius de Terracine, qui se disposait à partir pour l’Apulie, afin d’y soulever les esclaves. Tous arrivent sans délai, excepté Céparius, qui, sorti de sa maison un instant auparavant et apprenant que tout était découvert, avait fui de Rome. Le consul, par considération pour la dignité de préteur dont Lentulus est revêtu, le conduit par la main ; il fait amener les autres, sous escorte, dans le temple de la Concorde. Là, il convoque le sénat, et en présence d’un grand nombre de ses membres, il fait entrer Volturcius avec les Allobroges (97), et ordonne au préteur Flaccus d’apporter aussi le portefeuille et la lettre que ces ambassadeurs lui avaient remis.
XLVII. Interrogé sur son voyage, sur cette lettre, enfin sur tous ses projets et sur leurs motifs, Volturcius a d’abord recours au mensonge et à la dissimulation ; mais ensuite, sommé de parler, sous la garantie de la foi publique, il dévoile tout ce qui a été fait : « C’est depuis peu de jours seulement que Gabinius et Céparius l’ont fait entrer dans la conjuration ; il ne sait rien de plus que les ambassadeurs ; seulement il a plus d’une fois entendu dire à Gabinius que P. Autronius, Servius Sylla, L. Vargunteius, et bien d’autres encore, étaient dans la conjuration ». Les Allobroges font les mêmes déclarations ; et, Lentulus persistant à nier, ils le confondent, et par sa lettre, et par des propos qu’il avait souvent à la bouche : « Que les livres Sibyllins avaient promis l’empire de Rome à trois Cornélius ; que déjà l’on avait vu Cinna et Sylla ; et qu’il était, lui, le troisième dont la destinée serait d’être le maître de Rome ». Il avait dit encore : « qu’on était dans la vingtième année depuis l’incendie du Capitole ; et que, d’après divers prodiges, les aruspices avaient souvent prédit qu’elle serait ensanglantée par la guerre civile ». La lecture des lettres achevée, chacun des conjurés ayant préalablement reconnu sa signature, le sénat décrète : « que Lentulus abdiquera sa magistrature, et sera remis, avec ses complices, à la garde de citoyens ». On confie donc Lentulus à P. Lentulus Spinther, alors édile (98) ; Cethegus à Q. Cornificius ; Statilius à C. César ; Gabinius à M. Crassus ; et Céparius, qui venait d’être arrêté dans sa fuite, au sénateur Cn. Terrentius.
XLVIII. Cependant, la conjuration découverte, la populace, qui d’abord, par amour de la nouveauté, n’avait été que trop portée pour cette guerre, change de sentiment, maudit l’entreprise de Catilina, élève Cicéron jusqu’aux nues (99), et, comme si elle venait d’être arrachée à la servitude, témoigne sa joie et son allégresse. En effet, les autres fléaux de la guerre lui promettaient plus de butin que de dommage ; mais l’incendie lui semblait cruel, monstrueux, et désastreux surtout pour elle, dont tout l’avoir consistait dans son mobilier, ses ustensiles et ses vêtements. Le lendemain, on avait amené devant le sénat un certain L. Tarquinius, qui, au moment de son arrestation, était, dit-on, en chemin pour se rendre auprès de Catilina. Comme il promettait de faire des révélations si on lui garantissait sa grâce, le consul lui ayant commandé de dire tout ce qu’il savait, il donne à peu près les mêmes détails que Volturcius sur les apprêts pour l’incendie, sur le massacre des gens de bien, sur la marche de l’ennemi ; il ajoute « qu’il est dépêché par M. Crassus à Catilina pour lui dire de ne point s’épouvanter de l’arrestation de Lentulus, de Cethegus et des autres conjurés ; que c’était une raison de plus pour se hâter de marcher sur Rome, afin de relever le courage des autres conjurés, et de faciliter la délivrance de ceux qui avaient été arrêtés ».
Mais, dès que Tarquinius eut nommé Crassus (100), homme d’une naissance illustre, d’une immense richesse, d’un crédit sans bornes, les uns se récrièrent sur l’invraisemblance d’une telle dénonciation ; les autres, tout en la croyant fondée, jugèrent néanmoins que, dans un pareil moment, il fallait plutôt ménager qu’aigrir un citoyen si redoutable : la plupart étaient, pour leurs affaires particulières, dans la dépendance de Crassus. Tous donc de proclamer Tarquinius « faux témoin » et de demander qu’il en soit délibéré. Cicéron recueille les votes : le sénat, ce jour-là très nombreux, décrète « que la dénonciation de Tarquinius esl évidemment fausse, qu’il sera retenu dans les fers, et qu’il ne recouvrera sa liberté que lorsqu’il aura fait connaître par le conseil de qui il avait avancé une si énorme imposture ».
Quelques-uns ont cru, dans le temps, que P. Autronius avait fabriqué cette accusation, dans l’espoir que, si Crassus se trouvait compromis, dans un commun danger il couvrirait les conjurés de sa puissance. Selon d’autres, Tarquinius avait été mis en jeu par Cicéron, qui voulut ainsi empêcher que Crassus, en se chargeant, selon sa coutume, de la cause des coupables, n’excitât des troubles dans la république. Et j’ai moi-même entendu plus tard Crassus dire hautement qu’un si cruel affront lui avait été ménagé par Cicéron.
XLIX. Cependant Q. Catulus (101) et C. Pison ne purent alors, ni par leur crédit, ni par leurs instances, ni à force d’argent, engager Cicéron à se servir des Allobroges, ni d’aucun autre délateur, pour accuser faussement C. César. Tous deux, en effet, étaient ses ennemis déclarés : Pison, depuis qu’il avait été attaqué devant le tribunal des concussions pour le supplice injuste d’un habitant de la Gaule transpadane ; Catulus, depuis ses démarches pour le pontificat, nourrissait cette haine ardente, en voyant qu’à la fin de sa carrière, et après avoir passé par les plus hautes dignités, il avait succombé dans sa lutte contre un tout jeune homme tel que César. L’occasion semblait favorable ; les immenses libéralités particulières de celui-ci et ses largesses publiques l’avaient prodigieusement endetté. Mais, ne pouvant déterminer le consul à une action si odieuse, eux-mêmes vont de proche en proche répandre cette imposture, qu’ils disent tenir de Volturcius ou des Allobroges, et excitent contre César des préventions si fortes, que plusieurs chevaliers romains, qui, pour la sûreté du sénat, étaient en armes autour du temple de la Concorde, poussés, soit par l’idée du péril, soit par le noble désir de faire éclater leur zèle pour la patrie, menacèrent César de leurs épées lorsqu’il sortit de l’assemblée du sénat.
L. Tandis que ces délibérations occupent le sénat, et qu’on décerne des récompenses aux ambassadeurs allobroges, ainsi qu’à Titus Volturcius, dont les dépositions avaient été reconnues vraies, les affranchis de Lentulus, et un petit nombre de ses clients, allaient, chacun de son côté, exciter dans les rues les artisans et les esclaves à venir le délivrer : quelques-uns cherchaient avec empressement ces meneurs de la multitude, qui, pour de l’argent, étaient toujours prêts à troubler l’état. De son côté, Cethegus, par des émissaires, sollicitait ses esclaves et ses affranchis, troupe d’élite exercée aux coups d’audace, pour qu’en masse et avec des armes ils se fissent jour jusqu’à lui.
Le consul, instruit de ces mouvements, fait les dispositions de troupes qu’exigent la circonstance et le moment, convoque le sénat, et met en délibération le sort des détenus. Déjà dans une précédente assemblée, le sénat, très-nombreux, les avait déclarés traîtres à la patrie. Decimus Junius Silanus (102), appelé à opiner le premier en qualité de consul désigné, fut d’abord d’avis que l’on condamnât au dernier supplice ceux qui étaient détenus, ainsi que L. Cassius, P. Furius, P. Umbrenus et Q. Annius, si on parvenait à les arrêter. Mais ensuite le même Silanus, ébranlé par le discours de C. César, annonça qu’il se rangerait à l’avis de Tibérius Néron (103), qui demandait qu’après avoir renforcé les postes on ajournât la décision. César, quand son tour fut venu, invité par le consul à donner son opinion, s’exprima à peu près en ces termes (104) :
LI. « Sénateurs, tout homme qui délibère sur des affaires douteuses doit être exempt de haine, d’affection, de colère et de pitié. Difficilement il parvient à démêler la vérité, l’esprit que ces sentiments préoccupent, et jamais personne n’a pu à la fois servir sa passion et ses intérêts. Appliquez à un objet toute la puissance de votre esprit, il sera fort ; si la passion s’en empare et le domine, il sera sans force. Ce serait ici pour moi une belle occasion, sénateurs, de rappeler et les rois et les peuples qui, cédant à la colère ou à la pitié, ont pris de funestes résolutions : mais j’aime mieux rapporter ce que nos ancêtres, en résistant à la passion, ont su faire de bon et de juste. Dans la guerre de Macédoine (105), que nous fîmes contre le roi la république de Rhodes (106), puissante et glorieuse, qui devait sa grandeur à l’appui du peuple romain, se montra déloyale et hostile envers nous. Mais lorsque, la guerre terminée, on délibéra sur le sort des Rhodiens, nos ancêtres, pour qu’il ne fût pas dit que les richesses de ce peuple, plutôt que ses torts, avaient donné lieu à la guerre, les laissèrent impunis. De même, dans toutes les guerres puniques, bien que les Carthaginois eussent souvent, soit pendant la paix, soit pendant les trêves, commis d’atroces perfidies, nos pères n’en prirent jamais occasion de les imiter, plus occupés du soin de leur dignité (107) que d’obtenir de justes représailles.
Et vous aussi, sénateurs, vous devez prendre garde que le crime de P. Lentulus et de ses complices n’ait plus de pouvoir sur vous que le sentiment de votre dignité : et l’on ne vous verra pas consulter votre colère plutôt que votre gloire. En effet, si un supplice digne de leur forfait peut s’inventer, j’approuve la mesure nouvelle que l’on propose : si, au contraire, la grandeur du crime surpasse tout ce qu’on peut imaginer, je pense qu’il faut s’en tenir à ce qui a été prévu par les lois. La plupart de ceux qui ont énoncé avant moi leur opinion ont, avec art, et en termes pompeux, déploré le malheur de la république : ils ont énuméré les horreurs que la guerre doit entraîner et les maux réservés aux vaincus ; le rapt des jeunes filles et des jeunes garçons ; les enfants arrachés des bras de leurs parents ; les mères de famille forcées de subir les caprices du vainqueur ; le pillage des temples et des maisons, le carnage, l’incendie ; partout enfin les armes les cadavres, le sang et la désolation. Mais, au nom des dieux immortels, à quoi tendaient ces discours ? À vous faire détester la conjuration ? Sans doute, celui qu’un attentat si grand et si atroce n’a pu émouvoir, un discours va l’enflammer ! Il n’en est pas ainsi : jamais les hommes ne trouvent légères leurs injures personnelles ; beaucoup les ressentent trop vivement. Mais, sénateurs, à tous n’est pas donnée la même liberté. Ceux qui, dans une humble condition, passent obscurément leur vie peuvent faillir par emportement : peu de gens le savent ; chez ceux-là, renommée et fortune sont égales. Mais ceux qui, revêtus d’un grand pouvoir, vivent en spectacle aux autres, ne font rien dont tout le monde ne soit instruit (108). Ainsi, plus est haute la fortune et plus grande est la contrainte (109) : alors la partialité, la haine, mais surtout la colère, ne sont point permises. Ce qui chez les autres se nomme emportement, on l’appelle, chez les hommes du pouvoir, orgueil et cruauté.
Pour vous exprimer mon opinion, sénateurs, toutes les tortures n’égaleront jamais les forfaits des conjurés. Mais, chez la plupart des mortels, ce sont les dernières impressions qui restent : or, des plus grands scélérats on oublie le crime, et l’on ne parle que du châtiment, pour peu qu’il ait été trop sévère.
Ce qu’a dit D. Silanus, homme ferme et courageux, il l’a dit, je le sais, par zèle pour la république, et, dans une affaire si grave, ni l’affection ni la haine n’ont eu sur lui aucune influence. Je connais trop la sagesse et la modération de cet illustre citoyen. Toutefois son avis me paraît, je ne dis pas cruel (car peut-on être cruel envers de pareils hommes ?), mais contraire à l’esprit de notre gouvernement. Assurément, Silanus, ce ne peut être que la crainte ou l’indignation qui vous ait forcé, vous, consul désigné, à voter une peine d’une nouvelle espèce. La crainte ? il est inutile d’en parler, lorsque, grâce à l’active prévoyance de notre illustre consul, tant de gardes sont sous les armes ; la peine ? il nous est bien permis de dire la chose telle qu’elle est : dans l’affliction, comme dans l’infortune, la mort n’est point un supplice, c’est la fin de toutes les peines : par elle, tous les maux de l’humanité s’évanouissent ; au delà il n’est plus ni souci ni joie.
Mais, au nom des dieux immortels, pourquoi donc à votre sentence, Silanus, n’avez-vous pas ajouté qu’ils seraient préalablement battus de verges ? Est-ce parce que la loi Porcia (110) le défend ? mais d’autres lois aussi défendent d’ôter la vie à des citoyens condamnés, et ordonnent de les laisser aller en exil. Est-ce parce qu’il est plus cruel d’être frappé de verges que mis à mort ? mais qu’y a-t-il de trop rigoureux, de trop cruel envers des hommes convaincus d’un si noir attentat ? Que si cette peine est plus légère, convient-il de respecter la loi sur un point moins essentiel pour l’enfreindre dans ce qu’elle a de plus important ?
Mais, dira-t-on, qui osera censurer votre décret contre les fils parricides de la république ? Le temps, un jour, la fortune, dont le caprice gouverne le monde. Quoi qu’il leur arrive, ils l’auront mérité. Mais vous, sénateurs, considérez l’influence que, pour d’autres accusés, peut avoir votre décision. Tous les abus sont nés d’utiles exemples ; mais, dès que le pouvoir tombe à des hommes inhabiles ou moins bien intentionnés, un premier exemple, fait à propos sur des sujets qui le méritaient, s’applique mal à propos à d’autres qui ne le méritent point.
Vainqueurs des Athéniens (111), les Lacédémoniens leur imposèrent trente chefs pour gouverner leur république. Ceux-ci commencèrent par faire périr sans jugement tous les plus scélérats, tous ceux que chargeait la haine publique : le peuple de se réjouir et de dire que c’était bien fait. Plus tard, ce pouvoir sans contrôle s’enhardit peu à peu ; bons et méchants furent indistinctement immolés au gré du caprice : le reste était dans la terreur. Ainsi Athènes, accablée sous la servitude, expia bien cruellement son extravagante joie.
De nos jours, lorsque Sylla vainqueur fit égorger Damasippe et d’autres hommes de cette espèce, qui s’étaient élevés pour le malheur de la République, qui ne louait point cette action ? C’étaient, disait-on, des hommes de crime, des factieux, qui, par leurs séditions, avaient bouleversé la République ; ils périssaient avec justice. Mais cette exécution fut le signal d’un grand carnage. Car, pour peu que l’on convoitât une maison, une terre, ou seulement un vase, un vêtement appartenant à un citoyen, on s’arrangeait de manière à le faire mettre au nombre des proscrits. Ainsi ceux pour qui la mort de Damasippe avait été un sujet de joie furent bientôt eux-mêmes traînés au supplice ; et les égorgements ne cessèrent qu’après que Sylla eut comblé tous les siens de richesses.
Assurément ce n’est pas moi qui redoute rien de pareil, ni de la part de M. Tullius, ni dans les circonstances actuelles ; mais, au sein d’un grand État, la variété des caractères est infinie. On peut, dans un autre temps, sous un autre consul, qui comme lui disposerait d’une armée, croire à la réalité d’un complot imaginaire. Si, d’après cet exemple, armé d’un décret du sénat, un consul tire le glaive, qui arrêtera, qui réglera le cours de ces exécutions ?
Nos ancêtres, sénateurs, ne manquèrent jamais de prudence ni de décision ; et l’orgueil ne les empêchait point d’adopter les usages étrangers, quand ils leur paraissaient bons. Aux Samnites, ils empruntèrent leurs armes offensives et défensives ; aux Toscans (112), la plupart des insignes des magistratures ; en un mot, tout ce qui, chez leurs alliés ou leurs ennemis, leur paraissait convenable, ils mettaient une ardeur extrême à se l’approprier, aimant mieux imiter les bons exemples qu’en être jaloux. À la même époque, adoptant un usage de la Grèce, ils infligèrent les verges aux citoyens et le dernier supplice aux condamnés. Plus tard, la République s’agrandit ; l’agglomération des citoyens donna aux factions plus d’importance, l’innocent fut opprimé : on se porta à bien des excès de ce genre. Alors la loi Porcia et d’autres lois furent promulguées, qui n’autorisent que l’exil contre les condamnés. C’est surtout cette considération, sénateurs, qui, pour nous détourner de toute innovation, me paraît décisive. Certes, il nous étaient supérieurs en vertu et en sagesse, ces hommes qui, avec de si faibles moyens, ont élevé un si grand empire, tandis que nous, héritiers d’une puissance si glorieusement acquise, c’est à grand’peine que nous la conservons.
Mon avis est-il donc qu’on mette en liberté les coupables, pour qu’ils aillent grossir l’armée de Catilina ? Nullement ; mais je vote pour que leurs biens soient confisqués ; pour qu’eux-mêmes soient retenus en prison dans les municipes les mieux pourvus de force armée ; pour qu’on ne puisse jamais, par la suite, proposer leur réhabilitation, soit au sénat, soit au peuple : que quiconque contreviendra à cette défense soit déclaré par le sénat ennemi de l’état et du repos public ».
LII. Dès que César eut cessé de parler, les sénateurs exprimèrent, d’un seul mot, leur assentiment à l’une ou à l’autre des opinions émises (113). Mais, quand M. Porcius Caton fut invité à dire la sienne, il prononça le discours suivant :
« Je suis d’un avis bien différent, sénateurs, soit que j’envisage la chose même et nos périls, soit que je réfléchisse sur les avis proposés par plusieurs des préopinants. Ils se sont beaucoup étendus, ce me semble, sur la punition due à des hommes qui ont préparé la guerre à leur patrie, à leurs parents, à leurs autels, à leurs foyers : or la chose même nous dit qu’il faut plutôt songera nous prémunir contre les conjurés qu’à statuer sur leur supplice. Car les autres crimes, on ne les poursuit que quand ils ont été commis ; mais celui-ci, si vous ne le prévenez, vous voudrez en vain, après son accomplissement, recourir à la vindicte des lois. Dans une ville conquise il ne reste rien aux vaincus. Mais, au nom des dieux immortels, je vous adjure, vous, pour qui vos maisons, vos terres, vos statues, vos tableaux, ont toujours été d’un plus grand prix que la république ; si ces biens, de quelque nature qu’ils soient, objets de vos tendres attachements, vous voulez les conserver ; si à vos jouissances vous voulez ménager un loisir nécessaire, sortez enfin de votre engourdissement, et prenez en main la chose publique. Il ne s’agit aujourd’hui ni des revenus de l’État ni d’outrages faits à nos alliés : c’est votre liberté, c’est votre existence, qui sont mises en péril.
Souvent, sénateurs, ma voix s’est élevée dans cette assemblée ; souvent le luxe et l’avarice de nos citoyens y furent le sujet de mes plaintes et, pour ce motif, je me suis fait beaucoup d’ennemis : car, moi qui ne me serais jamais pardonné même la pensée d’une faute, je ne pardonnais pas facilement aux autres les excès de leurs passions. Mais, bien que vous tinssiez peu de compte de mes représentations, la république n’en était pas moins forte : sa prospérité compensait votre insouciance. Aujourd’hui il ne s’agit plus de savoir si nous aurons de bonnes ou de mauvaises mœurs, si l’empire romain aura plus ou moins d’éclat et d’étendue, mais si toutes ces choses, quelles qu’elles puissent être, nous resteront ou tomberont avec nous au pouvoir de nos ennemis.
Et l’on viendra ici me parler de douceur et de clémence ! Il y a déjà longtemps que nous ne savons plus appeler les choses par leur nom : pour nous, en effet, prodiguer le bien d’autrui s’appelle largesse ; l’audace du crime, c’est courage : voilà pourquoi la république est au bord de l’abîme. Que l’on soit (j’y consens, puisque ce sont là nos mœurs) généreux des richesses de nos alliés, compatissant pour les voleurs publics ; mais que, du moins, on ne se montre pas prodigue de notre sang ; et que, pour sauver quelques scélérats, tous les bons citoyens ne soient pas sacrifiés.
C’est avec beaucoup d’art et de talent que C. César vient de disserter devant cette assemblée sur la vie et sur la mort : il estime faux, je le crois, ce que l’on raconte des enfers (114) : que, séparés des bons, les méchants vont habiter des lieux noirs, arides, affreux, épouvantables. Son avis est donc de confisquer les biens des conjurés et de les retenir en prison dans les municipes : il craint sans doute que, s’ils restaient à Rome, ils ne fussent, ou par les complices de la conjuration, ou par une multitude soudoyée, enlevés à force ouverte : comme s’il n’y avait de méchants et de scélérats que dans Rome, et qu’il n’y en eût pas par toute l’Italie ! comme si l’audace n’avait pas plus de force là où il existe moins de moyens pour la réprimer ! Le conseil que donne César est donc illusoire, s’il craint quelque danger de la part des conjurés ; si, au milieu d’alarmes si grandes et si générales, seul il est sans crainte, c’est, pour vous comme pour moi, un motif de craindre davantage.
Ainsi donc, lorsque vous statuerez sur le sort de P. Lentulus et des autres détenus, tenez pour certain que vous prononcerez à la fois sur l’armée de Catilina et sur tous les conjurés. Plus vous agirez avec vigueur, moins ils montreront de courage ; mais, pour peu qu’ils vous voient mollir un instant, vous les verrez ici plus déterminés que jamais.
Gardez-vous de penser que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, si petite d’abord, à tant de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait entre nos mains encore plus florissante, puisque, citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande quantité que nos pères. Mais ce sont d’autres moyens (115) qui firent leur grandeur, et ces moyens nous manquent : au dedans, l’activité ; au dehors, une administration juste ; dans les délibérations, une âme libre et dégagée de l’influence des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice ; la pauvreté de l’État, l’opulence des particuliers (116) ; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle distinction : toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque, tous tant que vous êtes, chacun de vous ne pense que pour soi ? Chez vous, esclaves des voluptés ; ici, des richesses ou de la faveur. De là vient que l’on ose se jeter sur la république délaissée. Mais laissons ce discours.
Des citoyens de la plus haute noblesse ont résolu l’embrasement de la patrie ; le peuple gaulois, cet ennemi implacable du peuple romain, ils l’excitent à la guerre ; le chef des révoltés, avec son armée, tient le glaive sur vos têtes. Et vous temporisez encore ! vous hésitez sur ce que vous devez faire d’ennemis arrêtés dans l’enceinte de vos murs ! Prenez en pitié, je vous le conseille, de jeunes hommes que l’ambition a égarés : faites mieux : laissez-les tout armés partir. Je le veux bien, pourvu que toute cette mansuétude et cette pitié, une fois qu’ils auront pris les armes, ne tournent pas en malheur pour vous. Sans doute le danger est terrible, mais vous ne le craignez pas : qu’ai-je dit ? il vous épouvante ; mais, dans votre indolence, dans votre pusillanimité, vous vous attendez les uns les autres ; vous différez, vous liant sans doute sur ces dieux immortels à qui, dans les plus grands périls, notre république a plus d’une fois dû son salut. Ce n’est ni par des vœux ni par de lâches supplications que s’obtient l’assistance des dieux, la vigilance, l’activité, la sagesse des conseils, voilà ce qui garantit les succès. Dès qu’on s’abandonne à l’indolence et à la lâcheté, en vain implore-t-on les dieux : ils sont courroucés et contraires (117).
Du temps de nos pères, T. Manlius Torquatus, dans la guerre des Gaulois, fit mourir son propre fils, pour avoir combattu l’ennemi sans son ordre. Ce noble jeune homme expia par sa mort un excès de courage. Et vous, vous balancez à statuer sur le sort d’exécrables parricides ! Sans doute le reste de leur vie demande grâce pour ce forfait. Oui, respectez la dignité de Lentulus, si lui-même a jamais respecté la pudeur ou sa propre réputation, s’il a jamais respecté ou les dieux ou les hommes ; pardonnez à la jeunesse de Cethegus, si deux fois déjà il ne s’est armé contre la patrie (118). Mais que dirai-je de Gabinius, de Statilius, de Céparius, qui, s’il eût encore existé pour eux quelque chose de sacré, n’auraient point tramé un si noir complot contre la république ?
Enfin, sénateurs, je le déclare, s’il pouvait être ici permis de faillir, je ne m’opposerais pas à ce que l’événement vînt vous donner une leçon, puisque vous méprisez mes discours ; mais nous sommes enveloppés de toutes parts : Calilina avec son armée, est à nos portes : dans nos murailles, au cœur même de la ville (119), nous avons d’autres ennemis. Il n’est mesure ni délibération qui puissent être prises secrètement : raison de plus pour nous hâter. Voici donc mon avis : puisque par l’exécrable complot des plus grands scélérats, la république est tombée dans le plus grand péril ; que par le témoignage de T. Volturcius et des ambassadeurs allobroges, aussi bien que par leurs propres aveux, ils sont convaincus d’avoir comploté le massacre, l’incendie et d’autres attentats affreux, atroces, envers leurs concitoyens, j’opine pour que, d’après ces aveux et la preuve acquise contre eux d’un crime capital, ils soient, conformément aux institutions de nos ancêtres, livrés au dernier supplice ».
LIII. Après que Caton se fut assis, tous les consulaires, comme aussi la plupart des sénateurs, approuvent son avis, élèvent jusqu’au ciel la fermeté de son âme, et, s’adressant des reproches, s’accusent réciproquement de timidité. Caton est proclamé grand et illustre ; le décret du sénat est rédigé conformément à sa proposition (120).
Pour moi, dans tout ce que j’ai lu (121), dans tout ce que j’ai entendu, sur ce que le peuple romain a, au dedans comme au dehors, et par mer et sur terre, accompli d’exploits glorieux, je me suis complu à rechercher quel avait été le principal mobile de tant d’heureux succès. Je savais que souvent, avec une poignée d’hommes, Rome avait su résister aux nombreuses légions de l’ennemi ; j’avais reconnu qu’avec des ressources bornées elle avait soutenu des guerres contre des rois opulents ; qu’en outre elle avait souvent éprouvé les coups de la fortune ; enfin que les Grecs en éloquence, les Gaulois dans l’art militaire, avaient surpassé les Romains. Après beaucoup de réflexions, il est demeuré constant pour moi que c’est à l’éminente vertu d’un petit nombre de citoyens (122) que sont dus tous ces exploits : par là notre pauvreté a triomphé des richesses, et notre petit nombre de la multitude.
Mais, après que le luxe et la mollesse eurent corrompu notre cité, ce fut par sa grandeur seule que la république put supporter les vices de ses généraux, et de ses magistrats ; et, comme si le sein de la mère commune eût été épuisé (123), on ne vit plus, pendant bien des générations, naître à Rome d’homme grand par sa vertu. Toutefois, de mon temps, il s’est rencontré deux hommes de haute vertu, mais de mœurs diverses, M. Caton et C. César ; et, puisque le sujet m’en a fourni l’occasion, mon intention n’est point de les passer sous silence, et je vais, autant qu’il est en moi, faire connaître leur caractère et leurs mœurs (124).
LIV. Chez eux donc la naissance, l’âge (125), l’éloquence, étaient à peu près pareils : grandeur d’âme égale, et gloire aussi, mais sans être la même. César fut grand par ses bienfaits et sa générosité ; Caton, par l’intégrité de sa vie. Le premier s’était fait un nom par sa douceur et par sa clémence ; la sévérité du second avait ajouté au respect qu’il commandait. César, à force de donner, de soulager, de pardonner, avait obtenu la gloire ; Caton, en n’accordant rien. L’un était le refuge des malheureux ; l’autre, le fléau des méchants. La facilité de celui-là, la fermeté de celui-ci, étaient également vantées. César s’était proposé pour règle de conduite l’activité, la vigilance : tout entier aux intérêts de ses amis, il négligeait les siens, ne refusait rien de ce qui valait la peine d’être accordé ; pour lui-même, grand commandement, armée, guerre nouvelle, voilà ce qu’il ambitionnait ; c’était là que son mérite pouvait briller dans tout son éclat. Mais Caton, lui, faisait son étude de la modération, de la décence, et surtout de l’austérité : il ne le disputait ni d’opulence avec les riches, ni d’influence avec les meneurs de factions, mais bien de courage avec les plus fermes, de retenue avec les plus modérés, de désintéressement avec les plus intègres ; aimant mieux être homme de bien que de le paraître : aussi, moins il cherchait la gloire, plus il en obtenait.
LV. Lorsque le sénat, comme je l’ai dit, se fut rangé à l’avis de Caton, le consul, jugeant que le mieux à faire était de devancer la nuit qui était proche, de peur qu’il n’éclatât, durant cet intervalle, quelque nouvelle tentative, ordonne aux triumvirs (126) de tout préparer pour le supplice. Lui-même, ayant disposé des gardes, conduit Lentulus à la prison ; les autres y sont menés par les préteurs. Dans cette prison l’on trouve, en descendant un peu sur la gauche, à environ douze pieds de profondeur, un lieu appelé Tullianum. Il est partout entouré de murs épais, et couvert d’une voûte cintrée de grosses pierres (127). La saleté, les ténèbres, l’infection, en rendent l’aspect hideux et terrible. Dès que dans ce cachot Lentulus eut été descendu, les exécuteurs, d’après l’ordre qu’ils en avaient reçu, lui passèrent au cou le nœud fatal. C’est ainsi que ce patricien de la très-illustre maison de Cornélius, qui avait exercé dans Rome l’autorité consulaire (128), trouva une fin digne de ses mœurs et de ses actions. Cethegus, Statilius, Gabinius et Céparius furent exécutés de la même manière.
LVI. Tandis que ces événements se passent à Rome, Catilina, avec toutes les troupes qu’il avait amenées, et que commandait Mallius, organise deux légions ; il proportionne la force de ses cohortes (129) au nombre des soldats ; ensuite, à mesure que des volontaires ou quelques-uns de ses complices arrivent au camp, il les répartit également dans les cohortes. Ainsi, en peu de temps, il parvient à mettre ses légions au complet, lui qui d’abord n’avait pas plus de deux mille hommes. Mais, de toute cette troupe, il n’y avait guère que le quart qui fût régulièrement armé ; les autres, selon ce qui leur était tombé sous la main, portaient des bâtons ferrés ou des lances ; quelques-uns, des pieux aiguisés (130). À l’approche d’Antoine avec son armée, Catilina dirige sa marche à travers les montagnes, portant son camp tantôt vers Rome, tantôt vers la Gaule, sans jamais laisser à l’ennemi l’occasion de combattre. Il espérait avoir au premier jour de grandes forces, dès qu’à Rome les conjurés auraient effectué leur entreprise. En attendant, il refusait les esclaves qui, dès le commencement, n’avaient cessé de venir le joindre par troupes nombreuses. Plein de confiance dans les ressources de la conjuration, il regardait comme contraire à sa politique de paraître rendre la cause des citoyens commune à des esclaves fugitifs.
LVII. Mais, lorsque dans le camp arrive la nouvelle qu’à Rome la conjuration était découverte ; que Lentulus, Cethegus, et les autres conspirateurs dont je viens de parler, avaient subi leur supplice, la plupart de ceux qu’avait entraînés à la guerre l’espoir du pillage ou l’amour du changement se dispersent. Catilina conduit le reste à marches forcées, à travers des montagnes escarpées, sur le territoire de Pistoie, dans l’intention de s’échapper secrètement, par des chemins de traverse, dans la Gaule cisalpine. Mais Q. Metellus Celer, avec trois légions, était posté en observation dans le Picénum : d’après l’extrémité où Catilina se trouvait réduit, et que nous avons déjà fait connaître, il avait pressenti le dessein qu’il méditait. Aussi, dès que par des transfuges il fut instruit de la marche de Catilina, il se hâta de décamper, et vint stationner au pied même des montagnes par où celui-ci devait descendre. De son côté, C. Antonius n’était pas éloigné, bien qu’avec une armée considérable il fût obligé de suivre, par des chemins plus faciles, des gens que rien n’arrêtait dans leur fuite.
Catilina, se voyant enfermé entre les montagnes et les troupes de l’ennemi, tandis qu’à Rome tout avait tourné contre lui, et qu’il ne lui restait plus aucun espoir de fuir ou d’être secouru, jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire dans une telle extrémité que de tenter le sort des armes, et résolut d’en venir au plus tôt aux mains avec Antonius. Ayant donc convoqué ses troupes, il leur adressa ce discours :
LVIII. « Je le sais, soldats, des paroles n’ajoutent rien à la valeur, et jamais la harangue d’un général ne fit d’un lâche un brave, d’une armée timide une troupe aguerrie. Ce que la nature ou l’habitude a mis d’intrépidité au cœur d’un homme, il le déploie à la guerre. Celui que ni la gloire ni les dangers ne peuvent enflammer d’ardeur, vous l’exhortez en vain ; la crainte ferme ses oreilles. Je ne vous ai donc convoqués que pour vous donner quelques avis, et en même temps pour vous exposer le motif du parti que j’ai embrassé.
Vous ne savez que trop, soldats, combien la lenteur et la lâcheté de Lentulus ont été fatales et à nous et à lui-même ; et comment, tandis que j’attendais des renforts de Rome, je me suis vu fermer le chemin de la Gaule. Maintenant quelle est la situation de nos affaires ? Vous l’appréciez tous comme moi. Deux armées ennemies, l’une du côté de Rome, l’autre du côté de la Gaule, s’opposent à notre passage. Garder plus longtemps notre position, quand même telle serait notre volonté, le manque de blé et d’autres approvisionnements nous en empêche. Quelque part que nous voulions aller, c’est le fer à la main qu’il faut nous frayer une route.
Je vous y exhorte donc : montrez-vous braves et intrépides ; et, quand vous engagerez le combat, souvenez-vous que fortune, honneur, gloire, et, de plus, liberté et patrie, tout repose dans vos mains (131). Vainqueurs, tout s’aplanit devant nous (132) : nous aurons des vivres en abondance ; les colonies, les municipes, nous seront ouverts. Si la peur nous fait reculer, tout se tournera contre nous : aucun asile, aucun ami, ne protégera celui que ses armes n’auront point protégé. Considérez en outre, soldats, que l’ennemi n’est pas soumis à l’empire de la nécessité qui nous presse ; nous, c’est pour la patrie, pour la liberté, pour la vie, que nous luttons. Eux, il leur est indifférent de combattre pour l’autorité de quelques citoyens. Attaquez donc audacieusement, et souvenez-vous de votre ancienne valeur.
Nous pouvions, accablés de honte, traîner notre vie dans l’exil : quelques-uns même de vous auraient pu à Rome, dépouillés de leurs biens, attendre pour vivre l’assistance d’autrui. Cette existence honteuse n’était pas tolérable pour des hommes. Vous avez préféré celle-ci ; si vous voulez la faire cesser, il est besoin d’audace. Nul, s’il n’est vainqueur, ne fait succéder la paix à la guerre (133) ; car espérer le salut dans la fuite, alors que vous aurez détourné de l’ennemi les armes qui vous défendent, c’est pure démence. Toujours, dans le combat, le plus grand péril est pour les plus timides ; l’intrépidité tient lieu de rempart (134).
Soldats, lorsque mes yeux s’arrêtent sur vous, et que je me retrace vos exploits, j’ai le plus grand espoir de vaincre. Votre ardeur, votre âge, votre valeur, excitent ma confiance, sans compter la nécessité, qui seule donne du courage aux plus timides. D’ailleurs, la multitude des ennemis ne peut nous envelopper dans un lieu si resserré. Toutefois, si la fortune trahissait votre courage, gardez-vous de périr sans vengeance ; et, plutôt que de vous laisser prendre pour être égorgés comme de vils troupeaux, combattez en hommes, et ne laissez à l’ennemi qu’une victoire sanglante et douloureuse ».
LIX. Après ce discours, qui fut suivi de quelques moments de silence, Catilina fait sonner les trompettes, et conduit ses troupes en bon ordre sur un terrain uni. Alors il renvoie tous les chevaux, afin que l’égalité du péril augmente le courage du soldat : lui-même, à pied, range son armée selon la disposition du lieu et la qualité des troupes. Il occupait une petite plaine resserrée à gauche par des montagnes, à droite par une roche escarpée : il compose de huit cohortes son front de bataille ; le reste, dont il forme sa ligne de réserve, est rangé en files plus serrées. Il en tire tous les centurions d’élite, tous les réengagés, et parmi les simples soldats ce qu’il y avait de mieux armés, pour les placer au premier rang. Il donne à C. Mallius le commandement de la droite, et celui de la gauche à un certain habitant de Fésules (135). Quant à lui, avec les affranchis et les colons de Sylla, il se place auprès de l’aigle qu’à la guerre cimbrique C. Marius avait eue, dit-on, dans son armée.
De l’autre côté, C. Antonius, empêché par la goutte (136) d’assister au combat, remet à M. Petreius (137), son lieutenant, le commandement de l’armée. Petreius range en première ligne les cohortes des vétérans, qu’il avait enrôlées au moment du tumulte (138). Derrière eux il place le reste de l’armée en réserve ; lui-même parcourt les rangs à cheval, appelant chaque soldat par son nom, l’exhortant, le priant de se souvenir que c’est contre des brigands mal armés qu’ils combattent pour la patrie, pour leurs enfants, pour leurs autels et leurs foyers. Cet officier, vieilli dans l’art militaire (car durant plus de trente ans il avait, comme tribun, préfet, lieutenant ou préteur, servi dans l’armée avec beaucoup de gloire), connaissait presque tous les soldats et leurs belles actions : en les leur rappelant, il enflammait leur courage.
LX. Toutes ces dispositions prises, Petreius fait sonner la charge, et ordonne aux cohortes de s’avancer au petit pas. L’armée ennemie exécute le même mouvement. Quand on fut assez proche pour que les gens de trait pussent engager le combat, les deux armées, avec un grand cri, s’élancent l’une contre l’autre : on laisse là les javelots ; c’est avec l’épée que l’action commence. Les vétérans, pleins du souvenir de leur ancienne valeur, serrent l’ennemi de près : ceux-ci soutiennent intrépidement le choc ; on se bat avec acharnement. Cependant Catilina, avec les soldats armés à la légère, se tient au premier rang, soutient ceux qui plient, remplace les blessés par des troupes fraîches, pourvoit à tout, combat surtout lui-même, frappe souvent l’ennemi, et remplit à la fois l’office d’un valeureux soldat et d’un bon capitaine.
Petreius, voyant Catilina combattre avec plus de vigueur qu’il n’avait cru, se fait jour avec sa cohorte prétorienne à travers le centre des ennemis, tue et ceux qu’il met en désordre et ceux qui résistent sur un autre point ; ensuite il attaque les deux ailes par le flanc. Mallius et l’officier fésulan sont tués à la tête de leurs corps. Lorsque Catilina voit ses troupes dispersées, et que seul il survit avec un petit nombre des siens, il se rappelle sa naissance et son ancienne dignité ; il se précipite dans les rangs les plus épais de l’ennemi, et succombe en combattant.
LXI. Mais, le combat fini, c’est alors qu’on put apprécier toute l’intrépidité, toute la force d’âme qu’avait montrée l’armée de Catilina. En effet, presque partout, la place où chaque soldat avait combattu vivant, mort il la couvrait de son cadavre. Un petit nombre, dans les rangs desquels la cohorte prétorienne avait mis le désordre, étaient tombés à quelque distance, mais tous frappés d’honorables blessures. Catilina fut trouvé bien loin des siens (139), au milieu des cadavres des ennemis : il respirait encore ; et ce courage féroce qui l’avait animé pendant sa vie demeurait empreint sur son visage (140).
Enfin, de toute cette armée, ni dans le combat ni dans la fuite il n’y eut pas un seul homme libre fait prisonnier : tous avaient aussi peu ménagé leur vie que celle des ennemis. L’armée du peuple romain n’avait pas non plus remporté une victoire sans larmes et peu sanglante ; car tous les plus braves avaient péri dans le combat ou s’étaient retirés grièvement blessés. Beaucoup, qui étaient sortis de leur camp pour visiter le champ de bataille ou pour dépouiller les morts, retrouvèrent, en retournant les cadavres, les uns un ami, les autres un hôte ou un parent. Il y en eut encore qui reconnurent des ennemis personnels. Ainsi des émotions diverses, la joie, la douleur, l’allégresse et le deuil, agitaient toute l’armée.
## NOTES DE LA CONJURATION DE CATILINA.
Salluste a pris le fond de ces idées dans le premier chapitre de la Politique d’Aristote : « Tout animal est composé de corps et d’âme, celle-ci commande, l’autre est essentiellement obéissant. Telle est la loi qui régit les êtres vivants, lorsqu’ils ne sont pas viciés et que leur organisation est dans la nature… Je ne parle pas de ces êtres dégradés chez lesquels le corps commande à l’âme : ceux-là sont constitués contre le vœu de la nature. »
Salluste, au chapitre Iᵉʳ de Jugurtha, présente la même idée : Sed dux atque imperator vitæ mortalium animus est. On peut voir, dans la note qui précède, qu’elle est imitée d’Aristote. Sénèque épît. cxiv) a dit : Rex noster est animus.
Lactance cite ce passage dans son traité de Origine erroris, et ce qu’il dit à ce propos est curieux : « Dans cette alliance du ciel et de la terre, dont l’homme est l’expression et l’image, la substance la plus sublime vient de Dieu : c’est l’âme qui possède l’empire sur le corps ; la substance la plus grossière est le corps qui vient du démon : et c’est le corps qui, formé de terre, doit être soumis à l’âme, comme la terre au ciel. Il est comme un vase, dont l’esprit, qui vient du ciel, se sert comme d’une demeure temporaire. L’âme et le corps ont chacun leurs fonctions distinctes : de façon que ce qui vient du ciel et de Dieu commande, et que ce qui vient de la terre soit assujetti au démon. Cette vérité n’a pas échappé à Salluste, ce méchant homme. (Ici Lactance cite le passage depuis ces mots : Sed omnis, jusqu’à ceux-ci : servitio magis utimur, puis il ajoute :) À merveille, s’il eût aussi bien vécu qu’il a parlé. Il fut assujetti en esclave aux plus honteuses voluptés, et sa conduite dépravée donna le démenti à ses paroles. » (Liv. II, page 206 de l’édition de Leyde, 1660.)
Il n’est pas, pour ainsi dire, un mot de ce premier chapitre de la Catilinaire qui n’ait été cité comme exemple par les grammairiens et les scoliastes. Voyez Nonius Marcellus de Varia verbor. signif. ; Donat et Eugraphius sur Térence.
C’est encore d’Aristote que Salluste a pris cette idée que les rois ont été le premier pouvoir établi sur la terre. Cicéron dit également dans le traité des Lois (liv. III, chap. ii) : Omnes antiquæ gentes regibus quondam paruerunt. Justin s’exprime de même en commençant son histoire : Principio rerum, gentium nationumque imperium penes reges erat. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, où il reproduit presque tout le préambule de Salluste, cite ce passage depuis ces mots : Igitur initio reges, jusqu’à ceux-ci ; satis placebant ; d’abord au chapitre x, puis au chapitre xiv du livre III. Il cite dans ce même chapitre xiv le passage suivant, depuis Postea vero, jusqu’à instituerat dicere.
Sénèque, dans son traité de la Brièveté de la vie, a emprunté à Salluste plusieurs pensées.
Imitation de Thucydide. (Lib.. II, c. xxxv.) Ce passage de Salluste a été cité par Grégoire de Tours, le père de notre histoire nationale. Après avoir, au commencement de son septième livre, fait un éloge touchant des vertus du saint évêque d’Albi, Sauve, son ami, il ajoute : « En écrivant ceci, je crains que quelque lecteur ne le trouve incroyable, selon ce qu’a écrit Salluste dans son histoire : » puis il rapporte le passage depuis les mots : Ubi de magna virtute, jusqu’à ceux-ci : pro falsis ducit.
Salluste, ainsi que nous l’avons dit dans sa vie, écrivait cette histoire peu de temps après son expulsion du sénat. On voit qu’il cherche à pallier les motifs de sa disgrâce, comme s’il eût été mal à propos confondu par la calomnie avec d’autres personnes plus justement décriées. « Cependant, ainsi que l’observe de Brosses, il ne se mit pas en peine de lui imposer silence dans la suite par une conduite plus régulière. »
Lucius Sergius, surnommé Catilina, c’est-à-dire le pillard (voyez Festus, au mot Calillatio), était de l’illustre maison patricienne Sergia, qui faisait remonter son origine à Sergeste, l’un des compagnons d’Énée.
« À dire vrai, observe Saint-Évremont, les anciens avaient un grand avantage sur nous à connaître les génies par ces différentes épreuves où l’on était obligé de passer dans l’administration de la ré| publique ; mais ils n’ont pas eu moins de soin pour les bien dépeindre ; et qui examinera leurs éloges avec ira peu de curiosité et d’intelligence, y découvrira une étude particulière et un art infiniment recherché. En effet, vous leur voyez rassembler des qualités comme opposées qu’on n’imaginerait pas se rencontrer dans une même personne : animus audax, subdolus ; vous leur voyez trouver de la diversité dans certaines qualités qui paraissent tout à fait les mêmes, et qu’on ne saurait démêler sans une grande délicatesse de discernement : subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator.
Il y a une autre diversité dans les éloges des anciens, plus délicate, et qui nous est encore moins connue : c’est une certaine différence dont chaque vice et chaque vertu est marquée par l’impression particulière qu’elle prend dans les esprits où elle se trouve. Par exemple…, l’audace de Catilina n’est pas la même que celle d’Antoine.
Salluste nous dépeint Catilina comme un homme de méchant naturel, et la méchanceté de ce naturel est aussitôt exprimée : sed inqenio maloque pravoque. L’espèce de son ambition est distinguée par le dérèglement des mœurs, et le dérèglement est marqué, à l’égard du caractère de son esprit ; par des imaginations trop vastes et trop élevées : vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta, semper cupiebat. Il avait l’esprit assez méchant pour entreprendre toutes choses contre les lois, et trop vaste pour se fixer à des desseins proportionnés aux moyens de les faire réussir. »
Saint-Évremont, qui a traduit cette expression vastus ammus par son esprit vaste, fait une dissertation très-ingénieuse sur la signification du mot vastus. « Il me prend envie de nier, dit-il, que vaste puisse jamais être une louange, et que rien soit capable de rectifier cette qualité. Le grand est une perfection dans les esprits ; le vaste est toujours un vice. L’étendue juste et réglée fait 4ᵉ grand ; la grandeur démesurée fait le vaste. Vastitas, grandeur excessive. Le vaste et l’affreux ont bien du rapport… Vastus quasi vastatus.» Après avoir prouvé qu’appliquée aux solitudes, aux forêts, aux campagnes, aux rivières, aux animaux, aux hommes, vastos Cyclopas, vasta se mole moventem Polyphemum, l’épithète de vastus n’est jamais prisé en bonne part, Saint-Évremond examine particulièrement ce que c’est qu’un esprit vaste. « Vaste, dit-il, se peut appliquer à une imagination qui s’égare, qui se perd, qui se forme des visions et des chimères. Je n’ignore pas qu’on a prétendu louer Aristote en lui attribuant Un génie vaste… On a dit qu’Alexandre, que Pyrrhus, que Catilina, que César, que Charles-Quint, que le cardinal de-Richelieu, ont eu un esprit vaste ; mais, si on prend la peine d’examiner tout ce qu’ils ont fait, on trouvera que les beaux ouvrages, que les belles actions, doivent s’attribuer aux autres qualités de leur esprit, et que les erreurs et les fautes doivent être imputées à ce qu’ils ont de vaste. »
Après avoir prouvé sa thèse à l’égard d’Aristote, d’Alexandre, de Pyrrhus, Saint-Évremont arrive à Catilina. « Il aspira, dit-il, aux emplois que Pompée sut obtenir ; et, si rien n’était trop grand pour le crédit de Pompée, rien n’était trop élevé pour l’ambition de Catilina. L’impossible ne lui paraissait qu’extraordinaire, l’extraordinaire lui semblait commun et facile. Vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta, cupiebat. Et par là vous Voyez le rapport qu’il y a d’un esprit vaste aux choses démesurées. Les gens de bien condamnent son crime, les politiques blâment son entreprise comme mal conçue ; car tous ceux qui ont voulu opprimer la république, excepté lui, ont eu pour eux la faveur du peuple ou l’appui des légions. Catilina n’avait ni l’un ni l’autre de ces secours : son industrie et son courage lui tinrent lieu de toutes choses dans une affaire si grande et si difficile, etc.
Catilina fut un des satellites les plus cruels de Sylla, qui le mit à la tête d’un certain nombre de soldats gaulois chargés d’égorger Nannius Titinius, L. Tanasius et divers autres chevaliers romains (Q. Cicéron, de Petitione consulatus, c. II). « Mais ce fut au milieu d’eux, dit Q. Cicéron (ibid.), qu’il assassina de ses propres mains le mari de sa sœur, Q. Cecilius, » etc. Rien n’égale les cruautés qu’il exerça sur le préteur M. Marius Gratidianus, oncle de Cicéron par sa sœur, et de la famille de Marius. Catilina le tira de sa main d’une étable où il s’était caché, le chassa devant lui à coups de bâton par toute la ville jusqu’au delà du Tibre, et l’immola aux mânes de Lulatius, devant le tombeau de cette famille. Là, il lui fit successivement briser les jambes, arracher les yeux, couper les oreilles, la langue et les mains.
Il faut comparer ce morceau avec le portrait de Catilina tracé par Cicéron dans le discours pro Cœlio (c. v.). On y remarquera les mêmes contrastes que dans le tableau dessiné par Salluste. En effet, selon Plutarque, « il était à la fois hardi et hasardeux à entreprendre de grandes choses, cauteleux et malicieux de nature. » Dans les fragments du discours in Toga candida, Cicéron revient encore sur le caractère de Catilina ; et, dans le discours plusieurs fois cité en la note précédente, Q. Cicéron s’exprime ainsi sur Catilina : « De quel éclat, grands dieux : brille votre autre rival ? Aussi noble que le premier, a-t-il plus de vertu ? non, mais plus d’audace. Antoine craint jusqu’à son ombre : Catilina ne craint pas même les lois. » (Ch. II.)
Tacite a imité Salluste : Res poscere videtur, quia iterum in mentionem incidimus viri sæpius memorandi, ut vitam studiumque ejus paucis repetam. (Hist. lib. IV.)
Le commentaire de M. Burnouf offre des observations précieuses sur la construction de cette phrase, dans laquelle le verbe disserere a pour sujet à la fois et l’accusatif instituta et ces liaisons pronominales quomodo, puis quantamque. M. Burnouf cite un exemple analogue dans notre langue :
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que, dans votre sein ce serpent élevé,
Ne vous punisse un jour de l’avoir élevé.
Tradition fort contestée (voir à ce sujet la note 8 du président de Brosses sur l’Histoire de la Conjuration, et, dans l’Histoire romaine de Niebuhr, l’article intitulé Énée et les Troyens dans le Latium). — Au surplus, par ces mots sicut ego accepi, Salluste semble exprimer lui-même du doute à cet égard. En général, ceux qui lisent les historiens romains ne font pas une attention assez sérieuse à ces formes dubitatives, qui indiquent chez ceux-ci peu de foi à leurs antiquités nationales.
(Thucyd., lib. II, c. XL.) La même pensée se trouve dans la Guerre de Jugurtha : Beneficia dare, invitus accipere.
Passage rapporté par saint Augustin (de Civitate Dei, lib. V, c. XII). Puis il ajoute : Consules appellati sunt a consulendo. Voltaire, dit le P. d’Otteville, avait vraisemblablement en vue cet endroit, lorsque, dans Rome sauvée, il fait dire à Cicéron par Catilina :
Vous abusez beaucoup, magistrat d’une année, De votre autorité passagère et bornée.
Ce trait, d’une éternelle vérité, s’applique aux tyrans comme aux rois faibles. Fénelon l’a développé d’une manière admirable dans Télémaque : « C’est un crime encore plus grand à Tyr, fait-il dire à Narbal, d’avoir de la vertu : car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies. La vertu le condamne, il s’aigrit et s’irrite contre elle. » Et ailleurs : « Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus. Le défaut de celui-ci était, au contraire, de se défier des puis honnêtes gens… Les bons lui paraissaient pires que les méchants, parce qu’il les croyait aussi méchants et plus trompeurs. » (Liv. III, passim.)
Il y a dans le texte labos. Servius nous apprend que Salluste n’écrivait jamais labor (in Æneidos, lib. I, v. 253).
Lactance cite ce passage dans son traite de Falsa sapientia pour établir l’inconséquence des idées des anciens sur la Divinité : car, dit-il, si la fortune gouverne toutes choses, quid ergo ceteris diis loci superest ? (Lib. III, page 340.)
Le roi Louis XII parlait à peu près de même des Français… Il s’accorde avec Salluste en ce qui regarde les Grecs, et pense différemment à l’égard des Romains. Tous deux ont raisonné juste relativement au temps où ils vivaient, lors duquel leurs nations n’avaient pas encore eu d’historiens comparables à ceux des Grecs. Ce prince avait coutume de dire « que les faits des Grecs étaient peu de chose par eux-mêmes, mais qu’ils les avaient rendus grands et glorieux par la sublimité de leur éloquence ; que les Français avaient fait quantité de belles actions, mais qu’ils n’avaient pas su les écrire ; que les Romains, parmi tous les peuples, étaient ceux qui avaient en même temps accompli beaucoup d’exploits glorieux, et su les écrire et les raconter dignement ; » (De Brosses.)
C’est ainsi que Tacite dit des Germains : Plus ibi mores valent quam alibi bonæ leges (c. XIX) ; et Justin, des Scythes : Justitia gentis ingeniis culta, non legibus (lib. II, c. II), et Virgile, des Latins :
Neve ignorate Latinos,
Saturni gentem, haud vinclo, nec legibus æquam,
Sponte sua, veterisque dei se more tenentem.
On voit qu’ici la poésie et l’histoire sont d’accord pour attribuer à des peuples au berceau des vertus supposées. Il ne faut que lire les commencements de l’Histoire romaine, dans Tite-Live et Denys d’Halycarnasse, pour s’assurer combien est flatté ce portrait tracé par Salluste. Sur ces mots, concordia maxima, d’Otteville a dit ; avec vérité : « Trouverait-on, dans les siècles qui précédèrent la destruction de Carthage, deux années où les Romains aient été parfaitement unis ? »
Saint Augustin, dans son Épître adressée à Marcellina, s’exprime ainsi : Dignum esset exsurgere civitatem quæ tot gentibus imperitaret : quod accepta injuria, ignoscere quam persequi malebani. Cicéron (Tuscul. v) : Accipere quam facere præstat injuriam.
Comparez cet aperçu moral de l’Histoire romaine avec les Fragments vi, vii, viii, ix et x de la Grande histoire de Salluste.
Caton, cité par Aulu-Gelle, avait dit : Avaritiam omnia vitia habere putabant (voyez Aulu-Gelle, liv. III, ch. i). Les mêmes idées que Salluste expose ici et dans le chapitre suivant se trouvent présentées en d’autres termes dans sa première lettre à César, passim.
On lit dans l’Epitome de-Tite-Live, livre LXXXIII : Recuperata republica, pulcherrimam viçtoriam crudelitate, quanta in nullo hominum unquam fuit, inquinavit. — Voyez aussi Valère-Maxime, liv. IX, ch. xi, n° 2 ; Plutarque, Vie de Sylla ; Salluste, dans sa deuxième lettre à César, ch. iv, an illa jusqu’à atque crudelia erant ; Lucain, Pharsale, liv. II, passim.
Ces expressions, et privatim et publice, se trouvent au commencement de la dernière Verrine : Quin Verres sacra profanaque omnia et privatim et publice spoliavit. Si le P. d’Otteville avait fait ce rapprochement, il n’eût pas, sur la foi du journal de Trévoux, commis dans sa seconde édition un énorme contre-sens, qu’il avait évité dans la première, et qui consiste à dire les enlever pour les particuliers ou pour l’État.
Contracta pisces æquora sentiunt
Jactis in altum molibus…
Horatius, Carminum, lib. III, ode I.
On a cru que Salluste faisait ici allusion au faste de Lucullus (voyez Velleius Paterculus, liv. II).
Et quæsitorum terra pelagogue ciborum
Ambitiosa fames, et lautæ gloria mensæ ! Lucanus, Pharsalia, lib. IV, v. 375.
Quis tota Italia, dit Cicéron, veneficus, quis gladiator, quis latro, quis sicarius, quis parricida, quis testamentorum subjector, qids circumscriptor, quis ganeo, quis nepos, quis adulter, quæ mulier infamis, quis corruptor juventutis, quis corruptus inveniri potest, qui se cum Catilina non familiarissime vixisse fateatur ? (Catil. II, c. IV ; voyez aussi le discours de Petitione consulatus, c. II.)
« Il avoit, dit Plutarque, corrompu une partie de la jeunesse. Car il leur subministroit à chacun les plaisirs auxquels la jeunesse est encline, comme banquets, amours de folles femmes, et leur fournissoit argent largement pour soutenir toute cette dépense. » (Vie de Cicéron.)
Quelle était cette jeune fille ? on l’ignore. Selon Lucceius, qui avait écrit contre Catilina un ouvrage qui n’existe plus, Catilina eut sa première intrigue criminelle avec la femme d’Aurelius Orestes, qui fut depuis sa belle-mère, et prétend que cette même Orestilla, qu’il épousa dans la suite, était née de ce commerce. « La même intrigue, dit Cicéron (Fragm. orat. in Toga candida), lui a produit une fille et une épouse.
Cette aventure arriva l’an de Rome 681. La vestale se nommait Fabia Terentia : elle était sœur de Terentia, femme de Cicéron (Asconius in Toga candida). Au surplus, si Catilina fut trouvé dans l’appartement de cette vestale, les suites de ce rendez-vous ne furent pas assez constatées ; et, malgré la véhémence des accusations de P. Clodius, Pison, qui prononça pour elle un plaidoyer admirable, selon Cicéron (Brutus, ch. LXVIII), la fit acquitter.
Valère-Maxime raconte ce fait, liv. IX, ch. i, nᵒ 9, et Cicéron y fait allusion dans sa 1ʳᵉ Catilinaire, ch. vi ; mais, selon lui, ce n’était pas le premier crime qu’eût inspiré à Catilina son amour adultère pour Aur. Oréstilla. Avant son fils, il avait fait périr sa première épouse.
Pompée était alors, en Orient, occupé d’abattre les derniers restes de la puissance de Mithridate. « Le luxe et la débauche, puis la ruine totale de son patrimoine, qui en fut la suite ; enfin l’occasion favorable que lui offrait l’éloignement des armées romaines, occupées aux extrémités de la terre, poussèrent Catilina à former le détestable dessein d’opprimer sa patrie. » (Florus, liv. IV, ch. i.) — « Pompée, dit Bossuet, achevait de soumettre ce vaillant roi (Mithridate), l’Arménie où il s’était réfugié, l’Ibérie et l’Albanie qui le soutenaient, la Syrie déchirée par les factions, la Judée, où la division des Asmonéens ne laissa à Hyrcan II, fils d’Alexandre Jannée, qu’une ombre de puissance, et enfin tout l’Orient ; mais il n’eût pas su où triompher de tant d’ennemis sans le consul Cicéron, qui sauvait la ville des feux que lui préparait Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome. » (Discours sur l’histoire universelle, ixᵉ époque.)
Catilina était incertain s’il pourrait briguer le consulat. Il était encore sous le poids de l’accusation de concussion intentée contre lui par les peuples de son gouvernement d’Afrique. Il ne pouvait, dans cet état d’accusation (reatus), remplir la formalité imposée aux candidats, qui consistait à déclarer sa prétention dans l’assemblée du peuple, vingt-sept jours avant l’élection. Catilina fut absous, mais trop tard.
P. Cornélius Lentulus Sura avait été consul l’an de R. 683, avec Cn. Aufidius Orestes ; mais les désordres de sa conduite publique et privée le firent chasser du sénat par les censeurs Gellius et Lentulus, l’an de R. 686. Pour y rentrer, Lentulus brigua la préture, et obtint celle de Rome l’année même du consulat de Cicéron. On peut consulter sur ce personnage la 3ᵉ Catilinaire de Cicéron. Questeur quelque temps avant la dictature de Sylla, Lentulus avait dissipé les deniers publics ; puis, quand Sylla voulut lui faire rendre compte, il s’en moqua et dit qu’il était hors d’état de les rendre, mais qu’il tiendrait le gras de sa jambe (sura) pour y être frappé, faisant allusion à la punition que s’infligeaient entre eux les enfants qui n’avaient pas de quoi payer au jeu. — P. Autronius Petus avait été condisciple de Cicéron, et son collègue dans la préture. L’an 687, il brigua, avec P. Sylla, neveu du dictateur, le consulat pour l’année 689 ; et tous deux eurent si ouvertement recours à des menées coupables, que le Consul C. Calpurnius Pison fut obligé de porter contre les nouvelles brigues une loi très-sévère. Autronius et Sylla n’en continuèrent pas moins leurs manœuvres avec succès ; ils furent, l’an 688, désignés consuls pour l’année suivante, au préjudice de L. Manlius Torquatus et de L. Aurelius Cotta. Ceux-ci accusèrent leurs heureux rivaux d’avoir acheté les voix, et invoquèrent contre eux la nouvelle loi Calpurnia. Leur élection fut déclarée nulle, ce qui était jusqu’alors sans exemple (voyez Cicéron, pro P. Sylla et pro Cornelio, passim). — L. Cassius Longinus avait été, l’an 690, un des compétiteurs de Cicéron et de Catilina dans la demande du consulat. Son embonpoint, sur lequel Cicéron le raille dans la 3ᵉ Catilinaire (ch. vii), ne l’empêcha pas de se sauver au plus vite après la découverte de la conspiration. On disait de lui qu’il était plus stupide que méchant. Cependant il souscrivit toujours aux avis les plus cruels : ce fut même lui qui se chargea de mettre le feu dans Rome (voyez Asconius, in Toga candida, et ci-dessous notre auteur). — C. Cethegus. Il a déjà été parlé de ce personnage. Cethegus avait été dans toutes les factions, ayant d’abord servi Marius, puis Sylla ; ensuite il avait été complice de Lepidus (voyez Cicéron, 3ᵉ Catilinaire, passim). — P. et Ser. Sylla, neveux du dictateur. Il ne paraît pas prouvé que Publius ait fait partie de la conjuration, du moins si l’on en croit Cicéron (pro Sulla, passim). — L. Vargunteius. Salluste parle de lui ci-après (ch. xxxviii). Cicéron (pro Sulla, c. xi) dit qu’il avait subi une accusation pour fait de brigue, et avait eu pour défenseur Hortensius. — Q. Annius. Ce sénateur avait été de la faction de Marius. Ce fut lui qui tua de sa main l’orateur Marc Antoine (Plutarque, Vie de Marius ; Valère Maxime, liv. VIII, ch. ix, nᵒ 2, et liv. IX, ch. ii, nᵒ 2). — M. Porcius Leca, de la famille des Catons. C’est le même dont le nom est écrit Lecca dans la 1ʳᵉ Catilinaire, ch. iv. — L. Bestia. L. Calpurnius Pison Bestia, petit-fils du Pison qui avait été consul l’an 643, et qui avait commandé dans la guerre de Numidie, fut nommé tribun du peuple l’année même du consulat de Cicéron. — Q. Curius. Salluste parlera souvent de ce personnage (ch. xxiii ; xxvi ; xxxviii, etc.), qui déshonorait un sang illustre sans racheter ses vices par aucun mérite.
D’une des familles les plus illustres de la république. Il ne faut pas le confondre avec un autre conjuré, A. Fulvius, sénateur, dont Salluste parle ci-après, ch. xxxix. — L. Statilius descendait de Statilius, qui commandait la cavalerie lucanienne à la bataille de Cannes. Cicéron en parle dans la 3ᵉ Catilinaire (ch. iii). — P. Gabinius Capiton. Cicéron lui donne le surnom de Cimber dans la même Catilinaire (ibid.) ; il était parent d’A. Gabinius, sous le consulat duquel Cicéron fut exilé, : l’an de R. 696. — C. Cornélius était de la maison plébéienne de ce nom. Il laissa un fils qui, quelques années après, fut l’un des accusateurs de P. Sylla, à l’occasion de cette même conjuration. À ce catalogue des conjurés, Cicéron joint Q. Magius Chilo, Tongillus, Publicius, Cincius Munatius et Furius. Salluste nomme encore ailleurs Septimius, Julius Ceparius, Umbrenus, Sittius, Pison, Fulvius, Vultureius, Tarquitius, Manlius, ou plutôt Mallius, Flammius.
Il avait été consul l’an 684. Il paraît prouvé qu’il était avec César de la première conjuration. Il devait, après le meurtre des sénateurs désignés aux poignards des conjurés, être élevé à la dictature et nommer César général de la cavalerie. On soupçonna encore d’être de la conjuration Paulus, frère de Lepidus, depuis triumvir, et le consul C. Antonius, collègue de Cicéron.
L. Volcatius Tullus avait été tribun du peuple l’an 678, Cicéron en parle avec estime (pro Plancio, c. xxi). Manius Emilius Lepidus, étant questeur l’an 676, fit rebâtir en marbre l’ancien pont du Tibre, qui porte encore aujourd’hui le nom de pont Émilien. C’est à tort que les éditions de Salluste portent M. (Marcus) au lieu de M’. (Manius) Lepidus.
De la famille Calpurnia. Cicéron, dans son discours sur la Demande du consulat, l’appelle le petit poignard de l’Espagne, pugiunculum hispaniense.
Le 5 décembre.
Le 31 décembre.
Le 5 février 689.
Metellus Creticus et Catulus lui-même se joignirent en cette occasion à Crassus.
L’Espagne était pleine de gens dévoués à Pompée, qui longtemps y avait commandé. Asconius parle comme Salluste sur ce fait dans ses remarques sur le discours de Cicéron, in Toga candida. Mais, selon Tacite (Annales, liv. IV), Pison périt par la main des habitants de Termeste, où il avait voulu enlever les deniers publics.
Le président de Brosses observe avec raison que ce discours est du nombre de ceux que l’historien a visiblement composés ; car il est clair qu’il n’a pu savoir ce qui s’était dit dans les conférences nocturnes des conjurés.
Ces paroles de Salluste rappellent ce passage d’Isaïe (ch. v, ℣ 8) : « Malheur à vous, qui joignez des maisons à des maisons, et qui ajoutez terres à terres, jusqu’à ce qu’enfin le lieu vous manque ! »
Ayant été expulsé de Rome pour quelque méfait, il ramassa une petite armée, avec laquelle il passa d’Espagne en Afrique, où il se maintint jusqu’au temps de la guerre civile entre César et Pompée. Il rendit de grands services au premier en Numidie, et finit par être tué en trahison par l’Africain Arabion, fils du roi Manassès.
Il fut surnommé Hybrida, le Métis, fils de Marc Antoine le célèbre orateur, et oncle de Marc Antoine le triumvir.
Plutarque et Florus rapportent positivement ce fait, ainsi que Dion Cassius. Cependant le silence absolu de Cicéron sur une circonstance si affreuse forme, selon de Brosses, une preuve négative bien complète que ce fait n’est qu’un conte inventé après coup.
« Florus, qui la nomme une très-vile courtisane, dit le président de Brosses, a sans doute moins égard à sa naissance qu’à ses mœurs. »
Salluste fait des réflexions analogues au sujet de l’élection de Marius, dans la Guerre de Jugurtha (ch. LXIII).
Ainsi l’ont écrit Plutarque, Dion Cassius, Appien et d’antiques inscriptions : cependant les manuscrits de Salluste portent Manlius. C’était un vieil officier qui s’était distingué dans les guerres de Sylla, et qui, après y avoir gagné d’immenses richesses, les avait dissipées dans la débauche.
Appien nous apprend que Catilina tira beaucoup d’argent des femmes de cette espèce, dont plusieurs ne s’étaient engagées dans le complot que par l’espoir de devenir bientôt veuves.
D’une ancienne et illustre maison plébéienne, Sempronia avait épousé Decimus Junius Brutus, consul en 677, dont elle eut un fils du même nom, qui fut un des meurtriers de César.
L’esprit hardi d’une femme voluptueuse, telle qu’était Sempronia, dit Saint-Évremont, eût pu faire croire que son audace allait à tout entreprendre en faveur de ses amours ; mais, comme cette sorte de hardiesse est peu propre pour les dangers où l’on s’expose dans une conjuration, Salluste explique d’abord ce qu’elle est capable de faire par ce qu’elle a fait auparavant : quæ multa sæpe, etc. Voilà l’espèce de son audace exprimée. Il la fait chanter et danser, non avec les façons, les gestes et les mouvements qu’avaient à Rome les chanteuses et les baladines, mais avec plus d’art et de curiosité qu’il n’était bienséant à une honnête femme : psallere et saltare elegantius. Quand il lui attribue un esprit assez estimable, il dit en même temps en quoi consistait le mérite de cet esprit : ceterum ingenium ejus, etc.
C’était la troisième fois que Catilina briguait cette dignité. Il était soutenu par le consul Antonius ; il avait pour concurrent Ser. Sulpicius, L. Licinius Murena et Decimus, Junius Silanus, qui avait déjà échoué en 690. Cicéron, pour traverser la brigue de Catilina, fit passer au sénat une nouvelle loi qui ajoutait à la rigueur des dispositions de la loi Calpurnia. Comme Catilina ne put être élu, l’effet de cette loi ne retomba point sur Catilina, mais sur Murena, intime ami de Cicéron, que Sulpicius et Caton accusèrent d’avoir acheté les suffrages. Cicéron le défendit l’année suivante.
En tirant au sort entre les consuls, les gouvernements, comme c’était l’usage, la Macédonie échut à Cicéron, et la Gaule cisalpine à Antoine ; mais, comme la première de ces provinces était beaucoup plus lucrative que l’autre, Cicéron la lui céda.
Les comices dont il est ici question se tinrent pour l’élection des consuls de l’année suivante : D. Julius Silanus et Murena furent élus.
Plutarque (Vie de Cicéron) marque que ce Mallius, dont il est parlé au ch. xxiv, avait déjà été envoyé en Étrurie, et était revenu momentanément à Rome pour s’entendre de nouveau avec Catilina, et pour le seconder dans sa demande du consulat.
Homme obscur de Camerte ou Camerie, colonie romaine, en Ombrie.
Il portait un beau nom, dit le président de Brosses, sans en être plus connu.
Cicéron dit dans la 2ᵉ Catilinaire (ch. iii) : Video, cui Apulia sit attributa, qui habeat Etruriam, qui agrum picenum, qui gallicum, qui sibi has urbanas insidias cædis atque incendiorum depoposcerit.
Cicéron donne la même idée de l’inconcevable activité de Catilina dans sa 3ᵉ Catilinaire (ch. iv) : Ille erat unus limendus, etc.
Cicéron, dans la 1ʳᵉ Catilinaire (ch. iv) et dans le plaidoyer pour Sylla (ch. xviii) parle avec détail de cette réunion, qui eut lieu dans la nuit du 6 au 7 novembre chez Porcius Léca.
Cette formule solennelle investissait les consuls d’une autorité presque égale à celle du dictateur. — Ici l’ordre des faits est interverti dans la narration de Salluste. Ce décret, rendu le 20 octobre, était antérieur de dix-sept jours à la réunion secrète chez Porcius Léca. Les projets de Catilina étant découverts depuis plusieurs jours, c’était le 19 octobre que Cicéron en fit part officiellement au sénat, qui, le lendemain, porta le décret dont il est question dans la présente note.
Cette communication ouvrit enfin les yeux au public sur le projet des conjurés : encore, beaucoup de gens croyaient qu’on exagérait les choses, et que tout ceci n’était qu’une querelle de faction, ordinaire à Rome entre les grands. Ce préjugé survécut même à la mort de Catilina, et obscurcit la gloire que s’attribuait Cicéron d’avoir sauvé Rome.
Le 27 octobre.
Cicéron en fait mention dans sa 3° Catilinaire (ch. viii), et Pline, Hist. Nat., liv. II, ch. li.
Consul l’an 686, avait succédé à Lucullus dans le commandement de la guerre contre Mithridate et Tigrane. — Q. Metellus Creticus, consul l’an 685, venait de s’emparer de la Crète, à la suite d’une expédition qui lui fit peu d’honneur. Comme ces deux généraux attendaient aux portes de Rome les honneurs du triomphe, ils avaient conservé avec eux leurs troupes.
Il n’était pas de la même famille que le grand Pompée ; il tirait son origine de Q. Pompéius Rufus, qui fut consul avec Sylla en 666, puis gouverneur d’Espagne. C’était, dit Cicéron (pro Cælio), un homme d’une probité reconnue et fort exact à son devoir.
Un des plus honorables citoyens de la république, un de ceux qui secondèrent avec, le plus de zèle, le consul Cicéron. Il descendait de Metellus le Macédonique, fut préteur l’an 691 et consul l’an 694. Cicéron, au sortir de son consulat, lui céda le gouvernement de la Gaule cisalpine.
Vingt mille quatre cent cinquante-huit francs trente-trois centimes.
Proposée par le tribun Plautius Silvanus, l’an 665 de Rome, de vi publica, contre ceux qui formaient des entreprises contre le sénat, les magistrats, qui paraissaient armés dans les rues de Rome, qui, à la faveur d’une sédition, s’emparaient de postes élevés, etc.
L. Emilius Lepidus Paulus, fils du consul Lepidus, qui suscita une guerre civile après la mort de Sylla. Il était si jeune à l’époque de la conjuration, qu’il ne put être questeur que quatre ans après. Or il fallait avoir vingt-sept ans pour aspirer à cette magistrature. L. Paulus n’exerçait donc alors aucune magistrature ; mais c’était l’usage à Rome que les jeunes gens qui voulaient se faire une réputation débutassent par des accusations publiques contre des citoyens puissants. Cicéron (pro Vatino, c. x), fait un grand éloge du zèle et du courage que montra dans cette occasion L. Paulus Emilius, qui fut depuis, avec L. César et Cicéron, une des trois principales victimes du deuxième triumvirat.
Salluste reprend ici la série des faits qui suivirent le conciliabule nocturne tenu chez Léca, et la tentative d’assassinat sur le consul Cicéron.
C’est un éloge assez froid de la 1ʳᵉ Catilinaire, prononcée le 9 novembre par Cicéron. L’expression est vraie cependant, car, dans cette harangue, toutes les circonstances de la conjuration sont si clairement déduites, qu’il devenait impossible de la révoquer en doute. Elle fut utile en ce qu’elle força Catilina de quitter Rome. Le président de Brosses prétend rectifier Salluste en donnant à cette harangue l’épithète de foudroyante.
Empruntons ici à M. Burnouf une excellente remarque de goût : « Dixit Catilina Conjuratis : Mala res, spes multo asperior. — Dicit senatui : Omnia bona in spe habeo. In utroque servit causæ et tempori. »
Ce discours, que Salluste prête à Catilina, paraît controuvé ; car s’il avait été réellement tenu, Cicéron n’eût pas manqué de le rappeler devant le peuple.
Cette parole menaçante de Catilina fut, selon Cicéron (pro Murena, c. xxv), adressée par lui à Caton, avant les comices, pour l’élection des consuls. La faute que Salluste a commise ici a été reproduite par Valère-Maxime et par Plutarque ; mais, comme l’a dit Beauzée, avec plus de vérité que de goût : « Cicéron savait son Catilina mieux que personne, » et nous devons avec lui rectifier Salluste, qui ne fut pas, comme l’orateur romain, en position de tenir note des faits de la conjuration, pour ainsi dire jour par jour et d’heure en heure.
Argentum ære solutum est. Mot à mot l’argent fut payé en airain ; c’est-à-dire que pour un sesterce qui était d’argent, on donna un as qui était d’airain et qui valait le quart du sesterce. Allusion à la loi rendue, l’an 668, par le consul L. Valerius Flaccus. Turpissimæ legis auctor, qua creditoribus quadrantem solvi jusserat. (Velleius Paterculus, lib. II, c. xxiii.)
Ce fut le troisième décret rendu dans cette affaire. Ce jour-là Cicéron adressa au peuple sa 2ᵉ Catilinaire.
Rapprochez ce qui est dit dans ce chapitre et dans le suivant avec les chap. xii et xxxvi de Jugurtha.
— Voyez sur ce fait Valère-Maxime, liv. V, ch. v nᵒ 5, et Dion Cassius, liv. XXXVII.
C’était un affranchi, ainsi que Cicéron nous l’apprend dans sa 3ᵉ Catilinaire (ch. vi).
Leur république faisait partie de la province romaine dans les Gaules, et comprenait une partie du Dauphiné et de la Savoie.
L’époux de Sempronie.
Il descendait de Fabius l’Allobrogique, qui avait été consul l’an 633 ; et, à ce titre, Sanga était le patron des Allobroges.
C’est-à-dire dans la Gaule au delà des Alpes, par rapport à Rome. Des manuscrits et nombre d’éditions portent ici in citeriore Gallia ; mais c’est une erreur évidente, et l’on en voit la preuve dans le plaidoyer de Cicéron pour Murena, où il parle de la conduite de son client dans la Gaule cisalpine (ch. XLI).
Il avait été désigné tribun du peuple pour l’année qui allait s’ouvrir (Plutarque, Vie de Cicéron). Or, dès le 10 décembre, il devait prendre possession de sa magistrature, et l’exécution des mesures concertées par Lentulus et les autres conjurés devait avoir lieu le 17 décembre, époque de la fête des Saturnales, qui était pour la populace un temps de licence.
C’est la seule louange directe qui soit donnée à Cicéron dans toute cette histoire ; heureusement Salluste ne dissimule pas les faits qui d’eux-mêmes font assez l’éloge de Cicéron.
Quel rôle honteux pour des ambassadeurs ! faire ainsi le personnage d’agents provocateurs ! Au surplus, Rome se montra peu reconnaissante envers eux : elle ne fit pas droit aux réclamations de leur république au sujet des dettes dont elle était accablée, et les Allobroges surent fort mauvais gré à leurs députés de leur conduite.
Cicéron, dans la 3ᵉ Catilinaire (ch. v), rapporte cette lettre en termes un peu différents.
L. Valerius Flaccus, de l’illustre maison Valeria, mérita les remerçîments du sénat pour l’énergie qu’il déploya dans toute cette affaire. Au sortir de sa préture, il fut gouverneur de l’Asie Mineure. Accusé de concussion l’an 695, par D. Lélius, il eut pour défenseurs Hortensius et Cicéron, qui le firent absoudre (Voir le plaidoyer pro Flacco). — C. Pomptinus avait été lieutenant de Crassus dans la guerre des esclaves. Au sortir de sa préture, il succéda à Murena dans le gouvernement de la Gaule ultérieure. Quand Cicéron fut fait gouverneur de Cilicie, il emmena comme lieutenant Pomptinus, qui contribua aux succès que son général obtint dans cette province.
Ceci se passa dans la nuit du 2 au 5 décembre. Cicéron raconte les faits à peu près de la même manière dans sa 5ᵉ Catilinaire (ch. ii).
Encore une circonstance où Salluste a pour contradicteur Cicéron, qui dit, dans sa 3ᵉ Catilinaire, qu’il introduisit Volturcius sans les Gaulois, et qu’il ne fit entrer ceux-ci qu’ensuite.
Il était parent du conjuré. Il fut consul avec Metellus Népos l’an de R. 697, et suivit constamment le parti de Pompée. — Q. Cornificius, d’une maison plébéienne, avait cette année brigué le consulat avec Cicéron. — Cn. Terentius fut préteur l’année suivante. Il était parent du docte Varron et de Terentia, épouse de Cicéron.
Ici l’on a reproché à Salluste de s’être abstenu de détailler les honneurs que le sénat rendit à Cicéron, sauveur de la république. Sans doute cela peut indiquer dans l’historien quelque partialité contre celui qui est l’objet de cet oubli ; mais a-t-on bien fait attention que des détails de ce genre entraient peu dans la manière austère de notre historien ? Au surplus, Cicéron, dans sa 5ᵉ Catilinaire et dans son discours contre Pison, fait lui-même l’énumération de toutes les distinctions dont il fut comblé.
Il paraît hors de doute que Crassus et César étaient dans le secret de la conjuration. C’est l’opinion qu’a suivie Voltaire dans sa tragédie de Rome sauvée (acte II, sc. III) :
J’ai pesé tes projets, je ne veux pas leur nuire ; Je peux leur applaudir, et n’y veux point entrer.
J’entends : pour les heureux tu veux le déclarer, etc.
Le président de Brosses accuse ici formellement Salluste de calomnie envers Catulus. Toutefois Plutarque dit bien que cet illustre citoyen fut, ainsi que C. Pison, du nombre de ceux qui reprochèrent à Cicéron d’avoir manqué l’occasion de se défaire de César, contre lequel on avait tant d’indices, en empêchant les chevaliers romains de le tuer. — C. Pison avait été consul avec Glabrion l’an 687. Il fut ensuite gouverneur de la Gaule cisalpine.
Cicéron (Brutus, c. LXVIII) vante Silanus comme orateur : « Il avait, dit-il, peu d’acquis, mais beaucoup de brillant et d’éloquence naturelle. » Cicéron nous apprend encore (in Pison., c. xxiv) que Silanus, au sortir de son consulat, alla commander en Illyrie.
Il semblerait, d’après le récit de Salluste, que Silanus aurait seul opiné à la mort contre les conjurés ; qu’ensuite il abandonna son avis pour embrasser celui de César, et que Caton osa seul reprendre et appuyer l’opinion de Silanus. Trompé sans doute par les bruits qu’on avait affecté de répandre, Brutus s’en était expliqué de même dans un écrit ; et Cicéron réfute cette assertion dans une de ses lettres à Atticus, (liv. XII, lett. xxi), où il rappelle que tous les consulaires, ainsi que Murena, l’autre consul désigné, opinèrent comme Silanus.
Tiberius Claudius Nero fut l’aïeul de l’empereur Tibère.
Nous ne sommes pas tout à fait de l’avis du président de Brosses, qui ne doute point que le discours de César, et celui de Caton, qui va suivre, n’aient été prononcés par eux dans les mêmes termes qui se trouvent rapportés ici. Plutarque, en effet, nous apprend que Cicéron avait fait venir ce jour-là des sténographes exercés, pour consigner sur-le-champ par écrit les harangues des différents orateurs ; mais, comme l’a fort bien fait observer d’Otteville, il faut que Salluste ait retranché au moins de la harangue de Caton certain passage dans lequel il reprenait grièvement Silanus de s’être rétracté, et inculpait César, qui, sous une apparence de popularité, et pour affecter la clémence et la douceur, compromettait la république et intimidait le sénat (Plutarque, Vie de Caton). Velleius nous apprend encore que Caton plaça dans son discours des éloges de Cicéron, que Salluste a également retranchés. Il est évident que notre historien a pris à tâche d’éloigner tout ce qui pouvait inculper trop directement César, et faire à Cicéron une trop belle part d’éloges. Remarquons enfin, avec M. Burnouf, qu’en se servant de ces mots hujuscemodi verba, pour le discours de César, hujuscemodi orationem pour celui de Caton, Salluste n’annonce pas leurs paroles mêmes, eadem omnia verba, mais seulement la substance de leurs harangues. Enfin, demande le savant humaniste, qui ne reconnaît dans ces deux discours le style sallustien ? Concluons-en que Salluste a sans doute rédigé ces deux harangues d’après les originaux qu’il avait sous les yeux, mais qu’il ne s’est pas fait scrupule d’en modifier le fond au gré de ses affections politiques, et d’en assortir la forme à sa manière.
Dans laquelle Paul-Émile défit Persée : an de R. 686.
Voyez Tite-Live, liv. XXXVII, ch. LV ; liv. XLIV, ch. xiv ; liv. XLV, ch. xx et suiv. ; Velleius Paterculus, liv. I, ch. ix ; Aulu-Gelle, liv. VII, ch. iii.
Cicéron (pro Rabirio, c. v.) a dit : Quid deceat vos, non quantum liceat vobis, spectare.
Omne animi vilium tanto conspectius in se
Crimen habet, quanto major, qui peccat, habetur. Juvenalis, Sat. VIII, v. 140.
Pline a dit encore, dans le Panégyrique de Trajan : Habet hoc magna fortuna, quod nihil tectum, nihil occultum esse patitur.
Sénèque (Consol. ad Polyb., c. xxvi,) a dit : Magna servitus est magna fortuna.
« Il n’y a pas une histoire chez les Romains, observe Saint-Évremont, où l’on ne puisse connaître le dedans de la république par ses lois, comme le dehors par ses conquêtes… La conjuration de Catilina, dans Salluste, est toute pleine des constitutions de la république, et la harangue de César, si délicate et si détournée, ne roule-t-elle pas toute sur la loi Porcia, sur les justes considérations qu’eurent leurs pères pour quitter l’ancienne rigueur dans la punition des citoyens, sur les dangereuses conséquences qui s’ensuivraient si une ordonnance aussi sage était violée ?
À la fin de la guerre du Péloponèse, l’an de R. 351, avant J. C. 404. — Sur les trente tyrans d’Athènes, consultez Justin, liv. V, ch. viii et suiv.
Comparez ce passage à ce que dit Florus (liv. I, ch. v) sur le même sujet.
Ce fut alors que Cicéron prononça sa 4ᵉ Catilinaire, où il s’attachait à réfuter l’opinion de César (voyez surtout le paragraphe 4 de ce discours, qui jette le plus grand jour sur l’opinion de César). On ne peut excuser Salluste d’avoir évité ici de nommer Cicéron. Après Cicéron, Catulus, prince du sénat, prit la parole, et réfuta directement l’opinion de César. Tibère Néron ouvrit un troisième avis, auquel se réunit Silanus. Le frère même de Cicéron vota pour l’opinion de César. Enfin Caton, qui, en qualité de tribun du peuple, était assis à la porte du sénat dans sa chaise curule, opina des derniers.
Ce langage était commun à Rome. Dans le plaidoyer pour Cluentius, ne voyons-nous pas Cicéron traiter de vieilles rêveries auxquelles personne ne croit plus l’opinion des supplices de l’enfer ? On voit dans la 4ᵉ Catilinaire, d’après la manière dont Cicéron réfute ce passage du discours de César, qu’il n’admettait le dogme de l’éternité des peines que comme une croyance légale, instituée par la sagesse des anciens législateurs de Rome. « Nos ancêtres, dit-il, pour imposer dans cette vie une crainte aux méchants, voulurent que dans les enfers des supplices fussent réservés aux impies, » etc.
« Qui ne croirait, dit saint Augustin, à entendre ici Salluste ou Caton, que l’ancienne république romaine était un modèle accompli de vertus, sans mélange d’aucun vice ? Cependant ce n’était rien moins que cela : je n’en veux d’autre témoignage que Salluste lui-même dans sa Grande histoire. »
La contre-partie de cette pensée se trouve exprimée dans Horace :
Privatus illis census erat brevis
Commune magnum… Carminum lib. II, ode xv.
Salluste, dans le discours de Lepidus, a imité les expressions dont il se sert ici. Non votis deorum auxilia parantur. Aulu-Gelle rapporte de Metellus le Numidique des paroles analogues : Quid ergo nos a diis immortalibus divinitus exspectemus, nisi malis rationibus finem faciamus ? His demum deos propitios esse æquum est, qui sibi adversarii non sunt. Dii immortales virtutem approbare, non adhibere debent. (Lib. I, c. v.) Les anciens pensaient, à l’exemple des Lacédémoniens, qu’il faut invoquer les dieux en mettant la main à l’œuvre, et que, selon le précepte d’Hésiode, il faut que le laboureur fasse sa prière la main sur la charrue. Les supplications des fainéants étaient, selon eux, désagréables au ciel et renvoyées à vide (voyez Plutarque, Vie de Paul-Émile). Ovide a dit :
............Sibi quisque profecto
Fit deus : ignavis precibus Fortuna repugnat.
Metamorphoseon, lib. VIII, v. 72,
Le ciel est inutile à qui ne s’aide pas.
Rotrou.
Aide-toi, le ciel t’aidera.
La Fontaine.
Dans la guerre civile de Marius, lors du soulèvement de Lepidus
Dans le plaidoyer pro Murena (c. xxxix), prononcé entre la 2ᵉ et la 3ᵉ Catilinaire, Cicéron s’exprime d’une manière analogue sur les dangers imminents de la patrie : Hostis est enim non apud Aniensem, quod bello punico gravissimum visum est, etc.
Quand Salluste dit que le décret du sénat fut rédigé conformément à la proposition de Caton, il suit l’opinion commune qui n’était pas exacte ; car, opinant des derniers, Caton n’avait fait que soutenir l’avis de la plupart des consulaires.
On a critiqué cette digression, qui arrive au moment où l’on voudrait que Salluste eût pris pour règle ad eventum destina. Toutefois, une fois sorti de la transition assez pénible par laquelle il commence, on doit dire qu’il nous offre une des plus belles pages de son histoire.
« La république, dit Cicéron dans son discours pro Sextio, ne se soutint plus que par les efforts d’un petit nombre de gens qui lui servaient pour ainsi dire d’étais. »
Ici le texte de Salluste, qui paraît altéré, a exercé la sagacité des critiques. Veluti effeta parente est le texte adopté par Reauzée, d’Otteville, M. Burnouf. Cortius nous apprend que cette version ne se rencontre que dans un seul manuscrit : c’est cependant la seule qui présente un sens satisfaisant et même assez naturel. Veluti effeta parentum, tel est le texte de Cortius et d’Havercamp, adopté par Dureau de Lamalle. Au reste, selon l’observation de Dureau de Lamalle, quelque leçon qu’on adopte, s’il y a toujours quelque chose d’un peu extraordinaire dans le tour de phrase, il ne reste pas le plus léger nuage sur la pensée.
« Salluste, dit Saint-Évremont, ne se contente pas de nous dépeindre les hommes dans les éloges, il fait qu’ils se dépeignent eux-mêmes dans les harangues, où vous voyez toujours une expression de leur naturel. La harangue de César nous découvre assez qu’une conspiration ne lui déplaît pas. Sous le zèle qu’il témoigne à la conservation des lois et à la dignité du sénat, il laisse apercevoir son inclination pour les conjurés. Il ne prend pas tant de soin à cacher l’opinion qu’il a des enfers : les dieux lui sont moins considérables que les consuls ; et, à son avis, la mort n’est autre chose que la fin de nos tourments et le repos des misérables. Caton fait lui-même son portrait après que César a fait le sien. Il va droit au bien, mais d’un air farouche : l’austérité de ses mœurs est inséparable de l’intégrité de sa vie. Il mêle le chagrin de son esprit et la dureté de ses manières avec l’utilité de ses conseils. »
César avait trente-sept ans et Caton trente-trois.
Triumviri capitales. Magistrats inférieurs qui étaient chargés de présider aux supplices et d’informer contre les criminels de la lie du peuple.
« Ce lieu subsiste encore aujourd’hui, dit le président de Brosses. J’y suis descendu pour l’examiner. Il m’a paru entièrement conforme à la description qu’en donne ici Salluste. La voûte, l’exhaussement et tout le reste sont encore tels qu’il les dépeint. Il sert de chapelle souterraine à une petite église appelée San Pietro in Carcere, qu’on y a bâtie en mémoire de l’apôtre saint Pierre, qui avait été mis en prison dans le Tullien. Il ne tire son jour que par un trou grillé qui donne dans l’église supérieure. Au-dessous il y a un autre cachot plus profond, ou plutôt un égout (car nous apprenons des Actes des Martyrs que l’égout de la place passait sous le cachot). Ce bâtiment et les magnifiques égouts d’Ancus Marlius sont constamment les deux plus anciens bâtiments qui subsistent en Europe. » C’est le cachot où avait été jeté et où expira Jugurtha.
Il faut se rappeler que Lentulus, quoique préteur alors, avait déjà été consul.
Il y avait originairement dix cohortes de quatre cent vingt soldats dans chaque légion, qui, par conséquent, était de quatre mille deux cents hommes, outre trois cents cavaliers. Marius porta la légion à six mille hommes.
Selon Appien, Catilina avait environ vingt mille hommes, dont un quart seulement de troupes réglées et armées convenablement ; mais la plus grande partie se dissipa dès qu’elle eut appris ce qui venait de se passer à Rome.
Dans Q. Curce (liv. IV, ch. XIV), Darius dit à ses soldats : In dextris vestris jam libertatem, opem, spem futuri temporis geritis…
Tacite (Vie d’Agricola, ch. XXXIII) : Omnia prona victoribus, atque eadem victis adversa.
La même pensée se trouve reproduite dans la Guerre de Jugurtha (ch. LXXXIII) : Omne bellum… quum victores velint.
Ici Salluste se ressemble encore à lui-même. On lit dans la Guerre de Jugurtha, (ch. CVII) : Quanto sibi in prælio minus pepercissent, tanto tutiores fore.
Quinte-Curce a dit, dans le discours déjà cité, note 131 : Effugit mortem quisquis contempserit ; timidissimum quemque consequitur. Et Horace :
Mors et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventæ
Poplitibus, timidove tergo. Carminum lib. III, ode II.
Plutarque le nomme Furius.
Dion (liv. XXXVI) assure qu’Antonius feignit d’être malade.
C’est le même Petreius qui, avec Afranius, commanda en Espagne les légions de Pompée. Après la bataille de Pharsale, lorsque le parti pompéien se rallia en Afrique, Petreius réunit ses forces à celles de Juba, roi de Mauritanie, et se montra pour César un adversaire habile et acharné. Après la défaite de Thapsus, Petreius et Juba s’entretuèrent à la suite d’un festin, « de sorte, dit Florus, qu’on vit le sang royal et le sang romain souiller à la fois les mets à moitié consommés de ce funèbre banquet. » (Liv. IV, ch. ii.)
Les Romains employaient ce mot pour exprimer un danger pressant, tel qu’une révolte des provinces ou un armement de la part des Gaulois. Crébillon, dans son Catilina, s’est servi de ce mot dans son acception particulière :
On dirait, à vous voir assemblés en tumulte,
Que Rome des Gaulois craigne encore une insulte.
Cette admirable description du combat de Pistoie a été très-heureusement imitée par Florus (liv. IV, ch. iv) : Quam atrociter dimicatum est, exitus docuit, etc.
Fronte minæ durant, et stant in vultibus iræ. Silius Ital., Punicorum, lib. V, v. 675. ........... Cui frons nec morte remissa
Irarum servat rabiem. ...... Lib. XIII, v. 753. |
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I. — L’homme a tort de se plaindre de sa nature, sous prétexte que, faible et très limitée dans sa durée, elle est régie par le hasard plutôt que par la vertu. Au contraire, en réfléchissant bien, on ne saurait trouver rien de plus grand, de plus éminent, et on reconnaîtrait que ce qui manque à la nature humaine, c’est bien plutôt l’activité que la force ou le temps. La vie de l’homme est guidée et dominée par l’âme. Que l’on marche à la gloire par le chemin de la vertu, et l’on aura assez de force, de pouvoir, de réputation ; on n’aura pas besoin de la fortune, qui ne peut ni donner ni enlever à personne la probité, l’activité et les autres vertus. Si, au contraire, séduit par les mauvais désirs, on se laisse aller à l’inertie et aux passions charnelles, on s’abandonne quelques instants à ces pernicieuses pratiques, puis on laisse se dissiper dans l’apathie ses forces, son temps, son esprit ; alors on s’en prend à la faiblesse de sa nature, et on attribue aux circonstances les fautes dont on est soi-même coupable. Si l’on avait autant de souci du bien que de zèle pour atteindre ce qui nous est étranger, inutile, souvent même nuisible, on ne se laisserait pas conduire par le hasard ; on le conduirait et on atteindrait une grandeur telle que, loin de mourir, on obtiendrait une gloire immortelle.
II. — L’homme étant composé d’un corps et d’une âme, tout ce qui est, tous nos sentiments participent de la nature ou du corps ou de l’esprit. Un beau visage, une grosse fortune, la vigueur physique et autres avantages de ce genre se dissipent vite, tandis que les beaux travaux de l’esprit ressemblent à l’âme : ils sont immortels. Tous les biens du corps et de la fortune ont un commencement et une fin : tout ce qui commence finit ; tout ce qui grandit dépérit ; l’esprit dure, sans se corrompre, éternellement ; il gouverne le genre humain, il agit, il est maître de tout, sans être soumis à personne. Aussi, peut-on être surpris de la dépravation des hommes qui, asservis aux plaisirs du corps, passent leur vie dans le luxe et la paresse, et laissent leur esprit, la meilleure et la plus noble partie de l’homme, s’engourdir faute de culture et d’activité, alors surtout que sont innombrables et divers les moyens d’acquérir la plus grande célébrité.
III. — Mais, parmi tous ces moyens, les magistratures, les commandements militaires, une activité politique quelconque ne me paraissent pas du tout à envier dans le temps présent ; car ce n’est pas le mérite qui est à l’honneur, et ceux mêmes qui doivent leurs fonctions à de fâcheuses pratiques, ne trouvent ni plus de sécurité, ni plus de considération. En effet recourir à la violence pour gouverner son pays et les peuples soumis, même si on le peut et qu’on ait dessein de réprimer les abus, est chose désagréable, alors surtout que toute révolution amène des massacres, des bannissements, des mesures de guerre. Faire d’inutiles efforts et ne recueillir que la haine pour prix de sa peine, c’est pure folie, à moins qu’on ne soit tenu par la basse et funeste passion de sacrifier à l’ambition de quelques hommes son honneur et son indépendance.
IV. — Aussi bien, parmi les autres travaux de l’esprit, n’en est-il pas de plus utile que le récit des événements passés. Souvent on en a vanté le mérite ; je ne juge donc pas à propos de m’y attarder, ne voulant pas d’autre part qu’on attribue à la vanité le bien que je dirais de mes occupations. Et, parce que je me suis résolu à vivre loin des affaires publiques, plus d’un, je crois, qualifierait mon travail, si important et si utile, de frivolité, surtout parmi ceux dont toute l’activité s’emploie à faire des courbettes devant la plèbe et à acheter le crédit par des festins. Si ces gens-là veulent bien songer au temps où je suis arrivé aux magistratures, aux hommes qui n’ont pu y parvenir, à ceux qui sont ensuite entrés au sénat, ils ne manqueront pas de penser que j’ai obéi plus à la raison qu’à la paresse en changeant de manière de vivre, et que mes loisirs apporteront à la république plus d’avantages que l’action politique des autres. J’ai souvent entendu dire de Q. Maximus, de P. Scipion et d’autres grands citoyens romains que, en regardant les images de leurs ancêtres, ils se sentaient pris d’un ardent amour pour la vertu. A coup sûr, ce n’était pas de la cire ou un portrait qui avait sur eux un tel pouvoir ; mais le souvenir de glorieuses actions entretenait la flamme dans le cœur de ces grands hommes et ne lui permettait pas de s’affaiblir, tant que, par leur vertu, ils n’avaient pas égalé la réputation et la gloire de leurs pères. Avec nos mœurs actuelles, c’est de richesse et de somptuosité, non de probité et d’activité, que nous luttons avec nos ancêtres. Même des hommes nouveaux, qui jadis avaient l’habitude de surpasser la noblesse en vertu, recourent au vol et au brigandage plutôt qu’aux pratiques honnêtes, pour s’élever aux commandements et aux honneurs : comme si la préture, le consulat et les autres dignités avaient un éclat et une grandeur propres, et ne tiraient pas le cas qu’on en fait de la vertu de leurs titulaires. Mais je me laisse aller à des propos trop libres et trop vifs, par l’ennui et le dégoût que me causent les mœurs publiques ; je reviens à mon sujet.
V. — Je vais raconter la guerre que soutint le peuple romain contre Jugurtha, roi des Numides, d’abord parce que la lutte fut sévère et dure, que la victoire fut longtemps incertaine, et puis parce qu’alors, pour la première fois, se marqua une résistance à la tyrannie de la noblesse. Ces hostilités déterminèrent un bouleversement général de toutes les choses divines et humaines et en vinrent à un point de violence tel, que les discordes entre citoyens se terminèrent par une guerre civile et la dévastation de l’Italie. Mais, avant de commencer, je reprendrai les faits d’un peu plus haut, afin de mieux faire comprendre les événements et de mieux les mettre en lumière. Pendant la seconde guerre punique, où le général carthaginois Hannibal avait accablé l’Italie des coups les plus rudes que Rome eût eu à supporter depuis qu’elle était devenue puissante, Masinissa, roi des Numides, admis comme allié par ce Scipion que son mérite fit surnommer plus tard l’Africain, s’était signalé par plusieurs beaux faits de guerre. En récompense, après la défaite de Carthage et la capture de Syphax, dont l’autorité en Afrique était grande et s’étendait au loin, Rome fit don à ce roi de toutes les villes et de tous les territoires qu’elle avait pris. Notre alliance avec Masinissa se maintint bonne et honorable. Mais avec sa vie finit son autorité, et après lui, son fils Micipsa fut seul roi, ses deux frères Mastanabal et Gulussa étant morts de maladie. Micipsa eut deux fils, Adherbal et Hiempsal ; quant à Jugurtha, fils de Mastanabal, que Masinissa avait exclu du rang royal, parce qu’il, était né d’une concubine, il lui donna, dans sa maison, la même éducation qu’à ses enfants.
VI. — Dès sa jeunesse, Jugurtha, fort, beau, surtout doué d’une vigoureuse intelligence, ne se laissa pas corrompre par le luxe et la mollesse, mais, suivant l’habitude numide, il montait à cheval, lançait le trait, luttait à la course avec les jeunes gens de son âge, et, l’emportant sur tous, leur resta pourtant cher à tous ; il passait presque tout son temps à la chasse, le premier, ou dans les premiers, à abattre le lion et les autres bêtes féroces, agissant plus que les autres, parlant peu de lui. Tous ces mérites firent d’abord la joie de Micipsa, qui comptait profiter, pour la gloire de son règne, du courage de Jugurtha. Mais il comprit vite qu’il était lui-même un vieillard, que ses enfants étaient petits et que cet adolescent prenait chaque jour plus de force tout troublé par ces faits, il roulait mille pensées dans son esprit. Il songeait avec effroi que la nature humaine est avide d’autorité et toute portée à réaliser ses désirs ; que son âge et celui de ses fils offrait une belle occasion, que l’espoir du succès aurait fait saisir, même à un homme ordinaire ; il méditait sur la vive sympathie des Numides pour Jugurtha et se disait, que, à faire massacrer par traîtrise un homme pareil, il risquait un soulèvement ou une guerre.
VII. — Tourmenté par ces difficultés, il se rend bientôt compte que ni la violence, ni la ruse ne pourront le débarrasser d’un homme aussi populaire ; mais, comme Jugurtha était prompt à l’action et avide de gloire militaire, il décide de l’exposer aux dangers et, par ce moyen, de courir sa chance. Pendant la guerre de Numance, il envoya aux Romains des renforts de cavalerie et d’infanterie ; et, dans l’espoir que Jugurtha succomberait aisément, victime de son courage ou de la cruauté ennemie, il le mit à la tête des Numides qu’il expédiait en Espagne. Mais l’issue fut tout autre qu’il n’avait pensé. Jugurtha était naturellement actif et vif. Sitôt qu’il eut compris la nature et le caractère de Scipion, général en chef de l’armée romaine, et la tactique ennemie, par ses efforts, son application, son obéissance, sa modestie, son initiative devant le danger, il arriva bien vite à une telle réputation, qu’il conquit l’affection des Romains et terrifia les Numantins. Et vraiment, il avait résolu le problème d’être à la fois intrépide au combat et sage dans le conseil, problème difficile, l’un de ces mérites faisant dégénérer la prudence en timidité, comme l’autre, le courage en témérité. Aussi, le général en chef confiait-il à Jugurtha toutes les affaires un peu rudes, le tenait-il pour un ami, montrait-il, de jour en jour, plus d’affection à un homme qui jamais n’échouait dans ses projets ni dans ses entreprises. A ces qualités s’ajoutaient une générosité et une finesse qui avaient créé, entre beaucoup de Romains et lui, des liens très étroits d’amitié.
VIII. — A cette époque, il y avait dans notre armée beaucoup d’hommes nouveaux et aussi de nobles, qui prisaient l’argent plus que le bien et l’honnête, intrigants à Rome, puissants chez les alliés, plus connus qu’estimables : par leurs promesses, ils excitaient l’ambition de Jugurtha, qui n’était pas petite, lui répétant que, si Micipsa venait à mourir, il serait seul roi de Numidie : son mérite emporterait tout, et d’ailleurs, à Rome, tout était à vendre. Après la prise de Numance, Scipion décida de congédier les troupes auxiliaires et de rentrer lui-même à Rome. Devant les troupes, il récompensa magnifiquement Jugurtha et le couvrit d’éloges ; puis il l’emmena dans sa tente et là, seul à seul, il lui conseilla de cultiver l’amitié du peuple romain tout entier, plutôt que de se lier avec des particuliers, et aussi de ne pas prendre l’habitude de faire des distributions d’argent : c’était un gros risque d’acheter à quelques-uns ce qui appartenait à tous. Si sa conduite restait ce qu’elle avait été, la gloire, puis le trône lui viendraient tout naturellement ; si au contraire il voulait marcher trop vite, ses largesses mêmes précipiteraient sa chute.
IX. — Ayant ainsi parlé, il le renvoya, en le chargeant de remettre à Micipsa la lettre que voici : "Ton Jugurtha, dans la guerre de Numance, a montré les plus belles vertus : je suis assuré que tu en auras de la joie. Ses mérites me l’ont rendu cher ; je ferai tout pour que le Sénat et le peuple romain sentent comme moi. En raison de notre amitié, je t’adresse mes félicitations ; tu as là un homme digne de toi et de son aïeul Masinissa." Cette lettre lui ayant confirmé ce que le bruit public lui avait appris, Micipsa fut tout troublé à l’idée du mérite et du crédit de son neveu, et il modifia sa manière de voir ; il s’attacha à dominer Jugurtha par ses bien faits, l’adopta sans tarder, et, par testament, fit de lui son héritier, concurremment avec ses fils. Quelques années plus tard, accablé par la maladie et les années, et sentant sa mort prochaine, il adressa, dit-on, en présence de ses amis, de ses parents et de ses fils Adherbal et Hiempsal, les paroles suivantes à Jugurtha :
X. — "Tu étais tout petit, Jugurtha, quand tu perdis ton père, qui te laissait sans espoir et sans ressources : je te recueillis auprès de moi, dans la pensée que tu m’aimerais pour mes bienfaits, autant que m’aimeraient mes fils, si je venais à en avoir. Je ne me suis pas trompé. Sans parler d’autres glorieux exploits, tu es récemment revenu de Numance, ayant comblé de gloire mon royaume et moi-même ; ton mérite a rendu plus étroite l’amitié qu’avaient pour nous les Romains. En Espagne, nous avons vu refleurir notre nom. Enfin, grosse difficulté pour un homme, tu as par ta gloire vaincu l’envie. Aujourd’hui, je touche au terme naturel de mon existence : eh bien ! par cette main que je serre, au nom de la fidélité que tu dois à ton roi, je t’en prie et je t’en supplie, aime ces jeunes gens, qui sont de ta race et que ma bonté a faits tes frères. Songe moins à attirer des étrangers qu’à garder auprès de toi ceux qui te sont unis par les liens du sang. Ce ne sont ni les soldats ni les trésors qui défendent un trône, ce sont les amis, qu’on ne saurait contraindre par les armes, ni gagner par l’or, mais qu’on se donne par les bons offices et par la loyauté. Quoi de plus cher qu’un frère pour un frère ? et à quel étranger se fier, si l’on est l’ennemi des siens ? Le royaume que je vous laisse sera solide si vous êtes vertueux, faible, si vous êtes méchants. La concorde donne de la force à ce qui en manque ; la discorde détruit la puissance la plus grande. A toi, Jugurtha, qui dépasses les deux autres en âge et en sagesse, de veiller à ce que tout aille bien. Car dans tout combat, le plus puissant, même s’il est l’offensé, semble, parce qu’il peut davantage, être l’agresseur. Quant à vous, Adherbal et Hiempsal, respectez et aimez un homme comme lui ; prenez modèle sur son mérite, et faites ce qu’il faut pour qu’on ne puisse pas dire des fils nés de moi, qu’ils valent moins que mon enfant d’adoption.
XI. — Jugurtha comprenait bien que les paroles du roi ne répondaient pas à sa pensée ; il avait lui-même de tout autres desseins ; pourtant, étant donné les circonstances, il fit une réponse aimable. Micipsa mourut quelques jours après. Les jeunes princes lui firent les funérailles magnifiques qu’on fait à un roi ; puis ils se réunirent pour discuter entre eux de toutes les affaires. Hiempsal, le plus jeune des trois, était d’un naturel farouche et, depuis longtemps, méprisait Jugurtha parce qu’il le jugeait inférieur à lui en raison de la condition de sa mère ; il s’assit à la droite d’Adherbal, afin que Jugurtha ne pût prendre la place du milieu, qui est chez les Numides la place d’honneur. Son frère le pressa de s’incliner devant l’âge ; il consentit, non sans peine, à s’asseoir de l’autre côté. Ils discutèrent longuement sur l’administration du royaume. Jugurtha laissa tomber cette idée, entre autres, qu’il conviendrait de supprimer toutes les mesures et décisions prises depuis cinq ans, Micipsa, accablé d’années, ayant dans ce laps de temps montré une grande faiblesse d’esprit. "Très volontiers, répondit Hiempsal, car il y a trois ans que Micipsa t’a adopté pour te permettre d’arriver au trône." Ce mot pénétra dans le cœur de Jugurtha plus profondément qu’on ne peut croire. A partir de ce moment, partagé entre le ressentiment et la crainte, il médita, combina, imagina les moyens de prendre Hiempsal par ruse. Mais les choses allaient trop lentement à son gré, et son humeur farouche ne s’adoucit pas ; il décida donc d’en finir par n’importe quel moyen.
XII. — Lors de leur première réunion, que j’ai rappelée tout à l’heure, les jeunes rois ne s’étant pas mis d’accord, avaient décidé de se partager les trésors et de fixer les limites des territoires où chacun serait maître. On arrête le moment de chacune des opérations, en commençant par l’argent. Les jeunes rois se retirent chacun dans une ville voisine de l’endroit où était le trésor. Hiempsal était allé dans la place de Thirmida, et le hasard lui avait fait choisir la maison du chef licteur de Jugurtha, pour lequel ce prince avait toujours eu une vive affection. Jugurtha veut profiter de ce hasard heureux ; il accable le licteur de promesses, lui conseille de retourner dans sa demeure, sous prétexte de la visiter, et de faire fabriquer de fausses clés, les bonnes étant remises à Hiempsal ; lui-même, au moment voulu, arriverait sérieusement accompagné. Le Numide exécute promptement les ordres reçus, et, suivant ses instructions, introduit dans la maison pendant la nuit les soldats de Jugurtha. Ceux-ci font irruption dans l’immeuble, cherchent le roi de tous côtés, massacrent les gardes, les uns dans leur sommeil, les autres dans leur course, fouillent les cachettes, brisent les portes, répandent partout bruit et désordre, et découvrent enfin Hïempsal caché dans la loge d’une esclave, où il s’était réfugié dès le début, tout tremblant dans son ignorance des lieux. Les Numides lui coupent la tête, comme ils en avaient reçu l’ordre, et la portent à Jugurtha.
XIII. — Le bruit d’un si grand forfait se répand rapidement dans toute l’Afrique. Adherbal et tous les anciens sujets de Micipsa sont frappés d’épouvante. Les Numides se partagent en deux camps : la majorité reste fidèle à Adherbal ; les meilleurs soldats vont de l’autre côté. Jugurtha arme tout ce qu’il peut de troupes, occupe les villes, les unes par la force, les autres avec leur agrément, et se met en mesure de soumettre toute la Numidie. Adherbal envoie des députés à Rome pour faire connaître au Sénat le meurtre de son frère et son infortune, et cependant, confiant dans ses effectifs, se prépare à livrer bataille. Mais quand le combat s’engagea, il fut vaincu, et s’enfuit dans la province romaine, puis de là à Rome. Jugurtha, une fois ses projets réalisés et toute la Numidie conquise, réfléchit à loisir à son attentat et pensa avec crainte au peuple romain, contre le ressentiment duquel il n’avait d’espoir que dans la cupidité de la noblesse et l’argent dont il disposait. Quelques jours après, il envoie donc à Rome des députés chargés d’or et d’argent ; il leur donne ses instructions : d’abord combler de présents ses amis anciens, puis s’en faire de nouveaux, enfin ne pas hésiter à semer l’argent partout où ce sera possible. Arrivés à Rome, les députés, suivant les ordres reçus, offrent des présents aux hôtes du roi et à tous les sénateurs qui avaient à ce moment-là de l’influence ; alors, changement complet : Jugurtha cesse d’être odieux et obtient faveur et crédit. Gagnés, les uns par l’espoir, les autres par les cadeaux, les nobles circonviennent individuellement les sénateurs, pour qu’une décision sévère ne soit pas prise contre le Numide. Puis, quand les députés jugent que l’affaire est en bonne voie, on fixe un jour pour entendre les deux parties. Ce jour-là, dit-on, Adherbal s’exprima ainsi :
XIV. — "Pères conscrits, mon père Micipsa, en mourant, me prescrivit de me regarder simplement comme votre représentant dans le royaume de Numidie, où vous aviez tout droit et toute autorité ; de faire tous mes efforts pour être, en paix et en guerre, le plus possible utile au peuple romain ; de vous considérer comme mes parents et mes alliés : à agir ainsi, je trouverais dans votre amitié force armée, richesse, appui pour mon trône. Je me conformais à ces recommandations paternelles, quand Jugurtha, le pire scélérat que la terre ait porté, me chassa, au mépris de votre autorité, de mon royaume et de mes biens, moi, le petit-fils de Masinissa, l’allié de toujours et l’ami du peuple romain. Et puisque j’en suis venu à cette situation misérable, j’aurais voulu, Pères conscrits, vous demander votre aide en invoquant mes services plutôt que ceux de mes pères ; j’aurais surtout aimé me dire que le peuple romain était mon obligé, sans avoir besoin de lui rien demander ; du moins, si j’y étais contraint, j’aurais aimé invoquer son aide comme une dette. Mais l’honnêteté toute seule ne donne guère la sécurité, et il ne dépend pas de moi que Jugurtha soit ce qu’il est. Je me suis donc réfugié auprès de vous, Pères conscrits, à qui je suis forcé, pour comble d’infortune, d’être à charge, avant de pouvoir vous servir. Des rois, vaincus par vous à la guerre, ont ensuite bénéficié de votre amitié ; d’autres, dans une situation incertaine, ont sollicité votre alliance ; notre famille, à nous, est devenue l’amie du peuple romain pendant la guerre contre Carthage, à un moment où votre fortune était moins désirable que votre amitié. Pères conscrits, vous ne voudrez pas qu’un descendant de ces hommes, qu’un petit-fils de Masinissa vous demande vainement votre aide. Si je n’avais d’autre raison de l’obtenir que ma pitoyable destinée, moi qui, hier encore, étais un roi puissant par la race, la réputation et la richesse, et ne suis aujourd’hui qu’un malheureux sans ressources, réduit à compter sur celles d’autrui, je dis que la majesté du peuple romain serait engagée à empêcher l’injustice et à ne pas permettre qu’un royaume puisse prospérer par le crime. En réalité, j’ai été chassé d’un pays qui fut donné à mes ancêtres par le peuple romain, d’où mon père et mon grand-père, unis à vous, ont expulsé Syphax et les Carthaginois. Ce sont vos présents qu’on m’a arrachés, Pères conscrits ; c’est vous qu’on méprise dans l’injustice dont je suis victime. Malheureux que je suis ! O Micipsa, mon père, le résultat de tes bienfaits, le voici : celui que tu as appelé à partager ton trône, à parts égales, avec tes enfants, doit donc être le destructeur de ta race ? notre maison ne connaîtra-t-elle donc jamais le repos ? vivra-t-elle donc toujours dans le sang, la bataille et l’exil ? Tant qu’exista Carthage, nous avions - c’était normal - à supporter tous les sévices. L’ennemi était près de nous, et vous, nos amis, étiez loin ; tout notre espoir était dans nos armes. Cette peste une fois chassée d’Afrique, nous vivions allègrement en paix ; nous n’avions d’autres ennemis que ceux que vous nous ordonniez de regarder comme tels. Et voici qu’à l’improviste, Jugurtha, laissant éclater avec une audace intolérable sa scélératesse et sa tyrannie, assassine mon frère, son propre parent, s’approprie d’abord son royaume comme prix du crime qu’il a commis, puis, ne pouvant me prendre dans ses filets, moi qui, sous votre autorité, ne m’attendais pas du tout à la violence et à la guerre, me chasse, vous le voyez, de ma patrie, de ma maison, indigent et misérable, si bien que, n’importe où, je me trouve plus en sécurité que dans mes propres États. Je croyais, Pères conscrits, à ce que j’avais entendu répéter à mon père, que, à cultiver avec soin votre amitié, on s’imposait une lourde tâche, mais du moins on n’avait absolument rien à craindre de personne. Notre famille, autant qu’elle l’a pu, a, dans toutes vos guerres, été à vos côtés : notre sécurité dans la paix est donc affaire à vous, Pères conscrits. Mon père a laissé deux fils, mon frère et moi ; il en a adopté un troisième, Jugurtha, dans la pensée que ses bienfaits l’attacheraient à nous. L’un de nous a été massacré ; et moi, j’ai eu du mal à échapper à ses mains impies. Que faire ? où aller dans mon infortune ? Tous les appuis que je pouvais trouver dans les miens se sont écroulés : mon père a subi la loi fatale, il a succombé à une mort naturelle ; mon frère, qui, plus qu’un autre, devait être épargné, s’est vu ravir la vie par le crime d’un parent ; mes alliés, mes amis, tous mes proches ont été victimes de diverses calamités : les uns, pris par Jugurtha, ont été mis en croix, d’autres jetés aux bêtes ; quelques-uns, qu’on a laissés vivre, sont enfermés dans de sombres cachots et traînent dans les pleurs et le deuil une existence plus pénible que la mort. Si j’avais conservé tout ce que j’ai perdu, toutes les amitiés qui me sont devenues contraires, c’est encore vous, Pères conscrits, que j’implorerais, au cas où des malheurs inattendus auraient fondu sur moi ; votre puissance vous fait un devoir de faire respecter le droit et de punir l’injustice. Mais, en fait, je suis exilé de ma patrie, de ma maison, je suis seul, privé de tous les honneurs : où puis-je aller ? qui puis-je appeler ? les peuples et les rois dont notre amitié pour vous a fait les ennemis de ma maison ? puis-je me réfugier quelque part sans y trouver accumulées les traces de la guerre faite par mes aïeux ? Puis-je compter sur la pitié de ceux qui ont été un jour vos ennemis ? Enfin Masinissa nous a appris, Pères conscrits, à ne nous lier qu’avec le peuple romain, à ne conclure aucune nouvelle alliance, aucun traité nouveau, à chercher notre unique appui dans votre amitié ; si les destins de votre empire devaient changer, à succomber avec vous. Votre courage et la volonté divine vous ont faits grands et riches ; tout vous réussit, tout vous est soumis : il vous est d’autant plus aisé de punir les injustices dont souffrent vos alliés. Ma seule crainte, c’est que les relations particulières que certains d’entre vous ont, sans examen sérieux, contractées avec Jugurtha, ne les induisent en erreur. J’entends dire qu’on multiplie efforts, démarches, pressions auprès de chacun de vous, pour vous empêcher de statuer sur Jugurtha en son absence et sans l’entendre ; on ajoute que je vous paie de mots, que ma fuite est simulée, que je pouvais rester dans mon royaume. Ah ! puissé-je voir l’homme dont l’exécrable forfait m’a plongé dans cette misère, mentir comme je mens moi-même 1 puissiez-vous enfin, vous ou les dieux immortels, prendre souci des affaires humaines ! Cet homme, aujourd’hui si fier de son crime et si puissant, souffrant mille maux pour son ingratitude envers notre père, pour la mort de mon frère, pour les malheurs dont il m’accable, recevrait alors son châtiment. O mon frère, toi que j’ai tant aimé ; la vie t’a été enlevée avant l’heure par celui à qui tout interdisait de te toucher ; et pourtant ton sort me paraît plus heureux que lamentable. Ce n’est pas un trône que tu as perdu avec la vie, mais la fuite, l’exil, l’indigence et toutes les misères qui m’accablent. Moi au contraire, infortuné, précipité du trône paternel dans un abîme de maux, je suis un exemple des vicissitudes humaines ; je me demande que faire : venger le tort qu’on t’a fait, manquant moi-même de tout secours, ou songer à mon pouvoir royal, alors que ma vie et ma mort dépendent de l’étranger ? Plût aux dieux que la mort fût une issue honorable à mes infortunes et que je ne fusse pas à bon droit exposé au mépris, pour céder devant l’injustice par lassitude des maux soufferts 1 Aujourd’hui je n’ai aucune joie à vivre, et il ne m’est pas sans déshonneur permis de mourir. Pères conscrits, par vous, par vos enfants, par vos pères, par la majesté du peuple romain, secourez-moi dans ma misère, luttez contre l’injustice ; ne laissez pas le royaume de Numidie, qui est à vous, se dissoudre par le crime dans le sang de notre maison."
XV. — Quand le roi eut fini de parler, les envoyés de Jugurtha, comptant plus sur leurs distributions d’argent que sur leur bon droit, répondirent en quelques mots : Hiempsal avait été massacré par les Numides en raison de sa cruauté ; Adherbal avait, sans provocation, commencé les hostilités ; après sa défaite, il se plaignait de n’avoir pu lui-même faire de mal aux autres ; Jugurtha demandait au Sénat de le juger tel qu’il s’était fait connaître à Numance, et de s’en rapporter moins aux articulations d’un ennemi, qu’à ses propres actes. Les adversaires quittent la curie. Sans retard, le Sénat met l’affaire en délibéré. Les partisans des députés et, avec eux, la majorité des sénateurs, corrompus par l’intrigue, parlent avec dédain du discours d’Adherbal, exaltent le mérite de Jugurtha ; crédit, paroles, tous les procédés leur sont bons pour vanter le crime et la honte d’autrui, comme s’il s’agissait de leur propre gloire. La minorité, qui préférait à l’argent le bien et l’équité, demanda par son vote qu’on vint en aide à Adherbal et qu’on punît sévèrement la mort d’Hiempsal ; au premier rang de ces derniers, Émilius Scaurus, un noble actif, chef de parti, avide d’autorité, d’honneurs, d’argent, au demeurant habile à dissimuler ses vices. Voyant prodiguer les largesses royales avec une scandaleuse impudence, il appréhenda ce qui se produit d’ordinaire dans ce cas, je veux dire la colère publique soulevée par un dévergondage si éhonté, et il mit le holà à son habituelle cupidité.
XVI. — Dans le Sénat pourtant, la victoire resta au parti qui faisait moins de cas de la justice que de l’argent et du crédit. On décréta l’envoi de dix délégués chargés de partager entre Jugurtha et Adherbal le royaume de Micipsa. Comme chef de la délégation, on choisit L. Opimius, citoyen illustre et alors incluent au Sénat, parce que, consul après la mort de C. Gracchus et de M. Fulvius Flaccus, il avait tiré avec une grande vigueur toutes les conséquences de la victoire de la noblesse sur la plèbe. Il était à Rome parmi les ennemis de Jugurtha ; celui-ci pourtant le reçut avec un soin infini, et l’amena par des dons et des promesses à sacrifier sa réputation, sa loyauté, sa personne enfin, aux intérêts du roi. On entreprit les autres délégués par les mêmes moyens ; la plupart se laissèrent séduire ; quelques-uns seulement préférèrent l’honneur à l’argent. Dans le partage, la partie de la Numidie, voisine de la Mauritanie, plus riche et plus peuplée, fut attribuée à Jugurtha ; le reste, qui avait plus d’aspect que de valeur propre, avec des ports plus nombreux et de beaux édifices, fut le lot d’Adherbal.
XVII. — Mon sujet parait comporter un court exposé sur la position de l’Afrique et quelques mots sur les nations que nous y avons eues pour ennemies ou pour alliées. Quant aux régions et aux peuplades qui, en raison de la chaleur, des difficultés de toute sorte et de leur état désertique, ont été moins visitées par les voyageurs, je ne saurais rien en dire de certain. Sur les autres, je m’expliquerai brièvement. Dans la division du globe, la plupart des auteurs ont fait de l’Afrique une troisième partie du monde ; quelques-uns ne comptent que l’Asie et l’Europe et placent l’Afrique en Europe. L’Afrique a pour limites, à l’ouest, le détroit qui réunit la méditerranée à l’Océan, à l’est un plateau incliné, appelé par les habitants Catabathmon. La mer y est orageuse, la côte sans ports, la terre fertile, propre à l’élevage, sans arbres, sans eaux de pluie, sans sources. Les hommes sont vigoureux, agiles, rudes à l’ouvrage ; ils meurent généralement de vieillesse, sauf le cas de mort violente par le fer ou les bêtes féroces ; rarement ils succombent à la maladie. Les animaux malfaisants sont nombreux. Quels ont été les premiers habitants de l’Afrique ? Quels sont ceux, qui y sont venus ensuite ? Comment s’est effectué le mélange ? je pense sur ces points autrement que la majorité des auteurs. Les livres carthaginois attribués au roi Hiempsal m’ont été expliqués : ils s’accordent avec les idées des gens de là-bas ; je vais les résumer, laissant d’ailleurs à mes répondants la responsabilité de leurs dires.
XVIII. — L’Afrique, au début, était habitée par les Gétules et les Libyens, rudes, grossiers, nourris de la chair des fauves, mangeant de l’herbe comme des bêtes. Ils n’obéissaient ni à des coutumes, ni à des lois, ni à des chefs ; errants, dispersés, ils s’arrêtaient à l’endroit que la nuit les empêchait de dépasser. Mais, après la mort d’Hercule en Espagne - croyance africaine, — son armée composée de peuples divers, ayant perdu son chef et voyant plusieurs rivaux se disputer le commandement, se débanda bien vite. Les Mèdes, les Perses, les Arméniens passèrent en Afrique sur des bateaux et occupèrent les territoires les plus rapprochés de la Méditerranée. Les Perses s’établirent plus prés de l’Océan, renversèrent les coques de leurs navires pour en faire des cabanes, parce qu’ils ne trouvaient point de matériaux dans le pays et n’avaient aucun moyen de faire des achats ou des échanges en Espagne : l’étendue de la mer et leur ignorance de la langue leur interdisaient tout commerce. Insensiblement, ils s’unirent aux Gétules par des mariages ; et, comme ils avaient fait l’ai de plusieurs régions, allant sans cesse d’un lieu dans un autre, ils se donnèrent le nom de Nomades. Aujourd’hui encore, les maisons des paysans numides, qu’ils appellent mapalia, sont allongées, aux flancs cintrés, et font l’effet de carènes de bateaux. Aux Mèdes et aux Arméniens s’unirent les Libyens qui vivaient plus près de la mer d’Afrique, les Gétules étant plus sous le soleil, non loin des pays caniculaires -, et bien vite ils bâtirent des places fortes ; séparés de l’Espagne par le détroit, ils pratiquaient des échanges avec ce pays. Petit à petit, les Libyens altérèrent le nom des nouveau-venus et, dans leur langue barbare, les appelèrent Maures au lieu de Mèdes. La puissance des Perses ne tarda pas à s’accroître ; et, dans la suite, sous le nom de Numides, les jeunes, en raison de la superpopulation, se séparèrent de leurs pères et s’installèrent dans la région voisine de Carthage appelée Numidie ; puis, s’appuyant sur les anciens habitants, ils se rendirent, par les armes ou la terreur, maîtres des régions voisines, et se firent un nom glorieux, ceux surtout qui s’étaient avancés plus près de la Méditerranée, parce que les Libyens sont moins belliqueux que les Gétules. Enfin, presque tout le nord de l’Afrique appartint aux Numides ; les vaincus se fondirent avec les vainqueurs, qui leur donnèrent leur nom.
XIX. — Dans la suite, les Phéniciens, poussés, les uns par le désir de diminuer chez eux la population, les autres par l’ambition d’étendre leur empire, engagèrent à partir la plèbe et des gens avides de nouveautés, qui fondèrent Hippone, Hadrumète, Leptis, et d’autres villes sur les côtes méditerranéennes ; très vite ces cités prospérèrent et furent, les unes l’appui, les autres la gloire de leur patrie. Quant à Carthage, j’aime mieux n’en rien dire que d’en parler brièvement ; aussi bien ai-je hâte d’aller où mon sujet m’appelle. Ainsi donc, à partir de la région de Catabathmon, qui sépare l’Égypte de l’Afrique, on rencontre d’abord, en suivant la mer, Cyrène, colonie de Théra, puis les deux Syrtes, et entre elles, Leptis, puis les autels des Philènes, limite, du côté de l’Égypte, de l’empire carthaginois, et, en continuant, d’autres villes puniques. Les territoires à la suite, jusqu’à la Mauritanie, appartiennent aux Numides ; les peuples les plus rapprochés de l’Espagne sont les Maures. En arrière de la Numidie sont, dit-on, les Gétules, les uns vivant dans des cabanes, les autres, plus barbares encore, allant à l’aventure. Derrière sont les Éthiopiens, et plus loin enfin, les pays brûlés par le soleil. Au moment de la guerre de Jugurtha, la plupart des places puniques et les territoires Carthaginois que nous possédions depuis peu, étaient administrés par des magistrats romains. Presque tous les Gétules et les Numides jusqu’au fleuve Mulucha étaient sujets de Jugurtha. Tous les Maures avaient pour roi Bocchus, qui ne connaissait que de nom le peuple romain, et que nous ignorions nous-mêmes comme ennemi ou comme ami. De l’Afrique et de ses habitants, j’ai dit tout ce qui était nécessaire à mon sujet.
XX. — Après le partage du royaume, les délégués du Sénat avaient quitté l’Afrique. Jugurtha, contrairement à ce qu’il redoutait, se voit maître du prix de son crime ; il tient pour assuré ce que ses amis lui avaient affirmé à Numance, que tout, à Rome, était à vendre ; d’autre part, excité par les promesses de ceux que, peu auparavant, il avait comblés de présents, il tourne toutes ses pensées vers le royaume d’Adherbal. Il était ardent, belliqueux ; celui qu’il songeait à attaquer était calme, peu fait pour la guerre, d’esprit tranquille ; c’était une victime toute désignée, plus craintif qu’à craindre. Brusquement, avec une forte troupe, Jugurtha envahit son territoire, fait de nombreux prisonniers, met la main sur les troupeaux et sur d’autre butin, brûle les maisons, et, avec sa cavalerie, pénètre partout en ennemi ; puis, à la tête de toute sa troupe, il rentre dans son royaume. Il se doute bien qu’Adherbal, plein de ressentiment, voudra se venger du tort qu’il lui a fait et qu’ainsi on aura une raison de se battre. Mais ce dernier ne se jugeait pas égal en force à son adversaire, et il avait plus confiance dans l’amitié des Romains, que dans ses Numides. Il envoie donc des députés à Jugurtha pour se plaindre des violences qui lui ont été faites. Malgré la réponse insolente qu’on leur oppose, il aime mieux se résigner à tout que de recommencer la guerre, la précédente lui ayant si mal réussi. L’ambition de Jugurtha n’en est pas diminuée : déjà, par la pensée, il avait conquis tout le royaume d’Adherbal. Aussi n’est-ce pas avec des fourrageurs comme la première fois, mais avec une grande armée qu’il commence la guerre pour conquérir ouvertement toute la Numidie. Partout où il passait, il dévastait villes et champs, raflait du butin, encourageait les siens, terrifiait l’ennemi.
XXI. — Adherbal comprend que, au point où en sont les choses, il doit, ou renoncer au trône ou le défendre par les armes ; la nécessité l’oblige à lever des troupes et à marcher contre Jugurtha. Non loin de la mer, près de la place de Cirta, les deux armées prennent position ; le jour baissant, on n’en vint pas aux mains. Mais, vers la fin de la nuit, au petit jour, les soldats de Jugurtha, à un signal donné, se jettent sur le camp ennemi et, tombant sur l’adversaire à moitié endormi ou cherchant ses armes, ils le mettent en fuite et le massacrent. Adherbal avec quelques cavaliers s’enfuit à Cirta, et, sans une foule d’Italiens qui arrêtèrent devant les murs la poursuite des Numides, la même journée eût vu le début et la fin des hostilités entre les deux rois. Jugurtha investit la ville, en entreprend le siège avec des mantelets, des tours, des machines de toute sorte, se hâtant surtout, afin de neutraliser l’action des députés qu’il savait avoir été, avant le combat, envoyés à Rome par Adherbal. Le Sénat, informé de la lutte, expédie en Afrique trois jeunes gens, chargés d’aller trouver les deux rois et de leur notifier les décisions et volontés du Sénat et du peuple : ordre de mettre bas les armes et de régler leurs différends par l’arbitrage, non par la guerre ; c’était le seul procédé digne d’eux et de Rome.
XXII. — Les députés firent d’autant plus diligence pour débarquer en Afrique, qu’à Rome, au moment de leur départ, on parlait déjà du combat et du siège de Cirta ; mais ce n’était qu’un bruit imprécis. Jugurtha les écouta et leur répondit que rien n’avait plus d’importance et de prix à ses yeux que l’autorité du Sénat. Depuis son adolescence, il avait fait effort pour mériter l’éloge des honnêtes gens ; c’est par son mérite, non par ses vices qu’il s’était fait bien voir de Scipion, ce grand homme ; ces mêmes qualités avaient décidé Micipsa, qui pourtant avait des fils, à l’adopter pour l’associer au trône. Au demeurant, plus il avait, par ses actes, montré d’honneur et de courage, moins il tolérerait qu’on lui fît tort. Adherbal avait sournoisement attenté à sa vie ; quand il s’en était rendu compte, il avait devancé le criminel. Rome manquerait au bien et à la justice en lui interdisant de recourir au droit des gens. Aussi bien, allait-il sous peu envoyer à Rome des délégués pour tout dire. Sur ce, on se sépara. Les Romains ne réussirent pas à se rencontrer avec Adherbal.
XXIII. — Dés qu’il les suppose partis, Jugurtha comprenant bien que la position naturelle de Cirta ne permettra pas de prendre cette ville d’assaut, l’entoure de tranchées et de fossés, élève des tours qu’il garnit de postes ; jour et nuit, par force ou par ruse, il renouvelle ses démonstrations, fait aux défenseurs soit des offres, soit des menaces, ranime par ses encouragements la bravoure des siens, a l’œil à tout, ne néglige rien. Adherbal comprend qu’il en est réduit aux dernières extrémités, qu’il a affaire à un ennemi implacable, sans pouvoir compter sur l’aide de personne, et que, manquant des objets de première nécessité, il ne peut continuer la guerre ; il choisit deux hommes particulièrement actifs parmi ceux qui avec lui s’étaient enfuis à Cirta. Il leur prodigue les promesses, excite leur pitié sur sa situation, et les amène à traverser, la nuit, les défenses ennemies, pour gagner la mer, toute proche, et, de là, Rome.
XXIV. — En quelques jours, les Numides s’acquittent de leur mission. Lecture est faite au Sénat de la lettre d’Adherbal, dont voici le contenu : "Ce n’est pas ma faute, Pères conscrits, si j’envoie si souvent vers vous pour vous supplier : j’y suis contraint par les violences de Jugurtha, qui a été pris d’un tel besoin de me faire disparaître, qu’il n’a plus, ni pour vous, ni pour les dieux la moindre considération ; avant tout, il veut mon sang. Et voilà comment, depuis cinq mois, un allié, un ami, comme moi, du peuple romain, est assiégé par lui, sans que ni les bienfaits de Micipsa, ni vos décisions me soient de quelque secours. Est-ce le fer, est-ce la faim qui me presse davantage ? je ne sais pas. Mon triste sort ne m’engage pas à en écrire plus long sur Jugurtha ; déjà j’ai constaté par expérience qu’on croit peu les malheureux. Mais je comprends bien qu’il s’attaque à plus fort que moi, et qu’il ne peut guère espérer à la fois obtenir mon royaume et garder votre amitié. Laquelle des deux alternatives a le plus de prix à ses yeux ? nul ne l’ignore. Il a d’abord assassiné mon frère Hiempsal, puis il m’a chassé du royaume paternel. Certes, peu vous chaut du tort qui m’a été fait ; mais tout de même, aujourd’hui, c’est votre royaume qu’il a conquis ; c’est moi, moi dont vous avez fait le chef suprême des Numides, qu’il tient assiégé ; le cas qu’il fait des ordres de vos délégués apparaît clairement par ma situation périlleuse. Vos armes seules peuvent avoir effet sur lui. Ah ! comme je voudrais que fussent mensongers et mes propos d’aujourd’hui et mes plaintes antérieures au Sénat ! Malheureusement ma misère présente donne crédit à mes paroles. Puisque je suis né pour procurer à Jugurtha une occasion de manifester sa scélératesse, je demande à échapper, non à la mort et au malheur, mais seulement à l’autorité de mon ennemi et aux tortures qu’il me réserve. Le royaume de Numidie est à vous ; faites en ce que vous voudrez. Mais moi, arrachez-moi à des mains impies, je vous le demande par la majesté de votre empire et par le caractère sacré de l’amitié, si vous gardez encore le moindre souvenir de mon aïeul, Masinissa."
XXV. — Après la lecture de cette lettre, quelques sénateurs demandèrent l’envoi immédiat d’une armée en Afrique au secours d’Adherbal ; il convenait de statuer sans retard sur Jugurtha, qui n’avait pas obéi aux envoyés romains. Mais ces mêmes partisans du roi < dont j’ai déjà parlé > firent tous leurs efforts pour s’opposer à un tel décret ; et l’intérêt public, comme presque toujours, fut sacrifié à l’intérêt privé. Pourtant on expédia en Afrique quelques nobles d’un certain âge, et qui avaient rempli de hautes charges ; parmi eux, M. Scaurus, dont j’ai parlé plus haut, consulaire et, à ce moment-là, prince du Sénat. Comme l’affaire soulevait l’indignation générale et que les Numides insistaient, la délégation s’embarqua au bout de trois jours ; ils arrivèrent vite à Utique et prescrivirent par lettre à Jugurtha de se rendre immédiatement dans la province romaine, où il trouverait les envoyés du Sénat. Quand il apprit que des citoyens illustres, dont il avait entendu vanter l’influence à Rome, venaient d’arriver pour s’opposer à ses menées, il éprouva un certain trouble et se sentit ballotté entre la crainte et l’ambition. Il redoutait le Sénat, en cas de désobéissance ; mais aveuglé par la passion, il inclinait vers ses projets scélérats. Et c’est le mauvais parti qui finit, dans son âme avide, par triompher. Il dispose son armée autour de Cirta et fait tout ce qu’il peut pour emporter la place de vive force, espérant surtout que l’ennemi, en se divisant, lui fournirait l’occasion de vaincre ou par force ou par ruse. Mais les choses n’allèrent pas à son gré, et il ne réussit pas, comme il l’avait cru, à faire Adherbal, prisonnier avant de joindre les envoyés romains. Alors, pour ne pas exaspérer par un plus long retard Scaurus, qu’il redoutait plus que tout autre, il alla dans la province accompagné de quelques cavaliers. Mais malgré les ter ribles menaces du Sénat, au cas où il ne renoncerait pas au siège, on perdit le temps en discours, et les envoyés partirent sans que le Numide eût rien concédé.
XXVI. — Au moment où ces nouvelles parviennent à Cirta, les Italiens qui, par leur courage, assuraient la défense de la place, comptent, si la ville se rend, sur la grandeur de Rome pour empêcher qu’aucune violence leur soit faite à eux-mêmes ; ils conseillent donc à Adherbal de se rendre à Jugurtha, lui et la place, en demandant pour lui ta vie sauve, et s’en remettant, pour le reste, au Sénat. Pour Adherbal, tout valait mieux que compter sur la bonne foi de son ennemi ; pourtant, comme les Italiens, s’il résistait, avaient les moyens de le contraindre, il fit ce qu’on lui conseillait et se rendit. Jugurtha le fait d’abord périr dans les supplices, puis il fait massacrer tous les Numides adultes, tous les gens d’affaires indistinctement, à mesure que ses soldats les rencontrent.
XXVII. — Quand l’affaire fut connue à Rome et portée devant le Sénat, les mêmes agents du roi intervinrent ; soit par leur crédit, soit par des chicanes, ils cherchèrent à gagner du temps et à adoucir la noirceur de ce forfait. Si C. Memmius, tribun de la plèbe désigné, citoyen énergique et ennemi de la noblesse, n’avait donné au peuple la preuve que quelques intrigants cherchaient à faire oublier le crime de Jugurtha, la colère publique se serait évaporée dans des délibérations sans fin : tant avaient d’influence le crédit et l’or du roi numide. Conscient des fautes commises, le Sénat eut peur du peuple ; en vertu de la loi Sempronia, il attribua aux futurs consuls les provinces de Numidie et d’Italie. Furent élus P. Scipion Nasica et L. Calpurnius Bestia ; la Numidie revint à ce dernier, et l’Italie au premier. On leva alors l’armée destinée à l’Afrique ; on fixa la solde et les autres dépenses de guerre.
XXVIII. — Jugurtha est dérouté par ces nouvelles l’idée que tout se vendait à Rome s’était implantée dans son esprit ; il envoie comme délégués au Sénat son fils et deux de ses amis, qu’il charge, comme il avait fait pour ceux qu’il avait députés à la mort d’Hiempsal, de corrompre tout le monde par des distributions d’argent. Avant leur arrivée à Rome, Bestia demande au Sénat s’il lui plaît de les laisser pénétrer dans la ville. Le Sénat décrète que, s’ils ne viennent pas remettre à discrétion Jugurtha et son royaume, ils sont tenus de quitter l’Italie avant dix jours. Le consul leur communique le décret du Sénat : ils regagnent leur pays sans avoir rempli leur mission. Cependant Calpurnius, ayant organisé son armée, s’adjoint quelques intrigants de la noblesse, dont il espère que l’autorité couvrira ses méfaits et, parmi eux, Scaurus, dont j’ai rappelé plus haut le caractère et la nature. Le consul avait bon nombre de qualités d’esprit et de corps, gâtées par sa cupidité ; gros travailleur, caractère énergique, assez prévoyant, homme de guerre, très ferme contre les dangers et les embuscades. Les légions sont conduites à travers l’Italie, jusqu’à Régium, transportées de là en Sicile, puis de Sicile en Afrique. Calpurnius, qui avait préparé ses approvisionnements, pénètre vivement en Numidie ; en quelques combats, il fait une foule de prisonniers et s’empare de quelques villes.
XXIX. — Mais sitôt que, par ses émissaires, Jugurtha eut essayé de l’acheter et lui eut clairement fait voir combien serait rude la guerre qu’on l’avait chargé de conduire, son âme, d’une cupidité maladive, n’eut pas de peine à changer. Au demeurant, il avait pris comme associé et comme instrument Scaurus qui, au début, dans la corruption générale des gens de son clan, avait lutté contre le roi numide avec la dernière vigueur, mais que le chiffre de la somme promise détourna de la vertu et de l’honneur, pour faire de lui un malhonnête homme. Tout d’abord Jugurtha se bornait à payer pour retarder les opérations militaires, comptant obtenir mieux à Rome, en y mettant le prix et grâce à son crédit. Mais, quand il apprit que Scaurus était mêlé à l’affaire, il ne douta plus guère de voir rétablir la paix et décida d’aller lui-même discuter toutes les conditions avec Bestia et Scaurus. En attendant, le consul, pour prouver sa bonne foi, expédie son questeur Sextius à Vaga, place forte de Jugurtha, et donne comme prétexte de ce déplacement la livraison du blé qu’il avait ouvertement exigé des envoyés de Jugurtha pour leur accorder une trêve, en attendant la soumission du roi. Jugurtha, comme il l’avait décidé, va au camp romain ; devant le conseil, il dit quelques mots pour flétrir l’indignité de sa conduite et offrir de se soumettre ; puis il règle le reste en secret avec Bestia et Scaurus. Le lendemain, on vote en bloc sur le traité et on accepte la soumission du roi. Suivant les décisions impératives prises en conseil, Jugurtha livre au questeur trente éléphants, du bétail et des chevaux en grand nombre, et une petite somme d’argent. Calpurnius part pour Rome procéder à l’élection des magistrats. En Numidie et dans notre armée, c’est le régime de la paix.
XXX. — Quand on sut le tour qu’avaient pris les événements d’Afrique, il ne fut bruit à Rome dans toutes les assemblées et réunions que des faits et gestes du consul. Dans la plèbe, grande indignation ; chez les patriciens, vive inquiétude. Approuverait-on un pareil forfait ? casserait-on la décision du consul ? on ne savait trop. Surtout, l’autorité de Scaurus, qu’on donnait comme conseiller et complice de Bestia, écartait les patriciens de la vraie voie de justice. En revanche, Memmius - j’ai parlé plus haut de sa nature indépendante et de sa haine de l’autorité patricienne -, tandis que le Sénat hésitait et attendait, mettait à profit les assemblées pour exciter le peuple à la vengeance, le poussait à ne pas renoncer à sa liberté, étalait au grand jour l’orgueil et la cruauté de la noblesse, bref, ne laissait passer aucun moyen d’échauffer la plèbe. Comme, à cette époque, Memmius était connu et tout puissant à Rome par son éloquence, j’ai jugé bon, parmi ses nombreux discours, d’en transcrire un en entier. Je choisirai de préférence celui qu’il prononça dans l’assemblée du peuple, à peu près en ces termes, après le retour de Bestia :
XXXI. — "Bien des motifs me détourneraient de vous adresser la parole, citoyens. Mais ma passion du bien de l’État est plus forte que tous les obstacles : puissance de la faction patricienne, résignation populaire, carence du droit, surtout cette considération que, à être honnête, on recueille plus de dangers que d’honneur. J’ai honte de vous le dire : pendant ces quinze dernières années, vous avez été le jouet d’une minorité orgueilleuse, vous avez, misérablement et sans les venger, laissé périr vos défenseurs et affaiblir votre vigueur par mollesse et lâcheté ; même aujourd’hui, quand vos ennemis sont entre vos mains, vous ne savez pas vous relever, et vous avez encore peur de ceux que vous devriez faire trembler. Eh bien ! malgré tout, je ne puis pas ne pas faire front contre les abus de la faction. Oui, je suis décidé à user de la liberté que m’a léguée mon père. Ma peine sera-t-elle sans effet, ou vous profitera-t-elle ? C’est affaire à vous d’en décider, citoyens. Et je ne vais pas vous engager à user du moyen qu’ont souvent employé vos ancêtres : prendre les armes contre l’injustice. Non, ni la violence ni la sécession ne sont nécessaires ; vos adversaires tomberont fatalement victimes de leurs propres procédés. Après le meurtre de Tibérius Gracchus, qu’ils accusaient d’aspirer à la royauté, ils imaginèrent contre la plèbe romaine des enquêtes. Après celui de C. Gracchus et de M. Fulvius, nombreux furent ceux de votre classe qui furent jetés en prison et massacrés. Dans les deux cas, les violences prirent fin, non par la loi, mais parce qu’ils le voulurent bien. Admettons pourtant que ce soit aspirer à la royauté de rendre ses droits à la plèbe et que soit légitime tout ce qu’on ne peut punir sans verser le sang des citoyens. Les années précédentes, vous vous indigniez, sans rien dire, de voir piller le trésor public, les rois et les peuples libres payer un tribut à quelques nobles, qui gardaient pour eux gloire et argent. Et pourtant, de tels méfaits, impunément répétés, leur parurent des misères, et ils finirent par livrer aux ennemis du pays vos lois, votre majesté, toutes les choses humaines et divines. Et ils n’ont de leurs actes ni honte, ni regret, mais ils se pavanent orgueilleusement devant vous, étalant leurs sacerdoces, leurs consulats, quelques-uns leurs triomphes, comme si c’étaient là des titres d’honneur et non le fruit de leurs brigandages. Des esclaves, achetés avec de l’argent, n’acceptent pas d’ordres injustes de leurs maîtres ; et vous, citoyens, qui tenez de votre naissance le droit de commander, vous vous résignez d’un cœur léger à la servitude ! Eh ! que sont-ils donc, ces hommes qui se sont rendus maîtres de l’État ? Des scélérats, aux mains rouges de sang, d’une insatiable cupidité, des monstres à la fois de perversité et d’orgueil, pour qui la loyauté, l’honneur, la piété, le bien et le mal, tout est marchandise. Pour les uns, l’assassinat des tribuns de la plèbe, pour d’autres des enquêtes contraires au droit, pour presque tous le massacre des vôtres ont été des moyens de se mettre à l’abri. Aussi, plus ils sont criminels, plus ils sont en sûreté. La crainte que leurs crimes devaient leur donner, c’est à votre pusillanimité qu’ils la font éprouver : l’identité de désirs, de haines, de craintes a fait d’eux un bloc. Ce qui, entre gens de bien est amitié, est complicité entre des coquins. Si vous aviez, vous, autant de souci de votre liberté, qu’ils ont de feu pour être les maîtres, l’État certes ne serait pas pillé comme aujourd’hui, et vos faveurs iraient aux bons, et non aux audacieux. Vos ancêtres, pour obtenir justice et fonder leur grandeur, se sont, deux fois, retirés en armes sur l’Aventin ; et vous, pour garder la liberté que vous avez reçue d’eux, ne ferez-vous pas un suprême effort ? oui, un effort d’autant plus vigoureux qu’il y a plus de déshonneur à perdre ce qu’on a qu’à ne l’avoir jamais possédé. On me dira : Que demandes-tu donc ? Ce que je demande ? La punition de ceux qui ont livré l’État à l’ennemi, non pas en usant contre eux de la force et de la violence - procédé indigne de vous, sinon d’eux mais en vous appuyant sur des enquêtes, et sur le témoignage même de Jugurtha. S’il s’est livré de bonne foi, il ne manquera pas de se soumettre à vos ordres ; s’il fait fi de votre volonté, alors vous aurez une idée de ce que valent cette paix et cette soumission, qui procurent à Jugurtha l’impunité de ses crimes, à quelques hommes puissants une grosse fortune, à l’État le dommage et la honte. A moins que vous n’en ayez pas encore assez de les avoir pour maîtres, et que vous préfériez à notre temps celui où royauté, gouvernement, lois, droits, tribunaux, guerre et paix, ciel et terre, tout était aux mains de quelques-uns ; alors que vous, peuple romain, jamais vaincu par l’ennemi, maîtres du monde, vous deviez vous contenter de sauvegarder votre vie ? Y en avait-il un parmi vous qui fût assez énergique pour s’insurger contre la servitude ? Pour moi, si j’estime que le pire déshonneur pour un homme de cœur, est de supporter l’injustice sans en tirer vengeance, j’accepterais pourtant de vous voir pardonner à ces scélérats, puisqu’ils sont vos concitoyens, si votre pitié ne devait causer votre perte. Ils ont si peu le sens de ce qui convient, que l’impunité de leurs crimes passés leur paraît peu de chose, si on ne leur enlève pour l’avenir la liberté de mal faire ; et il vous restera une éternelle inquiétude, quand vous comprendrez qu’il vous faudra ou être esclaves, ou user de force pour garder votre liberté. Car quel espoir pouvez vous avoir dans leur bonne foi ou dans un accord avec eux ? Ils veulent être les maîtres, et vous voulez, vous, être libres ; ils veulent pratiquer l’injustice, et vous, l’empêcher ; ils traitent nos alliés en ennemis, nos ennemis, en alliés. Avec des sentiments si contraires, peut-il y avoir paix et amitié ? Voilà pourquoi je vous engage, je vous invite à ne pas laisser un si grand crime impuni. Il n’est pas question ici de pillage du trésor public, d’argent arraché par force aux alliés : ce sont là de grands crimes, mais si fréquents qu’on n’y fait plus attention. Il s’agit de l’autorité sénatoriale et de votre empire, livrés à votre plus redoutable ennemi ; on a fait, en paix et en guerre, marché de la république. Si l’on ne fait pas une enquête, si l’on ne punit pas les coupables, il ne nous restera qu’à vivre asservis aux auteurs de ces crimes. Car faire impunément ce qui plaît, c’est être roi. Je vous demande, citoyens, non de préférer chez des compatriotes le mal au bien, mais de ne pas causer, en pardonnant aux méchants, la perte des bons. Dans les affaires politiques, il vaut infiniment mieux oublier le bien que le mal. L’homme de bien, si l’on ne fait pas attention à lui, perd seulement un peu de son ardeur ; le méchant, en revanche, devient plus méchant. De plus, si l’on ne tolère pas l’injustice, on n’a généralement pas besoin dans l’avenir d’y porter remède."
XXXII. — A prodiguer ces propos et d’autres semblables, Memmius finit par persuader au peuple de choisir Cassius, alors préteur, pour l’envoyer à Jugurtha et amener ce prince à Rome sous la sauvegarde de la foi publique : son témoignage ferait plus aisément ressortir les méfaits de Scaurus et de ceux que Memmius accusait de s’être vendus. Tandis que ces faits s’accomplissent à Rome, les hommes que Bestia a laissés en Numidie comme chefs de l’armée, suivant l’exemple de leur général, se signalent par de honteux forfaits. Les uns se laissent corrompre à prix d’or pour restituer à Jugurtha ses éléphants, d’autres vendent des déserteurs, d’autres encore pillent des régions pacifiées : tant était violente la cupidité qui avait empoisonné tous les cœurs. La proposition de Memmius fut adoptée, à la colère de toute la noblesse, et le préteur Cassius partit pour joindre Jugurtha. Il mit à profit l’anxiété du Numide et les troubles de conscience qui l’amenaient à douter de sa réussite, pour le convaincre que, s’étant livré au peuple romain, il valait mieux, pour lui, faire l’expérience de sa mansuétude que de sa force. Aussi bien, Cassius lui engageait-il sa propre foi, dont Jugurtha ne faisait pas moins de cas que de celle de l’État romain si grande était alors la réputation de Cassius.
XXXIII. — Jugurtha, laissant de côté tout faste royal, prend le costume le plus propre à exciter la pitié, et va à Rome avec Cassius. Certes, il y avait en lui une énergie accrue encore par l’action de ceux dont le crédit ou l’influence criminelle lui avaient, comme je l’ai dit, permis d’agir ; pourtant, il achète un bon prix le tribun de la plèbe C. Bébius dont il suppose que l’impudence lui servira d’appui contre le droit et la violence. Memmius convoque l’assemblée : sans doute, la plèbe était hostile au roi : les uns voulaient qu’il fût jeté en prison ; les autres estimaient que, s’il ne dénonçait pas ses complices, il convenait de le soumettre au supplice y de règle chez les anciens. Mais Memmius, plus soucieux de la dignité romaine que de son irritation, s’attache à calmer l’émotion générale, à adoucir les sentiments, répétant avec force que lui-même ne violerait jamais la foi publique. Puis, dans le silence enfin rétabli, il fait comparaître Jugurtha, et, prenant la parole, rappelle ses forfaits à Rome et en Numidie, son action criminelle à l’encontre de son père et de ses frères. Quels ont été ses aides et ses complices dans cette œuvre, le peuple romain le sait bien ; mais il veut, lui, Memmius, que l’évidence éclate, par les aveux mêmes du coupable. S’il dit la vérité, il peut compter entièrement sur la loyauté et la clémence du peuple romain ; s’il a des réticences, il ne sauvera pas ses complices, et il se perdra lui-même en compromettant absolument sa situation.
XXXIV. — Quand Memmius eut terminé, on enjoignit ix Jugurtha de répondre ; alors le tribun C. Bébius qui - nous l’avons dit - avait été acheté, ordonna au roi de garder le silence. La foule qui composait l’assemblée, prise d’une violente colère, essaya d’effrayer Bébius par ses cris, son attitude, ses violences et toutes les marques habituelles d’irritation ; et pourtant l’impudence du tribun fut la plus forte. Et ainsi, le peuple joué quitta l’assemblée, pendant que Jugurtha, Bestia et tous ceux que troublait l’enquête, sentaient se ranimer leur audace.
XXXV. — Il y avait à ce moment à Rome un Numide appelé Massiva, fils de Gulussa, petit-fils de Masinissa, qui, dans le différend entre les rois, avait pris parti contre Jugurtha et, après la capitulation de Cirta et la mort d’Adherbal, avait fui sa patrie. Sp. Albinus qui, l’année précédente, après Bestia, avait, avec Q. Minucius Rufus, exercé le consulat, persuade à ce Massiva de mettre en avant et sa parenté avec Masinissa et les sentiments d’indignation et de crainte provoqués par les crimes de Jugurtha, pour réclamer au Sénat le trône de Numidie. Le consul brûlait de diriger une guerre et aimait mieux s’agiter que de laisser vieillir les événements. Il avait eu en partage la province de Numidie, tandis que la Macédoine était échue à Minucius. Quand Massiva eut commencé à se remuer, Jugurtha comprit qu’il ne pouvait guère s’appuyer sur ses amis, empêchés les uns par leurs remords, les autres par leur mauvaise réputation et leurs craintes ; il donna l’ordre à Bomilcar, un de ses proches en qui il avait une entière confiance, de soudoyer à prix d’or, suivant son habitude, des sicaires contre Massiva et d’assassiner le Numide, de préférence en cachette et, en cas d’impossibilité, par n’importe quel moyen. Sans retard, Bomilcar se conforme aux ordres du roi et, par des agents habiles en cet art, il surveille les marches et contre-marches de Massiva, les lieux où il se rend, les moments favorables ; puis, quand les circonstances sont propices, il dresse ses filets. Un de ceux qui avaient été choisis pour le crime attaque Massiva, mais sans prendre assez de précautions ; il lui coupe la tête, mais est lui-même arrêté ; le consul Albinus, entre beaucoup d’autres, le presse de parler : il fait des aveux. Bomilcar, ayant naguère accompagné à Rome le roi sous la garantie de l’État, fut poursuivi en vertu des principes généraux du droit, plutôt que d’après les règles du droit des gens. Quant à Jugurtha, malgré l’évidence de son crime, il ne manqua pas de s’inscrire d’abord en faux contre la vérité, puis il comprit que son crédit et son argent ne pouvaient rien contre un acte si odieux. Aussi, malgré les cinquante témoins à décharge que, dans la première enquête, il avait produits, se fiant plus à son pouvoir qu’à l’autorité de ses cautions, il fit partir secrètement Bomilcar pour la Numidie, dans la crainte de voir ses sujets appréhender désormais de lui obéir, si son agent était livré au supplice. Lui-même partit quelques jours plus tard, invité par le Sénat à quitter l’Italie. A sa sortie de Rome, il garda, dit-on, un long silence en regardant la ville, puis finit par dire à plusieurs reprises : "O ville à vendre ! elle disparaîtra bientôt, si elle trouve un acheteur ! "
XXXVI. — Cependant les opérations militaires reprennent, et Albinus fait hâtivement passer en Afrique approvisionnements, solde, tout ce qu’il faut à une armée ; puis, sans retard, il part lui-même, voulant, avant les comices, dont la date n’était plus éloignée, terminer la guerre par les armes, la capitulation de Jugurtha, ou tout autre moyen. Jugurtha, au contraire, tirait les choses en longueur, faisait naître une cause de retard, puis une autre, promettait de se rendre, puis feignait d’avoir peur, cédait du terrain devant les attaques, et, peu après, pour ne pas exciter la défiance des siens, attaquait à son tour ; et ainsi, différant tantôt les hostilités, tantôt les négociations, il se jouait du consul. Certains étaient convaincus qu’Albinus n’ignorait rien des desseins de Jugurtha et pensaient que, s’il laissait volontiers, après des débuts si rapides, tout traîner en longueur. C’était ruse et non lâcheté. Mais le temps passait et le jour des comices approchait : Albinus confia à son frère Aulus le commandement des troupes et gagna Rome.
XXXVII, — A Rome, à ce moment, l’ordre public était sévèrement troublé par les violences tribunitiennes. Les tribuns de la plèbe P. Lucullus et L. Annius travaillaient, malgré leurs collègues, à se maintenir dans leur magistrature, et ces luttes empêchaient pendant toute l’année la tenue régulière des comices. A la faveur de ces retards, Aulus, à qui, nous l’avons dit, avait été confié en Numidie le commandement des troupes, eut l’espoir ou de terminer la guerre, ou d’arracher de l’argent au roi en l’effrayant par la reprise des hostilités. En plein mois de janvier, il retire les soldats de leurs quartiers d’hiver pour les faire entrer en campagne, et, par de longues marches, et malgré la rigueur de la saison, il gagne la place de Suthul, ont était le trésor royal. Le mauvais temps et l’heureuse position de la ville ne permettaient ni de la prendre, ni même d’en faire le siège ; car autour du mur, dressé à l’extrémité d’une roche à pic, s’étendait une plaine boueuse, dont les pluies d’hiver avaient fait un marécage ; et cependant, soit par feinte, pour épouvanter le roi, soit par désir aveugle de prendre la ville pour mettre la main sur le trésor, Aulus fit avancer les mantelets, élever des terrasses et procéder en hâte à toutes les opérations de nature à favoriser son entreprise.
XXXVIII. — Jugurtha, se rendant compte de l’insuffisance et de l’impéritie du commandant, travaille par des moyens détournés à accroître encore sa sottise, lui expédiant coup sur coup des envoyés pour le supplier, évitant de rencontrer ses troupes en faisant passer les siennes par des bois et de petits chemins. Enfin, il laisse espérer à Aulus une entente, et il l’amène à abandonner Suthul et à le suivre dans des régions écartées, où il feint de battre en retraite. Aulus pensait que, dans ces conditions il lui serait plus facile de dissimuler son crime. En attendant, des Numides avisés agissaient jour et nuit sur l’armée romaine, cherchant à déterminer les centurions et les chefs d’escadron, soit à passer à Jugurtha, soit à déserter à un signal donné. Quand tout fut arrangé au gré de Jugurtha, en pleine nuit, à l’improviste, une nuée de Numides encercla le camp d’Aulus. Les soldats romains, surpris par cette arrivée en masse à laquelle ils ne s’attendaient pas, se jettent sur leurs armes, ou se cachent ; quelques-uns travaillent à redonner courage aux trembleurs, au milieu de l’épouvante générale. L’ennemi les presse, la nuit et les nuages obscurcissent le ciel, le danger est de tous côtés ; on se demande s’il y a plus de sécurité à fuir qu’à rester en place. Parmi ceux dont j’ai dit plus haut qu’ils s’étaient laissé acheter, une cohorte ligure, deux escadrons thraces et quelques simples soldats passèrent au roi, le centurion primipilaire de la troisième légion donna passage à l’ennemi sur le point du retranchement dont on lui avait confié la défense, et par là tous les Numides se précipitèrent. Les Romains lâchement s’enfuirent, la plupart en jetant leurs armes, et occupèrent une colline toute proche. La nuit et le pillage de notre camp retardèrent les effets de la victoire. Le lendemain, Jugurtha entre en pourparlers avec Aulus : il le tenait étroitement serré, avec son armée, par le fer et la faim ; pourtant, n’oubliant pas les vicissitudes humaines, il consentira, si le Romain veut traiter avec lui, à les épargner, lui et les siens, après les avoir fait passer sous le joug, à la condition que, avant dix jours, il ait quitté la Numidie. Ces conditions étaient pénibles et honteuses ; mais l’imminence de la mort en changeait pour les nôtres le caractère, et la paix fut conclue au gré du roi.
XXXIX. — Quand ces événements furent connus à Rome, l’épouvante et l’affliction se répandirent dans la cité. Les uns pleuraient sur la gloire de l’empire, les autres, qui ne connaissaient rien à la guerre, tremblaient pour la liberté ; tous s’emportaient contre Aulus, surtout ceux qui s’étaient maintes fois illustrés dans les combats et n’admettaient pas que, tant qu’on avait des armes, on pût chercher le salut dans la honte et non dans la lutte. Aussi, le consul Albinus, devant l’indignation soulevée par le crime de son frère, en redoutait-il pour lui les conséquences fâcheuses ; il consultait le Sénat sur le traité, et, cependant, travaillait à de nouvelles levées, s’adressait aux alliés et aux Latins pour obtenir des troupes auxiliaires, usait en hâte de tous les procédés. Le Sénat, comme il était naturel, décida que, sans son approbation et celle du peuple, aucun traité n’avait de valeur. Les tribuns du peuple ne permirent pas au consul d’emmener avec lui les troupes qu’il avait levées, et, quelques jours après, il partit seul pour l’Afrique : toute l’armée, comme il avait été convenu, avait quitté la Numidie et avait pris ses quartiers d’hiver dans la province romaine. A son arrivée, Albinus désirait vivement se mettre à la poursuite de Jugurtha, pour calmer l’indignation causée par la conduite de son frère ; mais il comprit que le moral du soldat était gâté par la débandade, le relâchement de la discipline, la licence, la mollesse ; et pour toutes ces raisons, il décida de ne rien faire.
XL. — Cependant, à Rome, le tribun de la plèbe G. Mamilius Limetanus développe devant le peuple une proposition tendant à ouvrir une enquête contre ceux qui, sur les suggestions de Jugurtha, avaient violé les décisions sénatoriales ; qui, dans leurs ambassades et leurs commandements, s’étaient fait donner de l’argent ; qui avaient revendu les éléphants et les déserteurs ; et encore contre ceux qui avaient traité avec l’ennemi de la paix et de la guerre. A cette proposition ni les complices de ces crimes, ni ceux que faisait trembler la violente irritation des partis, ne pouvaient s’opposer ouvertement : c’eût été avouer que ces procédés et d’autres semblables leur semblaient naturels ; mais en secret, par leurs amis et surtout par les Latins et les alliés italiens, ils machinaient mille difficultés. Malgré tout, la plèbe, avec une opiniâtreté et une vigueur inimaginables, fit voter la proposition, plus par haine de la noblesse, à laquelle elle préparait ainsi des déboires, que par souci du bien public : tant les partis étaient passionnés ! Aussi, alors que la terreur était générale, M. Scaurus, lieutenant, comme je l’ai dit, de Bestia, réussit au milieu de l’allégresse populaire, de la débâcle des siens, de l’agitation de toute la ville, à se faire choisir comme un des trois enquêteurs prévus par la loi Mamilia. L’enquête se fit dans l’âpreté et la violence, et ne tint compte que des bruits publics et des passions de la plèbe. Comme jadis la noblesse, la plèbe aujourd’hui prenait dans le succès le goût de la démesure.
XLI. — Le conflit, devenu habituel, des partis et des factions et le fâcheux état qui en découla, naquit à Rome quelques années plus tôt, en pleine paix, de l’abondance des biens que les hommes mettent au premier rang. Avant la destruction de Carthage, le peuple et le Sénat romain administraient d’accord la république dans la tranquillité et la modération, et les citoyens ne luttaient pas entre eux à qui aurait plus de gloire ou de pouvoir : la crainte de l’ennemi maintenait une bonne politique. Mais, quand les esprits furent délivrés de cette crainte, les vices, compagnons habituels de la prospérité, mollesse et orgueil, envahirent tout. Aussi, le repos, que dans l’adversité on avait souhaité, devint, une fois obtenu, plus pénible et plus dur que la guerre. Pour la noblesse le besoin d’autorité, pour le peuple l’amour de la liberté se tournèrent en passions, et chacun se mit à tout attirer, tout prendre, tout ravir à soi. Les deux partis tirèrent chacun de son côté ; et la république, entre eux, fut victime de leurs déchirements. Comme parti, la noblesse pouvait davantage, la plèbe moins, parce qu’elle était divisée et subdivisée à l’infini. Une petite minorité tranchait les questions de paix et de guerre et disposait du trésor, des gouvernements, des magistratures, de la gloire, des triomphes ; la plèbe, plongée dans la misère, était accablée par le service militaire ; quant au butin conquis sur l’ennemi, les généraux le dilapidaient avec quelques complices. Et, pendant ce temps, les parents et les petits enfants des soldats, s’ils habitaient à côté d’un grand personnage, étaient chassés de chez eux. Avec un pouvoir abusif, l’avidité se répandait sans mesure, sans modération, gâtait tout, faisait le vide partout, ne regardait, ne respectait rien, jusqu’au jour où, victime de ses fautes, elle s’écroula. Car, du moment où apparurent dans la noblesse des gens qui surent préférer la vraie gloire à l’injustice et aux abus, l’État fut troublé et les discordes entre citoyens se manifestèrent, semblables à un tremblement de terre.
XLII. — Quand Tibérius et Caius Gracchus, dont les ancêtres pendant les guerres puniques et d’autres guerres, avaient puissamment accru la grandeur de l’empire, revendiquèrent la liberté pour le peuple et mirent en lumière les crimes d’une minorité, la noblesse, coupable et troublée par l’idée de sa culpabilité, s’entendit soit avec les alliés et les Latins, soit avec les chevaliers romains qu’elle avait détachés de la plèbe en leur promettant son alliance ; elle se dressa contre les propositions des Gracques. Elle avait d’abord massacré Tibérius, puis, quelques années après, Caius, au moment où il suivait la même voie, — le premier était tribun de la plèbe, le second triumvir pour l’établissement des colonies, — et avec eux M. Fulvius Flaccus. Je conviens que les Gracques, dans l’espérance de la victoire, ne firent pas preuve d’une modération suffisante. Mieux vaut, pour l’homme de bien, la défaite qu’une victoire sur l’injustice, obtenue par de mauvais moyens. Dans sa victoire, la noblesse, emportée par sa passion, tua ou exila un grand nombre de ses adversaires, et par là, ajouta moins à sa puissance qu’aux dangers à venir. Ainsi, souvent, de puissants États se sont affaiblis, quand un parti a voulu triompher d’un autre par n’importe quel moyen, et qu’on a tiré avec trop de rigueur vengeance des vaincus. Mais, si je voulais discuter sur les luttes des partis et étudier en détail et suivant leur importance les mœurs politiques de Rome, le temps, sinon le sujet, me manquerait. Je reviens donc à mon propos.
XLIII. — Après la conclusion par Aulus du traité de paix et la honteuse débâcle de nos troupes, Métellus et Silanus, consuls désignés, se partagèrent les provinces. La Numidie échut à Métellus, homme énergique, et, bien qu’adversaire du parti populaire, réputé cependant pour son équité et sa loyauté. Dès qu’il eut pris possession de sa magistrature, pensant qu’il pouvait laisser à son collègue toutes les autres affaires, il concentra toute sa force d’esprit sur la guerre qu’il allait faire. Sans confiance dans l’ancienne armée, il lève des troupes, fait venir de tous côtés des auxiliaires, ramasse armes d’attaque, de défense, chevaux, machines, approvisionnements en abondance, bref tout ce qu’il faut généralement dans une expédition à marche incertaine et où les besoins sont grands. Pour obtenir ce qu’il veut, il s’appuie sur l’autorité du Sénat ; les alliés, les Latins, les rois amis lui envoient spontanément des troupes auxiliaires ; enfin la cité tout entière s’active pour le soutenir. Tout étant préparé comme il l’avait voulu, il part pour la Numidie, porté par les espérances de ses concitoyens, tant en raison de sa vertu que, surtout, de son âme inaccessible à l’argent, la cupidité des magistrats romains ayant, avant lui, gâté nos affaires en Numidie et raffermi celles de nos ennemis.
XLIV. — A son arrivée en Afrique, il reçoit du proconsul Albinus une armée avachie, incapable de se battre, de s’exposer aux dangers et aux fatigues, plus prompte à parler qu’à agir, pillant les alliés, pillée elle-même par l’ennemi, ne connaissant ni discipline, ni mesure. Aussi le nouveau général avait-il plus de raisons d’être inquiet de ce triste état qu’il n’en avait de compter sur l’importance numérique de ses troupes. Alors, bien que le retard des comices eût réduit la durée de la campagne d’été, et qu’il sût Rome entièrement désireuse d’une issue favorable, Métellus décida de ne pas commencer les opérations avant d’avoir, en forçant les soldats au travail, rétabli la vieille discipline. Albinus, bouleversé par le désastre de son frère Aulus et de l’armée, avait décidé de ne pas quitter la province pendant la saison d’été où il avait gardé le commandement, et il avait maintenu les troupes dans le camp permanent, tant que les mauvaises odeurs et la pénurie de fourrage ne l’avaient pas obligé à les changer de place. Mais ce camp était dépourvu de moyens de défense, et on n’y plaçait pas, comme d’ordinaire dans les camps, de sentinelles : chacun, à sa fantaisie, s’éloignait des drapeaux ; les valets d’écurie mêlés aux soldats, circulaient partout jour et nuit ; dans leurs vagabondages, ils pillaient les campagnes, cambriolaient les maisons, s’emparaient à qui mieux mieux des troupeaux et des esclaves, et les échangeaient avec des marchands contre des vins étrangers et d’autres articles, vendaient le blé distribué par l’État, et se procuraient leur pain au jour le jour ; bref, tout ce qu’on peut dire et imaginer en fait de laisser aller et d’abandon se rencontrait dans cette armée, et bien d’autres choses encore.
XLV. — Dans cette situation difficile, non moins que dans ses rencontres avec l’ennemi, Métellus fit preuve, à mon avis, de grandeur et de sagesse : tant il sut heureusement allier le désir de plaire à une vigoureuse fermeté. Tout d’abord, par édit, il enleva au soldat tout ce qui pouvait favoriser sa mollesse, il défendit la vente dans le camp du pain et des aliments cuits ; il interdit aux valets de suivre les troupes, aux simples soldats de se faire aider, dans le camp ou les marches, par des esclaves ou des bêtes de somme ; pour le reste, il le régla avec mesure. De plus, chaque jour, par des chemins de traverse, il transportait le camp sur un point différent et, comme si l’ennemi eût été tout près, faisait élever des retranchements ou creuser des fossés, plaçait de nombreux postes, et allait lui-même les inspecter avec ses lieutenants ; pendant les marches, il prenait tantôt la tête, tantôt la queue, tantôt le milieu de la colonne, veillant à ce que nul ne sortît du rang, à ce que tous fussent groupés autour des drapeaux et que chaque soldat portât lui-même ses vivres et ses armes. Ainsi, en prévenant les fautes plutôt qu’en les punissant, il redonna rapidement force à son armée.
XLVI. — Cependant Jugurtha, informé par ses émissaires de l’action de Métellus et, d’autre part, recevant de Rome des renseignements précis sur son intégrité, n’a plus autant de confiance dans sa réussite et songe enfin vraiment à se soumettre. Il expédie au consul des envoyés qui se présentent à lui en suppliants, et se bornent d demander la vie pour lui et ses enfants, s’en remettant pour tout le reste au peuple romain. Mais Métellus connaissait déjà depuis longtemps, par expérience, la perfidie des Numides, leur esprit instable, leur goût du changement. Il reçoit donc les envoyés séparément, l’un après l’autre, les sonde sans hâte et, les trouvant bien disposés, les décide par des promesses à lui livrer Jugurtha, de préférence vivant, et, si c’est impossible, mort. Puis il les reçoit publiquement pour leur annoncer que tout se fera conformément au désir du roi. Quelques jours après, il pénètre en Numidie avec une armée bien dressée et prête à la lutte. Rien dans ce pays ne donne une idée de la guerre : les cabanes sont toutes habitées, les troupeaux et les cultivateurs sont dans les champs. Des places fortes, des bourgs sortent les fonctionnaires royaux qui viennent lui offrir du blé, se charger de faire transporter ses approvisionnements, se soumettre à tous ses ordres. Malgré tout, Métellus, exactement comme si l’ennemi était tout proche, se tient, dans ses marches, sur la défensive, envoie au loin des reconnaissances, estime que ces marques de soumission sont là seulement pour la montre, et qu’on cherche une occasion de le faire tomber dans un piège. Lui-même, avec les troupes légères, les frondeurs et les archers d’élite, est au premier rang, pendant qu’il laisse le soin de surveiller l’arrière à son lieutenant C. Marius, avec la cavalerie, et que, sur les flancs il dispose les cavaliers auxiliaires avec les tribuns des légions et les préfets des cohortes, parmi lesquels il répartit les vélites, qui pourront repousser la cavalerie ennemie, de quelque côté qu’elle se présente. Car Jugurtha était si rusé, il connaissait si bien les lieux et l’art de la guerre, qu’on ne saurait dire s’il était plus d craindre présent qu’absent et plus redoutable en guerre qu’en paix.
XLVII. — Non loin de la route que suivait Métellus, était une place forte numide appelée Vaga, le marché le plus fréquenté de tout le royaume, où habitaient et commerçaient ordinairement beaucoup d’Italiens. Le consul, en vue de connaître les sentiments de l’habitant et de s’assurer une position si les circonstances le permettaient, y mit une garnison. Il y fit porter du blé et tout ce qui peut servir à la guerre, dans la pensée, justifiée par les faits, que les nombreux hommes d’affaires de Vaga l’aideraient à s’approvisionner et à protéger les approvisionnements déjà faits. Et à cette activité Jugurtha répondit en envoyant suppliants sur suppliants, pour demander la paix et s’en remettre absolument à Métellus, pourvu qu’à ses enfants et à lui fût accordée la vie sauve. Comme les premiers, le consul poussa ces gens à la trahison, puis les renvoya chez eux. Il ne refusa ni ne promit la paix au roi, et, pendant de nouveaux délais, attendit l’effet des promesses qu’on lui avait faites.
XLVIII. — Jugurtha compara les paroles de Métellus à ses actes et se rendit compte que le consul recourait pour le combattre à ses propres procédés : il disait des paroles de paix et en attendant, lui faisait la guerre la plus âpre, lui prenait une grande ville, apprenait à connaître le territoire numide, détachait de lui les populations ; sous l’empire de la nécessité, il décida de s’en remettre aux armes. Étudiant la route suivie par l’ennemi, il compte, pour vaincre, sur l’avantage que lui donne la connaissance des lieux, réunit le plus grand nombre possible de soldats de toutes armes, et, par des sentiers cachés, prévient l’armée de Métellus. Il y a, dans la partie de la Numidie qui, au partage, était revenue à Adherbal, un fleuve appelé Muthul, ayant sa source au midi, séparé par vingt mille pas environ d’une chaîne parallèle de hauteurs, naturellement désolées et sans culture. Mais au milieu se dresse une sorte de colline, dont la pente se prolonge au loin, couverte d’oliviers, de myrtes et de ces autres arbres qui poussent dans un terrain aride et sablonneux. La plaine qui s’étend au pied est déserte, faute d’eau, hormis les terres qui longent le fleuve : là sont des arbres, et l’endroit est fréquenté par les cultivateurs et les troupeaux.
XLIX. — Donc, sur cette colline allongée perpendiculairement à la route, Jugurtha s’établit en amincissant son front de bataille. Il met Bomilcar à la tête des éléphants et d’une partie de l’infanterie, et lui donne ses instructions. Il se rapproche lui-même des hauteurs et s’y installe avec toute sa cavalerie et des fantassins d’élite. Puis il va dans chaque escadron et chaque manipule ; il demande à ses soldats, il les adjure de se rappeler leur courage, leurs victoires d’autrefois et de défendre eux-mêmes et les États de leur roi contre la cupidité romaine ; ceux contre qui ils vont avoir à lutter, il les ont vaincus et fait passer sous le joug ; les Romains ont pu changer de chef, non de sentiments ; pour lui, tout ce qu’un général doit à ses troupes, il a veillé à le leur donner : position plus élevée, connaissance du terrain, que l’ennemi ignore, pas d’infériorité numérique, autant d’habileté militaire que leurs adversaires ; qu’ils soient donc prêts et attentifs à se jeter, à un signal donné, sur leurs adversaires ; ce jour les paiera de leurs peines et renforcera leurs victoires, ou marquera pour eux le début des pires misères. Puis, s’adressant d chacun en particulier, il rappelle à ceux qu’il a, pour un exploit guerrier, récompensés par de l’argent ou une distinction, comment il les a traités, il vante aux autres leur conduite, et, suivant la nature de chacun, les excite par des promesses, des menaces, des adjurations, cent autres procédés. Cependant Métellus, ignorant la présence de l’ennemi, descend des hauteurs avec ses troupes ; il observe. Tout d’abord, il ne sait que penser du spectacle insolite qu’il a sous les yeux. Les cavaliers numides s’étaient immobilisés dans les broussailles ; les arbres étaient trop courts pour les cacher complètement, et l’on ne savait au juste à quoi s’en tenir, la nature du terrain et leur esprit rusé permettant aux Numides de se dissimuler, eux et leurs enseignes. Puis, assez vite, il se rend compte de l’embuscade et suspend un moment la marche en avant. Modifiant son ordre de bataille, il porte son front sur le flanc droit le plus rapproché de l’ennemi, et le renforce d’un triple rang de soldats ; entre les manipules il place des frondeurs et des archers, dispose toute la cavalerie sur les ailes et, après quelques mots adressés à ses hommes pour leur donner courage, fait descendre dans la plaine son armée dont la tête, comme il l’avait voulu, était devenue le flanc.
LI. — Au demeurant, l’affaire de tous côtés offrait un aspect de variété, d’incertitude, d’abomination et de pitié : séparés de leurs camarades, les uns cédaient du terrain, les autres allaient de l’avant ; on ne se ralliait pas aux drapeaux, on rompait les rangs ; chacun se défendait et attaquait où le danger l’avait surpris ; armes de défense et d’attaque, chevaux, soldats, ennemis, citoyens, tout était confondu ; plus de décisions réfléchies, plus d’obéissance aux ordres, le hasard régnait en maître. Aussi, le jour était-il déjà bien avancé, que l’issue était encore incertaine. Enfin, la fatigue et la chaleur ayant épuisé tous les combattants, Métellus, devant le ralentissement des attaques ennemies, regroupe petit à petit ses troupes, les remet en rang et oppose quatre cohortes légionnaires à l’infanterie ennemie qui, brisée de fatigue, s’était presque toute retirée sur la hauteur. Il demande à ses soldats, il les supplie de ne pas défaillir et de ne pas laisser la victoire à un ennemi en fuite ; les Romains n’ont point de camp, point de retranchement où battre en retraite, les armes sont leur unique recours. Pendant ce temps, Jugurtha ne demeurait pas tranquille : il allait partout, prodiguant ses exhortations, recommençant la lutte, attaquant de tous côtés avec des soldats d’élite, venant en aide aux siens, pressant l’ennemi ébranlé, combattant de loin, et ainsi retenant sur place ceux dont il avait reconnu la solidité.
LII. — Ainsi luttaient entre eux ces deux illustres généraux aussi grands l’un que l’antre, disposant d’ailleurs de ressources inégales. Métellus avait pour lui le courage de ses soldats, contre lui la nature du terrain ; Jugurtha avait tous les avantages, hormis son armée. Enfin les Romains comprennent qu’ils n’ont point d’endroit où se réfugier et que, le soir tombant, ils n’ont aucun moyen de forcer l’ennemi à la bataille ; suivant les ordres donnés, ils franchissent donc la colline qui est devant eux. Les Numides, délogés de la position, se débandent et prennent la fuite ; quelques-uns périrent, la plupart furent sauvés par leur vitesse et aussi parce que nous ne connaissions pas le pays. Cependant Bomilcar, mis, nous l’avons dit, par Jugurtha à la tête des éléphants et d’une partie de l’infanterie, sitôt que Rutilius l’a dépassé, fait lentement descendre ses troupes dans la plaine. Pendant que Rutilius, à marches forcées, avance vers le fleuve où on l’avait envoyé, lui-même, bien tranquille, range son armée dans l’ordre exigé par les circonstances, sans omettre de surveiller tous les mouvements de l’ennemi. Il voit Rutilius installer son camp sans se douter de rien, et, en même temps, entend des clameurs plus fortes du côté où se battait Jugurtha. Il craint que le lieutenant de Métellus, ne se porte, en entendant ce bruit, au secours de ses concitoyens en danger. Peu rassuré sur la valeur de ses soldats, il avait d’abord resserré ses lignes ; pour empêcher la marche de l’ennemi, il les étend, puis, dans cet ordre, il marche sur le camp de Rutilius.
LIII. -- Les Romains aperçoivent, à leur grande surprise, un gros nuage de poussière : car les arbustes dont le terrain était couvert empêchaient la vue de porter loin. Ils croient d’abord cette poussière soulevée par le vent, puis ils observent qu’elle se maintient au même niveau et que, avec l’armée en marche, elle se rapproche de plus en plus. Ils comprennent tout, prennent rapidement leurs armes et devant le camp, suivant l’ordre donné, se placent en ligne. Les deux armées, une fois en présence, s’élancent l’une sur l’autre avec de grands cris. Les Numides ne tiennent ferme qu’autant qu’ils croient pouvoir compter sur leurs éléphants. Mais lorsqu’ils voient ces animaux empêtrés dais les branches d’arbres, dispersés et entourés par les Romains, ils s’enfuient ; presque tous jettent leurs armes et échappent sans mal par la colline à la faveur de la nuit tombante. On prit quatre éléphants, et on tua tous les autres au nombre de quarante. Les Romains étaient brisés de fatigue par la marche, l’établissement du camp, la bataille, dont l’issue les rendait heureux ; cependant, comme Métellus tardait plus qu’on ne l’avait pensé, ils vont au-devant de lui, en rangs et l’œil ouvert. Car le caractère rusé des Numides ne permettait ni torpeur ni relâche. Tout d’abord, dans l’obscurité de la nuit, quand ils sont près les uns des autres, le bruit leur fait supposer que l’ennemi approche. Des deux côtés l’épouvante naît et le désordre éclate ; la méprise pouvait produire une catastrophe, si, des deux parts, on n’avait envoyé une reconnaissance de cavalerie. Alors, brusquement, la crainte devient joie, les soldats, dans leur allégresse, s’interpellent, racontent, écoutent ce qui s’est passé, exaltent chacun leurs exploits. Ainsi vont les choses humaines : dans la victoire, le lâche lui-même peut se vanter ; la défaite rabaisse même les braves.
LIV. — Métellus s’attarde dans ce camp pendant quatre jours ; il fait soigner et remettre sur pied les blessés, distribue à ceux qui les ont méritées dans la bataille des décorations militaires, réunit ses soldats pour les féliciter et les remercier, les engage à montrer la même vigueur dans la suite, quand la tâche sera plus facile : jusqu’alors on s’est battu pour la victoire, désormais on se battra pour le butin. Malgré tout, en attendant il envoie en reconnaissance des transfuges et des émissaires habiles pour savoir où est Jugurtha, ce qu’il complote, s’il a avec lui quelques hommes ou toute une armée, comment il s’accommode de sa défaite. Le roi s’était retiré dans des forêts, à l’abri de défenses naturelles, et là, il regroupait une armée plus nombreuse que la première, mais faible et sans force, étant composée de cultivateurs et de bergers plus que d’hommes de guerre. Ceci s’explique par ce fait que, chez les Numides, en dehors des cavaliers de la garde royale, nul ne suit le roi dans sa fuite ; ils se dispersent pour aller où il leur plaît, et cette conduite n’est pas regardée comme déshonorante pour un soldat. Telles sont leurs mœurs. Métellus comprend que le caractère du roi demeure toujours aussi farouche et qu’il faut recommencer une guerre, où il sera encore manœuvré par l’adversaire, que la lutte sera inégale, et que l’ennemi perdra moins à la défaite que les Romains à la victoire ; il décide donc de conduire la campagne, non à coup de combats et de batailles rangées, mais sur un autre mode. Il pénètre dans les coins les plus riches de la Numidie, dévaste les cultures, prend et incendie maints ports et maintes places mal fortifiées ou sans garnison, fait tuer toute la population en état de porter les armes, abandonnant le reste à la fureur des soldats. La terreur qu’il inspire vaut aux Romains de nombreux otages, du blé en quantité et tout ce qui peut leur servir ; des garnisons sont mises partout où le besoin s’en fait sentir. Ces procédés, beaucoup plus que la bataille perdue par les siens, épouvantent le roi : il avait mis tout son espoir dans la fuite, et était maintenant contraint de suivre l’ennemi ; lui, qui n’avait pas su défendre ses positions, devait faire la guerre sur celles d’autrui. Pourtant, il consulte ses moyens et prend le parti qui lui semble le meilleur : il laisse à couvert au même endroit la plus grande partie de ses troupes, et lui-même, avec des cavaliers d’élite, suit Métellus, et dans des marches de nuit, par des chemins non tracés, sans se faire voir, il tombe brusquement sur les Romains vaguant à l’aventure, et dont la plupart, sans armes, tombent sous ses coups ; beaucoup sont faits prisonniers, pas un ne peut s’enfuir indemne ; et les Numides, avant qu’un secours ait pu venir du camp, se perdent dans les collines voisines, suivant l’ordre donné.
LV. — A Rome éclatèrent des transports d’allégresse quand on connut les exploits de Métellus : lui et son armée s’étaient comportés comme l’eussent fait les ancêtres ; dans une position défavorable il avait dû la victoire à sa valeur ; il était maître du territoire ennemi, et avait obligé Jugurtha, grandi par la lâcheté d’Albinus, à ne compter pour son salut que sur le désert ou la fuite. Aussi le Sénat, pour fêter ces heureux événements, prescrivit-il des actions de grâces aux dieux immortels, et Rome, précédemment troublée et inquiète de l’issue de la guerre, vécut dans la joie ; Métellus connut la gloire. Il s’applique alors d’autant plus à s’assurer la victoire, emploie tous les moyens de la rendre plus rapide, veille pourtant à ne jamais donner à l’ennemi l’occasion d’un ’avantage, et n’oublie pas que la gloire ne va pas sans l’envie. Plus on parlait de lui, plus il était anxieux. Depuis que Jugurtha avait multiplié ses embuscades, il ne permettait pas aux troupes de piller à la débandade ; quand il fallait faire provision de blé ou fourrager, les cohortes et toute la cavalerie escortaient les travailleurs. Il avait divisé l’armée en deux corps, commandés, l’un par lui-même, l’autre par Marius. Mais c’est par le feu plus que par le pillage qu’il faisait le désert. Les deux corps établissaient leur camp dans deux endroits différents, non loin l’un de l’autre : quand il le fallait, ils se réunissaient ; mais pour disperser plus sûrement les populations et semer plus loin la terreur, ils agissaient chacun de son côté. Pendant ce temps Jugurtha le suivait le long des collines, cherchait l’heure et le terrain favorables aux engagements ; là où il apprenait que devait passer l’ennemi, il empoisonnait fourrages et sources, ces dernières très rares, se montrait tantôt à Métellus, tantôt à Marius, attaquait l’arrière-garde, puis remontait tout de suite dans les collines, recommençait à inquiéter l’un, lavis l’autre, sans jamais engager de lutte ouverte, sans se lasser, se bornant à empêcher l’ennemi de faire ce qu’il voulait.
LVI. — Le général romain, las des ruses d’un ennemi qui ne lui donne jamais l’occasion d’une vraie bataille, décide d’investir Zama, une grande ville qui était la principale place forte de la partie du royaume où elle était située dans sa pensée, l’affaire obligerait Jugurtha à venir au secours des siens en danger, et un combat pourrait s’engager. Mais Jugurtha, informé par des déserteurs de ce qui se préparait, prévient Métellus par des marches forcées. Il invite les habitants à défendre leurs murs, et leur donne les déserteurs pour les aider : c’était ce qu’il y avait de plus solide dans les troupes royales, parce qu’ils ne pouvaient trahir impunément. Il leur promet en outre que le moment venu, il sera présent avec une armée. L’affaire ainsi réglée, il s’éloigne et s’enfonce dans des terrains où l’on peut aisément se cacher. Peu après, il apprend que Marius, changeant de route, a été envoyé avec quelques cohortes pour s’approvisionner de blé à Sicca, la première ville qui, après la défaite, avait abandonné la cause royale. Il gagne cette ville, de nuit, avec des cavaliers d’élite, et, au moment où les Romains en sortaient, sur la porte même, il engage le combat : d’une voix forte, il demande aux habitants d’envelopper les cohortes en passant derrière : la fortune, leur donne l’occasion d’un exploit ; s’ils l’accomplissent, ils vivront désormais sans crainte, lui dans son royaume, eux dans leur indépendance. Si Marius n’avait hâté sa marche et n’était promptement sorti de la ville, tous les habitants de Sicca, ou du moins une bonne partie auraient certainement abandonné sa cause ; tant sont changeants les sentiments des Numides ! Les soldats de Jugurtha, soutenus un moment par la vue de leur roi, s’enfuient en tous sens, quand l’ennemi les presse avec un peu de vigueur, et ils ne subissent que des pertes légères.
LVII. — Marius arrive à Zama. Cette place, située au milieu d’une plaine, devait ses moyens de défense moins à la nature qu’au travail des hommes : rien n’y manquait de ce qu’il faut pour la guerre, elle regorgeait d’armes et de soldats. Métellus, tenant compte des circonstances et du terrain, procède avec son armée à un investissement complet, et il fixe à chacun de ses lieutenants son poste et son rôle. Puis, à un signal donné, d’immenses cris s’élèvent de part et d’autre, sans que les Numides en soient effrayés ; ils restent menaçants, l’œil ouvert, sans se débander ; le combat commence. Chaque Romain agit suivant son caractère : les uns luttent de loin avec des balles ou des pierres, les autres se glissent sous les murs pour les saper ou les franchir avec des échelles, ils brûlent d’en venir aux mains. En face, les défenseurs font rouler des roches sur les plus rapprochés, lancent sur eux des pieux et des javelots enflammés, de la poix mélangée de soufre et de résine. Ceux là mêmes qui étaient demeurés loin ne trouvent pas un abri dans leur lâcheté : presque tous sont blessés par les traits que lancent les machines ou la main des ennemis ; le danger, sinon la gloire, était le même pour le brave et pour le lâche.
LVIII. — Pendant qu’on se bat ainsi sous les murs de Zama, Jugurtha, à l’improviste, se jette sur le camp ennemi avec de grandes forces ; il profite de la négligence de ceux qui en avaient la garde et s’attendaient à tout, plutôt qu’à une attaque ; il force une porte. Les nôtres, frappés d’une épouvante subite, cherchent à se sauver, chacun suivant sa nature : tel fuit, tel autre prend ses armes, la plupart sont blessés ou massacrés. Dans toute cette foule, il n’y eut guère que quarante hommes pour se souvenir qu’ils étaient Romains : ils se groupèrent, occupèrent un petit monticule, d’où toutes les forces de l’ennemi ne purent les chasser ; les traits qu’on leur lançait de loin, ils les renvoyaient le plus souvent avec succès, étant donné l’épaisseur de la masse ennemie. Si les Numides s’approchaient un peu, les quarante montraient toute leur valeur et, avec la plus grande vigueur, taillaient, dispersaient, mettaient en fuite leurs assaillants. Cependant au moment le plus dur, Métellus entend derrière lui les clameurs ennemies ; il tourne bride et voit des fuyards venir de son côté, preuve que c’étaient des compatriotes ; il envoie donc en hâte et sans délai vers le camp toute sa cavalerie, et, avec les cohortes alliées, Marius, qu’il supplie en pleurant, au nom de leur amitié et de la république, de ne pas laisser une armée victorieuse subir un pareil outrage et l’ennemi échapper à une punition méritée. Marius se conforme sans retard à ces instructions. Jugurtha, empêtré dans les retranchements du camp, voyant les siens ou franchir les fossés ou s’embarrasser dans leur hâte à sortir par des passages trop étroits, se retire, après des pertes sévères, sur de bonnes positions. Métellus, sans avoir réussi, rentre, à l’approche de la nuit dans son camp avec son armée.
LIX. — Le lendemain, avant de sortir du camp pour reprendre l’assaut, Métellus envoie toute sa cavalerie prendre position devant le camp, à l’endroit où Jugurtha avait paru ; il partage entre les tribuns la garde des portes et des lieux voisins, revient ensuite vers la ville et, comme la veille, tente l’assaut du mur. Jugurtha bondit hors de sa cachette et se jette sur les nôtres. Les plus rapprochés, un moment épouvantés, se débandent, les autres viennent bien vite les soutenir. Les Numides n’auraient pas résisté longtemps, si leurs fantassins mêlés aux cavaliers, ne nous eussent, dans le choc, fait subir de grosses pertes. Appuyée sur l’infanterie, leur cavalerie ne fit pas comme d’ordinaire des charges, puis des bonds en arrière ; elle s’élança en niasse, brisant les rangs, semant le désordre ; et ainsi elle livra à l’infanterie légère un ennemi déjà presque défait.
LX. — Au même moment, devant Zama, la lutte battait son plein. Là où avaient été placés des lieutenants ou des tribuns, l’effort était particulièrement âpre ; chacun ne comptait que sur soi ; les assiégés n’étaient pas moins actifs ; sur tous les points, c’était l’attaque ou la défense ; on était plus ardent à blesser l’ennemi, qu’à se garantir de ses traits ; partout, des cris mêlés d’exhortations, de clameurs d’allégresse, de gémissements ; le bruit des armes montait jusqu’au ciel, les flèches volaient de part et d’autre. Les défenseurs de la ville, quand les Romains ralentissaient un peu l’attaque, ne quittaient pas des yeux le combat de cavalerie. Suivant les succès ou les revers de Jugurtha, on pouvait observer leur joie ou leurs craintes ; comme si les leurs pouvaient les voir ou les entendre, ils leur envoyaient avertissements ou encouragements, leur faisaient des signes de la main, donnaient à leur corps toutes sortes d’attitudes, celles de gens qui cherchent à éviter des traits ou en lancent. Marius s’en aperçoit - c’est lui qui commandait de ce côté - ; il ralentit son action, en homme qui n’a pas confiance, et laisse, sans les troubler, les Numides contempler la bataille de leur roi. Puis quand ils sont occupés par le spectacle, brusquement il lance un furieux assaut. Déjà ses soldats, sur des échelles, avaient presque atteint le sommet : les assiégés accourent et lancent pierres, feux, traits de toute espèce. Les nôtres résistent d’abord ; mais une, puis deux échelles se brisent, ceux qu’elles portaient sont précipités, et tous les autres filent comme ils peuvent, quelques-uns sans mal, la plupart grièvement blessés. Enfin, des deux parts, la nuit met fin à la lutte.
LXI - Métellus constate la vanité de son entreprise impossible de prendre la ville ; Jugurtha ne consent à se battre que par surprise ou sur un terrain favorable ; de plus l’été va finir. Métellus s’éloigne de Zama et met garnison dans les villes qui s’étaient livrées à lui et étaient défendues ou parleur position ou par de bonnes murailles. Le reste de l’armée, il l’envoie prendre ses quartiers d’hiver dans la partie de la province romaine la plus proche de la Numidie. Mais il ne fait pas comme d’autres généraux, qui laissent le temps se perdre dans l’oisiveté et les plaisirs ; et, puisque la guerre n’avance pas par les armes, il songe à user des amis du roi pet le prendre au piège et à demander des armes à la trahison. On se rappelle ce Bomilcar, qui avait été à Rome avec Jugurtha et, après avoir donné des cautions, s’en était secrètement enfui, quand il avait été poursuivi pour le meurtre de Massiva. Uni au roi par des liens étroits, il avait cent moyens de le trahir : c’est lui que Métellus entreprend par maintes promesses ; il réussit d’abord à l’appeler secrètement à lui pour l’entretenir ; il lui engage sa parole que si Jugurtha est livré mort ou vif, le Sénat lui accordera et l’impunité et la libre possession de tous ses biens ; il n’a pas de peine à le convaincre : c’était un homme de mauvaise foi, et qui craignait que, le jour où on ferait la paix avec Rome, sa mort ne figurât parmi les conditions du traité.
LXII - Bomilcar, à la première occasion favorable, aborde Jugurtha, qu’il trouve anxieux et inquiet sur son sort. Il lui demande, il le conjure en pleurant’ de penser enfin à lui, à ses enfants et au peuple numide, qui s’est toujours si bien comporté ; toutes les rencontres avec les Romains ont été des défaites, le pays a été dévasté ; les prisonniers, les morts ne se comptent pas ; le royaume s’est appauvri ; trop souvent on a mis à l’épreuve le courage des soldats et la fortune ; que Jugurtha prenne garde, pour peu qu’il tarde, les Numides eux-mêmes veilleront à leur salut. Par ces propos et d’autres semblables, il amène Jugurtha à se rendre. On envoie des députés chargés d’affirmer au général romain que le roi se soumettra aux ordres donnés et livrera sans réserve à la loyauté de son ennemi sa personne et son royaume. En toute hâte Métellus convoque tous les personnages de l’ordre sénatorial qui se trouvaient dans les quartiers d’hiver, d’autres citoyens qualifiés, et forme ainsi un conseil de guerre. En conformité d’un décret rendu par ce conseil, suivant la forme ancienne, Métellus ordonne à Jugurtha, représenté par ses députés, de livrer deux cent mille livres pesant d’argent, tous ses éléphants, des chevaux et des armes. La livraison se fait sans retard. Le général demande que tous les déserteurs lui soient remis enchaînés. L’ordre est presque entièrement exécuté : quelques déserteurs seulement, au moment où avaient commencé les pourparlers, avaient fui en Mauritanie, chez le roi Bocchus. Dépouillé de ses armes, de ses hommes et de son argent, Jugurtha est lui-même appelé aux ordres à Tisidium ; le voici, une fois encore, qui sent fléchir ses résolutions ; la conscience de ses crimes lui en fait redouter le châtiment. Il passe plusieurs jours à ne savoir que faire : tantôt, par dégoût de sa situation précaire, il préfère à la guerre n’importe quelle solution ; tantôt il se dit que la chute sera bien lourde du trône dans l’esclavage, et qu’il a vainement sacrifié tant de riches ressources ; bref, il décide de reprendre les hostilités. Et pendant ce temps, à Rome, le Sénat, procédant au partage des provinces, maintenait Métellus en Numidie.
LXIII. — A peu près à cette époque, il se trouva que Marius, faisant à Utique un sacrifice aux dieux, entendit un haruspice lui prédire un grand et merveilleux destin : tout ce à quoi il pensait lui réussirait, avec l’aide des dieux ; il pouvait, aussi souvent qu’il le voudrait, faire l’épreuve de la fortune, toujours l’événement répondrait à son attente. Or, depuis longtemps déjà, le consulat était l’objet de ses plus violents désirs ; il y avait tous les titres, hormis l’ancienneté de sa famille : activité, honnêteté, grand talent militaire, une belle âme guerrière, de la modération dans la paix, le mépris des jouissances et de l’argent, la seule passion de la gloire. Il était né à Arpinum, où s’était écoulée toute son enfance ; dès qu’il eut l’âge d’être soldat, il s’engagea, plutôt que de cultiver l’éloquence grecque et les élégances mondaines ; et ainsi une noble activité l’empêcha de se gâter et bien vite le rendit fort. Aussi, lorsqu’il posa sa candidature au tribunat militaire, les électeurs, sans l’avoir jamais vu, le connaissaient-ils de réputation, et il fut élu par toutes les tribus. Puis il obtint, l’une après l’autre, toutes les magistratures, et, dans chacune, il se comporta de façon à paraître mériter mieux que ce qu’il avait. Pourtant cet homme, jusqu’alors grand dans la suite son ambition causa sa chute - n’osait pas briguer le consulat. A ce moment encore, les plébéiens arrivaient bien aux autres magistratures, mais les nobles se transmettaient de main en main le consulat. Un homme nouveau, même illustre, même hors de pair par ses exploits, semblait indigne de cet honneur ; sa naissance était une tache.
LXIV. — Marius, voyant les paroles de l’haruspice concorder avec ses désirs, demande à Métellus un congé pour aller poser sa candidature. Sans doute ce dernier excellait en vertu, en gloire, dans tous les mérites qui sont le lot de l’homme de bien ; mais il avait aussi un orgueil fait de mépris, vice commun à toute la noblesse. Aussi, choqué d’une démarche si insolite, s’étonne-t-il d’un pareil projet ; sur un ton amical, il invite son lieutenant à ne pas se lancer dans une si piètre entreprise et à ne pas viser plus haut que sa condition ; tous les hommes ne doivent pas avoir mêmes désirs, et ce qu’il a doit lui suffire ; il vaut donc mieux ne pas demander au peuple ce qu’on aurait raison de lui refuser. Il continua encore sur ce ton sans fléchir la résolution de Marius, et finit par déclarer que, lorsque les affaires publiques le permettraient, il lui accorderait le congé demandé. Marius dans la suite renouvela fréquemment sa demande ; Métellus, dit-on, l’invita à ne pas se montrer si pressé de partir : "Il sera temps pour toi, lui dit-il, de demander le consulat, quand mon fils pourra s’y présenter." Or, à cette époque, ce jeune homme faisait son service sous les ordres de son père, et avait à peu prés vingt ans. Ces propos rendaient plus vif le goût de Marius pour la magistrature qu’il convoitait et allumaient en lui un violent ressentiment contre Métellus. Il se laisse aller à la passion et à la colère, ces détestables conseillères, et saisit toutes les occasions d’accroître, en actes ou en paroles, sa popularité ; aux soldats qu’il commande dans leurs quartiers d’hiver il accorde une discipline plus douce ; aux gens d’affaires, nombreux à Utique, il tient sur la guerre des propos où la critique se mêle à la vantardise : qu’on mît à sa disposition la moitié seulement des troupes, et quelques jours lui suffiraient pour enchaîner Jugurtha ; c’est à dessein que le général faisait durer la guerre ; il avait la vanité et l’orgueil d’un roi et était trop heureux d’exercer le pouvoir. Ces paroles semblaient avoir d’autant plus de poids, que la longueur des hostilités faisait du tort aux intérêts particuliers et que, au jugement des impatients, on ne va jamais assez vite.
LXV. — Il y avait alors dans notre armée un Numide nommé Gauda, fils de Manastabal, petit-fils de Masinissa, que Micipsa avait, dans son testament, inscrit comme héritier en second ; accablé de maladies, il en avait l’esprit un peu affaibli. Il avait demandé à Métellus d’avoir son siège à côté du sien, comme on fait aux rois, et, pour sa garde, un escadron de cavaliers romains ; Métellus avait répondu par un double refus : l’honneur d’un siège à côté du consul était accordé seulement à ceux que le peuple romain appelait rois, et il serait humiliant pour des cavaliers romains de servir de satellites à un Numide. Marius profite de sa fureur pour l’entreprendre ; il l’incite à s’appuyer sur lui pour tirer vengeance de l’outrage du général ; il exalte par des paroles flatteuses cette tête affaiblie par le mal : après tout, il est roi, il est un grand homme, il est le petit-fils de Masinissa ; si l’on réussit à prendre ou à tuer Jugurtha, c’est à lui que, tout de suite, reviendra le trône de Numidie ; et c’est ce qui arriverait bien vite, si Marius lui-même était consul et chargé de la guerre. Ainsi Gauda et les chevaliers romains, soldats ou hommes d’affaires, poussés, les uns par Marius, presque tous par l’espoir d’une paix prochaine, écrivent à leurs amis de Rome, pour dénigrer les opérations militaires de Métellus et réclamer Marius comme général. Ainsi, se formait, entre beaucoup d’électeurs, une coalition, d’ailleurs honorable, pour pousser Marius au consulat. A ce moment-là précisément la plèbe, en face d’une noblesse affaiblie par la loi Mamilia, prônait les hommes nouveaux. Tout favorisait Marius.
LXVI -- Jugurtha, ayant renoncé à se soumettre, recommence les hostilités ; sans perdre de temps il se prépare avec le plus grand soin, rassemble une armée, rallie à sa cause, par la terreur ou l’appât des récompenses, les cités qui l’avaient abandonné, fortifie ses positions, refait ou achète les armes d’attaque, de défense et tout ce dont l’espérance de la paix l’avait privé, séduit les esclaves romains, cherche à gagner à prix d’or nos garnisons, bref, ne laisse rien en dehors de son action, sème partout le désordre et l’agitation. A Vaga, où Métellus avait mis garnison, lors de ses premiers pourparlers avec Jugurtha, les principaux habitants, lassés des supplications du roi, à qui d’ailleurs ils n’avaient jamais été vraiment hostiles, finirent par comploter en sa faveur ; le peuple inconstant, comme toujours, et surtout chez les Numides, aspirait au désordre et à la discorde par amour de la révolution et aversion pour les situations calmes et tranquilles. Toutes dispositions prises, on s’entendit pour agir trois jours plus tard : le jour choisi était une fête, célébrée dans toute l’Afrique, et qui promettait des jeux et des réjouissances, plutôt que des violences. Ce jour-là les centurions, les tribuns militaires, le commandant même de la place, T. Turpilius Silanus sont invités de différents côtés. Tous, sauf Turpilius, sont égorgés pendant le repas. Les soldats se promenaient dans la ville, sans armes, ce qui se comprend un pareil jour, où n’avait été donnée aucune consigne ; ils sont attaqués eux aussi. Les plébéiens prennent part au coup de main, les uns mis au courant par les nobles, les autres excités par leur goût naturel du désordre ; sans savoir ce qui se passait ou ce qu’on projetait, il leur suffisait que la situation fût troublée et révolutionnaire.
LXVII. — Les soldats romains, ne comprenant rien à ce coup imprévu et ne sachant que faire, s’élancent en désordre vers la citadelle, où étaient leurs enseignes et leurs boucliers ; ils y rencontrent une troupe ennemie ; les portes fermées les empêchent de fuir. Et puis, les femmes et les enfants, perchés sur le toit des maisons, leur jettent à qui mieux mieux des pierres et tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ne savent comment se garantir de ce double danger ; les plus courageux ne peuvent résister aux attaques du sexe faible ; bons et mauvais, braves et lâches sont massacrés sans défense possible. Dans cette situation désespérée, avec les Numides qui s’acharnent et dans cette ville close de toutes parts, seul de tous les Italiens, Turpilius le commandant put s’échapper sans blessure. Son hôte eut-il pitié de lui ? S’était-il entendu avec lui ? fut-ce le hasard ? Je n’en sais rien. Mais lorsque, dans une telle calamité, un homme préfère une vie honteuse à un nom sans tache, je l’estime malhonnête et méprisable.
LXVIII. — Métellus, informé des événements de Vaga, est désespéré et ne se laisse pas voir de quelques jours. Puis, la colère se mêlant au chagrin, il prépare tout pour aller sans retard venger son injure. Il prend la légion avec laquelle il hivernait et le plus possible de cavaliers numides ; il les emmène sans bagages au coucher du soleil. Le lendemain, vers neuf heures, il arrive dans une plaine, bordée de petites collines. Ses soldats étaient harassés par la longueur de la route et déjà allaient refuser d’avancer ; il leur dit que Vaga n’est plus qu’à mille pas et qu’ils doivent volontiers s’imposer encore une légère fatigue pour venger leurs concitoyens, aussi malheureux que braves ; il ne manque pas de faire luire à leurs yeux l’espoir du butin. Il leur redonne ainsi de l’énergie, place en tête sa cavalerie sur un large front, derrière, l’infanterie en rangs bien serrés, avec ordre de dissimuler les drapeaux.
LXIX. — Les habitants de Vaga, apercevant une armée en marche vers leur ville, crurent d’abord avoir affaire à Métellus, ce qui était vrai, et ils fermèrent leurs portes. Puis ils observent qu’on ne dévaste pas la campagne ^t que des cavaliers numides sont en tête de la troupe. Ils croient alors à l’arrivée de Jugurtha et, avec de grands transports de joie, marchent à sa rencontre. Tout à coup, à un signal donné, cavaliers et fantassins massacrent la foule répandue au dehors, se précipitent aux portes, s’emparent des tours ; fureur, espérance du butin sont plus fortes que la lassitude. Deux jours seulement, les habitants de Vaga avaient pu jouir de leur perfidie. Tout, dans cette grande et riche cité, fut livré au massacre et au pillage. Turpilius, le commandant de la place, qui, nous l’avons dit, avait seul pu s’enfuir, fut invité par Métellus à se justifier ; il y réussit assez mal. Condamné et battu de verges, il eut la tête tranchée ; c’était un citoyen latin.
LXX. — A peu prés au même moment, Bomilcar, qui avait poussé Jugurtha à une soumission dont la crainte lui avait fait ensuite abandonner l’idée, s’était rendu suspect au roi, qu’il suspectait lui-même ; il voulait du nouveau et cherchait un moyen détourné de perdre le prince ; jour et nuit, son esprit était en quête. Enfin, après plusieurs tentatives, il s’assura la complicité de Nabdalsa, un noble très riche, connu et aimé de ses concitoyens ; d’ordinaire ce Nabdalsa commandait une division séparée de l’armée royale et remplaçait Jugurtha dans toutes les affaires que lui abandonnait le roi, lorsqu’il était fatigué ou occupé de questions plus graves : cette situation lui avait valu gloire et richesse. Tous deux s’entendent : on fixe le jour du complot ; pour le reste, les circonstances dicteront, au moment même, la conduite à suivre. Nabdalsa part pour l’armée, qu’il avait reçu l’ordre de poster près des quartiers d’hiver des Romains, pour intervenir si ceux-ci dévastaient les terres cultivées. Mais, bouleversé par l’énormité de son crime, il n’arriva pas à l’heure dite, et ses craintes empêchèrent l’affaire d’aboutir. Bomilcar au contraire avait hâte d’en finir ; les hésitations de son complice l’inquiètent, il suppose qu’à la première combinaison Nabdalsa en a substitué une autre ; alors, par des hommes sûrs, il lui écrit pour lui reprocher sa mollesse et sa lâcheté ; il lui rappelle son serment fait au nom des dieux ; il ne faudrait pas que les récompenses promises par Métellus tournent à leur perte. Jugurtha est à bout : la seule question est de savoir s’il périra par leur main ou par celle de Métellus. Bref le problème se ramène à choisir entre la récompense et le supplice : à lui d’aviser.
LXXI. — Au moment où on lui avait apporté la lettre, Nabdalsa venait de faire de la gymnastique, et, fatigué, se reposait sur son lit. Les propos de Bomilcar l’inquiétèrent d’abord, puis, comme il arrive dans les moments d’abattement, il s’endormit. Il avait, pour s’occuper de ses affaires, un Numide fidèle, dévoué, au courant de tous ses projets, le dernier excepté. Cet homme apprit qu’une lettre était venue : comme d’ordinaire, il pensa qu’on pouvait avoir besoin de son aide ou de ses avis, et il entra dans la tente. La lettre était au-dessus de la tête du dormeur, sur un coussin, posée au hasard ; il la prend, la lit jusqu’au bout, et apprenant le complot, court en toute hâte chez le roi. Peu après, Nabdalsa se réveille, ne retrouve plus sa lettre et comprend tout ce qui s’est passé. Il cherche d’abord à poursuivre son dénonciateur, puis, n’y réussissant pas, il se rend chez Jugurtha afin de le calmer : il lui dit que la perfidie de son serviteur l’a prévenu dans la démarche qu’il comptait faire lui-même, et, en versant des larmes, il supplie le roi, en attestant son amitié et sa loyauté antérieure, de ne pas le supposer capable d’un tel crime.
LXXII. — A ces protestations le roi répondit avec calme, sans laisser voir ses véritables sentiments. Il avait fait exécuter Bomilcar avec plusieurs de ses complices, et il avait étouffé sa colère, dans la crainte de voir ses partisans l’abandonner. Dès lors, Jugurtha ne connut de tranquillité ni jour ni nuit ; de tout, lieux, gens, heures du jour, il se défiait ; il redoutait ses compatriotes autant que ses ennemis, tournait sur toutes choses un œil inquiet, tremblait au moindre bruit, dormait la nuit dans des endroits différents, souvent sans même tenir compte de son rang ; parfois s’éveillant brusquement, il se jetait sur ses armes, faisait lever tout le monde, et était agité de terreurs qui ressemblaient à de la folie.
LXXIII. — Métellus apprend, par des transfuges, la mort de Bomilcar et la découverte de la conjuration ; alors, comme pour une guerre entièrement nouvelle, il fait en hâte ses préparatifs. Marius le harcelait pour partir ; estimant qu’un homme gardé malgré lui et qui ne l’aimait pas lui serait d’un mince secours, il lui donne l’autorisation. A Rome, la plèbe avait lu les lettres envoyées sur Métellus et Marius, et avait volontiers accepté ce qu’on y disait de l’un et de l’autre. La noblesse du général, qui était jusqu’alors un de ses titres à la considération, excitait maintenant l’irritation populaire ; l’humble origine de Marius lui valait la faveur publique. D’ailleurs, les jugements portés sur l’un et l’autre s’inspiraient plus de l’esprit de parti que des mérites ou des défauts de chacun. De plus, des magistrats factieux excitaient la foule, accusaient, dans toutes les assemblées, Métellus de crimes capitaux, célébraient sans mesure les qualités de Marius. La plèbe était si échauffée, que les ouvriers et les paysans, dont le travail manuel est la seule richesse et l’unique ressource, cessaient de travailler pour suivre Marius et sacrifiaient leur propre intérêt pour assurer son succès. C’est ainsi qu’au profond mécontentement de la noblesse, et après pas mal de troubles, le consulat fut conféré à un homme nouveau. Le tribun de la plèbe. T Manlius Mancinus demanda ensuite à qui le peuple entendait confier la guerre contre Jugurtha : la majorité se prononça pour Marius. Un peu plus tôt, le Sénat avait choisi Métellus : sa décision fut nulle et non avenue.
LXXIV. — Jugurtha avait alors perdu ses amis ; il les avait lui-même massacrés en grande partie ; la crainte avait fait fuir les autres, soit chez les Romains, soit chez le roi Bocchus. Or, il lui était bien difficile de faire la guerre sans lieutenants, et il jugeait qu’il était chanceux d’expérimenter la loyauté de nouveaux amis, quand les anciens l’avaient si indignement trompé : de là, son inquiétude et sa perplexité. Des faits, des projets, des hommes il était mécontent. Chaque jour, il changeait de route et de lieutenants, tantôt marchant contre l’ennemi, tantôt s’enfonçant dans les déserts, mettant son espoir d’abord dans la fuite, un instant après dans les armes, se demandant s’il devait plus se défier du courage que de la loyauté de ses peuples ; partout où se portait son attention, le destin lui était contraire. Au milieu de ces hésitations, il rencontre tout à coup Métellus avec son armée. Tenant compte des circonstances, il prépare et dispose ses Numides ; puis le combat commence. La bataille se prolongea un peu, là où il se trouvait lui-même ; partout ailleurs, ses soldats furent, au premier choc, repoussés et mis en fuite. Les Romains prirent un bon nombre de drapeaux et d’armes ; ils firent peu de prisonniers ; presque toujours dans les combats, les Numides doivent leur salut à leur vitesse plus qu’à leurs armes.
LXXV. — Cette débâcle plongea Jugurtha dans un découragement profond ; avec les déserteurs et une partie de sa cavalerie il entra dans le désert, puis arriva à Thala, grande et riche cité, où se trouvaient presque tous ses trésors et aussi ses fils, avec tout leur train de maison. Métellus l’apprend : il n’ignorait pas qu’entre Thala et la rivière la plus proche, s’étendait un désert inculte de cinquante milles ; cependant, dans l’espoir d’en finir au cas où il prendrait la ville, il veut triompher de toutes les difficultés et vaincre la nature elle-même. Il fait donc enlever aux bêtes de somme leurs fardeaux, ne leur laisse que des sacs de blé pour dix jours, des outres et d’autres vases. Il ramasse dans les champs tout ce qu’il peut en fait d’animaux domestiques, les fait charger de récipients de toute espèce, surtout en bois, pris dans les cabanes numides. Aux peuples voisins qui s’étaient soumis après la fuite de Jugurtha, il ordonne de lui apporter toute l’eau possible et leur fait connaître le jour et l’endroit où ils auront à se tenir à sa disposition. Il charge les bêtes de somme de l’eau de la rivière dont nous avons dit qu’elle était la plus proche de la ville ; et, dans cet équipage, il part pour Thala. Dès qu’il fut arrivé au rendez-vous fixé, et qu’il eut installé et fortifié son camp, la pluie tomba brusquement si abondante, qu’elle eût largement suffi aux besoins de l’armée. D’autre part, les Numides avaient apporté plus d’eau qu’on n’en attendait, comme il arrive aux peuples nouvellement soumis, qui font du zèle et dépassent le but. Les soldats, obéissant à un sentiment religieux, préférèrent user d’eau de pluie et sentirent redoubler leur courage : ils se croyaient l’objet d’une attention des immortels. Et le lendemain, contrairement à ce qu’avait pu croire Jugurtha, ils arrivaient à Thala. Les habitants, se croyant bien en sûreté dans un pays si difficile à traverser, furent abasourdis de cette réussite si complète et si imprévue ; mais ils se préparèrent avec ardeur pendant que les nôtres faisaient comme eux.
LXXVI. — Jugurtha jugea que rien n’était impossible à Métellus, du moment où armes, traits, lieux, moments, la nature même, maîtresse de toute chose, tout enfin cédait devant lui. Avec ses enfants et presque toutes ses richesses, il sortit de la ville pendant la nuit. Désormais, il ne resta jamais dans le même endroit plus d’un jour ou d’une nuit ; il prétendait que ses affaires l’obligeaient à se hâter ; en fait, il craignait la trahison, qu’il pensait éviter en allant vite, car, pour trahir, il faut avoir du temps et savoir choisir le moment. Métellus, voyant les habitants décidés à la lutte et leur ville aussi bien défendue par les travaux d’art que par la nature, l’entoure d’un retranchement et d’un fossé ; puis, dans deux endroits qui répondent bien à son objet, il pousse des mantelets, dresse des terrassements destinés à soutenir des tours, faites pour protéger à la fois les travaux d’approche et les hommes. Les habitants répondent par une égale activité, sans perdre de temps, si bien que, d’un côté comme de l’autre, on ne laisse rien à faire. Enfin les Romains, épuisés de peines et de luttes, prirent la ville quarante jours après leur arrivée, mais tout ce qu’il y avait à prendre avait été détruit par les déserteurs. Ces derniers, quand ils avaient vu les béliers battre les murs, avaient compris que, pour eux, l’affaire était mauvaise ; ils avaient porté au palais royal l’or, l’argent, toutes les richesses ; puis ayant bien bu et bien mangé, ils avaient mis le feu au butin, à la maison et à eux-mêmes ; ils se condamnèrent ainsi volontairement au supplice auquel leur défaite les aurait exposés de la part de leurs vainqueurs.
LXXVII ---- Au moment même de la prise de Thala, la ville de Leptis envoya demander à Métellus de lui donner une garnison et un gouverneur : un certain Hamilcar, noble factieux, y manifestait une action révolutionnaire, et contre lui l’autorité des magistrats et les lois étaient impuissantes : si on ne prenait de rapides mesures, Leptis et les alliés de Rome seraient sérieusement en danger. Dés le début de la guerre contre Jugurtha, Leptis avait envoyé au consul Bestia, puis à Rome, des députés solliciter un traité d’amitié et d’alliance. Ils l’avaient obtenu et étaient toujours demeurés loyaux et fidèles : ils avaient toujours obéi avec empressement aux ordres de Bestia, d’Albinus et de Métellus. Aussi leur demande fut-elle aisément accueillie par ce dernier, qui leur expédia quatre cohortes de Ligures et C. Annius comme gouverneur.
LXXVIII. — Cette ville avait été fondée par des Tyriens qui, à la suite de troubles civils, s’étaient, dit-on, enfuis sur des navires pour venir aborder en ce lieu ; elle est située entre les deux Syrtes, dont le nom vient de cette situation. Ce sont, en effet, deux golfes, presque à l’extrémité de l’Afrique, inégaux en étendue, mais de nature semblable. Tout près de la terre, les eaux sont très profondes ; plus loin, par l’effet du hasard et des tempêtes, ou elles sont profondes ou ce ne sont que des bas-fonds. Quand la mer est grosse et que le vent souffle, le flot entraîne de la boue, du sable, de grosses roches ; et ainsi l’aspect des lieux change avec le vent. Le mot de Syrtes exprime l’idée de traîner. La langue parlée à Leptis s’est récemment modifiée par des emprunts faits au numide ; mais les lois et la manière de vivre sont, dans l’ensemble demeurées tyriennes, d’autant mieux qu’on y est très éloigné de Jugurtha : entre Leptis et la partie peuplée de la Numidie sont de grandes étendues désertiques.
LXXIX. — Puisque les affaires de Leptis m’ont conduit à parler de ce pays, il me paraît tout naturel de rappeler l’acte héroïque et admirable de deux Carthaginois : c’est le lieu qui m’en fait souvenir. A cette époque, Carthage était maîtresse de la plus grande partie de l’Afrique, mais Cyrène aussi était puissante et riche. Les territoires qui les séparaient étaient sablonneux, d’aspect uniforme ; il n’y avait ni fleuve, ni montagne pour fixer la frontière ; de là, entre les deux pays, des guerres longues, interminables. Des deux parts, il y eut maintes fois et des légions et des flottes mises en déroute, et les deux peuples finirent par s’user sensiblement l’un l’autre ; alors la peur les prit d’un agresseur qui profiterait de l’accablement des vainqueurs comme des vaincus, et pendant une trêve, ils firent une convention : à un jour fixé, des envoyés partiraient des deux pays ; l’endroit où ils se rencontreraient serait tenu pour la frontière commune des deux nations. En conséquence, deux frères, du nom de Philènes, partirent de Carthage, et, en hâte, poussèrent le plus loin possible ; les Cyrénéens marchèrent plus lentement. Fut-ce apathie ou accident ? je ne le sais pas bien. D’ailleurs, dans ces régions, la tempête, exactement comme en -mer, empêche souvent d’avancer. Quand le vent se lève dans ces plaines dépourvues de toute végétation, il soulève le sable qui, violemment chassé, fouette le visage et remplit les yeux ; on ne voit rien devant soi, et la marche en est ralentie. Les Cyrénéens, se voyant fort en retard et redoutant le châtiment que leur vaudrait, dans leur pays, l’échec de leur mission, accusèrent les Carthaginois d’être partis de chez eux avant l’heure, et ils brouillèrent toute l’affaire ; bref, ils aimèrent mieux n’importe quoi que de repartir ayant eu le dessous. Les Carthaginois leur demandèrent de fixer d’autres conditions, pourvu qu’elles fussent équitables. Alors les Grecs leur proposèrent l’alternative suivante : ou bien les deux frères seraient enterrés vivants sur les frontières qu’ils avaient obtenues pour Carthage ; ou bien ils le seraient eux-mêmes à l’endroit qu’ils choisiraient en continuant leur marche en avant. Les Philènes acceptèrent : ils se sacrifièrent et donnèrent leur vie à leur patrie : ils furent enterrés vivants. Les Carthaginois élevèrent à cette place un autel aux frères Philènes, et d’autres honneurs leur furent rendus à Carthage. Et maintenant, je reviens à mon propos.
LXXX. — Après la prise de Thala, Jugurtha comprend qu’il n’y a pas de force capable de résister à Métellus. A travers de grands déserts il part avec quelques hommes et arrive chez les Gétules, peuplade sauvage et barbare, ignorant même à cette époque le nom de Rome. De cette foule éparse il fait un bloc ; il l’habitue petit à petit à marcher en rangs, à suivre les drapeaux, à obéir aux commandements, bref à se façonner aux exercices de guerre. De plus, par de beaux présents et de plus belles promesses, il amène à son parti ceux qui touchaient de près au roi Bocchus et, avec leur aide, entreprend ce roi pour le déterminer à entrer en guerre contre Rome ; résultat obtenu d’autant plus aisément et plus vite, qu’au début des hostilités, Bocchus avait envoyé une députation à Rome demander un traité d’alliance et d’amitié, et que cette offre, alors si avantageuse, avait été repoussée à la suite de l’intervention de quelques hommes aveuglés par la cupidité et habitués à faire marché du bien comme du mal. D’autre part, Jugurtha avait précédemment épousé une fille de Bocchus. Mais le mariage n’est pas chez les Numides et les Maures une chaîne bien lourde, le même individu pouvant, suivant ses ressources, prendre plusieurs femmes, dix et même davantage, et les rois encore plus. Entre cette foule de femmes se partagent les sentiments du mari ; aucune n’est vraiment pour lui une compagne, et il fait aussi peu de cas des unes que des autres.
LXXXI. — Les deux armées se réunissent à l’endroit fixé d’avance. Les deux rois engagent leur parole, et Jugurtha, par ses propos, enflamme le cœur de Bocchus : les Romains sont iniques, d’une insondable cupidité, ils sont l’ennemi commun du genre humain ; ils ont, pour faire la guerre à Bocchus, la même raison que pour la faire à lui, Jugurtha, et aux autres peuples : à savoir leur soif d’être les maîtres, qui dresse contre eux tous les empires ; aujourd’hui c’est Jugurtha, hier c’était Carthage, le roi Persée ; si un peuple est fort, il devient un ennemi pour les Romains. A ces griefs, il en ajoute d’autres du même genre ; puis tous deux marchent vers la place de Cirta où Métellus avait accumulé butin, prisonniers et bagages. Jugurtha pensait que la prise de la ville serait pour lui une bonne opération, ou, si Métellus venait la secourir, que les forces adverses se rencontreraient dans un combat. Ce que voulait surtout le rusé personnage, c’était mettre fin à l’état de paix entre Rome et Bocchus, pour que de nouveaux délais ne permissent pas à celui-ci d’autre issue que la guerre.
LXXXII. -- Quand le général romain connut l’alliance des deux rois, il ne voulut pas engager la bataille au hasard, ni, comme il avait pris l’habitude de le faire après les nombreuses défaites de Jugurtha, dans un endroit quelconque. II fortifia son camp non loin de Cirta, et y attendit ses adversaires, dans la pensée qu’il valait mieux bien connaître les Maures, ces nouveaux ennemis, pour engager la bataille dans les meilleures conditions. Une lettre de Rome lui apprit que Marius avait obtenu la province de Numidie ; il savait déjà sa nomination au consulat. Dans sa consternation, il ne garda ni raison, ni dignité ; il ne put ni retenir ses larmes, ni surveiller sa langue ; cet homme, si grand par ailleurs, était faible à l’excès devant le chagrin. Certains attribuaient cet état à son orgueil, d’autres à la colère que cause un affront à une âme bien née, beaucoup au dépit de se voir ravir une victoire déjà acquise. Pour moi, je suis assuré qu’il fut tourmenté, moins de l’honneur conféré à Marius, que de l’injustice qui lui était faite ; et il aurait eu, je crois, moins de peine, si la province dont on le privait avait été donnée à un autre qu’à Marius.
LXXXIII. — Entravé dans son action par son chagrin, et trouvant stupide de s’exposer pour une affaire qui ne le regardait plus, il envoie une députation à Bocchus pour lui demander de ne pas se poser, sans motifs, en ennemi de Rome, avec laquelle il a au contraire une belle occasion de conclure alliance et amitié ; un traité vaudra mieux que la guerre ; quelque confiance qu’il ait dans sa force, il ferait bien de ne pas changer le certain pour l’incertain ; rien de plus facile que de commencer une guerre, rien de plus pénible que d’y mettre fin ; le début et l’issue ne sont pas au pouvoir du même homme ; n’importe qui, un lâche même, peut commencer ; mais la fin dépend du bon vouloir du vainqueur ; bref, Bocchus devrait songer à lui et à son trône, et ne pas associer sa prospérité actuelle à la situation désespérée de Jugurtha. Le roi répondit sur un ton assez modéré : pour lui, il désirait la paix ; mais les misères de Jugurtha l’avaient ému ; si à celui-ci étaient accordées les mêmes facilités qu’à lui-même, tout s’arrangerait. A ces demandes le général répondit par de nouvelles propositions portées par des délégués ; Bocchus, accepta les unes, écarta les autres. Et ainsi le temps passa en propositions et contrepropositions, et, par la volonté de Métellus, les opérations furent suspendues.
LXXXIV. — Marius porté, nous l’avons dit, au consulat par l’ardente volonté de la plèbe et chargé par le peuple de la province de Numidie, redoubla de violence dans ses attaques contre la noblesse, dont il était depuis longtemps l’ennemi ; il s’en prenait aux nobles, tantôt individuellement, tantôt en bloc, répétant que sa victoire au consulat était comme une proie arrachée au vaincu ; il parlait de lui-même avec grandiloquence, et d’eux avec mépris. En attendant, la guerre était sa première préoccupation, il réclamait pour les légions un supplément d’effectifs, demandait des troupes auxiliaires aux peuples et aux rois alliés, tirait du Latium d’excellents soldats, qu’il connaissait, la plupart pour les avoir vus lui-même, quelques-uns de réputation, et, par ses instances, déterminait des soldats libérés à reprendre du service pour partir avec lui. Et le Sénat, quelque hostile qu’il lui fût, n’osait rien lui refuser. Il avait même eu plaisir à voter les suppléments d’effectifs demandés, dans la pensée que la plèbe rechignerait au service militaire, et que Marius ou n’aurait pas les moyens de faire la guerre, ou s’aliénerait la faveur populaire. Vaine espérance f c’était, chez presque tous, une vraie fureur de partir avec lui. Chacun se flattait de revenir, riche du butin conquis, de rentrer chez lui en vainqueur, et roulait dans son esprit mille pensées de ce goût ; et un discours de Marius n’avait pas peu fait pour entretenir cette fièvre. En effet, quand le vote des décrets qu’il avait sollicités lui permit de procéder à l’enrôlement des soldats, il convoqua le peuple en assemblée, pour l’exhorter, et aussi pour attaquer la noblesse, suivant son habitude. Il s’exprima ainsi :
LXXXV. — "Je sais, citoyens, qu’en général on n’emploie pas les mêmes procédés pour vous demander le pouvoir et, après l’avoir obtenu, pour l’exercer ; on est d’abord actif, modeste, on a l’échine souple ; et puis on ne fait rien, tout en se montrant plein de morgue. Ce n’est pas là ma manière. Si la république entière est tout autre chose qu’un consulat ou une préture, il faut plus d’application pour l’administrer que pour solliciter ces magistratures. Je n’ignore pas tout ce que m’impose de travail votre très grande bienveillance. Préparer la guerre et en même temps économiser ; forcer au service des gens à qui on ne voudrait pas être désagréable ; veiller sur tout à Rome et au dehors, et cela, au milieu des jaloux, des opposants, des partis contraires, c’est une tâche, citoyens, plus rude qu’on ne peut croire. Les autres, s’ils se trompent, sont défendus par l’ancienneté de leur noblesse, les exploits de leurs ancêtres, la situation de leurs parents et de leurs proches, leur grosse clientèle ; moi, c’est en moi seul que je mets toutes mes espérances ; et mes seuls appuis sont mon mérite et ma probité ; tout le, reste est sans force. Je le comprends, citoyens, toits les yeux sont fixés sur moi : les citoyens justes et honnêtes me soutiennent - ils savent que la république est intéressée à mon succès - ; la noblesse ne cherche qu’une occasion de m’attaquer. Il me faut donc redoubler d’efforts pour vous empêcher d’être victimes et pour frustrer les nobles de leurs espérances. Depuis mon enfance jusqu’à ce jour, j’ai eu l’habitude des fatigues et des dangers. Ce que je faisais pour rien avant d’avoir éprouvé votre bienveillance, je n’ai pas le dessein d’y renoncer, maintenant, citoyens, que vous m’en avez récompensé. Il est difficile d’user du pouvoir avec modération quand c’est par ambition qu’on a feint d’être honnête. Mais chez moi, qui toute ma vie ai pratiqué la vertu, l’habitude du bien est devenue naturelle. Vous m’avez confié la direction de la guerre contre Jugurtha, décision dont la noblesse est furieuse. Réfléchissez, je vous prie : ne vaudrait-il pas mieux vous déjuger et prendre, dans ce bloc de la noblesse, pour lui donner cette charge ou telle autre semblable, un homme de souche ancienne, qui ait de nombreuses statues d’ancêtres, sans jamais avoir été soldat ? Dans une tâche de cette importance, il ignorerait tout, tremblerait, se démènerait, et irait enfin chercher dans le peuple quelqu’un pour lui apprendre son métier. Généralement, celui que vous avez choisi pour exercer le commandement suprême, essaie d’en trouver un autre qui lui commande à lui-même. J’en connais, citoyens, qui ont attendu d’être nommés consuls pour lire l’histoire de nos pères et les leçons militaires des Grecs, faisant ainsi tout à rebours ; sans doute on exerce une magistrature, après y avoir été appelé ; mais en fait, il faut, d’abord, par une action continue, s’y être préparé. Maintenant, citoyens, à ces hommes pleins de superbe comparez l’homme nouveau que je suis. Ce qu’ils ont appris par ouï-dire ou par les lectures, je l’ai vu, moi, ou bien je l’ai fait ; ce qu’ils savent par des livres, je le sais, moi, par mes campagnes. A vous de dire ce qui vaut mieux, les actes ou les paroles. Ils méprisent ma basse origine, je méprise leur lâcheté ; on m’objecte, à moi, un accident du hasard, d eux leur malhonnêteté. Sans doute, la nature est une, elle est la même pour tous ; mais le plus brave est le mieux né. Et si l’on pouvait demander aux ancêtres d’Albinus ou de Bestia qui, d’eux ou de moi, ils préféreraient avoir pour descendants, quelle serait, à votre avis, leur réponse ? ils voudraient avoir pour fils le plus honnête, S’ils ont raison de me dédaigner, qu’ils dédaignent aussi leurs ancêtres, devenus, comme moi, nobles par leur courage ! Ils m’envient l’honneur que vous m’avez fait ; qu’ils envient donc ma peine, ma probité, les dangers que j’ai courus, puisque c’est par ces moyens que j’ai obtenu cet honneur. Mais, pourris d’orgueil, ils vivent comme s’ils méprisaient les dignités que vous conférez, et, en même temps, ils les briguent, comme si leur conduite était honorable. Certes, leur erreur est grande à vouloir obtenir deux résultats incompatibles, les plaisirs de la paresse et les récompenses de la vertu. Leurs discours, devant nous ou devant le Sénat, sont pleins des éloges de leurs ancêtres ; ils pensent que le rappel de ces grandes actions ajoutera à leur propre illustration. Grave erreur : plus la vie de ceux-là a eu d’éclat, plus la lâcheté de ceux-ci est honteuse. Oui, oui, il en est ainsi : la gloire des ancêtres jette sur leurs descendants une vive lumière ; elle ne laisse dans l’ombre ni les vertus, ni les crimes. Je n’ai point d’ancêtres, je le confesse, citoyens, mais ce qui vaut mieux, je peux parler de ce que j’ai fait. Et vous voyez là toute leur injustice : ils se targuent de mérites qui ne sont pas les leurs, et me refusent celui que je dois à moi seul, probablement parce que je n’ai pas de statues d’ancêtres et que nul des miens n’a été noble avant moi. Mais ne vaut-il pas mieux créer soi-même sa noblesse que d’avilir celle qu’on a reçue ? Je n’ignore certes pas que, s’ils veulent me répondre, il leur sera facile de parler avec abondance et avec art. Mais comme, à propos du témoignage d’extrême bienveillance que vous m’avez donné, ils vont partout nous déchirer, vous et moi, de leurs calomnies, je n’ai pas voulu me taire, afin de ne pas laisser prendre ma modération pour un aveu. J’ai ma conscience pour moi, et aucun propos ne peut me blesser : vrai, il me fait forcément valoir ; faux, il est démenti par ma vie et mon caractère. Mais ce que l’on attaque, c’est la décision par laquelle vous m’avez imposé et l’honneur suprême et une lourde charge ; dès lors, réfléchissez bien, et voyez si vous n’aurez rien à regretter. Je ne peux pas, pour vous donner confiance, étaler sous vos yeux, les images de mes ancêtres, leurs triomphes et leurs consulats ; je puis du moins, s’il le faut, vous montrer mes lances, mon étendard, mes colliers, mes récompenses militaires, surtout mes blessures reçues par devant. Voilà mes images à moi, voilà ma noblesse, non transmise pat héritage, comme la leur, mais acquise par tous mes travaux et tous les dangers que j’ai courus. Mon langage est sans art : c’est peu de chose. Le mérite se suffit à lui-même. Ils ont, eux, besoin d’être habiles, pour voiler leurs turpitudes sous de grands mots. Je n’ai pas appris les lettres grecques ; il ne me plaisait guère de m’en instruire, du moment où je ne voyais pas ceux qui les enseignaient se perfectionner en vertu. ; Mais ce qui a pour l’État plus d’intérêt, cela, je le sais : frapper l’ennemi, tenir un poste militaire, craindre uniquement la mauvaise réputation, accepter également l’hiver et l’été, dormir sur la terre, supporter en même temps le dénuement et la peine. Telles sont les règles que je donnerai à mes soldats ; je ne les tiendrai pas serrés, étant moi-même bien à mon aise ; je n’édifierai pas ma gloire sur leurs fatigues. C’est ainsi qu’on commande dans l’intérêt de tous, ainsi qu’on commande à des citoyens. En effet, vivre dans la mollesse et soumettre son armée à une dure discipline, c’est être un maître, non un général. Par les moyens que je viens de dire et d’autres semblables, vos ancêtres ont couvert de gloire eux et le pays. C’est sur la mémoire de ces grands hommes que s’appuient les nobles d’aujourd’hui, si différents d’eux comme caractère, si pleins de dédain pour nous qui cherchons à les imiter ; ils réclament toutes les dignités, non qu’ils les méritent, mais comme un bien qui leur est dû. Grave erreur de leur orgueil extrême. Leurs ancêtres leur ont laissé tout ce qu’ils pouvaient leur transmettre : argent, statues, glorieux souvenirs ; ils ne leur ont pas laissé leur vertu : c’était impossible, la vertu étant la seule chose qui ne se donne ni ne se reçoive. Ils me traitent d’homme avare et grossier, parce que je suis malhabile à ordonner un repas, que je n’ai pas d’histrion, pas de cuisinier, plus coûteux qu’un métayer. Je l’avoue volontiers. Mon père et aussi d’autres gens de bien m’ont appris qu’aux femmes conviennent les élégances, et la peine aux hommes, que l’honnête homme aime la gloire plus que l’argent, et cherche la beauté dans les armes, et non dans les meubles. Cette existence qui leur plaît et leur est douce, qu’ils la mènent jusqu’au bout ; qu’ils fassent l’amour et boivent ! qu’ils passent leur vieillesse où s’est passée leur adolescence, dans les orgies, esclaves de leur ventre et des parties les plus basses de leur corps ! Qu’ils nous laissent la sueur, la poussière et tout le reste, à nous qui y trouvons plus de plaisirs qu’à tous les festins. Mais non : quand ces êtres infâmes se sont déshonorés par ces honteuses pratiques, ils veulent arracher leur récompense aux gens de bien. Et ainsi - ce qui est un comble d’injustice - ces vices affreux de débauche et de lâcheté, ne portent aucun tort à ceux qui s’y livrent, mais ruinent l’État, qui n’en peut mais. Et maintenant qu’à ces gens-la j’ai fait la réponse que réclamait mon caractère, sinon leur triste conduite, je veux dire quelques mots des affaires. Tout d’abord, au sujet de la Numidie, ayez confiance, citoyens. Tout ce qui, jusqu’à ce jour, a servi Jugurtha, vous l’avez écarté, je veux dire la cupidité, l’impéritie et l’orgueil. De plus, l’armée connaît maintenant le pays ; mais vraiment elle a plus de bravoure que de bonheur, et elle a été, en grande partie, victime de la cupidité ou de la témérité de ses chefs. C’est pourquoi vous, qui avez l’âge d’être soldats, vous devez m’aider à sauver la république, et ne point vous laisser intimider par l’infortune des soldats et la superbe des généraux. Pour moi, dans la marche comme dans la lutte, je serai votre conseiller, l’associé de vos dangers, et, en toutes choses, je vous traiterai exactement comme je me traiterai moi-même. Oui, avec l’aide des dieux, tout est à point : victoire, butin, gloire. Et même si ces biens étaient encore douteux ou lointains, ce serait pour tous les bons citoyens, un devoir de venir en aide à l’État. A personne la lâcheté n’a jamais donné l’immortalité ; les pères ont toujours souhaité à leurs enfants, non une vie éternelle, mais une existence vertueuse et honnête. J’en dirais plus, citoyens, si les mots pouvaient donner du courage aux lâches ; pour les braves, j’estime en avoir assez dit."
LXXXVI. — Ayant ainsi parlé et voyant la plèbe raffermie dans ses résolutions, il se hâte d’entasser sur des bateaux vivres, argent pour la solde, armes, bref tout le nécessaire, et, avec ce convoi, fait partir son lieutenant A. Manlius. Pendant ce temps, lui-même lève des troupes, non par classes, comme autrefois, mais au hasard des inscriptions, qui amenaient surtout des prolétaires : résultat dû, selon les uns, au nombre insuffisant d’inscrits appartenant aux hautes classes, selon les autres, à l’ambition du consul, dont la gloire et les succès étaient l’œuvre de ces gens-là. Pour un homme qui veut conquérir le pouvoir, les classes pauvres sont un appui tout indiqué ; rien n’a de prix pour elles, puisqu’elles ne possèdent rien, et tout leur semble honorable, qui leur rapporte quelque chose. Marius part donc pour l’Afrique avec un peu plus de soldats que ne lui en avait accordé le Sénat, et, en quelques jours, aborde à Utique. L’armée lui est remise par le lieutenant P. Rutilius ; car Métellus avait évité de rencontrer Marius, ne voulant pas voir ce dont l’annonce lui avait été intolérable.
LXXXVII. — Le consul complète l’effectif des légions et des cohortes auxiliaires, et gagne un pays fertile, riche en butin : toutes les prises, il les abandonne aux soldats ; il s’attaque aux forts et aux places médiocrement défendues par la nature, tenues par une faible garnison ; souvent il livre des combats, d’ailleurs sans importance, ici et là. Les recrues prennent, sans avoir peur, part à la bataille ; elles voient les fuyards pris ou tués, tandis que les braves ne risquent rien, que les armes servent à défendre la liberté, la patrie, la famille, tout enfin, et à obtenir la gloire et la fortune. Ainsi, bien vite, recrues et vétérans se fondent ensemble et sont égaux en courage. Les rois, aussitôt informés de l’arrivée de Marius, partent, chacun de leur côté, pour des endroits d’accès difficile. Ainsi l’avait voulu Jugurtha, dans l’espoir de pouvoir bientôt se jeter sur l’ennemi dispersé, du moment où les Romains, comme il arrive d’ordinaire quand on n’a plus peur, se tiendraient à coup sûr moins sévèrement sur leurs gardes.
LXXXVIII - Cependant Métellus, arrivé à Rome, y est, contrairement à son attente, accueilli avec des transports d’allégresse ; l’envie se tait, et il est également cher à la plèbe et aux patriciens. Marius porte à ses affaires comme à celles de l’ennemi une attention active et prudente ; il observe les avantages et les faiblesses des deux camps, cherche à connaître les marches des rois, prévient leurs desseins et leurs traquenards, n’admet chez les siens aucun relâchement, ne leur laisse, à eux, aucune tranquillité. Il avait souvent attaqué les Gétules et Jugurtha revenant chargés de butin pris à nos alliés, et il les avait mis en pièces ; le roi lui-même, non loin de Cirta, avait été dépouillé de ses armes. Constatant que ces rencontres, si elles étaient glorieuses, ne terminaient pas la guerre, il décida d’investir l’une après l’autre les villes dont la garnison ou la position naturelle étaient pour les Numides une force et pour lui un danger ; dès lors Jugurtha serait privé de ses soldats, s’il ne réagissait pas ; dans le cas contraire, il serait obligé de combattre. Quant à Bocchus, il avait souvent envoyé à Marius des députations, pour lui dire que, désireux de vivre en amitié avec Rome, il n’entreprendrait contre lui aucune hostilité. Était-ce une feinte pour nous surprendre et nous accabler ensuite plus lourdement ? Était-ce l’effet d’une inconstance naturelle, le poussant alternativement à la guerre et à la paix ? La chose pour moi n’est pas claire.
LXXXIX. — Le consul exécute son projet, il s’attaque aux places et aux forts, prend de force les uns, enlève les autres à l’ennemi par les menaces ou la promesse de récompenses. Tout d’abord, il s’en prenait aux postes de peu d’importance, dans la pensée que Jugurtha se battrait pour les défendre. Mais il apprit qu’il était loin de là, occupé à d’autres affaires, et le moment lui parut venu de songer à des entreprises plus sérieuses et plus rudes. Au milieu de vastes déserts s’élevait une grande et forte ville, appelée Capsa, dont l’Hercule libyen était, dit-on, le fondateur. Les habitants ne payaient aucun impôt à Jugurtha, dont l’autorité sur eux se faisait peu sentir, et, pour cette raison, ils lui étaient demeurés très fidèles ; ils étaient défendus contre l’ennemi, non seulement par des murs, des armes et des hommes, mais surtout par la sauvagerie du pays. En effet, sauf la zone qui touche à la ville, tout le reste de la contrée est désertique, sans culture, sans eau, infesté de serpents, dont la cruauté, comme il arrive pour tous les animaux sauvages, s’accroît quand ils n’ont rien à manger ; sans compter que, par nature, le serpent est surtout dangereux lorsqu’il a soif. Marius désirait vivement prendre cette ville, et pour les avantages qu’elle pouvait lui donner dans la guerre, et parce que c’était une rude affaire, et que Métellus avait retiré une grande gloire de la prise de Thala. Les deux villes n’étaient pas très différentes comme position et comme défense : A Thala, non loin des murailles, il y avait quelques sources ; à Capsa, il n’y en avait qu’une ; et encore à l’intérieur des murs ; pour le supplément, on avait l’eau de pluie. Là et dans toute la partie de l’Afrique où l’éloignement de la mer détermine une vie plus sauvage, on accepte plus aisément cette privation, parce que, en général, le Numide se nourrit de lait et de la chair des bêtes sauvages ; il ne recherche ni le sel ni les autres excitants de la gourmandise ; il mange et boit parce qu’il a faim et soif, non par plaisir et par sensualité.
XC. — Le consul avait tout pesé ; mais il avait, je crois bien, les dieux pour lui, car, en face de tant de difficultés, sagesse et prévoyance ne comptaient guère ; il avait, en effet, à redouter le manque de céréales, parce que les Numides font plutôt du pâturage que du labourage, et que toutes les récoltes avaient été, sur l’ordre du roi, transportées dans les places fortes ; la terre à ce moment ne produisait rien - on était vers la fin de l’été-. Pourtant, dans la mesure où les circonstances le permettaient, le consul veillait à tout. Le bétail qu’il avait capturé les jours précédents, il le donne à conduire à la cavalerie auxiliaire. II envoie son lieutenant A. Manlius avec des cohortes légères à la ville de Laris, ou il avait expédié l’argent et les vivres ; il lui dit qu’il va lui-même faire des razzias, puis qu’il le rejoindra. Dissimulant ainsi son projet, il marche sur le fleuve Tana.
XCI. — Pendant la marche, il fait chaque jour aux troupes des distributions égales de bétail, par centuries et par escadrons, et fait fabriquer des outres avec la peau des bêtes. II obvie ainsi au manque de céréales, et en même temps, sans rien laisser deviner à personne, confectionne les objets qui doivent bientôt lui servir. Le sixième jour, quand on arriva au fleuve, la plus grande partie des outres était confectionnée. Il établit alors son camp avec des défenses légères, fait manger ses soldats et leur donne l’ordre d’être prêts à partir au coucher du soleil ; ils laisseront tous les bagages et ne se chargeront, eux et les bêtes de somme, que d’eau. Quand il juge le moment venu, il sort du camp et ne s’arrête qu’après avoir marché toute la nuit ; il fait de même la nuit suivante ; la troisième, bien avant l’aube, il arrive dans un pays mamelonné, situé à moins de deux milles de Capsa, et là, avec toutes ses troupes, il se terre le plus qu’il peut. Au jour naissant, les Numides, ne se doutant pas de la présence de l’ennemi, sortent en foule de la ville ; Marius donne l’ordre à toute la cavalerie et aux fantassins les plus rapides de courir sur Capsa et d’occuper les portes. Lui-même suit en toute hâte, et ne permet pas le pillage. Quand les habitants se rendirent compte de la situation, le trouble, l’effroi, la soudaineté de la catastrophe, la capture par l’ennemi, hors des murailles, d’une partie des citoyens, tout les obligea à se rendre. Et pourtant la ville fut livrée aux flammes, les Numides adultes massacrés, tous les autres vendus, le butin partagé entre les soldats. Marius avait violé les droits de la guerre ; mais ce n’était ni par cupidité, ni avec l’intention de commettre un crime : la ville était, pour Jugurtha, une position avantageuse ; pour nous, elle était d’accès difficile, et les Numides, inconstants, sans loyauté, ne se laissaient contraindre ni par les bienfaits, ni par la crainte.
XCII. — Cet exploit accompli sans perdre un seul homme, Marius, déjà grand et célèbre, parut plus grand et fut plus célèbre encore. Même des projets médiocrement préparés passaient pour des conceptions géniales, et les soldats, traités avec douceur et enrichis, le portaient aux nues. Les Numides le redoutaient comme un être hors de l’humanité, tous, alliés et ennemis, lui attribuaient un esprit divin ou une inspiration divine. Après ce succès, il marcha sur d’autres villes : il en prit quelques-unes malgré la résistance des Numides ; la plupart, abandonnées à la suite du désastre de Capsa, furent par lui livrées aux flammes ; il sema partout le deuil et la mort. Maître de nombreuses places, et le plus souvent sans pertes, il projette une autre affaire, moins rude que celle de Capsa, mais non moins difficile. Non loin de la rivière Mulucha, qui séparait les états de Jugurtha de ceux de Bocchus, était, au milieu d’un pays tout plaine, un rocher très haut, avec une plate-forme suffisante pour un petit fort, et un seul sentier très étroit pour arriver au faîte, taillé à pic par la nature ; il semblait avoir été travaillé de main d’homme, suivant un plan. Tel était le poste que Marius voulut prendre de vive force, parce qu’il renfermait le trésor de Jugurtha. La chose s’accomplit, grâce plus au hasard qu’à sa prévoyance. Il y avait dans le fort pas mal de soldats, une assez grande quantité d’armes et de blé, et une source. Les terrasses, les tours et autres machines de guerre ne pouvaient, dans l’affaire, servir à rien, le sentier menant au fort étant très étroit, avec des bords escarpés. C’est avec de gros risques et sans aucun profit qu’on poussait en avant les mantelets, car, pour peu qu’on les avançât, ils étaient détruits par le feu et les pierres. L’inégalité du terrain ne permettait pas aux soldats de rester devant leurs ouvrages, ni de servir sans danger sous les mantelets ; les plus braves étaient tués ou blessés, et l’effroi des autres en était accru.
XCIII. -- Marius perdit là bien des journées et se donna en vain beaucoup de mal. Il se demandait avec anxiété s’il renoncerait à une entreprise qui s’avérait inutile, ou s’il devait compter sur la fortune, qui souvent l’avait favorisé. Il avait passé bien des jours et des nuits dans cette cruelle incertitude, quand par hasard, un Ligure, simple soldat des cohortes auxiliaires, sortit du camp pour aller chercher de l’eau sur le côté du fort opposé à celui où l’on se battait. Tout d’un coup, entre les rochers, il voit des escargots, un d’abord, puis un second, puis d’autres encore ; il les ramasse, et dans son ardeur, arrive petit à petit près du sommet. Il observe qu’il n’y a personne, et, obéissant à une habitude de l’esprit humain, il veut réaliser un tour de force. Un chêne très élevé avait poussé entre les rochers ; d’abord légèrement incliné, il s’était redressé et avait grandi en hauteur, comme font naturellement toutes les plantes. Le Ligure s’appuie tantôt sur les branches, tantôt sur les parties saillantes du rocher ; il arrive sur la plate-forme et voit tous les Numides attentifs au combat. Il examine tout, soigneusement, dans l’espoir d’en profiter bientôt, et reprend la même route, non au hasard, nomme d la montée, mais en sondant et en observant tout autour de lui. Puis sans retard, il va trouver Marius, lui raconte ce qu’il a fait, le presse de tenter l’ascension du fort du même côté que lui, s’offre à conduire la marche et à s’exposer le premier au danger. Marius envoya avec le Ligure quelques-uns de ceux qui assistaient à l’entretien, afin de vérifier ses dires ; ils présentèrent l’affaire, suivant leur caractère, comme aisée ou difficile. Pourtant, le consul reprit confiance. Parmi les trompettes et joueurs de cor, il en choisit cinq des plus agiles, avec quatre centurions pour les défendre, enjoignit à tous de se mettre aux ordres du Ligure et décida que l’affaire serait exécutée le lendemain.
XCIV. — Au moment fixé, tout étant prêt et heureusement disposé, on gagne l’endroit choisi. Les ascensionnistes, endoctrinés par leur guide, avaient changé leur armement et leur costume. Tête et pieds nus, pour mieux voir de loin et grimper plus aisément dans les rochers, ils avaient mis sur leur dos leur épée et leur bouclier, fait de cuir comme celui des Numides, pour moins en sentir le poids et en rendre les chocs moins bruyants. Le Ligure allait devant et, quand il rencontrait un rocher saillant ou une vieille racine, il y fixait une corde pour faciliter l’ascension des soldats ; de temps en temps, quand les difficultés du sentier leur faisaient peur, il leur tendait la main, et, si la montée était un peu plus difficile, il les faisait passer un à un devant lui en les débarrassant de leurs armes, qu’il portait lui-même par derrière ; dans les endroits dangereux, il allait le premier, tâtait la route, montait et redescendait plusieurs fois, s’écartait brusquement, et donnait ainsi courage à tous. Après de longues et dures fatigues, ils arrivent enfin au fort, désert de ce côté, parce que, comme les autres jours, tout le monde était en face de l’ennemi. Marius, informé par des estafettes de ce qu’avait fait le Ligure, et qui, tout le jour, avait tenu les Numides acharnés au combat, adresse à ses soldats quelques mots d’encouragement ; puis, sortant lui-même des mantelets, il fait former et avancer la tortue, et, en même temps, cherche à jeter de loin l’épouvante chez l’adversaire avec ses machines, ses archers et ses frondeurs. Mais souvent déjà les Numides avaient renversé ou brûlé les mantelets romains, et ils ne se mettaient plus à couvert derrière les remparts du fort ; c’est devant le mur qu’ils passaient les jours et les nuits, injuriant les Romains, reprochant à Marius sa folie, menaçant nos soldats des prisons de Jugurtha : le succès les rendait plus violents. Cependant, tandis que Romains et ennemis étaient occupés à se battre, avec acharnement des deux paris, les uns pour la gloire et la domination, les autres pour leur vie, tout à coup le son de la trompette éclate par derrière ; d’abord, les femmes et les enfants, qui s’étaient avancés pour voir, prennent la fuite, suivis par les combattants les plus rapprochés du mur, enfin par toute la foule, année ou sans armes. A ce moment les Romains redoublent de vigueur, mettent l’ennemi en déroute, le blessent sans l’achever, progressent en marchant sur le corps des morts et, avides de gloire, luttent à qui atteindra d’abord le mur, sans qu’aucun s’arrête au pillage. Ainsi la chance corrigea la témérité de Marius, qui trouva une occasion de gloire dans la faute qu’il avait commise.
XCV. — Au même moment, le questeur L. Sylla arriva au camp, avec un corps important de cavalerie ; pour lui permettre de faire cette levée, on l’avait laissé à Rome dans le Latium. Puisque mon sujet m’amène à parler de ce grand homme, je crois utile de dire quelques mots de son caractère et de sa conduite. Je n’aurai pas à m’occuper ailleurs de sa vie, et L. Sisenna, le meilleur et le plus soigneux de ses biographes, me semble avoir parlé de lui avec une impartialité discutable. Sylla était noble ; il appartenait à une famille patricienne, qui avait perdu presque tout son renom par la nullité de ses ancêtres immédiats. Très instruit dans les lettres latines et grecques, et autant dans les unes que dans les autres, d’esprit élevé, avide de plaisir, plus avide de gloire, il se donnait à la débauche pendant ses loisirs, sans que jamais le plaisir lui eût fait négliger les affaires ; il aurait pu, avec sa femme, se comporter plus honnêtement ; parlant bien, rusé, facile en amitié, d’une profondeur de dissimulation incroyable, prodigue de toutes choses, et surtout d’argent, le plus heureux des hommes avant sa victoire dans les guerres civiles, mais n’ayant jamais trouvé la fortune supérieure à son activité ; plus d’un s’est demandé s’il avait eu plus de courage que de bonheur. Quant à ce qu’il lit dans la suite, je n’en dis rien, peut-être par honte, peut-être par regret.
XCVI. — Ainsi donc, comme je l’ai dit, Sylla, quand il arriva en Afrique, au camp de Marius, avec sa cavalerie, n’avait ni connaissance ni expérience de la guerre : en peu de temps il y devint plus habile que personne. Il parlait au soldat avec douceur, répondait à ses demandes, souvent lui accordait spontanément une faveur, faisait des difficultés pour accepter un service, se hâtait d’y répondre par un autre, plus qu’il n’eût fait de la restitution d’un emprunt, ne demandait jamais rien à personne, s’attachait plutôt à avoir une foule d’obligés, prodiguait, même aux plus humbles, plaisanteries ou propos sérieux, était partout dans les travaux, les marches, les veilles, et jamais n’imitait les ambitieux médiocres, en disant du mal du consul on des gens de bien ; il se bornait simplement à ne se laisser devancer par personne dans le conseil nu l’action, et prenait ainsi le pas sur tous. Ces procédés et ces pratiques le rendirent bien vite très cher à Marius et aux soldats.
XCVII. — Jugurtha, après avoir perdu la ville de Capsa, d’autres places fortes, dont la possession lui était bien avantageuse et une grosse somme d’argent, envoie une députation à Bocchus, pour l’inviter à expédier d’urgence une armée en Numidie, car c’est le moment d’engager la bataille. On lui apprend que Bocchus hésite et ne sait que choisir, de la guerre ou de la paix ; il refait alors ce qu’il a fait naguère : il achète par des cadeaux ceux qui approchent le Maure, et lui fait promettre le tiers de la Numidie, si les Romains sont chassés d’Afrique ; ou si la guerre se termine par un traité qui laisse intactes ses frontières. Alléché par cette perspective, Bocchus, avec de nombreuses troupes, rejoint Jugurtha. Tous deux font leur jonction et attaquent Marius au moment où il part pour ses quartiers d’hiver : il s’en fallait à peine d’un dixième que le jour fût fini : la nuit, toute proche, leur donnerait, pensaient-ils, un moyen d’échapper s’ils avaient le dessous, et, s’ils étaient vainqueurs, elle ne leur causerait aucun dommage, puisqu’ils connaissaient bien le terrain, tandis que, dans les deux cas, l’obscurité créerait des difficultés aux Romains. Le consul apprend de plusieurs côtés l’approche de l’ennemi, et au même moment, il le voit là, près de lui ; les soldats n’ont pas le temps de se mettre en rangs, de rassembler les bagages, d’entendre un signal, de recevoir un ordre : les cavaliers maures et gétules ne sont pas en ligne et n’ont adopté aucune des dispositions habituelles ; en groupes formés au hasard, ils se jettent sur les nôtres. Les Romains d’abord bouleversés par cette attaque imprévue, rappellent leur ancienne valeur ; ils prennent leurs armes ou protègent contre l’ennemi ceux qui les prennent ; certains montent à cheval et vont au-devant de l’adversaire : la mêlée ressemble plus à un coup de main de voleurs qu’à un combat ; sans étendards, les rangs rompus, cavaliers et fantassins mêlés, les uns battent en retraite, les autres sont massacrés ; plus d’un, combattant avec vigueur l’ennemi, face à face, est attaqué par derrière, sans trouver de salut dans son courage ou dans ses armes, parce que les ennemis sont plus nombreux et de tous côtés se répandent autour de nous. Enfin les Romains, vétérans et recrues connaissant déjà la guerre, quand le terrain ou le hasard les rapprochait, formaient le cercle et ainsi, protégés sur toutes les faces et rangés en ordre, ils pouvaient soutenir le choc de l’adversaire.
XCVIII. -- Dans cette rude affaire, Marius ne se laisse ni épouvanter, ni abattre ; avec sa garde, qu’il avait composée des soldats les plus énergiques, et non de ses meilleurs amis, il allait de côté et d’autre, tantôt aidant les siens en mauvaise posture, tantôt s’élançant sur l’ennemi, là où celui-ci se dressait en rangs plus serrés ; il veut que son bras aide ses soldats, puisque, dans la confusion générale, il ne peut leur donner d’ordres. Et déjà le jour était fini, sans que diminuât l’acharnement des barbares ; comme le leur avaient dit leurs rois, ils comptaient sur la nuit et redoublaient d’ardeur. Alors Marius prend conseil des faits, et, afin que les siens aient un moyen de battre en retraite, il occupe deux collines voisines l’une de l’autre ; dans l’une, d’une trop faible superficie pour un camp, il y avait une source abondante ; l’autre pouvait rendre service, parce qu’elle était presque tout entière élevée et escarpée et ne demandait que de minces travaux de fortification. Il envoie près de la source Sylla et la cavalerie pour y passer la nuit ; quant à lui, il regroupe tout doucement les soldats épars, au milieu des ennemis, dont le désordre n’est pas moindre, et, à grands pas, il les conduit sur la seconde colline. La position est si forte, que les deux rois sont forcés d’interrompre le combat ; mais ils ne laissent pas trop s’éloigner les soldats, dont ils répandent et installent la foule autour des deux collines. Les Barbares allument de tous côtés des feux et, pendant la plus grande partie de la nuit, suivant leur habitude, manifestent leur joie par des sauts, des cris, pendant que leurs chefs, pleins d’orgueil, se croient vainqueurs, parce qu’ils n’ont pas fui. Tout cela, les Romains le voyaient aisément du fond des ténèbres et du poste élevé qu’ils occupaient, et cette vue leur rendait courage.
XCIX. — Complètement rasséréné par la sottise de l’ennemi, Marius prescrit un silence absolu, et ne fait même pas sonner les trompettes, comme d’ordinaire aux changements de veille. Puis, au point du jour, quand l’ennemi éreinté vient de tomber de sommeil, tout à coup, les trompettes de garde, celles des cohortes, des escadrons, des légions, donnent en même temps le signal ; les soldats poussent des cris et s’élancent hors des portes. Les Maures et les Gétules, réveillés en sursaut par ce bruit inconnu qui les épouvante, ne peuvent ni fuir, ni prendre les armes, ni faire, ni prévoir quoi que ce soit ; le bruit, les cris, l’absence de tout secours, les attaques répétées des nôtres les remplissent d’effroi, leur enlèvent toute pensée. Battus, mis en fuite, ils se laissent prendre presque toutes leurs armes et leurs drapeaux. Les pertes turent ce jour-là plus grandes que dans tous les combats antérieurs ; le sommeil, une terreur extraordinaire avaient gêné la fuite.
C. — Marius reprit sa marche vers ses quartiers d’hiver, qu’il avait, à cause des approvisionnements, décidé de prendre dans les villes du littoral. La victoire ne lui avait donné ni apathie ni arrogance, et il s’avançait en formant le carré, exactement comme si l’ennemi était en vue. Sylla était à droite avec la cavalerie, Manlius à gauche avec les frondeurs et les archers, et, de plus, la cohorte ligurienne. En avant et en arrière, Marius avait placé les tribuns, avec des manipules de troupes légères. Les transfuges, qu’il n’aimait guère, mais qui connaissaient admirablement le pays, faisaient connaître la route suivie par l’ennemi. Le consul, comme s’il n’avait personne à côté de lui, veillait à tout, distribuait suivant le cas éloges ou réprimandes. Toujours en armes et sur ses gardes, il contraignait le soldat à l’imiter. Aussi attentivement qu’il surveillait la marche, il fortifiait le camp, faisait monter la garde aux portes par des cohortes tirées des légions, envoyait devant, le camp de la cavalerie auxiliaire, plaçait des soldats au-dessus de l’enceinte, dans les tranchées, visitait lui-même les corps de garde, moins parce qu’il se méfiait de la façon dont ses ordres étaient exécutés, que pour ne point établir de différence entre la fatigue du général et l’effort des soldats, et obtenir ainsi & ces derniers plus de bonne volonté. Et à cette époque comme aux autres moments de la guerre de Jugurtha, Marius tenait son armée par la crainte, non du mal, mais du déshonneur. Pour beaucoup, c’étaient là procédés d’ambitieux : dès son enfance, il avait eu l’habitude d’une vie dure, et nommait plaisir ce que les autres appelaient peine ; peut-être, mais l’État se trouvait bien de ces pratiques et en retirait autant de gloire qu’il eût pu le faire d’une autorité exercée avec la dernière rigueur.
CI. — Quatre jours plus tard, non loin de la place de Cirta, les éclaireurs se rabattent rapidement, tous en même temps : preuve que l’ennemi est là. Comme ils arrivaient de tous les côtés et signalaient tous la même chose, le consul ne savait guère quelle disposition tactique prendre ; enfin il ne change rien à l’ordre général, et, se garant de toutes parts, il attend. Jugurtha est donc trompé dans son espérance : il avait distribué ses troupes en quatre corps, estimant que, sur les quatre, un au moins atteindrait l’ennemi par derrière. Cependant Sylla, attaqué le premier par l’adversaire, adresse quelques mots à ses cavaliers, qu’il forme en escadrons serrés, avec lesquels il se jette sur les Maures, pendant que les autres soldats, restant sur place, se gardent coutre les traits lancés de loin et massacrent ceux des ennemis qui tombent entre leurs mains. Pendant ce combat de cavalerie, Bocchus, avec les fantassins que lui avait amenés son fils Volux et qui, retardés dans leur marche, n’avaient pu être engagés dans le combat précédent, tombe sur l’arrière-garde romaine. Marius était alors à l’avant-garde, parce que c’était là que se trouvait Jugurtha avec le gros de ses forces. Le Numide, à la nouvelle de l’approche de Bocchus, marche secrètement avec quelques hommes, vers les fantassins. Et là, s’exprimant en latin, langue qu’il avait apprise à Numance, il crie aux Romains qu’ils luttent en vain et qu’il vient de tuer Marius de sa main. Et en même temps il brandit son épée, toute couverte du sang d’un de nos fantassins qu’il avait massacré dans une lutte assez sévère. A cette nouvelle, nos soldats sont frappés d’épouvante, moins parce qu’ils la croient vraie, que parce que l’idée seule en est effrayante ; et les barbares sentent redoubler leur courage, et pressent avec plus de vigueur les Romains paralysés. Et déjà les nôtres allaient fuir, quand Sylla, ayant taillé en pièces ceux qu’il avait devant lui, revient en arrière et prend les Maures de flanc. Aussitôt Bocchus se détourne. Jugurtha veut soutenir ses hommes et ne pas laisser échapper une victoire déjà acquise ; mais entouré par des cavaliers et voyant, à gauche et à droite, massacrer tous les siens, il s’échappe seul au milieu des traits qu’il évite. Et pendant ce temps, Marius met en fuite la cavalerie ennemie et se précipite au secours de ses troupes, dont il venait d’apprendre la débâcle. Enfin les ennemis sont mis en pièces. Horrible spectacle dans toute l’étendue des campagnes : des fuyards poursuivis, des morts, des prisonniers ; hommes et chevaux abattus ; beaucoup de blessés qui ne peuvent ni fuir, ni demeurer tranquilles, qui se redressent, puis retombent ; et, aussi loin que la vue peut porter, un amoncellement de traits, d’armes, de cadavres, entre lesquels la terre se montre noire de sang.
CII. — Le consul, vainqueur sans discussion possible dans cette affaire, arriva dans la ville de Cirta qui, dès le début, était son objectif. Cinq jours après la défaite des barbares, il y reçut une ambassade de Bocchus ; on lui demandait, au nom du roi, d’envoyer à celui-ci deux hommes de confiance, pour conférer avec lui sur ses intérêts et ceux du peuple romain. Marius lui adresse tout de suite L. Sylla et A. Manlius qui, bien qu’appelés par le roi, décident de prendre les premiers la parole : ainsi pourraient-ils modifier les intentions de Bocchus, s’il demeurait hostile, ou accroître son ardeur, s’il désirait vraiment la paix. Manlius, plus âgé, céda pourtant la parole à Sylla, plus habile, orateur, qui prononça ces quelques mots : "Roi Bocchus, c’est une grande joie pour nous de voir qu’un homme de ta valeur a eu, grâce aux dieux, l’heureuse inspiration de préférer enfin la paix à la guerre, de ne pas salir ta haute probité au contact d’un criminel comme Jugurtha, et de ne pas nous réduire à la dure nécessité de punir aussi rigoureusement ta faute que sa scélératesse. Depuis les temps de son humble origine, Rome a mieux aimé se donner des amis que des esclaves, et il lui a paru plus sûr de faire accepter que d’imposer son autorité. A toi rien ne peut mieux convenir que notre amitié, d’abord, parce que nous sommes loin de toi, et qu’ainsi les frictions seront réduites au minimum, tandis que les occasions de te faire du bien seront aussi nombreuses que si nous étions voisins ; et puis parce que, si nous avons assez de sujets, personne, pas même nous, n’a jamais eu assez d’amis. Plût aux dieux que tels eussent été, dès le début, tes sentiments ! tu aurais, jusqu’à ce jour, reçu du peuple romain plus de bienfaits qu’il ne t’a fait de mal. Mais les choses humaines sont, d’ordinaire, régies par le hasard, qui a jugé bon de te faire éprouver et notre force et notre générosité ; aujourd’hui, puisque tu peux expérimenter notre bienveillance, hâte-toi et poursuis comme tu as commencé. Tu as plusieurs moyens, bien à ta portée, de nous rendre des services qui effaceront tes fautes. Au demeurant, mets-toi bien dans l’esprit que jamais Rome ne s’est laissé vaincre eu bienfaits ; quant à la force de ses armes, tu la connais par expérience." A ces propos Bocchus répond avec douceur et affabilité ; il dit quelques mots tour expliquer sa faute : ce n’est pas par hostilité, mais pour défendre son royaume qu’il a pris les armes. La partie de la Numidie d’où il a jadis expulsé Jugurtha, est, de par les droits de la guerre, devenue sienne ; il ne pouvait permettre à Marius de la ravager. De plus, Rome avait repoussé autrefois les propositions d’amitié qu’il lui avait faites. Mais il était disposé à oublier le passé ; et il était prêt aujourd’hui, si Marius le jugeait bon, à envoyer une délégation au Sénat. Puis, cette proposition acceptée, le barbare changea d’avis sous l’influence de certains de ses amis, achetés par Jugurtha, qui avait appris la mission de Sylla et de Manlius et en craignait les effets.
CIII. — Cependant Marius installe son armée dans ses quartiers d’hiver, puis avec des cohortes légères et une partie (le sa cavalerie, il fait route vers une région désertique, pour mettre le siège devant une tour royale, où Jugurtha avait installé un poste composé uniquement de déserteurs. Alors Bocchus change encore d’avis, soit qu’il ait réfléchi à ce que lui ont valu les deux batailles précédentes, soit qu’il ait écouté ceux de ses amis qui ne s’étaient pas laissé acheter par Jugurtha ; dans la foule de ses familiers, il en choisit cinq, dont il connaît la loyauté et le caractère énergique. Il leur donne la consigne d’aller vers Marius, puis, si ce dernier le juge bon, à Rome, leur laissant toute liberté de traiter et d’arrêter par n’importe quel moyen les hostilités. Sans délai, ces hommes partent pour les quartiers d’hiver des Romains, mais en route ils sont attaqués et dépouillés par des brigands gétules ; tout tremblants, dans un triste appareil, ils se réfugient près de Sylla, à qui le consul, partant pour son expédition, avait laissé le commandement. II les accueillit, non en ennemis menteurs comme ils l’eussent mérité, mais avec des marques d’estime et de générosité. Les barbares en conclurent que le renom de cupidité des Romains ne reposait sur rien et que Sylla, dans sa munificence, était pour eux un ami. Car à cette époque, beaucoup de gens ignoraient l’art d’acheter les consciences : tout acte de générosité était censé inspiré par des sentiments amicaux ; tout présent passait pour une marque de bienveillance. Les députés révèlent donc au questeur la mission dont les a chargés Bocchus ; ils lui demandent sa protection et ses conseils ; ils exaltent dans leurs propos les richesses, la loyauté, la grandeur de leur maître et tout ce qu’ils jugent de nature à lui attirer profit et bienveillance. Sylla leur promet tout ce qu’ils demandent, leur fait connaître le langage à tenir à Marius et au Sénat ; ils restent près de lui environ quarante jours.
CIV. — Marius ayant réalisé ce pourquoi il était parti, revient à Cirta. Informé de la venue des ambassadeurs, il les fait venir d’Utique, ainsi que Sylla et le préteur L. Bellienus, et aussi, de tous les endroits où ils se trouvent, tous les personnages de l’ordre sénatorial ; avec tous, il prend connaissance des demandes de Bocchus. L’autorisation est donnée aux ambassadeurs d’aller à Rome et le consul demande qu’on accorde pendant ce temps un armistice. Sylla et la majorité donnent un avis favorable. Quelques-uns votent contre, sans se dire que les affaires humaines sont mobiles et qu’on passe vite du bonheur à l’adversité. Au demeurant, les Maures obtinrent tout ce qu’ils voulaient ; trois d’entre eux partirent pour Rome avec Cn. Octavius Ruson qui avait, comme questeur, apporté en Afrique la solde des troupes ; les deux autres retournèrent vers le roi. Bocchus apprit avec plaisir et l’accueil qui leur avait été fait, et surtout la bienveillance et les attentions de Sylla. A Rome, les envoyés déclarèrent que le roi avait commis une faute, mais s’y était laissé entraîner par les menées criminelles de Jugurtha, et ils demandèrent l’amitié et l’alliance des Romains. On leur répondit : "Le Sénat et le peuple romain n’oublient ni les bienfaits, ni les injures. A Bocchus on pardonne sa faute, puisqu’il la regrette ; un traité d’amitié et d’alliance lui sera accordé quand il l’aura mérité."
CV. — Quand il connut cette réponse, Bocchus demanda par lettre à Marius de lui envoyer Sylla comme plénipotentiaire, pour traiter de leurs intérêts communs. Sylla partit avec une garde de cavaliers et de frondeurs baléares. A cette escorte se joignirent des archers et une cohorte de Péligniens, armés comme des vélites, pour permettre une marche plus rapide et en même temps une défense suffisante contre les traits légers des Numides. Le cinquième jour, sur la route, ils se trouvent soudain au milieu de la plaine en face de Volux, fils de Bocchus, il la tête d’un millier de cavaliers tout au plus. Mais ces cavaliers allaient au hasard et sacs ordre ; ils donnaient à Sylla et aux autres l’impression d’être plus nombreux, et, à les voir, on craignait l’approche de l’ennemi. Chacun se prépare, apprête armes de défense et de trait, redouble d’attention ; la crainte est grande, mais l’espoir est plus grand encore : vainqueurs, on a devant soi ceux qu’on a si souvent vaincus. Puis les cavaliers envoyés comme éclaireurs remettent tout au point et ramènent la tranquillité.
CVI. — Volux arrive, aborde le questeur, lui dit que son père Bocchus l’a envoyé au-devant de lui pour lui constituer une garde. Ce jour-là et le suivant, ils font route ensemble et marchent sans crainte. Puis, au moment où l’on vient d’établir le camp et où le soir tombe, tout à coup le Maure se précipite vers Sylla, le visage angoissé et tout tremblant ; il dit avoir appris par des éclaireurs que Jugurtha est tout près ; il demande à Sylla, il le presse de fuir secrètement avec lui pendant la nuit. Sylla refuse fièrement : il ne craint pas le Numide, qu’il a tant de fois battu ; il a confiance dans le courage de ses soldats ; même si la défaite était certaine, il resterait, plutôt que de trahir ceux dont il est le chef et de chercher par une fuite honteuse à sauver une vie dont peut-être chus quelques jours la maladie aura raison. Aussi bien, puisque Volux conseille de partir la nuit, se range-t-il à cet avis. Dès que, dans le camp, les soldats auront mangé, on allumera le plus de feux possible, et, à la première veille, on sortira sans faire de bruit. Après une marche de nuit fatigante, et, au montent ou Sylla, au lever du soleil, faisait tracer le camp, des cavaliers maures font savoir que Jugurtha campe à environ deux milles en avant. Ces propos jettent l’épouvante chez les nôtres, qui se croient trahis par Volux et entourés d’embûches. Certains mêmes crient vengeance et demandent qu’un tel forfait, ne soit pas laissé impuni.
CVII. — C’était le sentiment de Sylla : pourtant il défend le Maure contre toute violence. Aux siens il demande de se montrer courageux : souvent dans le passé quelques braves ont triomphé d’une foule d’adversaires ; moins ils se ménageront dans le combat, plus ils seront en sûreté ; n’est-ce pas une honte, quand on a des armes en mains, de chercher son salut dans les jambes, qui, elles, ne sont pas armées, et, parce qu’on a peur, de tourner vers l’ennemi un corps nu et aveugle. Et, puisque Volux agit comme un ennemi, il prend Jupiter tout-puissant à témoin du crime et de la perfidie de Bocchus, et ordonne à son fils de quitter le camp. Volux, tout en larmes, le supplie de n’en rien croire : il n’y a pas d’embûches ; tout vient de l’esprit rusé de Jugurtha, qui a sans doute connu par ses éclaireurs le chemin suivi par Volux ; mais comme il n’a que des troupes peu nombreuses et que toutes ses espérances et ses ressources dépendent de Bocchus, Volux croit bien que Jugurtha n’osera rien faire ouvertement, quand il verra son fils devant lui ! Aussi lui semble-t-il que le parti le meilleur est de traverser carrément le camp du Numide. Lui-même enverra ses Maures en avant ou les laissera en arrière, et il marchera seul à côté de Sylla. Dans ces délicates conjonctures, cette proposition est adoptée. Immédiatement, ils partent, leur arrivée inattendue surprend et fait hésiter Jugurtha ; ils passent sans dommage. Peu de jours après, ils arrivent où ils se proposaient d’aller.
CVIII. — Chez Bocchus, il y avait un Numide, du nom d’Aspar, qui, toujours près de lui, vivait dans son intimité ; Jugurtha l’avait envoyé, quand il avait appris que le Maure avait mandé Sylla ; il voulait qu’il y eût là quelqu’un pour parler en son nom et pour étudier adroitement les projets de Bocchus. Chez Bocchus se trouvait aussi Dabar, fils de Massugrada ; il était de la famille de Masinissa, mais de basse origine du côté maternel, son père étant né d’une concubine ; ses qualités d’esprit le rendaient cher au roi maure, qui le recevait avec plaisir, Bocchus avait déjà dans maintes circonstances éprouvé son dévouement à Rome ; il l’envoya dire à Sylla qu’il était prêt à faire ce que voudrait le peuple romain, lui demanda de fixer lui-même un jour, un lieu, une heure pour un entretien, l’invita à ne rien craindre de l’émissaire de Jugurtha ; à dessein, lui, Bocchus, affectait de ne rien lui cacher, pour traiter plus librement de tout ce qui leur était commun ; pas de meilleur moyen de se garer contre les traquenards de Jugurtha. Mon avis, à moi, c’est que Bocchus était de mauvaise foi - la foi punique ! — et mentait en donnant les raisons dont il avait la bouche pleine ; il jouait de la paix aussi bien avec le Romain qu’avec le Numide, et se demandait sans cesse s’il livrerait Jugurtha aux Romains ou Sylla à Jugurtha. La passion parlait contre nous, mais la crainte plaida en notre faveur.
CIX. — Sylla répondit que, devant Aspar, il parlerait peu, mais compléterait sa pensée dans une réunion secrète, avec Bocchus seul ou peu accompagné. Il indiqua en même temps à celui-ci la réponse qu’il devrait lui faire. La réunion se tint comme il l’avait voulu. Sylla dit que le consul l’avait envoyé pour savoir si l’on voulait la paix ou la guerre. Le roi, conformément à la leçon qui lui avait été faite, le pria de revenir dix jours plus tard, rien n’étant encore décidé pour le moment ; ce jour-là, il répondrait. Tous deux retournent chacun dans leur camp. Mais dans la seconde partie de la nuit, Bocchus mande secrètement Sylla ; ils n’ont auprès d’eux que des interprètes sûrs, et ils prennent comme intermédiaire Dabar, que sa probité rend vénérable et qu’ils agréent tous deux. Et tout de suite, le roi commence en ces termes :
CX. — "Je n’avais jamais pensé que le plus grand roi de ces régions, le premier de tous ceux que je connais, pût avoir un jour à rendre grâces à un simple particulier. Oui, Sylla, avant de te connaître, j’ai souvent accordé mon appui, soit sur demande, soit spontanément, mais je n’ai jamais eu besoin de l’aide de personne. Ce changement à mon détriment, qui en affligerait d’autres, est une joie pour moi. Ce qui a pu manquer, je l’ai obtenu de ton amitié, qui m’est plus chère que tout. Tu peux en faire l’expérience. Armes, soldats, argent, bref tout ce que tu peux concevoir, prends-le, uses-en ; si longtemps que tu doives vivre, tu n’épuiseras jamais ma gratitude, qui demeurera toujours entière ; dans la mesure où cela dépendra de moi, tu ne désireras rien en vain. J’estime qu’un roi perd moins à être vaincu à la guerre qu’en générosité. Quant à la question politique, que l’on t’a envoyé traiter ici, voici ma réponse, très brève. Je n’ai ni fait, ni jamais voulu faire la guerre à Rome, j’ai simplement défendu par les armes mes frontières contre des gens qui les attaquaient les armes à la main. Mais je passe, puisque vous le voulez, vous autres Romains. Faites à votre gré la guerre à Jugurtha. Moi, je ne franchirai pas la Mulucha, qui séparait du mien le royaume de Micipsa, et je ne permettrai pas à Jugurtha de la traverser. Si maintenant tu as à me faire une demande digne de moi et de Rome, je ne te laisserai pas partir sans une réponse favorable."
CXI. — Sylla répondit brièvement et avec réserve à ce qui, dans ces paroles, lui était personnel ; sur la paix et sur les questions générales, il fut plus long. En bref, il indiqua clairement au roi que le Sénat et le peuple romain, étant vainqueurs, lui sauraient peu de gré de ses belles promesses ; il faudrait qu’il fît quelque chose où l’intérêt de Rome trouvât mieux son compte que le sien propre ; et c’était chose aisée, puisqu’il avait Jugurtha à sa disposition : qu’il le livrât aux Romains, et ceux-ci seraient alors vraiment ses débiteurs : il obtiendrait tout de suite un traité d’amitié et la partie de la Numidie qu’il revendiquait. Tout d’abord, le roi refuse et insiste sur son refus il allègue la parenté, l’alliance des deux familles, les traités signés, et puis il peut craindre qu’un manquement à la parole donnée ne lui aliène ses sujets qui sympathisent avec Jugurtha et détestent les Romains. Enfin sa résistance, battue et rebattue en brèche, s’amollit, et il finit par promettre à Sylla de tout faire à son gré. Tous deux font ce qu’il faut pour faire croire à une paix, que désire avidement le Numide, épuisé par la lutte. Puis, leur complot une fois bien organisé, ils se séparent.
CXII. — Le lendemain, Bocchus convoque Aspar, l’envoyé de Jugurtha ; il lui dit connaître par Dabar les conditions mises par Sylla à la cessation des hostilités ; qu’il aille donc demander à son maître ce qu’il en pense. Tout joyeux, le Numide part pour le camp de Jugurtha. Puis, muni d’instructions complètes, il se hâte de repartir et, huit jours plus tard, il est de retour chez Bocchus ; il lui dit que Jugurtha désire vivement se conformer à tous les ordres donnés, mais se défie de Marius ; souvent déjà lionne s’est refusée à ratifier les traités conclus avec ses généraux. Si Bocchus, veut leur être utile à tous deux et travailler vraiment à la paix, qu’il organise une conférence générale, convoquée soi-disant pour négocier, et que là, il lui livre Sylla. Quand un personnage de ce rang sera entre ses mains, forcément le peuple et le sénat consentiront à traiter et n’abandonneront pas un patricien tombé au pouvoir de l’ennemi moins par lâcheté que par dévouement à son pays.
CXIII. -- Longtemps le Maure s’abandonne à ses réflexions. Enfin il promet, sans que je puisse affirmer si ses hésitations furent feintes ou sincères. D’ordinaire, les volontés des rois sont aussi mobiles que violentes, et souvent elles sont contradictoires. A des heures et dans des lieux déterminés, Bocchus convoque, pour traiter de la paix, tantôt Sylla, tantôt l’envoyé de Jugurtha, les reçoit avec bienveillance, fait à tous deux les mêmes promesses. Et eux sont également heureux, également pleins d’espoir. La nuit qui précéda le jour fixé pour la conférence générale, le Maure fit venir ses amis ; puis, changeant encore subitement d’avis, il renvoya tout le monde, restant seul pour tout peser, changeant de visage et de regard, comme de sentiments, et, dans son silence laissant paraître au dehors les secrets de son cœur. Il finit par faire venir Sylla et s’entend avec lui pour prendre au piège le Numide. Au point du jour, on lui signale l’approche de Jugurtha ; avec quelques amis et notre questeur, il s’avance au-devant de lui, comme pour lui faire honneur, et monte sur un tertre, afin de permettre aux agents du complot de mieux voir. Le Numide s’y rend avec la plupart de ses familiers, sans armes, comme il avait été convenu. Un signal est donné de tous côtés sortent des embuscades des hommes armés qui se jettent sur lui ; tous ses amis sont massacrés, lui-même, chargé de chaînes, est livré à Sylla, qui le conduit à Marius.
CXIV. — A peu près à la même époque, nos généraux Q. Cépion et Cn. Manlius ne furent pas heureux dans une rencontre avec les Gaulois. L’épouvante fit trembler à l’Italie entière. A ce moment, et toujours depuis lors, les Romains ont été convaincus que, si avec les autres peuples rien n’est impossible à leur courage, avec les Gaulois, c’est pour eux une question, non de gloire, mais de vie et de mort. Mais lorsqu’on apprit la fin de la guerre de Numidie et l’arrivée à Rome de Jugurtha enchaîné, on réélut consul Marius, bien qu’absent, et on lui attribua la province de Gaule. Aux calendes de janvier, il triompha, étant consul, avec une grande pompe. Et c’est sur lui, à ce moment, que reposaient les espérances et toute la force de la république. |
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## SUR LES ORATEURS.
I. Vous me demandez souvent, mon cher Fabius, pourquoi, tant d’orateurs du premier ordre, ayant illustré de leur génie et de leur gloire les siècles précédents, notre âge, stérile et déshérité de cette brillante éloquence, a presque oublié jusqu’au nom d’orateur. Car nous ne donnons ce titre qu’aux anciens ; et nous appelons défenseurs, avocats, patrons, tout plutôt qu’orateurs, ceux qui de nos jours savent manier la parole. Répondre à votre demande, et prendre sur moi le fardeau d’une question qui met en péril la réputation de nos esprits, si notre infériorité vient d’impuissance, de nos jugements, si elle est volontaire, c’est assurément ce que j’oserais à peine, si je n’avais à exposer que mes propres idées. Mais je puis recourir à un entretien dans lequel j’ai entendu, fort jeune encore, les hommes les plus éloquents de notre siècle traiter à fond cet important sujet. Ce n’est donc pas de talent, mais de mémoire que j’aurai besoin pour retrouver les pensées ingénieuses et les expressions fortes dont ils appuyaient des explications ou diverses ou les mêmes, mais toujours plausibles, en peignant chacun dans son langage, son âme et son caractère, et pour les reproduire aujourd’hui avec leurs proportions et leurs développements, sans rien changer à l’ordre de la discussion. Car l’opinion contraire ne manqua pas d’avoir aussi un défense qui, prenant plaisir à maltraiter et à railler le vieux temps, préféra hautement aux génies antiques la moderne éloquence.
II. Curiatius Maternus avait lu publiquement sa tragédie de Caton, ouvrage où, s’oubliant lui-même pour ne songer qu’à son héros, il avait, disait-on, blessé les puissances. Le lendemain de cette lecture, et lorsque la ville entière s’occupait de ses périls, il reçut la visite de M. Aper et de Julius Sécundus alors les deux plus célèbres talents de notre barreau. Je les fréquentais l’un et l’autre, et, non content d’écouter curieusement leurs plaidoyers, je ne les quittais ni à leur maison ni dehors. Un merveilleux désir d’apprendre et une certaine ardeur de jeunesse me faisaient recueillir leurs moindres paroles, leurs conversations, et jusqu’aux secrètes confidences de leur intimité. Ce n’est pas que la malignité ne refusât généralement à Sécundus une élocution facile, et ne prétendît qu’Aper devait à un heureux naturel, plutôt qu’à l’étude et aux lettres, sa réputation d’éloquence. Le fait est que Sécundus, toujours pur et serré, n’en avait pas moins ce qu’il fallait d’abondance ; et Aper, de son côté, possédant une érudition ordinaire, méprisait les lettres plutôt qu’il ne les ignorait. Il croyait sans doute que ses talents et ses travaux en seraient plus admirés, si son génie ne paraissait emprunter l’appui d’aucune science étrangère. Lorsque nous entrâmes dans l’appartement de Maternus, nous le trouvâmes assis, et tenant à la main l’ouvrage qu’il avait lu la veille.
III. « Eh quoi ! lui dit Sécundus, les propos des méchants vous effrayent-ils si peu que vous aimiez les hardiesses dangereuses de votre Caton ? ou bien avez-vous repris ce livre pour le retoucher soigneusement, et, après avoir ôté ce qui a pu donner lieu à des interprétations fâcheuses, publier un Caton, non pas meilleur sans doute, mais moins aventureux ? — Vous pouvez lire, répondit Maternus, et vous reconnaîtrez ce que vous avez entendu. Si Caton a omis quelque chose, à la prochaine lecture Thyeste le dira ; car j’ai déjà fait le plan de cette tragédie, et les principaux traits en sont dessinés dans ma tête. Aussi je me hâte de préparer la publication de l’ouvrage que vous voyez, afin que mon esprit, dégagé de ce premier soin, se livre sans partage à sa nouvelle conception. — Vous ne vous lassez donc jamais, reprit Aper, de toutes ces tragédies qui vous arrachent à l’éloquence et au barreau ? Naguère c’était Médée, maintenant c’est Thyeste qui consume votre temps ; et cela quand les causes de tant d’amis, quand la défense de tant de colonies et de municipes vous appellent au Forum. Vous auriez déjà peine à y suffire, et vous allez encore vous imposer une tâche de plus, un Domitius, un Caton, c’est-à-dire, allier les histoires domestiques et des noms romains aux fables de la Grèce.
IV. — Ce ton sévère me déconcerterait, dit Maternus, si nos fréquentes et perpétuelles contestations n’étaient devenues pour nous une espèce d’habitude. Car vous ne cessez de harceler et de poursuivre les poètes ; et moi, à qui vous reprochez de ne jamais plaider, je plaide chaque jour contre vous la cause de la poésie. Aussi me trouvé-je heureux qu’un juge nous soit offert, qui va ou m’interdire les vers pour toujours, ou encourager encore par son autorité le vœu que je forme depuis longtemps de renoncer à l’étroite carrière de la plaidoirie, où j’ai déjà versé trop de sueurs, et de cultiver cette autre éloquence plus sainte et plus auguste.
V. — Et moi, dit Sécundus, avant d’être récusé par Aper, j’imiterai les juges intègres et délicats qui se récusent eux-mêmes dans les causes où il est évident qu’une des deux parties trouverait auprès d’eux une faveur trop marquée. Qui ne sait à quel point je suis attaché par les liens de l’amitié et ceux d’une habitation commune à Saléius Bassus, homme si estimable et poète si accompli ? Or, si l’on fait le procès à la poésie, je ne vois personne qui plus que lui donne prise à l’accusation. — Qu’il soit tranquille, dit Aper, et avec lui quiconque n’ambitionne la gloire de la poésie et des vers que faute de pouvoir prétendre à celle de l’éloquence. Je le déclare en effet : puisque j’ai trouvé un arbitre de ce débat, je ne souffrirai pas qu’on défende Maternus en lui donnant des complices. C’est lui seul que j’accuserai devant vous de ce que, né pour cette éloquence virile et oratoire par laquelle il pourrait gagner et entretenir des amitiés, se concilier des nations, s’attacher des provinces, il renonce à la profession qui chez nous procure le plus d’avantages et promet le plus d’honneurs, à celle qui donne dans Rome la plus belle renommée, et qui la répand avec le plus d’éclat chez tous les peuples de l’empire. Car, si l’utilité doit être le but de tous nos desseins et de toutes nos actions, quelle plus utile sauvegarde que d’exercer un art où l’on trouve des armes toujours prêtes pour soutenir ses amis, porter secours aux étrangers, préserver un malheureux de sa perte, enfin jeter dans l’âme d’un envieux ou d’un ennemi la terreur et l’effroi, tranquille soi-même et comme revêtu d’une puissance et d’une magistrature perpétuelles ? Le pouvoir et les bienfaits de cet art se révèlent, dans la bonne fortune, par l’appui et la protection que vous donnez à d’autres. L’orage vient-il à gronder sur vous-mêmes ? non, l’épée et la cuirasse ne sont pas pour le guerrier une puissance plus sûre, que n’est pour l’accusé en péril cette éloquence qui, servant de glaive comme de bouclier, peut devant les juges, le sénat ou le prince, porter également et repousser les coups ! Quelle autre puissance que celle de la parole opposa naguère Éprius Marcellus au déchaînement des sénateurs ? Couvert de cette armure menaçante, il mit en défaut la sagesse d’Helvidius, éloquente aussi, mais mal exercée et peu faite aux combats de ce genre. Je n’en dirai pas davantage sur l’utilité, qui sans doute ne sera pas contestée par notre ami Maternus.
VI. « Je passe au plaisir que procure l’éloquence oratoire, plaisir dont la douceur n’est pas celle d’un instant fugitif, mais se renouvelle tous les jours et presque à toutes les heures. Quoi de plus doux en effet pour une âme libre, généreuse et née pour les nobles jouissances, que de voir sa demeure incessamment remplie par le concours nombreux des hommes du plus haut rang, et de savoir que ce n’est point à l’opulence, à l’espoir d’un héritage vacant, à quelque place importante, mais à la personne même que s’adresse cet honneur ? Je dis plus : les vieillards sans héritiers, les riches, les puissants, sont les premiers à venir chez un orateur jeune et pauvre, pour remettre en ses mains leur destinée et celle de leurs amis. Le plaisir de posséder une fortune immense ou un grand pouvoir égalera-t-il celui de voir des hommes vieux et pleins de jours, environnés de la considération générale, nageant au sein de l’abondance, confesser qu’ils manquent du premier de tous les biens ? Quand l’orateur sort en public, que de clients l’accompagnent ! quelle imposante représentation ! que de respects dans le lieu où se rend la justice ! quel triomphe quand il se lève, et, debout au milieu du silence universel, attire sur lui tous les regards ! quand il voit le peuple accourir, l’entourer d’un cercle immense, recevoir de sa parole mille impressions diverses ! Et je raconte ici les joies vulgaires de l’orateur, celles qui frappent les yeux les moins clairvoyants : il en est de plus secrètes que lui seul peut connaître, et ce sont les plus grandes. Apporte-t-il un discours soigneusement travaillé ? sa joie, comme sa diction, a quelque chose de grave et d’imperturbable. Se présente-t-il, non sans quelque trouble intérieur, avec une composition nouvelle et à peine achevée ? l’inquiétude même rend le succès plus flatteur et le plaisir plus vif. Mais ce sont les hardiesses et jusqu’aux témérités de l’improvisation qui procurent les plus douces jouissances. Car il en est du génie comme de la terre : si l’on estime les fruits d’une longue culture et d’un pénible travail, les productions qui naissent d’elles-mêmes sont les glus agréables.
VII. « Pour moi, je l’avouerai franchement, ni le jour où je fus décoré du laticlave, ni ceux où, malgré la, défaveur attachée à ma naissance et à mon pays, je fus nommé questeur, ou tribun, ou préteur, ne furent à tes yeux de plus beaux jours que ceux où, grâce à un talent oratoire sans doute beaucoup trop faible, il m’est donné de sauver un accusé, de plaider une cause avec succès devant les centumvirs, ou d’être, auprès du prince, le défenseur et le patron de ces affranchis et de ces procurateurs si puissants à la cour des princes. Alors je crois m’élever au-dessus des tribunats, des prétures et des consulats ; je crois posséder ce qu’on tient de soi-même et non d’un autre, ce que ne confère point une lettre impériale, ce qui ne vient pas avec la faveur. Eh ! quel est celui des arts dont l’éclat et la renommée ne le cèdent à la gloire dont les orateurs jouissent dans Rome, non seulement parmi les hommes agissants et occupés des affaires, mais encore parmi les jeunes gens de l’âge le moins sérieux, pour peu qu’ils aient un esprit bien fait et la conscience de quelque talent ? Quels noms les pères font-ils entrer plus tôt dans la mémoire de leurs fils ? Quels citoyens sont plus souvent, sur leur passage, nommés, désignés du doigt par la multitude sans lettres et le peuple en tunique ? Les étrangers même et les voyageurs, frappés déjà au fond des provinces du bruit de leur réputation, sont à peine arrivés dans Rome, qu’ils les recherchent et veulent connaître les traits de leur visage.
VIII. « Je citerai des exemples modernes et récents, plutôt que des faits éloignés et vieillis : j’oserai prétendre que Marcellus Éprius, dont je parlais tout à l’heure, et Vibius Crispus, ne sont pas moins connus aux extrémités du monde que dans les villes de Capoue et de Verceil, où l’on dit qu’ils sont nés. Et ils ne le doivent ni l’un ni l’autre à leurs trois cents millions de sesterces, qui après tout peuvent être considérés comme une riche conquête de l’éloquence, mais à l’éloquence elle-même, dont la vertu puissante et céleste a donné dans tous les siècles tant de preuves de la haute fortune où l’homme peut s’élever par la seule force du génie. Les faits que je viens de rappeler sont près de nous, il n’est pas besoin qu’un récit nous les apprenne, nous pouvons chaque jour les voir de nos yeux : plus l’origine de ces deux orateurs est basse et abjecte, plus furent profondes l’indigence et la pauvreté qui entourèrent leur berceau, et plus aussi leur destinée met dans une lumière éclatante l’utilité de l’éloquence oratoire. En effet, sans naissance qui les recommandât, sans richesses qui soutinssent leur ambition, tous deux avec des mœurs qui leur font peu d’honneur, l’un des deux avec un extérieur qui l’expose au mépris, ils sont depuis un grand nombre d’années les hommes les plus puissants de l’État : et, après avoir été aussi longtemps qu’ils ont voulu les premiers du barreau, ils sont aujourd’hui les premiers dans la faveur de César, disposent à leur gré de toutes choses, et inspirent au prince même des sentiments où une sorte de respect se mêle à la tendresse. C’est que Vespasien, ce vieillard vénérable et que la vérité n’offensa jamais, comprend que, si ses autres amis fondent leur grandeur sur des avantages qu’ils tiennent de lui-même, et qu’il est si facile d’accumuler pour soi et de prodiguer à autrui, Marcellus et Crispus ont apporté à son amitié des titres qu’ils n’ont ni reçus ni pu recevoir du prince. Parmi tant et de si grands biens, les images, les inscriptions, les statues, occupent sans doute la moindre place ; et cependant il ne faut pas croire qu’on y renonce, non plus qu’aux richesses et à la fortune, que tant de gens blâment et que si peu dédaignent. Oui, ces honneurs, ces décorations, cette opulence, nous les voyons affluer dans les mains de ceux qui dès leur première jeunesse se sont voués aux exercices du barreau et aux études oratoires.
IX. « Mais les vers, auxquels Maternus veut consacrer sa vie entière (car c’est là ce qui a donné lieu à tout ce discours), les vers ne mènent leurs auteurs ni aux distinctions ni à la fortune. Le plaisir d’un instant, des louanges vaines et infructueuses, voilà tout ce qu’ils procurent. Ce que je dis, Maternus, et ce que je vais dire encore, effarouchera peut-être vos oreilles : à quoi sert-il qu’Agamemnon ou Jason s’expriment chez vous avec talent ? quel client défendu par là retourne chez lui votre obligé ? Notre ami Saléius est un grand poète, ou, si ce titre est plus honorable, c’est un illustre interprète des Muses : qui voit-on le reconduire, le visiter, lui faire cortège ? Si son ami, si son parent, si lui-même se trouve engagé dans quelque affaire, c’est à Sécundus qu’il recourra, ou bien à vous, Maternus, et ce ne sera pas en votre qualité de poète, ni afin que vous fassiez des vers pour lui ; les vers naissent d’eux-mêmes sous la plume de Bassus, et des vers assurément pleins de charme et d’intérêt : toutefois, quel en est le destin ? Lorsque durant une année entière il a travaillé tous les jours et une grande partie des nuits à polir et repolir un seul livre, il faut qu’il se mette à solliciter et mendier des auditeurs qui veuillent bien l’entendre. Encore ne lira-t-il pas sans qu’il lui en coûte : il emprunte une maison, fait arranger une salle, loue des banquettes, distribue des annonces. Et sa lecture fût-elle couronnée du plus brillant succès, cette gloire d’un jour, ainsi qu’une moisson coupée en herbe ou séchée dans sa fleur, ne porte aucun fruit solide ni durable ; le poète ne gagne à ce triomphe ni un ami, ni un client, ni aucun droit aux souvenirs d’une âme reconnaissante ; mais des acclamations vagues, de stériles applaudissements, une joie qui s’envole. Nous avons loué naguère, comme un rare et admirable exemple, la générosité de Vespasien donnant à Bassus cinq cent mille sesterces. Il est beau sans doute de mériter par son talent les grâces de l’empereur ; mais combien il est plus beau de pouvoir, dans le besoin, recourir à soi-même, se rendre son génie propice, faire l’essai de sa propre munificence ! Ajoutez que les poètes, s’ils veulent produire une œuvre digne qu’on la regarde, doivent renoncer aux douceurs de l’amitié et aux agréments de Rome, se soustraire à tous les devoirs de la vie, et, comme ils le disent eux-mêmes, s’enfoncer dans le silence religieux des bois, c’est-à-dire se condamner à la solitude.
X. « L’opinion même et la renommée, seul objet de leur culte, et dont ils attendent, de leur propre aveu, l’unique salaire d’un pénible travail, ont moins d’éloges pour les poètes que pour les orateurs ; car personne ne connaît les poètes médiocres, et peu connaissent les bons. Quelle lecture eut jamais un assez rare succès pour que le bruit s’en répandit par toute la ville, bien loin de pénétrer au fond de tant de provinces ? Quel voyageur venu d’Asie (pour ne point parler de nos Gaulois) s’enquiert en arrivant de Saléius Bassus ? ou bien, si quelqu’un le cherche, une fois qu’il l’a vu, il passe outre, et sa curiosité est satisfaite, comme s’il avait vu un tableau ou une statue. Du reste, mon discours ne s’adresse pas à ceux auxquels la nature a refusé le génie oratoire, et je ne veux pas les détourner des vers, si la poésie peut charmer leurs loisirs et désigner leurs noms aux louanges de la renommée. L’éloquence elle-même et tous les genres qu’elle embrasse sont pour moi sacrés et vénérables ; et ce n’est pas seulement le cothurne, objet de vos préférences, ni les accents de la muse héroïque, qui obtiennent mes respects ; la douceur de la lyre, les voluptueux caprices de l’élégie, l’amertume du vers satirique, les jeux de l’épigramme, toutes les formes en un mot que revêt l’art de bien dire, me paraissent le plus noble exercice d’un esprit élevé. Mais c’est à vous, Maternus, que je fais le reproche de ce que, porté par votre talent vers les hauteurs où l’éloquence a établi le siège même de sa puissance, vous aimez mieux égarer vos pas, et, arrivé au sommet, redescendre aux degrés inférieurs. Si vous étiez né dans la Grèce, où l’on peut avec honneur exercer aussi les arts du gymnase, et que les dieux vous eussent donné la vigueur et les muscles de Nicostrate, je ne souffrirais pas que ces bras puissants, formés pour la lutte et le pugilat, dissipassent vainement leurs forces à jeter un simple javelot ou à lancer un disque. C’est ainsi que maintenant je vous appelle, de vos salles de lecture et de vos théâtres, aux luttes du Forum et aux véritables combats. En vain essayeriez-vous de recourir à l’excuse ordinaire, que l’art du poëte est moins sujet à offenser que celui de l’orateur. La générosité de votre admirable naturel éclate malgré vous, et ce n’est pas pour un ami, mais (chose bien plus dangereuse !) c’est pour Caton que vous offensez. Et rien ici qui atténue l’offense, ni la loi impérieuse du devoir, ni le besoin d’une cause, ni les hasards d’une improvisation rapide et animée. C’est avec réflexion que vous semblez avoir choisi un personnage dont le nom frappe et dont les paroles aient de l’autorité. Je sais ce que l’on peut répondre : c’est de là que viennent les grands succès ; voilà ce qui enlève les applaudissements d’un auditoire, ce qui est bientôt par toutes les bouches. Cessez donc d’alléguer ce repos et cette sécurité prétendue, puisque vous allez chercher un adversaire qui a la force de son côté. Qu’il nous suffise à nous de défendre des intérêts privés et de notre siècle : là du moins, si le péril d’un ami nous arrache quelques expressions qui blessent des oreilles puissantes, on estimera notre zèle, et notre liberté trouvera son excuse. »
XI. Lorsque Aper eut prononcé ces mots avec sa chaleur et sa véhémence accoutumées : "Je me suis préparé, dit Maternus en souriant et du ton le plus calme, à faire le procès aux orateurs aussi longtemps qu’Aper en a fait le panégyrique. Je m’attendais bien que de leur éloge il arriverait à la satire des poètes, et qu’il mettrait l’art des vers sous ses pieds. Il a toutefois adouci son arrêt avec quelque adresse, en permettant à ceux qui ne peuvent défendre des causes de cultiver la poésie. Pour moi, si je puis faire dans la carrière du barreau quelques tentatives heureuses, ce sont néanmoins des lectures de tragédies qui m’ont ouvert le chemin de la renommée. Ma réputation commença le jour où, dans mon Néron, je fis justice d’une puissance abhorrée et qui osait profaner aussi le culte sacré des Muses. Aujourd’hui encore, si mon nom a quelque célébrité, c’est à mes vers plutôt qu’à mes discours que je crois le devoir. J’ai résolu de rompre avec les travaux du Forum ; cette foule de clients, ces cortèges, ce concours de visites, n’excitent point mon envie, pas plus que ces bronzes et ces images qui, même sans que je le voulusse, ont envahi ma maison. On parle de sécurité ! l’innocence protège mieux l’état d’un citoyen que l’éloquence ; et je ne crains pas d’avoir jamais à implorer le sénat, si ce n’est pour des périls étrangers.
XII. « L’ombre des bois et la solitude même, si maltraitées d’Aper, me causent à moi un plaisir si doux, qu’entre toutes les félicités du poète je compte pour beaucoup de ne pas composer ses vers au milieu du bruit, ayant un plaideur assis devant sa porte, et parmi le deuil et les larmes de malheureux accusés. L’âme se retire au contraire dans des lieux purs et innocents, et goûte les délices d’un asile sacré. Ce fut là le berceau de l’éloquence, son premier sanctuaire. C’est sous la forme de la poésie, avec la parure des vers, qu’elle s’annonça d’abord aux mortels et s’insinua dans ces durs chastes, encore fermés à la contagion du vice ; enfin, c’est en vers que s’exprimaient les oracles. Je ne parle point de l’avide et sanglante éloquence de nos jours ; l’usage en est récent, elle est née de nos désordres, et, comme vous le disiez, Aper, on l’a inventée pour s’en faire une arme. L’âge heureux dont je parle, et, pour employer notre langage, le siècle d’or, était pauvre d’orateurs et d’accusations, riche de poètes et d’hommes inspirés qui chantaient les bonnes actions, au lieu de justifier les mauvaises. Aussi furent-ils les plus glorieux des mortels et les plus honorés, d’abord auprès des dieux, dont on croyait qu’ils prononçaient les oracles et partageaient les festins ; ensuite auprès de ces enfants des dieux, de ces monarques sacrés, dans la compagnie desquels vous ne verrez aucun avocat, mais Orphée et Linus, et, si vous voulez remonter plus haut, Apollon lui-même : ou, si ces traditions vous paraissent tenir trop de l’invention ou de la fable, vous m’accorderez du moins, Aper, que le nom d’Homère n’est pas en moindre vénération à la postérité que celui de Démosthène, et que la réputation d’Euripide et de Sophocle n’est pas renfermée dans des bornes plus étroites que celle de Lysias ou d’Hypéride. Vous trouverez aujourd’hui plus de détracteurs de Cicéron que de Virgile, et pas un livre d’Asinius ou de Messala n’est aussi célèbre que la Médée d’Ovide ou le Thyeste de Varius.
XIII. « La fortune même des poètes et le bonheur d’habiter avec les Muses me semblent préférables à la vie inquiète et agitée des orateurs. Vous compterez en vain les consulats où les auront élevés leurs luttes et leurs périls ; j’aime mieux la solitaire et paisible retraite de Virgile, retraite où venaient pourtant le chercher la faveur d’Auguste et les regards du peuple romain : témoin les lettres du prince; témoin le peuple lui-même, qui, entendant réciter sur le théâtre des vers de Virgile, se leva tout entier et rendit au poète, qui se trouvait en ce moment parmi les spectateurs, les mêmes respects qu’au maître de l’empire. Et de nos jours, on ne peut dire que Pomponius Sécundus le cède à Domitius Afer, ni pour la dignité qui entoura sa vie, ni pour l’éclat dont brille encore sa mémoire. Quant à Crispus et à Marcellus, que vous me proposez pour exemples, qu’a donc leur fortune de si désirable ? est-ce de craindre ou d’être craints ? est-ce de se voir chaque jour entourés de solliciteurs qui les maudissent en recevant leurs bienfaits ? est-ce de ce que, enchaînés à l’adulation, ils ne paraissent jamais, au pouvoir assez esclaves, à nous assez libres ? Quelle est cette haute influence qu’on redoute en eux ? des affranchis ont la même puissance. Pour moi, mon vœu le plus cher est que les Muses, ces Muses si douces, comme disait Virgile, m’enlevant aux inquiétudes, aux soucis, à la nécessité de faire tous les jours quelque chose contre mon gré, me portent dans leurs vallons sacrés, au bord de leurs fontaines. Là je n’essuierai plus, pâle et tremblant adorateur de la renommée, les clameurs insensées d’un Forum orageux ; là une foule impatiente de saluer mon réveil ou un affranchi hors d’haleine ne viendront plus m’arracher au repos ; je ne chercherai pas, dans un testament servile, une assurance contre l’avenir ; je ne posséderai point de si grands biens que je ne puisse les laisser à qui je voudrai, quand la nature amènera pour moi l’heure suprême ; et alors, si mon image est placée sur ma tombe, mon front ne sera point triste et mécontent, mais riant et couronné de fleurs ; et personne après moi ne demandera pour ma mémoire ni justice ni grâce. »
XIV. A peine Maternus avait achevé ces mots, avec l’accent de l’enthousiasme et de l’inspiration, que Vipstanus Messala entra dans sa chambre. A l’attention peinte sur les visages, il soupçonna qu’on s’entretenait de matières sérieuses. « Ne serais-je pas dit-il, venu mal à propos interrompre une conférence secrète, où vous concertez peut-être le plan de quelque défense ? — Non, non, dit Sécundus ; je voudrais même que vous fussiez venu plus tôt. Vous auriez eu du plaisir à entendre Aper, dans une allocution parfaitement belle, exhorter Maternus à tourner uniquement vers la plaidoirie son talent et ses études, et Maternus défendre son art de prédilection, comme les vers doivent être défendus, avec un éclat et une hardiesse de langage qui le rapprochaient du poète plus que l’orateur. — Assurément, dit Messala, j’aurais pris un plaisir infini à ces discours, et ce qui ne m’en fait pas moins, c’est de voir des hommes tels que vous, l’élite des citoyens et les orateurs de notre époque, non contents de déployer leur génie dans les débats judiciaires et les exercices du cabinet, y joindre encore ces discussions qui nourrissent l’esprit et offrent un savant et agréable délassement aux témoins comme aux acteurs de ces disputes érudites. Aussi est-il vrai de dire, Sécundus, que votre Vie de Julius Asiaticus, en faisant espérer de vous d’autres ouvrages du même genre, ne vous attire pas moins d’approbation que n’en reçoit Aper pour n’avoir pas renoncé jusqu’ici aux controverses de l’école, et pour avoir mieux aimé employer ses loisirs à la manière des rhéteurs modernes qu’à celle des anciens orateurs.
XV. — Vous ne cessez, Messala, dit alors Aper, d’admirer exclusivement le vieux temps, et vous n’avez pour les études de notre siècle que des railleries et des mépris. Combien de fois vous ai-je entendu, oubliant votre éloquence et celle de votre frère, prétendre qu’il n’existe pas maintenant un seul orateur ! et vous le souteniez, j’imagine, avec d’autant plus d’assurance, qu’en vous refusant à vous-même une gloire que tout le monde vous accorde, vous n’aviez plus à craindre le reproche de malignité. — Je ne me repens nullement, répondit Messala, d’avoir tenu ce langage ; et je suis persuadé que ni Sécundus, ni Maternus, ni vous-même, Aper, quoique vous défendiez quelquefois l’avis contraire, ne pensez autrement. Je voudrais même que l’un de vous prît la peine d’approfondir et d’expliquer les causes de cette extrême différence. Je les cherche souvent dans mon esprit, et une circonstance où plusieurs trouvent un sujet de consolation augmente pour moi la difficulté, c’est que la même chose est arrivée chez les Grecs. Certes un Sacerdos Nicétès, et les autres rhéteurs qui ébranlent de leurs déclamations convulsives les écoles d’Éphèse ou de Mitylène, sont à une plus grande distance d’Eschine et de Démosthène, qu’Afer, Africanus et vous-mêmes n’êtes loin de Cicéron ou d’Asinius.
XVI — Vous venez, dit Sécundus, d’élever une grande et importante question. Mais qui pourrait la traiter mieux que vous, dont la science profonde et le beau génie sont encore fécondés par l’étude et la méditation du sujet ? — Je vous exposerai mes pensées, dit Messala, pourvu que vous me permettiez auparavant de les appuyer des vôtres. —Je promets pour deux, répondit Maternas ; nous développerons, Sécundus et moi, les points, je ne dis pas que vous aurez omis, mais qu’il vous aura plu de nous abandonner. Pour Aper, il est ordinairement d’une autre opinion ; vous le disiez tout à l’heure, et lui-même laisse assez deviner qu’il se dispose depuis longtemps à nous combattre, et que ce n’est pas sans dépit qu’il nous voit d’intelligence pour la gloire des anciens. — Non certainement, dit Aper, je ne souffrirai pas que notre siècle, sans être ouï ni défendu, succombe sous cette conspiration de ses juges. Mais je vous demanderai d’abord qui vous appelez anciens, et à quelle génération d’orateurs vous limitez ce titre. A ce nom d’anciens, je me figure aussitôt des hommes vieux et nés longtemps avant nous ; mon imagination me représente Ulysse et Nestor, dont l’âge a précédé le nôtre d’environ treize cents ans. Vous citez, vous, Démosthène et Hypéride, qui fleurirent, comme tout le monde le sait, au temps de Philippe et d’Alexandre, et qui même survécurent à l’un et à l’autre ; d’où il résulte qu’il n’y a guère que quatre cents ans d’intervalle entre Démosthène et l’époque où nous sommes. Or cet espace de temps, par rapport à la faiblesse de nos corps, peut paraître long ; comparé à la durée des siècles et à la vie de l’univers, c’est un moment, et ce moment est passé d’hier. S’il est vrai, comme Cicéron l’écrit dans son Hortensius, que la grande et véritable année soit accomplie, lorsqu’une position donnée du ciel et des astres se reproduit absolument la même, et si cette année en comprend douze mille neuf cent cinquante-quatre des nôtres, il se trouve que votre Démosthène, si antique et si vieux selon vous, a commencé d’exister non seulement la même année que nous, mais presque dans le même mois.
XVII. « Je passe aux orateurs latins, parmi lesquels Ménénius Agrippa peut être regardé comme un ancien. Ce n’est pas lui, je pense, que vous trouvez préférable aux talents de nos jours. Ce sont les Cicéron, les César, les Célius, les Calvus, les Brutus, les Corvinus Massala ; et en vérité je ne vois pas pourquoi ils appartiendraient à l’antiquité plutôt qu’à notre siècle. Pour ne parler que de Cicéron, il fut tué, comme l’a écrit Tiron son affranchi, sous les consuls Hirtius et Pansa, le sept des ides de décembre, l’année où le divin Auguste se substitua lui-même avec Pédius à la place de nos consuls. Comptez les cinquante-six ans qu’Auguste gouverna la république à partir de ce moment, ajoutez les vingt-trois ans de Tibère, les quatre ans à peu prés de Caïus, les vingt-huit de Claude et de Néron, l’année unique de Galba, Othon, Vitellius, enfin l’heureuse période des six années depuis lesquelles Vespasien travaille à la félicité de l’empire ; vous trouverez, de la mort de Cicéron à nos jours, un espace de cent vingt ans : c’est la vie d’un seul homme. Car j’ai vu moi-même en Bretagne un vieillard qui disait avoir été au combat où ses compatriotes essayèrent de repousser l’invasion de César et de le chasser de leur île. Or, si la captivité, si sa volonté particulière, si le hasard enfin eussent amené à Rome ce Breton qui combattit César, il aurait pu entendre César lui-même et Cicéron, et assister encore à nos plaidoyers. Au dernier congiarium, vous avez vu des vieillards qui assuraient avoir une ou deux fois reçu d’Auguste la même libéralité. Ils avaient donc pu entendre Asinius et Messala ; car Messala vécut jusqu’au milieu du règne d’Auguste, Asinius presque jusqu’à la fin. Et ne venez pas couper un siècle en deux, et appeler anciens et nouveaux des orateurs que les mêmes hommes ont pu connaître et, en quelque sorte, rapprocher et unir.
XVIII. « J’ai commencé par ces réflexions, afin que, si la réputation et la gloire des orateurs que j’ai nommés fait quelque honneur à leur siècle, il soit reconnu que cet honneur est une propriété commune, où même nous avons plus de part que Serv. Galba, C. Carbo et d’autres que nous pourrions justement appeler anciens. Ceux-là sont hérissés, sauvages, rudes et informes ; et plût aux dieux que votre Calvus, que Célius, que Cicéron lui-même ne les eussent jamais imités ! car je vais m’expliquer tout à l’heure avec plus de force et de hardiesse ; convenons d’abord que le temps amène en éloquence des formes nouvelles et des genres différents. Ainsi, comparé au vieux Caton, C. Gracchus est plus riche et plus abondant ; ainsi Crassus est plus poli et plus orné que Gracchus, Cicéron plus varié, plus fin, plus élevé que l’un et l’autre, Messala plus doux, plus gracieux, plus soigné dans le choix des mots que Cicéron. Je ne cherche pas lequel manie le mieux la parole : il me suffit d’avoir prouvé que l’éloquence a plus d’une physionomie ; qu’il est, entre ceux mêmes que vous nommez anciens, des différences sensibles ; qu’un genre n’est pas inférieur parce qu’il est divers, et que c’est la faute de la malignité humaine si le passé est toujours loué, le présent toujours dédaigné. Doutons-nous qu’Appius Cécus n’ait eu des partisans qui l’admiraient au préjudice de Caton ? Cicéron même, on le sait assez, ne manqua pas de détracteurs, qui le trouvaient bouffi et ampoulé, sans précision, verbeux et redondant à l’excès, enfin trop peu attique. Vous avez lu sans doute les lettres de Calvus et de Brutus à cet orateur : on y aperçoit facilement que Calvus paraissait à Cicéron maigre et décharné, Brutus négligé et décousu. Et de son côté Cicéron était repris par Calvus comme lâche et sans nerf, et Brutus l’accusait en propres termes de manquer de vigueur et de reins. Si vous me demandez mon avis, tous avaient raison : bientôt je viendrai à chacun en particulier ; maintenant j’ai affaire à tous ensemble.
XIX. « Et, puisque les admirateurs des anciens placent la limite de l’antiquité à l’époque de Cassius Sévérus, qui selon eux s’écarta le premier des voies droites et simples de la vieille éloquence, je soutiens que ce n’est ni par impuissance de son talent, ni par ignorance des lettres, mais par système et par choix, qu’il suivit une méthode nouvelle. Il vit en effet, comme je le disais tout à l’heure, que les formes et le tour du langage devaient changer avec l’esprit des temps et le goût des auditeurs. Le public d’autrefois, encore neuf et grossier, supportait facilement de lourdes et interminables harangues ; c’était même un mérite de traîner un plaidoyer jusqu’à la fin du jour. Aussi les longues préparations de l’exorde, ces narrations dont le fil était repris de si haut, cet appareil de divisions multipliées à l’infini, ces mille degrés qui formaient l’échelle de l’argumentation, enfin tout ce que recommandent les arides traités d’Hermagoras et d’Apollodore, était alors dans une haute estime. S’il arrivait qu’on eût une idée de la philosophie, et qu’on lui empruntât quelque lieu commun, le discours allait aux nues. Et il ne faut point s’en étonner : tout cela était nouveau, sans exemple ; et, parmi les orateurs mêmes, bien peu connaissaient les préceptes des rhéteurs et les maximes des philosophes. A présent que toutes ces choses sont vulgaires, et que dans une assemblée il se trouve à peine un assistant qui ne possède, sinon la connaissance des lettres, au moins quelque teinture de leurs éléments, l’éloquence a besoin de se frayer des routes nouvelles et choisies pour échapper aux dégoûts de l’auditoire. Observez surtout qu’on parle souvent devant des juges qui procèdent par la force et le pouvoir, non parle droit et les lois ; qui fixent les heures au lieu de les subir ; qui ne se croient pas obligés d’attendre qu’il plaise à l’avocat d’en venir au fait, mais sont les premiers à l’y appeler, l’y ramènent dès qu’il s’en écarte, et déclarent tout haut qu’ils sont pressés d’en finir.
XX. « Qui pourrait aujourd’hui souffrir un orateur accusant dans son début la faiblesse de sa santé ? Or tels sont presque tous les exordes de Corvinus. Qui aurait la patience d’écouter cinq livres contre Verrès ? Qui supporterait, sur une formule et une exception, ces immenses volumes que nous lisons sous le titre de plaidoyers pour Tullius ou pour Cécina ? Le juge devance maintenant l’orateur ; et, si la marche rapide des arguments, l’élégance et la richesse des descriptions, ne l’attachent et ne le séduisent, son esprit se rebute aussitôt. La foule même des curieux, et tout ce fortuit et mobile auditoire, a pris l’habitude d’exiger les fleurs et la beauté du langage, et tolère aussi peu les formes tristes et agrestes d’une éloquence surannée ; que le jeu d’un acteur qui sur la scène irait copier Roscius ou turpion ? Il y a plus : les jeunes gens dont le talent novice est encore pour ainsi dire sur l’enclume, et qui suivent les orateurs pour se former à leur école, sont jaloux d’entendre et d’emporter chez eux quelques traits saillants et dignes de mémoire. Ils se redisent l’un à l’autre, et souvent ils écrivent dans leurs villes et leurs provinces, ce qui les a frappés, soit qu’une pensée courte et ingénieuse ait brillé comme un éclair, soit que la poésie ait embelli quelque morceau de ses riches couleurs. Car on veut de la poésie même dans un discours, non de celle que ternit la rouille d’Accius ou de Pacuvius, mais une poésie qui sorte brillante et fraîche du sanctuaire d’Horace, de Virgile ou de Lucain. C’est donc pour complaire au goût de ses auditeurs que l’éloquence de notre âge se montre plus belle et plus ornée. Et nos paroles n’en sont pas moins puissantes, parce qu’elles arrivent à l’oreille des juges accompagnées de plaisir : dira-t-on que les temples de nos jours soient moins solidement construits, parce que, au lieu de pierres brutes et de tuiles informes, on y voit resplendir le marbre et rayonner l’or ?
XXI. « Je le confesserai naïvement : il est des anciens que je ne lis pas sans être tenté de rire ; il en est d’autres dont la lecture m’endort. Et je ne parle pas ici du peuple des orateurs, d’un Canutius, d’un Arrius, d’un Furnius, et de tous ceux qui étalent, comme autant de malades dans la même infirmerie, leurs os et leur maigreur. Calvus lui-même, qui a laissé, je crois, vingt et un ouvrages, me satisfait à peine dans un ou deux petits discours. Et je vois que je ne suis pas seul de cette opinion : combien y en a-t-il qui lisent son plaidoyer contre Asitius ou contre Drusus ? Mais ce que les hommes studieux ont sans cesse dans les mains, ce sont les accusations contre Vatinius, et surtout la seconde : la richesse des expressions, le choix des pensées, tout y concourt à charmer l’oreille des juges ; ce qui prouve que Calvus avait comme nous l’idée du mieux, et que, s’il n’eut pas une élocution plus sublime et plus ornée, ce n’est pas la volonté, mais le talent et les forces qui lui manquèrent. Que dirai-je des discours de Célius ? il en est qui plaisent d’un bout à l’autre ou au moins dans quelques parties : ce sont ceux où l’on reconnaît l’éclat et l’élévation des temps modernes ; mais les termes bas, le style décousu, les phrases mal construites, sentent le vieux temps, et je ne crois pas que personne aime assez l’antiquité pour louer Célius de ce qu’il a d’antique. Pardonnons à César, occupé de si vastes pensées et distrait par tant de soins divers, d’avoir fait en éloquence moins que ne demandait son divin génie. Laissons pareillement Brutus à sa philosophie, puisque dans ses discours il est inférieur à sa réputation, de l’aveu même de ses admirateurs. Qui lit en effet les plaidoyers de César pour Décius le Samnite, de Brutus pour le roi Déjotarus, et tant d’autres compositions également languissantes et glacées ? Autant vaudrait admirer jusqu’à leurs vers ; car ils ont fait aussi des vers, et ils ont voulu qu’ils figurassent dans les bibliothèques, poètes aussi médiocres que Cicéron, mais plus heureux, parce que moins de gens savent qu’ils le furent. Asinius même, quoique né dans des temps plus rapprochés de nous, me semble avoir étudié parmi les Ménénius et les Appius. Il est certain du moins qu’il fait revivre Pacuvius et Accus, non seulement dans ses tragédies, mais encore dans ses discours, tant il est dur et sec. Or le discours ressemble au corps humain : des veines en saillie et des os que l’on compte ne font pas la beauté ; il faut qu’un sang pur et tempéré arrondisse les membres, nourrisse l’embonpoint, déguise les nerfs eux-mêmes sous un coloris vermeil et d’agréables contours. Je ne ferai point la guerre à Corvinus : il n’a pas tenu à lui qu’il ne déployât la richesse et l’éclat de notre siècle ; c’est à nous de voir jusqu’à quel point la chaleur de son âme et la force de son génie ont secondé son jugement.
XXII. « J’arrive à Cicéron, qui eut avec ses contemporains une lutte pareille à celle que je soutiens contre vous. Ils admiraient les anciens, et Cicéron préférait l’éloquence de son siècle. Je le dirai même : s’il devança de si loin les orateurs de cette époque, ce fut principalement par le goût. Le premier il polit le langage inculte ; le premier il sut choisir les mots et les disposer avec art ; il hasarda même des morceaux brillants et trouva quelques pensées neuves, surtout dans les discours qu’il composa étant déjà vieux et vers la fin de sa vie, c’est-à-dire après qu’il eut fait des progrès, et que l’usage et l’expérience lui eurent appris quel genre méritait la préférence. Car ses premiers discours ne sont pas exempts des défauts de l’antiquité : il est lent dans ses exordes, diffus dans ses récits, sans fin dans ses digressions ; il tarde à s’émouvoir, s’échauffe rarement, termine peu de phrases par un trait saillant et lumineux. Rien à détacher de son ouvrage, rien à retenir ; c’est un édifice d’une architecture grossière, dont les parois solides et durables n’ont pas assez de brillant et de poli. Or l’orateur est pour moi comme un père de famille riche et honorable : il ne suffit pas que son toit le mette à couvert de la pluie et des vents ; j’y veux quelque chose pour la décoration et les regards. C’est peu qu’il soit fourni des meubles indispensables aux usages de la vie ; je veux qu’il y ait, parmi son mobilier, de l’or et des pierreries que l’on puisse prendre dans la main et regarder plus d’une fois ; je veux qu’il recule des yeux certaines pièces surannées et flétries ; qu’il ne paraisse pas chez lui un mot infecté de la rouille du temps, pas une phrase d’une construction lâche et traînante, comme celle des vieilles annales ; qu’il évite toute basse et insipide bouffonnerie ; qu’il varie la composition de ses périodes, et qu’il ne les termine pas toutes par une seule et uniforme cadence.
XXIII. « Je ne veux pas rire de la roue de fortune de Cicéron, de son jus Verrinum, et de cet éternel esse videatur, qui, dans tous ses discours, revient de trois phrases en trois phrases tenir la place d’une pensée. C’est à regret même que j’ai cité ces traits, et j’en ai omis bien d’autres, qui sont pourtant seuls en possession d’être admirés et imités de ceux qui se qualifient d’orateurs antiques. Je ne nommerai personne : il suffit d’avoir désigné cette classe d’hommes en général. Du reste, vous avez tous les jours devant les yeux des gens qui lisent Lucite au lieu d’Horace, Lucrèce au lieu de Virgile, pour qui l’éloquence de votre ami Aufidius Bassus ou de Servilius Nonianus languit auprès des œuvres de Sisenna et de Varron ; qui dédaignent et proscrivent les cahiers de nos rhéteurs et admirent ceux de Calvus ; qui, avec leur vieille manière de plaider ou plutôt de causer devant le juge, n’ont ni auditeurs qui les suivent, ni public qui les écoute, trop heureux si leur client même les supporte, tant leur diction est triste et inculte ! et si elle est saine, comme ils s’en glorifient, ce n’est pas vigueur de tempérament, mais abstinence de nourriture. Or les médecins qui prennent soin de nos corps n’estiment pas une santé obtenue par le tourment de l’âme : c’est peu de n’être pas malade ; je veux qu’on soit robuste, gai, alerte : celui-là n’est pas éloigné de la maladie, dont on dit, pour tout éloge, qu’il se porte bien. Mais vous, qui possédez à un si haut degré le talent de la parole, illustrez notre siècle (vous le pouvez et déjà vous le faites) par le genre d’éloquence qui est vraiment le plus beau. Pour votre part, Messala, je ne vous vois imiter des anciens que leurs traits les plus brillants. Et vous, Maternus et Sécundus, vous savez si bien allier à la force des idées l’élégance et l’éclat des expressions ; vous mettez dans l’invention tant de choix, tant d’ordre dans la disposition ; vous avez, quand la cause le demande, une telle abondance, quand elle le permet, une telle brièveté ; les mots chez vous se lient et s’arrangent avec tant de grâce ; les pensées sont si naturelles, les passions si finement maniées, la liberté si pleine de mesure, qui, si la malignité et l’envie ont retardé pour vous la justice contemporaine, la vérité sera proclamée par nos descendants. »
XXIV. Lorsque Aper eut fini : « Reconnaissez-vous, dit Maternus, la véhémence et la chaleur de notre Aper ? Quel torrent impétueux, quand il défendait notre siècle ! quelle abondance et quelle variété dans ses attaques contre les anciens ! avec quel génie, quelle verve, ajoutons même avec quelle érudition et quelle adresse, il a emprunté d’eux des armes pour les combattre ! Cependant, Messala, vous ne devez pas rétracter votre promesse. Nous ne demandons pas une apologie des anciens ; et, malgré les éloges qu’on vient de nous prodiguer, nous ne comparons aucun de nous à ceux auxquels Aper vient de livrer la guerre. Lui-même ne pense pas ce qu’il dit ; mais, selon une méthode ancienne et souvent employée parmi vos philosophes, il a pris pour lui le rôle de contradicteur. Faites-nous donc, non le panégyrique des anciens (leur renommée suffit à leur éloge), mais l’exposé des causes qui nous ont jetés si loin de leur éloquence, surtout lorsque le calcul des temps ne donne, depuis la mort de Cicéron jusqu’à nos jours, que cent vingt années.
XXV. — Je suivrai, Maternus, le plan que vous me tracez, dit alors Messala. Il n’est pas besoin d’ailleurs de plaider longtemps contre Aper : il n’a jamais fait, je pense, qu’élever une controverse de nom, en ne voulant point qu’on appelât anciens des hommes qui, de l’aveu commun, vécurent plus de cent ans avant nous. Pour moi, je ne disputerai pas sur le mot : qu’ils soient des anciens, ou nos ancêtres, ou ce qu’Aper voudra, pourvu qu’il demeure établi que l’éloquence de ce temps-là valait mieux que la nôtre. Je ne combattrai pas davantage la partie de son discours où il déclare qu’un même siècle, et à plus forte raison des siècles différents, ont vu changer les formes oratoires. Mais, si parmi les attiques on donne le premier rang à Démosthène, si Eschine, Hypéride, Lysias et Lycurgue occupent le second, et que, cet ordre une fois reconnu, l’estime universelle place cette génération d’orateurs au-dessus de toutes les autres, on peut dire aussi que chez nous Cicéron laissa derrière lui les plus habiles de ses contemporains, et que néanmoins les Calvus, les Asinius, les César, les Célius, les Brutus, ont sur leurs devanciers et leurs successeurs une prééminence avouée. Et peu importe qu’ils diffèrent entre eux par l’espèce, quand le genre est semblable. Calvus est plus serré, Asinius plus nombreux, César plus magnifique, Célius plus mordant, Brutus plus grave, Cicéron plus véhément, plus nourri, plus vigoureux. Tous ont cependant une éloquence également saine ; et, si vous prenez à la fois leurs discours, vous reconnaîtrez, en des talents divers, un goût et des principes semblables, et comme un air de famille. S’ils ont médit l’un de l’autre, et si leurs lettres contiennent des traits qui décèlent une malignité réciproque, en cela ils n’étaient pas orateurs, mais hommes. Calvus, en effet, Asinius et Cicéron lui-même, ne furent pas exempts, je pense, de rivalités, de jalousies, ni des autres misères de la faiblesse humaine. Seul d’entre eux, Brutus me semble avoir exprimé, sans malice, sans envie, avec franchise et naïveté, le jugement de sa conscience : pouvait-il être jaloux de Cicéron, lui qui ne parait pas même l’avoir été de César ? Pour ce qui est de Galba, de Lélius et des autres anciens qu’Aper ne cesse d’attaquer, toute défense est superflue, puisque je conviens moi-même que leur éloquence naissante et encore trop peu formée avait des imperfections.
XXVI. « Au reste, s’il fallait renoncer au genre d’éloquence reconnu pour le meilleur et le plus accompli, je préférerais encore la fougue de C. Gracchus ou la maturité de Crassus aux colifichets de Mécène et aux cliquetis de Gallion : tant il vaut mieux revêtir l’orateur de l’étoffe la plus grossière, que de lui donner le fard et les ajustements d’une courtisane t Est-elle en effet digne de lui, est-elle même digne d’un homme, cette parure que recherchent presque tous les avocats de nos jours, cette coquetterie d’expression, cette frivolité de pensées, ces caprices d’harmonie, qui font du discours une musique de théâtres Il est une chose que l’oreille devrait se refuser à entendre, et dont la plupart se vantent comme d’un succès qui les honore et prouve leur génie : on chante, disent-ils, et on danse leurs plaidoyers. De là cette impertinente et honteuse exclamation, si ordinaire dans quelques bouches, à propos de nos orateurs et de nos histrions : « Qu’il plaide voluptueusement ! quelle danse éloquente ! » Je ne nierai pas que Cassius Sévérus, le seul dont notre ami Aper ait hasardé le nom, ne soit vraiment un orateur, si on le compare à ceux qui sont venus depuis ; encore, dans une grande partie de ses ouvrages, a-t-il plus de nerf que d’embonpoint. Dédaignant le premier toute méthode, laissant de côté la modestie et la pudeur des mots, portant mal les armes mêmes qu’il a choisies, et, dans l’ardeur de frapper, se découvrant presque toujours, il ne combat point, il querelle. Je le répète cependant : comparé à ceux qui l’ont suivi, son érudition variée, l’agrément de ses plaisanteries, la force même de sa constitution, lui donnent tout l’avantage. Aussi n’en est-il pas un seul parmi eux qu’Aper ait osé nommer et amener sur le champ de bataille. Or je m’attendais qu’après avoir attaqué Asinius, et Célius, et Calvus, il mettrait en ligne une azurée de modernes, et qu’il produirait, sinon plus, au moins autant de noms célèbres, opposant l’un à Cicéron, l’autre à César, donnant enfin à chacun son rival. Mais, content d’avoir individuellement rabaissé les anciens, il n’a osé louer les nouveaux qu’en général et en masse. Il a craint, j’imagine, d’en offenser beaucoup, s’il en distinguait un petit nombre ; car quel est celui de nos déclamateurs de l’école, qui, dans les rêves d’une vanité satisfaite, ne se compte avant Cicéron, quoique sans doute après Gabinianus ?
XXVII. « Je ne craindrai pas, moi, de citer des noms propres, afin qu’ayant les exemples sous les yeux vous aperceviez plus facilement les progrès de la décadence. — Hâtez-vous plutôt, dit Maternus, d’accomplir votre promesse ; car nous ne voulons pas arriver à la conclusion que les anciens maniaient plus habilement la parole : pour moi c’est un fait hors de doute. Ce sont les causes de ce fait que nous cherchons, et vous avez dit tout à l’heure que vous y pensiez souvent. Alors vous étiez plus doux et moins irrité contre l’éloquence de nos temps ; Aper ne vous avait pas encore offensé en attaquant vos ancêtres. — Je ne suis pas offensé, dit Messala, de la critique d’Aper, et vous ne devez pas l’être davantage, si, dans ce que je vais dire, quelque mot un peu vif effleurait vos oreilles. Vous savez que la première loi de ces discussions est d’exprimer le jugement de son esprit, sans préjudice des sentiments de son cœur. — Continuez, dit Maternus, et, puisque vous parlez des anciens, usez de cette antique liberté dont nous avons encore plus dégénéré que de l’antique éloquence. »
XXVIII. Alors Messala reprit : « Les causes que vous cherchez, Maternus, ne sont pas difficiles à trouver ; et ni vous, ni Sécundus, ni Aper, ne les ignorez, quoique vous m’ayez choisi pour être l’organe de notre pensée commune. Qui ne sait en effet que l’éloquence, comme les autres arts, est déchue de son ancienne gloire, non par la disette de talents, mais par la nonchalance de la jeunesse, la négligence des pères, l’incapacité des maîtres, l’oubli des mœurs antiques, tous maux qui, nés dans Rome, répandus bientôt en Italie, commencent enfin à gagner les provinces ? Quoique vous connaissiez mieux ce qui se passe plus près de nous, je parlerai de Rome et des vices particuliers et domestiques qui assaillent notre berceau et s’accumulent à mesure que nos années s’accroissent ; mais auparavant je dirai brièvement quelle était, en matière d’éducation, la discipline et la sévérité de nos ancêtres. Et d’abord, le fils né d’un chaste hymen n’était point élevé dans le servile réduit d’une nourrice achetée, mais entre les bras et dans le sein d’une mère, dont toute la gloire était de se dévouer à la garde de sa maison et au soin de ses enfants. On choisissait en outre une parente d’un âge mûr et de mœurs exemplaires, aux vertus de laquelle étaient confiés tous les rejetons d’une même famille, et devant qui l’on n’eût osé rien dire qui blessât la décence, ni rien faire dont l’honneur pût rougir. Et ce n’étaient pas seulement les études et les travaux de l’enfance, mais ses délassements et ses jeux, qu’elle tempérait par je ne sais quelle sainte et modeste retenue. Ainsi Cornélie, mère des Gracques, ainsi Aurélie, mère de César, ainsi Atia, mère d’Auguste, présidèrent, nous dit-on, à l’éducation de leurs enfants, dont elles firent de grands hommes. Par l’effet de cette austère et sage discipline, ces âmes pures et innocentes, dont rien n’avait encore faussé la droiture primitive, saisissaient avidement toutes les belles connaissances, et, vers quelque science qu’elles se tournassent ensuite, guerre, jurisprudence, art de la parole, elles s’y livraient sans partage et la dévoraient tout entière.
XXIX. « Aujourd’hui, le nouveau-né est remis aux mains d’une misérable esclave grecque, à laquelle on adjoint un ou deux de ses compagnons de servitude, les plus vils d’ordinaire, et les plus incapables d’aucun emploi sérieux. Leurs contes et leurs préjugés sont les premiers enseignements que reçoivent des âmes neuves et ouvertes à toutes les impressions. Nul dans la maison ne prend garde à ce qu’il dit ni à ce qu’il fait en présence du jeune maître. Faut-il s’en étonner ? les parents même n’accoutument les enfants ni à la sagesse ni à la modestie, mais à une dissipation, à une licence qui engendrent bientôt l’effronterie et le mépris de soi-même et des autres. Mais Rome a des vices propres et particuliers, qui saisissent en quelque sorte, dés le sein maternel, l’enfant à peine conçu : je veux dire l’enthousiasme pour les histrions, le goût effréné des gladiateurs et des chevaux. Quelle place une âme obsédée, envahie par ces viles passions, a-t-elle encore pour les arts honnêtes ? Combien trouvez-vous de jeunes gens qui à la maison parlent d’autre chose ? et quelles autres conversations frappent nos oreilles, si nous entrons dans une école ? Les maîtres même n’ont pas avec leurs auditeurs de plus ordinaire entretien. Car ce n’est point une discipline sévère ni un talent éprouvé, ce sont les manèges de l’intrigue et les séductions de la flatterie qui peuplent leurs auditoires. Je passe sur les premiers éléments de l’instruction, qui sont eux-mêmes beaucoup trop négligés ; on ne s’occupe point assez de lire les auteurs, ni d’étudier l’antiquité, ni de faire connaissance avec les choses, les hommes ou les temps. On se hâte de courir à ceux qu’on appelle rhéteurs, dont la profession fut introduite à Rome, à quelle époque et avec combien peu de succès auprès de nos ancêtres, je le dirai tout à l’heure.
XXX. « Je dois auparavant reporter ma pensée sur le plan d’études que suivaient ces orateurs, dont les travaux infinis, les méditations journalières, les exercices de tout genre, sont attestés par leurs propres ouvrages. Rien n’est plus connu de nous que le livre de Cicéron intitulé Brutus, dans la dernière partie duquel (car l’histoire des anciens orateurs occupe la première) il raconte ses commencements, ses progrès et, pour ainsi dire, l’éducation de son éloquence. Il apprit le droit civil chez Q. Mucius, l’académicien Philon, Diodote le stoïcien, lui enseignèrent à fond toutes les parties de la philosophie ; et, non content de cette foule de maîtres que Rome lui avait offerts, il parcourut la Grèce et l’Asie pour embrasser le cercle entier des connaissances humaines. Aussi peut-on remarquer, en lisant Cicéron, que ni la géométrie, ni la musique, ni la littérature, ni aucune des sciences libérales, ne lui fut étrangère. Il connut les subtilités de la dialectique, les utiles préceptes de la morale, la marche et les causes des phénomènes naturels. Oui, estimables amis, oui, c’est de cette vaste érudition, de cette variété d’études, de ce savoir universel, que s’élance et coule, ainsi qu’un fleuve débordé, cette admirable éloquence. Et le génie oratoire n’est pas, comme les autres talents, circonscrit dans des limites étroites et resserrées : celui-là est orateur, qui peut sur toute question parler d’une manière élégante, ornée, persuasive, en ayant égard à la dignité du sujet, à la convenance des temps, au plaisir des auditeurs.
XXXI. « Voilà ce que se persuadaient les anciens, et, pour arriver à ce but, ils comprenaient qu’il ne fallait pas déclamer dans les écoles des rhéteurs, ni a amuser à des controverses imaginaires et sans aucun rapport avec la réalité, bonnes tout au plus pour exercer la langue et la voix, mais nourrir son esprit des sciences qui traitent du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de ce qui est honnête et de ce qui est honteux. Car telle est la matière proposée aux discours de l’orateur devant les tribunaux, il s’agit ordinairement de l’équité ; dans les délibérations, de l’honneur ; souvent de l’un et de l’autre tout ensemble. Or il est impossible d’en parler avec abondance, variété, agrément, si l’on ne connaît le cœur humain, la force de la vertu, les excès dont le vice est capable, enfin ces actes indifférents qui n’appartiennent ni à la vertu ni au vice. Des mêmes sources découlent encore d’autres avantages : ainsi on réussira plus facilement à exciter ou à calmer la colère du juge, quand on saura ce que c’est que la colère ; à toucher sa pitié, quand on saura ce que c’est que la miséricorde, et par quelles émotions on y conduit les âmes. Riche de ces connaissances et préparé par de tels exercices, l’orateur a-t-il à combattre la haine, la partialité, l’envie, la mauvaise humeur, la crainte ? sa main tient les rênes dont il gouvernera les esprits : il mesurera son action, il accommodera son langage à la diversité des caractères, maître qu’il est d’instruments toujours prêts à servir et aussi variés que ses besoins. Il est des hommes auxquels un discours serré, compacte, enfermant en peu de mots chacun des arguments, inspire plus de confiance : auprès de ceux-là, l’étude de la dialectique sera d’un grand secours. D’autres préfèrent une éloquence abondante, coulant d’un cours égal, puisée à la source du bon sens universel : pour les émouvoir, nous emprunterons quelque chose aux péripatéticiens. Ils nous fourniront des développements heureux et appropriés à toute discussion ; nous apprendrons la polémique avec l’Académie ; Platon nous donnera l’élévation, Xénophon la grâce. Tirer même d’Épicure et de Métrodore certaines maximes avouées par la morale, et s’en servir pour le besoin de sa cause, ne sera pas interdit à l’orateur ; car nous ne formons pas un sage ni une république de stoïciens, mais un homme qui, sans approfondir telle ou telle science, doit avoir sur toutes des notions larges et suffisantes. Et voilà pourquoi les anciens orateurs embrassaient dans leurs études la jurisprudence, et prenaient une teinture des belles-lettres, de la musique, de la géométrie. La plupart des causes, pour ne pas dire toutes, exigent en effet la connaissance du droit ; et il s’en rencontre beaucoup dans lesquelles ces autres sciences sont aussi nécessaires.
XXXII. « Qu’on ne dise pas qu’il suffit de se faire donner au moment du besoin une instruction spéciale et restreinte à un seul objet. D’abord nous n’usons pas d’un bien qui nous est prêté comme s’il nous était propre ; et c’est une chose extrêmement différente de posséder ce qu’on emploie, ou bien de l’emprunter. Ensuite la variété même des connaissances nous fournit des beautés que nous ne cherchons pas ; lorsqu’on y pense le moins, elle éclate et frappe les regards. Et ce n’est pas seulement l’auditeur éclairé par le savoir et le goût, c’est le peuple même qui est sensible à ce mérite. Aussi d’unanimes éloges proclament-ils aussitôt que celui qui parle a fait des études complètes, qu’il a parcouru tous les degrés de l’éloquence, en un mot qu’il est orateur. Et je soutiens qu’on ne peut mériter, que jamais on ne mérita ce titre qu’à une condition : c’est que, pareil au guerrier qui marche au combat pourvu de toutes ses armes, on descende au Forum armé de toutes les sciences. Or, c’est ce que nos parleurs modernes négligent à ce point que leurs plaidoyers, déshonorés par la familiarité la plus triviale, sont pleins de fautes choquantes et honteuses. Ils ignorent les lois, ne possèdent pas les sénatus-consultes, sont les premiers à se moquer du droit civil ; ils ont surtout pour l’étude de la sagesse et les préceptes de la philosophie une horreur profonde, d’ailleurs avares de périodes et réduisant à d’étroites et mesquines pensées l’éloquence, détrônée, pour ainsi dire, et bannie de son domaine ; en sorte que cette science, la reine de toutes les autres et qui, entourée jadis de leur brillant cortège, remplissait l’âme de sa grandeur, rapetissée maintenant et mutilée, privée de pompe et d’honneurs, presque déchue du rang des arts libéraux, s’apprend comme un des plus vils et des plus ignobles métiers. Voilà, selon moi, la première et la principale cause qui nous a écartés si loin de l’éloquence antique. S’il faut des autorités, en pourrais-je citer de plus imposantes que Démosthène chez les Grecs et Cicéron chez nous ? Le premier fut, comme on sait, un des plus zélés disciples de Platon; et l’autre dit, en propres termes, ce me semble, que, s’il a eu quelques succès en éloquence, il ne les doit pas aux leçons des rhéteurs, mais aux promenades de l’Académie. Il est d’autres causes graves et puissantes, que vous trouverez bon d’exposer à votre tour, car, j’ai rempli ma tâche, et, selon mon habitude, je n’ai offensé que trop de gens, qui, s’ils entendaient ce que je viens de dire, ne manqueraient pas de prétendre qu’en louant la jurisprudence et la philosophie comme nécessaires à l’orateur, je n’ai fait qu’applaudir aux misères dont je m’occupe.
XXXIII. — Vous me semblez si peu, dit Maternus, avoir accompli votre tâche, que vous n’avez encore, à mon avis, qu’ébauché le tableau et tracé la première esquisse. Vous avez dit de quel fonds s’enrichissaient les anciens orateurs, et vous avez montré notre paresse et notre ignorance en opposition avec leurs études vigoureuses et fécondes. J’attends le reste ; et, après avoir appris de vous ce qu’ils savaient et ce que nous ignorons, je voudrais connaître aussi par quels exercices, déjà sortis de l’adolescence et entrés au Forum, ils avaient coutume de fortifier et de nourrir leur talent. Car c’est bien moins l’art et la théorie que la facilité de parler, qui fait l’orateur ; vous ne le nierez pas sans doute, et je lis sur le visage de nos amis que c’est aussi leur pensée. « Aper et Sécundus firent un signe d’approbation, et Messala, commençant en quelque sorte de nouveau : » Puisque vous trouvez, dit-il, que j’ai assez montré l’origine et les sources de l’ancienne éloquence, en exposant par quelles études les orateurs se formaient alors et cultivaient leur esprit, je parlerai maintenant de leurs exercices pratiques. Du reste l’étude de tant de sciences est elle-même un exercice anticipé ; et il est impossible d’amasser ce grand nombre de connaissances, si profondes et si variées, sans joindre la pratique à la théorie : or la pratique produit la facilité de parler, et cette facilité conduit à la haute éloquence ; d’où l’on peut conclure que c’est une opération toute semblable, d’acquérir des idées que l’on exprimera, ou de les exprimer quand elles sont acquises. Mais si l’on trouve ce raisonnement obscur, et que l’on sépare la théorie de la pratique, on conviendra du moins qu’un esprit déjà riche de ce fonds d’instruction arrivera bien mieux préparé aux exercices qui appartiennent plus directement à l’orateur.
XXXIV. « Anciennement donc, le jeune homme qui se destinait aux travaux du Forum et à l’art oratoire, formé déjà par l’éducation domestique et nourri des plus belles études, était conduit par son père ou ses proches à l’orateur qui tenait alors le rang le plus distingué. Il fréquentait sa maison, accompagnait sa personne, assistait à tous ses discours, soit devant les juges, soit à la tribune aux harangues, également témoin de l’attaque et de la réplique, présent aux luttes animées de la parole, et apprenant, pour ainsi dire, la guerre sur le champ de bataille. De là résultait pour les jeunes gens une expérience précoce, beaucoup d’assurance, une grande finesse de tact, étudiant, comme ils faisaient, à la face du jour et sur un théâtre orageux, où il ne pouvait échapper une sottise ou une contradiction qui ne fût repoussée par les juges, relevée par l’adversaire, condamnée même par les amis de l’orateur. Aussi prenaient-ils de bonne heure le goût d’une éloquence naturelle et vraie ; et, quoiqu’ils ne suivissent qu’un seul patron, ils faisaient connaissance, dans une foule de causes et devant des tribunaux divers, avec tous les talents contemporains ; et ils entendaient encore les jugements si variés de l’opinion publique, qui les avertissait clairement de ce qu’on trouvait dans chacun à louer ou à reprendre. Ce n’était donc point un maître qui leur manquait : ils en avaient un excellent, un maître choisi, qui présentait à leurs regards l’éloquence elle-même et non sa vaine image ; ils voyaient des adversaires et des rivaux combattre avec le glaive, au lieu d’escrimer avec la baguette ; ils fréquentaient une école toujours pleine, toujours renouvelée, où l’envie prenait place comme la faveur, où les beautés n’étaient pas plus dissimulées que les fautes. Car, vous le savez, les grandes et durables réputations oratoires ne s’établissent pas moins sur les bancs opposés que sur les nôtres ; c’est même là qu’elles s’élèvent avec plus de vigueur, qu’elles poussent de plus profondes racines. Sous l’influence de tels enseignements, le jeune homme dont nous parlons, disciple des orateurs, élève du Forum, auditeur des tribunaux, aguerri et formé par les épreuves d’autrui, connaissant les lois pour les entendre expliquer chaque jour, familiarisé d’avance avec la figure des juges, habitué au spectacle des assemblées populaires, ayant remarqué souvent ce que désirait l’oreille des Romains, pouvait hardiment accuser ou défendre : seul et sans secours, il suffisait d’abord à la cause la plus importante. Crassus avait dix-neuf ans, César vingt et un, Asinius Pollio vingt-deux, Calvus n’en avait pas beaucoup plus, lorsqu’ils attaquèrent, l’un Carbon, l’autre Dolabella, le troisième C. Caton, le dernier Vatinius, par ces discours que nous lisons encore aujourd’hui avec admiration.
XXXV. « Maintenant nos jeunes élèves sont conduits aux théâtres de ces comédiens, nommés rhéteurs, qui apparurent peu avant l’époque de Cicéron et ne plurent pas à nos ancêtres, puisqu’un édit des censeurs Crassus et Domitius ferma, comme parle Cicéron, cette école d’impudence. Nos enfants donc, pour revenir à notre propos, sont menés à ces écoles, où je ne saurais dire ce qui, du lieu même, ou des condisciples, ou du genre d’études, est le plus propre à leur gâter l’esprit. D’abord le lieu n’inspire aucun respect ; tous ceux qui le fréquentent sont également ignorants. Puis nul profit à tirer de condisciples, enfants eux-mêmes ou à peine sortis de l’enfance, devant qui l’on parle, comme ils écoutent, avec toute la sécurité de cet âge. Quant aux exercices, ils vont en grande partie contre leur but. Deux sortes de matières sont traitées chez les rhéteurs, les délibératives (suasoriæ) et les judiciaires (controversiæ). La première espèce, comme plus facile et demandant moins de connaissances, est abandonnée aux enfants. Les controverses sont réservées aux plus forts ; mais quelles controverses, bons dieux ! et quelles incroyables suppositions ! Or, avec des sujets où rien ne ressemble à la vérité, on ne doit attendre qu’un style déclamatoire et faux. C’est ainsi que les récompenses des tyrannicides, l’alternative offerte aux filles outragées, les remèdes à la peste, les fils déshonorant le lit maternel, et toutes ces questions qui s’agitent chaque jour dans l’école, rarement ou jamais devant les tribunaux, sont discutées par les élèves en termes emphatiques. Mais lorsqu’ils sont en présence de véritables juges…………
(Lacune considérable ; ce qui suit appartient au discours de Maternus).
Il s’occupait de la chose, il ne pouvait rien dire de bas ni de rampant.
XXXVI. « La grande éloquence est comme la flamme : il faut des aliments pour la nourrir, du mouvement pour l’exciter ; c’est en brûlant qu’elle jette de l’éclat. Les même causes favorisèrent aussi chez nos aïeux le talent de la parole. Les orateurs de nos jours ont sans doute obtenu les succès qu’ils pouvaient se promettre sous un gouvernement régulier, paisible et heureux. Toutefois la licence et les troubles semblaient ouvrir de plus vastes espérances, alors que, tout étant confondu et l’État manquant d’un modérateur unique, chaque orateur était goûté en proportion de l’ascendant qu’il exerçait sur un peuple abandonné à lui-même. De là ces continuelles propositions de lois et cette ambition de popularité ; de là ces harangues de magistrats qui passaient presque la nuit à la tribune ; de là ces accusations contre les hommes les plus puissants et ces inimitiés qui s’étendaient à des familles entières ; de là enfin les factions des grands et les querelles sans cesse renouvelées du peuple et du sénat : toutes choses qui, en déchirant la république, ne laissaient pas d’exercer l’éloquence et de lui offrir de brillants avantages. Plus un citoyen était puissant par la parole, plus aussi l’accès des honneurs lui était facile ; plus, dans les honneurs mêmes, il l’emportait sur ses collègues ; plus il avait de crédit auprès des grands, d’autorité dans le sénat, de réputation et de célébrité parmi le peuple. Voilà ceux dont l’immense clientèle embrassait des nations étrangères ; ceux que tout gouverneur de province honorait avant son départ, cultivait après son retour ; ceux au-devant de qui semblaient venir les prétures et les consulats. Même dans la condition privée, ils n’étaient pas sans pouvoir, puisqu’ils gouvernaient le peuple et le sénat par leurs conseils et leur influence. Je dis plus : nos aïeux étaient persuadés que sans l’éloquence on ne pouvait, dans Rome, atteindre ou se maintenir à un rang brillant et distingué. Et cette opinion était naturelle, dans un temps où l’on pouvait être, même contre son gré, conduit à la tribune ; où c’était peu d’opiner brièvement dans le sénat, si l’on ne soutenait son avis par le talent et la parole ; où l’homme accusé ou en butte à la prévention devait répondre par sa propre bouche ; où de simples témoignages demandaient une voix exercée, puisque, dans les causes publiques, on ne pouvait les donner absent ni par écrit, mais qu’il fallait déposer de vive voix et en personne. Ainsi aux grandes récompenses se joignait une impérieuse nécessité. Et, si la réputation de bien dire était belle et glorieuse, celle d’être muet et incapable de parler n’était pas moins humiliante. Aussi les talents étaient-ils aiguillonnés par l’honneur autant que par l’intérêt : on eût rougi de descendre du rang des patrons à celui des clients ; de laisser passer à d’autres familles des relations héréditaires ; de s’exposer, par inertie et par insuffisance, à ne pas obtenir les dignités, ou, les ayant obtenues, à rester au-dessous.
XXXVII. « Je ne sais s’il vous est tombé sous la main de ces anciens écrits que l’on trouve encore dans les vieilles bibliothèques, et que Mucien s’occupe maintenant à rassembler (onze livres d’Actes et trois de Lettres sont déjà, si je ne me trompe, recueillis et publiés). On voit par cette lecture que Pompée et Crassus ne durent pas moins leur grandeur aux dons de l’esprit et au talent de parler, qu’à la force et aux armes ; que les Lentulus, les Métellus, les Lucullus, les Curions et toute cette élite des Romains, consacrèrent à l’éloquence beaucoup de travaux et d’études, et que nul en ces temps-là ne parvint, sans le secours de la parole, à une haute puissance. Considérez encore ce que l’éclat des sujets et l’importance des causes ajoutaient à l’inspiration. Quelle différence en effet d’avoir à parler sur un vol, une formule, un interdit, ou sur les brigues des comices, le pillage des alliés, le massacre des citoyens ! Il vaut mieux sans doute que tous ces maux n’arrivent pas, et l’état social le plus désirable est celui où l’on n’éprouve rien de pareil ; mais enfin, quand ces désordres avaient lieu, ils fournissaient à l’éloquence une riche matière. L’imagination s’agrandit avec les objets ; et le génie oratoire ne peut se déployer dans toute sa magnificence, s’il ne trouve un sujet qui soutienne son essor. Je ne pense pas que Démosthène tire son illustration des discours qu’il composa contre ses tuteurs ; et Cicéron n’est pas un grand orateur pour avoir défendu Quintius ou Archias. C’est Catilina, c’est Milon, ce sont Verrès et Antoine, qui ont environné son nom d’un éclat immortel. Non que la république fût trop heureuse de produire de mauvais citoyens, pour que les orateurs eussent occasion de faire de beaux discours ; mais, je le répète encore, souvenons-nous de la question, et sachons bien qu’il s’agit d’un art qui a régné principalement dans les temps de troubles et d’orages. Qui ne sait qu’il est plus utile et plus doux de jouir de la paix que d’essuyer les calamités de la guerre ? cependant la guerre enfante plus de grands capitaines que la paix. Il en est de même de l’éloquence : plus elle se sera montrée souvent sur le champ de bataille, plus elle aura porté et reçu de coups, plus aura été vigoureux et pressant l’adversaire appelé par elle à de rudes combats, et plus elle-même, ennoblie par les dangers, apparaîtra haute et majestueuse aux regards des hommes, pour qui l’agitation et le péril ont naturellement de l’attrait.
XXXVIII. « Je passe à la forme et aux usages des anciens tribunaux. Si la procédure actuelle est plus favorable à la vérité, on conviendra aussi que l’éloquence trouvait plus d’exercice dans ce vieux Forum, où l’on n’était pas forcé de tout dire en quelques heures, où les remises étaient libres, où chacun prenait l’espace qui lui semblait nécessaire, où ni le nombre des jours ni celui des avocats n’étaient limités. Pompée dans son troisième consulat rétrécit le premier cette carrière et donna pour ainsi dire un frein à l’éloquence, sans que les affaires cessassent pourtant d’être toutes traitées au Forum, toutes selon les lois, toutes devant les préteurs. Et ce qui prouve le mieux combien étaient plus grandes les causes qui s’agitaient alors devant ces magistrats, c’est que les questions centumvirales, aujourd’hui les plus importantes, étaient tellement éclipsées par l’éclat des autres jugements, que, parmi les discours de cette époque, on n’en lit pas un seul, ni de Cicéron, ni de César, ni de Brutus, ni de Célius, ni de Calvus, ni enfin d’aucun orateur célèbre, qui ait été prononcé devant les centumvirs, excepté les plaidoyers d’Asinius pour les héritiers d’Urbinia. Encore furent-ils composés vers le milieu de l’empire d’Auguste, après un long période de tranquillité, lorsque le repos inaltérable du peuple, le calme non interrompu du sénat et le gouvernement d’un grand prince eurent pacifié l’éloquence avec tout le reste.
XXXIX. « Ce que je vais dire semblera peut-être minutieux et ridicule ; je le dirai cependant, ne fût-ce que pour qu’on en rie. A quel point croyez-vous que n’ont pas dégradé l’éloquence ces étroits manteaux dans lesquels nous venons serrés et emprisonnés causer avec les juges ? Combien de force ne doivent pas ôter au discours ces salles d’audience et ces greffes où l’on explique maintenant la plupart des causes ? S’il faut aux généreux coursiers une lice et de l’espace pour montrer leur vigueur, de même l’orateur a besoin d’une carrière où son génie se déploie librement et sans contrainte ; sinon, l’éloquence languit et perd tout ressort. Il n’est pas jusqu’aux soins et jusqu’au travail d’une composition savamment préparée qui ne tournent contre nous ; car souvent le juge nous interroge au moment où nous commencerions, et il faut commencer au point que sa question nous indique. Souvent aussi l’avocat s’interrompt pour faire entendre les preuves et les témoins ; pendant ce temps il lui reste un ou deux auditeurs, et il parle dans le désert. Or il faut à l’orateur des acclamations, des applaudissements, un théâtre ; et voilà ce que trouvaient chaque jour les orateurs anciens, alors que tant d’illustres personnages encombraient, pour ainsi dire, le Forum, et que pour surcroît une foule de clients, les tribus, les députations des villes municipales, une partie de l’Italie, venaient soutenir l’accusé en péril ; alors que, dans la plupart des affaires, le peuple romain se croyait intéressé lui-même au jugement qui serait prononcé. On sait assez avec quel concours de la ville entière furent accusés et défendus Cornélius, Scaurus, Milon, Bestia, Vatinius : il n’est pas de si froid orateur dont la lutte seule des affections populaires n’eût pu animer et enflammer le génie. Aussi les discours auxquels ces procès donnèrent lieu sont restés, et leurs auteurs n’ont pas de plus beaux titres oratoires.
XL. « Et cette tribune ouverte à de continuelles harangues, et ce droit reconnu d’attaquer les hommes les plus puissants, et cet empressement à rechercher de glorieuses inimitiés (empressement tel, que la plupart des habiles n’épargnaient pas même un Scipion, un Sylla, un Pompée, et que des histrions, qui connaissaient bien la nature de l’envie, se servaient des oreilles du peuple pour adresser l’outrage aux premiers de l’État), combien toutes ces choses réunies ne devaient-elles pas échauffer l’âme et animer l’enthousiasme des orateurs ? Nous ne parlons pas ici d’un art oisif et pacifique, ami de la probité et de la modération. L’éloquence vraiment grande, vraiment frappante, est fille de cette licence qu’on appelait follement liberté. C’est la compagne des séditions, l’aiguillon des fureurs populaires. Incapable d’obéissance et de subordination, opiniâtre, téméraire, arrogante, ce n’est pas dans une société bien constituée qu’elle peut prendre naissance. De quel orateur lacédémonien ou crétois avons-nous jamais entendu parler ? or Lacédémone et la Crète sont renommées par la sagesse de leur discipline et la sévérité de leurs lois. Nous ne connaissons non plus d’éloquence ni en Macédoine, ni en Perse, ni chez aucune nation qui ait été soumise à un gouvernement régulier. Rhodes eut quelques orateurs, Athènes en eut un grand nombre : c’est que le peuple pouvait tout, que les ignorants pouvaient tout, que tout le monde, pour ainsi dire, pouvait tout. Rome aussi, tant qu’elle flotta sans direction ; tant qu’elle se consuma dans les querelles de parti, les dissensions, les discordes ; tant qu’il n’y eut ni paix dans le Forum, ni accord dans le sénat, ni régie dans les jugements; ni respect pour les supérieurs, ni limite fixe à l’autorité des magistrats, Rome enfanta sans nul doute une éloquence plus vigoureuse, comme un champ que n’a pas dompté la culture produit quelques herbes d’une végétation plus riche. Mais la république paya trop cher le talent oratoire des Gracques, s’il fallut aussi endurer leurs lois ; et toutes les perfections de l’éloquence ne rachètent pas pour Cicéron le malheur de sa fin.
XLI. « La seule partie qui nous reste de l’ancien domaine des orateurs, le barreau n’annonce pas lui-même une réforme complète, ni une société où tout marche à souhait. Qui nous appelle, en effet, s’il n’est coupable ou malheureux ? quelle ville a recours à la nôtre, si son repos n’est troublé par quelque voisin ou par des querelles domestiques ? quelle province défendons-nous, si elle n’est dépouillée et opprimée ? Or mieux vaudrait n’avoir pas à se plaindre que d’obtenir vengeance. : si l’on trouvait une cité où personne ne commit de faute, l’orateur serait de trop dans ce pays d’innocence, comme le médecin parmi des gens bien portants. Cependant, si l’art de guérir est moins en usage et fait moins de progrès chez les nations où les tempéraments sont meilleurs et les santés plus robustes, on peut dire aussi que la gloire de l’orateur est moindre et plus obscure, là où règnent les bonnes mœurs et le respect d’un pouvoir tutélaire. Qu’est-il besoin d’opiner longuement dans le sénat l quand les bons esprits sont si vite d’accord ? A quoi bon tant de harangues devant le peuple, lorsque ce n’est pas une multitude d’ignorants qui délibèrent sur les intérêts publics, mais le plus sage et lui seul ? Que serviraient des voix toujours prêtes pour l’accusation, quand les délits sont si rares et si légers ? d’ennuyeuses et interminables défenses, quand la clémence du juge va au-devant de l’accusé en péril ? Croyez-moi, hommes honorables et, autant que besoin est, orateurs accomplis : si vous étiez nés, vous dans les âges précédents, ceux que nous admirons, à l’époque où nous sommes, et qu’un Dieu eût tout à coup échangé vos places dans le temps et l’existence ; non, la gloire éclatante dont brilla leur talent ne vous eût pas manqué, et eux-mêmes auraient connu la mesure qui tempère le vôtre. Mais, puisqu’on ne peut obtenir à la fois une grande renommée et un profond repos, que chacun jouisse des avantages de son siècle, sans décrier le siècle où il n’est pas. »
XLII. Maternus cessa de parler. « Il est des points, dit Messala, où j’oserais vous contredire ; il en est d’autres sur lesquels je voudrais plus de développements ; mais le jour est déjà fini. — Une autre fois, dit Maternus, il sera fait selon volonté, et, si vous avez trouvé dans mes paroles quelque chose d’obscur, nous en conférerons de nouveau. » En, même temps il se leva, et, embrassant Aper : « Nous vous dénoncerons, dit-il, moi aux poètes, et Messala aux amateurs de l’antiquité. — Et moi, dit Aper, je vous dénoncerai tous deux aux rhéteurs et aux chefs de l’école. » On se mit à rire, et nous nous séparâmes.
* ↑ Fabius Justus était ami de Pline le Jeune, qui lui adresse deux de ses Lettres, et le nomme dans une troisième.
* ↑ Cette somme représentait, à l’époque de Vespasien, 53 079 679 francs.
* ↑ 500 000 sesterces, 88 466 fr.
* ↑ Athlète fameux du iᵉʳ siècle de notre ère, dont parle Quintilien, II, viii.
* ↑ Ce frère de Messala était le fameux délateur Aquilius Régulus ; voy. Histoires, liv. IV, ch. xlii.
* ↑ Voy. Tite-Live, liv. II, ch. xxxii.
* ↑ Voy. Cicéron, Brutus, ch. lxxix.
* ↑ M. Junius Brutus, celui même dont Cicéron a donné le nom à son Dialogue sur les Orateurs illustres.
* ↑ Voy. Cicéron, Brutus, chap. xxi et suiv., et chap. ii.
* ↑ Hermagoras était un rhéteur de Temnos en Éolis, qui professa à Rome du temps d’Auguste et composa une Rhétorique en six livres.
* ↑ Jeu de mots qui se trouve dans Cicéron, in Pisonem, ch. x. Ce n’est pas l’expression vota fortunæ qui est blâmée ici ; c’est le rapprochement puéril de la roue de fortune avec les pirouettes ou les ronds que l’on fait en dansant.
* ↑ Autre plaisanterie, encore plus mauvaise que la précédente, mais beaucoupl plus excusable, parce que Cicéron la met dans la bouche des gens du peuple, et ne la rapporte, dit-il, que pour montrer que la méchanceté de Verrès était comme passée en proverbe. L’équivoque roule sur le double sens de jus Verrinum, jus de porceau, et justice de Verrès.
* ↑ Voy. Quintilien, liv. V, ch. i, n° 102 et suivants.
* ↑ L. Cornélius Sisenna, orateur médiocre et historien estimable, mais bien éloigné de la perfection (Cic., Brutus, ch. lxiv). — M. Térentius Varro, le plus savant des Romains, mais plus fait pour enrichir l’érudition que l’éloquence (Quintil., X, i, n° 95).
* ↑ Métrodore, d’Athènes, fut l’ami et le principal disciple d’Épicure, qui ne balança pas de lui donner le nom de Sage.
* ↑ L’an de Rome 661.
* ↑ Les tribuns avaient droit de produire à la tribune aux harangues les consuls eux-mêmes, afin qu’ils donnassent au peuple les explications qu’il désirait. |
1,703 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Petits_po%C3%A8mes_grecs--Solon--Aux_Muses | Les Petits poèmes grecs/Solon/Aux Muses | # Les Petits poèmes grecs/Solon/Aux Muses
### I. AUX MUSES.
Filles illustres de Jupiter et de la belle Mnémosyne, Muses de Piérie écoutez-moi : que j’obtienne de la main des immortels la félicité et de la bouche des hommes une gloire éclatante. Toujours doux pour mes amis, redoutable à mes ennemis, qu’aux uns j’inspire le respect, aux autres la terreur. Je voudrais avoir des richesses, mais les posséder justement, car la vengeance suit de près l’injustice ; les richesses qui viennent des dieux sont solides, celles que les hommes se procurent à l’aide de moyens criminels sont incertaines. Enlevées par la violence elles suivent avec peine la main qui les reçoit ; elles s’allient bientôt à la calamité. La calamité qui commence est d’abord un petit feu qui excite soudainement un grand incendie : dans le principe ce n’est rien, mais la fin est terrible. Les trésors amassés par l’iniquité ne sont pas durables ; le dominateur éternel se hâte de les détruire. Comme le vent du printemps, balayant devant lui les nuages après avoir ébranlé jusqu’au fond les flots de la mer et dévasté les riantes moissons de la terre, remonte victorieusement au ciel et rend la sérénité au monde : la force éclatante du soleil reluit dans nos plaines, nulle tache ne parait plus dans le ciel azuré. Telle est la rapide vengeance que le roi de l’univers exerce sur les injustes ravisseurs ; sa colère est plus destructive que la colère de l’homme. Le crime le plus secret ne peut rester caché à son regard pénétrant : il sait le découvrir au fond du cœur. Tantôt il le punit à l’instant, tantôt il en diffère la vengeance. Si quelque méchant nous semble d’abord échapper à sa destinée, elle n’en est pas moins certaine ; elle arrive toujours. La punition méritée par les pères retombe même sur les enfants et leur postérité. Mais nous, mortels insensés, nous persistons dans une fatale erreur, disant : « Les bons et les méchants sont traités de même dans cette vie, » et nous n’abandonnons cette pensée injurieuse pour les dieux que lorsque nous voyons enfin les coupables à leur tour courbés sous la souffrance et les pleurs. Souvent un homme dont le corps est malade espère à l’aide d’un esprit sain surmonter la maladie, un lâche se croit brave, un homme laid se persuade être beau, celui qui est opprimé par la pauvreté s’imagine posséder d’autres richesses ; ceux-ci ne sauraient rester en repos : l’un court affronter tous les dangers des mers et des autans , jouer sa vie pour entasser des trésors dans sa maison ; celui-ci plante des arbres, trace de pénibles sillons et se fatigue dans les travaux de l’agriculture ; d’autres consacrent leur vie aux arts ingénieux de Minerve ou cherchent leur vie dans l’industrie de Vulcain ; il en est que les Muses célestes inspirent et que le don de la sublime poésie élève à la sagesse, il en est qui sont interprètes sacrés des oracles, qui annoncent les calamités futures, qui sont en rapport avec les immortels, mais ils ne peuvent malgré leur science dominer la destinée ; il en est qui professent l’art consolateur de Péon et qui connaissent les herbes salutaires sans pouvoir jamais écarter notre terme inévitable, car souvent la moindre douleur devient une grande maladie, et la science du médecin est impuissante, tandis qu’un autre mortel plus aimé des dieux rend de suite la santé au malade. Tous nos biens et tous nos maux nous viennent du Destin : nul ne peut échapper à ce qui lui arrive d’en haut. Notre vie est hérissée de dangers. On ne peut quand on entreprend une chose en prévoir la fin : l’un commence avec sagesse, mais la sagesse l’abandonne au milieu de sa carrière : il se précipite alors et tombe dans une faute comme dans un précipice ; l’autre débute avec imprudence, mais la protection d’un dieu vient à son secours ; il obtient un heureux succès : i l est absous du crime de son imprudence.
Mais l’ambition des richesses ne connaît pas de limites : les plus opulents veulent le devenir encore davantage. Qui pourrait satisfaire cette insatiable avidité ! Les dieux nous donnent bien, il est vrai, de bons conseils ; mais les penchants secrets de notre nature pour nous punir nous dominent toujours, et nous le sentons en nous chacun d’une manière différente.
### II.
Jupiter ou le Destin qu’il représente veut que notre ville ne soit jamais détruite ; elle est en outre défendue par la fille illustre du dominateur éternel, Pallas Minerve, qui l’a bâtie de ses mains. Mais hélas ! des citoyens insensés veulent détruire eux-mêmes cette cité superbe par leur amour insatiable de l’or : ceux qui la gouvernent entassant injustice sur injustice hâtent encore sa ruine. Leur immense avidité n’a aucune borne. Ils ignorent que le bonheur de la vie est dans la modération et la tranquillité ; ils ne songent qu’a amasser des richesses par des moyens honteux.
Ils ne respectent ni les propriétés sacrées ni le trésor public ; ils pillent tout ce qui se rencontre au mépris des saintes lois de la justice. Mais cette justice éternelle, silencieuse aujourd’hui, conserve dans sa mémoire leurs coupables rapines ; elle connaît le passé, elle voit le présent, elle arrive à l’heure marquée, elle punit enfin tant d’infamies. C’est par ces raisons criminelles qu’Athènes tout entière se trouve affligée de cruelles souffrances, que nous sommes tombés dans un esclavage insupportable, que nous avons été environnés d’horribles séditions, qu’une guerre cruelle est venue nous dévorer et qu’au bonheur le plus doux ont succédé des maux affreux. Notre ville si puissante et si aimable a été tout à coup opprimée par des hommes féroces : le crime triomphe ; l’homme de bien est exposé à l’outrage ou à la mort. Voilà les malheurs qui sont venus fondre sur Athènes. Et déjà plusieurs de nos citoyens, mis à d’indignes enchères, chargés de liens comme des criminels, sont entraînés ignominieusement dans des régions lointaines.
La calamité publique envahit toutes les maisons particulières ; ni les beaux portiques ni les portes d’airain ne sauraient l’empêcher : elle monte sur les toits les plus élevés et y découvre ceux qui s’y réfugient comme s’ils étaient dans leur lit. Que les Athéniens apprennent ainsi que l’injustice est toujours la ruine des empires. Avec la justice au contraire règne la modération : elle tempère la dureté, elle abaisse l’ambition, elle repousse l’injure et l’outrage ; elle détruit les semences naissantes de la discorde, elle rectifie les jugements, elle calme les cœurs aigris, elle met un frein à la sédition ; sous son gouvernement heureux la sagesse et l’intégrité règlent toutes les actions des hommes.
Athéniens, n’attribuez pas aux dieux les maux qui vous accablent ; c’est l’œuvre de votre corruption : vous-mêmes avez mis la puissance dans la main de ceux qui vous oppriment. Vos oppresseurs se sont avancés avec habileté comme des renards, et vous, vous n’êtes que des imprudents et des lâches : vous vous laissez séduire par la vaine éloquence et par les grâces du langage. Jamais la raison ne vous guide dans les choses sérieuses.
Une force destructive s’échappe de la nue embrasée et de la grêle retentissante ; un tonnerre impétueux sort de l’éclair brillant ; le vent soulève d’immenses orages sur la mer, et souvent par les grands hommes périssent les grands états ; souvent les peuples imprudents se trouvent tout à coup dominés par les usurpateurs. J’avais donné par mes lois une égale puissance à tous les citoyens ; je n’avais rien ôté, rien ajouté à personne ; j’avais ordonné aux plus riches et aux plus puissants de ne rien faire contre les faibles, j’avait protégé les grands et les petits d’un double bouclier d’une force égale de chaque côté, sans donner plus aux uns qu’aux autres ; mes conseils furent méprisés : on en porte la peine aujourd’hui. Mais vous, ô chef généreux des Soliens, qui m’avez donné l’hospitalité, que le ciel conserve votre patrie et votre famille, daignez me renvoyer de votre île glorieuse sur un navire agile ; que la belle Vénus couronnée de violette soit propice à ma navigation, qu’elle bénisse cette terre hospitalière qui m’a accueilli et qu’elle me permette de revoir encore une fois mon Athènes bien-aimée !
Au lieu de naître Athénien, que ne suis-je né plutôt à Pholégandre ou à Sicinium ! car en arrivant à Salamine le bruit va s’y répandre qu’un seul Athénien a peur d’aborder dans son port ; j’y entrerai cependant : elle protégera mon innocence, et sa générosité envers moi réparera la honte de ses anciennes défaites.
### III.
L’enfant dans les sept premières années de sa vie voit croître toutes ses dents. Quand le ciel lui a donné sept autres années, les marques de la puberté lui annoncent qu’il peut devenir père à son tour. Dans le troisième âge ses membres s’accroissent ; un léger duvet d’une couleur indécise orne son menton. À vingt-huit ans toute sa force est venue ; cette époque la vertu paraît dans tout son éclat. À l’âge de trente-cinq ans il est mûr ; il est temps qu’il connaisse l’amour si désiré. À quarante-deux ans son âme est portée aux grandes choses ; ce qui est vil ne lui inspire que du dégoût. À quarante-neuf ans il a la plénitude de l’intelligence et de l’art de bien dire. À cinquante-six ans il possède encore ces heureux dons. Il peut encore à soixante-trois ans, mais il s’affaiblit : sa vertu, sa sagesse, son éloquence diminuent. Hélas ! parvenu à sa soixante-dixième année, ce n’est plus qu’un fruit mûr pour tomber dans la mort.
### IV.
Il est difficile de connaître l’étendue de la science universelle : elle est cachée dans une obscurité impénétrable ; elle repose hors de notre sphère en un lieu sublime, qui sert de limite à toutes choses.
### V.
II est un Dieu maître suprême ; aucun des immortels n’a un pouvoir égal au sien. Nous ne pouvons avoir qu’une idée obscure de la divinité. Conjurons ce maître suprême de répandre quelques rayons de sa gloire sur nos lois et de leur donner un heureux succès.
### VI.
Je désire que le deuil accompagne ma mort, que mes amis en me voyant fermer les yeux saluent mon âme de leur douleur et de leurs soupirs.
### VII.
Aucun mortel n’est heureux, mais aussi aucun de ceux qu’éclaire le soleil n’est vertueux.
### VIII.
J’aime les douces faveurs de Vénus, de Bacchus et celles des Muses : elles remplissent de joie les cœurs des infortunés mortels. Vieillissez en apprenant toujours quelque chose de nouveau. |
1,705 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Fragments_%28S%C3%A9monide_d%27Amorgos%29 | Fragments (Sémonide d'Amorgos) | # Fragments (Sémonide d'Amorgos)
Nous avons beaucoup de temps à passer dans la mort,
nous vivons des années au nombre très restreint, et nous les vivons mal.
Personne n'est sans reproche, personne n'est sans ennuis.
De celui qui est mort, nous ne nous mettrions en peine
si nous étions raisonnables, pas plus d'un seul jour.
... comment j'ai flambé le cochon et comment j'ai débité la viande
selon les règles rituelles, il est vrai que je ne m'y connais pas qu'un peu.
Dans sa part de butin, un homme rien de meilleur
qu'une femme si elle est honnête, rien de plus fâcheux si elle est mauvaise. |
1,706 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Odes_%28Horace%2C_S%C3%A9guier%29 | Odes (Horace, Séguier) | # Odes (Horace, Séguier)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Odes.
* Épodes (Horace, Séguier)
* Chant séculaire (Horace, Séguier) |
1,710 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Ventre_de_Paris | Le Ventre de Paris | # Le Ventre de Paris
## TABLE DES MATIÈRES
La Fortune des Rougon • La Curée • Le Ventre de Paris • La Conquête de Plassans • La Faute de l’abbé Mouret • Son Excellence Eugène Rougon • L’Assommoir • Une page d’amour • Nana • Pot-Bouille • Au bonheur des dames • La Joie de vivre • Germinal • L’Œuvre • La Terre • Le Rêve • La Bête humaine • L’Argent • La Débâcle • Le Docteur Pascal |
1,714 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A9nie_Grandet | Eugénie Grandet | # Eugénie Grandet
## EUGÉNIE GRANDET.
Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison.
Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l’aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d’une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l’appui de la croisée, au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l’originalité qui recommande cette partie de Saumur à l’attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d’entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d’argile brune d’où s’élancent les œillets ou les rosiers d’une pauvre ouvrière. Plus loin, c’est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L’Histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l’artisan a déifié son rabot, s’élève l’hôtel d’un gentilhomme où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du moyen-âge y retrouveraient l’ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n’ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l’inférieure, armée d’une sonnette à ressort va et vient constamment. L’air et le jour arrivent à cette espèce d’antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l’espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d’appui dans lequel s’encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez. Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l’Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l’enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l’atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous à l’affût d’un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d’apprendre le lendemain matin qu’il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l’eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D’un bout à l’autre de cette rue, l’ancienne Grand’rue de Saumur, ces mots : Voilà un temps d’or ! se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : Il pleut des louis, en sachant ce qu’un rayon de soleil, ce qu’une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n’obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l’achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n’achète pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n’ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s’assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s’y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d’Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d’un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l’effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.
Monsieur Grandet jouissait à Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n’ont point, peu ou prou, vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l’arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d’épouser la fille d’un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d’or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l’arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l’administration du district de Saumur, et son influence pacifique s’y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés ; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d’une communauté de femmes que l’on avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore ; sous l’Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n’aimait pas les républicains : il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l’Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion-d’Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet ; puis du vieux monsieur La Bertellière, père de la défunte ; et encore de madame Gentillet, grand’mère du côté maternel : trois successions dont l’importance ne fut connue de personne. L’avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l’aspect de l’or que dans les bénéfices de l’usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d’après les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d’égalité n’effacera jamais : il devint le plus imposé de l’arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva ; et cent vingt-sept arpents de prairies où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l’importance : l’une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet ; l’autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l’étendue des capitaux de l’ancien maire d’après la portée de l’obséquieuse considération dont il était l’objet. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d’un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n’échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l’estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d’admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d’acier ? à celui-ci maître Cruchot avait procuré l’argent nécessaire à l’achat d’un domaine, mais à onze pour cent ; à celui-là monsieur des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d’intérêts. Il s’écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l’objet d’un orgueil patriotique. Aussi plus d’un négociant, plus d’un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement : « Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires ; mais, quant à monsieur Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune ! » En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions ; mais, comme terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu’en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu’il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu’après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils : — Le père Grandet ?… le père Grandet doit avoir cinq à six millions. — Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n’ai jamais pu savoir le total, répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s’ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s’ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Une si grande fortune couvrait d’un manteau d’or toutes les actions de cet homme. Si d’abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s’étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l’autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, où chacun, après l’avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l’instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. — L’hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés : il faut vendanger. — Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année. Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s’était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu’il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remerciements. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l’église ; la lumière, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles ; l’acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d’une manière fatigante aussitôt qu’il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d’éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait : — Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme. Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules ; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucunes sinuosités, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir, il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puces, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.
Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de président au tribunal de première instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait à faire prévaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait déjà C. de Bonfons. Le plaideur assez malavisé pour l’appeler monsieur Cruchot s’apercevait bientôt à l’audience de sa sottise. Le magistrat protégeait ceux qui le nommaient monsieur le président, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le président était âgé de trente-trois ans, possédait le domaine de Bonfons (Boni Fontis), valant sept mille livres de rente ; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l’abbé Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour être assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alliés à vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis à Florence les Médicis ; et, comme les Médicis, les Cruchot avaient leurs Pazzi. Madame des Grassins, mère d’un fils de vingt-trois ans, venait très assidûment faire la partie de madame Grandet, espérant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eugénie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait vigoureusement les manœuvres de sa femme par de constants services secrètement rendus au vieil avare, et arrivait toujours à temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidèles. Du côté des Cruchot, l’abbé, le Talleyrand de la famille, bien appuyé par son frère le notaire, disputait vivement le terrain à la financière, et tentait de réserver le riche héritage à son neveu le président. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix était la main d’Eugénie Grandet, occupait passionnément les diverses sociétés de Saumur. Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins ? À ce problème, les uns répondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni à l’un ni à l’autre. L’ancien tonnelier rongé d’ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, à qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passés, présents et futurs des Grandet. D’autres répliquaient que monsieur et madame des Grassins étaient nobles, puissamment riches, qu’Adolphe était un bien gentil cavalier, et qu’à moins d’avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d’ailleurs, avait porté le bonnet rouge. Les plus sensés faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrées à toute heure au logis, tandis que son rival n’y était reçu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liée avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idées qui la feraient, tôt ou tard, réussir. Ceux-là répliquaient que l’abbé Cruchot était l’homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait égale. — Ils sont manche à manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prétendaient que les Grandet étaient trop avisés pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugénie Grandet de Saumur serait mariée au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. À cela les Cruchotins et les Grassinistes répondaient : — D’abord les deux frères ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. Il est maire d’un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce ; il renie Grandet de Saumur, et prétend s’allier à quelque famille ducale par la grâce de Napoléon. Que ne disait-on pas d’une héritière dont on parlait à vingt lieues à la ronde et jusque dans les voitures publiques, d’Angers à Blois inclusivement ? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportèrent un avantage signalé sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable château, ses fermes, rivières, étangs, forêts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligé de réaliser ses capitaux. Maître Cruchot, le président Cruchot, l’abbé Cruchot, aidés par leurs adhérents, surent empêcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d’or en lui persuadant qu’il y aurait des poursuites sans nombre à diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots ; il valait mieux vendre à monsieur Grandet, homme solvable, et capable d’ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyé vers l’œsophage de monsieur Grandet, qui, au grand étonnement de Saumur, le paya, sous escompte, après les formalités. Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. Monsieur Grandet alla voir son château par l’occasion d’une charrette qui y retournait. Après avoir jeté sur sa propriété le coup d’œil du maître, il revint à Saumur, certain d’avoir placé ses fonds à cinq, et saisi de la magnifique pensée d’arrondir le marquisat de Froidfond en y réunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trésor presque vide, il décida de couper à blanc ses bois, ses forêts, et d’exploiter les peupliers de ses prairies.
Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison à monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l’apparence des pierres vermiculées de l’architecture française et quelque ressemblance avec le porche d’une geôle. Au dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d’une plinthe saillante, sur laquelle s’élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjà. La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s’y rattachait par un anneau, et frappait sur la tête grimaçante d’un maître-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient Jacquemart, ressemblait à un gros point d’admiration ; en l’examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu’il représentait jadis, et qu’un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d’une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d’arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s’élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun ; là, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l’an les cheveux de monsieur Grandet ; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse-branche s’adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les sièges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l’aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever madame Grandet à une hauteur qui lui permit de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s’étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d’avril jusqu’au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d’hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis longtemps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.
La Grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d’accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l’enviait à monsieur et à madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu’elle n’eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d’elle sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. À l’âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n’avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante ; et certes ce sentiment était bien injuste : sa figure eût été fort admirée sur les épaules d’un grenadier de la garde ; mais en tout il faut, dit-on, l’à-propos. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors se marier, et voulait déjà monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu’on pouvait tirer d’une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l’était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n’épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l’âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l’employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrètement de joie, et s’attacha sincèrement au tonnelier, qui d’ailleurs l’exploita féodalement. Nanon faisait tout : elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules ; elle se levait au jour, se couchait tard ; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs ; défendait, comme un chien fidèle, le bien de son maître ; enfin, pleine d’une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu’elle reçut jamais de lui. Quoiqu’il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l’aimer comme on aime un chien, et Nanon s’était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s’en plaignait pas ; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévère de la maison où jamais personne n’était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille : elle riait quand riait Grandet, s’attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité ! Jamais le maître n’avait reproché à la servante ni l’halleberge ou la pêche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l’arbre. — Allons, régale-toi, Nanon, lui disait-il dans les années où les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n’avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil. D’ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvaient contenir qu’un sentiment et une idée. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du père Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant : — Que voulez-vous, ma mignonne ? Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n’avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu’elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l’était la Vierge Marie elle-même ; Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant : — Cette pauvre Nanon ! Son exclamation était toujours suivie d’un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis longtemps une chaîne d’amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré par la vieille fille, avait je ne sais quoi d’horrible. Cette atroce pitié d’avare, qui réveillait mille plaisirs au cœur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi : Pauvre Nanon ! Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et à leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages où les domestiques étaient mieux traités, mais où les maîtres n’en recevaient néanmoins aucun contentement. De là cette autre phrase : « Qu’est-ce que les Grandet font donc à leur grande Nanon pour qu’elle leur soit si attachée ? Elle passerait dans le feu pour eux ! » Sa cuisine, dont les fenêtres grillées donnaient sur la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d’avare où rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dîner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprès de ses maîtres. Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d’habiter impunément cette espèce de trou, d’où elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d’une oreille et se reposer en veillant.
La description des autres portions du logis se trouvera liée aux événements de cette histoire ; mais d’ailleurs le croquis de la salle où éclatait tout le luxe du ménage peut faire soupçonner par avance la nudité des étages supérieurs.
En 1819, vers le commencement de la soirée, au milieu du mois de novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la première fois. L’automne avait été très beau. Ce jour était un jour de fête bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se préparaient-ils à venir armés de toutes pièces, pour se rencontrer dans la salle et s’y surpasser en preuves d’amitié. Le matin tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnées de Nanon, se rendant à l’église paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour était l’anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugénie. Aussi, calculant l’heure où le dîner devait finir, maître Cruchot, l’abbé Cruchot et monsieur C. de Bonfons s’empressaient-ils d’arriver avant les des Grassins pour fêter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d’énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le président voulait présenter était ingénieusement enveloppée d’un ruban de satin blanc, orné de franges d’or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mémorables de la naissance et de la fête d’Eugénie, était venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel, consistant, depuis treize années, en une curieuse pièce d’or. Madame Grandet donnait ordinairement à sa fille une robe d’hiver ou d’été, selon la circonstance. Ces deux robes, les pièces d’or qu’elle récoltait au premier jour de l’an et à la fête de son père, lui composaient un petit revenu de cent écus environ, que Grandet aimait à lui voir entasser. N’était-ce pas mettre son argent d’une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, élever à la brochette l’avarice de son héritière, à laquelle il demandait parfois compte de son trésor, autrefois grossi par les La Bertellière, en lui disant : — Ce sera ton douzain de mariage. Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conservé dans quelques pays situés au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l’époux doit lui donner une bourse où se trouvent, suivant les fortunes, douze pièces ou douze douzaines de pièces ou douze cents pièces d’argent ou d’or. La plus pauvre des bergères ne se marierait pas sans son douzain, ne fût-il composé que de gros sous. On parle encore à Issoudun de je ne sais quel douzain offert à une riche héritière et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d’or. Le pape Clément VII, oncle de Catherine de Médicis, lui fit présent, en la mariant à Henri II, d’une douzaine de médailles d’or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dîner, le père, tout joyeux de voir son Eugénie plus belle dans une robe neuve, s’était écrié : — Puisque c’est la fête d’Eugénie, faisons du feu ! ce sera de bon augure.
— Mademoiselle se mariera dans l’année, c’est sûr, dit la grande Nanon en remportant les restes d’une oie, ce faisan des tonneliers.
— Je ne vois point de partis pour elle à Saumur, répondit madame Grandet en regardant son mari d’un air timide qui, vu son âge, annonçait l’entière servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme.
Grandet contempla sa fille, et s’écria gaiement : — Elle a vingt-trois ans aujourd’hui, l’enfant, il faudra bientôt s’occuper d’elle.
Eugénie et sa mère se jetèrent silencieusement un coup d’œil d’intelligence.
Madame Grandet était une femme sèche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente ; une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n’ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C’était une excellente femme, une vraie La Bertellière. L’abbé Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu’elle n’avait pas été trop mal, et elle le croyait. Une douceur angélique, une résignation d’insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d’âme, un bon cœur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs à la fois pour ses menues dépenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apporté au père Grandet plus de trois cent mille francs, s’était toujours sentie si profondément humiliée d’une dépendance et d’un ilotisme contre lequel la douceur de son âme lui interdisait de se révolter, qu’elle n’avait jamais demandé un sou, ni fait une observation sur les actes que maître Cruchot lui présentait à signer. Cette fierté sotte et secrète, cette noblesse d’âme constamment méconnue et blessée par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdâtre, qu’elle s’était accoutumée à faire durer près d’une année ; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d’un remords en se rappelant le long temps écoulé depuis le jour où il avait donné six francs à sa femme, stipulait-il toujours des épingles pour elle en vendant ses récoltes de l’année. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acquéreur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reçu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse était commune : — As-tu quelques sous à me prêter ? Et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et maître, lui rendait, dans le courant de l’hiver, quelques écus sur l’argent des épingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pièce de cent sous allouée par mois pour les menues dépenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, après avoir boutonné son gousset, de dire à sa femme : — Et toi, la mère, veux-tu quelque chose ?
— Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela.
Sublimité perdue ! Grandet se croyait très généreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie ne sont-ils pas en droit de trouver que l’ironie est le fond du caractère de la Providence ? Après ce dîner, où, pour la première fois, il fut question du mariage d’Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant.
— Grande bête, lui dit son maître, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi ?
— Monsieur, c’est cette marche de votre escalier qui ne tient pas.
— Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dû la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugénie a failli s’y fouler le pied.
— Tiens, dit Grandet à Nanon en la voyant toute pâle, puisque c’est la naissance d’Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre.
— Ma foi, je l’ai bien gagné, dit Nanon. À ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille, mais je me serais plutôt cassé le coude pour la tenir en l’air.
— C’te pauvre Nanon ! dit Grandet en lui versant le cassis.
— T’es-tu fait mal ? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt.
— Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins.
— Hé bien ! puisque c’est la naissance d’Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, à l’endroit où elle est encore solide.
Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumière que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils.
— Faut-il vous aider ? lui cria Nanon en l’entendant frapper dans l’escalier.
— Non ! non ! ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier.
Au moment où Grandet raccommodait lui-même son escalier vermoulu, et sifflait à tue-tête en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappèrent à la porte.
— C’est-y vous, monsieur Cruchot ? demanda Nanon en regardant par la petite grille.
— Oui, répondit le président.
Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voûte, permit aux trois Cruchot d’apercevoir l’entrée de la salle.
— Ah ! vous êtes des fêteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs.
— Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis à vous ! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier.
— Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit.
Madame et mademoiselle Grandet se levèrent. Le président, profitant de l’obscurité, dit alors à Eugénie : — Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd’hui que vous venez de naître, une suite d’années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez ?
Il offrit un gros bouquet de fleurs rares à Saumur ; puis, serrant l’héritière par les coudes, il l’embrassa des deux côtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour.
— Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fête, monsieur le président !
— Mais, avec mademoiselle, répondit l’abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fête.
L’abbé baisa la main d’Eugénie. Quant à maître Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit : — Comme ça nous pousse, ça ! Tous les ans douze mois.
En replaçant la lumière devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la répétait à satiété quand elle lui semblait drôle, dit : — Puisque c’est la fête d’Eugénie, allumons les flambeaux !
Il ôta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobèche à chaque piédestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d’un bout de papier, la ficha dans le trou, l’assura, l’alluma, et vint s’asseoir à côté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L’abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers à agrafes d’argent : — Les des Grassins ne sont pas venus ?
— Pas encore, dit Grandet.
— Mais doivent-ils venir ? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire.
— Je le crois, répondit madame Grandet.
— Vos vendanges sont-elles finies ? demanda le président de Bonfons à Grandet.
— Partout ! lui dit le vieux vigneron, en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d’orgueil comme son mot, partout ! Par la porte du couloir qui allait à la cuisine, il vit alors la grande Nanon, assise à son feu, ayant une lumière et se préparant à filer là, pour ne pas se mêler à la fête. — Nanon, dit-il, en s’avançant dans le couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumière, et venir avec nous ? Pardieu ! la salle est assez grande pour nous tous.
— Mais, monsieur, vous aurez du beau monde.
— Ne les vaux-tu pas bien ? ils sont de la côte d’Adam tout comme toi.
Grandet revint vers le président et lui dit : — Avez-vous vendu votre récolte ?
— Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Belges ne l’emporteront pas sur nous. S’ils s’en vont, hé bien ! ils reviendront.
— Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d’un ton qui fit frémir le président.
— Serait-il en marché ? pensa Cruchot.
En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et l’abbé.
Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d’une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de l’arrière-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s’affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton à la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-maître dans la garde impériale, grièvement blessé à Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, l’apparente franchise des militaires.
— Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot. — Mademoiselle, dit-il à Eugénie après avoir salué madame Grandet, vous êtes toujours belle et sage, je ne sais en vérité ce que l’on peut vous souhaiter. Puis il présenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyère du Cap, fleur nouvellement apportée en Europe et fort rare.
Madame des Grassins embrassa très affectueusement Eugénie, lui serra la main, et lui dit : — Adolphe s’est chargé de vous présenter mon petit souvenir.
Un grand jeune homme blond, pâle et frêle, ayant d’assez bonnes façons, timide en apparence, mais qui venait de dépenser à Paris, où il était allé faire son droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s’avança vers Eugénie, l’embrassa sur les deux joues, et lui offrit une boîte à ouvrage dont tous les ustensiles étaient en vermeil, véritable marchandise de pacotille, malgré l’écusson sur lequel un E. G. gothique assez bien gravé pouvait faire croire à une façon très soignée. En l’ouvrant, Eugénie eut une de ces joies inespérées et complètes qui font rougir, tressaillir, trembler d’aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son père, comme pour savoir s’il lui était permis d’accepter, et monsieur Grandet dit un « Prends, ma fille ! » dont l’accent eût illustré un acteur. Les trois Cruchot restèrent stupéfaits en voyant le regard joyeux et animé lancé sur Adolphe des Grassins par l’héritière à qui de semblables richesses parurent inouïes. Monsieur des Grassins offrit à Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombés sur le ruban de la Légion-d’Honneur attaché à la boutonnière de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d’un air qui semblait dire : — Parez-moi cette botte-là ? Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus où étaient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi jouée d’une femme moqueuse. Dans cette conjoncture délicate, l’abbé Cruchot laissa la société s’asseoir en cercle devant le feu et alla se promener au fond de la salle avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée des Grassins : — Ces gens-là, dit le prêtre à l’oreille de l’avare, jettent l’argent par les fenêtres.
— Qu’est-ce que cela fait, s’il rentre dans ma cave, répliqua le vigneron.
— Si vous vouliez donner des ciseaux d’or à votre fille, vous en auriez bien le moyen, dit l’abbé.
— Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet.
— Mon neveu est une cruche, pensa l’abbé en regardant le président dont les cheveux ébouriffés ajoutaient encore à la mauvaise grâce de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite bêtise qui eût du prix ?
— Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins.
— Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables…
— Puisque c’est la fête d’Eugénie, faites votre loto général, dit le père Grandet, ces deux enfants en seront. L’ancien tonnelier, qui ne jouait jamais à aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. — Allons, Nanon, mets les tables.
— Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, dit gaiement madame des Grassins toute joyeuse de la joie qu’elle avait causée à Eugénie.
— Je n’ai jamais de ma vie été si contente, lui dit l’héritière. Je n’ai rien vu de si joli nulle part.
— C’est Adolphe qui l’a rapportée de Paris et qui l’a choisie, lui dit madame des Grassins à l’oreille.
— Va, va ton train, damnée intrigante ! se disait le président ; si tu es jamais en procès, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne.
Le notaire, assis dans son coin, regardait l’abbé d’un air calme en se disant : — Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frère et celle de mon neveu montent en somme à onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moitié, et ils ont une fille : ils peuvent offrir ce qu’ils voudront ! héritière et cadeaux, tout sera pour nous un jour.
À huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. La jolie madame des Grassins avait réussi à mettre son fils à côté d’Eugénie. Les acteurs de cette scène pleine d’intérêt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariolés, chiffrés, et de jetons en verre bleu, semblaient écouter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numéro sans faire une remarque ; mais tous pensaient aux millions de monsieur Grandet. Le vieux tonnelier contemplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fraîche de madame des Grassins, la tête martiale du banquier, celle d’Adolphe, le président, l’abbé, le notaire, et se disait intérieurement : Ils sont là pour mes écus. Ils viennent s’ennuyer ici pour ma fille. Hé ! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-là me servent de harpons pour pêcher !
Cette gaieté de famille, dans ce vieux salon gris, mal éclairé par deux chandelles ; ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la grande Nanon, et qui n’étaient sincères que sur les lèvres d’Eugénie ou de sa mère ; cette petitesse jointe à de si grands intérêts ; cette jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu’ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par des preuves d’amitié dont elle était la dupe ; tout contribuait à rendre cette scène tristement comique. N’est-ce pas d’ailleurs une scène de tous les temps et de tous les lieux, mais ramenée à sa plus simple expression ? La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d’énormes profits, dominait ce drame et l’éclairait. N’était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l’Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie ? Les doux sentiments de la vie n’occupaient là qu’une place secondaire, ils animaient trois cœurs purs, ceux de Nanon, d’Eugénie et sa mère. Encore, combien d’ignorance dans leur naïveté ! Eugénie et sa mère ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n’estimaient les choses de la vie qu’à la lueur de leurs pâles idées, et ne prisaient ni ne méprisaient l’argent, accoutumées qu’elles étaient à s’en passer. Leurs sentiments, froissés à leur insu mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle. Affreuse condition de l’homme ! il n’y a pas un de ses bonheurs qui ne vienne d’une ignorance quelconque. Au moment où madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eût jamais été ponté dans cette salle, et que la grande Nanon riait d’aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit à la porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautèrent sur leurs chaises.
— Ce n’est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire.
— Peut-on cogner comme ça, dit Nanon. Veulent-ils casser notre porte ?
— Quel diable est-ce ? s’écria Grandet.
Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnée de Grandet.
— Grandet, Grandet, s’écria sa femme qui poussée par un vague sentiment de peur s’élança vers la porte de la salle.
Tous les joueurs se regardèrent.
— Si nous y allions, dit monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paraît malveillant.
À peine fut-il permis à monsieur des Grassins d’apercevoir la figure d’un jeune homme accompagné du facteur des messageries, qui portait deux malles énormes et traînait des sacs de nuit. Grandet se retourna brusquement vers sa femme et lui dit : — Madame Grandet, allez à votre loto. Laissez-moi m’entendre avec monsieur. Puis il tira vivement la porte de la salle, où les joueurs agités reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu.
— Est-ce quelqu’un de Saumur, monsieur des Grassins ? lui dit sa femme.
— Non, c’est un voyageur.
— Il ne peut venir que de Paris. En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre épaisse de deux doigts et qui ressemblait à un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste ! la diligence du Grand Bureau n’est jamais en retard.
— Et ce monsieur est-il jeune ? demanda l’abbé Cruchot.
— Oui, répondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos.
— Nanon ne revient pas, dit Eugénie.
— Ce ne peut être qu’un de vos parents, dit le président.
— Faisons les mises, s’écria doucement Madame Grandet. À sa voix, j’ai vu que monsieur Grandet était contrarié, peut-être ne serait-il pas content de s’apercevoir que nous parlons de ses affaires.
— Mademoiselle, dit Adolphe à sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j’ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mère lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant à haute voix deux sous pour sa mise : — Veux-tu te taire, grand nigaud ! lui dit-elle à l’oreille.
En ce moment, Grandet rentra sans la grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers ; il était suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiosités et préoccupait si vivement les imaginations, que son arrivée en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut être comparée à celle d’un colimaçon dans une ruche, ou à l’introduction d’un paon dans quelque obscure basse-cour de village.
— Asseyez-vous auprès du feu, lui dit Grandet.
Avant de s’asseoir, le jeune étranger salua très gracieusement l’assemblée. Les hommes se levèrent pour répondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse.
— Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-être de…
— Voilà bien les femmes ! dit le vieux vigneron en quittant la lecture d’une lettre qu’il tenait à la main, laissez donc monsieur se reposer.
— Mais, mon père, monsieur a peut-être besoin de quelque chose, dit Eugénie.
— Il a une langue, répondit sévèrement le vigneron.
L’inconnu fut seul surpris de cette scène. Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. Néanmoins, quand ces deux demandes et ces deux réponses furent échangées, l’inconnu se leva, présenta le dos au feu, leva l’un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit à Eugénie : — Ma cousine, je vous remercie, j’ai dîné à Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n’ai besoin de rien, je ne suis même point fatigué.
— Monsieur vient de la capitale, demanda madame des Grassins.
Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s’entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaîne à son col, l’appliqua sur son œil droit pour examiner et ce qu’il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit après avoir tout vu : — Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter…
— J’étais sûre que c’était le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites œillades.
— Quarante-sept, cria le vieil abbé. Marquez donc, madame des Grassins, n’est-ce pas votre numéro ?
Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour à tour le cousin de Paris et Eugénie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune héritière lança de furtifs regards à son cousin, et la femme du banquier put facilement y découvrir un crescendo d’étonnement ou de curiosité.
Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. À vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l’enfance pour se laisser aller à des enfantillages. Aussi, peut-être, sur cent d’entre eux, s’en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d’aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d’y paraître avec la supériorité d’un jeune homme à la mode, de désespérer l’arrondissement par son luxe, d’y faire époque, et d’y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d’un mot, il voulait passer à Saumur plus de temps qu’à Paris à se brosser les ongles, et y affecter l’excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grâce. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaîne de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingénieux : il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, à reflets d’or, de pailletés, de chinés, de doubles, à châle ou droits de col, à col renversé, de boutonnés jusqu’en haut, à boutons d’or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur à cette époque. Il emporta deux habits de Buisson, et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d’or, présent de sa mère. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu’il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Écosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur ; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut, enfin, une cargaison de futilités parisiennes aussi complète qu’il était possible de la faire, et où, depuis la cravache qui sert à commencer un duel, jusqu’aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que… etc., et qu’il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château ; il ne savait pas le trouver à Saumur où il ne s’était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond ; mais, en le sachant en ville, il crut l’y voir dans un grand hôtel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée ; la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps résumait les perfections spéciales d’une chose ou d’un homme. À Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux châtains ; il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond de manière à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire à châle sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaîne d’or à l’une des boutonnières. Son pantalon gris se boutonnait sur les côtés, où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d’or sculpté n’altérait point la fraîcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d’un goût excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphère la plus élevée, pouvait seul et s’agencer ainsi sans paraître ridicule, et donner une harmonie de fatuité à toutes ces niaiseries, que soutenait d’ailleurs un air brave, l’air d’un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sûr et Annette. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif éclat que l’élégance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salle, et des figures qui composaient le tableau de famille, essayez de vous représenter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac et ne songeaient plus depuis longtemps à éviter ni les roupies, ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, à cols recroquevillés et à plis jaunâtres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitôt qu’ils se les étaient attachées au cou. L’énorme quantité de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grâce et de sénilité. Leurs figures, aussi flétries que l’étaient leurs habits râpés, aussi plissées que leurs pantalons, semblaient usées, racornies, et grimaçaient. La négligence générale des autres costumes, tous incomplets, sans fraîcheur, comme le sont les toilettes de province, où l’on arrive insensiblement à ne plus s’habiller les uns pour les autres, et à prendre garde au prix d’une paire de gants, s’accordait avec l’insouciance des Cruchot. L’horreur de la mode était le seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s’entendissent parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprimés et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l’Encyclopédie méthodique et le Moniteur, aussitôt les joueurs de loto levaient le nez et le considéraient avec autant de curiosité qu’ils en eussent manifesté pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d’un homme à la mode n’était pas inconnue, s’associèrent néanmoins à l’étonnement de leurs voisins, soit qu’ils éprouvassent l’indéfinissable influence d’un sentiment général, soit qu’ils l’approuvassent en disant à leurs compatriotes par des œillades pleines d’ironie : — Voilà comme ils sont à Paris. Tous pouvaient d’ailleurs observer Charles à loisir, sans craindre de déplaire au maître du logis. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu’il tenait, et il avait pris pour la lire l’unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hôtes ni de leur plaisir. Eugénie, à qui le type d’une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclée. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut résumer les impressions que le jeune élégant produisit sur une ignorante fille sans cesse occupée à rapetasser des bas, à ravauder la garde-robe de son père, et dont la vie s’était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son cœur les émotions de fine volupté que causent à un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall dans les Keepsake anglais et gravées par les Finden d’un burin si habile, qu’on a peur, en soufflant sur le vélin, de faire envoler ces apparitions célestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodé par la grande dame qui voyageait en Écosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l’amour, Eugénie regarda son cousin pour savoir s’il allait bien réellement s’en servir. Les manières de Charles, ses gestes, la façon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritière et qu’il trouvait évidemment ou sans valeur ou ridicule ; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot et les des Grassins lui plaisait si fort qu’avant de s’endormir elle dut rêver longtemps à ce phénix des cousins.
Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientôt le loto fut arrêté. La grande Nanon entra et dit tout haut :
— Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit à ce monsieur.
Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins dit alors à voix basse :
— Gardons nos sous et laissons le loto. Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe écornée où il les avait mis ; puis l’assemblée se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu.
— Vous avez donc fini ? dit Grandet sans quitter sa lettre.
— Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place près de Charles.
Eugénie, mue par une de ces pensées qui naissent au cœur des jeunes filles quand un sentiment s’y loge pour la première fois, quitta la salle pour aller aider sa mère et Nanon. Si elle avait été questionnée par un confesseur habile, elle lui eût sans doute avoué qu’elle ne songeait ni à sa mère ni à Nanon, mais qu’elle était travaillée par un poignant désir d’inspecter la chambre de son cousin pour s’y occuper de son cousin, pour y placer quoi que ce fût, pour obvier à un oubli, pour y tout prévoir, afin de la rendre, autant que possible, élégante et propre. Eugénie se croyait déjà seule capable de comprendre les goûts et les idées de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver à sa mère et à Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout était à faire. Elle donna l’idée à la grande Nanon de bassiner les draps avec la braise du feu ; elle couvrit elle-même la vieille table d’un napperon, et recommanda bien à Nanon de changer le napperon tous les matins. Elle convainquit sa mère de la nécessité d’allumer un bon feu dans la cheminée, et détermina Nanon à monter, sans en rien dire à son père, un gros tas de bois dans le corridor. Elle courut chercher dans une des encoignures de la salle un plateau de vieux laque qui venait de la succession de feu le vieux monsieur de La Bertellière, y prit également un verre de cristal à six pans, une petite cuiller dédorée, un flacon antique où étaient gravés des amours, et mit triomphalement le tout sur un coin de la cheminée. Il lui avait plus surgi d’idées en un quart d’heure qu’elle n’en avait eu depuis qu’elle était au monde.
— Maman, dit-elle, jamais mon cousin ne supportera l’odeur d’une chandelle. Si nous achetions de la bougie ?… Elle alla, légère comme un oiseau, tirer de sa bourse l’écu de cent sous qu’elle avait reçu pour ses dépenses du mois.
— Tiens, Nanon, dit-elle, va vite.
— Mais, que dira ton père ? Cette objection terrible fut proposée par madame Grandet en voyant sa fille armée d’un sucrier de vieux Sèvres rapporté du château de Froidfond par Grandet.
— Et où prendras-tu donc du sucre ? es-tu folle ?
— Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie.
— Mais ton père ?
— Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d’eau sucrée ? D’ailleurs, il n’y fera pas attention.
— Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête.
Nanon hésitait, elle connaissait son maître.
— Mais va donc, Nanon, puisque c’est ma fête !
Nanon laissa échapper un gros rire en entendant la première plaisanterie que sa jeune maîtresse eût jamais faite, et lui obéit. Pendant qu’Eugénie et sa mère s’efforçaient d’embellir la chambre destinée par monsieur Grandet à son neveu, Charles se trouvait l’objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries.
— Vous êtes bien courageux, monsieur, lui dit-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l’hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l’on peut encore s’y amuser.
Elle lui lança une véritable œillade de province, où, par habitude, les femmes mettent tant de réserve et de prudence dans leurs yeux qu’elles leur communiquent la friande concupiscence particulière à ceux des ecclésiastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dépaysé dans cette salle, si loin du vaste château et de la fastueuse existence qu’il supposait à son oncle, qu’en regardant attentivement madame des Grassins, il aperçut enfin une image à demi effacée des figures parisiennes. Il répondit avec grâce à l’espèce d’invitation qui lui était adressée, et il s’engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. Il existait chez elle et chez Charles un même besoin de confiance. Aussi, après quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sérieuses, l’adroite provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes qui parlaient de la vente des vins, dont s’occupait en ce moment tout le Saumurois : — Monsieur, si vous voulez nous faire l’honneur de venir nous voir, vous ferez très certainement autant de plaisir à mon mari qu’à moi. Notre salon est le seul dans Saumur où vous trouverez réunis le haut commerce et la noblesse : nous appartenons aux deux sociétés, qui ne veulent se rencontrer que là, parce qu’on s’y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est également considéré par les uns et par les autres. Ainsi, nous tâcherons de faire diversion à l’ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu ! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu’à ses provins, votre tante est une dévote qui ne sait pas coudre deux idées, et votre cousine est une petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie à raccommoder des torchons.
— Elle est très bien, cette femme, se dit en lui-même Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins.
— Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, dit en riant le gros et grand banquier.
À cette observation, le notaire et le président dirent des mots plus ou moins malicieux ; mais l’abbé les regarda d’un air fin et résuma leurs pensées en prenant une pincée de tabac, et offrant sa tabatière à la ronde :
— Qui mieux que madame, dit-il, pourrait faire à monsieur les honneurs de Saumur ?
— Ha ! çà, comment l’entendez-vous, monsieur l’abbé ? demanda monsieur des Grassins.
— Je l’entends, monsieur, dans le sens le plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rusé vieillard en se tournant vers Charles.
Sans paraître y prêter la moindre attention, l’abbé Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins.
— Monsieur, dit enfin Adolphe à Charles d’un air qu’il aurait voulu rendre dégagé, je ne sais si vous avez conservé quelque souvenir de moi ; j’ai eu le plaisir d’être votre vis-à-vis à un bal donné par monsieur le baron de Nucingen, et, …
— Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit Charles surpris de se voir l’objet des attentions de tout le monde.
— Monsieur est votre fils ? demanda-t-il à madame des Grassins.
L’abbé regarda malicieusement la mère.
— Oui, monsieur, dit-elle.
— Vous étiez donc bien jeune à Paris ? reprit Charles en s’adressant à Adolphe.
— Que voulez-vous, monsieur, dit l’abbé, nous les envoyons à Babylone aussitôt qu’ils sont sevrés.
Madame des Grassins interrogea l’abbé par un regard d’une étonnante profondeur.
— Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques années aussi fraîches que l’est madame, après avoir eu des fils bientôt Licenciés en Droit. Il me semble être encore au jour où les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l’abbé en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succès sont d’hier…
— Oh ! le vieux scélérat ! se dit en elle-même madame des Grassins, me devinerait-il donc ?
— Il paraît que j’aurai beaucoup de succès à Saumur, se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard à travers les espaces pour imiter la pose donnée à lord Byron par Chantrey.
L’inattention du père Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n’échappèrent ni au notaire ni au président, qui tâchaient d’en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D’ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affectée par cet homme en lisant la fatale lettre que voici :
« Mon frère, voici bientôt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été l’objet de notre dernière entrevue, après laquelle nous nous sommes quittés joyeux l’un et l’autre. Certes je ne pouvais guère prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, à la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n’existerai plus. Dans la position où j’étais, je n’ai pas voulu survivre à la honte d’une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu’au dernier moment, espérant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m’emportent mes dernières ressources et ne me laissent rien. J’ai la douleur de devoir près de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d’actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l’abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours, Paris dira : « Monsieur Grandet était un fripon ! » Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d’infamie. Je ravis à mon fils et son nom que j’entache et la fortune de sa mère. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j’idolâtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s’épanchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour ? Mon frère, mon frère, la malédiction de nos enfants est épouvantable ; ils peuvent appeler de la nôtre, mais la leur est irrévocable. Grandet, tu es mon aîné, tu me dois ta protection : fais que Charles ne jette aucune parole amère sur ma tombe ! Mon frère, si je t’écrivais avec mon sang et mes larmes ; il n’y aurait pas autant de douleurs que j’en mets dans cette lettre ; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus ; mais je souffre et vois la mort d’un œil sec. Te voilà donc le père de Charles ! il n’a point de parents du côté maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n’ai-je pas obéi aux préjugés sociaux ? Pourquoi ai-je cédé à l’amour ? Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? Charles n’a plus de famille. Ô mon malheureux fils ! mon fils ! Écoute, Grandet, je ne suis pas venu t’implorer pour moi ; d’ailleurs tes biens ne sont peut-être pas assez considérables pour supporter une hypothèque de trois millions ; mais pour mon fils ! Sache-le bien, mon frère, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de père. Il m’aimait bien, Charles ; j’étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais : il ne me maudira pas. D’ailleurs, tu verras ; il est doux, il tient de sa mère, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant ! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connaît aucune des privations auxquelles nous a condamnés l’un et l’autre notre première misère… Et le voilà ruiné, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c’est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah ! je voudrais avoir le bras assez fort pour l’envoyer d’un seul coup dans les cieux près de sa mère. Folie ! je reviens à mon malheur, à celui de Charles. Je te l’ai donc envoyé pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort à venir. Sois un père pour lui, mais un bon père. Ne l’arrache pas tout à coup à sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande à genoux de renoncer aux créances qu’en qualité d’héritier de sa mère il pourrait exercer contre moi. Mais c’est une prière superflue ; il a de l’honneur, et sentira bien qu’il ne doit pas se joindre à mes créanciers. Fais-le renoncer à ma succession en temps utile. Révèle-lui les dures conditions de la vie que je lui fais ; et s’il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n’est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvés tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte ; et, s’il veut écouter la voix de son père, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu’il parte, qu’il aille aux Indes ! Mon frère, Charles est un jeune homme probe et courageux : tu lui feras une pacotille, il mourrait plutôt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prêteras ; car tu lui en prêteras, Grandet ! sinon tu te créerais des remords. Ah ! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais éternellement vengeance à Dieu de ta dureté. Si j’avais pu sauver quelques valeurs, j’avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mère ; mais les payements de ma fin du mois avaient absorbé toutes mes ressources. Je n’aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant ; j’aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m’eût réchauffé ; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. Je tâche de prouver par la bonne foi qui préside à mes affaires qu’il n’y a dans mes désastres ni faute ni improbité. N’est-ce pas m’occuper de Charles ? Adieu, mon frère. Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n’en doute pas. Il y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde où nous devons aller tous un jour, et où je suis déjà.
— Vous causez donc ? dit le père Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mêmes plis et la mettant dans la poche de son gilet. Il regarda son neveu d’un air humble et craintif sous lequel il cacha ses émotions et ses calculs. — Vous êtes-vous réchauffé ?
— Très bien, mon cher oncle.
— Hé ! bien, où sont donc nos femmes ? dit l’oncle oubliant déjà que son neveu couchait chez lui. En ce moment Eugénie et madame Grandet rentrèrent. — Tout est-il arrangé là-haut ? leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme.
— Oui, mon père.
— Hé ! bien, mon neveu, si vous êtes fatigué, Nanon va vous conduire à votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor ! mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n’ont jamais le sou. Les impôts nous avalent tout.
— Nous ne voulons pas être indiscrets, Grandet, dit le banquier. Vous pouvez avoir à jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. À demain.
À ces mots, l’assemblée se leva, et chacun fit la révérence suivant son caractère. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne, et vint l’allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n’avait pas prévu l’incident qui devait faire finir prématurément la soirée, et son domestique n’était pas arrivé.
— Voulez-vous me faire l’honneur d’accepter mon bras, madame ? dit l’abbé Cruchot à madame des Grassins.
— Merci, monsieur l’abbé. J’ai mon fils, répondit-elle sèchement.
— Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l’abbé.
— Donne donc le bras à monsieur Cruchot, lui dit son mari.
L’abbé emmena la jolie dame assez lestement pour se trouver à quelques pas en avant de la caravane.
— Il est très bien, ce jeune homme, madame, lui dit-il en lui serrant le bras. Adieu, paniers, vendanges sont faites ! Il vous faut dire adieu à mademoiselle Grandet, Eugénie sera pour le Parisien. À moins que ce cousin ne soit amouraché d’une Parisienne, votre fils Adolphe va rencontrer en lui le rival le plus…
— Laissez donc, monsieur l’abbé. Ce jeune homme ne tardera pas à s’apercevoir qu’Eugénie est une niaise, une fille sans fraîcheur. L’avez-vous examinée ? elle était, ce soir, jaune comme un coing.
— Vous l’avez peut-être déjà fait remarquer au cousin.
— Et je ne m’en suis pas gênée…
— Mettez-vous toujours auprès d’Eugénie, madame, et vous n’aurez pas grand’chose à dire à ce jeune homme contre sa cousine, il fera de lui-même une comparaison qui…
— D’abord, il m’a promis de venir dîner après-demain chez moi.
— Ah ! si vous vouliez, madame, dit l’abbé.
— Et que voulez-vous que je veuille, monsieur l’abbé ? Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils ? Je ne suis pas arrivée à l’âge de trente-neuf ans, avec une réputation sans tache, Dieu merci, pour la compromettre, même quand il s’agirait de l’empire du Grand-Mogol. Nous sommes à un âge, l’un et l’autre, auquel on sait ce que parler veut dire. Pour un ecclésiastique, vous avez en vérité des idées bien incongrues. Fi ! cela est digne de Faublas.
— Vous avez donc lu Faublas ?
— Non, monsieur l’abbé, je voulais dire les Liaisons Dangereuses.
— Ah ! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l’abbé. Mais vous me faites aussi pervers que l’est un jeune homme d’aujourd’hui ! Je voulais simplement vous…
— Osez me dire que vous ne songiez pas à me conseiller de vilaines choses. Cela n’est-il pas clair ? Si ce jeune homme, qui est très bien, j’en conviens, me faisait la cour, il ne penserait pas à sa cousine. À Paris, je le sais, quelques bonnes mères se dévouent ainsi pour le bonheur et la fortune de leurs enfants ; mais nous sommes en province, monsieur l’abbé.
— Oui, madame.
— Et, reprit-elle, je ne voudrais pas, ni Adolphe lui-même ne voudrait pas de cent millions achetés à ce prix…
— Madame, je n’ai point parlé de cent millions. La tentation eût été peut-être au-dessus de nos forces à l’un et à l’autre. Seulement je crois qu’une honnête femme peut se permettre, en tout bien tout honneur, de petites coquetteries sans conséquence, qui font partie de ses devoirs en société, et qui…
— Vous croyez ?
— Ne devons-nous pas, madame, tâcher de nous être agréables les uns aux autres… Permettez que je me mouche. — Je vous assure, madame, reprit-il, qu’il vous lorgnait d’un air un peu plus flatteur que celui qu’il avait en me regardant ; mais je lui pardonne d’honorer préférablement à la vieillesse la beauté…
— Il est clair, disait le président de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils à Saumur dans des intentions extrêmement matrimoniales…
— Mais, alors, le cousin ne serait pas tombé comme une bombe, répondait le notaire.
— Cela ne dirait rien, dit monsieur des Grassins, le bonhomme est cachottier.
— Des Grassins, mon ami, je l’ai invité à dîner, ce jeune homme. Il faudra que tu ailles prier monsieur et madame de Larsonnière, et les du Hautoy, avec la belle demoiselle du Hautoy, bien entendu ; pourvu qu’elle se mette bien ce jour-là ! Par jalousie, sa mère la fagote si mal ! J’espère, messieurs, que vous nous ferez l’honneur de venir, ajouta-t-elle en arrêtant le cortège pour se retourner vers les deux Cruchot.
— Vous voilà chez vous, madame, dit le notaire.
Après avoir salué les trois des Grassins, les trois Cruchot s’en retournèrent chez eux, en se servant de ce génie d’analyse que possèdent les provinciaux pour étudier sous toutes ses faces le grand événement de cette soirée, qui changeait les positions respectives des Cruchotins et des Grassinistes. L’admirable bon sens qui dirigeait les actions de ces grands calculateurs leur fit sentir aux uns et aux autres la nécessité d’une alliance momentanée contre l’ennemi commun. Ne devaient-ils pas mutuellement empêcher Eugénie d’aimer son cousin, et Charles de penser à sa cousine ? Le Parisien pourrait-il résister aux insinuations perfides, aux calomnies doucereuses, aux médisances pleines d’éloges, aux dénégations naïves qui allaient constamment tourner autour de lui et l’engluer, comme les abeilles enveloppent de cire le colimaçon tombé dans leur ruche ?
Lorsque les quatre parents se trouvèrent seuls dans la salle, monsieur Grandet dit à son neveu : — Il faut se coucher. Il est trop tard pour causer des affaires qui vous amènent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous déjeunons à huit heures. À midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc ; puis nous dînons, comme les Parisiens, à cinq heures. Voilà l’ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme l’air. Vous m’excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-être tous ici vous disant que je suis riche : monsieur Grandet par-ci, monsieur Grandet par là ! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point à mon crédit. Mais je n’ai pas le sou, et je travaille à mon âge comme un jeune compagnon, qui n’a pour tout bien qu’une mauvaise plaine et deux bons bras. Vous verrez peut-être bientôt par vous-même ce que coûte un écu quand il faut le suer. Allons, Nanon, les chandelles ?
— J’espère, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, dit madame Grandet ; mais s’il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon.
— Ma chère tante, ce serait difficile, j’ai, je crois, emporté toutes mes affaires ! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu’à ma jeune cousine.
Charles prit des mains de Nanon une bougie allumée, une bougie d’Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille à de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d’en soupçonner l’existence au logis, ne s’aperçut pas de cette magnificence.
— Je vais vous montrer le chemin, dit le bonhomme.
Au lieu de sortir par la porte de la salle qui donnait sous la voûte, Grandet fit la cérémonie de passer par le couloir qui séparait la salle de la cuisine. Une porte battante garnie d’un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du côté de l’escalier afin de tempérer le froid qui s’y engouffrait. Mais en hiver la brise n’en sifflait pas moins par là très rudement, et, malgré les bourrelets mis aux portes de la salle, à peine la chaleur s’y maintenait-elle à un degré convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et détacha dans l’écurie un chien-loup dont la voix était cassée comme s’il avait une laryngite. Cet animal d’une notable férocité ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champêtres s’entendaient. Quand Charles vit les murs jaunâtres et enfumés de la cage où l’escalier à rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dégrisement alla rinforzando. Il se croyait dans un juchoir à poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, étaient si bien façonnées à cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son étonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y répondirent par un sourire agréable qui le désespéra.
— Que diable mon père m’envoie-t-il faire ici ? se disait-il. Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l’était à chaque bout la longue entrée de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l’escalier et qui donnait entrée dans la pièce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n’y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, à qui cette pièce servait de cabinet. L’unique croisée d’où elle tirait son jour était défendue sur la cour par d’énormes barreaux en fer grillagés. Personne, pas même madame Grandet, n’avait la permission d’y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste à son fourneau. Là, sans doute, quelque cachette avait été très habilement pratiquée, là s’emmagasinaient les titres de propriété, là pendaient les balances à peser les louis, là se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs ; de manière que les gens d’affaires, voyant toujours Grandet prêt à tout, pouvaient imaginer qu’il avait à ses ordres une fée ou un démon. Là, sans doute, quand Nanon ronflait à ébranler les planchers, quand le chien-loup veillait et bâillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs étaient épais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, où, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres à fruits étaient désignés et où il chiffrait ses produits à un provin, à une bourrée près. L’entrée de la chambre d’Eugénie faisait face à cette porte murée. Puis, au bout du palier, était l’appartement des deux époux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contiguë à celle d’Eugénie, chez qui l’on entrait par une porte vitrée. La chambre du maître était séparée de celle de sa femme par une cloison, et du mystérieux cabinet par un gros mur. Le père Grandet avait logé son neveu au second étage, dans la haute mansarde située au-dessus de sa chambre, de manière à pouvoir l’entendre, s’il lui prenait fantaisie d’aller et de venir. Quand Eugénie et sa mère arrivèrent au milieu du palier, elles se donnèrent le baiser du soir ; puis, après avoir dit à Charles quelques mots d’adieu, froids sur les lèvres, mais certes chaleureux au cœur de la fille, elles rentrèrent dans leurs chambres.
— Vous voilà chez vous, mon neveu, dit le père Grandet à Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur ! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha ! ha ! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. En ce moment la grande Nanon apparut, armée d’une bassinoire. — En voilà bien d’une autre ! dit monsieur Grandet. Prenez-vous mon neveu pour une femme en couches ? Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon.
— Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme.
— Allons, va, puisque tu l’as dans la tête, dit Grandet en la poussant par les épaules, mais prends garde de mettre le feu. Puis l’avare descendit en grommelant de vagues paroles.
Charles demeura pantois au milieu de ses malles. Après avoir jeté les yeux sur les murs d’une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune à bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminée en pierre de liais cannelée dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissée et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisière placé au bas d’un lit à ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, achevées par les vers, il regarda sérieusement la grande Nanon et lui dit : — Ah çà ! ma chère enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l’ancien maire de Saumur, frère de monsieur Grandet de Paris ?
— Oui, monsieur, chez un ben aimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide à défaire vos malles ?
— Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier ! N’avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale ?
— Oh ! oh ! oh ! oh ! dit Nanon, quoi que c’est que ça, les marins de la garde ? C’est-y salé ? Ça va-t-il sur l’eau ?
— Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef.
Nanon fut tout émerveillée de voir une robe de chambre en soie verte à fleurs d’or et à dessins antiques.
— Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle.
— Oui.
— Sainte-Vierge ! le beau devant d’autel pour la paroisse. Mais, mon cher mignon monsieur, donnez donc ça à l’église, vous sauverez votre âme, tandis que ça vous la fera perdre. Oh ! que vous êtes donc gentil comme ça. Je vais appeler mademoiselle pour qu’elle vous regarde.
— Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire ! Laissez-moi coucher, j’arrangerai mes affaires demain ; et si ma robe vous plaît tant, vous sauverez votre âme. Je suis trop bon chrétien pour vous la refuser en m’en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez.
Nanon resta plantée sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi à ses paroles.
— Me donner ce bel atour ! dit-elle en s’en allant. Il rêve déjà, ce monsieur. Bonsoir.
— Bonsoir, Nanon.
— Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? se dit Charles en s’endormant. Mon père n’est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch ! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque.
— Sainte-Vierge ! qu’il est gentil, mon cousin, se dit Eugénie en interrompant ses prières qui ce soir-là ne furent pas finies.
Madame Grandet n’eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l’avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. De même que la mouette prévoit l’orage, elle avait, à d’imperceptibles signes, pressenti la tempête intérieure qui agitait Grandet, et, pour employer l’expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en tôle qu’il avait fait mettre à son cabinet, et se disait :
— Quelle idée bizarre a eue mon frère de me léguer son enfant ? Jolie succession ! Je n’ai pas vingt écus à donner. Mais qu’est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromètre comme s’il avait voulu en faire du feu ?
En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-être plus agité que ne l’était son frère au moment où il le traça.
— J’aurais cette robe d’or ?… disait Nanon qui s’endormit habillée de son devant d’autel, rêvant de fleurs, de tabis, de damas, pour la première fois de sa vie, comme Eugénie rêva d’amour.
Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure délicieuse où le soleil leur épanche ses rayons dans l’âme, où la fleur leur exprime des pensées, où les palpitations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir ; jour d’innocente mélancolie et de suaves joyeusetés ! Quand les enfants commencent à voir, ils sourient ; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le premier amour de la vie, l’amour n’est-il pas la lumière du cœur ? Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l’œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d’abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s’échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l’eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d’œillets. Enfin souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d’avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l’horloge de la paroisse, et s’étonna de ne compter que sept heures. Le désir d’avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l’avait fait lever trop tôt. Ignorant l’art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d’en étudier l’effet, Eugénie se croisa bonnement les bras, s’assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient ; vue mélancolique, bornée, mais qui n’était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d’une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu’embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s’y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d’exactitude que peuvent l’être les livres d’un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d’une assise de pierres toutes rongées s’élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré des plantes grimpantes. De chaque côté de la porte à claire-voie s’avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d’une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. À un bout, des framboisiers ; à l’autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l’aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme, et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l’être moral, comme un nuage envelopperait l’être physique. Ses réflexions s’accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d’où tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d’espérance illuminèrent l’avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pâles, ses clochettes bleues et ses herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de l’enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là, pendant toute la journée, sans s’apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. Elle se leva fréquemment, se mit devant son miroir, et s’y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son œuvre pour se critiquer, et se dire des injures à lui-même.
Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice ; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l’amour. Eugénie appartenait bien à ce type d’enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmoniait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver ; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette ; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges que donne parfois la nature, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour ; et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour : — Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.
Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l’escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison. — Il ne se lève pas, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaînant le chien et parlant à ses bêtes dans l’écurie. Aussitôt Eugénie descendit et courut à Nanon qui trayait la vache.
— Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin.
— Mais, mademoiselle, il aurait fallu s’y prendre hier, dit Nanon qui partit d’un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l’avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d’or. Je l’ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé.
— Nanon, fais-nous donc de la galette.
— Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre ? dit Nanon laquelle en sa qualité de premier ministre de Grandet prenait parfois une importance énorme aux yeux d’Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions…
Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler l’escalier sous le pas de son père. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d’autrui. En s’apercevant enfin du froid dénuement de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l’élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui ; quoi ? elle n’en savait rien. Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions, ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait éveillé chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se déployer d’autant plus vivement, qu’ayant atteint sa vingt-troisième année, elle se trouvait dans la plénitude de son intelligence et de ses désirs. Pour la première fois, elle eut dans le cœur de la terreur à l’aspect de son père, vit en lui le maître de son sort, et se crut coupable d’une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit à marcher à pas précipités en s’étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d’y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu’elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s’élevait entre la Grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée.
— Reste-t-il du pain d’hier ? dit-il à Nanon.
— Pas une miette, monsieur.
Grandet prit un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent à boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit : — Nous sommes cinq, aujourd’hui, monsieur.
— C’est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. D’ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain.
— Ça mangera donc de la frippe, dit Nanon.
En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l’accompagnement du pain, depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu’aux confitures d’alleberge, la plus distinguée des frippes ; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution.
— Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles à marier.
Enfin, après avoir parcimonieusement ordonné le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant néanmoins les armoires de sa Dépense, lorsque Nanon l’arrêta pour lui dire : — Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants.
— Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu ?
— Je ne pensais pas plus à votre neveu qu’à votre chien, pas plus que vous n’y pensez vous-même. Ne voilà-t-il pas que vous ne m’avez aveint que six morceaux de sucre, m’en faut huit.
— Ha ! çà, Nanon, je ne t’ai jamais vue comme ça. Qu’est-ce qui te passe donc par la tête ? Es-tu la maîtresse ici ? Tu n’auras que six morceaux de sucre.
— Eh ! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café ?
— Avec deux morceaux, je m’en passerai, moi.
— Vous vous passerez de sucre, à votre âge ! J’aimerais mieux vous en acheter de ma poche.
— Mêle-toi de ce qui te regarde.
Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours, aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L’obligation de le ménager, prise sous l’Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes. Toutes les femmes, même la plus niaise, savent ruser pour arriver à leurs fins, Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette.
— Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette ?
— Non, non, répondit Eugénie.
— Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la mette où était la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu’il avait déjà coupé.
— Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l’implacable Nanon.
— Eh ! bien, tu en prendras à ta suffisance, répondit-il mélancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dîner ; par ainsi, tu n’allumeras pas deux feux.
— Quien ! s’écria Nanon, vous n’avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fidèle ministre un coup d’œil presque paternel. — Mademoiselle, cria la cuisinière, nous aurons une galette. Le père Grandet revint chargé de ses fruits, et en rangea une première assiettée sur la table de la cuisine. — Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu’a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ça se nettoie donc ? Faut-il y mettre de votre cirage à l’œuf ?
— Nanon, je crois que l’œuf gâterait ce cuir-là. D’ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la manière de cirer le maroquin, oui, c’est du maroquin, il achètera lui-même à Saumur et t’apportera de quoi illustrer ses bottes. J’ai entendu dire qu’on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant.
— C’est donc bon à manger, dit la servante en portant les bottes à son nez. Tiens, tiens, elles sentent l’eau de Cologne de madame. Ah ! c’est-il drôle.
— Drôle ! dit le maître, tu trouves drôle de mettre à des bottes plus d’argent que n’en vaut celui qui les porte.
— Monsieur, dit-elle au second voyage de son maître qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine à cause de votre…?
— Oui.
— Faudra que j’aille à la boucherie.
— Pas du tout ; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.
— C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?
— Tu es bête, Nanon ! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? Le père Grandet n’ayant plus d’ordre à donner, tira sa montre ; et voyant qu’il pouvait encore disposer d’une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit : — Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies ? j’ai quelque chose à y faire.
Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose ; puis, le père et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu’à la place.
— Où dévalez-vous donc si matin ? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet.
— Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans être la dupe de la promenade matinale de son ami.
Quand le père Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu’il y avait toujours quelque chose à gagner avec lui. Donc il l’accompagna.
— Venez, Cruchot ? dit Grandet au notaire. Vous êtes de mes amis, je vais vous démontrer comme quoi c’est une bêtise de planter des peupliers dans de bonnes terres…
— Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire, dit maître Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur ?… Couper vos arbres au moment où l’on manquait de bois blanc à Nantes, et les vendre trente francs !
Eugénie écoutait sans savoir qu’elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu’il possédait au bord de la Loire, et où trente ouvriers s’occupaient à déblayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers.
— Maître Cruchot, voyez ce qu’un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il à un ouvrier me… me… mesure avec ta toise dans tou… tou… tous les sens ?
— Quatre fois huit pieds, répondit l’ouvrier après avoir fini.
— Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. J’avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai ? Or… trois ce… ce… ce… cent fois trente-d…eux pie… pieds me man… man… man… mangeaient cinq… inq cents de foin ; ajoutez deux fois autant sur les côtés, quinze cents ; les rangées du milieu autant. Alors, mé… mé… mettons mille bottes de foin.
— Eh ! bien, dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-là valent environ six cents francs.
— Di… di… dites dou… ou… ouze cents à cause des trois à quatre cents francs de regain. Eh ! bien, ca… ca… ca… calculez ce que que que dou…ouze cents francs par an pen… pendant quarante ans do… donnent a… a… avec les in… in… intérêts com… com… composés que que que vouous saaavez.
— Va pour soixante mille francs, dit le notaire.
— Je le veux bien ! ça ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh ! bien, reprit le vigneron sans bégayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante mille francs. Il y a perte. J’ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, excepté du côté de la Loire, où tu planteras les peupliers que j’ai achetés. En les mettant dans la rivière, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant à la loupe de son nez un léger mouvement qui valait le plus ironique des sourires.
— Cela est clair : les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot stupéfait par les calculs de Grandet.
— O-u-i, monsieur, répondit ironiquement le tonnelier.
Eugénie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans écouter les calculs de son père, prêta bientôt l’oreille aux discours de Cruchot en l’entendant dire à son client : — Hé ! bien, vous avez fait venir un gendre de Paris, il n’est question que de votre neveu dans tout Saumur. Je vais bientôt avoir un contrat à dresser, père Grandet.
— Vous… ou… vous êtes so… so… orti de bo… bonne heure pooour me dire ça, reprit Grandet en accompagnant cette réflexion d’un mouvement de sa loupe. Hé ! bien, mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa… savoir. J’aimerais mieux, voyez-vooous, je… jeter ma fi… fi… fille dans la Loire que de la dooonner à son cououousin : vous pou… pou… ouvez aaannoncer ça. Mais non, laissez jaaser le mon… onde.
Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commençaient à poindre dans son cœur fleurirent soudain, se réalisèrent et formèrent un faisceau de fleurs qu’elle vit coupées et gisant à terre. Depuis la veille, elle s’attachait à Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les âmes ; désormais la souffrance allait donc les corroborer. N’est-il pas dans la noble destinée de la femme d’être plus touchée des pompes de la misère que des splendeurs de la fortune ? Comment le sentiment paternel avait-il pu s’éteindre au fond du cœur de son père ? de quel crime Charles était-il donc coupable ? Questions mystérieuses ! Déjà son amour naissant, mystère si profond, s’enveloppait de mystères. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant à la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d’un aspect triste, elle y respira la mélancolie que les temps et les choses y avaient imprimée. Aucun des enseignements de l’amour ne lui manquait. À quelques pas du logis, elle devança son père et l’attendit à la porte après y avoir frappé. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit : — Où en sont les fonds ?
— Vous ne voulez pas m’écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent à gagner en deux ans, outre les intérêts à un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes.
— Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton.
— Mon Dieu ! dit le notaire.
— Hé ! bien, quoi ? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant : — Lisez cet article.
Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc.
— Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire.
Ce mot glaça maître Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions de Grandet de Saumur.
— Et son fils, si joyeux hier…
— Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme.
— Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons.
En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l’embrasser avec cette vive effusion de cœur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siége à patins, et se tricotait des manches pour l’hiver.
— Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l’enfant dort comme un chérubin. Qu’il est gentil les yeux fermés ! Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui ! personne.
— Laisse-le dormir, dit Grandet, il s’éveillera toujours assez tôt aujourd’hui pour apprendre de mauvaises nouvelles.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s’amusait à couper lui-même à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari.
— Son père s’est brûlé la cervelle.
— Mon oncle ?… dit Eugénie.
— Le pauvre jeune homme ! s’écria madame Grandet.
— Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou.
— Hé ! ben, il dort comme s’il était le roi de la terre, dit Nanon d’un accent doux.
Eugénie cessa de manger. Son cœur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu’elle aime, s’épanche dans le corps entier d’une femme. La pauvre fille pleura.
— Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu ? lui dit son père en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu’il jetait sans doute à ses tas d’or.
— Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort ?
— Je ne te parle pas, Nanon ! tiens ta langue.
Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas.
— Jusqu’à mon retour, vous ne lui parlerez de rien, j’espère, m’ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligé d’aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu à midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c’est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d’arre d’arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus…
Le père prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s’emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit.
— Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pâlir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air. — Je suis mieux, dit Eugénie après un moment.
Cette émotion nerveuse chez une nature jusqu’alors en apparence calme et froide réagit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douées les mères pour l’objet de leur tendresse, et devina tout. Mais, à la vérité, la vie des célèbres sœurs hongroises, attachées l’une à l’autre par une erreur de la nature, n’avait pas été plus intime que ne l’était celle d’Eugénie et de sa mère, toujours ensemble dans cette embrasure de croisée, ensemble à l’église, et dormant ensemble dans le même air.
— Ma pauvre enfant ! dit madame Grandet en prenant la tête d’Eugénie pour l’appuyer contre son sein.
À ces mots, la jeune fille releva la tête, interrogea sa mère par un regard, en scruta les secrètes pensées, et lui dit : — Pourquoi l’envoyer aux Indes ? S’il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n’est-il pas notre plus proche parent ?
— Oui, mon enfant, ce serait bien naturel ; mais ton père a ses raisons, nous devons les respecter.
La mère et la fille s’assirent en silence, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil ; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppressée de reconnaissance pour l’admirable entente de cœur que lui avait témoignée sa mère, Eugénie lui baisa la main en disant : — Combien tu es bonne, ma chère maman ! Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs. — Le trouves-tu bien ? demanda Eugénie.
Madame Grandet ne répondit que par un sourire ; puis, après un moment de silence, elle dit à voix basse : — L’aimerais-tu donc déjà ? ce serait mal.
— Mal, reprit Eugénie, pourquoi ? Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas ? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mère en fit autant en lui disant : — Tu es folle ! Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon.
— Quoi que vous voulez encore, mademoiselle ?
— Nanon, tu auras bien de la crème pour midi.
— Ah ! pour midi, oui, répondit la vieille servante.
— Hé ! bien, donne-lui du café bien fort, j’ai entendu dire à monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort à Paris. Mets-en beaucoup.
— Et où voulez-vous que j’en prenne ?
— Achètes-en.
— Et si monsieur me rencontre ?
— Il est à ses prés.
— Je cours. Mais monsieur Fessard m’a déjà demandé si les trois Mages étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements.
— Si ton père s’aperçoit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre.
— Eh ! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux.
Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse. Nanon prit sa coiffe et sortit. Eugénie donna du linge blanc, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu’elle s’était amusée à étendre sur des cordes dans le grenier ; elle marcha légèrement le long du corridor pour ne point éveiller son cousin, et ne put s’empêcher d’écouter à sa porte la respiration qui s’échappait en temps égaux de ses lèvres. — Le malheur veille pendant qu’il dort, se dit-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l’aurait pu dresser un vieux chef d’office, et l’apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptées par son père, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait. Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son père ; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux œufs frais. En voyant les œufs, Eugénie eut l’envie de lui sauter au cou.
— Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandés, et il me les a donnés pour m’être agréable, le mignon.
Après deux heures de soins, pendant lesquelles Eugénie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le café, pour aller écouter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle réussit à préparer un déjeuner très simple, peu coûteux, mais qui dérogeait terriblement aux habitudes invétérées de la maison. Le déjeuner de midi s’y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table placée auprès du feu, l’un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelé dans une soucoupe, Eugénie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son père, s’il venait à entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait déjeuner avant le retour du bonhomme.
— Sois tranquille, Eugénie, si ton père vient, je prendrai tout sur moi, dit madame Grandet.
Eugénie ne put retenir une larme.
— Oh ! ma bonne mère, s’écria-t-elle, je ne t’ai pas assez aimée !
Charles, après avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descendit enfin. Heureusement, il n’était encore que onze heures. Le Parisien ! il avait mis autant de coquetterie à sa toilette que s’il se fût trouvé au château de la noble dame qui voyageait en Écosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien à la jeunesse, et qui causa une joie triste à Eugénie. Il avait pris en plaisanterie le désastre de ses châteaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement.
— Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante ? Et vous, ma cousine ?
— Bien, monsieur ; mais vous, dit madame Grandet.
— Moi, parfaitement.
— Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie ; mettez-vous à table.
— Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me lève. Cependant, j’ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. D’ailleurs… Il tira la plus délicieuse montre plate que Breguet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j’ai été matinal.
— Matinal ?… dit madame Grandet.
— Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh ! bien, je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau.
— Sainte Vierge ! cria Nanon en entendant ces paroles.
— Un perdreau, se disait Eugénie, qui aurai voulu payer un perdreau de tout son pécule.
— Venez vous asseoir, lui dit sa tante.
Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eugénie et sa mère prirent des chaises et se mirent près de lui devant le feu.
— Vous vivez toujours ici ? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu’elle ne l’était aux lumières.
— Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers.
— Vous ne vous promenez jamais ?
— Quelquefois le dimanche après vêpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche.
— Avez-vous un théâtre ?
— Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens ! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel ?
— Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les œufs, nous vous donnerons les poulets à la coque.
— Oh ! des œufs frais, dit Charles qui semblable aux gens habitués au luxe ne pensait déjà plus à son perdreau. Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre ? Hein, ma chère enfant.
— Ah ! du beurre ! Vous n’aurez donc pas de galette, dit la servante.
— Mais donne du beurre, Nanon, s’écria Eugénie.
La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend à voir jouer un mélodrame où triomphe l’innocence. Il est vrai que Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d’une petite maîtresse. La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. Aussi Charles, en se voyant l’objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire à l’influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l’inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s’aperçut, en contemplant Eugénie, de l’exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux où scintillaient de jeunes pensées d’amour, et où le désir ignorait la volupté.
— Ma foi, ma chère cousine, si vous étiez en grande loge et en grande toilette à l’Opéra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des péchés d’envie aux hommes et de jalousie aux femmes.
Ce compliment étreignit le cœur d’Eugénie, et le fit palpiter de joie, quoiqu’elle n’y comprît rien.
— Oh ! mon cousin, vous voulez vous moquer d’une pauvre petite provinciale.
— Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j’abhorre la raillerie, elle flétrit le cœur, froisse tous les sentiments… Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. Non, je n’ai probablement pas assez d’esprit pour me moquer des autres, et ce défaut me fait beaucoup de tort. À Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant : Il a bon cœur. Cette phrase veut dire : Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte.
— Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon cœur.
— Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander à la voir ?
Charles tendit la main en défaisant son anneau, et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin.
— Voyez, ma mère, le beau travail.
— Oh ! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Charles en riant.
Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé à l’intérieur, bordé d’une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant à la surface du liquide bouillonnant.
— C’est du café boullu, dit Nanon.
— Ah ! ma chère tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous êtes bien arriérés ! Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal.
Il tenta d’expliquer le système de la cafetière à la Chaptal.
— Ah ! bien, s’il y a tant d’affaires que ça, dit Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de café comme ça. Ah ! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l’herbe pour notre vache pendant que je ferais le café ?
— C’est moi qui le ferai, dit Eugénie.
— Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille.
À ce mot, qui rappelait le chagrin près de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplèrent d’un air de commisération qui le frappa.
— Qu’avez-vous donc, ma cousine ?
— Chut ! dit madame Grandet à Eugénie, qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton père s’est chargé de parler à monsieur…
— Dites Charles, dit le jeune Grandet.
— Ah ! vous vous nommez Charles ? C’est un beau nom, s’écria Eugénie.
Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Là, Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu.
— Voilà papa, dit Eugénie.
Elle ôta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l’assiette aux œufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. C’était une peur panique de laquelle Charles dut s’étonner.
— Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il.
— Mais voilà mon père, dit Eugénie.
— Eh ! bien ?…
Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout.
— Ah ! ah ! vous avez fait fête à votre neveu, c’est bien, très bien, c’est fort bien ! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers.
— Fête ?… se dit Charles, incapable de soupçonner le régime et les mœurs de cette maison.
— Donne-moi mon verre, Nanon ? dit le bonhomme.
Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l’étendit soigneusement, et se mit à manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit, et fit trois pas ; il se pencha vers l’oreille de la pauvre vieille, et lui dit : — Où donc avez-vous pris tout ce sucre ?
— Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas.
Il est impossible de se figurer l’intérêt profond que cette scène muette offrait à ces trois femmes : Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s’y passeraient. Charles ayant goûté son café, le trouva trop amer et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré.
— Que voulez-vous, mon neveu ? lui dit le bonhomme.
— Le sucre.
— Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira.
Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie, ne montre pas plus de courage que n’en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table. L’amant récompensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine flétrie sera baignée de larmes, de baisers, et guérie par le plaisir ; tandis que Charles ne devait jamais être dans le secret des profondes agitations qui brisaient le cœur de sa cousine, alors foudroyée par le regard du vieux tonnelier.
— Tu ne manges pas, ma femme ?
La pauvre ilote s’avança, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugénie offrit audacieusement à son père du raisin, en lui disant : — Goûte donc à ma conserve, papa ! Mon cousin, vous en mangerez, n’est-ce pas ? Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous.
— Oh ! si on ne les arrête, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j’ai à vous dire des choses qui ne sont pas sucrées.
Eugénie et sa mère lancèrent un regard sur Charles à l’expression duquel le jeune homme ne put se tromper.
— Qu’est-ce que ces mots signifient, mon oncle ? Depuis la mort de ma pauvre mère… (à ces deux mots, sa voix mollit) il n’y a pas de malheur possible pour moi…
— Mon neveu, qui peut connaître les afflictions par lesquelles Dieu veut nous éprouver ? lui dit sa tante.
— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Grandet, voilà les bêtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espèces d’épaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voilà des mains faites pour ramasser des écus ! Vous avez été élevé à mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles où nous serrons les billets de banque. Mauvais ! mauvais !
— Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux être pendu si je comprends un seul mot.
— Venez, dit Grandet. L’avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte.
— Mon cousin, ayez du courage !
L’accent de la jeune fille avait glacé Charles, qui suivit son terrible parent en proie à de mortelles inquiétudes. Eugénie, sa mère et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité à épier les deux acteurs de la scène qui allait se passer dans le petit jardin humide où l’oncle marcha d’abord silencieusement avec le neveu. Grandet n’était pas embarrassé pour apprendre à Charles la mort de son père, mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l’expression de cette cruelle vérité. Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. Les pères meurent avant les enfants. Mais : Vous êtes sans aucune espèce de fortune ! tous les malheurs de la terre étaient réunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, pour la troisième fois, le tour de l’allée du milieu, dont le sable craquait sous les pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre âme s’attache fortement aux lieux où les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particulière les buis de ce petit jardin, les feuilles pâles qui tombaient, les dégradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, détails pittoresques qui devaient rester gravés dans son souvenir, éternellement mêlés à cette heure suprême, par une mnémotechnie particulière aux passions.
— Il fait bien chaud, bien beau, dit Grandet en aspirant une forte partie d’air.
— Oui, mon oncle, mais pourquoi…
— Eh ! bien, mon garçon, reprit l’oncle, j’ai de mauvaises nouvelles à t’apprendre. Ton père est bien mal…
— Pourquoi suis-je ici ? dit Charles. Nanon ! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile.
— Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet. Charles resta muet, pâlit et les yeux devinrent fixes. — Oui, mon pauvre garçon, tu devines. Il est mort. Mais ce n’est rien. Il y a quelque chose de plus grave. Il s’est brûlé la cervelle…
— Mon père ?…
— Oui. Mais ce n’est rien. Les journaux glosent de cela comme s’ils en avaient le droit. Tiens, lis.
Grandet, qui avait emprunté le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l’âge où les sentiments se produisent avec naïveté, fondit en larmes.
— Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m’effrayaient. Il pleure, le voilà sauvé. Ce n’est encore rien, mon pauvre neveu, reprit Grandet à haute voix, sans savoir si Charles l’écoutait, ce n’est rien, tu te consoleras ; mais…
— Jamais ! jamais ! mon père ! mon père !
— Il t’a ruiné, tu es sans argent.
— Qu’est-ce que cela me fait ! Où est mon père, mon père ?
Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d’une horrible façon et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient : les larmes sont aussi contagieuses que peut l’être le rire. Charles, sans écouter son oncle, se sauva dans la cour, trouva l’escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer à son aise loin de ses parents.
— Il faut laisser passer la première averse, dit Grandet en rentrant dans la salle où Eugénie et sa mère avaient brusquement repris leurs places et travaillaient d’une main tremblante après s’être essuyé les yeux. Mais ce jeune homme n’est bon à rien, il s’occupe plus des morts que de l’argent.
Eugénie frissonna en entendant son père s’exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commença à juger son père. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison ; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, après s’être graduellement affaiblie.
— Pauvre jeune homme ! dit madame Grandet.
Fatale exclamation ! Le père Grandet regarda sa femme, Eugénie et le sucrier ; il se souvint du déjeuner extraordinaire apprêté pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle.
— Ah ! çà, j’espère, dit-il avec son calme habituel, que vous n’allez pas continuer vos prodigalités, madame Grandet. Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle.
— Ma mère n’y est pour rien, dit Eugénie. C’est moi qui…
— Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier ? Songe, Eugénie…
— Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de…
— Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frère par-ci, mon neveu par là. Charles ne nous est de rien, il n’a ni sou ni maille ; son père a fait faillite ; et, quand ce mirliflor aura pleuré son soûl, il décampera d’ici ; je ne veux pas qu’il révolutionne ma maison.
— Qu’est-ce que c’est, mon père, que de faire faillite ? demanda Eugénie.
— Faire faillite, reprit le père, c’est commettre l’action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer l’homme.
— Ce doit être un bien grand péché, dit madame Grandet, et notre frère serait damné.
— Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. Faire faillite, Eugénie, reprit-il, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d’honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête ; mais l’autre… Enfin Charles est déshonoré.
Ces mots retentirent dans le cœur de la pauvre fille et y pesèrent de tout leur poids. Probe autant qu’une fleur née au fond d’une forêt est délicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes : elle accepta donc l’atroce explication que son père lui donnait à dessein de la faillite, sans lui faire connaître la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculée.
— Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ?
— Mon frère ne m’a pas consulté. D’ailleurs, il doit quatre millions.
— Qu’est-ce que c’est donc qu’un million, mon père ? demanda-t-elle avec la naïveté d’un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu’il désire.
— Deux millions ? dit Grandet, mais c’est deux millions de pièces de vingt sous, et il faut cinq pièces de vingt sous pour faire cinq francs.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Eugénie, comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions ? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions ? (Le père Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater.) — Mais que va devenir mon cousin Charles ?
— Il va partir pour les Grandes-Indes, où, selon le vœu de son père, il tâchera de faire fortune.
— Mais a-t-il de l’argent pour aller là ?
— Je lui payerai son voyage… jusqu’à… Oui, jusqu’à Nantes.
Eugénie sauta d’un bond au cou de son père.
— Ah ! mon père, vous êtes bon, vous !
Elle l’embrassait de manière à rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu.
— Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? lui demanda-t-elle.
— Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon. Eh ! bien, il en faut cinquante mille pour faire un million.
— Maman, nous dirons des neuvaines pour lui.
— J’y pensais, répondit la mère.
— C’est cela : toujours dépenser de l’argent, s’écria le père. Ah ! çà, croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ?
En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaça de terreur Eugénie et sa mère.
— Nanon, va voir là-haut s’il ne se tue pas, dit Grandet. — Ha ! çà, reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille que son mot avait rendues pâles, pas de bêtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s’en vont aujourd’hui. Puis j’irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ça.
Il partit. Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mère respirèrent à leur aise. Avant cette matinée, jamais la fille n’avait senti de contrainte en présence de son père ; mais, depuis quelques heures, elle changeait à tous moments et de sentiments et d’idées.
— Maman, pour combien de louis vend-on une pièce de vin ?
— Ton père vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, à ce que j’ai entendu dire.
— Quand il récolte quatorze cents pièces de vin…
— Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait ; ton père ne me dit jamais ses affaires.
— Mais alors papa doit être riche.
— Peut-être. Mais monsieur Cruchot m’a dit qu’il avait acheté Froidfond il y a deux ans. Ça l’aura gêné.
Eugénie, ne comprenant plus rien à la fortune de son père, en resta là de ses calculs.
— Il ne m’a tant seulement point vue, le mignon ! dit Nanon en revenant. Il est étendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madeleine, que c’est une vraie bénédiction ! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme ?
— Allons donc le consoler bien vite, maman ; et, si l’on frappe, nous descendrons.
Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugénie était sublime, elle était femme. Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n’entendait rien. Plongé dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulées.
— Comme il aime son père ! dit Eugénie à voix basse.
Il était impossible de méconnaître dans l’accent de ces paroles les espérances d’un cœur à son insu passionné. Aussi madame Grandet jeta-t-elle à sa fille un regard empreint de maternité, puis tout bas à l’oreille : — Prends garde, tu l’aimerais, dit-elle.
— L’aimer ! reprit Eugénie. Ah ! si tu savais ce que mon père a dit !
Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine.
— J’ai perdu mon père, mon pauvre père ! S’il m’avait confié le secret de son malheur, nous aurions travaillé tous deux à le réparer. Mon Dieu ! mon bon père ! je comptais si bien le revoir que je l’ai, je crois, froidement embrassé.
Les sanglots lui coupèrent la parole.
— Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. Résignez-vous à la volonté de Dieu.
— Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! Votre perte est irréparable ; ainsi songez maintenant à sauver votre honneur…
Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l’esprit en toute chose, même quand elle console, Eugénie voulait tromper la douleur de son cousin en l’occupant de lui-même.
— Mon honneur ?… cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s’assit sur son lit en se croisant les bras. — Ah ! c’est vrai. Mon père, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri déchirant et se cacha le visage dans ses mains. — Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez à mon père, il a dû bien souffrir.
Il y avait quelque chose d’horriblement attachant à voir l’expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arrière-pensée. C’était une pudique douleur que les cœurs simples d’Eugénie et de sa mère comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l’abandonner à lui-même. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places près de la croisée, et travaillèrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugénie avait aperçu, par le regard furtif qu’elle jeta sur le ménage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d’œil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d’or. Cette échappée d’un luxe vu à travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-être. Jamais un événement si grave, jamais un spectacle si dramatique n’avait frappé l’imagination de ces deux créatures incessamment plongées dans le calme et la solitude.
— Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle.
— Ton père décidera de cela, répondit madame Grandet.
Elles restèrent de nouveau silencieuses. Eugénie tirait ses points avec une régularité de mouvement qui eût dévoilé à un observateur les fécondes pensées de sa méditation. Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au cœur de madame Grandet.
— Qu’a donc ton père ? dit-elle à sa fille.
Le vigneron entra joyeux. Après avoir ôté ses gants, il se frotta les mains à s’en emporter la peau, si l’épiderme n’en eût pas été tanné comme du cuir de Russie, sauf l’odeur des mélèzes et de l’encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui échappa.
— Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu ! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promené sur la place, devant leur auberge, en ayant l’air de bêtiser. Chose, que tu connais, est venu à moi. Les propriétaires de tous les bons vignobles gardent leur récolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empêchés. Notre Belge était désespéré. J’ai vu cela. Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la pièce, moitié comptant. Je suis payé en or. Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront.
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton calme, mais si profondément ironique, que les gens de Saumur, groupés en ce moment sur la place et anéantis par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frémi s’ils les eussent entendus. Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent.
— Vous avez mille pièces cette année, mon père ? dit Eugénie.
— Oui, fifille.
Ce mot était l’expression superlative de la joie du vieux tonnelier.
— Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous.
— Oui, mademoiselle Grandet.
— Eh ! bien, mon père, vous pouvez facilement secourir Charles.
L’étonnement, la colère, la stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharès ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus à son neveu, le retrouvait logé au cœur et dans les calculs de sa fille.
— Ah ! çà, depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d’acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-là. Je sais, à mon âge, comment je dois me conduire, peut-être ! D’ailleurs je n’ai de leçons à prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu’il sera convenable de faire, vous n’avez pas à y fourrer le nez. Quant à toi, Eugénie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m’en parle plus, sinon je t’envoie à l’abbaye de Noyers avec Nanon voir si j’y suis ; et pas plus tard que demain, si tu bronches. Où est-il donc, ce garçon, est-il descendu ?
— Non, mon ami, répondit madame Grandet.
— Eh ! bien, que fait-il donc ?
— Il pleure son père, répondit Eugénie.
Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. Il était un peu père, lui. Après avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement à son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forêt coupés à blanc lui avaient donné six cent mille francs ; en joignant à cette somme l’argent de ses peupliers, ses revenus de l’année dernière et de l’année courante, outre les deux cent mille francs du marché qu’il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent à gagner en peu de temps sur les rentes, qui étaient à 80 francs, le tentaient. Il chiffra sa spéculation sur le journal où la mort de son frère était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maître à descendre : le dîner était servi. Sous la voûte et à la dernière marche de l’escalier, Grandet disait en lui-même : — Puisque je toucherai mes intérêts à huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j’aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or.
— Eh ! bien, où donc est mon neveu ?
— Il dit qu’il ne veut pas manger, répondit Nanon. Ça n’est pas sain.
— Autant d’économisé, lui répliqua son maître.
— Dame, voui, dit-elle.
— Bah ! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois.
Le dîner fut étrangement silencieux.
— Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ôtée, il faut que nous prenions le deuil.
— En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dépenser de l’argent. Le deuil est dans le cœur et non dans les habits.
— Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Église nous ordonne de…
— Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira.
Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la première fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés. Cette soirée fut semblable en apparence à mille soirées de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugénie travailla sans lever la tête, et ne se servit point du nécessaire que Charles avait dédaigné la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abîmé dans des calculs dont les résultats devaient, le lendemain, étonner Saumur. Personne ne vint, ce jour-là, visiter la famille. En ce moment, la ville entière retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frère et de l’arrivée de son neveu. Pour obéir au besoin de bavarder sur leurs intérêts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, où se fulminèrent de terribles imprécations contre l’ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fît entendre sous les planchers grisâtres de la salle.
— Nous n’usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelées.
— Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, et voguait sur cette longue nappe d’or. — Couchons-nous. J’irai dire bonsoir à mon neveu pour tout le monde, et voir s’il veut prendre quelque chose.
Madame Grandet resta sur le palier du premier étage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugénie, plus hardie que sa mère, monta deux marches.
— Hé ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c’est naturel. Un père est un père. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m’occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin ? Le vin ne coûte rien à Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thé. — Mais, dit Grandet en continuant, vous êtes sans lumière. Mauvais, mauvais ! faut voir clair à ce que l’on fait. Grandet marcha vers la cheminée. — Tiens ! s’écria-t-il, voilà de la bougie. Où diable a-t-on pêché de la bougie ? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des œufs à ce garçon-là.
En entendant ces mots, la mère et la fille rentrèrent dans leurs chambres et se fourrèrent dans leurs lits avec la célérité de souris effrayées qui rentrent dans leurs trous.
— Madame Grandet, vous avez donc un trésor ? dit l’homme en entrant dans la chambre de sa femme.
— Mon ami, je fais mes prières, attendez, répondit d’une voix altérée la pauvre mère.
— Que le diable emporte ton bon Dieu ! répliqua Grandet en grommelant.
Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale ! pensée d’ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ?
— Madame Grandet, as-tu fini ? dit le vieux tonnelier.
— Mon ami, je prie pour toi.
— Très bien ! bonsoir. Demain matin, nous causerons.
La pauvre femme s’endormit comme l’écolier qui, n’ayant pas appris ses leçons, craint de trouver à son réveil le visage irrité du maître. Au moment où, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, Eugénie se coula près d’elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front.
— Oh ! bonne mère, dit-elle, demain je lui dirai que c’est moi.
— Non, il t’enverrait à Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas.
— Entends-tu, maman ?
— Quoi ?
— Hé ! bien, il pleure toujours.
— Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide.
Ainsi se passa la journée solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre héritière dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu’il l’avait été jusqu’alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu’on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n’expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? Peut-être la profonde passion d’Eugénie devrait-elle être analysée dans ses fibrilles les plus délicates ; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dénouements, que de mesurer la force des liens, des nœuds, des attaches qui soudent secrètement un fait à un autre dans l’ordre moral. Ici donc le passé d’Eugénie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie à la naïveté de son irréflexion et à la soudaineté des effusions de son âme. Plus sa vie avait été tranquille, plus vivement la pitié féminine, le plus ingénieux des sentiments, se déploya dans son âme. Aussi, troublée par les événements de la journée, s’éveilla-t-elle, à plusieurs reprises, pour écouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au cœur. Tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. Aussitôt elle se vêtit, et accourut au petit jour, d’un pied léger, auprès de son cousin qui avait laissé sa porte ouverte. La bougie avait brûlé dans la bobèche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillé, assis dans un fauteuil, la tête renversée sur le lit ; il rêvait comme rêvent les gens qui ont l’estomac vide. Eugénie put pleurer à son aise ; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbré par la douleur, ces yeux gonflés par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la présence d’Eugénie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie.
— Pardon, ma cousine, dit-il, ne sachant évidemment ni l’heure qu’il était ni le lieu où il se trouvait.
— Il y a des cœurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi.
— Cela est vrai.
— Hé ! bien, adieu.
Elle se sauva, honteuse et heureuse d’être venue. L’innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. Eugénie, qui, près de son cousin, n’avait pas tremblé, put à peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. Quelle idée va-t-il prendre de moi ? Il croira que je l’aime. C’était précisément ce qu’elle désirait le plus de lui voir croire. L’amour franc a sa prescience et sait que l’amour excite l’amour. Quel événement pour cette jeune fille solitaire, d’être ainsi entrée furtivement chez un jeune homme ! N’y a-t-il pas des pensées, des actions qui, en amour, équivalent, pour certaines âmes, à de saintes fiançailles ! Une heure après, elle entra chez sa mère, et l’habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s’asseoir à leurs places devant la fenêtre et attendirent Grandet avec cette anxiété qui glace le cœur ou l’échauffe, le serre ou le dilate suivant les caractères, alors que l’on redoute une scène, une punition ; sentiment d’ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l’éprouvent au point de crier pour le faible mal d’une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descendit, mais il parla d’un air distrait à sa femme, embrassa Eugénie, et se mit à table sans paraître penser à ses menaces de la veille.
— Que devient mon neveu ? l’enfant n’est pas gênant.
— Monsieur, il dort, répondit Nanon.
— Tant mieux, il n’a pas besoin de bougie, dit Grandet d’un ton goguenard.
Cette clémence insolite, cette amère gaieté frappèrent madame Grandet qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme… Ici peut-être est-il convenable de faire observer qu’en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, déjà souvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitôt qu’ils sont arrivés à un certain âge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. Le bonhomme donc prit son chapeau, ses gants, et dit :
— Je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot.
— Eugénie, ton père a décidément quelque chose.
En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse et leur assuraient cette constante réussite de laquelle s’émerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l’avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s’appuie que sur deux sentiments : l’amour-propre et l’intérêt ; mais l’intérêt étant en quelque sorte l’amour-propre solide et bien entendu, l’attestation continue d’une supériorité réelle, l’amour-propre et l’intérêt sont deux parties d’un même tout, l’égoïsme. De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu’excitent les avares habilement mis en scène. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s’attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous. Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner légalement leurs écus. Imposer autrui, n’est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpétuellement le droit de mépriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dévorer ? Oh ! qui a bien compris l’agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblème de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées ? Cet agneau, l’avare le laisse s’engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. Pendant la nuit, les idées du bonhomme avaient pris un autre cours : de là, sa clémence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pétrir, les faire aller, venir, suer, espérer, pâlir ; pour s’amuser d’eux, lui, ancien tonnelier au fond de sa salle grise, en montant l’escalier vermoulu de sa maison de Saumur. Son neveu l’avait occupé. Il voulait sauver l’honneur de son frère mort sans qu’il en coûtât un sou ni à son neveu ni à lui. Ses fonds allaient être placés pour trois ans, il n’avait plus qu’à gérer ses biens, il fallait donc un aliment à son activité malicieuse et il l’avait trouvé dans la faillite de son frère. Ne se sentant rien entre les pattes à pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frère à bon marché. L’honneur de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volonté doit être comparée au besoin qu’éprouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n’ont pas d’enjeu. Et les Cruchot lui étaient nécessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait décidé de les faire arriver chez lui, et d’y commencer ce soir même la comédie dont le plan venait d’être conçu, afin d’être le lendemain, sans qu’il lui en coûtât un denier, l’objet de l’admiration de sa ville. En l’absence de son père, Eugénie eut le bonheur de pouvoir s’occuper ouvertement de son bien-aimé cousin, d’épancher sur lui sans crainte les trésors de sa pitié, l’une des sublimes supériorités de la femme, la seule qu’elle veuille faire sentir, la seule qu’elle pardonne à l’homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, Eugénie alla écouter la respiration de son cousin ; savoir s’il dormait, s’il se réveillait ; puis, quand il se leva, la crème, le café, les œufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du déjeuner, fut pour elle l’objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour écouter le bruit que faisait son cousin. S’habillait-il ? pleurait-il encore ? Elle vint jusqu’à la porte.
— Mon cousin ?
— Ma cousine.
— Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre ?
— Où vous voudrez.
— Comment vous trouvez-vous ?
— Ma chère cousine, j’ai honte d’avoir faim.
Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman.
— Eh ! bien, nous vous apporterons à déjeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon père. Elle descendit dans la cuisine avec la légèreté d’un oiseau. — Nanon, va donc faire sa chambre.
Cet escalier si souvent monté, descendu, où retentissait le moindre bruit, semblait à Eugénie avoir perdu son caractère de vétusté ; elle le voyait lumineux, il parlait, il était jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mère, sa bonne et indulgente mère, voulut bien se prêter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allèrent toutes deux tenir compagnie au malheureux : la charité chrétienne n’ordonnait-elle pas de le consoler ? Ces deux femmes puisèrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs déportements. Charles Grandet se vit donc l’objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son cœur endolori sentit vivement la douceur de cette amitié veloutée, de cette exquise sympathie, que ces deux âmes toujours contraintes surent déployer en se trouvant libres un moment dans la région des souffrances, leur sphère naturelle. Autorisée par la parenté, Eugénie se mit à ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportés, et put s’émerveiller à son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d’argent, d’or travaillé qui lui tombaient sous la main, et qu’elle tenait longtemps sous prétexte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l’intérêt généreux que lui portaient sa tante et sa cousine ; il connaissait assez la société de Paris pour savoir que dans sa position il n’y eût trouvé que des cœurs indifférents ou froids. Eugénie lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté spéciale. Il admira dès lors l’innocence de ces mœurs dont il se moquait la veille. Aussi, quand Eugénie prit des mains de Nanon le bol de faïence plein de café à la crème pour le lui servir avec toute l’ingénuité du sentiment, et en lui jetant un bon regard, ses yeux se mouillèrent-ils de larmes ; il lui prit la main et la baisa.
— Hé ! bien, qu’avez-vous encore ? demanda-t-elle.
— C’est des larmes de reconnaissance, répondit-il.
Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux.
— Nanon, tenez, emportez, dit-elle.
Quand elle regarda son cousin, elle était bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le cœur ; mais leurs yeux exprimèrent un même sentiment, comme leurs âmes se fondirent dans une même pensée : l’avenir était à eux. Cette douce émotion fut d’autant plus délicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu’elle était moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes à leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l’escalier pour se trouver à l’ouvrage quand Grandet entra ; s’il les eût rencontrées sous la voûte, il n’en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupçons. Après le déjeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l’indemnité promise n’avait pas encore été donnée, arriva de Froidfond, d’où il apportait un lièvre, des perdreaux tués dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers.
— Eh ! eh ! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carême. Est-ce bon à manger, ça ?
— Oui, mon cher généreux monsieur, c’est tué depuis deux jours.
— Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dîner, je régale deux Cruchot.
Nanon ouvrit des yeux bêtes et regarda tout le monde.
— Eh ! bien, dit-elle, où que je trouverai du lard et des épices ?
— Ma femme, dit Grandet, donne six francs à Nanon, et fais-moi souvenir d’aller à la cave chercher du bon vin.
— Eh ! bien, donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait préparé sa harangue afin de faire décider la question de ses appointements, monsieur Grandet…
— Ta, ta, ta, ta, dit Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressé aujourd’hui. — Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet.
Il décampa. La pauvre femme fut trop heureuse d’acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, après avoir ainsi repris, pièce à pièce, l’argent qu’il lui donnait.
— Tiens, Cornoiller, dit-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaîtrons tes services.
Cornoiller n’eut rien à dire. Il partit.
— Madame, dit Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n’ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ça ira tout de même.
— Fais un bon dîner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie.
— Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, dit madame Grandet. Voici la troisième fois que, depuis notre mariage, ton père donne à dîner.
Vers quatre heures, au moment où Eugénie et sa mère avaient fini de mettre un couvert pour six personnes, et où le maître du logis avait monté quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme était pâle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grâce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait véritablement, et le voile étendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intéressant qui plaît tant aux femmes. Eugénie l’en aima bien davantage. Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. Charles n’était plus ce riche et beau jeune homme placé dans une sphère inabordable pour elle ; mais un parent plongé dans une effroyable misère. La misère enfante l’égalité. La femme a cela de commun avec l’ange que les êtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugénie s’entendirent et se parlèrent des yeux seulement ; car le pauvre dandy déchu, l’orphelin se mit dans un coin, s’y tint muet, calme et fier ; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait à quitter ses tristes pensées, à s’élancer avec elle dans les champs de l’Espérance et de l’Avenir où elle aimait à s’engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur était plus émue du dîner offert par Grandet aux Cruchot qu’elle ne l’avait été la veille par la vente de sa récolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eût donné son dîner dans la même pensée qui coûta la queue au chien d’Alcibiade, il aurait été peut-être un grand homme ; mais trop supérieur à une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientôt la mort violente et la faillite probable du père de Charles, ils résolurent d’aller dès le soir même chez leur client afin de prendre part à son malheur et lui donner des signes d’amitié, tout en s’informant des motifs qui pouvaient l’avoir déterminé à inviter, en semblable occurrence, les Cruchot à dîner. À cinq heures précises, le président G. de Bonfons et son oncle le notaire arrivèrent endimanchés jusqu’aux dents. Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. Grandet était grave, Charles silencieux, Eugénie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dîner fut un véritable repas de condoléance. Quand on se leva de table, Charles dit à sa tante et à son oncle : — Permettez-moi de me retirer. Je suis obligé de m’occuper d’une longue et triste correspondance.
— Faites, mon neveu.
Lorsque après son départ, le bonhomme put présumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait être plongé dans ses écritures, il regarda sournoisement sa femme.
— Madame Grandet, ce que nous avons à dire serait du latin pour vous, il est sept heures et demie, vous devriez allez vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille.
Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. Là commença la scène où le père Grandet, plus qu’en aucun autre moment de sa vie, employa l’adresse qu’il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eût porté son ambition plus haut, si d’heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphères supérieures de la Société, l’eussent envoyé dans les congrès où se traitaient les affaires des nations, et qu’il s’y fût servi du génie dont l’avait doté son intérêt personnel, nul doute qu’il n’y eût été glorieusement utile à la France. Néanmoins, peut-être aussi serait-il également probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n’aurait fait qu’une pauvre figure. Peut-être en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n’engendrent plus transplantés hors des climats où ils naissent.
— Mon… on… on… on… sieur le pré… pré… pré… président, vouoouous di… di… di… disiiieeez que la faaaaiiillite…
Le bredouillement affecté depuis si longtemps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la surdité dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu’en écoutant le vigneron ils grimaçaient à leur insu, en faisant des efforts comme s’ils voulaient achever les mots dans lesquels il s’empêtrait à plaisir. Ici, peut-être, devient-il nécessaire de donner l’histoire du bégayement et de la surdité de Grandet. Personne, dans l’Anjou, n’entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français angevin que le rusé vigneron. Jadis, malgré toute sa finesse, il avait été dupé par un Israélite qui, dans la discussion, appliquait sa main à son oreille en guise de cornet, sous prétexte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanité, se crut obligé de suggérer à ce malin Juif les mots et les idées que paraissait chercher le Juif, d’achever lui-même les raisonnements dudit Juif, de parler comme devait parler le damné Juif, d’être enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marché dont il ait eu à se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s’il y perdit pécuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bénir le Juif qui lui avait appris l’art d’impatienter son adversaire commercial ; et, en l’occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n’exigea, plus que celle dont il s’agissait, l’emploi de la surdité, du bredouillement, et des ambages incompréhensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idées. D’abord, il ne voulait pas endosser la responsabilité de ses idées ; puis, il voulait rester maître de sa parole, et laisser en doute ses véritables intentions.
— Monsieur de Bon… Bon… Bonfons… Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le président put se croire choisi pour gendre par l’artificieux bonhomme. — Vooouuous di… di… di… disiez donc que les faiiiillites peu… peu… peu… peuvent, dandans ce… ertains cas, être empê… pê… pê… chées pa… par…
— Par les tribunaux de commerce eux-mêmes. Cela se voit tous les jours, dit monsieur C. de Bonfons, enfourchant l’idée du père Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Écoutez ?
— J’écoucoute, répondit humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d’un enfant qui rit intérieurement de son professeur tout en paraissant lui prêter la plus grande attention.
— Quand un homme considérable et considéré, comme l’était, par exemple, défunt monsieur votre frère à Paris…
— Mon… on frère, oui.
— Est menacé d’une déconfiture…
— Çaaaa s’aappelle dé, dé, déconfiture ?
— Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable (suivez bien), a la faculté, par un jugement, de nommer, à sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n’est pas faire faillite, comprenez-vous ? En faisant faillite, un homme est déshonoré ; mais en liquidant, il reste honnête homme.
— C’est bien di… di… di… différent, si çaââ ne coû… ou… ou… ou… oûte pas… pas… pas plus cher, dit Grandet.
— Mais une liquidation peut encore se faire, même sans le secours du tribunal de commerce. Car, dit le président en humant sa prise de tabac, comment se déclare une faillite ?
— Oui, je n’y ai jamais pen… pen… pen… pensé, répondit Grandet.
— Premièrement, reprit le magistrat, par le dépôt du bilan au greffe du tribunal, que fait le négociant lui-même, ou son fondé de pouvoirs, dûment enregistré. Deuxièmement, à la requête des créanciers. Or, si le négociant ne dépose pas de bilan, si aucun créancier ne requiert du tribunal un jugement qui déclare le susdit négociant en faillite, qu’arriverait-il ?
— Oui… i… i…, voy… voy… ons.
— Alors la famille du décédé, ses représentants, son hoirie ; ou le négociant, s’il n’est pas mort ; ou ses amis, s’il est caché, liquident. Peut-être voulez-vous liquider les affaires de votre frère ? demanda le président.
— Ah ! Grandet, s’écria le notaire, ce serait bien. Il y a de l’honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c’est votre nom, vous seriez un homme…
— Sublime, dit le président en interrompant son oncle.
— Ceertainement, répliqua le vieux vigneron mon, mon fffr, fre, frère se no, no, no noommait Grandet tou… out comme moi. Cé, cé, c’es, c’est sûr et certain. Je, je, je ne, ne dis pa, pas non. Et, et, et, cette li, li, li, liquidation pou, pou, pourrait dans touous llles cas, être sooous tous lles ra, ra, rapports très avanvantatageuse aux in, in, in, intérêts de mon ne, ne, neveu, que j’ai, j’ai, j’aime. Mais faut voir. Je ne co, co, co, connais pas llles malins de Paris. Je… suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous ! Mes prooovins ! mes fooossés, et en, enfin j’ai mes aaaffaires. Je n’ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu’est-ce qu’un billet ? J’en, j’en, j’en ai beau, beaucoup reçu, je n’en ai jamais si, si, signé, Ça, aaa se ssse touche, ça s’essscooompte. Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. J’ai en, en, en, entendu di, di, dire qu’ooooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi…
— Oui, dit le président. L’on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous ?
Grandet se fit un cornet de sa main, l’appliqua sur son oreille, et le président lui répéta sa phrase.
— Mais, répondit le vigneron, il y a ddddonc à boire et à manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, à mon âââge, de toooutes ce, ce, ces choooses-là. Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve, veiller au grain. Le grain, s’aama, masse, et c’e, c’e, c’est aaavec le grain qu’on pai, paye. Aavant, tout, faut ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. J’ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma, maison pooour des em, em, embrrrrououillllami gentes de, de, de tooous les di, diaâblles, où je ne cooompre, prends rien. Voous dites que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrêter la déclaration de faillite, être à Paris. On ne peut pas se trooou, ouver à la fois en, en, en deux endroits, à moins d’être pe, pe, pe, petit oiseau… Et…
— Et je vous entends, s’écria le notaire. Eh ! bien, mon vieil ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dévouement pour vous.
— Allons donc, pensait en lui-même le vigneron, décidez-vous donc !
— Et si quelqu’un partait pour Paris, y cherchait le plus fort créancier de votre frère Guillaume, lui disait…
— Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi ? Quelque, que cho, chooo, chose ce, ce, comme ça : — Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det de Saumur par là. Il aime son frère, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de très bonnes intentions. Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. Ne déclarez pas la fa, fa, fa, fa, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, éé, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu’en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le né, né, nez… Hein ! pas vrai ?
— Juste ! dit le président.
— Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir avant de se dé, décider. Qui ne, ne, ne peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonénéreuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaître les ressources et les charges. Hein ! pas vrai ?
— Certainement, dit le président. Je suis d’avis, moi, qu’en quelques mois de temps l’on pourra racheter les créances pour une somme de, et payer intégralement par arrangement. Ha ! ha ! l’on mène les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n’y a pas eu de déclaration de faillite et que vous tenez les titres de créances, vous devenez blanc comme neige.
— Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la né, né, neige.
— Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors.
— J’é, j’é, j’écoute.
— Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l’usure. Ce publiciste a prouvé que le préjugé qui frappait de réprobation les usuriers était une sottise.
— Ouais ! fit le bonhomme.
— Attendu qu’en principe, selon Bentham, l’argent est une marchandise, et que ce qui représente l’argent devient également marchandise, reprit le président ; attendu qu’il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui régissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu’elle est chère ou tombe à rien, le tribunal ordonne… (tiens ! que je suis bête, pardon), je suis d’avis que vous pourrez racheter votre frère pour vingt-cinq du cent.
— Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben…
— Bentham, un Anglais.
— Ce Jérémie-là nous fera éviter bien des lamentations dans les affaires, dit le notaire en riant.
— Ces Anglais ont qué, qué, quelquefois du bon, bon sens, dit Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frère… va, va, va, va, valent… ne valent pas. Si. Je, je, je, dis bien, n’est-ce pas ? Cela me paraît clair… Les créanciers seraient… Non, ne seraient pas. Je m’een, entends.
— Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. En droit, si vous possédez les titres de toutes les créances dues par la maison Grandet, votre frère ou ses hoirs ne doivent rien à personne. Bien.
— Bien, répéta le bonhomme.
— En équité, si les effets de votre frère se négocient (négocient, entendez-vous bien ce terme ?) sur la place à tant pour cent de perte ; si l’un de vos amis a passé par là ; s’il les a rachetés, les créanciers n’ayant été contraints par aucune violence à les donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte.
— C’est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. Cela pooooosé… Mais, néanmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c’est di, di, di, difficile. Je, je, je n’ai pas d’aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni…
— Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. Hé ! bien, je vous offre d’aller à Paris (vous me tiendriez compte du voyage, c’est une misère). J’y vois les créanciers, je leur parle, j’atermoie, et tout s’arrange avec un supplément de payement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de créances.
— Mais nooonous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m’en, en, en, engager sans, sans, que… Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooouous comprenez ?
— Cela est juste.
— J’ai la tête ca, ca, cassée de ce que, que voous, vous m’a, a, a, avez dé, dé, décliqué là. Voilà la, la, première fois de ma vie que je, je suis fooorcé de son, songer à de…
— Oui, vous n’êtes pas jurisconsulte.
— Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vou, vous venez de dire ; il fau, fau, faut que j’é, j’é, j’étudie çççà.
— Hé ! bien, reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion.
— Mon neveu ? … fit le notaire d’un ton de reproche en l’interrompant.
— Hé ! bien, mon oncle, répondit le président.
— Laisse donc monsieur Grandet t’expliquer ses intentions. Il s’agit en ce moment d’un mandat important. Notre cher ami doit le définir congrûm…
Un coup de marteau qui annonça l’arrivée de la famille des Grassins, leur entrée et leurs salutations empêchèrent Cruchot d’achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption ; déjà Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intérieur ; mais d’abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable à un président de tribunal de première instance d’aller à Paris pour y faire capituler des créanciers et y prêter les mains à un tripotage qui froissait les lois de la stricte probité ; puis, n’ayant pas encore entendu le père Grandet exprimant la moindre velléité de payer quoi que ce fût, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagé dans cette affaire. Il profita donc du moment où les des Grassins entraient pour prendre le président par le bras et l’attirer dans l’embrasure de la fenêtre.
— Tu t’es bien suffisamment montré, mon neveu ; mais assez de dévouement comme ça. L’envie d’avoir la fille t’aveugle. Diable ! il n’y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manœuvre. Est-ce bien ton rôle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille…
Il n’acheva pas ; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main : — Grandet, nous avons appris l’affreux malheur arrivé dans votre famille, le désastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frère ; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons à ce triste événement.
— Il n’y a d’autre malheur, dit le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tué s’il avait eu l’idée d’appeler son frère à son secours. Notre vieil ami, qui a de l’honneur jusqu’au bout des ongles, compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le président, pour lui éviter les tracas d’une affaire toute judiciaire, lui offre de partir sur-le-champ pour Paris, afin de transiger avec les créanciers et les satisfaire convenablement.
Ces paroles, confirmées par l’attitude du vigneron, qui se caressait le menton, surprirent étrangement les trois des Grassins, qui pendant le chemin avaient médit tout à loisir de l’avarice de Grandet en l’accusant presque d’un fratricide.
— Ah ! je le savais bien s’écria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins ? Grandet a de l’honneur jusqu’au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reçoive la plus légère atteinte ! L’argent sans l’honneur est une maladie. Il y a de l’honneur dans nos provinces ! Cela est bien, très bien, Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas déguiser ma pensée ; je la dis rudement : cela est, mille tonnerres ! sublime.
— Aaalors llle su… su… sub… sublime est bi… bi… bien cher, répondit le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main.
— Mais ceci, mon brave Grandet, n’en déplaise à monsieur le président, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un négociant consommé. Ne faut-il pas se connaître aux comptes de retour, débours, calculs d’intérêts ? Je dois aller à Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de…
— Nous verrions donc à tâ… tâ… tâcher de nous aaaarranger tou… tous deux dans les po… po… po… possibilités relatives et sans m’en… m’en… m’engager à quelque chose que je… je… je ne voooou… oudrais pas faire, dit Grandet en bégayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage.
Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots.
— Eh ! dit madame des Grassins, mais c’est un plaisir que d’être à Paris. Je payerais volontiers pour y aller, moi.
Et elle fit un signe à son mari comme pour l’encourager à souffler cette commission à leurs adversaires coûte que coûte ; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l’attira dans un coin.
— J’aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente ; j’ai quelques milliers de francs de rente à faire acheter, et je ne veux placer qu’à quatre-vingts francs. Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. Vous vous connaissez à ça, pas vrai ?
— Pardieu ! Eh ! bien, j’aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous ?
— Pas grand’chose pour commencer. Motus ! Je veux jouer ce jeu-là sans qu’on en sache rien. Vous me concluriez un marché pour la fin du mois ; mais n’en dites rien aux Cruchot, ça les taquinerait. Puisque vous allez à Paris, nous y verrons en même temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts.
— Voilà qui est entendu. Je partirai demain en poste, dit à haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos dernières instructions à… À quelle heure ?
— À cinq heures, avant le dîner, dit le vigneron en se frottant les mains.
Les deux partis restèrent encore quelques instants en présence. Des Grassins dit après une pause en frappant sur l’épaule de Grandet : — Il fait bon avoir de bons parents comme ça…
— Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa… parent. J’aimais mon frère, et je le prouverai bien si si ça ne ne coûte pas…
— Nous allons vous quitter, Grandet, lui dit le banquier en l’interrompant heureusement avant qu’il n’achevât sa phrase. Si j’avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires.
— Bien, bien. Moi-même, raa… apport à ce que vouvous savez, je je vais me rereretirer dans ma cham… ambre des dédélibérations, comme dit le président Cruchot.
— Peste ! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l’expression de celle d’un juge ennuyé par une plaidoirie.
Les chefs des deux familles rivales s’en allèrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus à la trahison dont s’était rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondèrent mutuellement, mais en vain, pour connaître ce qu’ils pensaient sur les intentions réelles du bonhomme en cette nouvelle affaire.
— Venez-vous chez madame Dorsonval avec nous ? dit des Grassins au notaire.
— Nous irons plus tard, répondit le président. Si mon oncle le permet, j’ai promis à mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d’abord.
— Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent à quelques pas des deux Cruchot, Adolphe dit à son père : — Ils fument joliment, hein ?
— Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mère, ils peuvent encore nous entendre. D’ailleurs ce que tu dis n’est pas de bon goût et sent l’École de Droit.
— Eh ! bien, mon oncle, s’écria le magistrat quand il vit les des Grassins éloignés, j’ai commencé par être le président de Bonfons, et j’ai fini par être tout simplement un Cruchot.
— J’ai bien vu que ça te contrariait ; mais le vent était aux des Grassins. Es-tu bête, avec tout ton esprit ?… Laisse-les s’embarquer sur un nous verrons du père Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit : Eugénie n’en sera pas moins ta femme.
En quelques instants la nouvelle de la magnanime résolution de Grandet se répandit dans trois maisons à la fois, et il ne fut plus question dans toute la ville que de ce dévouement fraternel. Chacun pardonnait à Grandet sa vente faite au mépris de la foi jurée entre les propriétaires, en admirant son honneur, en vantant une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractère français de s’enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bâtons flottants de l’actualité. Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire ?
Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon.
— Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. À onze heures Cornoiller doit se trouver à ma porte avec le berlingot de Froidfond. Écoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D’ailleurs le quartier n’a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route.
Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, où Nanon l’entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. Il ne voulait évidemment réveiller ni sa femme ni sa fille, et surtout ne point exciter l’attention de son neveu, qu’il avait commencé par maudire en apercevant de la lumière dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d’un mourant, et pour elle ce mourant était Charles : elle l’avait quitté si pâle, si désespéré ! peut-être s’était-il tué. Soudain elle s’enveloppa d’une coiffe, espèce de pelisse à capuchon, et voulut sortir. D’abord une vive lumière qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu ; puis elle se rassura bientôt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mêlée au hennissement de plusieurs chevaux.
— Mon père enlèverait-il mon cousin ? se dit-elle en entr’ouvrant sa porte avec assez de précaution pour l’empêcher de crier, mais de manière à voir ce qui se passait dans le corridor.
Tout à coup son œil rencontra celui de son père, dont le regard, quelque vague et insouciant qu’il fût, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un câble auquel était attaché un barillet semblable à ceux que le père Grandet s’amusait à faire dans son fournil à ses moments perdus.
— Sainte Vierge ! monsieur, ça pèse-t-il ?… dit à voix basse la Nanon.
— Quel malheur que ce ne soit que des gros sous ! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier.
Cette scène était éclairée par une seule chandelle placée entre deux barreaux de la rampe.
— Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets ?
— Non, monsieur. Pardé ! quoi qu’il y a donc à craindre pour vos gros sous ?…
— Oh ! rien, dit le père Grandet.
— D’ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux.
— Bien, bien. Tu ne leur as pas dit où j’allais ?
— Je ne le savais point.
— Bien. La voiture est solide ?
— Ça, notre maître ? ha ! ben, ça porterait trois mille. Qu’est-ce que ça pèse donc vos méchants barils ?
— Tiens, dit Nanon, je le savons bien ! Y a ben près de dix-huit cents.
— Veux-tu te taire, Nanon ! Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. Je serai revenu pour dîner. Va bon train, Cornoiller, faut être à Angers avant neuf heures.
La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lâcha le chien, se coucha l’épaule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupçonna ni le départ de Grandet ni l’objet de son voyage. La discrétion du bonhomme était complète. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d’or. Après avoir appris dans la matinée par les causeries du port que l’or avait doublé de prix par suite de nombreux armements entrepris à Nantes, et que des spéculateurs étaient arrivés à Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait à ses fermiers, se mit en mesure d’aller y vendre le sien et d’en rapporter en valeurs du receveur-général sur le trésor la somme nécessaire à l’achat de ses rentes après l’avoir grossie de l’agio.
— Mon père s’en va, dit Eugénie qui du haut de l’escalier avait tout entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déjà plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugénie entendit en son cœur, avant de l’écouter par l’oreille, une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d’un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. — Il souffre, dit-elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte était entr’ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tête penchée en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissé tomber la plume et touchait presque à terre. La respiration saccadée que nécessitait la posture du jeune homme effraya soudain Eugénie, qui entra promptement. — Il doit être bien fatigué, se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetées, elle en lut les adresses : À messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers. — À monsieur Buisson, tailleur, etc. — Il a sans doute arrangé toutes ses affaires pour pouvoir bientôt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commençaient une : « Ma chère Annette… » lui causèrent un éblouissement. Son cœur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. Sa chère Annette, il aime, il est aimé ! Plus d’espoir ! Que lui dit-il ? Ces idées lui traversèrent la tête et le cœur. Elle lisait ces mots partout, même sur les carreaux, en traits de flammes. — Déjà renoncer à lui ! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m’en aller. Si je la lisais, cependant ? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tête, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, même en dormant, connaît encore sa mère et reçoit, sans s’éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mère, Eugénie releva la main pendante, et, comme une mère, elle baisa doucement les cheveux. Chère Annette ! Un démon lui criait ces deux mots aux oreilles. — Je sais que je fais peut-être mal, mais je lirai la lettre, dit-elle. Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. Pour la première fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son cœur. Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. La passion, la curiosité l’emportèrent. À chaque phrase, son cœur se gonfla davantage, et l’ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui rendit encore plus friands les plaisirs du premier amour.
« Ma chère Annette, rien ne devait nous séparer, si ce n’est le malheur qui m’accable et qu’aucune prudence humaine n’aurait su prévoir. Mon père s’est tué, sa fortune et la mienne sont entièrement perdues. Je suis orphelin à un âge où, par la nature de mon éducation, je puis passer pour un enfant ; et je dois néanmoins me relever homme de l’abîme où je suis tombé. Je viens d’employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnête homme, et ce n’est pas un doute, je n’ai pas cent francs à moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amérique. Oui, ma pauvre Anna, j’irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. Quant à rester à Paris, je ne saurais. Ni mon âme ni mon visage ne sont faits à supporter les affronts, la froideur, le dédain qui attendent l’homme ruiné, le fils du failli ! Bon Dieu ! devoir deux millions ?… J’y serais tué en duel dans la première semaine. Aussi n’y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dévoué qui jamais ait ennobli le cœur d’un homme, ne saurait m’y attirer. Hélas ! ma bien-aimée, je n’ai point assez d’argent pour aller là où tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser où je puiserais la force nécessaire à mon entreprise… »
— Pauvre Charles, j’ai bien fait de lire ! J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie.
Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs.
« Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. Si j’ai les cent louis indispensables au passage, je n’aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n’aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaîtrai ce qui me restera d’argent qu’après le règlement de mes dettes à Paris. Si je n’ai rien, j’irai tranquillement à Nantes, je m’y embarquerai simple matelot, et je commencerai là-bas comme ont commencé les hommes d’énergie qui, jeunes, n’avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi choyé par une mère qui m’adorait, chéri par le meilleur des pères, et qui, à mon début dans le monde, ai rencontré l’amour d’une Anna ! Je n’ai connu que les fleurs de la vie : ce bonheur ne pouvait pas durer. J’ai néanmoins, ma chère Annette, plus de courage qu’il n’était permis à un insouciant jeune homme d’en avoir, surtout à un jeune homme habitué aux cajoleries de la plus délicieuse femme de Paris, bercé dans les joies de la famille, à qui tout souriait au logis, et dont les désirs étaient des lois pour un père… Oh ! mon père, Annette, il est mort… Eh ! bien, j’ai réfléchi à ma position, j’ai réfléchi à la tienne aussi. J’ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Chère Anna, si, pour me garder près de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge à l’Opéra, nous n’arriverions pas encore au chiffre des dépenses nécessaires à ma vie dissipée ; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd’hui pour toujours. »
— Il la quitte, Sainte Vierge ! Oh ! bonheur !…
Eugénie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur ; mais, heureusement pour elle, il ne s’éveilla pas. Elle reprit :
« Quand reviendrai-je ? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. Mettons-nous à dix ans d’ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles ; sachons en profiter. Garde au fond de ton âme comme je le garderai moi-même le souvenir de ces quatre années de bonheur, et sois fidèle, si tu peux, à ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l’exiger, parce que, vois-tu, ma chère Annette, je dois me conformer à ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nécessités de ma nouvelle existence ; et je t’avouerai que j’ai trouvé ici, à Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les manières, la figure, l’esprit et le cœur te plairaient, et qui, en outre, me paraît avoir… »
— Il devait être bien fatigué, pour avoir cessé de lui écrire, se dit Eugénie en voyant la lettre arrêtée au milieu de cette phrase.
Elle le justifiait ! N’était-il pas impossible alors que cette innocente fille s’aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre ? Aux jeunes filles religieusement élevées, ignorantes et pures, tout est amour dès qu’elles mettent le pied dans les régions enchantées de l’amour. Elles y marchent entourées de la céleste lumière que leur âme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant ; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prêtent leurs belles pensées. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour Eugénie, ces mots : Ma chère Annette, ma bien-aimée, lui résonnaient au cœur comme le plus joli langage de l’amour, et lui caressaient l’âme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus, redites par l’orgue, lui caressèrent l’oreille. D’ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de cœur par lesquelles une jeune fille doit être séduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son père et le pleurait si véritablement, cette tendresse venait moins de la bonté de son cœur que des bontés paternelles ? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l’avaient empêché de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, à Paris, la plupart des enfants quand, en présence des jouissances parisiennes, ils forment des désirs et conçoivent des plans qu’ils voient avec chagrin incessamment ajournés et retardés par la vie de leurs parents. La prodigalité du père alla donc jusqu’à semer dans le cœur de son fils un amour filial vrai, sans arrière-pensée. Néanmoins, Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annette elle-même, à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l’épouvantable éducation de ce monde, où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n’en punit aux Cours d’assises, où les bons mots assassinent les plus grandes idées, où l’on ne passe pour fort qu’autant que l’on voit juste ; et là, voir juste, c’est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni même aux événements : on y fait de faux événements. Là, pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive ; provisoirement, ne rien admirer, ni les œuvres d’art, ni les nobles actions, et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel. Après mille folies, la grande dame, la belle Annette, forçait Charles à penser gravement ; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumée ; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie : elle le féminisait et le matérialisait. Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût.
— Vous êtes niais, Charles, lui disait-elle. J’aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. Vous avez été très mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c’est un homme peu honorable ; mais attendez qu’il soit sans pouvoir, alors vous le mépriserez à votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait ? — Mes enfants, tant qu’un homme est au Ministère, adorez-le ; tombe-t-il, aidez à le traîner à la voirie. Puissant, il est une espèce de dieu ; détruit, il est au-dessous de Marat dans son égout, parce qu’il vit et que Marat était mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les étudier, les suivre, pour arriver à se maintenir toujours en bonne position.
Charles était un homme trop à la mode, il avait été trop constamment heureux par ses parents, trop adulé par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d’or que sa mère lui avait jeté au cœur s’était étendu dans la filière parisienne, il l’avait employé en superficie et devait l’user par le frottement. Mais Charles n’avait encore que vingt et un ans. À cet âge, la fraîcheur de la vie semble inséparable de la candeur de l’âme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l’avoué le plus incrédule, l’usurier le moins facile hésitent-ils toujours à croire à la vieillesse du cœur, à la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu’il n’y a point de rides sur le front. Charles n’avait jamais eu l’occasion d’appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu’à ce jour il était beau d’inexpérience. Mais, à son insu, l’égoïsme lui avait été inoculé. Les germes de l’économie politique à l’usage du Parisien, latents en son cœur, ne devaient pas tarder à y fleurir, aussitôt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie réelle. Presque toutes les jeunes filles s’abandonnent aux douces promesses de ces dehors ; mais Eugénie eût-elle été prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se défier de son cousin, quand, chez lui, les manières, les paroles et les actions s’accordaient encore avec les inspirations du cœur ? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les dernières effusions de sensibilité vraie qui fût en ce jeune cœur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d’amour, et se mit complaisamment à contempler son cousin endormi : les fraîches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d’abord à elle-même de l’aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l’autre lettre sans attacher beaucoup d’importance à cette indiscrétion, et, si elle commença de la lire, ce fut pour acquérir de nouvelles preuves des nobles qualités que, semblable à toutes les femmes, elle prêtait à celui qu’elle choisissait.
« Mon cher Alphonse, au moment où tu liras cette lettre je n’aurai plus d’amis ; mais je t’avoue qu’en doutant de ces gens du monde habitués à prodiguer ce mot, je n’ai pas douté de ton amitié. Je te charge donc d’arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possède. Tu dois maintenant connaître ma position. Je n’ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d’écrire à toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelque argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu’il m’est possible de la donner de mémoire. Ma bibliothèque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, à payer mes dettes. Je ne veux me réserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t’enverrai d’ici, pour cette vente, une procuration régulière, en cas de contestations. Tu m’adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bête, j’aime mieux te l’offrir, comme la bague d’usage que lègue un mourant à son exécuteur testamentaire. On m’a fait une très comfortable voiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l’ont pas livrée, obtiens d’eux qu’ils la gardent sans me demander d’indemnité ; s’ils se refusaient à cet arrangement, évite tout ce qui pourrait entacher ma loyauté, dans les circonstances où je me trouve. Je dois six louis à l’insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui… »
— Cher cousin, dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand’mère. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. Item, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : — Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor. Item, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducats de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. Item, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ces raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. À la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resta béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : — Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.
— Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.
— J’ai lu ces deux lettres.
Charles rougit.
— Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…
— Et quoi ? demanda Charles.
— Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…
— Ma chère cousine…
— Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur.
Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet.
— Eh ! bien, vous refuseriez ? demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence.
L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou.
— Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si…
En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table.
— Eh ! bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don.
Charles put enfin exprimer ses sentiments.
— Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.
— Que voulez-vous ? dit-elle effrayée.
— Écoutez, ma chère cousine, j’ai là… Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. — Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots.
— Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids.
— Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles.
— Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv…
— Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… Eugénie se taisait.
— Hé ! bien, oui, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec grâce.
En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.
— Ange de pureté ! entre nous, n’est-ce pas ?… l’argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais.
— Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre ?
— Oh ! bien plus douce…
— Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. À demain.
Elle dégagea doucement sa main d’entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l’éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte : — Ah ! pourquoi suis-je ruiné, dit-il.
— Bah ! mon père est riche, je le crois, répondit-elle.
— Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s’appuyant le dos au mur, il n’aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénuement, enfin il vivrait autrement.
— Mais il a Froidfond.
— Et que vaut Froidfond ?
— Je ne sais pas ; mais il a Noyers.
— Quelque mauvaise ferme !
— Il a des vignes et des prés…
— Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue ? ajouta-t-il en avançant le pied gauche.
— Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée.
— Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre.
Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire.
Tous deux ils s’endormirent dans le même rêve, et Charles commença dès lors à jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant avant le déjeuner en compagnie de Charles. Le jeune homme était encore triste comme devait l’être un malheureux descendu pour ainsi dire au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l’abîme où il était tombé, avait senti tout le poids de sa vie future.
— Mon père ne reviendra que pour le dîner, dit Eugénie en voyant l’inquiétude peinte sur le visage de sa mère.
Il était facile de voir dans les manières, sur la figure d’Eugénie et dans la singulière douceur que contracta sa voix, une conformité de pensée entre elle et son cousin. Leurs âmes s’étaient ardemment épousées avant peut-être même d’avoir bien éprouvé la force des sentiments par lesquels ils s’unissaient l’un à l’autre. Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. Chacune des trois femmes eut à s’occuper. Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchés relatifs à des réparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l’argent. Madame Grandet et Eugénie furent donc obligées d’aller et de venir, de répondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maître pour savoir ce qui devait être gardé pour la maison ou vendu au marché. L’habitude du bonhomme était, comme celle d’un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gâtés. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d’Angers ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intérêt jusqu’au jour où il aurait à payer ses rentes. Il avait laissé Cornoiller à Angers, pour y soigner les chevaux à demi fourbus, et les ramener lentement après les avoir bien fait reposer.
— Je reviens d’Angers, ma femme, dit-il. J’ai faim.
Nanon lui cria de la cuisine : — Est-ce que vous n’avez rien mangé depuis hier ?
— Rien, répondit le bonhomme.
Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment où la famille était à table. Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu.
— Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l’or à Angers où l’on en est venu chercher pour Nantes ? je vais en envoyer.
— N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous évite pas une perte de temps.
— Mais l’or y vaut treize francs cinquante centimes.
— Dites donc valait.
— D’où diable en serait-il venu ?
— Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse.
Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s’établit entre eux d’oreille à oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardèrent Charles à plusieurs reprises. Au moment où sans doute l’ancien tonnelier dit au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef échapper un geste d’étonnement.
— Monsieur Grandet, dit-il à Charles, je pars pour Paris ; et, si vous aviez des commissions à me donner…
— Aucune, monsieur. Je vous remercie, répondit Charles.
— Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet.
— Y aurait-il donc quelque espoir ? demanda Charles.
— Mais, s’écria le tonnelier avec un orgueil bien joué, n’êtes-vous pas mon neveu ? votre honneur est le nôtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet ?
Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. Eugénie contemplait son père avec admiration.
— Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! Les deux diplomates se donnèrent une poignée de main, l’ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu’à la porte ; puis, après l’avoir fermée, il revint et dit à Nanon en se plongeant dans son fauteuil : — Donne-moi du cassis ? Mais trop ému pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La Bertellière et se mit à chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse :
Dans les gardes-françaises
J’avais un bon papa.
Nanon, madame Grandet, Eugénie s’examinèrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. La soirée fut bientôt finie. D’abord le père Grandet voulut se coucher de bonne heure ; et, lorsqu’il se couchait, chez lui tout devait dormir ; de même que quand Auguste buvait la Pologne était ivre. Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. Quant à madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les désirs de son mari. Néanmoins, pendant les deux heures accordées à la digestion, le tonnelier, plus facétieux qu’il ne l’avait jamais été, dit beaucoup de ses apophtegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre.
— On n’a pas plutôt mis les lèvres à un verre qu’il est déjà vide ! Voilà notre histoire. On ne peut pas être et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle.
Il fut jovial et clément. Lorsque Nanon vint avec son rouet : — Tu dois être lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre.
— Ah ! ben !… quien, je m’ennuierais, répondit la servante.
— Pauvre Nanon ! Veux-tu du cassis ?
— Ah ! pour du cassis, je ne dis pas non ; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu’i vendent est de la drogue.
— Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme.
Le lendemain, la famille, réunie à huit heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la première scène d’une intimité bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugénie et Charles ; Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencèrent à faire une même famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite et la certitude de voir bientôt partir le mirliflor sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes, le rendirent presque indifférent à sa présence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu’il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l’œil de madame Grandet, en laquelle il avait d’ailleurs une entière confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L’alignement de ses prés et des fossés jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d’hiver dans ses clos et à Froidfond l’occupèrent exclusivement. Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l’amour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son cœur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s’exprimant une mutuelle intelligence qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parenté n’autorisait-elle pas une certaine douceur dans l’accent, une tendresse dans les regards : aussi Eugénie se plut-elle à endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d’un naissant amour. N’y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l’amour et ceux de la vie ? Ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et de gentils regards ? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l’avenir ? Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses ? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur ? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt oubliés que coupés ? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie ? L’amour est notre seconde transformation. L’enfance et l’amour furent même chose entre Eugénie et Charles : ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d’autant plus caressants pour leurs cœurs qu’ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant à sa naissance sous les crêpes du deuil, cet amour n’en était d’ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruines. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette ; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu’à l’heure où le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l’est sous les arcades d’une église, Charles comprit la sainteté de l’amour ; car sa grande dame, sa chère Annette ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l’amour pur et vrai. Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. Il descendait dès le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet ne vint donner les provisions ; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d’Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait à l’amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et la fille, éprouvant des délices inconnues à leur prêter les mains pour dévider du fil, à les voir travaillant, à les entendre jaser. La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla les beautés de ces âmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces mœurs impossibles en France, et n’avait admis leur existence qu’en Allemagne, encore n’était-ce que fabuleusement et dans les romans d’Auguste Lafontaine. Bientôt pour lui Eugénie fut l’idéal de la Marguerite de Gœthe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s’abandonna délicieusement au courant de l’amour ; elle saisissait sa félicité comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et se reposer sur la rive. Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées ? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours après le départ de des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de Première Instance avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y signer une renonciation à la succession de son père. Répudiation terrible ! espèce d’apostasie domestique. Il alla chez maître Cruchot faire faire deux procurations, l’une pour des Grassins, l’autre pour l’ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet.
— Ah ! vous voilà comme un homme qui doit s’embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vêtu d’une redingote de gros drap noir. Bien, très bien !
— Je vous prie de croire, monsieur, lui répondit Charles, que je saurai bien avoir l’esprit de ma situation.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra Charles.
— Monsieur, j’ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque valeur ; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce matin de…
— De vous acheter cela ? dit Grandet en l’interrompant.
— Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui…
— Donnez-moi cela, mon neveu ; j’irai vous estimer cela là-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un centime près. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats.
Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d’or.
— Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons qui pourront vous servir à attacher des rubans à vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment.
— J’accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence.
— Ma tante, voici le dé de ma mère, je le gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un joli dé d’or à madame Grandet, qui depuis dix ans en désirait un.
— Il n’y a pas de remercîments possibles, mon neveu, dit la vieille mère dont les yeux se mouillèrent de larmes. Soir et matin dans mes prières j’ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou.
— Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l’argent… en livres.
Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les écus de six livres doivent être acceptés pour six francs sans déduction.
— Je n’osais vous le proposer, répondit Charles ; mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l’oreille, et il y eut un moment de silence. — Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d’un air inquiet comme s’il eût craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi ; veuillez à votre tour agréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles : ils vous rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes à ceux qui désormais seront toute sa famille.
— Mon garçon ! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça… Qu’as-tu donc, ma femme ? dit-il en se tournant avec avidité vers elle, ah ! un dé d’or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais… tu me permettras de… te payer… ton, oui… ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D’autant, vois-tu, garçon, qu’en estimant tes bijoux, je n’en ai compté que l’or brut, il y a peut-être quelque chose à gagner sur les façons. Ainsi, voilà qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs… en livres, que Cruchot me prêtera ; car je n’ai pas un rouge liard ici, à moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paye. Tiens, tiens, je vais l’aller voir.
Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit.
— Vous vous en irez donc, dit Eugénie en lui jetant un regard de tristesse mêlée d’admiration.
— Il le faut, dit-il en baissant la tête.
Depuis quelques jours, le maintien, les manières, les paroles de Charles étaient devenus ceux d’un homme profondément affligé, mais qui, sentant peser sur lui d’immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s’était fait homme. Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractère de son cousin, qu’en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien à sa figure pâlie et à sa sombre contenance. Ce jour-là le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistèrent avec Charles à un Requiem célébré à la paroisse pour l’âme de feu Guillaume Grandet.
Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut.
— Hé ! bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires ? dit Eugénie à voix basse.
— Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin ? Laisse-le donc, ce garçon.
— Oh ! je n’ai point de secrets, dit Charles.
— Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu’il faut tenir sa langue en bride dans le commerce.
Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit à Eugénie en l’attirant sur le vieux banc où ils s’assirent sous le noyer : — J’avais bien présumé d’Alphonse, il s’est conduit à merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien à Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m’annonce avoir, d’après les conseils d’un capitaine au long-cours, employé trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composée de curiosités européennes desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigé mes colis sur Nantes, où se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-être, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille et dix mille francs que m’envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ma chère cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vôtre, je puis périr, peut-être se présentera-t-il pour vous un riche établissement…
— Vous m’aimez ?… dit-elle.
— Oh ! oui, bien, répondit-il avec une profondeur d’accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment.
— J’attendrai, Charles. Dieu ! mon père est à sa fenêtre, dit-elle en repoussant son cousin qui s’approchait pour l’embrasser.
Elle se sauva sous la voûte, Charles l’y suivit ; en le voyant, elle se retira au pied de l’escalier et ouvrit la porte battante ; puis, sans trop savoir où elle allait, Eugénie se trouva près du bouge de Nanon, à l’endroit le moins clair du couloir ; là Charles, qui l’avait accompagnée, lui prit la main, l’attira sur son cœur, la saisit par la taille, et l’appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus ; elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers.
— Chère Eugénie, un cousin est mieux qu’un frère, il peut t’épouser, lui dit Charles.
— Ainsi soit-il ! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis.
Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans la salle, où Eugénie reprit son ouvrage, et où Charles se mit à lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet.
— Quien ! dit Nanon, nous faisons tous nos prières.
Dès que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu’il lui portait beaucoup d’intérêt ; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtait rien, s’occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prétendait vendre ses caisses trop cher ; il voulut alors à toute force les faire lui-même, et y employa de vieilles planches ; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionner de très belles caisses dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles ; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile à Nantes.
Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s’enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par l’âge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalités humaines, celui-là comprendra les tourments d’Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville : elle s’élançait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin, en l’absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor n’alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n’eut pas le courage de défendre à Charles d’y baiser la place.
— Elle ne sortira pas de là, mon ami.
— Eh ! bien, mon cœur y sera toujours aussi.
— Ah ! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle d’un accent peu grondeur.
— Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ; j’ai ta parole, prends la mienne.
— À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d’autre.
Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure : la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or et une croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d’exprimer ses sentiments, eut la larme à l’œil.
— Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu le conduise.
À dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortège, auquel se joignit sur la place maître Cruchot.
— Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère.
— Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l’auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet ; car, alors, il ne tiendra qu’à vous de…
— Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ?
Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu’il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plusieurs personnes, restèrent devant la voiture jusqu’à ce qu’elle partît ; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain : — Bon voyage ! dit le vigneron. Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées à un endroit du quai d’où elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs, signe auquel répondit Charles en déployant le sien.
— Ma mère, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, dit Eugénie au moment où elle ne vit plus le mouchoir de Charles.
Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d’œil sur les opérations que le bonhomme fit à Paris par l’entremise de des Grassins. Un mois après le départ du banquier, Grandet possédait une inscription de cent mille livres de rente achetée à quatre-vingts francs net. Les renseignements donnés à sa mort par son inventaire n’ont jamais fourni la moindre lumière sur les moyens que sa défiance lui suggéra pour échanger le prix de l’inscription contre l’inscription elle-même. Maître Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu, l’instrument fidèle du transport des fonds. Vers cette époque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prétexte d’aller ranger quelque chose à Froidfond, comme si le bonhomme était capable de laisser traîner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions du tonnelier se réalisèrent.
À la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de Saumur y étaient connus et y jouissaient de l’estime accordée aux célébrités financières qui s’appuient sur d’immenses propriétés territoriales libres d’hypothèques. L’arrivée du banquier de Saumur, chargé, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour éviter à l’ombre du négociant la honte des protêts. La levée des scellés se fit en présence des créanciers, et le notaire de la famille se mit à procéder régulièrement à l’inventaire de la succession. Bientôt des Grassins réunit les créanciers, qui, d’une voix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec François Keller, chef d’une riche maison, l’un des principaux intéressés, et leur confièrent tous les pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l’honneur de la famille et les créances. Le crédit du Grandet de Saumur, l’espérance qu’il répandit au cœur des créanciers par l’organe de des Grassins, facilitèrent les transactions ; il ne se rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personne ne pensait à passer sa créance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait : — Grandet de Saumur payera ! Six mois s’écoulèrent. Les Parisiens avaient remboursé les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois après la première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrent quarante-sept pour cent à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses généralement quelconques appartenant à feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus exacte probité présidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent à reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de leur argent. Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet.
— Nous y voilà, dit l’ancien tonnelier en jetant la lettre au feu ; patience, mes petits amis.
En réponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dépôt chez un notaire de tous les titres de créance existants contre la succession de son frère, en les accompagnant d’une quittance des payements déjà faits, sous prétexte d’apurer les comptes, et de correctement établir l’état de la succession. Ce dépôt souleva mille difficultés. Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. Aujourd’hui prêt à conclure, demain il veut tout mettre à feu et à sang ; plus tard il se fait ultra-débonnaire. Aujourd’hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou ; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mélancolique, il dit oui à toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire ; le surlendemain il lui faut des garanties, à la fin du mois il prétend vous exécuter, le bourreau ! Le créancier ressemble à ce moineau franc à la queue duquel on engage les petits enfants à tâcher de poser un grain de sel ; mais le créancier rétorque cette image contre sa créance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observé les variations atmosphériques des créanciers, et ceux de son frère obéirent à tous ses calculs. Les uns se fâchèrent et se refusèrent net au dépôt. — Bon ! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains à la lecture des lettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent audit dépôt que sous la condition de faire bien constater leurs droits, ne renoncer à aucuns, et se réserver même celui de faire déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut lieu, non sans quelques plaintes. — Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt-trois mois après la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerçants, entraînés par le mouvement des affaires de Paris, avaient oublié leurs recouvrements Grandet, ou n’y pensaient que pour se dire : — Je commence à croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela. Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable. À la fin de la troisième année, des Grassins écrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. Grandet répondit que le notaire et l’agent de change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frère, vivaient, eux ! pouvaient être devenus bons, et qu’il fallait les actionner afin d’en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du déficit. À la fin de la quatrième année, le déficit fut bien et dûment arrêté à la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durèrent six mois entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressé de s’exécuter, Grandet de Saumur répondit aux deux liquidateurs, vers le neuvième mois de cette année, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifesté l’intention de payer intégralement les dettes de son père ; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l’avoir consulté ; il attendait une réponse. Les créanciers, vers le milieu de la cinquième année, étaient encore tenus en échec avec le mot intégralement, de temps en temps lâché par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser échapper un fin sourire et un juron, le mot : — Ces Parisiens ! Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position où les avait maintenus Grandet au moment où les événements de cette histoire les obligeront à y reparaître. Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d’intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi. D’abord il fut nommé député ; puis il s’amouracha, lui père de famille, mais ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du théâtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maître chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite ; elle fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva très heureuse d’être séparée de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuèrent sous son nom, afin de réparer les brèches faites à sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer à l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphèrent.
— Votre mari n’a pas de bon sens, disait Grandet en prêtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme.
— Ah ! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, il courait à sa ruine.
— Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout fait jusqu’au dernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le président voulait à toute force l’y remplacer ; et, s’il tenait tant à s’y rendre, nous savons maintenant pourquoi.
Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins.
En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s’initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. Le lendemain du départ de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouva tout à coup bien vide. À l’insu de son père, elle voulut que la chambre de Charles restât dans l’état où il l’avait laissée. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo.
— Qui sait s’il ne reviendra pas plus tôt que nous ne le croyons, dit-elle.
— Ah ! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. Je m’accoutumais ben à lui ! C’était un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regarda Nanon.
— Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre âme ! Ne regardez donc pas le monde comme ça.
Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles son âme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent à ses traits cette espèce d’éclat que les peintres figurent par l’auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception, quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu l’amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par quelques peintres espagnols, constituent l’une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe où elle alla le lendemain du départ de Charles, et où elle avait fait vœu d’aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu’elle cloua près de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire : — Es-tu bien ? ne souffres-tu pas ? penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile dont tu m’as appris à connaître les beautés et l’usage ? Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise où ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, où ils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli ménage. Elle pensait à l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d’embrasser ; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles. Enfin ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait ; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maîtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie : — Si j’avais eu un homme à moi, je l’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin, j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais… rien. Je mourrai sans savoir ce que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu’est un bon homme tout de même, tourne autour de ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour ? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour ; hé ! bien, mam’zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l’amour.
Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment où elle était occupée à chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor d’Eugénie.
— Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir ton or ?
Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, et n’allèrent qu’à la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.
— Qu’allons-nous devenir ? dit madame Grandet à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux.
La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux mois que les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n’étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d’une façon fâcheuse au milieu d’une sueur causée par une épouvantable colère de son mari.
— Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m’avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d’écrire à Paris à monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des pièces d’or semblables aux tiennes ; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-être…
— Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent ?
— J’aurais engagé mes propres. D’ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien…
— Il n’est plus temps, répondit Eugénie d’une voix sourde et altérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ?
— Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc pas voir les Cruchot ?
— Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse. Ah ? si vous aviez lu sa lettre, vous n’auriez pensé qu’à lui, ma mère.
Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante à laquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L’hiver de 1819 à 1820 fut un des plus rigoureux de l’époque. La neige encombrait les toits.
Madame Grandet dit à son mari, dès qu’elle l’entendit se remuant dans sa chambre : — Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi ; le froid est si vif que je gèle sous ma couverture. Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie à faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la salle.
— Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu commences l’année, madame Grandet ? Tu n’as jamais tant parlé. Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut un moment de silence. Eh ! bien, reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu’il t’arrive malheur à l’échéance de ton âge, quoique en général les La Bertellière soient faits de vieux ciment. Hein ! pas vrai ? cria-t-il après une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa.
— Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme.
— Toujours gai, moi…
Gai, gai, gai, le tonnelier,
Raccommodez votre cuvier !
ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras truffé ! Je vais aller le chercher à la diligence. Il doit y avoir joint un double napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier à l’oreille. Je n’ai plus d’or, ma femme. J’avais bien encore quelques vieilles pièces, je puis te dire cela à toi ; mais il a fallu les lâcher pour les affaires. Et, pour célébrer le premier jour de l’an, il l’embrassa sur le front.
— Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel côté ton père a dormi, mais il est bon homme, ce matin. Bah ! nous nous en tirerons.
— Quoi qu’il a donc, notre maître ? dit Nanon en entrant chez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit : « Bonjour, bon an, grosse bête ! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid. » Ai-je été sotte quand je l’ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n’est quasi point rogné du tout ! tenez, madame, regardez-le donc ? Oh ! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent ; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un ben parfait, un ben bon homme…
Le secret de cette joie était dans une entière réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérêts, et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à payer ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se voyait, avant cinq ans, maître d’un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient peut-être le solde d’un immense service que la servante avait à son insu rendu à son maître.
— Oh ! oh ! où va donc le père Grandet, qu’il court dès le matin comme au feu ? se dirent les marchands occupés à ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d’un facteur des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins : — L’eau va toujours à la rivière, le bonhomme allait à ses écus, disait l’un. — Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande ! disait un autre. — Il finira par acheter Saumur, s’écriait un troisième. — Il se moque du froid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari. — Eh ! eh ! monsieur Grandet, si ça vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en débarrasserais.
— Ouin ! ce sont des sous, répondit le vigneron.
— D’argent, dit le facteur à voix basse.
— Si tu veux que je te soigne, mets une bride à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte.
— Ah ! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur ; il paraît que quand il fait froid il entend.
— Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus ! Détale ! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. — Nanon, les linottes sont-elles à la messe ?
— Oui, monsieur.
— Allons, haut la patte ! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre où il s’enferma. — Quand le déjeuner sera prêt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries.
La famille ne déjeuna qu’à dix heures.
— Ici ton père ne demandera pas à voir ton or, dit madame Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance…
Grandet descendait l’escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l’État. Il était décidé à placer ainsi ses revenus jusqu’à ce que la rente atteignît le taux de cent francs. Méditation funeste à Eugénie. Aussitôt qu’il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonne année, sa fille en lui sautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement et avec dignité.
— Ah ! ah ! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu ?… je veux ton bonheur. Il faut de l’argent pour être heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Nom d’un petit bonhomme, il n’y a pas un grain d’or ici. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille.
— Bah ! il fait trop froid ; déjeunons, lui répondit Eugénie.
— Hé ! bien, après, hein ? Ça nous aidera tous à digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. Il arrange très bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet. — Ououh ! ououh ! fit-il, la bouche pleine, après une pause, cela est bon ! Manges-en donc, ma femme ? ça nourrit au moins pour deux jours.
— Je n’ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien.
— Ah ! ouin ! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre ; tu es une La Bertellière, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime le jaune.
L’attente d’une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-être pour un condamné que ne l’était pour madame Grandet et pour sa fille l’attente des événements qui devaient terminer ce déjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le cœur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture : elle puisait de la force en son amour.
— Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts.
À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.
— Ôte tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé ; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit, ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh ! bien, je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille… Hé ! bien, pourquoi nous écoutes-tu ? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut. — Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? Les deux femmes étaient muettes. — Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Écoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion : tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines ; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de ton joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille ? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.
Eugénie se leva ; mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face et lui dit : — Je n’ai plus mon or.
— Tu n’as plus ton or ! s’écria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.
— Non, je ne l’ai plus.
— Tu te trompes, Eugénie.
— Non.
— Par la serpette de mon père !
Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient.
— Bon saint bon Dieu ! voilà madame qui pâlit, cria Nanon.
— Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.
— Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille ! — Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces ? cria-t-il en fondant sur elle.
— Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas.
Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.
— Nanon, venez m’aider à me coucher, dit la mère d’une voix faible. Je meurs.
Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse, autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu’elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria : — Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.
— Oui, mon père.
Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.
— Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor.
— Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement maîtresse, reprenez-les, répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.
Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset.
— Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça ! dit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous sa maîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un père ? S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où est votre or ?
— Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère ; mais je vous ferai fort humblement observer que j’ai vingt-deux ans. Vous m’avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire, et soyez sûr qu’il est bien placé…
— Où ?
— C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vos secrets ?
— Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires ?
— C’est aussi mon affaire.
— Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père, mademoiselle Grandet.
— Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.
— Au moins, quand avez-vous donné votre or ? Eugénie fit un signe de tête négatif. — Vous l’aviez encore le jour de votre fête, hein ? Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l’était par avarice, réitéra le même signe de tête. — Mais l’on n’a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d’une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment ! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu’un aura pris ton or ! le seul or qu’il y avait ! et je ne saurai pas qui ? L’or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois ; mais donner de l’or, car vous l’avez donné à quelqu’un, hein ? Eugénie fut impassible. A-t-on vu pareille fille ! Est-ce moi qui suis votre père ? Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu…
— Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? Était-ce à moi ?
— Mais tu es un enfant.
— Majeure.
Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna, jura ; puis trouvant enfin des paroles, il cria : — Maudit serpent de fille ! ah ! mauvaise graine, tu sais bien que je t’aime, et tu en abuses. Elle égorge son père ! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je ne peux pas te déshériter, nom d’un tonneau ! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants ! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu ? Si c’était à Charles, que… Mais, non, ce n’est pas possible. Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé… Il regarda sa fille qui restait muette et froide. — Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins. Voyons, dis ? Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. Eugénie baissa la tête. Vous m’offensez dans ce que j’ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu, marchez !
Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. Après avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s’apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait être chez sa femme ; et, charmé de la prendre en contravention à ses ordres, il grimpa les escaliers avec l’agilité d’un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment où elle caressait les cheveux d’Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel.
— Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera.
— Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme l’est celle-là ? Jolie éducation, et religieuse surtout. Hé ! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle.
— Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur ? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fièvre.
— Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or ?
Eugénie se leva, lança un regard d’orgueil sur son père, et rentra dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour de clef.
— Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salle. Et il vint s’asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, en lui disant : — Elle l’a donné sans doute à ce misérable séducteur de Charles qui n’en voulait qu’à notre argent.
Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde.
— Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournant du côté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards étincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j’en crois mes pressentiments, je ne sortirai d’ici que les pieds en avant. Vous auriez dû m’épargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l’enfant qui naît ; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre arrêt. Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie.
— Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’elle ait satisfait son père. Que diable, un chef de famille doit savoir où va l’or de sa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en France peut-être, puis des génovines, des ducats de Hollande.
— Monsieur, Eugénie est notre unique enfant, et quand même elle les aurait jetés à l’eau.
— À l’eau ? cria le bonhomme, à l’eau ! Vous êtes folle, madame Grandet. Ce que j’ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez ? les femmes s’entendent mieux entre elles à ça que nous autres. Quoi qu’elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi ? Quand elle aurait doré son cousin de la tête aux pieds, il est en pleine mer, hein ! nous ne pouvons pas courir après…
— Eh ! bien, monsieur ? Excitée par la crise nerveuse où elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développait sa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment où elle répondait ; elle changea d’idée sans changer de ton. — Eh ! bien, monsieur, ai-je plus d’empire sur elle que vous n’en avez ? Elle ne m’a rien dit, elle tient de vous.
— Tudieu ! comme vous avez la langue pendue ce matin ! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-être avec elle.
Il regarda sa femme fixement.
— En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n’avez qu’à continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dût-il m’en coûter la vie, je vous le répéterais encore : vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l’êtes. Cet argent lui appartenait, elle n’a pu qu’en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaître nos bonnes œuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces à Eugénie ?… Vous amoindrirez ainsi l’effet du coup que m’a porté votre colère, et vous me sauverez peut-être la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille.
— Je décampe, dit-il. Ma maison n’est pas tenable, la mère et la fille raisonnent et parlent comme si… Brooouh ! Pouah ! Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez ! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. À quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l’or de votre père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurez plus que ça à lui prêter ? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n’y pas toucher. Il n’a ni cœur ni âme, puisqu’il ose emporter le trésor d’une pauvre fille sans l’agrément des parents.
Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sa chambre et vint près de sa mère.
— Vous avez eu bien du courage pour votre fille, lui dit-elle.
— Vois-tu, mon enfant, où nous mènent les choses illicites ? … tu m’as fait faire un mensonge.
— Oh ! je demanderai à Dieu de m’en punir seule.
— C’est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, que voilà mademoiselle au pain et à l’eau pour le reste des jours ?
— Qu’est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie.
— Ah ! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non.
— Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie.
— J’aurai la goule morte, mais vous verrez.
Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans.
— Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C’est bien désagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison.
— Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu’est-ce que tu as dans ta casserole que j’entends bouilloter sur le fourneau ?
— C’est des graisses que je fonds…
— Il viendra du monde ce soir, allume le feu.
Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivèrent à huit heures, et s’étonnèrent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille.
— Ma femme est un peu indisposée. Eugénie est auprès d’elle, répondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune émotion.
Au bout d’une heure employée en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui était montée faire sa visite à madame Grandet, descendit, et chacun lui demanda : — Comment va madame Grandet ?
— Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L’état de sa santé me paraît vraiment inquiétant. À son âge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet.
— Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait.
Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans la rue, madame des Grassins leur dit : — Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mère est très mal sans seulement qu’elle s’en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré longtemps. Voudraient-ils la marier contre son gré ?
Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pas muets chez Eugénie, et lui découvrit un pâté fait à la casserole.
— Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. Vous mangez si peu, que ce pâté vous durera bien huit jours ; et, par la gelée, il ne risquera point de se gâter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C’est que ça n’est point sain du tout.
— Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main.
— Je l’ai fait ben bon, ben délicat, et il ne s’en est point aperçu. J’ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs ; j’en suis ben la maîtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet.
Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son état empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continua d’aller et venir selon ses habitudes ; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu’il ne l’avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres. — Il s’est passé quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. — Qu’est-il donc arrivé dans la maison Grandet ? fut une question convenue que l’on s’adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur. Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l’église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle y répondait d’une manière évasive et sans satisfaire sa curiosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d’Eugénie. Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis, sans qu’il fût possible de savoir par qui le secret avait été trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l’an mademoiselle Grandet était, par l’ordre de son père, enfermée dans sa chambre, au pain et à l’eau, sans feu ; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit ; et l’on savait même que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mère que pendant le temps où son père était absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jugée très sévèrement. La ville entière le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duretés, et l’excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller à la messe ou à vêpres, accompagnée de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fenêtres pour examiner avec curiosité la contenance de la riche héritière et son visage, où se peignaient une mélancolie et une douceur angéliques. Sa réclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses lèvres le miel qu’y avaient laissé les baisers de l’amour ? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle était l’objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son père. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l’amour l’aidaient à patiemment supporter la colère et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mère, douce et tendre créature, qui s’embellissait de l’éclat que jetait son âme en approchant de la tombe, sa mère dépérissait de jour en jour. Souvent Eugénie se reprochait d’avoir été la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords, quoique calmés par sa mère, l’attachaient encore plus étroitement à son amour. Tous les matins, aussitôt que son père était sorti, elle venait au chevet du lit de sa mère, et là, Nanon lui apportait son déjeuner. Mais la pauvre Eugénie, triste et souffrante des souffrances de sa mère, en montrait le visage à Nanon par un geste muet, pleurait et n’osait parler de son cousin. Madame Grandet, la première, était forcée de lui dire : — Où est-il ? pourquoi n’écrit-il pas ?
La mère et la fille ignoraient complètement les distances.
— Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. Vous souffrez, vous avant tout.
Tout c’était lui.
— Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m’a protégée en me faisant envisager avec joie le terme de mes misères.
Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. Quand, au moment de déjeuner près d’elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers mois de l’année, les mêmes discours, répétés avec une douceur angélique, mais avec la fermeté d’une femme à qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant sa vie.
— Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes ; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grâces à notre fille ; montrez-vous chrétien, époux et père.
En entendant ces mots, Grandet s’asseyait près du lit et agissait comme un homme qui, voyant venir une averse, se met tranquillement à l’abri sous une porte cochère : il écoutait silencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient été adressées, il disait :
— Tu es un peu pâlotte aujourd’hui, ma pauvre femme. L’oubli le plus complet de sa fille semblait être gravé sur son front de grès, sur ses lèvres serrées. Il n’était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.
— Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence.
Depuis la maladie de sa femme, il n’avait plus osé se servir de son terrible : ta, ta, ta, ta, ta ! Mais aussi son despotisme n’était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassée par l’expression des qualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était tout âme. Le génie de la prière semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n’a pas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saints visages où les habitudes de l’âme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l’animation particulière due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées ! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l’être humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractère resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supériorité de père de famille, domina sa conduite. Sa fidèle Nanon paraissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maître lui sifflaient aux oreilles ; mais, quoique l’opinion publique condamnât hautement le père Grandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison.
— Eh ! bien, disait-elle aux détracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant ? pourquoi ne voulez-vous pas qu’il se racornisse un peu, cet homme ? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures.
Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n’ayant pas réussi, malgré ses prières, à réconcilier Eugénie et son père, confia ses peines secrètes aux Cruchot.
— Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l’eau ?… s’écria le président de Bonfons, et sans motifs ; mais cela constitue des sévices tortionnaires ; elle peut protester contre, et tant dans que sur…
— Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain.
En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre.
— Messieurs, dit-elle en s’avançant par un mouvement plein de fierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon père est maître chez lui. Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l’approbation ni à la désapprobation du monde, il n’en est comptable qu’à Dieu. Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. Je vous sais gré, messieurs, de l’intérêt que vous me témoignez ; mais vous m’obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j’ai été instruite par hasard.
— Elle a raison, dit madame Grandet.
— Mademoiselle, la meilleure manière d’empêcher le monde de jaser est de vous faire rendre la liberté, lui répondit respectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l’amour avaient imprimée à Eugénie.
— Eh ! bien, ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soin d’arranger cette affaire, puisqu’il répond du succès. Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pendant le peu de temps qui me reste à vivre, il faut, à tout prix, que ton père et toi vous soyez réconciliés.
Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d’Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derrière le tronc de l’arbre, restait pendant quelques instants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d’embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri où Charles et Eugénie s’étaient juré un éternel amour, pendant qu’elle regardait aussi son père à la dérobée ou dans son miroir. S’il se levait et recommençait sa promenade, elle s’asseyait complaisamment à la fenêtre et se mettait à examiner le pan de mur où pendaient les plus jolies fleurs, d’où sortaient, d’entre les crevasses, des Cheveux de Vénus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un Sedum très abondant dans les vignes à Saumur et à Tours. Maître Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuyé au mur mitoyen, occupé à voir sa fille.
— Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot ? dit-il en apercevant le notaire.
— Je viens vous parler d’affaires.
— Ah ! ah ! avez-vous un peu d’or à me donner contre des écus ?
— Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d’elle et de vous.
— De quoi se mêle-t-on ? Charbonnier est maître chez lui.
— D’accord, le charbonnier est maître de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenêtres.
— Comment cela ?
— Eh ! mais votre femme est très malade, mon ami. Vous devriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait à mourir sans avoir été soignée comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois.
— Ta ! ta ! ta ! ta ! vous savez ce qu’a ma femme ! Ces médecins, une fois qu’ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq à six fois par jour.
— Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l’entendrez. Nous sommes de vieux amis ; il n’y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d’intérêt à ce qui vous concerne ; j’ai donc dû vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. Il s’agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-être. Après tout, vous n’avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc à la situation où vous seriez, vis-à-vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes à Eugénie, puisque vous êtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter.
Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n’était pas aussi fort en législation qu’il pouvait l’être en commerce. Il n’avait jamais pensé à une licitation.
— Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant.
— Mais savez-vous ce qu’elle a fait, Cruchot ?
— Quoi ? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du père Grandet et de connaître la cause de la querelle.
— Elle a donné son or.
— Eh ! bien, était-il à elle ? demanda le notaire.
— Ils me disent tous cela ! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique.
— Allez-vous, pour une misère, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire à la mort de sa mère ?
— Ah ! vous appelez six mille francs d’or une misère ?
— Eh ! mon vieil ami, savez-vous ce que coûtera l’inventaire et le partage de la succession de votre femme si Eugénie l’exige ?
— Quoi ?
— Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être ! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaître la véritable valeur ? au lieu qu’en vous entendant…
— Par la serpette de mon père ! s’écria le vigneron qui s’assit en pâlissant, nous verrons ça, Cruchot.
Après un moment de silence ou d’agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant :
— La vie est bien dure ! Il s’y trouve bien des douleurs. Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l’honneur que ce que vous me chantez là est fondé en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code !
— Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier ?
— Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille.
— Elle hérite de sa mère.
— À quoi servent donc les enfants ! Ah ! ma femme, je l’aime. Elle est solide heureusement. C’est une La Bertellière.
— Elle n’a pas un mois à vivre.
Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant à Cruchot : – Comment faire ? lui dit-il.
— Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mère. Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas ? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. Qu’ai-je à faire, moi ? … des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages…
— Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu de l’or ?
— Non ; mais j’ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre.
— Les drôles !
— Allons, les rentes sont à 99. Soyez donc content une fois dans la vie.
— À 99, Cruchot ?
— Oui.
— Eh ! eh ! 99 ! dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu’à la porte de la rue. Puis, trop agité par ce qu’il venait d’entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui dit : — Allons, la mère, tu peux passer la journée avec ta fille, je vais à Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C’est le jour de notre mariage, ma bonne femme : tiens, voilà dix écus pour ton reposoir de la Fête-Dieu. Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, régale-toi ! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie ! Il jeta dix écus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tête pour la baiser au front. — Bonne femme, tu vas mieux, n’est-ce pas ?
— Comment pouvez-vous penser à recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilée de votre cœur ? dit-elle avec émotion.
— Ta, ta, ta, ta, ta, dit le père d’une voix caressante, nous verrons cela.
— Bonté du ciel ! Eugénie, cria la mère en rougissant de joie, viens embrasser ton père, il te pardonne !
Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait à toutes jambes vers ses closeries en tâchant de mettre en ordre ses idées renversées. Grandet commençait alors sa soixante-seizième année. Depuis deux ans principalement, son avarice s’était accrue comme s’accroissent toutes les passions persistantes de l’homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens à la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. Déclarer sa fortune à sa fille, inventorier l’universalité de ses biens meubles et immeubles pour les liciter ?… — Ce serait à se couper la gorge, dit-il tout haut au milieu d’un clos en en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint à Saumur à l’heure du dîner, résolu de plier devant Eugénie, de la cajoler, de l’amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu’au dernier soupir les rênes de ses millions. Au moment où le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l’escalier à pas de loup pour venir chez sa femme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mère le beau nécessaire. Toutes deux, en l’absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa mère.
— C’est tout à fait son front et sa bouche ! disait Eugénie au moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l’or, madame Grandet cria : — Mon Dieu, ayez pitié de nous !
Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. — Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre. — Du bon or ! de l’or ! s’écria-t-il… Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. Ah ! ah ! Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. Hein ! pourquoi ne me l’avoir pas dit ? C’est une bonne affaire, fifille ! Tu es ma fille, je te reconnais. Eugénie tremblait de tous ses membres. — N’est-ce pas, ceci est à Charles ? reprit le bonhomme.
— Oui, mon père, ce n’est pas à moi. Ce meuble est un dépôt sacré.
— Ta ! ta ! ta ! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor.
— Mon père ?…
Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d’or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s’élança pour le ressaisir ; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l’œil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras qu’elle alla tomber sur le lit de sa mère.
— Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur son lit.
Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or.
— Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix ; au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci ! Cette toilette n’est ni à vous ni à moi ; elle est à un malheureux parent qui me l’a confiée, et je dois la lui rendre intacte.
— Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? Voir, c’est pis que toucher.
— Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous ?
— Monsieur, grâce ! dit la mère.
— Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma.
— Eh ! bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid.
— Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère.
— Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure ?
Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.
— En serais-tu donc capable, Eugénie ? dit-il.
— Oui, monsieur, dit la mère.
— Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s’évanouit. — Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon.
— Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc ! s’écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. — Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. — Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n’est rien ; va : nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille ? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah ! elle ouvre les yeux. Eh ! bien, la mère, mémère, timère, allons donc ! Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l’épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc ! Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur.
— Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant ! dit d’une voix faible madame Grandet.
— Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu’il éparpilla sur le lit. — Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaie-toi, ma femme ; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d’or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ?
Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.
— Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse.
— Eh ! bien, c’est ça, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces ! Hein, ma femme ?
— Hélas ! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante ; mais je ne saurais me lever.
— Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. Et toi, ma fille ! Il la serra, l’embrassa. Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus, jamais.
Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt. La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu’un grand calme d’esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l’époque de sa mort vers la fin de l’automne.
— Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme, faut-il des drogues ?
— Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin, qui ne put retenir un sourire.
— Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme ; je l’aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l’âme. J’ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère, pour lequel je dépense, à Paris, des sommes… les yeux de la tête, enfin ! et ça ne finit point. Adieu, monsieur, si l’on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.
Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santé de sa femme, dont la succession ouverte était une première mort pour lui ; malgré la complaisance qu’il manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de la mère et de la fille étonnées ; malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s’affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupart des femmes atteintes, à cet âge, par la maladie. Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne ; n’est-ce pas dire sublime ? Au mois d’octobre 1822 éclatèrent particulièrement ses vertus, sa patience d’ange et son amour pour sa fille ; elle s’éteignit sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d’un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors.
— Mon enfant, lui dit-elle avant d’expirer, il n’y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras un jour.
Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs de s’attacher à cette maison où elle était née, où elle avait tant souffert, où sa mère venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisée et la chaise à patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu l’âme de son vieux père en se voyant l’objet de ses soins les plus tendres : il venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner ; il la regardait d’un œil presque bon pendant des heures entières ; enfin il la couvait comme si elle eût été d’or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu à lui-même, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse, l’attribuèrent à son grand âge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés ; mais le jour où la famille prit le deuil, après le dîner auquel fut convié maître Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s’expliqua.
— Ma chère enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut ôtée et les portes soigneusement closes, te voilà héritière de ta mère, et nous avons de petites affaires à régler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot ?
— Oui.
— Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, mon père ?
— Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine.
— Oh ! mon père.
— Hé ! bien, il faut arranger tout cela ce soir.
— Que voulez-vous donc que je fasse ?
— Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot.
— Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour l’argent comptant qu’il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l’inventaire de toute la fortune qui aujourd’hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre père…
— Cruchot, êtes-vous bien sûr de cela, pour en parler ainsi devant un enfant ?
— Laissez-moi dire, Grandet.
— Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N’est-ce pas, fifille ?
— Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée.
— Eh ! bien, dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mère, et laisseriez à votre père l’usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriété…
— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, répondit Eugénie, donnez-moi l’acte, et montrez-moi la place où je dois signer.
Le père Grandet regardait alternativement l’acte et sa fille, sa fille et l’acte, en éprouvant de si violentes émotions qu’il s’essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.
— Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement à la succession de ta pauvre chère mère défunte, et t’en rapporter à moi pour l’avenir, j’aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire… Hein ! cent francs par mois, en livres ?
— Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père.
— Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez…
— Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela me fait ?
— Tais-toi, Cruchot. C’est dit, c’est dit, s’écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein ?
— Oh ! mon père ?…
Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer.
— Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné : nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis ! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. À demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal.
Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant, malgré sa parole, à la fin de la première année, le vieux tonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir ; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu’il avait pris à son neveu.
— Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs ?
— Ô mon père ! vrai, me les donnez-vous ?
— Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille.
Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l’institua la maîtresse au logis.
Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n’était un secret pour personne ; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En pensant qu’elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d’affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l’amour était le monde entier, et Charles n’était pas là. Elle fut sublime de soins et d’attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l’avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sans mouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu’il entendait ; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les sacs d’argent les uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis il revenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait de temps en temps. D’ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait nécessairement son neveu le président si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d’attentions : il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d’agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettait sur lui, et disait à Nanon : — Serre, serre ça, pour qu’on ne me vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors en disant à sa fille : — Y sont-ils ? y sont-ils ? d’un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique.
— Oui, mon père.
— Veille à l’or, mets de l’or devant moi.
Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet ; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.
— Ça me réchauffe ! disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.
Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie, qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle baignât de ses larmes une main déjà froide.
— Mon père, bénissez-moi.
— Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas, dit-il en prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares.
Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n’ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d’être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui l’aimât pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu’elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l’arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs ; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions.
— Où donc est mon cousin ? se dit-elle.
Le jour où maître Cruchot remit à sa cliente l’état de la succession, devenue claire et liquide, Eugénie resta seule avec Nanon, assises l’une et l’autre de chaque côté de la cheminée de cette salle si vide, où tout était souvenir, depuis la chaise à patins sur laquelle s’asseyait sa mère jusqu’au verre dans lequel avait bu son cousin.
— Nanon, nous sommes seules…
— Oui, mademoiselle ; et, si je savais où il est, ce mignon, j’irais de mon pied le chercher.
— Il y a la mer entre nous, dit-elle.
Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l’univers, il n’était question de Nantes à Orléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagère à Nanon, qui, possédant déjà six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d’un mois, elle passa de l’état de fille à celui de femme, sous la protection d’Antoine Cornoiller, qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. Grâce au régime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, par une santé de fer. Peut-être n’avait-elle jamais été aussi bien qu’elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. — Elle est bon teint, disait le drapier. — Elle est capable de faire des enfants, dit le marchand de sel ; elle s’est conservée comme dans de la saumure, sous votre respect — Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup, disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui était aimée de tout le voisinage, ne reçut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre à la paroisse. Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d’une telle magnificence, parlait de sa maîtresse les larmes aux yeux : il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d’Eugénie, madame Cornoiller eut désormais un bonheur égal pour elle à celui de posséder un mari. Elle avait enfin une dépense à ouvrir, à fermer, des provisions à donner le matin, comme faisait son défunt maître. Puis elle eut à régir deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. Il est inutile de dire que la cuisinière et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s’aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller.
À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s’était écoulée auprès d’une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa fille d’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords et d’éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus ; puis, il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi jusqu’alors elle s’était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur ; l’air lui manque alors, il souffre, et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n’était ni un pouvoir ni une consolation ; elle ne pouvait exister que par l’amour, par la religion, par sa foi dans l’avenir. L’amour lui expliquait l’éternité. Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n’en faisaient qu’une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n’étaient pas les millions dont les revenus s’entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut ; mais le dé de sa tante, duquel s’était servi sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre à son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l’héritière, en l’entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d’une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s’efforçaient de chanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première dame d’atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n’émane jamais des grandes âmes, elle est l’apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nommée par elles mademoiselle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l’accabler de louanges. Ce concert d’éloges, nouveaux pour Eugénie, la fit d’abord rougir ; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s’accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l’eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu’elle mettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s’habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité sans cesse étaient vantés. L’un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune ; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l’héritière. — Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente. — Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir à monsieur Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s’il peut être nommé juge de paix. — Il veut succéder à monsieur de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend ses précautions, répondit madame d’Orsonval ; car monsieur le président deviendra conseiller, puis président à la Cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. — Oui, c’est un homme bien distingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? Monsieur le président avait tâché de se mettre en harmonie avec le rôle qu’il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait : Notre chère Eugénie ! Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures de monsieur et de madame Grandet, la scène par laquelle commence cette histoire, était à peu près la même que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions ; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé les mêmes personnages et les mêmes intérêts. Madame des Grassins, pour laquelle Eugénie était parfaite de grâce et de bonté, persistait à tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d’Eugénie eût dominé le tableau ; comme autrefois, Charles eût encore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrès. Le bouquet présenté jadis à Eugénie aux jours de sa fête par le président était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à la riche héritière un gros et magnifique bouquet que madame Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrètement dans un coin de la cour, aussitôt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l’héritière voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d’Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le président Cruchot n’était pas aussi avancé qu’on le croyait. — Quoique monsieur de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraît pas plus âgé que ne l’est monsieur Cruchot ; il est veuf, il a des enfants, c’est vrai ; mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps qui court trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le père Grandet, en réunissant tous ses biens à la terre de Froidfond, avait l’intention de s’enter sur les Froidfond. Il me l’a souvent dit. Il était malin, le bonhomme.
— Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m’écrira pas une fois en sept ans ?…
Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s’était d’abord très bien vendue. Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. Le baptême de la Ligne lui fit perdre beaucoup de préjugés ; il s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui des marchandises les plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts. Il porta dans les affaires une activité qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il était dominé par l’idée de reparaître à Paris dans tout l’éclat d’une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d’où il était tombé. À force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idées se modifièrent, et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors à Saint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si la noble et pure figure d’Eugénie l’accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s’il attribua ses premiers succès à la magique influence des vœux et des prières de cette douce fille ; plus tard, les Négresses, les Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu’il eut en divers pays effacèrent complètement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé ; mais il reniait sa famille : son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux ; Eugénie n’occupait ni son cœur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la côte d’Afrique, à Lisbonne et aux États-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, résolu de faire fortune quibuscumque viis, se dépêche d’en finir avec l’infamie pour rester honnête homme pendant le restant de ses jours. Avec ce système, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait à Bordeaux, sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant à une maison de commerce royaliste. Il possédait dix-neuf mille francs en trois tonneaux de poudre d’or bien cerclés, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant à Paris. Sur ce brick, se trouvait également un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X, monsieur d’Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d’épouser une femme à la mode, et dont la fortune était aux îles. Pour réparer les prodigalités de madame d’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. Monsieur et madame d’Aubrion, de la maison d’Aubrion de Buch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, réduits à une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la mère voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant à peine pour vivre à Paris. C’était une entreprise dont le succès eût semblé problématique à tous les gens du monde malgré l’habileté qu’ils prêtent aux femmes à la mode. Aussi madame d’Aubrion elle-même désespérait-elle presque, en voyant sa fille, d’en embarrasser qui que ce fût, fût-ce même un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d’Aubrion était une demoiselle longue comme l’insecte, son homonyme ; maigre, fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent à l’état normal, mais complètement rouge après les repas, espèce de phénomène végétal plus désagréable au milieu d’un visage pâle et ennuyé que dans tout autre. Enfin, elle était telle que pouvait la désirer une mère de trente-huit ans qui, belle encore, avait encore des prétentions. Mais, pour contre-balancer de tels désavantages, la marquise d’Aubrion avait donné à sa fille un air très distingué, l’avait soumise à une hygiène qui maintenait provisoirement le nez à un ton de chair raisonnable, lui avait appris l’art de se mettre avec goût, l’avait dotée de jolies manières, lui avait enseigné ces regards mélancoliques qui intéressent un homme et lui font croire qu’il va rencontrer l’ange si vainement cherché ; elle lui avait montré la manœuvre du pied, pour l’avancer à propos et en faire admirer la petitesse, au moment où le nez avait l’impertinence de rougir ; enfin, elle avait tiré de sa fille un parti très satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsages menteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d’un corset à haute pression, elle avait obtenu des produits féminins si curieux que, pour l’instruction des mères, elle aurait dû les déposer dans un musée. Charles se lia beaucoup avec madame d’Aubrion, qui voulait précisément se lier avec lui. Plusieurs personnes prétendent même que, pendant la traversée, la belle madame d’Aubrion ne négligea aucun moyen de capturer un gendre si riche. En débarquant à Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur, madame, mademoiselle d’Aubrion et Charles logèrent ensemble dans le même hôtel et partirent ensemble pour Paris. L’hôtel d’Aubrion était criblé d’hypothèques, Charles devait le libérer. La mère avait déjà parlé du bonheur qu’elle aurait de céder son rez-de-chaussée à son gendre et à sa fille. Ne partageant pas les préjugés de monsieur d’Aubrion sur la noblesse, elle avait promis à Charles Grandet d’obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l’autoriserait, lui Grandet, à porter le nom d’Aubrion, à en prendre les armes, et à succéder, moyennant la constitution d’un majorat de trente-six mille livres de rente, à Aubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d’Aubrion. En réunissant leurs fortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sinécures, on pourrait réunir cent et quelques mille livres de rente à l’hôtel d’Aubrion. — Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, une famille, que l’on va à la cour, car je vous ferai nommer gentilhomme de la chambre, on devient tout ce qu’on veut être, disait-elle à Charles. Ainsi vous serez, à votre choix, maître des requêtes au conseil d’État, préfet, secrétaire d’ambassade, ambassadeur. Charles X aime beaucoup d’Aubrion, ils se connaissent depuis l’enfance.
Enivré d’ambition par cette femme, Charles avait caressé, pendant la traversée, toutes ces espérances qui lui furent présentées par une main habile, et sous forme de confidences versées de cœur à cœur. Croyant les affaires de son père arrangées par son oncle, il se voyait ancré tout à coup dans le faubourg Saint-Germain, où tout le monde voulait alors entrer, et où, à l’ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait en comte d’Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Brézé. Ébloui par la prospérité de la Restauration qu’il avait laissée chancelante, saisi par l’éclat des idées aristocratiques, son enivrement commencé sur le vaisseau se maintint à Paris où il résolut de tout faire pour arriver à la haute position que son égoïste belle-mère lui faisait entrevoir. Sa cousine n’était donc plus pour lui qu’un point dans l’espace de cette brillante perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement à son ancien ami de contracter cette alliance, et lui promit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annette était enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles, que le séjour des Indes avait rendu très séduisant : son teint avait bruni, ses manières étaient devenues décidées, hardies, comme le sont celles des hommes habitués à trancher, à dominer, à réussir. Charles respira plus à l’aise dans Paris, en voyant qu’il pouvait y jouer un rôle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son père. Il trouva Charles en conférence avec le joaillier auquel il avait commandé des bijoux pour la corbeille de mademoiselle d’Aubrion, et qui lui en montrait les dessins. Malgré les magnifiques diamants que Charles avait rapportés des Indes, les façons, l’argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune ménage allaient encore à plus de deux cent mille francs. Charles reçut des Grassins, qu’il ne reconnut pas, avec l’impertinence d’un jeune homme à la mode qui, dans les Indes, avait tué quatre hommes en différents duels. Monsieur des Grassins était déjà venu trois fois, Charles l’écouta froidement ; puis il lui répondit, sans l’avoir bien compris : — Les affaires de mon père ne sont pas les miennes. Je vous suis obligé, monsieur, des soins que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n’ai pas ramassé presque deux millions à la sueur de mon front pour aller les flanquer à la tête des créanciers de mon père.
— Et si monsieur votre père était, d’ici à quelques jours, déclaré en faillite ?
— Monsieur, d’ici à quelques jours, je me nommerai le comte d’Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indifférent. D’ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent mille livres de rente, son père n’a jamais fait faillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte.
Au commencement du mois d’août de cette année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois où son cousin lui avait juré un éternel amour, et où elle venait déjeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraîche, la plus joyeuse matinée, à repasser dans sa mémoire les grands, les petits événements de son amour, et les catastrophes dont il avait été suivi. Le soleil éclairait le joli pan de mur tout fendillé, presque en ruines, auquel il était défendu de toucher, de par la fantasque héritière, quoique Cornoiller répétât souvent à sa femme qu’on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre à madame Cornoiller, qui vint au jardin en criant : — Mademoiselle, une lettre ! Elle la donna à sa maîtresse en lui disant : — C’est-y celle que vous attendez ?
Ces mots retentirent aussi fortement au cœur d’Eugénie qu’ils retentirent réellement entre les murailles de la cour et du jardin.
— Paris ! C’est de lui. Il est revenu.
Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. La grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s’échapper comme une fumée par les crevasses de son brun visage.
— Lisez donc, mademoiselle…
— Ah ! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s’en est allé par Saumur ?
— Lisez, vous le saurez.
Eugénie décacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de Saumur. Nanon le ramassa.
« Ma chère cousine… »
— Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son cœur se serra.
« Vous… »
— Il me disait tu !
Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux.
— Est-il mort ? demanda Nanon.
— Il n’écrirait pas, dit Eugénie.
Elle lut toute la lettre que voici.
« Ma chère cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succès de mes entreprises. Vous m’avez porté bonheur, je suis revenu riche, et j’ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m’être apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J’espère que vous êtes aujourd’hui consolée. Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous ! En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous êtes libre, ma cousine, et je suis libre encore ; rien n’empêche, en apparence, la réalisation de nos petits projets ; mais j’ai trop de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n’ai point oublié que je ne m’appartiens pas ; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversées du petit banc de bois… »
Eugénie se leva comme si elle eût été sur des charbons ardents, et alla s’asseoir sur une des marches de la cour.
« …du petit banc de bois où nous nous sommes juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit où vous m’avez rendu, par votre délicate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à l’heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, n’est-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ; non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, en ce moment, pour moi, d’une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L’amour, dans le mariage, est une chimère. Aujourd’hui mon expérience me dit qu’il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouve entre nous une différence d’âge qui, peut-être, influerait plus sur votre avenir, ma chère cousine, que sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos mœurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. Il entre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non, je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation ; il vous appartient de la connaître, et vous avez le droit de la juger. Aujourd’hui je possède quatre-vingt mille livres de rentes. Cette fortune me permet de m’unir à la famille d’Aubrion, dont l’héritière, jeune personne de dix-neuf ans, m’apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majesté, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chère cousine, que je n’aime pas le moins du monde mademoiselle d’Aubrion ; mais, par son alliance, j’assure à mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables : de jour en jour, les idées monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques années plus tard, mon fils, devenu marquis d’Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l’État telle place qu’il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose l’état de mon cœur, de mes espérances et de ma fortune. Il est possible que de votre côté vous ayez oublié nos enfantillages après sept années d’absence ; mais moi, je n’ai oublié ni votre indulgence, ni mes paroles ; je me souviens de toutes, même des plus légèrement données, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je ne le suis, ayant un cœur moins jeune et moins probe, ne songerait même pas. En vous disant que je ne pense qu’à faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d’enfant, n’est-ce pas me mettre entièrement à votre discrétion, vous rendre maîtresse de mon sort, et vous dire que, s’il faut renoncer à mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m’avez offert de si touchantes images… »
— Tan, ta, ta. — Tan, ta, ti. — Tinn, ta, ta. — Toûn ! — Toûn, ta, ti. — Tinn, ta, ta…, etc., avait chanté Charles Grandet sur l’air de Non più andrai, en signant :
— Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des procédés, se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci :
« P. S. Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérêts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette à l’hôtel d’Aubrion, rue Hillerin-Bertin. »
— Par la diligence ! dit Eugénie. Une chose pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie !
Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan des espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuient au bout du monde, sur l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau ; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes baissent la tête et souffrent en silence ; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’au dernier soupir. Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières paroles de sa mère, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté sur l’avenir un coup d’œil pénétrant, lucide ; puis, Eugénie se souvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d’un regard toute sa destinée. Elle n’avait plus qu’à déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en prières jusqu’au jour de sa délivrance.
— Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir.
Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir ; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminée duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier de vieux Sèvres. Cette matinée devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. Nanon lui annonça le curé de la paroisse. Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du président de Bonfons. Depuis quelques jours, le vieil abbé l’avait déterminé à parler à mademoiselle Grandet, dans un sens purement religieux, de l’obligation où elle était de contracter mariage. En voyant son pasteur, Eugénie crut qu’il venait chercher les mille francs qu’elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit à Nanon de les aller chercher ; mais le curé se prit à sourire.
— Aujourd’hui, mademoiselle, je viens vous parler d’une pauvre fille à laquelle toute la ville de Saumur s’intéresse, et qui, faute de charité pour elle-même, ne vit pas chrétiennement.
— Mon Dieu ! monsieur le curé, vous me trouvez dans un moment où il m’est impossible de songer à mon prochain, je suis tout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n’ai d’autre refuge que l’Église ; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez féconds pour que nous puissions y puiser sans craindre de les tarir.
— Eh ! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fille nous nous occuperons de vous. Écoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n’avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste.
— Ah ! votre voix me parle au moment où je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite.
— Il est nécessaire, ma fille, de longtemps réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort.
— Eh ! bien, la mort, la mort promptement, monsieur le curé, dit-elle avec une effrayante vivacité.
— La mort ! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. N’êtes-vous donc pas la mère des pauvres auxquels vous donnez des vêtements, du bois en hiver et du travail en été ? Votre grande fortune est un prêt qu’il faut rendre, et vous l’avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l’égoïsme ; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas. D’abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune ? vous la perdriez peut-être. Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables difficultés. Croyez votre pasteur : un époux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donné. Je vous parle comme à une ouaille chérie. Vous aimez trop sincèrement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu du monde, dont vous êtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples.
En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir.
— Mademoiselle, dit-elle. Ah ! voici monsieur le curé. Je me tais, je venais vous parler d’affaires, et je vois que vous êtes en grande conférence.
— Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre.
— Oh ! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez dans quelques instants, votre appui m’est en ce moment bien nécessaire.
— Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins.
— Que voulez-vous dire ? demandèrent mademoiselle Grandet et le curé.
— Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d’Aubrion ?… Une femme n’a jamais son esprit dans sa poche.
Eugénie rougit et resta muette ; mais elle prit le parti d’affecter à l’avenir l’impassible contenance qu’avait su prendre son père.
— Eh ! bien, madame, répondit-elle avec ironie, j’ai sans doute l’esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur.
— Eh ! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m’écrit. Lisez.
Eugénie lut la lettre suivante :
« Ma chère femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est à Paris depuis un mois… »
— Un mois ! se dit Eugénie en laissant tomber sa main.
Après une pause, elle reprit la lettre.
« …Il m’a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler à ce futur vicomte d’Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés… »
— Il m’écrivait donc au moment où… se dit Eugénie. Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne : « Le polisson ! » Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins complet.
« …Ce mariage est loin de se faire ; le marquis d’Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d’un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnés aux affaires de son père, et des habiles manœuvres par lesquelles nous avons su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit impertinent n’a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur, que les affaires de son père n’étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente à quarante mille francs d’honoraires, à un pour cent sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père en faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Néanmoins, j’ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l’alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé de cette affaire… »
Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans l’achever. — Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons cela…
— En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre père, dit madame des Grassins.
— Madame, vous avez huit mille cent francs d’or à nous compter, lui dit Nanon.
— Cela est vrai ; faites-moi l’avantage de venir avec moi, madame Cornoiller.
— Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que lui donna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher que de demeurer en état de virginité dans le mariage ?
— Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme de Matrimonio le célèbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain.
Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son père et y passa la journée seule, sans vouloir descendre à l’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais le salon des Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendant cette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour répondre à ceux qui voulurent lui témoigner de l’intérêt par des regards ou des paroles mélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment où l’assemblée se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur, de là dans l’arrondissement et dans les quatre préfectures environnantes.
— Restez, monsieur le président, dit Eugénie à monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne.
À cette parole, il n’y eut personne dans cette nombreuse assemblée qui ne se sentît ému. Le président pâlit et fut obligé de s’asseoir.
— Au président les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt.
— C’est clair, le président de Bonfons épouse mademoiselle Grandet, s’écria madame d’Orsonval.
— Voilà le meilleur coup de la partie, dit l’abbé.
— C’est un beau schleem, dit le notaire.
Chacun dit son mot, chacun fit son calembour, tous voyaient l’héritière montée sur ses millions, comme sur un piédestal. Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait. Dire, en face de tout Saumur, au président de rester, n’était-ce pas annoncer qu’elle voulait faire de lui son mari. Dans les petites villes, les convenances sont si sévèrement observées, qu’une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses.
— Monsieur le président, lui dit Eugénie d’une voix émue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaît en moi. Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous. Oh ! reprit-elle en le voyant se mettre à ses genoux, je n’ai pas tout dit. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J’ai dans le cœur un sentiment inextinguible. L’amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari : je ne veux ni l’offenser, ni contrevenir aux lois de mon cœur. Mais vous ne posséderez ma main et ma fortune qu’au prix d’un immense service.
— Vous me voyez prêt à tout, dit le président.
— Voici douze cent mille francs, monsieur le président, dit-elle en tirant un papier de son sein ; partez pour Paris, non pas demain, non pas cette nuit, mais à l’instant même. Rendez-vous chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les créanciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et intérêts à cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu’à celui du remboursement, enfin veillez à faire faire une quittance générale et notariée, bien en forme. Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cette affaire. Vous êtes un homme loyal, un galant homme ; je m’embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangers de la vie à l’abri de votre nom. Nous aurons l’un pour l’autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si longtemps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse.
Le président tomba aux pieds de la riche héritière en palpitant de joie et d’angoisse.
— Je serai votre esclave ! lui dit-il.
— Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres à mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. À votre retour, je tiendrai ma parole.
Le président comprit, lui, qu’il devait mademoiselle Grandet à un dépit amoureux ; aussi s’empressa-t-il d’exécuter ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu’il n’arrivât aucune réconciliation entre les deux amants.
Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé. Le président prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. Dans la matinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua les créanciers en l’Étude du notaire où étaient déposés les titres, et chez lequel pas un ne faillit à l’appel. Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendre justice : ils furent exacts. Là, le président de Bonfons, au nom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intérêts dus. Le payement des intérêts fut pour le commerce parisien un des événements les plus étonnants de l’époque. Quand la quittance fut enregistrée et des Grassins payé de ses soins par le don d’une somme de cinquante mille francs que lui avait allouée Eugénie, le président se rendit à l’hôtel d’Aubrion, et y trouva Charles au moment où il rentrait dans son appartement, accablé par son beau-père. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille ne lui appartiendrait qu’autant que tous les créanciers de Guillaume Grandet seraient soldés.
Le président lui remit d’abord la lettre suivante :
« Mon cousin, monsieur le président de Bonfons s’est chargé de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous. On m’a parlé de faillite ! J’ai pensé que le fils d’un failli ne pouvait peut-être pas épouser mademoiselle d’Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien jugé de mon esprit et de mes manières : je n’ai sans doute rien du monde, je n’en connais ni les calculs ni les mœurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours. Pour rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l’honneur de votre père. Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votre cousine,
Le président sourit de l’exclamation que ne put réprimer cet ambitieux au moment où il reçut l’acte authentique.
— Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, lui dit-il.
— Ah ! vous épousez Eugénie. Eh ! bien, j’en suis content, c’est une bonne fille. Mais, reprit-il frappé tout à coup par une réflexion lumineuse, elle est donc riche ?
— Elle avait, répondit le président d’un air goguenard, près de dix-neuf millions, il y a quatre jours ; mais elle n’en a plus que dix-sept aujourd’hui.
Charles regarda le président d’un air hébété.
— Dix-sept… mil…
— Dix-sept millions, oui, monsieur. Nous réunissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de rente, en nous mariant.
— Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant un peu d’assurance, nous pourrons nous pousser l’un l’autre.
— D’accord, dit le président. Voici, de plus, une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu’à vous, ajouta-t-il en déposant sur une table le coffret dans lequel était la toilette.
— Hé ! bien, mon cher ami, dit madame la marquise d’Aubrion en entrant sans faire attention à Cruchot, ne prenez nul souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d’Aubrion, à qui la duchesse de Chaulieu vient de tourner la tête. Je vous le répète, rien n’empêchera votre mariage…
— Rien, madame, répondit Charles. Les trois millions autrefois dus par mon père ont été soldés hier.
— En argent ? dit-elle.
— Intégralement, intérêts et capital, et je vais faire réhabiliter sa mémoire.
— Quelle bêtise ! s’écria la belle-mère. — Quel est ce monsieur ? dit-elle à l’oreille de son gendre, en apercevant le Cruchot.
— Mon homme d’affaires, lui répondit-il à voix basse.
La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons et sortit.
— Nous nous poussons déjà, dit le président en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin.
— Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J’ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre.
Le président était parti. Trois jours après, monsieur de Bonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Six mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers. Avant de quitter Saumur, Eugénie fit fondre l’or des joyaux si longtemps précieux à son cœur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, à un ostensoir d’or et en fit présent à la paroisse où elle avait tant prié Dieu pour lui ! Elle partagea d’ailleurs son temps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du dévouement dans une circonstance politique, devint président de chambre, et enfin premier président au bout de quelques années. Il attendit impatiemment la réélection générale afin d’avoir un siège à la Chambre. Il convoitait déjà la Pairie, et alors…
— Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, à qui sa maîtresse annonçait les grandeurs auxquelles elle était appelée. Néanmoins monsieur le président de Bonfons (il avait enfin aboli le nom patronymique de Cruchot) ne parvint à réaliser aucune de ses idées ambitieuses. Il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l’habileté juridique avec laquelle il avait minuté, accurante Cruchot, son contrat de mariage où les deux futurs époux se donnaient l’un à l’autre, au cas où ils n’auraient pas d’enfants, l’universalité de leurs biens, meubles et immeubles sans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, se dispensant même de la formalité de l’inventaire, sans que l’omission dudit inventaire puisse être opposée à leurs héritiers ou ayants cause, entendant que ladite donation soit, etc. Cette clause peut expliquer le profond respect que le président eut constamment pour la volonté, pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier président comme un des hommes les plus délicats, le plaignaient et allaient jusqu’à souvent accuser la douleur, la passion d’Eugénie, mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruels ménagements.
— Il faut que madame la présidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme ! Guérira-t-elle bientôt ? Qu’a-t-elle donc, une gastrite, un cancer ? Pourquoi ne voit-elle pas des médecins ? Elle devient jaune depuis quelque temps ; elle devrait aller consulter les célébrités de Paris. Comment peut-elle ne pas désirer un enfant ? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui donner d’héritier, dans sa position ? Savez-vous que cela est affreux ; et si c’était par l’effet d’un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre président !
Douée de ce tact fin que le solitaire exerce par ses perpétuelles méditations et par la vue exquise avec laquelle il saisit les choses qui tombent dans sa sphère, Eugénie, habituée par le malheur et par sa dernière éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession cette immense fortune, encore augmentée par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l’abbé, que Dieu eut la fantaisie d’appeler à lui. La pauvre recluse avait pitié du président. La Providence la vengea des calculs et de l’infâme indifférence d’un époux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant, n’était-ce pas tuer les espérances de l’égoïsme, les joies de l’ambition caressées par le premier président ? Dieu jeta donc des masses d’or à sa prisonnière pour qui l’or était indifférent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve à trente-six ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle près de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la sainteté d’une personne qui n’a pas souillé son âme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait d’allumer le foyer de la salle, et l’éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est l’image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-être eût-elle semblé parcimonieuse si elle ne démentait la médisance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèque publique richement dotée, témoignent chaque année contre l’avarice que lui reprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et lui donner de la défiance pour les sentiments.
— Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon.
La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie première. Telle est l’histoire de cette femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde ; qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rien n’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assez d’esprit pour comprendre les corruptions du monde. |
1,716 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99%C3%8Ele_des_Pingouins | L’Île des Pingouins | # L’Île des Pingouins
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1,718 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Vie_de_saint_L%C3%A9ger | Vie de saint Léger | # Vie de saint Léger
Domine Deu devemps lauder, Et a sos sancz honor porter. In su' amor cantomps dels sanz, Quœ por lui augrent granz aanz; 5Et or es temps et si est biens Quœ nos cantumps de sant Lethgier.
Primes didrai vos dels honors Quœ il awret ab duos seniors; Aprés ditrai vos dels aanz 10Que li suos corps susting si granz, Et Ewruïns, cil Deu mentiz, Que lui a grant torment occist.
Quant infans fud, donc a ciels temps, Al rei lo duistrent soi parent, 15Qui donc regnevet a ciel di, Cio fud Lothiers, fils Baldequi. Il l'enamat, Deu lo covit, Rovat que letres apresist.
Didun, l'ebisque de Peitieus, 20Lui·l comandat ciel reis Lothiers. Il lo reciut, tam ben en fist Ab u magistre sempre·l mist, Qui llo doist bien de ciel savier Don Deu serviet por bona fied.
25Et cum il l'aut doit de ciel art, Rende·l qui lui lo comandat. Il lo reciu, bien lo nodrit; Cio fud lonx tiemps ob se lo·s ting. Deus l'exaltat cui el servid, 30De sanct Maxenz abbas divint.
Ne fud nuls om del son juvent Qui mieldre fust donc a ciels tiemps; Perfectus fud in caritet, Fid aut il grand et veritiet, 35Et in raizons bels oth sermons; Humilitiet oth per trestoz.
Cio sempre fud et ja si er Qui fai lo bien, laudaz en er; Et sanz Letgiers sempre fud bons, 40Sempre fist bien o que el pod. Davant lo rei en fud laudiez; Cum il l'audit, fu li'n amet.
A se·l mandat et cio li dist, A curt fust, sempre lui servist. 45Il l'exaltat e l'onarat, Sa gratia li perdonat, Et hunc tam bien que il en fist, De Hostedun evesque en fist.
Quandius visquet ciel reis Lothiers, 50Bien honorez fud sancz Lethgiers. Il se fud morz, damz i fud granz. Cio controverent baron franc, Por cio que fud de bona fiet, De Chielperig fesissent rei.
55Un compte i oth, pres en l'estrit; Ciel eps num auret Evruï. Ne vol reciwre Chielperin, Mais lo seu fredre Theoiri. Ne·l condignet nuls de sos piers, 60Rei volunt fair' estre so gred.
Il lo presdrent tuit a conseil, Estre so gret en fisdren rei; Et Ewruïns ott en gran dol, Porro que ventre no·ls en poth. 65Por ciel tiel duol rova·s clergier, Si s'en intrat in un monstier.
Reis Chielperics tam bien en fist De sanct Lethgier consilier fist. Quandius al suo consiel edrat, 70Incontra Deu ben s'i garda, Lei consentit et observat Et son regnét ben dominat.
Ja fud tels om, Deu inimix, Qui l'encusat ab Chielpering. 75L'ira fud granz cum de senior, Et sancz Lethgiers oc s'ent pauor; Ja lo sot bien, il lo celat, A nuil omne no·l demonstrat.
Quant ciel' irœ tels esdevent, 80Paschas furent in eps cel di; Et sancz Lethgiers fist son mistier, Missœ cantat, fist lo mul ben. Pobl' et lo rei communïet Et sens cumgiet si s'en ralet.
85Reis Chielperics, cum il l'audit, Presdra sos meis, a lui·s tramist; Cio li mandat que revenist, Sa gratia por tot ouist. Et sancz Lethgiers ne·s soth mesfait; 90Cum vit les meis, a lui ralat.
Il cio li dist et adunat: «Tos consiliers ja non estrai. Meu' evesquet ne·m lez tener Por te qui sempre·m vols aver. 95En u monstier me laisse intrer, Pos ci non posc, lai vol ester.»
Enviz lo fist, non voluntiers, Laisse l'intrar in u monstier. Cio fud Lusos ut il intrat; 100Clerj' Ewruï illo trovat. Cil Ewruïns molt li vol miel, Toth per enveia, non per el.
Et sancz Lethgiers fist so mistier, Ewruï prist a castier: 105Ciel' ira grand et ciel corropt, Cio li preia laissas lo toth. Fus li por Deu, ne·l fus por lui, Cio li preia paias s'ab lui.
Et Ewruïns fist fincta pais; 110Cio·l demonstrat que s'i paias. Quandius in ciel monstier instud, Cio·l demonstrat amix li fust. Mais en avant vos cio aurez Cum ill edrat por mala fid.
115Rex Chielperings il se fud morz; Per lo regnét lo sowrent tost. Vindrent parent e lor amic, Li sanct Lethgier, li Ewruï; Cio confortent ad ambes duos 120Que s'ent ralgent in lor honors.
Et sancz Lethgiers den fistdra bien, Quœ s'en ralat en s'evesquet. Et Ewruïns den fisdra miel, Quœ donc deveng anatemaz. 125Son quev que il a coronat Toth lo laisera recimer.
Domine Deu in cio laissat Et a dïable·s comandat. Qui donc fud miels et a lui vint, 130Il voluntiers semper reciut. Cum fulc en aut grand adunat, Lo regne prest a devastar.
A foc, a flamma vai ardant Et a gladies percutan. 135Por quant il pot, tan fai de miel; Por Deu ne·l volt il observer. Ciel ne fud nez de medre vius Qui tal exercite vidist.
Ad Ostedun, a cilla ciu, 140Dom sanct Lethgier vai asalir. Ne pot intrer en la ciutat; Defors l'asist, fist i gran miel, Et sancz Lethgiers mul en fud trists, Por ciel tiel miel quœ defors vid.
145Sos clerjes pres il revestiz, Et ob ses croix fors s'en exit. Porro'n exit vol li preier Quœ tot ciel miel laisses por Deu. Ciel Ewruïns, qual hora·l vid, 150Penre·l rovat, lïer lo fist.
Hor en aurez las poenas granz Quœ il en fisdra li tiranz. Li perfides tam fud cruels Lis ols del cap li fai crever. 155Cum si l'aut fait, mis l'en reclus; Ne soth nuls om qu'es devenguz.
Am las lawras li fai talier Hanc la lingua quœ aut in quev. Cum si l'aut toth vituperét, 160Dist Evvruïns, qui tan fud miels: «Hor a perdud don Deu parlier; Ja non podra mais Deu laudier.»
A terra joth, mult fo afflicz; Non oct ob se cui en calsist. 165Super lis piez ne pod ester, Que toz los at li condemnets. Or a perdud don Deu parlier; Ja non podra mais Deu laudier.
Sed il non ad lingu'a parlier, 170Deus exaudis lis sos pensaez; Et si el non ad ols carnels, Encor los ad espiritiels; Et si en corps a grand torment, L'anima'n awra consolament.
175Guenes oth num cui·l comandat; La jus en cartres l'en menat; Et en Fescant, in ciel monstier, Illo reclusdrent sanct Lethgier. Domine Deus in ciel flaiel 180I visitét Lethgier son serw.
La labia li ad restaurat, Si cum desanz Deu pres laudier; Et hanc en aut merci si grand Parlier lo fist si cum desanz. 185Donc pres Lethgiers a preïer, Poble ben fist credre in Deu.
Et Ewruïs, cum il l'audit, Credre ne·l pot antro que·l vid. Cum il lo vid, fud corroptios; 190Donc oct ab lui dures raizons. El cors exastra al tirant, Peis li promest ad en avant.
A grand furor, a gran flaiel, Si·l recomanda Laudebert. 195Cio li rova et noit et di Miel li fesist dontre qu'el viu. Ciel Laudeberz fura buons om, Et sancz Lethgiers duis a son dom.
Il li vol faire mult amet; 200Bewre li rova aporter. Garda, si vid grand claritet; De cel vindre, fud de par Deu. Si cum roors in cel es granz Et si cum flammes clar ardanz.
205Cil Laudeberz, qual hora·l vid, Torne s'als altres, si llor dist: «Ciest omne tiel mult aima Deus, Por cui tels causa vin de ciel.» Por ciels signes que vidrent tels, 210Deu presdrent mult a conlauder.
Tuit li omne de ciel païs Trestuit apresdrent a venir; Et sancz Lethgiers lis predïat, Domine Deu il les lucrat. 215Rendet ciel fruit espiritiel Quœ Deus li auret perdonat.
Et Ewruïns, cum il l'audit, Credre ne·l pot antro que·l vid. Cil biens qu'el fist, cil li pesat; 220Occidere lo commandat. Quatr' omnes i tramist armez Que lui alessunt decoller.
Li tres vindrent a sanct Lethgier, Jus se giterent a sos pez. 225De lor pechietz que aurent faiz Il los absols et perdonét. Lo quarz, uns fel, nom a Vadart, Ab un inspieth lo decollat.
Et cum il l'aud tollut lo quev, 230Lo corps estera sobre·ls piez. Cio fud lonx dis que non cadit; Lai s'aprosmat que lui firid. Entro·l talia los pez dejus, Lo corps estera sempre sus.
235Del corps asaz l'avez audit Et dels flaiels que granz sustint. L'anima reciut Domine Deus; Als altres sanz en vai en cel. Il nos aiud ob ciel Senior 240Por cui sustinc tels passïons! |
1,729 | https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_des_Droits_de_l%E2%80%99Enfant_%281959%29 | Déclaration des Droits de l’Enfant (1959) | # Déclaration des Droits de l’Enfant (1959)
Considérant que, dans la Charte, les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme et dans la dignité et la valeur de la personne humaine, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
Considérant que, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, les Nations Unies ont proclamé que chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés qui y sont énoncés, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation,
Considérant que l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance,
Considérant que la nécessité de cette protection spéciale a été énoncée dans la Déclaration de Genève de 1924 sur les droits de l’enfant et reconnue dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que dans les statuts des institutions spécialisées et des organisations internationales qui se consacrent au bien-être de l’enfance,
Considérant que l’humanité se doit de donner à l’enfant le meilleur d’elle-même,
L’Assemblée générale
Proclame la présente Déclaration des droits de l’enfant afin qu’il ait une enfance heureuse et bénéficie, dans son intérêt comme dans l’intérêt de la société, des droits et libertés qui y sont énoncés ; elle invite les parents, les hommes et les femmes à titre individuel, ainsi que les organisations bénévoles, les autorités locales et les gouvernements nationaux a reconnaître ces droits et à s’efforcer d’en assurer le respect au moyen de mesures législatives et autres adoptées progressivement en application des principes suivants :
L’enfant doit jouir de tous les droits énoncés dans la présente Déclaration. Ces droits doivent être reconnus à tous les enfants sans exception aucune, et sans distinction ou discrimination fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance, ou sur toute autre situation, que celle-ci s’applique à l’enfant lui-même ou à sa famille.
L’enfant doit bénéficier d’une protection spéciale et se voir accorder des possibilités et des facilités par l’effet de la loi et par d’autres moyens, afin d’être en mesure de se développer d’une façon saine et normale sur le plan physique, intellectuel, moral, spirituel et social, dans des conditions de liberté et de dignité. Dans l’adoption de lois à cette fin, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être la considération déterminante.
L’enfant a droit, dès sa naissance, à un nom et à une nationalité.
L’enfant doit bénéficier de la sécurité sociale, il doit pouvoir grandir et se développer d’une façon saine ; à cette fin, une aide et une protection spéciales doivent lui être assurées ainsi qu’à sa mère, notamment des soins prénatals et postnatals adéquats. L’enfant a droit à une alimentation, à un logement, à des loisirs et à des soins médicaux adéquats.
L’enfant physiquement, mentalement ou socialement désavantagé doit recevoir le traitement, l’éducation et les soins spéciaux que nécessite son état ou sa situation.
L’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, a besoin d’amour et de compréhension. Il doit, autant que possible, grandir sous la sauvegarde et sous la responsabilité de ses parents et, en tout état de cause, dans une atmosphère d’affection et de sécurité morale et matérielle ; l’enfant en bas âge ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, être séparé de sa mère. La société et les pouvoirs publics ont le devoir de prendre un soin particulier des enfants sans famille ou de ceux qui n’ont pas de moyens d’existence suffisants. Il est souhaitable que soient accordées aux familles nombreuses des allocations de l’État ou autres pour l’entretien des enfants.
L’enfant a droit à une éducation qui doit être gratuite et obligatoire au moins aux niveaux élémentaires. Il doit bénéficier d’une éducation qui contribue à sa culture générale et lui permette, dans des conditions d’égalité de chances, de développer ses facultés, son jugement personnel et son sens des responsabilités morales et sociales, et de devenir un membre utile de la société.
L’intérêt supérieur de l’enfant doit être le guide de ceux qui ont la responsabilité de son éducation et de son orientation ; cette responsabilité incombe en priorité à ses parents.
L’enfant doit avoir toutes possibilités de se livrer à des jeux et à des activités récréatives, qui doivent être orientés vers les fins visées par l’éducation ; la société et les pouvoirs publics doivent s’efforcer de favoriser la jouissance de ce droit.
L’enfant doit, en toutes circonstances, être parmi les premiers à recevoir protection et secours.
L’enfant doit être protégé contre toute forme de négligence, de cruauté et d’exploitation, il ne doit pas être soumis à la traite, sous quelque forme que ce soit.
L’enfant ne doit pas être admis à l’emploi avant d’avoir atteint un âge minimum approprié ; il ne doit en aucun cas être astreint ou autorisé à prendre une occupation ou un emploi qui nuise à sa santé ou à son éducation, ou qui entrave son développement physique, mental ou moral.
L’enfant doit être protégé contre les pratiques qui peuvent pousser à la discrimination raciale, à la discrimination religieuse ou à toute autre forme de discrimination. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, et dans le sentiment qu’il lui appartient de consacrer son énergie et ses talents au service de ses semblables.
L’Assemblée générale
Considérant que la Déclaration des droits de l’enfant invite les parents, les hommes et les femmes à titre individuel, ainsi que les organisations bénévoles, les autorités locales et les gouvernements nationaux à reconnaître les droits qu’elle énonce et à s’efforcer d’en assurer le respect,
1. Recommande aux gouvernements des États Membres, aux institutions spécialisées intéressées et aux organisations non gouvernementales appropriées de donner la plus large publicité possible au texte de la Déclaration des droits de l’enfant ;
2. Prie le Secrétaire général de donner à la Déclaration une très large diffusion et, à cette fin, d’utiliser tous les moyens dont il dispose pour en faire publier et distribuer le texte dans tous les langues possibles. |
1,772 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Anciens_Canadiens | Les Anciens Canadiens | # Les Anciens Canadiens
Enregistré conformément à l’Acte de la Législature provinciale, en l’année mil-huit-cent-soixante-trois, par Desbarats et Derbishire dans le bureau du Régistrateur de la province du Canada. |
1,784 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Bible_Segond_1910--Exode | Bible Segond 1910/Exode | # Bible Segond 1910/Exode
La Bible :
* Pentateuque
* La Genèse
* L’Exode
* Le Lévitique
* Les Nombres
* Le Deutéronome
* Livres historiques
* Livres poétiques
* Les Prophètes
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## Sommaire
* 1 Les Hébreux en Egypte
* 2 Moïse
* 3 Les plaies d'Egypte
* 4 La sortie d'Egypte
* 5 Le désert
* 6 Le décalogue
* 7 L'Alliance
* 8 Le veau d'or
* 9 Renouvellement de l'Alliance
* 10 Le sanctuaire
## Les Hébreux en Egypte
* Exode 1 L'oppression
## Moïse
* Exode 2 Naissance.
* Exode 3 Le buisson ardent.
* Exode 4 Les pouvoirs accordés à Moïse.
* Exode 5 Le refus de Pharaon.
* Exode 6 Les ordres de Dieu à Moïse.
## Les plaies d'Egypte
* Exode 7 1 - L'eau changée en sang. 2 - Les grenouilles.
* Exode 8 3 - Les moustiques. 4 - Les taons.
* Exode 9 5 - La mort du bétail. 6 - Les ulcères. 7 - La grèle.
* Exode 10 8 - Les sauterelles. 9 - Les ténèbres.
* Exode 11 L'annonce de la dixième plaie.
* Exode 12 10 - La mort des premiers-nés.
* Exode 13 Le rachat des premiers-nés.
## La sortie d'Egypte
* Exode 14 La traversée de la mer.
* Exode 15 Chant de la victoire.
## Le désert
* Exode 16 La faim.
* Exode 17 La soif.
* Exode 18 Jéthro et Moïse.
## Le décalogue
* Exode 19 La promesse de l'Alliance.
* Exode 20 Le décalogue.
## L'Alliance
* Exode 21 Les esclaves - Homicide, blessures - Vol d'animaux.
* Exode 22 Dédommagements - Le viol - Les lois morales et religieuses.
* Exode 23 La justice - Les fêtes religieuses.
* Exode 24 Moïse sur la montagne.
* Exode 25 L'Arche d'Alliance.
* Exode 26 La Demeure.
* Exode 27 L'autel et le parvis.
* Exode 28 Le vêtement des prêtres.
* Exode 29 Consécration d'Aaron.
* Exode 30 Les cultes.
* Exode 31 Le repos du sabbat.
## Le veau d'or
* Exode 32 Le veau d'or. Les tables brisées.
* Exode 33 Nouveaux dialogues entre Dieu et Moïse.
## Renouvellement de l'Alliance
* Exode 34 Les nouvelles tables de la Loi. L'Alliance.
## Le sanctuaire
* Exode 35 Collecte des matériaux.
* Exode 36 La construction.
* Exode 37 L'arche.
* Exode 38 L'autel des holocaustes.
* Exode 39 Le vêtement des prêtres.
* Exode 40 La consécration du sanctuaire. |
1,808 | https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_des_Droits_de_l%E2%80%99Homme_et_du_Citoyen_de_1793 | Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 | # Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793
Pour les autres éditions de ce texte, voir Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Le peuple français, convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer, avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté, de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission.
En conséquence, il proclame, en présence de l’Être suprême la Déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen.
Art. Iᵉʳ. Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
II. Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.
III. Tous les hommes sont égaux par nature et devant la loi.
IV. La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale ; elle est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible.
V. Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence, dans leurs élections, que les vertus et les talents.
VI. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauve-garde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.
VII. Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits.
La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.
VIII. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés.
IX. La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent.
X. Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites ; tout citoyen, appelé ou saisi par l’autorité de la loi doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.
XI. Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sous les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.
XII. Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires, sont coupables et doivent être punis.
XIII. Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
XIV. Nul ne doit être jugé et puni qu’après avoir été entendu ou légalement appelé, et qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui punirait des délits commis avant qu’elle existât serait une tyrannie ; l’effet rétroactif donné à la loi serait un crime.
XV. La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires ; les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la société.
XVI. Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.
XVII. Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens.
XVIII. Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance, entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie.
XIX. Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
XX. Nulle contribution ne peut être établie que pour l’utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l’établissement des contributions, d’en surveiller l’emploi, et de s’en faire rendre compte.
XXI. Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
XXII. L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.
XXIII. La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale.
XXIV. Elle ne peut exister, si les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi, et si la responsabilité de tous les fonctionnaires n’est pas assurée.
XXV. La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable.
XXVI. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté.
XXVII. Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres.
XXVIII. Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures.
XXIX. Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents.
XXX. Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ; elles ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs.
XXXI. Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent jamais être impunis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.
XXXII. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.
XXXIII. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.
XXXIV. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
XXXV. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
Signé COLLOT-D’HERBOIS Président Durand Maillane, Ducos, Meaulle, Ch. Delacroix, Gossuin, P. A. Laloy, Secrétaires. |
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Les bassins à cupule dans le Centre-Ouest de la Gaule romaine, du Ier siècle avant J.-C. au Ve siècle après J.-C. est un mémoire d'histoire antique soutenu le 1er juillet 1998 à la Faculté d'histoire de Poitiers. Le directeur de mémoire est Jean Hiernard. La note attribuée a été 16/20.
Il consiste en un recensement et une typologie de ces bassins, suivis d'hypothèses quant à leur usage.
J'ai procédé à quelques retouches minimes : ajout d'un mot dans le 1.3 pour qu'il soit plus intelligible, correction de quelques fautes d'orthographes.
Je place mon mémoire sous licence GNU FDL. De ce fait, certains plans et dessins ne sont pas disponibles dans cette version électronique, et disponibles auprès de leurs auteurs (directeurs de fouille) ou de la DRAC du Poitou-Charentes. Le mémoire est également disponible au GERHICO et à la DRAC du Poitou-Charentes en exemplaire papier.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,816 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Introduction_et_pr%C3%A9sentation | Les bassins à cupule/Introduction et présentation | # Les bassins à cupule/Introduction et présentation
## Sommaire
* 1 Introduction
* 2 Les fichiers
* 3 Note supplémentaire
* 4 Sommaire
## Introduction
L’archéologie rurale connait depuis une quinzaine d’années un dévelopement considérable. Elle s’attache à de nouveaux domaines, comme l’étude du paysage antique, utilisant de nouvelles techniques de fouille, se servant de machines de haute-technologie, comme le scanner, pour détecter des fondations. Ces travaux fournissent aux historiens de nouveaux champs de recherche, qui concernent enfin la majeure partie des populations antiques, qui étaient essentiellement campagnardes. L’histoire de ces populations rurales, de leur économie, de leurs modes de vie est en effet restée longtemps marginale, et suscite aujourd’hui plus d’intérêt, maintenant que les sources sont plus abondantes.
C’est en partie par intérêt personnel pour l’histoire des campagnes, en partie pour ces raisons que je désirais que mon sujet s’insère dans ce cadre, c’est-à-dire une étude d’histoire rurale par le biais de l’archéologie. Celle-ci devait bien entendu se cantonner dans des limites régionales. M. Hiernard m’a donc proposé une recherche portant sur un sujet encore presque vierge, les bassins à cupule. Bien que posant de nombreuses interrogations, ces structures n’ont pour l’instant fait l’objet que de quelques rares articles, la plupart étant en fait des publications de fouilles.
Les découvertes se sont en effet produites principalement à deux époques différentes : les années 1880-1910, où l’on découvrit une dizaine de sites en Charente et en Charente Maritime ; et depuis la fin des années 1970, avec quelques découvertes isolées entre les deux. Les bassins à cupule, très tôt identifiés comme des vestiges romains, se signalent par une cuvette pratiquée dans leur fond. Outre ce détail, la qualité générale de leur construction est remarquable. À la Belle Époque, ces bassins ont donc provoqué de la curiosité dans la communauté des archéologues régionaux, dont Louis Maurin et Alexis Favraud. Celui-ci proposa d’ailleurs une interprétation vinicole des bassins qu’il avait découvert à Puyréaux, interprétation aussitôt réfutée par un historien de plan national, Etienne Boeswillwald. Le débat est d’ailleurs bien vite retombé, les découvertes de nouveaux bassins n’étant plus là pour l’alimenter. Les nouvelles inventions de sites survenues depuis une vingtaine d’années ont réveillé les questions que l’on se posait à propos de leur utilisation. Louis Maurin, homonyme du précédent, a réouvert la voie en proposant un premier recensement d’une douzaine de sites dans sa thèse Saintes antique en 1976. Camille Gabet, spécialiste de la protohistoire, a lui proposé un recensement de 24 sites en 1988, sans donner de références bibliographiques. Enfin, une autre liste est donné en 1990 par Christian Vernou dans une plaquette d’exposition archéologique, qui comporte 35 sites, également sans références bibliographiques. Aucun d’entre eux ne donne d’interprétation présentée comme sure pour l’ensemble des sites.
Le sujet se trouvait ainsi rapidement cerné : faire un recensement le plus complet possible des sites présentant des bassins à cupule, en effectuer une description typologique, et proposer une solution au problème de leur utilisation. La première partie du travail de recherche aboutit en peu de temps à la définition du cadre géographique : les bassins à cupule se découvrent essentiellement dans cinq départements du Centre-Ouest, la Charente, la Charente Maritime, les Deux-Sèvres, la Vendée et la Vienne, correspondant approximativement aux trois cités du Bas-Empire de Saintes, de Poitiers et d’Angoulême. Ces bassins étant construit selon des techniques romaines, les bornes chronologiques sont celles de la Gaule romaine, entre la deuxième moitié du Iᵉʳ siècle avant notre ère et la fin du Vᵉ siècle. Le recensement suit le modèle de ses prédécesseurs, il se divise donc en deux parties. La première regroupe tous les sites où au moins un bassin ayant une cupule a été découvert. Ces bassins possédant des caractéristiques communes autres que la cupule telles que couvre-joints, pentes du fond et enduit hydraulique d’une part ; certains sites ayant à la fois des bassins avec et des bassins sans cupule d’autre part, une deuxième liste regroupe les sites à bassin sans cupule. Ces bassins de sites incertains doivent présenter une des caractéristiques au moins de celles qui ont été citées, et entrer dans la moyenne des dimensions des bassins à cupule reconnus.
Cette recherche a commencé par un dépouillement complet des Informations archéologiques de Gallia, puis par celui des Cartes Archéologiques des départements pour lesquels elles existent, Charente, Deux-Sèvres et Vendée. Les recherches ont ensuite été complétées par des consultation de revues locales, d’ouvrages d’historiens régionaux et de rapports de fouilles, pour certains des sites fouillés récemment.
Ces deux listes dressées, la description typologique des bassins a pu être faite. Elle occupe la première partie du mémoire. Les sites étant désormais fouillés de la même manière que les bassins, il a aussi été possible de faire une description générale des sites. Les caractéristiques hydrauliques et artisanales des bassins se retrouvent confirmées par les aménagements et l’instrumentum spécifique découvert autour des bassins. Enfin, la résolution du problème de l’utilisation pratique de ces bassins passait par un examen des différentes hypothèses proposées jusqu’à aujourd’hui. Les deux principales que sont celles de bassins vinicoles ou à garum ne doivent pas faire oublier les autres, plus modestes. Elles sont présentées dans la troisième partie.
## Les fichiers
En fin de mémoire, vous pouvez consulter les fiches où sont rassemblés des renseignements concernant chaque site présentant des bassins à cupule ou des bassins ayant des caractéristiques proches.
En haut de chaque fiche, le site est identifié en deux colonnes : à gauche figurent le nom du site (le lieu-dit), celui de la commune (suivi éventuellement du numéro de site dans la commune) et sa datation ; à droite, le numéro de plan s’il y en a, le numéro du site, son département et sa civitas. Les sites sont numérotés en deux séries : de A1 à A36 pour les sites ayant au moins un bassin à cupule, par ordre alphabétique de département, de commune et de site dans la commune ; et de B1 à B18 pour les sites ayant des caractéristiques proches de celles des sites de la série A, mais n’ayant pas de cupule signalée dans leur bassin.
Le premier tableau donne, à chaque fois que cela est possible, les trois dimensions de chaque bassin. Quand le bassin n’était que partiellement conservé, la dimension concernée est suivie d’un c. (conservé). Les surfaces et les volumes obtenus à partir de ces données incomplètes sont suivis d’un min. (dimensions minimales). Quand une donnée quelconque est inconnue, un point d’interrogation la remplace. Un zéro signifie plutôt l’absence de tel ou tel élément.
Dans le deuxième tableau, des données plus techniques sont présentées. La colonne C.J. donne le type de couvre-joints, en différenciant éventuellement les couvre-joints horizontaux des verticaux. Chaque forme a un numéro différent : le un pour les couvre-joints en pans coupés, le deux pour les convexes, le trois pour les couvre-joints de section carrée ou rectangulaire, le quatre pour les concaves et le cinq pour les simples points d’étanchéité.
La colonne suivante précise le nombre d’emmarchements présents dans chaque bassin. La troisième colonne indique l’existence ou non de pente dans le fond du bassin, éventuellement une appréciation sur son importance ou son pendage exact.
Les deux dernières colonnes sont consacrées à la cupule, quand le bassin en est doté. Dans la première figurent, toujours dans cet ordre, sa position : au centre, décentrée, dans l’angle, contre une paroi grande ou petite d’un bassin ; sa forme à la surface : circulaire ou ellipsoïdale ; son matériau. Dans la seconde, figurent les dimensions de cette cupule : diamètre (D), profondeur (P), ou, si elle est ellipsoïdale, le grand et le petit diamètre (D et d). De même, si la cupule est en tronc de cône, ses diamètres supérieur et inférieur sont indiqués par Ds et Di.
Des renseignements divers composent la rubrique Notes : l’environnement des bassins, leur construction, quelques détails particuliers au site qui n’apparaissent pas dans les tableaux.
Certains sites ont une deuxième page présentant des renseignements complémentaires. Elle débute par un rappel de la commune du site et la superficie estimée des bâtiments. La description donne l’histoire de la partie artisanale du site, résumée dans un tableau récapitulatif des différents volumes totaux des bassins utilisés.
Le fichier comprend deux listes, A et B. La première regroupe des sites dont un bassin au moins est doté d’une cupule. Parmi ces sites, neuf au moins possèdent un bassin sans cupule. D’où la constitution de la liste B, dont les bassins n’ont pas de cupule, mais qui possèdent d’autres caractéristiques fréquentes dans la liste A : enduit hydraulique, fond en pente, couvre-joints. Ces sites n’ont généralement pas bénéficié d’une fouille complète, et ne sont décrits qu’en une demi page, selon les mêmes règles que ceux de la liste A.
Des renseignements qui concernent chaque bassin spécifiquement sont précisés dans deux tableaux. En général, chaque bassin est appelé d’un B suivi d’un numéro suivant son ordre d’apparition dans la découverte ou dans la bibliographie. Pour plus de facilité dans la lecture des plans, la lettre B est quelques fois remplacée par un C, les découvreurs ayant d’abord cru à des citernes. Les archéologues ayant quelques fois utilisé des lettres simples pour nommer les bassins, cet usage a été adopté pour ces sites. Il y a encore deux exceptions : le seul bassin en forme de L, du fief de Châlons au Gua, est appelé L ; et au Renfermis, site A31, les bassins ayant été utilisés en trois étapes distinctes, les deux premiers sont nommés A2 et A3, les suivants B2 et B3, le dernier C2 correspondant à chaque époque d’utilisation. En règle générale, et quand cela est possible, les bassins sont présentés par ordre d’ancienneté.
## Note supplémentaire
Cette note ne figure pas dans le mémoire.
Deux sites comportant des bassins à cupule ne figurent pas dans le mémoire, par oubli de ma part : celui de Saintes (le 3ᵉ de la commune) situé derrière les abattoirs, et celui de Matha (île d’Oléron).
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,817 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--La_construction_des_bassins_%C3%A0_cupule | Les bassins à cupule/La construction des bassins à cupule | # Les bassins à cupule/La construction des bassins à cupule
## Sommaire
* 1 La construction des bassins à cupule
** 1.1 L’établissement des bassins
*** 1.1.1 La construction des parois
*** 1.1.2 Les fonds de bassin
** 1.2 Les aménagements hydrauliques et de récupération
*** 1.2.1 Les couvre-joints
*** 1.2.2 Les marches d’angle
*** 1.2.3 Les aménagements du fond : pentes et cupules
* 2 Sommaire
## La construction des bassins à cupule
### L’établissement des bassins
#### La construction des parois
Les sources antiques sont assez maigres au sujet des bassins, quelle que soit leur utilisation. Aucun auteur ancien, ne décrit la construction d’un bassin comportant une cupule, ce qui renforce l’hypothèse d’un détail technique parmi d’autres. Seule l’étude croisée de leur ensemble peut être fructueuse. Aucun ne décrit non plus la construction d’un bassin à usage artisanal. Les bassins à cupule étaient cependant très étanches, et comme il paraît acquis qu’ils étaient destinés à recueillir des liquides, nous devrons nous contenter des conseils relatifs à la construction d’une citerne à eau. Vitruve, dans son De Architectura, y consacre quelques lignes. Son œuvre est d’importance, car elle est rédigée dans les années qui précèdent la construction des deux premiers bassins à cupule de la région, à Écurat 2 et à Antigny, tous deux remontant au règne d’Auguste. Nous laisserons d’abord de côté les bassins de Rochefort, car nous ne connaissons pas leur date de construction, mais seulement celle de l’occupation du site.
Vitruve conseille de creuser une tranchée rectangulaire, qui suit le tracé des murs de la future citerne, mais sans en évider le volume intérieur. Les murs sont ensuite coulés en béton, les parois de la tranchée formant coffrage. Puis le milieu de la citerne est creusé, et le fond est coulé en béton, sans qu’il soit apporté de précisions sur un éventuel hérisson. Cette technique à l’avantage d’une grande simplicité d’exécution, et d’une économie de matériaux : deux uniquement sont requis : sable et chaux, le premier pouvant être remplacé par des tuiles finement pilées, moins onéreuses. Cette technique ne correspond de façon certaine qu’à un seul bassin dans tout le Centre-Ouest, à Suaux-Brassac. À chaque fois que la précision est apportée, les bassins sont construits en maçonnerie.
La plupart des auteurs suivent Vitruve, mais apportent moins de précisions, sauf Palladius. La plupart aussi, dont Vitruve, préconisent de construire des citernes par paires, qu’elles soient accouplées pour la décantation de l’eau, ou qu’elles soient destinées à des usages différents. Cette disposition aussi est exceptionnelle : des bassins ont bien été retrouvés par paires, mais soit ils n’étaient pas reliés, et ne pouvaient servir à la décantation de l’eau ; soit ils étaient reliés par des dispositifs variables, mais étaient disposés par trois, quatre ou plus, et n’étaient pas reliés à une descente de toit. Les descriptions antiques de citernes semblent donc peu correspondre aux bassins régionaux, qui ne sont vraisemblablement pas des citernes construites selon les conseils de ces auteurs.
L’ordre des opérations de la construction d’un bassin en maçonnerie est différent, puisque les murs sont posés sur le fond. Le bassin, ou du moins son volume, est entièrement évidé avant que la construction commence. La maçonnerie n’est pas plus solide que l’opus caementicum. Elle utilise aussi le béton, mais en moins grandes quantités. Un seul des longs murs d’Antigny aurait consommé presque 5 m³ de béton. Elle permet d’en économiser et de n’en utiliser que pour lier les moellons. De plus, ces derniers sont certainement fournis par le terrain où l’on construit. Mais cet exemple même du bassin d’Antigny incite à la prudence quand une maçonnerie est signalée : on voit bien sur le plan 20 b qu’en fait, à Antigny, le mur n’est pas en maçonnerie, mais en béton. Le blocage est retenu, d’un côté par un petit appareil, de l’autre par la terre. Le côté intérieur est beaucoup plus régulier. On a ainsi voulu augmenter la solidité de la construction. Quand on décrit une maçonnerie, dans la bibliographie du siècle dernier, peut-être avons-nous affaire à un parement. Celui-ci est moins économique que les moellons : il faut tailler les pierres régulièrement, ce qui requiert un esclave spécialisé. D’autres sites utilisent le parement en petit appareil : Cognac, Port-des-Barques, La Rochelle. Le site de Port-des-Barques est particulièrement édifiant, puisqu’en huit campagnes de construction étalées sur trois siècles, une seule technique, le bassin encavé à parement en petit appareil, a été utilisée. Les autres sites ne connaissent pas une telle unité dans les matériaux et les techniques utilisées.
Tout d’abord, certains bassins sont réellement construit en maçonnerie : c’est le cas à Saint-Fraigne, où de gros moellons ont été utilisés. Les moellons sont des pierres trouvées dans la terre et à peine dégrossies ; ici, elles sont régulières et mesurent 35 centimètres sur 25, ce qui démontre qu’un soin certain a été apporté à la construction. La taille assez grande permet de faire porter les efforts sur une plus grande longueur et de mieux solidariser les moellons entre eux. L’économie et la qualité ont été associées. Ces moellons étaient posés à plat. À l’Houmeau, l’opus spicatum est utilisé pour les bassins 1 et 2. Les pierres sont posées de biais, dans un sens puis dans l’autre, comme les écailles d’un poisson, ou les grains d’un épi de blé.
Outre les pierres, les céramiques ont été utilisées pour construire les parois : briques et tuiles. Les tegulæ (tuiles plates à rebord) servent beaucoup en association avec d’autres matériaux. Elles sont posées pour former des assises stables à Civaux, elles servent aussi à constituer des chaînages. À Nieul-sur-Mer, un rang de tegulæ est systématiquement posé entre chaque rang de moellons. Les bassins C3 et C4 de l’Houmeau ont plusieurs rangs de moellons les uns sur les autres, mais des chaînages doubles ou triples les séparent.
Les tegulæ sont aussi utilisées comme matériau unique de construction, à Saint-Martial-de-Mirambeau et à Ingrandes-sur-Vienne. Ou associées, avec d’autres matériaux céramiques, les briques, comme c’est le cas à Brives-sur-Charente et Civaux. Le mur commun des bassins 6 et 7 à La Rochelle, et le mur nord de B6, utilisent des tuileaux plats, sans rebords. Ceux-ci compensent les vides causés par les rebords des tegulæ, qui sont systématiquement tournés vers l’intérieur. Cette disposition, qui limite le nombre de joints apparents avant la pose de l’enduit, n’est pas innocente, puisqu’elle entraîne une diminution des risques de fuite. Nous parlons évidemment de micro-fuites, d’infiltrations. Le produit contenu était ou très précieux, et la moindre perte aurait été dommageable ; ou corrosif, et des infiltrations auraient rapidement menacé la solidité des bassins ; ou les deux. Les trois autres murs de B7 sont construits en petit appareil régulier, ce qui laisse à penser que les tuiles sont ici un matériau d’occasion, utilisé pour un remaniement. Les bassins 6, 7 et 11 de La Rochelle sont en effet établis sur un plus ancien, B67.
L’exemple le plus marqué de la diversité des matériaux utilisés est celui de Saint-Georges-d’Oléron. Son bassin 1 utilise la brique et le moellon, le 2 et le 3 uniquement la pierre, alors que le quatrième a deux murs de moellons, un de tegulæ et moellons, et un de tegulæ et briques. Toutes les combinaisons y sont représentées. Bref, sans vouloir ni vouloir passer en revue toutes les parois de tous les bassins, il apparaît que les bassins excavés ont des parois de 25 à 50 centimètres environ. Elles sont construites soit en opus caementicum, soit directement en maçonnerie, mais avec des matériaux très divers, plusieurs combinaisons existant et cohabitant sur de nombreux sites. Quelquefois l’économie commande ce choix, quelquefois le sens pratique le plus évident : ainsi pour les galets utilisés en blocage des escaliers des bassins 6 et 7 de La Rochelle. L’essentiel étant toujours une construction solide pouvant supporter les pressions des liquides contenus, puisque le sol entourant les bassins était un soutien puissant et recherché. Là encore, un souci d’économie mêlé de pragmatisme apparaît : les bassins hors du sol existent, mais ils sont plus rares. Leur construction est plus difficile.
Le seul bassin de Cognac construit en élévation, B6, est appuyé de deux côtés sur des murs porteurs du bâtiment, et les deux autres sont les plus épais de tout le site. Il gêne d’ailleurs la circulation, puisqu’il occupe toute la largeur de la pièce. Il est impossible de savoir si ce sont ces inconvénients qui en sont responsables, mais tout les bassins construits postérieurement sur le site sont encavés. À Civaux et à Talmont, les bassins sont appuyés eux aussi à des murs. Un blocage « très épais », plus épais que les autres murs du site, sert d’appui spécial aux bassins de Talmont. Les quatre autres bassins des neuf construits en élévation le sont aussi contre des murs, à La Rochelle et à Taizé. Sauf à Civaux, ils ont tous été construits avant le premier quart du IIᵉ siècle. On ne peut pas dire qu’ils aient servi d’exemple. Le surcoût lié aux murs d’appui et aux parois y est pour quelque chose. De plus, il est impossible de circuler au dessus en disposant des planches en travers du bassin, à moins de construire encore en plus des escaliers.
Les bassins sont construits le plus souvent en un exemplaire unique. Le nombre de bassins identiques deux à deux est limité à une douzaine de paires, plus trois groupes de trois bassins. Deux au moins de ces paires sont des bassins primitivement uniques divisés en deux, et le groupe de trois bassins de La Rochelle est probablement une division de B67. Le nombre de bassins construits deux à deux est donc de seulement 24, soit à peine un cinquième du total. Si l’on considère que des bassins de certaines paires ne sont pas de mêmes dimensions, le nombre de batteries de bassin est encore plus limité.
#### Les fonds de bassin
Les fonds sont eux beaucoup plus homogènes. Deux types seulement sont présents : les fonds dalles et les fonds bétonnés. Les premiers ne sont représentés que par quatre cas sur quatre-vingt deux fonds identifiés, et même quatre-vingt quatre si l’on considère que la « dalle de réception » d’Ingrandes-sur-Vienne est un fond en béton. Cette rareté, moins de cinq pour cent, s’explique aisément par plusieurs facteurs : d’abord, il faut poser les dalles sur un fond de béton qui est coulé pour assurer la stabilité des dalles. Le dallage n’apporte donc pas une étanchéité supplémentaire. De plus, sa pose exige une taille très soignée, puisque toutes les dalles n’ont pas les mêmes dimensions. La pose elle-même requiert un soin important, et un ajustage des dalles qui réduit les interstices au minimum. Malgré ces coûts supplémentaires, quatre bassins ont été construits dallés. Nous savons peu de choses sur celui de Puyréaux. Les observations faites sur les deux autres sites tendent à montrer qu’ils n’apportaient pas toute satisfaction. Le premier dallage de Saint-Martial-de-Mirambeau était recouvert d’une couche de béton et d’un dallage qui avait les mêmes pendages que le premier. Dans la couche de béton, se trouvait une cupule provenant d’un autre bassin dallé, qui a donc été abandonné. Le dallage ancien était très usé, et entièrement imprégné d’une substance sombre : cette perméabilité jouait-elle dans les deux sens ? Le dallage donnait-il un goût à la production du bassin ? Au Château-d’Oléron, le bassin 4 a lui aussi été redallé, donc son utilisation a duré. Mais, finalement, l’exemple des bassins voisins a dû porter, puisqu’il a été bétonné. Peut-être un troisième dallage était-il trop onéreux.
Les fonds en béton apparaissent comme beaucoup plus facile à mettre en œuvre. Souvent creusés dans la roche, les bassins ont ainsi une pente dès l’origine, qui suit la pente naturelle. La roche est aussi creusée à l’emplacement de la cupule, ce qui facilite sa construction. Ce fond et cette cupule pré-taillée étaient ensuite simplement recouverts d’une couche de béton, qui, s’il était coulé assez épais, prenait la forme qu’on voulait lui donner. Certains fonds bétonnés présentent une particularité, celle d’être constitués de tegulæ posées à plat et noyées dans du mortier. Elles jouent, au moins dans les deux premiers cas, le rôle de la roche-mère, qui n’est pas atteinte. Pour assurer une certaine stabilité, une couche de sable a même été disposée avant la construction du fond, à Château-d’Oléron. Comme le bassin 2 de Taizé est construit en élévation, son fond ne repose pas sur la roche. La conclusion est probablement valable pour lui aussi.
Les Gallo-Romains ont imaginé une foule de détails pour rendre ces bassins parfaitement étanches. Ainsi, les bassins de Nieul-sur-Mer ont, entre la maçonnerie et la terre, une couche d’argile de 25 centimètres, qui empêcherait le liquide échappé par une fissure de se répandre dans le sol. Peut-être même une partie aurait-elle été récupérable.
Une fois le volume du bassin défini et emmuré, les parois sont enduites d’une couche de deux à trois centimètres de ciment hydraulique qui assure une parfaite étanchéité. L’enduit n’est pas toujours le même. Il s’agit souvent d’un mortier de chaux, où le sable est quelques fois remplacé par du tuileau concassé : c’est le béton romain, celui qui est aussi utilisé pour la maçonnerie. La différence vient de la finesse du grain, donc des qualités d’étanchéité de ce ciment. Sur certaines parois, comme une du bassin D du Gua 2, sont enduites d’un crépi. Il est étonnant que différentes qualités d’enduit aient été utilisées dans un même bassin. Peut être s’agit-il tout simplement d’une reprise, faite avec une qualité différente à une époque postérieure. Un seul bassin est du point de vue des précautions prises pour garantir son étanchéité, particulier : celui des Trains d’Écurat. Son fond est constitué de carreaux de terre cuite, et il n’est pas enduit. Il est bien doté de couvre-joints, mais ils servent autant à éviter le travail des murs que les fuites dans les angles. Cette étanchéité mal assurée, et son environnement probablement cultuel le situent tout à fait à part. Ce bassin se distingue en outre par sa forme carrée. Dix autres bassins (8,7 % au total) ont cette même forme : le plus petit, B9, à La Rochelle, mesure 0,8 mètre de côté ; le plus grand, à Salles-Lavalette, plus de deux mètres. Aucun bassin à fond carré n’est cubique. Sept mesurent entre 1,3 et 1,7 mètre de côté.
La forme la plus répandue des bassins est la rectangulaire, ou approchante (le bassin C3 de l’Houmeau est légèrement trapézoïdal). Elle concerne 101 bassins sur 115, ou 116 si l’on compte le bassin présumé de Saint-Martial-de-Mirambeau, soit presque 88 %. Trois autres formes comptent un seul représentant : le L, au Gua 2 ; l’ovale, au Gua 3 ; et le rectangle avec extrémité en hémicycle, à Puyréaux.
Les plus grandes dimensions horizontales atteignent ou dépassent les quatre mètres de longueur dans huit sites, et onze bassins. Seuls deux atteignent six mètres : Gua 3 (ovale) et B1 de La Rochelle, (celui-ci n’est peut-être pas artisanal). Les largeurs les plus importantes sont de plus de 2,5 mètres : six sites et huit bassins seulement sont concernés.
La norme est plutôt de bassins d’une surface de 2 à 8 m² : quatre-vingt deux bassins au moins et vingt-huit sites sont dans cette norme (71,3 % et 73,6 %).
Les profondeurs dépassent exceptionnellement le mètre soixante-quinze : seulement dix bassins et quatre sites. Le maximum se situe à 2,45 mètres, à Saintes 1. La norme des profondeurs conservées se situe entre 1 mètre et 1,5 mètre : au moins vingt-neuf bassins.
Outre leurs qualités de construction, les bassins étaient dotés de perfectionnement nombreux, destinés à faciliter leur utilisation.
### Les aménagements hydrauliques et de récupération
#### Les couvre-joints
Le premier des éléments renforçant l’étanchéité sont les couvre-joints. Il faut entendre par couvre-joints le renforcement d’un angle entre deux parois, ou entre le fond et les parois, dans le but d’assurer une plus grande étanchéité, au moyen d’un béton jeté et façonné. Ils évitent aussi toute fissure en consolidant les bassins, le travail des murs sous l’effet des mouvements du sol ayant plus tendance à se faire sentir à cet endroit. Pour douze des trente-huit sites de la série A, nous ne sommes pas en possession de renseignements sur ces détails. Sur les vingt-six restants, tous les bassins de onze sites et au moins un de neuf autres ont des couvre-joints, soit 77 %. Quand on regarde les bassins un par un, soixante des soixante-dix-sept pour lesquels nous savons de façon certaine s’ils ont ou non des couvre-joints, en sont munis, soit 78 %. La proportion réelle est probablement moindre, le silence d’un auteur ne signifiant pas obligatoirement qu’il n’a pas remarqué des couvre-joints, mais plutôt qu’il n’y en avait pas. Les proportions restent tout de même importantes. Toute aire ou bassin doté de couvre-joints doit en conséquence être inclus dans la liste B, comme ayant de grandes chances d’avoir été construit dans le même but que les bassins de la liste A.
Il existe cinq types différents de couvre-joints, dont les numéros ont déjà été donnés dans l’explication des fichiers. La forme la plus courante est la deuxième, la convexe, bien qu’il soit parfois possible de la confondre avec la première quand un simple renfort est évoqué. Elle peut aussi être confondue avec la quatrième, quand on parle d’un arrondi dans l’angle. Une autre confusion est possible simplement à cause de la forme pas toujours extrêmement pure géométriquement : certains couvre-joints convexes sont simplement arrondis, et leur section n’est pas parfaitement en quart de disque. L’usure du temps s’ajoutant à cette forme intermédiaire, un coup d’œil rapide peut ne plus distinguer la forme primitive. Le terme convexe ne prêtant pas à confusion, il a été choisi de préférence aux autres. Quarante-et-un des soixante bassins ayant des couvre-joints ont ce type là, soit plus de 68 %. Un seul site se singularise, celui de Nieul-sur-Mer. Les couvre-joints sont constitués, pour le bassin 3, d'imbrices dressées et enduites du mortier recouvrant les murs du bassin. La solidité de ce dispositif n’est pas à remettre en cause : outre l’épaisseur des imbrices, sa forme arrondie fait voûte, et la pression est rejetée sur les parois du bassin. Cet exemple d’économie est unique, mais le seul moyen de la constater est de démonter les couvre-joints. Certains cas ont pu échapper aux archéologues, souvent pressés par les travaux qui détruisent les sites.
Le premier type, celui de section triangulaire, est le deuxième plus courant : neuf bassins n’utilisent que ce type de couvre-joints. Comme pour le premier type, plusieurs termes ont été utilisés : celui de solin est préférable à pan coupé, qui connote plutôt un enlèvement qu’un rajout, et celle d’ornement plus que d’aménagement utilitaire.
Les autres formes sont la carrée (six bassins, si l’on compte celui de Suaux-Brassac, aux couvre-joints douteux et de toute façon rectangulaires), la concave (trois bassins) et les simples renforts d’étanchéité aux angles, signalés à Segonzac, et qui correspondent à un renfort uniquement dans les sommets du volume.
Il est intéressant d’observer l’évolution d’une forme à l’autre. Plusieurs des principaux sites ont vu, soit cohabiter, soit se succéder plusieurs de ces formes. Quelquefois, l’évolution est nette : à Cognac, les premiers bassins, construits vers 100 après J.-C., sont dotés de solins ; ceux qui leur succèdent, deux ou trois générations plus tard, ont des couvre-joints convexes ; et le dernier bassin, construit vers 200/220 après J.-C., des couvre-joints carrés. À chaque étape, la qualité des enduits baisse, et leur grain grossit. Il est tentant de lier celle-ci à la forme de ceux-là ailleurs qu’à Cognac, mais àl’Houmeau, l’évolution est opposée : les deux bassins les plus anciens, datant environ de 150 après J.-C., n’ont pas de couvre-joints, et des enduits renouvelés d’une qualité décroissante. Le bassin 4, qui n’est presque pas utilisé, a les meilleurs enduits du site et des couvre-joints carrés. Le dernier bassin, construit vers 200 après J.-C., a lui aussi de très bons enduits et des couvre-joints convexes. Le bassin dont la construction est la plus soignée a les mêmes couvre-joints que celui qui correspond à la dernière phase du déclin du dite de Cognac, avant l’abandon de l’activité des bassins. Il n’y a donc pas d’évolution régionale dans la construction des bassins.
Seuls deux autres sites connaissent une alternance dans leurs couvre-joints, Port-des-Barques et Nieul-sur-Mer. Tous deux sont éclairants. Sur le site de Port-des-Barques, les cinq premiers bassins sont dotés de couvre-joints convexes, sauf le troisième, où ils sont carrés. Le site n’a pas été construit pour les bassins, il s’est donc probablement (à la fin du premier siècle) inspiré de l’exemple de prédécesseurs, qui lui auraient conseillé la forme numéro deux. Les carrés n’auraient été qu’un essai peu concluant, puisque non repris pour les deux bassins suivants, ni même pour le premier bassin neuf de la phase descendante, le B. Celui-ci utilise les couvre-joints concaves, dont la réalisation est évidemment plus facile et moins consommatrice de béton que celle des convexes. La difficulté comparative des couvre-joints carrés est plus difficile à estimer, mais il doit y avoir une raison pour laquelle cette forme n’a été réutilisée à Port-des-Barques qu’après un essai intermédiaire. et plus jamais ensuite.
À Nieul-sur-Mer, les deux types représentés sont les solins et les convexes. Leur disposition dans le premier bassin est unique, puisque les couvre-joints verticaux sont des solins, et les horizontaux sont convexes. Dans l’hypothèse de la production d’un produit visqueux ou d’un produit laissant un dépôt, il aurait fallu nettoyer les angles entre deux utilisations, surtout si ces utilisations étaient espacées. À l’Houmeau, ces dépôts étaient plus importants du côté de l’aire supposée de production. La forme carrée, même si elle n’est jamais parfaitement régulière, ne facilite en rien ce travail, puisqu’elle multiplie par deux les angles droits, moins faciles à nettoyer. Le solin est lui très facile à débarrasser de ce dépôt à partir du rebord du bassin et à l’aide d’un simple équivalent de notre balai à ponts, si son équivalent existait dans l’Antiquité. Des curettes ont été retrouvées à Cognac. Ce sont des petits outils de fer emmanchés, avec une lame triangulaire. Elles ont pu servir à cet usage, même si on les attribue plutôt, sans certitude, à une activité de cordonnerie. De plus, le solin offre une surface d’accrochage moins importante que les autres types de couvre-joints. Les couvre-joints concaves sont eux aussi faciles à nettoyer, mais assurent probablement une moins bonne étanchéité. Voilà les raisons qui ont pu faire hésiter à refaire des couvre-joints carrés sur le site de Port-des-Barques. Quant au bassin C4 à l’Houmeau, il est douteux que ce soit la raison de son l’abandon prématuré, mais cela n’a pas du contribuer à son maintien, alors que son successeur est doté de couvre-joints convexes.
Un détail unique a été remarqué sur ce site : les bassins C1 et C2, qui ne possédaient pas de couvre-joints, avaient leurs parois creusées de lignes obliques et parallèles, alternativement montantes et descendantes. Les archéologues les ont expliqués comme étant des ornements. Les bassins étant une construction utilitaire, il faut d’abord tenter d’expliquer chaque élément par l’utilisation qu’on pouvait en faire. Étant donné que la production laissait un dépôt le long des murailles, il fallait l’en débarrasser. Est-ce que ces rainures pouvaient aider à l’accomplissement de cette tâche ? Puisque les reprises d’enduits ont conservé ces dessins, tel devait être le cas. Elles devaient probablement guider le résidu vers le fond. Leur orientation oblique permettait également d’aider ce mouvement plus facilement que si elles avaient été verticales, en poussant du bord du bassin avec le même genre d’outils que celui qui servait ailleurs à récurer les couvre-joints.
#### Les marches d’angle
Cet élément architectural pose problème quant à son interprétation. Il s’agit des emmarchements que l’on rencontre dans un ou plusieurs bassins de cinq des trente-six sites. Au total, dix bassins en comportent (soit seulement 9 % du total). Ils ont d’abord été décrits comme des escaliers destinés à descendre dans les bassins, pour les vider ou les nettoyer. Mais le terme d’emmarchements est mieux adapté car, sauf à Antigny où le doute est permis, il ne peut pas s’agir d’escaliers destinés à descendre et à sortir des bassins. Voilà les relevés qui ont été effectués :
* L’emmarchement du bassin d’Antigny était long de 1,75 m et large de 55 cm. Les traces de sept marches permettent de calculer une hauteur moyenne de 25 cm et une profondeur moyenne de 24 cm, soit des dimensions très proches des normes actuelles, qui sont de quinze à vingt centimètres de hauteur pour une profondeur de vingt à vingt-cinq centimètres ; au-delà, la fatigue est trop importante, et l’escalier ne remplit plus son rôle de diviseur d’effort.
* À Port-des-Barques, le bassin H, dans sa plus grande extension, possède deux emmarchements d’angle identiques, dont un subsiste lorsque le bassin est réduit de moitié. Chacun possède trois degrés, donc en moyenne hauts de 30 cm. Les deux dernières marches font un angle à 90 ° (en montant) avec la première. Le fouilleur attribue cette disposition à une volonté de faciliter la remontée de personnes chargées. Une amphore Dressel 2-4 pleine pèse en effet près de cinquante kg. Mais, après consultation de personnes ayant déchargé des sacs de blé (environ quatre-vingt kg) au moment des récoltes, je constate qu’un tel escalier n’aurait pas aidé une ascension. De plus, dans un bassin, le porteur aurait du se relever avec sa charge. La façon la plus efficace de faciliter la montée est encore de diminuer la hauteur des marches, quitte à adopter une pente raide pour diminuer l’encombrement, comme pour les escaliers de meuniers.
* Les emmarchements du Péré Maillard, à Soubise, écartent toute ambiguïté. Le bassin 1 a trois marches : la première (dans le bas de l’escalier) est haute de 25 cm, et profonde de 18 ; la seconde est haute de 70 cm et profonde de 22 ; la dernière est haute de 35 cm et profonde de 25. La différence entre le sol et la dernière marche est de 18 cm. Le bassin 2 n’a que deux marches, celle du fond est haute de 60 cm, la suivante de 45 cm. Elles sont toutes deux profondes d’une quinzaine de centimètres. Il est inconcevable que ces emmarchements aient été construits pour vider les bassins. En vérité, nous sommes obligés d’envisager d’autres hypothèses.
* Si toutes ces marches ne constituent pas un escalier, à quoi pouvaient-elles servir ? Les deux emmarchements des bassins 3 et 4 du même site me semblent donner une indication. Celui du bassin 3 est d’ailleurs très intéressant, car il est construit avec le 5, et succède aux bassins 1, 2 et 4. Je donne ces mesures sous réserve, les ayant relevées sur le plan. Celle du bassin 4 est en quart de cylindre d’un rayon de 50 cm, et haute d’un mètre. La marche unique du bassin 3 est carrée et mesure 50 cm de côté ; elle est haute de 25 cm, soit exactement la moitié de la profondeur du bassin. Il est aussi aisé de vider un bassin si peu profond en se tenant accroupi au bord. Les constructeurs ont semble-t-il utilisé leur expérience, puisqu’ils ont renoncé à construire un emmarchement pour le bassin profond, le 5, et qu’ils ont conservé l’idée d’un emmarchement large pour le peu profond, le 3. La largeur de la marche semble donc importante, et la marche est moins utile pour un bassin profond que pour un peu profond. Elle permet à une personne de se tenir sur la marche et d’opérer au plus près de la préparation contenue dans le bassin, sans en agiter le fond, et surtout si les bassins n’étaient pas remplis à chaque fois. Evidemment, en faisant le tour du bassin, on peut se trouver tout aussi près. Mais deux arguments viennent appuyer cette hypothèse : d’abord, nous ne savons rien des installations qui pouvaient gêner la circulation autour des bassins ; ensuite, si ces aménagements sont peu utiles, ils sont aussi peu répandus.
Pour information, voici les estimations que j’ai pu faire, d’après photos, des dimensions des emmarchements des sites d’Ingrandes-sur-Vienne et de La Rochelle :
* À Ingrandes, un des deux bassins a une marche d’une trentaine de cm de haut et de vingt-cinq cm de profondeur environ ; elle est à environ dix cm du sol ; celle qui continue vers le bas doit avoir, vu la profondeur du bassin, soixante-quinze cm, une trentaine de cm de hauteur. Bien que l’hypothèse d’un escalier de descente ne puisse être totalement écartée, ces données ne contredisent pas mes suppositions ;
* La première marche du bassin 6 de La Rochelle mesure elle aussi une trentaine de cm ; la profondeur restante est donc de quatre-vingt dix cm pour deux marches, donc trois degrés ; admettons une moyenne de trente cm pour chacun, nous restons à la limite de la marche utile.
L’emmarchement de B1 à Château-d’Oléron n’a pas été mesuré.
#### Les aménagements du fond : pentes et cupules
Après ces aménagements techniques verticaux quelque peu sujets à interprétation, voyons les pentes des fonds de bassin, d’un usage plus évident. Au moins 18 bassins de 8 sites en sont pourvus. Bien que variables, les pentes sont évidemment destinées à assurer un écoulement. Les pendages vont de quelques mm/m (C4 de l’Houmeau) à 7,4 cm/m (C3 du même site). À Antigny, ils convergent et sont de 1 cm/m, à Nieul-sur-Mer, de 3 cm/m pour B1 et de 9 mm/m pour B2 rehaussé. La norme D.D.E. pour les pentes de caniveaux est d’un centimètre par mètre, afin d’assurer l’écoulement par gravité de l’eau.
Donc, pour la plupart de ces bassins, un liquide de viscosité égale à celle de l’eau s’écoulerait seul, au fur et à mesure de la vidange, vers le bas de ces pentes. C4, de l’Houmeau, qui a une pente faible, voit peut-être une des raisons de sa réforme dans ce détail. C3, qui lui succède, a une pente beaucoup plus forte.
L’intérêt d’une pente réside principalement dans le maintien, au cours de la vidange, d’une hauteur de liquide suffisante à son épuisement progressif. Lorsqu’il ne reste qu’une dizaine de centimètres de liquide dans le fond d’un bassin, il devient difficile et lent de remplir un récipient. Il est même impossible de remplir directement une amphore, le col étant trop haut par rapport au ventre de l’amphore couchée. Si en plus il y a un dépôt qui risque de s’agiter et de se mélanger à ce que l’on puise, la tâche devient ardue. Une pente concentre ce résidu de produit intéressant sur une moins grande surface. Ce volume résiduel d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, pour un bassin moyen de 5 m2, est de 500 litres (une vingtaine d’amphores).
Si le liquide ne laissait pas de dépôt, l’avantage reste le même, puisque la vidange est accélérée. Et si la production était un solide visqueux ou épais, la pente facilitait son rassemblement, toujours en fin de vidange, dans une partie plus restreinte du bassin, là où se trouve la cupule.
Tous les bassins pourvus d’une ou de pentes le sont aussi d’une cupule, située au point de convergence des pentes, s’il y en a deux, et en bas de la pente, s’il n’y en a qu’une. Une incertitude subsiste à ce sujet pour Cognac : tous les bassins sont pourvus de pentes, mais leur nombre n’est pas précisé pour ceux dont la cupule est au centre ou décentrée. La logique et le principe de généralisation imposent de considérer qu’elles aussi descendent vers la cupule. On peut même penser que des pentes de moins d’un centimètre par mètre n’ont pas été remarquées par les inventeurs de certains sites, qui ont cru que des fonds de bassins étaient des sols de pièces, mais ont remarqué la cupule.
Le plus souvent, la cupule est décrite comme un creux dans le fond de béton, qui n’interrompt pas l’étanchéité. Sur trois sites au moins, il s’agit d’un trou qui traverse le béton, ce qui amène à penser à une vidange. Mais, et nous verrons plus loin, le doute peut subsister.
La position de la cupule dans le bassin est connue dans soixante-quatre cas. Une forte proportion : 44 %, sont situées au centre. La réalisation de pentes convergentes est plus aisée : la différence entre les sommets et le point le plus bas du fond est moindre. À l’opposé, une cupule creusée contre un côté du bassin impose une seule pente, plus importante donc plus difficile à réaliser avec du béton, liquide au moment du coulage et qui a donc tendance à s’auto-niveler. La vidange est aussi plus difficile si l’on descend dans le bassin, puisqu’on est gêné par la paroi du bassin en vidant la cupule. La cupule centrale permet de faire travailler deux personnes en même temps au fond du bassin, chacune poussant de son côté vers la cupule. Les cupules de petit côté ne sont présentes que dans six bassins, soit 9,5 % des cas reconnus. De plus, si une pente conduit un liquide vers une cupule de ce type, elle le conduit aussi vers l’angle du fond avec la paroi. Ce genre de creux est difficile à vidanger. Il n’y a également qu’une seule cupule contre un grand côté.
Dans ces conditions, la position d’angle, présente dans 20,5 % des cas reconnus, paraît moyennement avantageuse : si plusieurs personnes peuvent travailler dans le fond, et rien ne dit que cela se produisait, les pentes étaient difficiles à établir. Il faudrait même, idéalement, établir une rigole dans la diagonale du fond, à la jonction des deux pentes, et qui aboutirait à la cupule. De telles pentes sont complexes à établir et se remarquent assez aisément. Si l’inventeur d’un site à cupule d’angle n’a pas signalé de pentes, il est probable qu’il n’y en avait pas. La cupule d’angle n’est présente que dans treize cas.
Le dernier type rencontré est la cupule décentrée, c’est à dire située ni au centre, ni tout contre les parois du bassin, mais dans une position intermédiaire. Cet emplacement dans le fond de la cupule est identifiable au moins dix-sept fois, soit 27 % des positions connues. Cette proportion est étonnante, car, sans avoir vraiment les désavantages des cupules d’angle ou de côté, il semble bizarre de construire une cupule comme au hasard dans le fond d’un bassin. La raison doit en être que la cupule ne faisait probablement pas partie des éléments essentiels dans la construction des bassins, de ceux dont on se souciait dès leur conception. En fait, on ne devait songer à leur emplacement qu’au moment du creusement du fond, puisque assez fréquemment, la roche est creusée en arrondi en dessous de la cupule, et semble exploiter un creux naturel de la roche. La cupule épouse cette forme à travers le béton. On se contentait probablement d’accentuer une faiblesse naturelle de la roche-mère, comme c’est le cas à l’Houmeau. Pour ce site, la cupule aurait pu être en position décentrée.
De ce creusement à l’avance de la forme de la cupule, le matériau de la cupule est induit dans la plupart des cas. Cinquante-deux fois sur soixante-deux (84 %), elle est en béton. Sept cupules (11 %) sont toutefois taillées dans une dalle de pierre, qui est posée parmi d’autres dans quatre bassins, et encastrée dans un fond en béton dans trois autres. Enfin, dans deux sites une dalle de béton a été coulée à part et une cupule façonnée dans cette dalle avant qu’elle soit encastrée dans le fond du bassin concerné, à Château-d’Oléron et à Port-des-Barques. Comme deux bassins du premier site n’ont pas de cupule, nous pouvons imaginer qu’elle a été rajoutée a posteriori. C’est peut-être aussi le cas pour les dalles en pierre posées dans un fond en béton. Il est difficile d’envisager pourquoi les constructeurs de ces bassins se seraient ainsi compliqué la tâche, sauf si la cupule représentait un avantage réel. On voit aussi que les solutions techniques sont nombreuses.
La forme de la base supérieure des cupules est très uniforme : soixante-quatre fois au moins circulaire, mais probablement plus. C’est la forme la plus répandue dès les premières découvertes, la chose semblait alors évidente aux inventeurs, qui ne la signalaient plus. Les cupules ne sont que trois fois ellipsoïdales ; encore l’une de ces cupules est-elle presque circulaire. À Civaux, il n’y a que de légères dépressions. La forme de leur volume est très rarement décrite. Quelques unes sont hémisphériques, celles de Talmont-Saint-Hilaire en troncs de cônes, celles de Baignes-Sainte-Radegonde probablement en cônes, et celles de Nieul-sur-Mer en cylindres presque plats ou en troncs de cônes. En-dehors du diamètre de la base supérieure, les autres dimensions ne sont presque jamais relevées. Les volumes deviennent impossibles à calculer. Peut-être, parce que, comme cela semble être le cas, les cupules étaient en forme de segment de sphère, et donc le simple relevé de la profondeur ne suffit pas à connaître le volume de la cupule. Il faudrait alors un moulage pour connaître son volume exact. Cependant, quand P = 1/2D (10 %), on peut considérer que la cupule est demi-sphérique. Le volume réel des autres cupules doit se situer entre le volume calculé avec R = 1/2D et celui calculé avec R = P. Quand la profondeur est largement inférieure au demi-diamètre de surface de la cupule, celle-ci peut être de forme tronc-conique ou cylindrique. En calculant les volumes de ces cupules selon les deux possibilités, on peut avoir une fourchette la plus ouverte possible. Pour le calcul du volume du tronc de cône, et afin d’ouvrir au maximum la fourchette, on considèrera que le rayon de la petite base est de 1 cm. Les fourchettes obtenues varient du simple au triple.
Des volumes approchants sont ainsi obtenus pour une quinzaine de cupules. Ils sont extrêmement variables : de 8,6/12,2 litres pour le bassin de Suaux-Brassac, à 262/348 litres pour les cupules des bassins 4 à 6 de Germignac. La différence de volume des cupules est de un à trente, alors que celle des bassins (entièrement conservés) est de un à cinq seulement. Les unes permettent donc de récupérer, ou de vidanger, un volume proportionnellement six fois plus important. La façon de vider les cupules et leur utilisation variait certainement d’un site à l’autre. Entre les deux extrêmes vus plus haut, nous avons encore le bassin 2 de Nieul-sur-Mer, dont le rapport volume de la cupule/volume du bassin est de 4,5 litres par m³, alors qu’il n’est situé qu’entre 1,3 et 3,8 litres pour le bassin 2 de Soubise 1. Des vases céramiques ayant été retrouvés dans les cupules de Baignes-Sainte-Radegonde, il est possible que l’on ait aussi disposé des récipients dans les cupules des bassins des autres sites. Une fois le liquide épuisé, le résidu solide était rassemblé dans la cupule. Il suffisait alors de retirer le vase pour achever de vidanger le bassin. Leur taille devait varier en fonction de celle de la cupule, et ils devaient être très solides, et assez lourds pour les cupules de plus de 50 litres. Si un récipient était effectivement disposé dans ces cupules de très grands volumes, un système de levage particulier devait exister pour le retirer plein du bassin. Ceux de Germignac ont une profondeur de 1,8 mètre.
Pour les cupules peu importantes par rapport à leur bassin, nous pouvons envisager plusieurs hypothèses : ou le produit vidangé laissait un faible dépôt, et la production était de nature différente pour ces bassins, ou bien la cupule était remplie et vidée plusieurs fois à chaque vidange. La présence de ces vases, qui n’est attestée qu’à Baignes-Sainte-Radegonde, est très intéressante pour les bassins dont la cupule est un trou dans le fond du bassin, comme à Suaux-Brassac, et comme cela semble être le cas à Salles-Lavalette et à Tonnay-Charente. Le vase aurait pu empêcher l’écoulement hors du bassin, pour peu que l’on prenne la précaution d’assurer la continuité de l’étanchéité entre le fond du bassin et le vase. L’hypothèse d’une vidange de citerne à eau paraît d’ailleurs peu probable, au moins pour le site de Suaux-Brassac. D’abord, ce site est déjà doté d’une citerne et d’un puits. Ensuite, il est plus simple de vider une citerne par le haut, surtout lorsque elle est si petite, et plus logique, puisque l’eau d’une citerne est normalement destinée à la consommation, et pas à la dilapidation, surtout pour celle-ci qui est de très petites dimensions. Si les constructeurs avaient voulu vider ce bassin de cette manière, ils auraient pris la précaution de la construire en-dehors d’un terrain argileux, dont les qualités drainantes ne sont pas vraiment reconnues. Ou, si tout le terrain est argileux, ils auraient pu installer eux-mêmes un tuyau de vidange. Enfin, le bassin n’est recouvert d’aucun dispositif empêchant des éléments végétaux tels que feuilles d’automne de tomber dans le bassin, tel que c’est le cas pour la plupart des citernes de cour. Les rainures qui ont creusé les parois du bassin sont peut-être effectivement dues aux eaux pluviales, ainsi que les possibles marques d’arrachement de la « plinthe » (le couvre-joint) mais rien ne prouve que le bassin était primitivement destiné à les recueillir. Il est tout aussi possible qu’il ait été abandonné sans être comblé, comme par exemple le bassin B5 de Cognac. Bien peu d’arguments sont en faveur de la citerne. Nous ne pouvons interpréter avec certitude les bassins à cupule, mais il semble plus probable que ce bassin se rattachait, comme les autres, à un artisanat.
L’examen du rapport surface supérieure de la cupule/surface du bassin apporte, quand on ne peut calculer le volume de la cupule, un complément à ces informations et à l’histoire des sites. Le rapport varie entre 1,3 % et 13,7 % (pour vingt cupules). Dans les deux tiers des cas, la cupule occupe moins de 7 % du fond du bassin. En regard de ces chiffres, la cupule du bassin D, dans son premier état, de Port-des-Barques, apparaît comme totalement disproportionnée, puisque sa surface est égale à 22,6 % du fond du bassin. Le doublement de celui-ci entraîne la division par deux de son importance. Ses dimensions relatives deviennent alors normales. Cette cupule a été creusée en prévision de l’agrandissement du bassin, qui a du se faire peu de temps après la construction de la première moitié du bassin, ou était du moins prévue dès sa construction.
Sur le même site, le bassin H présente une particularité unique : il possède deux cupules. La cupule de la moitié abandonnée fait 2,9 % du grand fond, l’autre fait 4,8 %. À elles deux, elles occupent 7,7 % de la surface du fond, ce qui correspond à la norme des cupules uniques. Il est tout à fait envisageable que l’on ait construit deux cupules pour ce bassin exceptionnellement grand (14,84 m2, soit le deuxième de la région derrière B6 de Cognac). La cupule de la moitié de bassin encore utilisée est plus grande (9,6 %) que celle de l’autre moitié ; dans l’hypothèse de cupules uniques, il parait étrange de creuser une cupule plus grande pour un bassin que l’on diminue. Le seul argument contre l’hypothèse de la double cupule est celui de l’exception : nulle part un bassin avec deux cupules n’a été rencontré. Mais le bassin H est aussi le seul du Centre-Ouest à posséder deux emmarchements, disposés symétriquement de chaque côté de la voûte. Il est possible qu’il ait été construit selon une structure géminée.
En-dehors de ces cas particuliers, les rapports de surface cupule/fond du bassin sont comme les rapports de volume, très variables. Sur un seul site, à Port-des-Barques, ils varient de 1,7 % à 11,3 %. Là, l’explication de ces différences par des productions différentes ne tient plus, puisque tous les bassins se sont succédé et ont fonctionné de la même manière. Ils n’aident pas non plus à savoir si les cupules servaient à vidanger un produit indésirable, ou à le récupérer. Les proportions varient en montagnes russes : moyenne pour le premier bassin (5,1 %), puis faible et moyenne pour les deux suivants (1,7 et 5,3 %), elle double pour le bassin D, redescend pour le H, encore plus pour le B (3,7 %). Les deux derniers bassins ont des cupules plus grandes (6 et 9,6% du fond). Comme les profondeurs des bassins varient peu, elles n’expliquent pas ces variations, sauf pour le B. Elles peuvent être attribuables à la façon de les vidanger, en plusieurs fois, comme aux variations de forme, donc de volume de la cupule. Il est difficile de raisonner en ignorant cette donnée. Il est quand même possible, au vu de cette variabilité des dimensions, de conclure, encore une fois, que la cupule n’était pas un élément essentiel de la construction des bassins, mais simplement une facilité dans la vidange que l’on pouvait s’accorder, ou non. N’oublions pas que neuf sites ont des bassins sans cupule voisinant avec d’autres avec cupule.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,818 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--L%27environnement_des_bassins | Les bassins à cupule/L'environnement des bassins | # Les bassins à cupule/L'environnement des bassins
## Sommaire
* 1 L’environnement des bassins
** 1.1 L’emplacement des sites à bassins
*** 1.1.1 Les sites de bord de mer
*** 1.1.2 Les sites proches de rivières
*** 1.1.3 L’implantation des sites incertains
** 1.2 L’évolution des sites
*** 1.2.1 L’évolution générale des sites actifs
*** 1.2.2 L’évolution générale de la capacité totale des bassins
** 1.3 L’organisation de la production
*** 1.3.1 L’implantation des bassins dans les sites
*** 1.3.2 L’environnement direct des bassins
*** 1.3.3 Systèmes particuliers
*** 1.3.4 L’histoire des sites
* 2 Sommaire
## L’environnement des bassins
### L’emplacement des sites à bassins
Comme cela a été précisé dans l’introduction, les bassins à cupule ne se rencontraient, avant 1979, qu’en Charente ou en Charente Maritime. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que des découvertes certaines (bassins avec cupule) ont été faites dans les trois départements de la Vendée, des Deux-Sèvres et de la Vienne. Encore, leur nombre reste-t-il restreint. La répartition générale des sites fouillés reste très disparate selon les départements, comme selon les civitates. Dix sites se trouvent en Charente, vingt-trois en Charente Maritime, soit 87 % du total régional (et 91 % des bassins). Les trois autres départements ne regroupent que cinq sites. Plusieurs raisons peuvent expliquer ces disparités.
La plus évidente est qu’il y a moins de sites à découvrir, donc moins de découvertes. Les départements des Deux-Sèvres et de la Vendée sont presque entièrement dans le massif Armoricain. Les roches granitiques dont il est composé ont donné des terres froides, moins favorables à l’agriculture et donc aux implantations humaines que celles de la vallée de la Charente, qui sont alluviales, donc plus fertiles. Les instruments aratoires antiques travaillaient beaucoup plus facilement ces terres, plus légères que celles de la Vienne. Le sud-est de ce département est d’ailleurs lui aussi sur des roches granitiques, celles du Massif Central. La deuxième raison est la différence dans la recherche archéologique. Elle est beaucoup plus importante et ancienne dans la Charente et la Charente Maritime que dans les autres départements. Surtout, le nombre des sociétés savantes s’occupant d’archéologie publiant régulièrement une revue est plus grand dans ces départements que dans les trois autres. Ainsi, treize sites des deux départements charentais ont été signalés avant le milieu de notre siècle, soit près des deux cinquièmes. Si ce recensement avait eut lieu il y a vingt ans, il se serait intitulé « Les bassins à cupule dans les Charentes ».
Les bassins sont également beaucoup plus nombreux dans la civitas Santonum que dans les cités voisines. En considérant les limites des anciens diocèses, tels qu’ils étaient lorsqu’ils se sont fondus dans le cadre des cités du Bas-Empire, 28 sites sont santons, et 95 bassins (74 % et 83 % des totaux). Les autres cités rassemblent un nombre mineur de sites : sept dans celle des Pictons (soit 18,5 % du total), mais seulement 14 bassins (12 %). La cité des Pétrucores (la Dordogne actuelle et le sud-est de la Charente) a au moins un site. Enfin, deux sites se trouvent sur le territoire de l’évêché d’Angoulême, qui correspond à la cité d’Icolisma. Elle a été détachée au Bas-Empire d’une des cités voisines ; nous ignorons laquelle. Le choix peut se faire entre chacune des trois déjà citées et celle des Lémovices. Il serait d’autant plus intéressant de le savoir que celui des deux sites qui est daté est abandonné au Bas-Empire, donc ne se rattache pas à la période d’existence de cette civitas. De toute façon, l’essentiel des sites se trouve dans la cité des Santons, et un nombre restreint dans deux ou trois cités voisines. Voyons maintenant quels sont les points communs dans l’implantation topographique des sites.
#### Les sites de bord de mer
À la concentration des sites dans une même cité, correspond une répartition des sites selon deux critères principaux non pas administratifs, mais géographiques : la proximité de la mer, et celle d’une rivière. La mer comme les rivières offrent à la fois des ressources et une possibilité de commerce à longue distance. La rivière permet de transporter des marchandises, éventuellement jusqu’à la mer et au-delà. Le premier groupe de sites rassemble donc tous ceux actuellement proches de la mer, d’un marais, qui a pu se former depuis l’Antiquité, ou de l’embouchure d’une rivière. Un troisième groupe, mineur, est formé de sites à la fois éloignés de la mer et d’une rivière importante.
Le premier sous-groupe des sites proches de la mer comprend les sites de Château-d’Oléron, de La Rochelle, et de Talmont-Saint-Hilaire. Les deux derniers sont à moins de 5 hectomètres d’une côte rocheuse, qui n’a pas dû beaucoup varier depuis leur implantation, il y a un peu plus de deux mille ans. Les bassins de Puits Jouan, à Château-d’Oléron, sont à 200 mètres à peine de la citadelle. La côte est sableuse, voire marécageuse, et a pu varier, comme pour les sites du deuxième sous-groupe. La forteresse et la ville sont cependant sur un éperon rocheux, qui a du constituer un point d’accrochage pour les sables emmenés par les courants littoraux. Il est fort probable que la côte d’Oléron a avancé à cet endroit, plus que reculé.
Les choses sont moins clairement établies pour les sites proches de marais. Il y en a six : le site de l’Houmeau, ceux du Gua, et ceux de Saint-Georges-d’Oléron et de Saint-Martial-de-Mirambeau. Rien ne prouve, a priori, que les marécages, qui ont probablement avancé ces derniers siècles, étaient assez reculés pour que ces sites aient eu un accès à la mer aisé. Le site de Saint-Martial est le plus douteux : nous ne savons rien sur la formation des Palus de la Gironde, dont il est éloigné de 8 kilomètres à vol d’oiseau. Même si le recul hypothétique de la rive de la Gironde est la cause de la formation de ces marais, la distance est déjà importante pour que le site se soit installé ici pour bénéficier des ressources de l’estuaire de la Gironde, et partant, de celles de la mer. Par contre, pour commercialiser outre-mer la production des bassins, la distance ne parait pas excessive, surtout si l’on considère que la ferme se trouve en général au milieu des terres qu’elle exploite.
Le site de Saint-Georges-d’Oléron est par contre très proche des marais salants du Douhet, au Nord de Saint-Georges-d’Oléron, qui n’existaient pas au Moyen-Àge. Il est donc très probable que ce site était en bord de mer dans l’Antiquité. Le marais du Plomb, à l’Houmeau, a été comblé seulement au XVIe siècle. Les sites du Gua étaient eux aussi probablement en bord de mer, puisque les marais de la Seudre sont de formation récente. Certaines cartes les représentaient il y a peu comme des espaces marins. La bande de terre entre la Seudre et la Gironde s’appelle encore la presqu’île d’Arvert. Ces cinq sites se sont donc presque certainement installés en bord de mer, pour des raisons qui n’étaient probablement pas improvisées.
Les sites du troisième sous-groupe ont un emplacement favorable sous deux aspects : établis sur les bords de la Charente, ils ont des relations faciles avec leur arrière-pays (dont Saintes, qui, en tant que capitale de la province d’Aquitaine, constituait certainement un marché d’importance) ; installés sur son estuaire, ils peuvent tirer leurs ressources de la mer, et commercialiser facilement leur production vers des marchés plus éloignés. En remontant la Charente, rive gauche, on trouve les sites de Port-des-Barques, Saint-Nazaire-sur-Charente]], Soubise 1 et 2 ; rive droite, il n’y a que Rochefort. Ceux d’Échillais et de Tonnay-Charente sont l’un, trop loin du fleuve, et l’autre, trop loin de son embouchure pour être inclus dans cette liste. Le second paraît cependant assez proche de la Charente pour avoir utilisé cette voie de communication naturelle. Il se range alors dans le deuxième groupe, ceux établis dans la vallée d’une rivière importante.
#### Les sites proches de rivières
La Charente est celle qui a le plus attiré l’implantation des bassins à cupule. Leurs constructeurs devaient y voir ce qui a déjà été dit à la page précédente, une voie fluviale facilement utilisable pour le commerce. Non seulement se trouvent non loin de ses berges (moins de 2 kilomètres) les sites de Tonnay-Charente, d’Écurat 1 et 2, de Saintes 1 et 2 et de Brives-sur-Charente, mais certains se sont installés sur les bords de ses affluents : Germignac (sur le Né) et Cognac (sur l’Antenne). Le site de Juillac-le-Coq est à inclure dans ce groupe, il est au fond d’une courte vallée sèche perpendiculaire au cours du Né. Le transport par eau est plus économique, permet d’emporter de plus grosses charges, limite les risques de bris pendant le voyage. Strabon décrit d’ailleurs l’importance que les fleuves avaient sous l’Empire. À propos des transports en Gaule, il dit : « les marchandises ayant peine à être voiturées par terre (...) Le plus souvent, on les transporte par les voies d’eau. »
Il y a ensuite un vide, où il n’y a aucun site certain, entre les sites que nous venons de citer, situés sur le cours inférieur et moyen de la Charente, et ceux qui sont plus en amont. Ceux que l’on rencontre ensuite sont moins proches de la Charente. Elle reste pourtant navigable jusqu’au confluent avec la Tardoire. Mais évidemment, elle ne peut pas déjà porter de gros bateaux, et donc il est plus difficile d’évacuer de grosses quantités de marchandises rapidement. Les sites d’amont sont justement de faible importance. Leur production ne devait pas être très importante. Les sites de Ligné et de Puyréaux sont très proches de confluents avec la Charente, ceux du Bief (dont l’écoulement n’est pas pérenne actuellement) et de la Tardoire et, mieux que les sites qui suivent, devaient profiter de la Charente comme voie fluviale.
Ces sites sont cependant toujours situés dans la vallée du fleuve et dans celles de ses affluents. Si des sites se sont implantés près de ces cours d’eau peu importants, il faut plutôt y voir un effet de la recommandation de Varron, qui conseille de s’établir « à proximité d’une eau qui coule sans tarir ». La précaution s’impose presque d’elle-même, et Varron reprend certainement une pratique établie. La vallée facilite aussi les communications avec le cours de la Charente. Les sites concernés sont ceux de Saint-Fraigne (vallée de l’Aune) et de Suaux-Brassac (sur un coteau dominant la Bonnieure).
Les sites du Haut-Poitou sont eux, tous à proximité d’une voie navigable : le Thouet pour Taizé, la Gartempe pour Antigny, la Vienne pour Civaux et Ingrandes. Le site d’Antigny est de plus sur la voie entre Limonum et Lugdunum (Poitiers et Lyon). Ces sites étaient sur la même voie commerciale fréquentée que ceux de la vallée de la Charente, qui remontait le Clain et traversait le seuil du Poitou pour reprendre une voie fluviale. Une ligne d’eau de la Table de Peutinger relie ainsi Limonum à Mediolanum Santonum. Cela ne signifie évidemment pas qu’une voie d’eau continue existait ente les deux villes. Mais la Table de Peutinger indique les itinéraires les plus pratiques. Le voyage par eau étant plus économique et plus confortable, elle précise lorsqu’il est possible d’aller d’une ville à l’autre presque uniquement en bateau. Le court transport par terre n’est pas indiqué.
La tentative de rapprochement d’une rivière navigable est aussi constatable pour le site de Salles-Lavalette, dans la vallée de la Lizonne ou Nizonne.
En revanche, quelques sites sont toalement à l’écart de toute rivière navigable : outre celui d’Échillais, il a ceux de Baignes-Sainte-Radegonde et de Saint-Denis-du-Pin, qui sont aussi à l’écart des autres sites.
#### L’implantation des sites incertains
Les sites à bassins aux caractéristiques proches des bassins à cupule se répartissent de manière analogue. Seize sites sont en Charente Maritime ou en Charente, si l’on compte trois sites à Fouras. Étant décrits succinctement comme semblables par un seul auteur, il n’a pas été utile d’établir plusieurs fiches. Quatre seulement sont établis dans les trois départements du Nord. La civitas Pictonum regroupe à peu près la même proportion (20 % contre 18,5 %) de sites incertains que de sites surs. La civitas Santonum est, pour ces sites aussi, largement prédominante, avec 60 % des sites. Les sites de la cité d’Icolisma sont mieux représentés, avec 20 % des sites. Les bassins sont en très grande majorité dans ce même territoire, à cause du très grand nombre possible de bassins de Fouqueure.
Ces sites incertains sont également nombreux dans les vallées de la Charente et de ses affluents. En amont, les sites de Mons et des Gours sont proches de l’Aume et de la Couture, près du groupe de sites surs de Ligné et de Saint-Fraigne. Les sites de Fouqueure, Vars, Balzac et Nersac se trouvent eux dans la vallée de la Charente. Ils comblent en quelque sorte l’intervalle entre le groupe de sites amont (dont le plus aval est celui de Ligné) et ceux de la Basse-Charente. Plus en aval, les sites incertains de Cierzac, près de Germignac, et de Coulonges, près du confluent du Bramert avec la Charente, sont eux aussi très proches de la Charente. Enfin, les trois sites de Fouras sont établis sur la rive droite de l’estuaire du fleuve.
Trois des sites Pictons sont également à proximité d’une rivière navigable, Granzay, sur la Courance, Niort, sur la Sèvre du même nom, et Scorbé-Clairvaux, près de la Lenvigne. L’avantage de la rivière comme voie de communication y est cependant moins sur. Le dernier site est éloigné d’environ 4 kilomètres de cette petite rivière. Quant aux deux autres rivières qui se dirigent vers le Marais Poitevin, elles sont aujourd’hui assez hautes, parce que leur cours s’est élevé depuis l’assèchement des marécages. Mais jusqu’à quel point était-elle moins navigable qu’aujourd’hui ? En effet, une simple barque peu chargée (quelques amphores) n’a pas un tirant d’eau très important. Les sites proches d’une petite rivière sont parmi les moins importants ; ils ont tous un ou deux bassins seulement. Ils ont pu, de manière marginale, les utiliser pour le transport de leur production, de toute façon limitée. Mais, comme pour les sites surs, il est plus probable que la rivière était utilisée surtout pour la consommation d’eau des humains et des animaux.
Les sites incertains éloignés d’une rivière sont aussi rares que les sites surs. Il y a Aumagne, située entre Matha et Saint-Jean-d’Angély, dans la vallée d’une autre Courance, à l’écoulement qui n’est pas pérenne. Ce site a pu profiter de la proximité de la voie entre Mediolanum Santonum et Limonum (Saintes-Poitiers). Il y a aussi les sites de Bernay, à l’est de Surgères, Fontaine-d’Ozillac, entre Baignes-Sainte-Radegonde et Saint-Martial-de-Mirambeau, et Saint-Félix, près de Bernay.
Cette répartition des sites incertains, près du réseau fluvial, notamment la Charente et ses affluents, à proximité de la mer, et en grande partie dans la civitas Santonum, confirme à la fois les précédentes observations et la validité de la sélection de ces sites incertains.
La plupart des sites se sont donc implantés en recherchant la proximité de voies de communication, fluviale et maritime, terrestre à défaut. En envisageant l’évolution des sites dans le temps, collectivement puis individuellement, nous pouvons préciser cette idée.
### L’évolution des sites
#### L’évolution générale des sites actifs
Bien que 38 sites soient recensés, seulement 24 sont datés, dont deux avec une assez grande incertitude. Comme on peut le voir sur le graphique de la page suivante, le nombre de sites actifs de façon certaine à un moment donné ne dépasse pas la quinzaine. Les observations que nous pouvons faire à chaque fois ne reposent donc que sur un échantillon restreint des sites connus.
Le graphique n’est pas un reflet exact de la réalité pour d’autres raisons encore : les sites datés de façon incertaine sont mélangés avec ceux datés certainement ; les sites dont l’occupation commencent au Iᵉʳ siècle sans précision y figurent tous à partir de 20 après J.-C. sans distinction ; de même pour les arrêts d’occupation ; nous ne savons pas si tous les bassins avaient le même usage, et des sites qui utilisaient leurs bassins peut-être de façons totalement différentes sont rassemblés sous la même étiquette de bassins à cupule. Les bassins de Trains d’Écurat n’ont toutefois pas été pris en compte, car inscrits dans un contexte religieux. Certains bassins sont inclus dans ce graphique, bien que nous ne connaissions que très mal leur volume. C’est le cas pour les bassins de Talmont, qui n’ont été conservés que sur une hauteur de 24 cm. Malgré toutes ces réserves, quelques tendances générales se dégagent, exposées dans cette partie.
La première chose que le graphique met en évidence est la très longue période d’activité des sites dans la région : cinq siècles, soit des débuts de la Gaule romaine jusqu’à la fin du royaume de Syagrius et à l’invasion wisigothique. L’installation la plus ancienne datable avec précision est celle d’Antigny, vers 15 avant J.-C. Le site d’Écurat 2 s’est installé sous Auguste avec certitude. Celui de Rochefort était occupé avant la Conquête, et ses bassins ont été comblés à la fin du Iᵉʳ siècle après J.-C., ce qui place leur construction probablement à la même époque que les deux précédents. Il est une des traces de la romanisation précoce du littoral des Santons. Ceux-ci ont en effet très tôt collaboré avec les Romains, notamment dans leur lutte contre les Vénètes.
Les deux premiers sites ont ceci de commun qu’ils sont placés dans des lieux où les contacts avec les Romains devaient être plus nombreux et qui étaient plus susceptibles d’une romanisation précoce. Le site d’Écurat est proche de Saintes, qui fut choisie comme capitale provinciale par Auguste à l’époque de son installation (le voyage d’Auguste en Gaule date de 27 avant J.-C.). Celui d’Antigny est sur la voie romaine Poitiers-Lyon, sur le point de passage de la vallée de la Gartempe, le Gué-de-Sciaux. Les nombreuses constructions artisanales et cultuelles témoignent de sa fréquentation. Même le site de Rochefort n’échappe pas à cette logique, car s’il est en bord de mer, il est aussi à l’embouchure de la Charente. Les relations avec Saintes s’en trouvaient facilitées. Ces trois sites plus anciens sont ainsi des marqueurs des premiers progrès de la romanisation de la région.
Les installations de sites dans la première moitié du Iᵉʳ siècle sont au nombre de cinq, et de huit si on y ajoute ceux d’Échillais, mal daté de cette période, de Ligné, qui a pu avoir une activité dès le deuxième quart du Iᵉʳ siècle, et des Trains d’Écurat, douteux quant à son activité artisanale. Un seul site est abandonné, celui d’Antigny. En 50 après J.-C., on peut considérer que huit sites au moins étaient actifs, ce qui représente un bond considérable. Cette progression se poursuit dans la seconde moitié du siècle, avec neuf installations, dont une seule datée de façon incertaine (Germignac). Trois sites étant abandonnés, ou datés de façon insuffisante, le nombre de sites sûrement en activité autour de 100 s’établit à quinze.
Ce nombre est stable pendant une période longue d’un demi-siècle, qui correspond à l’apogée de l’Empire Romain. Quelques rares sites disparaissent au IIᵉ siècle, mais d’autres les remplacent. Dit d’une autre façon, la grande époque des installations est finie : seulement deux sites sont occupés à partir du début de ce siècle, Ligné et Taizé (le premier des deux a peut-être été occupé dès le siècle précédent) et un seul après 150, l’Houmeau. À cette période, le nombre de sites actifs connaît une deuxième chute, puis redevient stable dans les grandes lignes pendant plus d’un siècle. La crise du IIIᵉ siècle ne semble pas avoir fait disparaître un nombre important de sites.
Ce n’est que lorsque le plus fort de cette crise est passé que le nombre de sites actifs recommence à diminuer, justement quand l’instabilité politique s’apaise, entre 280 et 300. Malgré cette baisse, un site au moins, voire deux installent de nouveaux bassins : Soubise 2 et Civaux. Il n’y a donc pas de relation immédiate entre le nombre de sites actifs et l’évolution politique de l’Empire, jusqu’aux alentours de 350. Ce n’est que lorsque l’Empire se désagrège au IVᵉ siècle que les sites recommencent à disparaître plus rapidement. Ces deux événements sont concomitants, mais au vu de la période précédente, ils ne sont pas forcément liés. Il est plus sur d’évoquer le changement de la société que celui des empereurs.
Une véritable chute du nombre des sites actifs se produit donc à la fin du IVᵉ siècle, et il n’y en a plus que deux au Vᵉ siècle (Port-des-Barques et Soubise 2). L’arrêt de l’activité est difficile à préciser, car les sites ont continué à être occupé à l’époque mérovingienne. Il est toutefois certain que les bassins continuent d’être utilisés au cours de ce siècle, et qu’ils sont abandonnés au suivant.
#### L’évolution générale de la capacité totale des bassins
Les incertitudes qui pèsent sur le graphique des sites actifs pèsent aussi sur la courbe de la capacité totale des bassins, plus une : nous ne pouvons pas savoir si les bassins étaient utilisés à plein ou pas à telle ou telle époque. Les commentaires qu’elle peut susciter ne doivent donc concerner que la longue durée. Croisé avec celui de l’histogramme, son examen est très intéressant sur l’histoire des bassins à cupule.
L’évolution de la capacité totale des bassins entre 20 avant J.-C. et 100 après J.-C. suit celle du nombre de bassins actifs, et augmente très rapidement. La petite pause que l’on observe au milieu du premier siècle est due au rapprochement des dates de référence (de vingt ans en vingt ans), les installations de nouveaux bassins n’étant pas toujours datables avec une telle précision. C’est à cette époque que l’on doit être le plus prudent dans la lecture du graphique, puisque une grande part de cet accroissement est due à un site à datation incertaine, Germignac. Il ne remet cependant pas en cause la tendance générale, puisqu’il ne figure dans le graphique qu’à deux dates de référence, 60 et 80. Il faut aussi tenir compte des sites dont nous ne connaissons pas le volume des bassins ; leur nombre passe de un à deux à cette époque. Le nouveau site est celui de Saint-Martial, dont le bassin, qui n’est peut-être pas unique, est l’un des plus grands : 12 m². Il est donc sur, malgré ces quelques incertitudes quant aux proportions exactes, que les capacités totales des bassins ont très fortement augmenté entre 50 et 100, et de façon moins sensible entre 100 et 140. Ce petit accroissement correspond à la montée en puissance du site de Port-des-Barques, et se fait malgré la diminution du nombre de sites actifs pris en compte. La première moitié du IIᵉ siècle est donc réellement l’apogée de l’activité des bassins à cupule.
La période qui suit est très particulière. Alors que le nombre de sites actifs reste très stable, après une première baisse limitée, la capacité des bassins chute en continu jusqu’au début du IIIᵉ siècle, en diminuant de 40 % dans un premier temps ente 140 et 200, puis de 50 % entre 200 et 260. Pour que leur activité perdure, les sites actifs ont du réduire drastiquement la capacité des bassins. Les propriétaires se sont ainsi adaptés à un changement durable de la conjoncture, sur lequel nous ne pouvons que lancer des conjectures. Une région constituant un débouché particulier s’est-elle fermé progressivement ? Les consommateurs habituels de ce produit s’en sont-ils détournés, ce qui retire également un débouché ? Si les bassins avaient un usage domestique, leur utilité a-t-elle diminué ? Tant que nous ne pourrons pas déterminer avec plus de certitude quel usage les Gallo-Romains faisaient de ces bassins, nous ne pourrons trancher entre ces différentes hypothèses.
Toujours est-il que cette adaptation a du réussir, puisque, malgré la disparition de deux sites à volume connu, le nombre de sites actifs redevient stable après 260 et la capacité totale ne baisse que légèrement dans la deuxième moitié du IIIᵉ siècle. Son évolution est ensuite parallèle à celle du nombre de sites actifs, avec deux diminutions importantes vers 300 et vers 400, et dont l’apparente brutalité est due à la difficulté déjà évoquée de la datation des cessations d’activité des sites.
Nous approchons du moment où nous essaierons de déterminer pour quel usage précis ces bassins étaient construits. Mais avant d’envisager cela, voyons d’abord quels sont les aménagements construits pour l’alimentation de ces bassins.
### L’organisation de la production
#### L’implantation des bassins dans les sites
La connaissance que nous pouvons avoir de celle-ci commence par un vide, puisqu’aucune installation particulière n’a été relevée autour des bassins les plus anciens, puisqu’elles avaient disparu à Écurat 2, les sols ayant disparu ; à Rochefort, les conditions de fouilles n’ont pas permis d’en retrouver ; enfin, à Antigny, il semble qu’aucun aménagement n’ait subsisté jusqu’à nos jours. Simplement, à Antigny, le bassin est en plein air, alors que le bassin d’Écurat 2 était plus vraisemblablement à l’intérieur de la ferme gauloise. Cette dernière information contient deux points intéressants : le bâtiment de la Cigogne à Écurat est une reconstruction d’une ferme gauloise, et c’est un bâtiment rural. Certains des bassins à cupule, bien que faisant appel à des techniques de construction romaines, ont été bâtis par des Gaulois, ou sur commande de Gaulois, les sites les plus anciens étant aussi, nous l’avons vu, les plus susceptibles d’une romanisation précoce. L’occupation du site de Rochefort remonte elle à la Tène finale. Ses bassins ne peuvent être datés si anciennement, le béton les situant à l‘époque romaine de façon certaine. La première conclusion à tirer de ces quelques éléments est que la production des bassins à cupule est soit d’origine romaine, et produite selon des techniques importées en même temps, mais peut aussi être d’origine gauloise. Ses conditions de fabrication se seraient modifiées avec la romanisation.
D’autre part, le site d’Écurat 2, comme celui de Rochefort, présentent une caractéristique commune à la plupart des sites, leur situation à la campagne. Les bassins situés dans une ville ou un vicus sont rares : outre celui d’Antigny, il n’y a guère que ceux de Taizé, Civaux, et celui de la rue Daniel Massiou à Saintes, très proche de la ville antique. Les sites incertains présentent la même particularité : seul celui de Niort est installé dans un milieu urbain.
Les deux bassins d’Écurat et d’Antigny sont aussi disposés selon les deux variantes qui seront utilisées tout au long de la période, à l’intérieur d’un bâtiment ou à découvert. Le bassin de Suaux-Brassac est ainsi construit dans une cour. Le fait est aussi possible pour une partie des bassins de Soubise 1 (soit ceux de l’espace central, soit ceux des espaces latéraux), et celui du Gua 3. Pour ce bassin, le directeur des fouilles ne penche ni dans le sens de la cour, ni dans celui de la grande salle. Les constructions de tout ces sites sont datés du Iᵉʳ siècle. Les sites à bassins couverts sont les plus nombreux à être avérés : Cognac, Puyréaux, Saint-Fraigne, Écurat 2, l’Houmeau (très probablement), La Rochelle, Port-des-Barques, Soubise 2 et Civaux. Enfin, quelques sites ont à la fois construit des bassins couverts de façon certaine, et d’autres en extérieur. Il s’agit des sites de Segonzac, des Trains d’Écurat à Saintes et de Talmont-Saint-Hilaire. Ceux du second site sont toutefois très probablement des bassins cultuels et B2 de Talmont a pu être couvert d’un appentis. Certains sites n’ont qu’une couverture incertaine pour quelques uns de leurs bassins : ainsi pour L et D du Gua 2 sont entre des murs assez solides pour soutenir une couverture, mais A et B, bien qu’entourés des mêmes sols bétonnés, n’ont qu’un mur au sud, ce qui ne permet pas de se prononcer. Les sites à bassins couverts au moins en partie sont majoritaires. La préparation au moins était préférable sous abri, et il paraissait le plus souvent préférable pour la production d’avoir des bassins à l’abri des intempéries.
Parmi tout ces sites, bien peu ont été fouillés entièrement, et nous ne connaissons la pars urbana et la pars rustica que sur deux d’entre eux, les Minimes à La Rochelle, et les deux sites de Soubise. Les deux derniers font l’objet de deux fiches séparées car, bien qu’ils ne constituent qu’une seule villa, la localisation de la production a évoluée, et pris seulement du point de vue des bassins à cupule, ils constituent deux sites différents. Du Iᵉʳ au IIIᵉ siècle, elle reste dans un bâtiment construit à cet usage, Soubise 1 (500 m² environ), avant de passer dans une aile réservée de la pars urbana à Soubise 2 (l’aile concernée ayant une surface de 280 m²). Cette aile devient alors la pars rustica de la villa. L’ancien bâtiment artisanal est alors abandonné, le matériel postérieur au IIIᵉ siècle est très rare sur cet partie du site. Les auteurs utilisant deux noms différents pour ces deux bâtiments, il est préférable de les suivre.
Sur d’autres sites, seul un bâtiment artisanal plus ou moins vaste a été retrouvé. C’est le même schéma pars urbana dans des bâtiments distincts de la pars rustica que l’on retrouve : Cognac (1660 m²), Port-des-Barques (seulement 250 m² fouillés). Les bâtiments artisanaux de La Rochelle ont une superficie de 450 m² environ. Ce sont d’ailleurs ces cinq sites qui sont les plus importants et qui nous apportent le plus de renseignements sur les modes de production des sites à bassins à cupule, en considérant bien sur que tous les bassins avaient la même destination (exceptés ceux de Trains d’Écurat).
#### L’environnement direct des bassins
Tous les espaces reconnus proches des bassins sont clairement aménagés en vue de la manipulation d’une production liquide, et de son acheminement vers les bassins. Malheureusement, ils n’ont que rarement fait l’objet de fouilles et de descriptions, et nous ne disposons que d’un nombre restreint de sites pour établir des comparaisons. L’un des systèmes qui nous est parvenu est celui de l’aire bétonnée et drainée, du type du secteur 15 de Cognac. Elle a une superficie de 70 à 75 m² environ, et alimente B5 (volume maximal : 15,7 m³). Après avoir fonctionné un certain temps, elle a été abandonné au profit de l’aire 7. Les raisons de cet abandon nous échappent en partie, d’autant que ce système fut encore utilisé plusieurs décennies après, sur un autre site, en un ou deux exemplaires, à La Rochelle, qui remplacent un autre dispositif. Les dimensions en sont approximativement identiques, mais l’aire est destinée à alimenter un bassin de seulement 384 litres (il a été déposé au dépôt de fouilles de la Porte Royale à La Rochelle). Il est incontestable que ces aires étaient destinées à alimenter les bassins, puisque les drains de l’aire S13 aux Minimes formaient un réseau en relation directe avec le bassin. Si ceux de Cognac n’allaient pas jusqu’au bassin (B5), ils allaient dans sa direction, et étaient effacés plus qu’absents dans leur dernière section. Cependant, on peut se poser la même question pour le bassin B9 de La Rochelle que pour les cupules en général : n’était-il pas destiné à recueillir un simple résidu indésirable, ou au contraire était-il le réceptacle de la production de la salle ? Il est probable que ce soit la deuxième option qui soit la bonne. L’argument principal est qu’on a mis en valeur l’entrée de la salle, en l’encadrant de deux colonnes. Si ce bassin avait été destiné à recueillir quelque chose voué à être jeté, on n’aurait pas placé si près de ce qui ressemble à une entrée d’honneur un simple collecteur de résidus indésirables.
Le deuxième mode d’alimentation, qui n’est en fait qu’une variante plus simple du système précédent, est l’aire bétonnée étanche et lisse en contact direct ou presque direct avec le bassin. On pourrait douter dans certains cas de son utilisation dans le but de produire une substance plus ou moins liquide si, à Soubise 2, la plus ancienne de ces aires n’était pas dotée de caractères spéciaux. L’enduit étanche qui recouvrait le sol remontait en effet le long des murs sur une hauteur de 10 cm, et d’une telle qualité que les aires A1, B1 et C1 ont d’abord été prises pour des bassins en élévation. De plus, des conduits étaient aménagés de l’une de ces aires (A1) vers les bassins contemporains A2 et A3, traversant le mur de séparation établi entre elle et le bassin. Ils étaient constitués d’imbrices face concave vers le haut et enduites de la même façon que le sol de ces aires. Les imbrices n’ont pas été retrouvées entre les autres aires du site et les autres bassins, mais leurs emplacements étaient toujours présents dans les murs.
Des aires étanches ont de façon probable été retrouvées à Baignes-Sainte-Radegonde ; et de façon certaine au Gua 2, où l’enduit remontait aussi sur le bas des murs, et à Port-des-Barques, où tous les bassins, sauf G, furent dotés de ce genre d’alimentation, sans conduit en imbrex. À Cognac, l’aire 7, qui cohabita avec le secteur 15 avant de le remplacer, a connu la même disposition qu’à Soubise 2. Mais le mur était traversé par deux tuyaux de plomb (fistulæ) conduisant aux bassins B10 et B11, et remplaçant les imbrices.
La dernière variante dans l’alimentation des bassins par ces aires est la construction d’un canal émissaire ou répartiteur. Dans le premier cas, on pouvait installer l’aire à distance du bassin, mais aussi, comme cela est le cas à Cognac, n’en utiliser qu’une pour tous les bassins du site. Le système, coûteux à l’installation, permettait néanmoins d’économiser l’entretien de deux aires. L’aire 7 de Cognac porte la trace d’au moins une reprise du béton, alors que le secteur 15 n’en porte aucune. Ce canal de Cognac avait une profondeur de 40 cm, et s’achevait par une fistulæ de 5,5 cm de diamètre intérieur qui traversait un mur.Ce canal a été dédoublé à hauteur du bassin B1, qu’il a pu alimenter, sans qu’on en retrouve le débouché. Son utilité paraît limitée par le double emploi qu’il ferait alors avec les fistulæ du mur m1. L’Houmeau présentait lui aussi un canal, mais plus simplement disposé, puisque le canal allait directement de l’aire au bassin, sans traverser de murs, sans virages ni fistula. La couche supérieure de ce qui est interprété comme une aire étanche n’est qu’un cailloutis mêlé de mortier, mais il est posé sur un hérisson stabilisateur aussi puissant que ceux des salles S3 et S13 de La Rochelle. Il est probable que la couche d’usure qui a été renouvelée ailleurs n’a pas subsisté jusqu’à nos jours ici. Même si, là aussi, aucun débouché du canal n’a été retrouvé, ni dans les bassins C3, ni dans C4, il est probable qu’il avait la même destination que ceux de Cognac et de Port-des-Barques, entièrement retrouvé entre l’aire XVII et le bassin G.
Le canal peut être émissaire d’une aire vers un bassin, mais aussi répartiteur entre deux bassins. Il est situé alors horizontalement entre deux bassins, et en contrebas de l’aire étanche, inclinée vers le canal. Il permet le remplissage des deux bassins à la fois. Cet agencement n’est expressément décrit qu’à Puyréaux, mais il était probablement présent à Germignac. À Puyréaux, le canal, de section carrée, mesure 5,3 m de long ; à Germignac, il mesure 4,85 m de long et est de section triangulaire. Bien qu’aucune aire étanche n’y soit décrite, elle devait s’y trouver, puisque l’écoulement ne pouvait avoir lieu entre le haut des deux bassins B1 et B3. La fistula au fond de B1 et de B2 autorisait le remplissage de trois bassins en même temps, mais aussi de choisir, selon les cas, entre l’utilisation d’un, deux ou trois bassins (B3, ou B1 et B2, ou B1-B2 et B3) par la simple obturation du canal de surface.
#### Systèmes particuliers
Quelques sites présentent des caractéristiques très rares. Deux bassins de deux sites différents pouvaient être vidangés par un conduit placé dans le bas du bassin. Dans un cas au moins, il ne s’agissait pas d’un simple déversoir, puisque, à Cierzac, le conduit se prolonge sur une certaine distance en direction de la rivière Né. L’existence de ces véritables vidanges de bassin peut remettre en cause l’interprétation qui a été faite des cupules de Suaux-Brassac et de Salles-Lavalette. Elles ne seraient pas destinées à accueillir des vases, mais simplement à vidanger un bassin. De toute façon, il aurait fallu placer un système de bouchage dans la cupule, office qui peut être rempli par un vase. Le sous-sol de Suaux-Brassac reste argileux, et donc peu drainant. Nous restons dans l’ignorance pour les cupules de Salles-Lavalette. Il ne faut pas tenter de généraliser et chercher des systèmes de vidange complète par le bas. Les deux conduits de Brives-sur-Charente et de Cierzac restent, jusqu’à de nouvelles découvertes, isolés.
Une autre découverte est aussi rare, celle des pierres évidées et percées de trous. Elles n’ont été découvertes que sur deux sites, dont un qui n’avait pas de cupule dans son bassin. À Port-des-Barques, les trois pierres étaient chacune dans un bassin différent, sans autre mobilier proche donnant une indication sur leur usage. Il était probable pour le fouilleur que les petites ouvertures étaient destinées à accueillir des tuyaux, de bois, ce qui expliquerait leur disparition, ou de plomb, qui aurait été remployés. Les pierres de Saint-Félix, décrites moins précisément, étaient reliées par des tuyaux de plomb. Il s’agit probablement du même système. Leur utilisation reste inconnue. Les deux séries de trous sont dans le même axe, donc les pierres ne pouvaient pas servir de coude pour une conduite. Aucun système analogue n’est connu. Des tuyauteries de moins de un cm de diamètre intérieur ne sont pas d’un usage très répandu, surtout pour une installation artisanale. Ceux de Cognac ont un diamètre intérieur de 5,5 cm. Les Romains fabriquaient leurs tuyaux de plomb en tordant une feuille de plomb autour d’un objet cylindrique, puis en aplatissant l’une sur l’autre les deux extrémités. Les petits tuyaux exigeaient un travail plus précis, donc plus difficile. Le coût de ces pierres à tuyaux devait être élevé, comme celui de la construction des bassins en général.
Enfin, le site de Civaux présente une salle de travail dont la disposition n’est présente qu’une fois. Voici une brève description : la salle est organisée symétriquement ; deux excavations sont comprises toute deux entre deux aires étanches d’une superficie restreinte. Les deux excavations n’ont reçu un fond étanche que dans le deuxième état. Elles comportaient deux cuvettes, plus vastes que celles des trois bassins voisins. Des encoches aménagées dans les murs permettaient le montage d’une superstructure en bois. Celle-ci aurait supporté une installation à mouvement circulaire, qui serait responsable du creusement des deux cuvettes. Ce système n’était pas étanche, il est donc probable que le liquide était manipulé au dessus de ces fosses. En effet, outre les deux aires, deux creux parallélépipédiques parfaitement enduits et munis de couvre-joints se trouvaient de chaque côté des excavations. Il devait ensuite être porté dans les bassins. La légère transformation intervenue à une époque indéterminée ne remet pas en cause ce fonctionnement.
#### L’histoire des sites
Nous avons vu que de nombreux sites ont connu des évolutions dans leur fonctionnement. Ces modifications sont décrites site par site dans le fichier, mais elles méritent d’être reprises ensemble dans une sous-partie spéciale car leur succession n’est pas toujours logique au premier abord.
Le cas le plus étonnant est celui de l’Houmeau. Le bassin C4, neuf ou presque, a subi d’importantes modifications. Le fait qu’on se rende compte que ce bassin, qui a remplacé les bassins C1 et C2, ne convenait plus à peine construit, pose à lui seul un problème. Les enduits des bassins les plus anciens avaient déjà été repris de nombreuses fois, et bien que leur étanchéité ne semble pas avoir été remise en cause, ils ont été remplacés. Vue la charge d’entretien, les propriétaires devaient y penser depuis longtemps. La construction d’un bassin, qui ne devait pas se décider au hasard, aurait du être dans ce cas-là, sinon encore plus mûrement, du moins plus longuement réfléchie. Ce délai n’a apparemment pas suffi, puisque le bassin C4 a été modifié aussitôt. En résumé, le plus probable est qu’il a été allongé vers le Nord de 2,5 mètres et son mur Nord a été abattu pour permettre cet agrandissement. Puis le nouveau bassin a été réduit par la construction d’un mur au milieu de l’ancien C4, réduisant l’allongement à 1,65 mètre. Le fond de la nouvelle partie étant plus haut, on a aussi surélevé le plus ancien. L’autre moitié de C4 a été abandonnée et comblée. Une autre interprétation des vestiges est que le bassin C4 a d’abord été réduit de moitié, avant d’être agrandi. Le bassin intermédiaire, avec des dimensions L = 1,70 mètre, l = 0,85 mètre et P = 1,35 mètre aurait été difficilement utilisable, en raison de son étroitesse et de sa profondeur. La première version est plus vraisemblable, bien que difficilement compréhensible. Les constructeurs ont du chercher à s’adapter au mieux à leurs approvisionnements en matières premières ou à leurs possibilités d’écoulement de la marchandise. Si l’une de ces deux données a subitement variée, ou si elle a été mal appréciée dans un premier temps, elle peut expliquer ces travaux. Dans le deuxième cas, une incurie expliquerait l’autre, mais l’explication semble un peu trop facile, et surtout trop peu étayée.
Car le cas n’est pas unique, bien qu’exceptionnel. Ainsi, on peut s’interroger sur quelques unes des huit campagnes de construction de Port-des-Barques. Ainsi, pourquoi abandonne-t-on le bassin E lorsque les bassins C et G sont construits ? Selon ce qui a été fait sur le site précédent, un agrandissement aurait économisé la construction d’un des deux nouveaux bassins. Admettons que l’on ne pouvait se passer du bassin E pendant la construction des deux nouveaux bassins, cela semble étonnant d’un si petit volume comparé aux deux autres. Peut-être le fait que la villa ne s’est que progressivement tournée vers cette activité intervient-il dans cette explication, mais comment ? De même, pourquoi construit-on le bassin D, d’un volume de 12,5 m³ dans son deuxième état, soit à peine moins que les deux anciens réunis ? Même si sa construction en deux étapes s’explique par une volonté d’étaler les coûts dans le temps, sa construction ne se justifie que si les bassins C et G étaient hors d’usage, ce que n’a pas remarqué le fouilleur. D’ailleurs, ils ont été construits en même temps, donc devaient être dans un état d’usure sensiblement voisin, et le remplacement de l’un prioritairement à l’autre ne s’explique pas dans ces conditions. Lorsque le bassin H, deux cent ans plus tard, est devenu trop grand malgré une première réduction de moitié, il semble illogique, et coûteux, si le marché devient plus étroit (on utilise de plus petits volumes) de construire un nouveau bassin, B, dans une nouvelle aile. Il est vrai que la partie utilisée de H aurait été ridicule, par rapport à sa taille ancienne, et qu’en utilisant la même surface sur une profondeur moindre, le dépôt supposé par la construction de cupules aurait pu se mélanger plus facilement au liquide produit lors de la vidange s’il avait été réparti sur une plus grande surface. La notion de ridicule peut sembler déplacée lorsqu’on parle d’une activité économique, mais le bassin H avait certainement une grande importance sentimentale pour les habitants de la villa, puisqu’il était le plus grand, donc correspondait à un âge d’or, et ses caractéristiques, escaliers, double cupule, voûte, des restes d’une période faste qu’on n’a peut-être pas voulu mutiler. Il suffit de se rappeler l’histoire du paquebot Norway : financièrement, l’Etat a fait une bonne affaire en réussissant à vendre une carcasse rouillée. Sentimentalement, ce fut un échec, et beaucoup de Français ne peuvent y penser sans un serrement au cœur. Il entre peut-être une part de nostalgie des Trente Glorieuses dans ce sentiment, et peut-être est ce le même sentiment qui a, en partie, conduit les utilisateurs de H à construire un nouveau bassin. Que l’on se rappelle aussi l’essai d’un nouveau type de couvre-joints, la période de construction du bassin B (autour de 400 après J.-C.), et ce sentiment sera compréhensible. Car, des nombreuses reconstructions précédentes, on peut aussi déduire que les bassins ne servaient guère qu’entre un demi-siècle et un siècle, et que le bassin H comme le D avaient atteint la limite d’âge.
Pour les autres sites, les abandons et les nouvelles constructions peuvent mieux s’expliquer par l’ascension et le déclin des sites, ou par des réorganisations de la production. Les bassins uniques des sites de Saint-Nazaire et d’Ingrandes ont ainsi subi des travaux beaucoup moins importants, puisqu’un simple mur a été ajouté au milieu du bassin. À Ingrandes, en plus de trois siècles d’occupation, c’est la seule modification. Les deux moitiés du bassin continuent d’ailleurs d’être utilisées, comme une batterie de bassins, et sont dotées des mêmes aménagements. L’utilisation conjointe des deux moitiés du bassin du premier site est moins sure, surtout en considérant l’épaisseur du mur de séparation. Celui-ci était capable de résister à la poussée d’un demi bassin plein. Une moitié a du servir seule, l’autre étant en réserve, puisqu’elle n’a pas été comblée.
Enfin, des travaux moins importants sont relevés assez souvent. Outre le renouvellement des enduits (signalé à l’Houmeau et à La Rochelle), certains fonds sont rehaussés. La diminution de profondeur du bassin varie entre 12 (Saint-Martial) et 35 ou 37 cm (La Rochelle, B67 ; Nieul-sur-Mer, B2). D’autres fonds de bassin rehaussés n’ont pas été mesurés : B5 à La Rochelle, le deuxième dallage de B1 à Château-d’Oléron. Ces petites modifications peuvent parfois être interprétées comme de simples opérations d’entretien. Quant le rehaussement dépasse les 30 cm, il s’agit probablement d’une réduction du bassin, peut-être plus économique que la construction d’un nouveau bassin ou la division de l’ancien. Ils correspondent en effet à une diminution d’un tiers ou moins du volume, et la construction d’un mur de séparation aurait été superflue.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,819 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Les_interpr%C3%A9tations_des_bassins_%C3%A0_cupule | Les bassins à cupule/Les interprétations des bassins à cupule | # Les bassins à cupule/Les interprétations des bassins à cupule
## Sommaire
* 1 Les interprétations des bassins à cupule
** 1.1 Premières hypothèses
*** 1.1.1 Citernes
*** 1.1.2 Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** 1.2 Les interprétations viticoles
*** 1.2.1 Le foulage
*** 1.2.2 Les possibilités de vinification
*** 1.2.3 Les possibilités de commercialisation
* 2 Des bassins à salsamenta ?
** 2.1 Les salsamentas et les sauces de poisson
** 2.2 Garum et salaisons au Maroc...
** 2.3 Au Viêt-Nam
** 2.4 Ailleurs dans l’Empire romain
** 2.5 Et dans le Centre-Ouest ?
* 3 Sommaire
## Les interprétations des bassins à cupule
### Premières hypothèses
#### Citernes
Les historiens régionaux du siècle dernier, premiers inventeurs de bassins à cupule, émirent bien sur leurs idées concernant leurs fonctions : pièces d’une maison, balnéaires privé, citernes, chacun avait la sienne propre. Pour les bassins de Tonnay-Charente mis au jour vers 1900, et où l’on a découvert des ossements, la première hypothèse fut celle d’un tombeau. Mais, se rendant probablement compte que ces ossements n’étaient pas humains, l’abbé Brodut ajoute aussitôt qu’il s’agit peut-être aussi d’un silo. À la même époque, Alexis Favraud pensa, pour le site qu’il avait fouillé à Puyréaux, à une exploitation viticole. Plusieurs éléments était présents : aire étanche pour le foulage, canal de distribution, bassins à des niveaux différents permettant d’éventuels soutirages. Mais la proposition ayant aussitôt réfutée par un historien de plan national, Étienne Boeswillwald, elle fut abandonnée. Louis Maurin, toujours à la même époque, s’intéressa aussi au sujet, mais la raréfaction des découvertes entre 1910 et 1960 empêcha la recherche historique de se poursuivre. Si bien que, lorsque M. Lotte, en 1960, découvre de nouveaux bassins à cupule à Touzac, il les décrit comme des des citernes. Cette interprétation n’est pas aujourd’hui complètement abandonnée pour certains sites, lorsque aucun matériel ni aucun dispositif particulier n’est retrouvé. C’est le cas pour les bassins de Suaux-Brassac et d’Antigny, et peut-être aussi pour ceux de Segonzac. Un court commentaire a déjà été fait sur le premier (cf supra, pages 21-22). Le site de Touzac a été décrit très succinctement par son inventeur. Nous savons seulement qu’il était recouvert d’une dalle de béton, mais nous ne connaissons pas la nature de cette dalle. Nous pouvons l’interpréter de deux manières différentes : soit il s’agit d’une dalle constituant un impluvium, et alors nous sommes bien en présence d’une citerne. Ou bien cette dalle de béton est un sol qui a été coulé au-dessus des bassins, après leur abandon (les deux bassins étant comblés lors de leur découverte). Dans ce cas, nous pouvons les rattacher aux autres bassins artisanaux, sans que ce site ne nous apprenne rien de particulier. Nous manquons trop de détails pour aller plus avant dans la discussion à propos de ce site. Notons simplement que, pour ce site, les deux versions du bassin artisanal et de la citerne sont également plausibles.
De notre point de vue contemporain, le site d’Antigny a été parfaitement fouillé. Pour autant, nous n’en savons pas beaucoup plus sur son utilisation comme citerne, puisque tout son environnement et le bassin lui-même ont été détruits dans l’Antiquité. Plusieurs objections peuvent être élevées contre cette interprétation : on pouvait trouver de l’eau facilement, et de plusieurs manières, sans avoir besoin de creuser une citerne, puisqu’il y avait un puits de l’autre côté de la voie romaine, et que la Gartempe était à moins de 50 mètres. Mais le contexte du bassin, le vicus, est particulier : c’est une petite ville. Le propriétaire du puits pouvait s’en réserver l’usage exclusif. La Gartempe devait elle être très troublée par le passage des voyageurs et des charrois empruntant le gué de la voie romaine. Ce sont deux raisons suffisantes pour se construire une grande citerne, afin d’avoir toujours de l’eau claire pour soi. Ne restent que deux objections : si justement ce bassin était destinée à conserver de l’eau claire, comment empêchait-on les impuretés de tomber dedans ? Nous ne pourrons certainement jamais répondre à cette question, puisque le bassin a été démonté à l’époque antique. Et à quoi servait l’escalier dans une citerne ? S’il fallait enlever des impuretés qui n’auraient pas du s’y trouver à intervalles réguliers, une simple échelle aurait suffi. Cet argument peut paraître décisif. La fouille du quartier artisanal de la rive droite du vicus apportera peut-être des renseignements complémentaires.
Les bassins de Segonzac peuvent aussi être proposés comme citernes. L’un d’eux se trouve à l’intérieur, l’autre dans la cour, et évoquent la disposition préconisée par Varron, dans le seul livre du De re rusticae qui nous soit parvenu. Le premier est destiné à la consommation humaine, le second à abreuver les animaux. Le bassin situé dans la cour n’est pas en surface, il ne devait donc pas être possible pour le cheptel de la ferme d’y boire directement. Il faut imaginer que l’eau y était puisée au fur et à mesure des besoins. Il est plus adapté en tout cas que le bassin de l’intérieur, qui lui devait être en partie en surface, donc prendre de l’espace. Les niveaux de sol ayant disparu, et le terrain étant en pente, nous ne pouvons en préjuger. Les éventuelles arrivées d’eau et les trop-pleins auraient aussi disparu, s’ils avaient existé. Le bassin intérieur est en tout cas à l’opposé de la partie agricole du site, puisque les fondations mieux conservées des murs m9 et m10, et le mur plus large m6 peuvent faire penser à un grenier d’étage, pour protéger les récoltes des rongeurs. Le bassin éventuellement destiné aux animaux est lui aussi de ce côté.
Il est pour tous ces bassins très difficile de prouver qu’ils étaient ou non des citernes, puisqu’il n’y a pas énormément de matériel particulier lié à ce genre d’installations. Lorsqu’une proposition dans ce sens est possible, elle repose sur bien peu d’éléments, en tenant compte du grand nombre de bassins dont la destination artisanale est certaine ou presque certaine. Dans cette optique, un plus grand nombre d’arguments comme d’applications précises peuvent être proposées.
#### Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
Les bassins du site de Saintes 2, au lieu-dit les Trains d’Écurat, sont en effet installés dans ce qui est interprété comme un temple. Le plan des fondations, difficile à retrouver pour un site très endommagé par les labours, est celui d’un temple de tradition celtique (fanum). On y retrouve une cella centrée avec galerie et pronaos. Un foyer, qui a pu servir aux sacrifices, est dans la cour.
Aucun mobilier cultuel n’a été retrouvé pour confirmer cette hypothèse. Le bâtiment a son seuil orienté au Nord, ce qui est tout à fait exceptionnel pour un temple, même si quelques cas se sont présentés. Une habitation construite sur un coteau orienté au Nord est aussi inhabituelle. Il est aussi inhabituel de rencontrer un foyer en plein air.
Les bassins aussi sont singuliers. Il est rare qu’un temple ait un bassin, encore plus rare qu’il en ait deux. Le cas d’une cupule dans un bassin cultuel est unique. Enfin, le fond de ce bassin est le seul de ce type dans la région, sur 115 bassins, puisqu’il est fait de carreaux de terre cuite. Il est difficile de se prononcer devant tant d’exceptions. Mais le plan caractéristique, et le foyer en plein air indiquent plus sûrement un temple.
### Les interprétations viticoles
C’est le type d’interprétation la plus répandue et une des plus anciennes. Elle se base d’abord sur la présence dans cette région d’un des vignobles contemporains les plus réputés au monde. La vigne était presque présente directement sur certains sites au moment de la fouille, car à Château-d’Oléron comme à Cognac, les bassins ont été découverts à l’emplacement de vignes qui venaient d’être arrachées.
Si cette interprétation est fondée, nous devrions voir correspondre les différents éléments relevés autour et dans les bassins aux différentes étapes de la vinification. La partie qui nous intéresse est essentiellement l’extraction du moût et sa transformation en vin. Les étapes antérieures à la vinification, comme le choix des cépages ou la culture de la vigne, nous intéressent dans les cas où elles fournissent un matériel suffisamment caractéristique pour qu’il ne puisse plus y avoir de doutes sur l’activité d’un site. Les étapes postérieures à l’élaboration du vin, et notamment les consommateurs, sont par contre très importantes, dans la mesure où la vigne est surtout une culture commerciale, qui n’existe pas sans débouchés. Voyons donc comment procédaient les viticulteurs de l’Antiquité pour fabriquer du vin.
#### Le foulage
Une fois le raisin cueilli, il faut, avant d’en extraire le jus, faire éclater la peau du raisin, ce qui facilite son écrasement pendant le foulage. Cette opération est l’une des mieux connues de la vinification, tant par l’iconographie que par les textes. Le raisin est placé soit sur une aire, soit sans une cuve, puis des hommes l’écrasent en marchant dessus. C’est la technique la plus simple et la plus anciennement utilisée.
Des fouloirs formés d’une simple aire ont été retrouvés en Égypte. L’un d’eux a été découvert au Tell el-Dab’a. Il s’agit d’une cuve à foulage d’une taille restreinte : moins d’un m², qui remonte à la XVIIIᵉ dynastie (deuxième tiers du IIᵉ millénaire). Dotée d’une forte pente, elle était peu profonde : 2 à 7 cm seulement et rectangulaire. Un canal de pierre destiné à acheminer le moût vers des réservoirs aujourd’hui disparus se trouvait sur l’un de ses petits côtés, en bas de la pente. Le fouloir était taillé dans une dalle monolithe, ce qui lui assurait une étanchéité parfaite, du moins pour la partie basse. Les pentes dallées latérales au fouloir, mal conservées, posent des problèmes d’interprétation. Servaient-elles aussi à fouler le raisin ? Quoiqu’il en soit, cette aire demeure de dimensions restreintes, probablement destinée à une faible production. L’exemple de Tell el-Dab’a peut être confronté à certaines structures retrouvées près des bassins à cupule.
La forme des fouloirs évolue ensuite vers de véritables cuves en élévation, avec déversoir donnant dans un bassin ou le moût était prélevé au fur et à mesure.
Les aires de Soubise 2 surtout sont comparables, dix-huit siècle plus tard. La technique de construction n’est pas la même. La dalle est remplacée par un enduit recouvrant le sol et le bas des murs qui, une fois pris, forme un monolithe aussi étanche que la dalle, et plus que les espaces dallés autour d’elle. La taille surtout est plus importante. Les aires A1, B1 et C1 ont des superficies approximatives respectives de 30-32 m², 22-23 m² et 19-20 m². En revanche, elles sont bien reliées à des bassins pouvant faire office de réservoirs. Ces aires ne sont pas en pente, comme celle de Tell el-Dab’a. Cette absence de pente, comme sur de nombreuses fouloirs en cuves, est compensée par la plus grande hauteur des rebords étanches et la plus grande superficie de l’aire. Ces dispositions permettent à un plus grand volume de moût de stationner sur l’aire, puisqu’il ne peut pas être évacué rapidement. Cette absence de pente se révèle utile en facilitant le travail des fouleurs.
La plupart des aires étanches, lorsqu’elles ne dépassent pas les 35 m², peuvent être assimilées à des aires de foulage de grande taille. Le problème qui se pose est celui du rapport entre la taille des aires de foulage et le volume des bassins récepteurs. Chaque fouloir de la ferme viticole du Mollard à Donzère fait un peu moins de 20 m². Les deux cuves de réception font environ 8 m³ . Le site a entièrement été conçu à l’avance en fonction de la production viticole. Le volume total des bassins A2 et A3 est d’environ 6,28 m³. Si l’on considère que la hauteur de l’aire A1 de Soubise 2 était très inférieure à celle du fouloir de la ferme de Donzères, le volume du bassin parait un peu trop grand. Mais, s’il s’agit d’un simple bassin de réception que l’on vide au fur et à mesure qu’il se remplit, la taille importe peu, puisque un personnel nombreux peut compenser l’insuffisance d’une cuve, ou inversement, celle-ci, par son grand volume, peut donner plus de temps pour la vider. En la limitant à ce seul site, la comparaison peut sembler satisfaisante. Mais le volume des cuves de fouloir ne dépasse généralement pas les 5 m³. Quelques unes ont même des volumes de 900 litres et moins. La plupart des fouloirs ont des dimensions beaucoup plus restreintes ceux de la ferme de Donzères, qui est exceptionnelle, à la fois par son programme de construction et par ses capacités. Les aires d’alimentation des bassins à cupule dépassent fréquemment les 10 m², et ne sont pas proportionnelles à la taille des bassins.
Il importe aussi, pour cette production rassemblée en un moment unique de l’année, de disposer d’espaces de stockage importants. Au Mollard, ils occupent l’essentiel de la superficie couverte. À Soubise 2, ils ne semblent pas exister, ou sont de petite taille. Il ne faut cependant pas oublier que ce site est en étroite liaison avec Soubise 1, et que si la production a été abandonnée dans ce site, le rare mobilier qu’on y a trouvé postérieur au début du IIIᵉ siècle indique qu’il était fréquenté. Il a pu continuer à servir de hangar.
Le site de Puyréaux est le premier à avoir été identifié comme une installation vinicole. Plusieurs obstacles s’opposent à cette identification : aucun mobilier ni aucun élément pouvant faire songer à une base de pressoir n’a été retrouvé ; l’aire d’alimentation était en trop forte pente pour que des fouleurs puissent y travailler ; les impuretés (peau et chair de raisin) auraient été facilement entraînées dans les bassins, faute de rebord de canal assez haut. La première partie du raisonnement ne peut être contestée. Mais, pour ce qui est de la pente, des peintures égyptiennes montrent que des fouleurs s’accrochaient à des cordes suspendues à une barre transversale fixée sur deux piquets. Cela leur permettait de ne pas glisser, car même sur une pente faible ou nulle, il est difficile de marcher sur des raisins écrasés. Quant aux mélange des impuretés, non seulement les Romains connaissaient le soutirage, mais il n’est pas sur que les rebords qui devaient les empêcher d’aller dans les cuves n’aient pas existé. À Cognac, les bassins avaient presque tous (sauf B6 et peut-être B8) des rebords de 20 cm de hauteur au-dessus du sol, construits comme de petits murets de faible largeur. Ils étaient tous cassés au moment de la fouille, car ils dépassaient du sol, donc étaient plus exposés. La fouille de Puyréaux, qui a plus d’un siècle, n’a pas du être si minutieuse, et de petits blocs de béton cassés n’ont certainement pas intéressé Alexis Favraud.
La plupart des éléments techniques peuvent convenir à une interprétation vinicole de ces bassins. Le site de La Rochelle a une paire de bassins en élévation construits juste au dessus de deux groupes de bassins. La fouille, menée dans l’urgence et après le passage des pelleteuses, n’a pu découvrir de conduits entre ces bassins en élévation et les bassins encavés. Il est possible que les premiers aient servi de fouloir, et les seconds de cuves de décantation. Les cupules, dans toutes ces hypothèses, auraient alors servi à débarrasser le bassin de la lie.
#### Les possibilités de vinification
L’un des obstacles à l’interprétation comme bassins viticoles est l’enduit de chaux qui recouvrait les parois des bassins. Il était aussi présent sur les aires d’alimentation, et les conduits reliant celles-ci aux bassins. Les petites aires étant plates, le moût ne s’écoulait pas rapidement. Il restait donc en contact prolongé avec cet enduit. Si les bassins n’étaient pas de simples cuves de fouloir, mais avaient servi à laisser fermenter le vin, celui-ci aurait été complètement imprégné d’un goût acre de chaux. La taille et l’inclinaison des aires n’est pas accidentelle. Dans le cas d’exploitations viticoles, il faut trouver une explication à ce qui peut nous sembler une énormité.
En fait, le vin à goût de chaux produit dans ces cuves ne se serait pas signalé dans les modes de consommation antiques du vin. Outre l’habitude que Grecs et Romains avaient de couper leur vin d’eau, il en est de plus surprenantes. Ainsi, Caton donne, pour varier ce plaisir, une recette de vin à l’eau de mer. L’île de Cos s’était spécialisée dans cette production. D’autres vins spéciaux étaient fabriqués en Grèce, et étaient appelés passum par les Romains. Enfin, on peut mentionner les vins résinés, encore fabriqués de nos jours en Grèce (retsina). Ce goût caractéristique leur était donné volontairement en enduisant l’intérieur des amphores d’un mastic noir à base de résine. Une épave en avait un chargement entier près de Marseille, et d’autres ont été découvertes dans des tabernae d’Utrecht. Bref, rien ne s’oppose à ce que du vin ait été produit dans des cuves enduites à la chaux. Les bassins excavés ont cet avantage qu’ils sont isothermes, ce qui permet de mieux contrôler la température de fermentation du vin, et d’obtenir au final un meilleur produit.
Une autre manière d’obtenir un meilleur vin pratiquée dans l’Antiquité peut justifier la construction des très grandes aires des sites de Cognac et La Rochelle, si l’on tient à rester dans le cadre d’installations vinicoles. Les Grecs de Chio avaient l’habitude d’étendre le raisin sur des nattes au soleil après les vendanges, afin de concentrer le sucre dans le fruit. Il est plausible que ces vastes aires aient été destinées à cet usage. Les automnes de Charente étant plus pluvieux qu’en Grèce, il était préférable de couvrir ces aires pour éviter au raisin de pourrir. Une toiture basse peut, avec l’ensoleillement exceptionnel des Charentes, entretenir une chaleur suffisante. Les raisins trop murs ayant tendance à éclater, les drains seraient là pour acheminer leur jus vers les bassins.
Toujours pour édulcorer le vin, une autre technique est possible, celle qui consiste à lui ajouter un oxyde de plomb. Cette pratique, autrefois répandue dans le Poitou, masque l’acidité du vin les années trop pluvieuses. Les pierres reliées par des tuyaux de plomb de Port-des-Barques ont pu servir à faire passer le vin pour lui faire prendre ce goût, la petite taille des tuyaux et leur nombre accélérant le processus en augmentant la surface de contact.
De plus, les installations viticoles ne produisaient pas toutes du vin : certaines étaient spécialisées dans la fabrication du vinaigre. Si les bassins n’étaient pas clos, la transformation en vinaigre pouvait se faire facilement, et les parois à la chaux lui donner un goût supplémentaire. En plus de la lie, les cupules auraient aidé à enlever le tartre des bassins. Le vinaigre (acetum) était très apprécié dans l’Antiquité. Outre les usages médicaux et culinaires, il était aussi utilisé coupé d’eau comme boisson rafraîchissante. C’est la posca, que les soldats Romains ont donné à Jésus Christ sur la Croix. Le vinaigre donnait un goût acidulé au mélange, analogue à nos limonades. L’avantage par rapport au vin est qu’il n’enivre pas.
#### Les possibilités de commercialisation
Les sites sont placés de façon à pouvoir exporter facilement leur production (cf supra, partie 2,1). Si les sites avaient des activités viticoles, il peut paraître étonnant que l’on n’ait jamais retrouvé d’amphores contemporaines de l’activité des bassins. De la même façon, seul un site se trouve à proximité de traces d’activité de poterie. C’est celui de Saintes 1, et cette proximité peut aussi bien due au hasard dans une métropole de la taille de Saintes. Il y a bien sur les tonneaux, qui remplacent les amphores avantageusement. Ceux-ci existaient antérieurement au Iᵉʳ siècle avant notre ère. Un tonneau a été retrouvé dans un cuvelage de puits à Lattes (Hérault), qui a été fabriqué à cette époque. Leur usage devait être encore plus fréquent dans la Gaule Chevelue, où les forêts étaient encore plus abondantes qu’en Narbonnaise. La grande aile vide de toute installation de Cognac aurait ainsi pu servir à stocker les tonneaux.
Le débouché régional ne devait pas être important. Le marché de Rome, le premier de l’Empire, était éloigné. Le transport par terre comme par mer aurait pu rendre trop cher un vin de deuxième qualité. Il est plus facile pour la région d’exporter vers le Nord-Ouest de l’Europe que vers le Sud. Les légions pouvaient être de bons clients pour le vin ou la posca. Ainsi, lorsque Pescennius Niger, général romain de la deuxième moitié du IIᵉ siècle, interdit à ses troupes de consommer du vin pendant une campagne, la chose est mentionnée. Il est fort probable qu’en-dehors de ces périodes de campagne où les légionnaires avaient un intérêt personnel à boire peu de vin, leur consommation devait être importante. Son augmentation suivit l’organisation du limes.
À l’époque d’Auguste, la sobriété était une véritable idéologie. Suétone s’en fait l’écho. Mais cette idéologie sévère n’était peut-être pas appliquée à l’intérieur des camps légionnaires, le pouvoir des empereurs s’appuyant d’abord sur l’armée. L’arrivée au pouvoir d’empereurs plus proches certainement des soldats, comme les Flaviens et Trajan, a du contribuer à affaiblir cette idéologie.
Au début du IIᵉ siècle après J.-C., les légions utilisaient, d’après la colonne Trajane, autant les tonneaux que les amphores. On peut discuter sur la portée de cette représentation, les tonneaux pouvant se trouver là surreprésentés. Mais on peut aussi penser que c’est la tradition qui a maintenu la figuration d’amphores. Les armées de tous les temps ont cherché à réduire le volume des impedimenta, et le tonneau, avec son rapport poids du contenant-poids du contenu imbattable à l’époque, n’a pas du être très long à s’imposer dans l’armée. Les Gaulois, nombreux dans les légions, ont aussi pu contribuer à ce développement.
Les consommations individuelles sont difficiles à estimer. André Tchernia donne le chiffre moyen, pour Rome, de 1,2 litres par jour et par habitant mâle adulte. Des contrats de domestiques du siècle dernier stipulent, parmi les avantages en nature, que 6 ou 7 litres de vin seront fourni quotidiennement par l’employeur. Il s’agit évidemment d’un vin ne titrant pas plus de 8 ou 9°, mais cela permet de donner une fourchette de 1,2 à disons 5 litres de vin par légionnaire et par jour, selon les qualités de vin et en tenant compte qu’une partie de ce vin était bu coupé d’eau.
Parmi les légions, celles du Rhin devaient plutôt consommer le vin de la région, ou celui importé par le sillon rhodanien. Les légions de Bretagne, au nombre de trois, étaient un marché aussi accessible depuis la Rhénanie que depuis la Saintonge. Les soldats Romains donnant un modèle de consommation aux Bretons comme les Américains aux Européens du XXᵉ siècle, les débouchés ont pu se développer. C’est en tout cas ce marché qui était le plus accessible aux éventuelles productions des bassins à cupule. Le ralentissement tardif de leur activité serait ainsi du à l’augmentation des effectifs militaires durant le IIIᵉ siècle, et à la création de l’Empire des Gaules, qui aboutit à la formation d’un marché plus fragmenté (avec notamment différentes monnaies).
## Des bassins à salsamenta ?
### Les salsamentas et les sauces de poisson
Les salsamenta sont des salaisons de poisson. Il en existait de différentes qualités. En plus des salaisons étaient également produites des sauces de poisson. La plus connue dans l’Antiquité était le garum sociorum, qui était un véritable produit de luxe. Le liquamen, variété plus commune de garum, est cité dans l’Édit du Maximum de Dioclétien. Il valait 12 ou 16 deniers le setier, selon sa qualité. Le miel de deuxième qualité valait 20 deniers. Il faisait l’objet d’une consommation quotidienne. Il était utilisé par tous et partout, pour saler et relever les plats, mais aussi mêlé au vin, au vinaigre et à l’eau comme désaltérant. Si ce dernier usage est douteux, son utilisation en cuisine est certaine.
On trouve plusieurs recettes de liquamen dans les Géoponiques (20, 46). Cet ouvrage, signé par Constantin Porphyrogénète, est attribué à Cassanius Bassus. Il date du IXᵉ siècle. C’est une source importante, car l’auteur, byzantin, a pu avoir accès à des documents aujourd’hui disparus. Il est même possible que la fabrication de liquamen ait perduré jusqu’à cette époque. Les Turcs du XVIᵉ siècle connaissaient ainsi le gharos.
Selon la première de ces recettes, il faut mélanger du poisson avec du sel dans des proportions de huit setiers de poisson pour un de sel. L’espèce de poisson importe peu. Après une nuit de repos, le mélange est mis en pots ou dans des bassins exposés deux ou trois mois au soleil. Une variante suit le même procédé mais ajoute deux setiers de vin vieux par setier de poisson.
La deuxième recette est plus rapide. Il s’agit de faire chauffer une saumure suffisamment chargée en sel (au point qu’un œuf y surnage). De l’origan est ensuite ajouté, en même temps que le poisson. Le mélange est maintenu à ébullition jusqu’à ce que le poisson se défasse ou un peu plus, puis on laisse reposer. Une fois refroidi, il est filtré plusieurs fois afin d’obtenir un liquide clair.
Comme l’expliquent les auteurs de l’article, le garum n’est pas une pourriture, d’abord grâce à la présence du sel, puissant inhibiteur des micro-organismes, et ensuite par un phénomène particulier d’histolyse des tissus musculaires par les diastases du tube digestif (auto-digestion en quelque sorte).
### Garum et salaisons au Maroc...
La fabrication du garum sociorum, le meilleur des garum, suivait les mêmes procédés. Fabriqué de part et d’autre du détroit de Gibraltar, il se fabriquait à partir de poissons sélectionnés pour leur taille, le thon et le maquereau, quelquefois l’esturgeon. Après avoir vidé ces poissons, ils étaient salés dans de grands bassins. Seule une partie du poisson servait à la confection du garum : le sang, le sérum, les branchies et les viscères, d’où un autre de ses noms, le garum noir ou garum au sang. Le sel entrait pour moitié dans sa composition. Le phénomène d’histolyse devait être plus important pour ce garum, puisque les sucs digestifs se trouvaient concentrés dans un faible volume. Peut-être une partie de sa célébrité venait de cette particularité. Il se commercialisait sous deux formes différentes, liquide et en pâte.
### Au Viêt-Nam
Le même genre de sauce se fabrique aujourd’hui au Viêt-Nam, sous le nom de nuoc-mam. Il se confectionne avec du poisson frais entier. Le poisson est mis dans un bassin sous un cinquième à un tiers de son volume en sel. Les Viêt-Namiens activent le tassement du poisson. Du liquide s’en écoule pendant plusieurs jours. Ce premier jus est en général reversé dans le bassin. La macération dure de trois mois à un an. Une fermentation microbienne relativement analogue à celle du fromage s’ajoute à l’histolyse à cause de cette durée de préparation. Le second jus est de couleur ambrée, limpide et possède une très agréable odeur. C’est le nuoc-nhut, jus de première qualité, qui n’est jamais utilisé seul. Il a une teneur en azote de 25 g par litre, ce qui explique que les garum facilitent la digestion. Le contenu du bassin est ensuite lessivé plusieurs fois, donnant des qualités différentes de nuoc-mam, dont la teneur en azote décroît avec le prix, de 15 à 5 g par litre.
Outre ses qualités digestives, on reconnaissait des qualités rafraîchissantes au garum, et on en mêlait l’eau et le vin. La chose est étonnante pour un produit salé, qu’on imaginerait plutôt assoiffant que désaltérant. C’est peut-être l’effet d’un certain snobisme ne concernant que les variétés les plus chères de garum.
En tout cas, le garum était certainement très apprécié de toutes les couches de la population, surtout pour ses qualités digestives et gustatives. On peut même estimer qu’il était indispensable avec un régime composé essentiellement de féculents peu savoureux par eux-mêmes.
### Ailleurs dans l’Empire romain
Plusieurs autres régions fabriquaient différents garum dans l’Empire romain. Parmi ceux attestés par des textes, celui du détroit de Gibraltar était le plus réputé : le garum sociorum, fabriqué en Andalousie et au Maroc. D’autres garum sont connus par des textes : ceux de Grèce (probablement le plus ancien) sont cités par Pline (HN, XXXI, 94), celui d’Antibes l’est par Martial (XIII, 103), sous le nom de muria. Les principales zones concernées par des découvertes archéologiques sans des confirmations par des textes sont la Tunisie et le Finistère français.
Les installations fabriquant le garum sociorum offrent une disposition assez uniforme. Ils sont systématiquement creusés dans le sol et construits en batterie de bassins de tailles proches. À Tadahart (Maroc), les dix bassins ont des volumes, pour deux d’entre eux, de 9,8 m³ ; deux autres ont un volume de 8,4/8,7 m³, trois de 7,3 m³ et deux de 6,15/6,3 m³. Sur ce site, tous les bassins sont construits autour d’une salle bétonnée servant à préparer les poissons. Tous sont également munis d’une cuvette de petites dimensions, systématiquement centrale. Les enduits se superposent sur plusieurs couches épaisses, quelques bassins avaient en plus une couche de peinture à l’intérieur. Tous les bassins étaient aussi renforcés de couvre-joints concaves.
De grandes salles de stockage se trouvent à proximité, ainsi qu’une chaufferie avec præfurnium, une salle chaude sur hypocauste et une salle tiède. Les autres sites fouillés par Michel Ponsich et Miguel Tarradell présentent la même disposition, avec une variante. Les bassins sont organisés en batterie de douze grands bassins, pour saler le thon, et en une batterie de quatre petits bassins, pour confectionner le garum proprement dit.
Les sites sont tous disposés au plus près des plages, afin de faciliter le déchargement des poissons. Tous les sites andalous et marocains sont sur les routes de migration du thon, et sur des sites où la pêche à la madrague est possible. Les grandes quantités de sel utilisées pour les salaisons du poisson et du garum étaient fournies par des salines situées à proximité immédiate des ateliers. L’activité des douze sites découverts commence au Iᵉʳ siècle av. J.-C., cinq sont encore actifs au IVᵉ siècle ap. J.-C., un seul au Vᵉ siècle ap. J.-C.
L’instrumentum spécifique de ces sites est composé de pesons de terre ou de plomb pour les filets, d’hameçons, de navettes pour réparer les filets, de pots à garum en terre cuite ou en verre.
Les bassins identifiés dans le Finistère sont eux aussi de grande taille, profonds (jusqu’à 3,5 m), et de grand volume (jusqu’à 45 m³ par bassin pour une batterie de six, soit 270 m³ pour le seul site de Douarnenez), organisés en batteries de rangées parallèles, toujours par rangées de deux ou trois. Les parois sont enduites de plusieurs couches de mortier sur une quinzaine de cm d’épaisseur. Des traces de peinture ont aussi été retrouvées. Comme au Maroc, des fours se trouvaient à proximité pour accélérer la maturation des salaisons. L’instrumentum est le même, la disposition des sites est la même, près du rivage et des routes de migration d’un grand poisson, le maquereau, avec un détail supplémentaire, la présence de rivières à proximité. L’eau douce en abondance était nécessaire pour laver la couche superficielle de sable des plages, chargée de sel efflorescent. Les fosses qui servaient à cela ont été retrouvées. Elles sont parementées intérieurement de tuiles et de béton.
Ces sites n’ont que des grands bassins, les cetaria, destinées aux salaisons de poisson. Aucun bassin plus petit réservé au garum n’a été retrouvé. On doit donc en conclure que ces sites ne produisaient que des salaisons, ou bien qu’ils récupéraient le jus des poissons comme le font les Vietnamiens, sans le faire passer dans des bassins spéciaux.
Les bassins tunisiens présentent eux aussi les mêmes caractéristiques générales : sites ayant de nombreuses cuves, enduites soigneusement, en séries parallèles ou perpendiculaires, angles des bassins arrondis. Ces sites sont établis aussi bien en ville qu’en vicus ou en villas maritimes. Leur particularité est d’être souvent bâtis en élévation et appuyés sur des murs épais en grand appareil. Ces sites sont proches de la mer, et des courants migratoires du thon. Quelques bassins, peu profonds, étaient destinés à obtenir un échauffement naturel au soleil. Ces sites sont actifs du milieu du IIIᵉ siècle ap. J.-C. à la fin du VIIᵉ siècle.
### Et dans le Centre-Ouest ?
Au premier abord, ces caractéristiques ne concernent qu’un petit nombre de sites. Un maximum de douze peut être considéré comme littoraux. De ces douze sites, ceux de Nieul-sur-Mer (éloigné des plages), de l’Houmeau (sur une falaise avec un dénivelé de 19 m en 150 m), les trois sites du Gua (proches de marais) ne sont pas idéalement placés. De tous les autres, seuls ceux d’Oléron, de Talmont et de La Rochelle ont des bassins installés en batterie, bien que ceux des deux sites d’Oléron soient de taille irrégulière.
Cependant, quelques détails méritent d’être relevés. L’un des sites du Gua, celui de Fief de Châlons possède, comme ceux de Tunisie, deux bassins peu profonds, dont un pouvait ne pas être couvert. L’ensoleillement des Charentes est très éloigné de celui de Tunisie, cependant il est exceptionnel pour la latitude.
Cet ensoleillement concerne d’ailleurs l’ensemble du Centre-Ouest. Pour revenir au site du Gua, les deux foyers situés au nord du site ont aussi pu servir à accélérer cette maturation, mais de manière artificielle. Les aires bétonnées auraient ainsi pu servir à préparer les poissons et à en recueillir les liquides physiologiques.
Tous les sites de Charente-Maritime avaient un approvisionnement en sel facile et proche. La technique du briquetage du sel a été utilisée avant la Conquête sur 19 sites en Charente-Maritime pendant la protohistoire, dont quatre en Aunis ont continué d’être exploité à l’époque romaine. Même s’ils n’étaient pas à proximité immédiate des sites, le prix du sel fait que son transport ne fait pas augmenter son prix de manière prohibitive. De plus, tous les sites charentais n’ont que de faibles volumes par rapport à ceux des zones auxquels nous les comparons. Le seul site de Douarnenez avait un volume supérieur à celui de tous les bassins actifs vers 120. Leur consommation de sel était forcément beaucoup plus réduite, peut-être aussi parce que les gros poissons que sont le thon et le maquereau passent au large des côtes.
L’éloignement du bord de mer est cependant un obstacle, car il aurait rendu plus difficile le déchargement des bateaux et le transport du poisson vers les bassins. De plus, comme les sites n’avaient qu’une activité réduite par rapport aux autres grandes régions productrices, une réputation moindre et une marché plus petit, les coûts inutiles devaient être pourchassés.
Les sites de Talmont, d’Oléron, du Gua sont ceux qui ont eu une activité de salaison de poisson la plus probable, mais comme pour la viticulture, cette interprétation ne repose que sur des installations en dur, et pas sur un instrumentum particulier.
Une hypothèse séduisante mérite d’être mentionnée. Elle se base sur le fait qu’une inscription de Germanie inférieure mentionne le liquanem de Rhénanie. Sachant que ces salaisons pouvaient être produites à l’intérieur des terres, et que par exemple le site de Cognac avait un hameçon dans son mobilier, avec des écailles et des arêtes (aussi rares que les pépins de raisin), pourquoi ne pas envisager des activités de salaison pour les sites de l’intérieur des terres, avec des poissons d’eau douce.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,820 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Recensement_A | Les bassins à cupule/Recensement A | # Les bassins à cupule/Recensement A
Cette page recense tous les sites archéologiques ayant livré au moins un bassin à cupule.
* Site du gué de Sceaux/Sciaux à Antigny (Vienne) ;
* Site du petit moulin de Gadehors à Baignes-Sainte-Radegonde (Charente) ;
* Site du fief des Sablons à Brives-sur-Charente (Charente-Maritime) ;
* Site de la Croche à Civaux (Vienne) ;
* Site de Puits Jouan au Château-d'Oléron (Charente-Maritime) ;
* Site de la Haute-Sarrazine à Cognac (Charente) ;
* Site des Éronnelles à Échillais (Charente-Maritime) ;
* Site des Barres à Écurat 1 (Charente-Maritime) ;
* Site de la Cigogne à Écurat 2 (Charente-Maritime) ;
* Site de Beaulieu à Germignac (Charente-Maritime) ;
* Site de Bel-Air au Gua 1 (Charente-Maritime) ;
* Site de Fief de Châlons au Gua 2 (Charente-Maritime) ;
* Site de Montsanson au Gua 3 (Charente-Maritime) ;
* Site du Haut de Pampin, rue Jean Bart à L'Houmeau (Charente-Maritime) ;
* Site des Grandes Pièces à Ingrandes-sur-Vienne (Vienne) ;
* Site du Petit Rechérat à Juillac-le-Coq (Charente) ;
* Site de la Touche à Ligné (Charente) ;
* Site des Groies à Nieul-sur-Mer (Charente-Maritime) ;
* Site de Grand-Fief Chagnaud à Port-des-Barques (Charente-Maritime) ;
* Site de la Moussigère à Puyréaux (Charente) ;
* Site des Moûtiers à Rochefort (Charente-Maritime) ;
* Site des Minimes à La Rochelle (Charente-Maritime) ;
* Site du Pouzat à Saint-Denis-du-Pin (Charente-Maritime) ;
* Site de Grands-Champs à Saint-Fraigne (Charente) ;
* Site de la Croix-Matelot à Saint-Georges-d'Oléron (Charente-Maritime) ;
* Site du Chêne à Saint-Martial de Mirambeau (Charente-Maritime) ;
* Site de Mourière à Saint-Nazaire-sur-Charente (Charente-Maritime) ;
* Site de la rue Daniel Massiou à Saintes 1 (Charente-Maritime) ;
* Site des Trains d'Écurat à Saintes 2 (Charente-Maritime) ;
* Site de Nougerède à Salles-Lavalette (Charente) ;
* Site des Terres de Font-Belle à Segonzac (Charente) ;
* Site du Péré Maillard à Soubise 1 (Charente-Maritime) ;
* Site du Renfermis à Soubise 2 (Charente-Maritime) ;
* Site de Chez-Michaud à Suaux-Brassac (Charente) ;
* Site du fief de Boué à Taizé (Deux-Sèvres) ;
* Site du Veillon à Talmont-Saint-Hilaire (Vendée) ;
* Site entre le Clou et Montalet à Tonnay-Charente (Charente-Maritime) ;
* Site du Champ-Jacquet à Touzac (Charente).
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,821 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_gu%C3%A9_de_Sciaux | Les bassins à cupule/Site du gué de Sciaux | # Les bassins à cupule/Site du gué de Sciaux
* Commune : Antigny
* Département : Vienne
* Datation : 15 av. J.-C.-40 ap. J.-C.
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 4,14 m | 2,41 m | 1,80 m | 9,97 m² | 17,959 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 1 | 2 cm | centrée | ellipsoïdale | béton | D=21 cm ; d=13 cm P=2 cm |
### Notes
Le bassin se trouve au milieu d’un vicus établi sur la voie Poitiers-Lyon. Un hangar de bois qui ne le recouvrait pas était bâti à coté de lui. Non loin, et probablement lié au bassin, se trouve un four. Les scories métalliques abondantes laissent penser à une forge.
Les parois du bassin et l’escalier ont été soigneusement démontées en vue d’une récupération des matériaux, puis le bassin a été comblé avec le hangar qui a été abattu au même moment, le tout en très peu de temps (la terre retenue par les murs du bassin ne s’est pas effondrée à l’époque antique, alors que c’est ce qu’il est arrivé lors de la première pluie après sa mise au jour par les fouilleurs). Cet abandon est probablement du à une extension du templum voisin (aire sacrée), à peu près contemporaine, et de la clôture par un mur de ce même templum. La forge cesse son activité elle-aussi à cette époque, et est englobée dans le périmètre voué au culte.
De l’autre coté de la voie romaine et presqu’en vis-à-vis de la forge, un puits avec margelle de céramique presqu’intacte (découverte exceptionnellement rare) a été découvert. La Gartempe est a environ une cinquantaine de mètres du bassin. Si l’on considère que la cupule est formé de deux onglets de cylindre, on obtient, malgré l’imprécision du calcul, un volume de toute façon inférieur à 0,6 litres.
### Mobilier
Aucun mobilier lié à l’activité artisanale, soit du bassin, soit du hangar, soit de la forge, n’a été retrouvé dans le comblement du bassin.
### Bibliographie
* RICHARD, Christian. Gué-de-Sciaux (sic), Antigny-sur-Vienne- Une ville gallo-romaine, fouille d'un sanctuaire. Mémoire de la Société de recherches archéologiques de Chauvigny, 1989, tome IV, p. 63-71.
* RICHARD, Christian. Gué-de-Sciaux 2 (sic)- Fosses et céramiques tibéro-claudiennes. Mémoire de la Société de recherches archéologiques de Chauvigny, 1991, tome VI, p. 21.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,822 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_petit_moulin_de_Gadehors | Les bassins à cupule/Site du petit moulin de Gadehors | # Les bassins à cupule/Site du petit moulin de Gadehors
* Commune : Baignes-Sainte-Radegonde
* Département : Charente
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,5 m | 1,5 m | ? | 2,25 m² | ? |
| B2 | 1,5 m | 1,5 m | ? | 2,25 m² | ? |
| B3 | 1,5 m (probable) | 1,5 m (probable) | ? | 2,25 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | 0 | Centrée | ? | Béton | D=30 cm |
| B2 | ? | 0 | 0 | Centrée | ? | Béton | D=30 cm |
| B3 | ? | 0 | 0 | Centrée | ? | Béton | D=30 cm |
### Notes
Les bassins sont entourés de salles “ pavées “, dont le pavé, selon la terminologie du XIXe siècle, peut en fait être une dalle de béton. À 50 mètres à l’Est, une piscine octogonale a été vue par le découvreur. Les bassins étaient enduits du même béton de tuileau constituant le fond.
### Mobilier
Les cupules sont des trous renfermant chacun un vase conique.
### Bibliographie
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
* VOYÉ, Antonin-GELEZEAU, Clément. Saint-Maigrin, paroisse, commune, seigneurie et maison seigneuriale. Paris : Hachette, 1908.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,823 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_fief_des_Sablons | Les bassins à cupule/Site du fief des Sablons | # Les bassins à cupule/Site du fief des Sablons
* Commune : Brives-sur-Charente
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,1 m | 1,35 m | 0,65 m (conservée) | 2,835 m² | 1,84 m³ |
| B2 | 2,1 m | 1,35 m | 0,65 m (conservée) | 2,835 m² | 1,84 m³ |
| B3 | 2,1 m | 1,35 m | 0,65 m (conservée) | 2,835 m² | 1,84 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 0 | inconnu | Circulaire | Béton | D= 55cm |
| B2 | Convexes | 0 | 0 | inconnu | Circulaire | Béton | D= 55cm |
| B3 | Convexes | 0 | 0 | inconnu | Circulaire | Béton | D= 55cm |
### Notes
À hauteur du fond du premier bassin, il y avait un conduit triangulaire formé de tegulæ, deux posées de biais constituant le fond, et une posée à plat sur les deux autres pour les couvrir. Elles mesuraient 48 cm de long et 35 de large.
Les deux premiers bassins étaient construits en un seul bloc de maçonnerie, et le troisième touchait le premier par un coin. Les parois étaient larges de 26 cm sur les longs côtés, et de 36 sur les petits côtés.
### Bibliographie
* Anonyme. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Saintonge et d'Aunis, 1888, n° 8, p 412-413.
* Anonyme. Recueil de la commission des arts et monuments historiques de la Charente Inférieure, 1888, n°10, p 10.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,824 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Croche | Les bassins à cupule/Site de la Croche | # Les bassins à cupule/Site de la Croche
* Commune : Civaux
* Département : Vienne
* Datation : début IIIᵉ-mi-IVᵉ siècle
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,35 m | 1,35 m | 0,75m | 1,82 m² | 1,366 m³ |
| B1 | 1,35 m | 1,35 m | 0,80 m | 1,82 m² | 1,458 m³ |
| B1 | 1,35 m | 1,35 m | 0,75m | 1,82 m² | 1,366 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 0 | 0 | Centrée | Béton | très faibles |
| B2 | 0 | 0 | 0 | Centrée | Béton | très faibles |
| B3 | 0 | 0 | 0 | Centrée | Béton | très faibles |
### Notes
Les bassins forment une structure unique construite en briques liées au mortier. Elle s’appuie à l’Ouest sur le mur, et à l’Est sur un épais blocage de pierres. Enfin, au sud, un parement de briques et de petit appareil joue le même rôle.
À l‘Ouest, se trouve un espace de production P1 avec deux structures de production parallèles S1 et S2. Le mur Nord de S1 est enduit au béton de tuileau, les autres murs probablement aussi. S1 est divisée en A (1,6 m x 2 m), B (2 m x 1,9 m) et C (2,5 m x 2 m), B étant 1 m en contrebas de A et C, et pourvu d’un muret, ébrasé en déversoir, seulement du côté de C. Le fond de B était alors en sable. Les murs Sud et Nord ont une ouverture de 0,86 m (l) sur 1,10 m (H) et 58 cm (P). Leurs parois sont enduites, et les angles du fond et du sol renforcés de solins de 7 cm de haut et de 13 cm de profondeur. A la base des murs se trouvent des encoches de 35 x 13 x 40 (l x h x p) et ayant reçus des pièces de bois. Enfin, deux cuvettes de 0,9 m sur 0,32m, et de quinze cm de profondeur sont aménagées dans le fond de B. Puis deux murs sont établis entre A (qui est réduit à 1,15 m) et B, et entre B et C (réduit lui à 1,6 m). Un mur est plaqué contre le mur Nord de B, qui mesure 2,6 m sur 1,7 m. A et B sont dotés d’une amorce de sol.
En S2, A’, B’ et C’ sont identiques à A, B et C, mais B’ n’a que 80 cm de profondeur, et C’ possède une cuvette.
Le bâtiment est doté d’une cave au Nord, au sol bétonné, et au soupirail en glacis.
### Mobilier
Du bois charbonné a été retrouvé dans les encoches latérales à B et B’.
Les quatorzes monnaies sont datées de 244 à 270, dont deux permettent de situer le comblemet de la cave vers 270 d.n.è., la destruction du site après 335-360 et l’établissement d’un humus après 337-344.
Deux serpettes (de vigneron ?) ont été retrouvées sur le site.
### Bibliographie
* LEPAGE, Marc. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1982, n°11, p 61-63.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1983, tome 41,2, p. 345.
* SIMON-HIERNARD, Dominique. Rapport de fouilles du site de la Croche, à Civaux, 1981.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,825 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Puits_Jouan | Les bassins à cupule/Site de Puits Jouan | # Les bassins à cupule/Site de Puits Jouan
* Commune : Château-d'Oléron
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2 m | 3 m | > 0,4 m | 6 m² | 2,4 m³ |
| B2 | ? | ? | ? | 5 m² environ | ? |
| B3 | ? | ? | ? | 4 m² environ | ? |
| B4 | 2,35 m | 1,65 m | 0,7 m (conservée) | 3,88 m² | 2,7 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 1 | 0 | 0 | | | |
| B2 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
| B3 | ? | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 40 cm |
| B4 | ? | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 58 cm P = 18 cm |
### Notes
Tous les murs de séparation de ce qui est décrit comme une suite de “ pièces “ sont larges de quarante cm.
Le fond du bassin 1 est posé sur un hérisson fait de moellons posés de chant, liés et recouverts par une mince couche de mortier. Il était doté d’une seule marche. Ceux des bassins 2 et 3 sont faits de tegulæ posées sur un lit de sable de quarante cm et recouvertes de 5 cm de béton. Celui du bassin 1 est fait d’une couche de 20 cm de béton posée sur un double dallage : y-a-t’il eu des rehaussements du fond ? Une des cupules avait été façonnée à l’avance dans du béton puis encastrée dans le fond du bassin. Celle de B4 a un volume compris entre 16,4 litres (tronc de cône) et 47,56 litres (demi-sphère).
Une simple marche de 40 cm se trouvait dans B4.
Enfin, le puits qui donne son nom au lieu-dit est réputé intarissable.
### Mobilier
Le fouilleur a conservé une molette de porphyre “ grosse comme le poing “. Il a aussi dégagé du comblement de nombreux os de boucherie, jamais sciés, d’autres os d’oiseaux et de nombreux coquillages.
### Bibliographie
PINEAU, Emmanuel. Revue de la Saintonge et de l'Aunis, 1893, n°13, p 81-85.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,826 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Haute-Sarrazine | Les bassins à cupule/Site de la Haute-Sarrazine | # Les bassins à cupule/Site de la Haute-Sarrazine
* Commune : Cognac
* Département : Charente
* Datation : fin Iᵉʳ-2ᵉ tiers du IIIᵉ
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Historique du site
* 5 Bibliographie
* 6 Sommaire
### Les bassins
Les bassins sont présentés dans l'ordre restitué de leur exploitation, du plus ancien au plus récent. Les numéros correspondent à leur ordre de découverte.
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B10 | 2,5 m/5,5 m | 1,7 m | 2,05 m conservée | 4,25/9,35 m² | 8,71/19,16 m³ |
| B11 | 2,5 m/5,5 m | 1,7 m | 2,05 m conservée | 4,25/9,35 m² | 8,71/19,16 m³ |
| B3/14 | 3,9 m | 1,8 m | 1,4 m conservée | 7,02 m² | 9,83 m³ |
| B4 | 2,1 m | 1,4 m | 1,4 m conservée | 2,94 m² | 4,11 m³ |
| B5 | 4,4 m | 2,1 m | 1,5 m conservée | 9,24 m² | 13,86 m³ |
| B6 | 5,7 m | 4,1 m | 0,3 m conservée | 23,37 m² | 7,011 m³ |
| B1 | 3,9 m | 3 m | 1,35 m conservée | 11,7 m² | 15,79 m³ |
| B8 | 3,45 m | 1,8 m | 1,25 m conservée | 5,58 m² | 6,97 m³ |
| B2 | 2,2 m | 1,2 m | 0,75 m conservée | 2,64 m² | 1,98 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B10 | Convexes | 0 | 1 | Petit coté | Circulaire | Béton | ? |
| B11 | Carrés | 0 | 1 | Centrée | Circulaire | Dalle | ? |
| B3/14 | Solin | 0 | 1 | Décentrée | Circulaire | Béton | ? |
| B4 | Solin | 0 | 1 | Angle | Circulaire | Béton | ? |
| B5 | Convexes | 0 | 1 | Angle | Circulaire | Béton | ? |
| B6 | Convexes | 0 | 1 | Angle | Circulaire | Béton | ? |
| B1 | Convexes | 0 | 1 | Grand côté | Circulaire | Béton | ? |
| B8 | ? | 0 | 1 | | ? | ? | ? |
| B2 | ? | 0 | 1 | Petit côté | Circulaire | Béton | ? |
### Notes
Tous les bassins étaient en réalité plus profonds d’une vingtaine de cm, étant dotés d’un rebord supérieur arrondi. Quelques morceaux de ces rebords ont été retrouvés. Le volume réel des bassins peut donc être estimé à environ :
* B1 : 18,135 m³ ;
* B2 : 2,508 m³ ;
* B3/14 : 11,232 m³ ;
* B4 : 4,704 m³ ;
* B5 : 15,708 m³ ;
* B10 : 9,56/21,037 m³ (B11 idem).
Pour le bassin 8, plus fortement arasé que les autres, et pour le 6, bassin dont les parois étaient en élévation, ces calculs correctifs ne sont pas possibles.
### Mobilier
Le site a livré 101 monnaies, dont 21 sesterces (de Trajan (98-117) à Commode (176- 192)), et 78 antoniniens réguliers et irréguliers, allant de Gallien (253-268) à Tétricus II (275).
La céramique comprend de la sigillée de luxe ou de semi-luxe de la fin du IIIᵉ siècle, ainsi que des imitations régionales.
Parmi les outils en fer, on trouve deux petites serpes et deux serpettes ou guignettes dans le comblement de B5 (après 250, et l’abandon de l’activité).
Parmi les traces d’origine végétale, il y a des pépins de raisin en petite quantité, des graines de céréales non identifiées, de nombreux pollens de céréales et d’herbacées, un pollen de vigne.
### Historique du site
Le bâtiment forme un L, dont les deux ailes ont été bâties à un court intervalle de temps. La plus grande aile, A (80 x 16 m) est orientée NE-SO, et possède un mur de refend qui la divise en deux parties inégales de 9 et 5 m de large. Au NO, une aile secondaire, B (35 x 11 m), a été construite très peu de temps après la première, perpendiculairement à celle-ci. Le secteur 16 est encore postérieur, son sol est en cailloutis calcaire. Le mur m9 sert à soutenir la couverture. Une grande cour C, d'environ 400 m², est cernée d'un mur au SE de A.
Plusieurs phases d'activité se sont succédées, chacune durant deux ou trois génération. Deux paires de bassins (B3/14-B4 et B10-B11) ont d'abord fonctionné ensemble, les deux bassins de chaque paire communiquant entre eux par des tuyaux de plomb (fistulæ) placés au fond des bassins. Le principe des vases communicants permettait d'éviter des poussées néfastes et la construction d'une muraille plus épaisse. Les deux paires de bassins n'étaient reliées par aucun dispositif. La paire B10-B11 était alimentée par l'intermédiaire de tuyaux de plomb traversant m1 et provenant de l'aire 7, située dans l'aile B. B5 semble dater de la même époque, et était alimenté par l'aire bétonnée et drainée 15, d'environ 76 m². B6 est contemporain. Sa cupule comportait des traces de résine.
Lors de la deuxième phase, le mur séparant B10 et B 11 est démonté sur la moitié de sa longueur, et deux murs séparent le nouveau bassin, B1, des moitiés SE de B10 et B11. Le fond de B1 est surhaussé. L'alimentation de B5 est modifié : le canal 9 provenant de l'aire 7 passe à travers m1, au-dessus de B3/14 (qui est comblé avec B4), longe m4 et aboutit à une fistula de 78 cm de long et 55 mm de diamètre intérieur. Une déviation de ce canal alimente peut-être B1 en concurrence avec les deux tuyaux de plomb, ou les remplace. B8 date de la fin de cette période, ses mortiers étant d'une qualité proche de celle de B2. Celui-ci est le dernier à être construit ; il obture le canal alimentant B5, qui est abandonné sans être comblé. B1 a pu fonctionner avec B2 ; cela est plus probable avec B8. L'alimentation de ces deux derniers bassins nous est inconnue.
Après 250, les bassins sont tous comblés, sauf B5. Celui-ci sert alors de dépotoir aux habitants qui n'occupent plus de façon certaine que le secteur 15.
### Bibliographie
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1989, p. 245-246.
* VERNOU, Christian. Rapport de fouilles du site de la Haute-Sarrazine, à Cognac, 1989.
* VERNOU, Christian. La ferme gallo-romaine de la Haute-Sarrazine - Cognac-Crouin. Catalogue d'exposition du Musée de Cognac, du 12 septembre au 12 novembre 1990. Cognac : Musée de Cognac, 1990
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,827 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_%C3%89ronnelles | Les bassins à cupule/Site des Éronnelles | # Les bassins à cupule/Site des Éronnelles
* Commune : Échillais
* Département : Charente-Maritime
* Datation : 1ʳᵉ moitié du Iᵉʳ siècle après J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2 m | 1,6 m | 1 m (conservée) | 3,2 m² | 3,2 m³ |
| B2 | 2 m | 1,6 m | 1 m (conservée) | 3,2 m² | 3,2 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | inconnues |
| B2 | 0 | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | inconnues |
### Notes
L'abbé Barbotin auteur de la découverte signale aux environs deux hypocaustes.
### Mobilier
Le chanoine Barbotin a retrouvé une monnaie de Germanicus dans la grotte marquée 13 sur son croquis, avec “ des tessons de poterie, une pierre ponce avec une marque d’usage, un dé à coudre aux fossettes triangulaires et très prononcées, et des pots à parfums “. Le site étant à l’époque en bordure de carrière, l’ensemble de ce mobilier a pu tomber du fait de l’exploitation de celle-ci.
Sur le site même, il a remarqué de très nombreux pépins de raisins fossilisés.
### Bibliographie
* Abbé BARBOTIN. Échillais et ses seigneurs. Saintes : Librairie Laborde, 1933.
* Abbé BARBOTIN. Échillais à travers les âges. La Rochelle : Éditions Rupella, 1957.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,828 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Barres | Les bassins à cupule/Site des Barres | # Les bassins à cupule/Site des Barres
* Commune : Écurat 1
* Département : Charente-Maritime
* Datation : 40 à 120 après J.-C. environ
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,35 m | 0,9 m | 0,45 m (conservée) | 2,115 m² | 1 m³ |
| B2 | 2,7 m | 0,9 m | 0,45 m (conservée) | 2,43 m² | 1,1 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 30 cm |
| B2 | Convexes | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 30 cm |
### Mobilier
Un élément éventuel d’instrumentum a été découvert : une marguerite en tôle de bronze perforée de trous de quelques mm de diamètre suivant les lignes séparant les pétales.
### Bibliographie
* Anonyme. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1982, n° 12, p. 36.
* BAURAUD, Daniel. Rapport de fouilles du site des Barres à Écurat, 1982.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1989, p. 265.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,829 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Cigogne | Les bassins à cupule/Site de la Cigogne | # Les bassins à cupule/Site de la Cigogne
* Commune : Écurat 2
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Fin du Iᵉʳ siècle av. J.-C.- IVᵉ siècle après J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,7 m | 0,9 m | ? | 1,53 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | ? | ? | Centrée | Circulaire | Béton | D = 40 cm |
### Notes
Le bâtiment est constitué de trois murs parallèles A, B, C, orientés Nord-Sud, A étant le plus oriental, et attenants tous les trois à un mur Est- Ouest B1. A et B sont maçonnés, ainsi que B2 et B3, alors que C est en pierres sèches.
A mesure 33 m de long, B 27,5 m. B2 est à 14,5 m au sud de B1, et B3 à 1,5 m au sud de B2. Le bassin est dans le prolongement sud du mur B.
L’espace à l’Ouest du bâtiment principal était probablement une cour. Les trous de poteaux au Nord-Ouest sont dûs à un hangar ou une grange.
Par sa forme le bâtiment rappelle les fermes gauloises. Il a été détruit ou modifié, puis réoccupé au Bas-Empire.
### Mobilier
La céramique retrouvée est augustéenne principalement, mais aussi du Iᵉʳ siècle et du début du suivant. Un éclat de phialle cotelée bleue Isings 33 et un fond de balsamaire Isings 28 ont aussi été découverts.
Les quatre monnaies retrouvées sont un Constantin de 335, une monnaie du type Urbs Roma de 337-341, une monnaie de Magnence de 351-353 environ, et une monnaie de Constantin II (353-360).
Les petits objets de métal sont représentés par de nombreux clous de fer, des fragments d’épingles d’or et un pendentif en or.
### Bibliographie
* DALANÇON, Alain. Rapport de fouilles du site de la Cigogne à Écurat, 1987.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1989, p. 265.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,830 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Beaulieu | Les bassins à cupule/Site de Beaulieu | # Les bassins à cupule/Site de Beaulieu
* Commune : Germignac
* Département : Charente-Maritime
* Datation : fin du Iᵉʳ siècle
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,7 m | 1,6 m | 1,8 m (conservée) | 2,72 m² | 4,9 m³ |
| B2 | 1,7 m | 2,6 m | 1,8 m (conservée) | 4,42 m² | 7,95 m³ |
| B3 | 3 m | 1,7 m | 1,8 m (conservée) | 5,1 m² | 9,18 m³ |
| B4 | 2,45 m | 1,75 m | 1,8 m (conservée) | 4,29 m² | 7,72 m³ |
| B5 | 2,45 m | 1,75 m | 1,8 m (conservée) | 4,29 m² | 7,72 m³ |
| B6 | 2,45 m | 1,75 m | 1,8 m (conservée) | 4,29 m² | 7,72 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
| B2 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
| B3 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
| B4 | ? | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 1,1 m P = 0,5 m |
| B5 | ? | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 1,1 m P = 0,5 m |
| B6 | ? | 0 | 0 | ? | Circulaire | ? | D = 1,1 m P = 0,5 m |
### Notes
Les deux premiers bassins étaient reliés par une fistula placée en bas du mur de séparation large de trente cm. Le premier était relié au troisième par un conduit de tegulæ de 4,85 m de long et de 0,71 m de large. Le quatrième bassin était à 2,45 m du troisième, dans l’axe du conduit. Les deux derniers étaient plus loin. Les volumes des cupules étaient compris entre 261,8 et 348,5 litres (selon leur forme, non précisée).
### Mobilier
Un vase marqué M(anu) CRESSI permet de dater le site de la fin du premier siècle. CHRESIMUS est un potier de Montans qui travailla sous Domitien. Un peson de céramique quadrangulaire, de 10 cm de haut, avec une tige de fer passée dans un trou fait dans l’extrémité du peson, a aussi été retrouvé.
### Bibliographie
* Anonyme. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Saintonge et d'Aunis, 1892, n° 12, p. 179.
* OSWALD, Félix. Index des estampilles sur sigillées, tome I. Avignon : SITES, 1983.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,831 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Bel-Air | Les bassins à cupule/Site de Bel-Air | # Les bassins à cupule/Site de Bel-Air
* Commune : Le Gua 1
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,8 m | 1,2 m | 0,8 m | 2,16 m² | 1,73 m³ |
| B2 | 1,8 m | 1,2 m | 0,8 m | 2,16 m² | 1,73 m³ |
| B3 | 1,8 m | 1,2 m | 0,8 m | 2,16 m² | 1,73 m³ |
| B4 | 1,8 m | 1,2 m | 0,8 m | 2,16 m² | 1,73 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | ? | Centrée | ? | ? | ? |
| B2 | ? | 0 | ? | Centrée | ? | ? | ? |
| B3 | ? | 0 | ? | Centrée | ? | ? | ? |
| B4 | ? | 0 | ? | Centrée | ? | ? | ? |
### Mobilier
Une monnaie de Titus et une autre à légende Diva Tita Augusta Divi titi filia ont été retrouvées à proximité, ce qui laisserait penser à un site de la deuxième moitié du Iᵉʳ siècle. Comme aucune autre précision n'est apportée par le découvreur, j'ai préféré m'abstenir de le dater.
### Bibliographie
* DANGIBEAUD, Charles. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Saintonge et d'Aunis, 1912, n°32, p. 143-144.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,832 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Fief_de_Ch%C3%A2lons | Les bassins à cupule/Site de Fief de Châlons | # Les bassins à cupule/Site de Fief de Châlons
* Commune : Le Gua 2
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Iᵉʳ-IVᵉ siècle
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| A | 2,8 m | 2,05 m | 0,65 m | 5,74 m² | 3,27 m³ |
| B | 4 m | 0,9 m | 0,35 m | 3,6 m² | 1,26 m³ |
| L | 4,2 m | 2,05 m et 1,35 m | 0,7 m | 7 m² | 4,9 m³ |
| D | 2 m | 1,75 m | 0,45 m | 3,5 m² | 1,575 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| A | Convexes | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 70 cm P = 15 cm |
| B | 0 | 0 | 0 | 0 | | | |
| L | Convexes | 0 | 2 | Angle intérieur du L | Circulaire | Béton | D = 65 cm P = 15 cm |
| D | Convexes | 0 | 0 | 0 | | | |
### Notes
Il y a eu deux phases de construction : la partie Ouest est la plus ancienne, et était cernée de murs assez puissants pour soutenir une charpente. La pièce où se trouvent les bassins L et D avait le sol recouvert d’un enduit de béton blanc et fin, qui remontait sur les murs jusqu’à dix cm de hauteur. La salle a pu toute entière servir d’aire d’alimentation des bassins. Une couche d’argile de 25 cm placée autour et en-dessous de ces bassins renforce les dispositifs habituels d’étanchéité.
À une époque indéterminée, les bassins A et B sont venus s’ajouter aux deux précédents. Comme pour L et D, une aire de béton blanc fin jouxte les bassins et a pu constituer une aire d’alimentation. Le sol du reste de la pièce est constitué d’un béton plus grossier, ce qui renforce l’hypothèse d’un usage particulier des aires de béton blanc.
Dans l’autre pièce située au Nord, se trouvent deux foyers formés de tegulæ posées de chant dans le sol. Leur disposition l’un par-rapport à l’autre et la proximité des bassins fait penser à un usage artisanal.
La cupule du bassin A a un volume compris entre 19,8 et 58 litres. Celui de la cupule du bassin L est compris entre 17,1 et 49,8 litres.
### Mobilier
La céramique retrouvée sur le site est assez variée, elle comprend de la cérami- que commune grise, de la grise à engobe noire, de la grise décorée à la molette, de la sigillée lisse non signée, de la sigillée Drag 37 de Lezoux (IIᵉ siècle), et de la paléochrétienne noire décorée à l’estampille. On a aussi retrouvé du verre.
### Bibliographie
* FERCHAUD, Alain. Rapport de fouilles du site de Fief de Châlons, au Gua, 1976.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1977, tome 35,2, p. 376.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1979, tome 37,2, p. 391-392.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,833 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Montsanson | Les bassins à cupule/Site de Montsanson | # Les bassins à cupule/Site de Montsanson
* Commune : Le Gua 3
* Département : Charente-Maritime
* Datation : fin Iᵉʳ siècle-Début du IIᵉ siècle
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 6 m | 2 m | 0,8 m | 11,14 m² | 8,912 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 0,75 cm |
### Notes
Le bassin était ovale, ce qui est un exemple unique dans la région. Ses parois étaient formées alternativement de rangs de moellons et d’arases de tegulæ.
La fosse B, murée sur ses deux mètres de profondeur, jusqu’au niveau de l’eau et une veine de sable, a pu servir de puits à eau. Le bâtiment a du être couvert de tuiles, des fragments ayant été découverts dans le comblement.
### Mobilier
Il y avait quelques gros tessons de céramique à pâte blanche.
### Bibliographie
* FERCHAUD, Alain. Rapport de fouilles du site de Montsanson, au Gua, 1979.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1979, tome 37,2, p. 391.
* MAURIN, Louis. Archéologie romaine et du Haut-Moyen-Âge, Revue de la Saintonge et de l'Aunis, 1983, n°9.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,834 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Haut_de_Pampin | Les bassins à cupule/Site du Haut de Pampin | # Les bassins à cupule/Site du Haut de Pampin
* Commune : L'Houmeau
* Département : Charente-Maritime
* Datation : milieu du IIᵉ siècle-fin du IIIᵉ siècle
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Historique du site
* 5 Bibliographie
* 6 Sommaire
### Les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| C1 | 3,6/4 m | 1,08 m | 1,3 m | 3,9/4,3 m² | 5,14/5,88 m³ |
| C2 | 3,5/4 m | 1,05m | 1,4 m | 3,6/4,2 m² | 5,05/5,62 m³ |
| C3 | 3,35 m | 1,6/1,7 m | 1,2 m | 5,57 m² | 6,63 m³ |
| C4 | 1,7 m | 1,7 m | 1,35 m | 2,89 m² | 3,90 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| C1 | 0 | ? | ? | ? | | | |
| C2 | 0 | ? | ? | ? | | | |
| C3 | Convexes | 0 | 25 cm | Centrée | Circulaire | Béton | D = 32 cm |
| C4 | Carrés | 0 | Lègère pente | Petit côté | Circulaire | Béton | D = 32 cm |
### Notes
Ce site a été mis au jour lors d'une fouille de sauvetage lors de la construction d'un lotissement. Il se trouve dans l'actuelle rue Jean Bart, et domine le marais du Plomb.
### Mobilier
Le mobilier comprend de la céramique commune, de la sigillée de Lezoux (fin IIᵉ siècle), un fond de flacon de verre du Iᵉʳ siècle, et une fiole du IIIᵉ ou du IVᵉ siècle.
Les objets suivants sont plus liés à la vie artisanale du site : une serpe de fer, l’ébauche d’une aiguille en os, et une lamelle de bronze (dont la destination n'est pas identifiée).
Comme sur la plupart des sites d’habitat, des os et des coquillages ont été jetés en abondance.
Enfin, les restes importants d’un collier en or de la première moitié du IIIᵉ siècle ont été retrouvés non loin du site.
### Historique du site
Le site est à 19 m d'altitude et à 150 du marais du Plomb, colmaté au XVIᵉ siècle. Les bâtiments faisaient au moins 117 m2.
Peu de substructions subsistaient : outre deux murs parallèles orientés Est-Ouest et le mur Nord-Sud qui leur est perpendiculaire, un mur Nord-Sud était situé au nord de la parcelle. Au total, les bassins ne sont pas inscrits dans un espace fermé, et les tuiles, tant imbrices que tegulæ, retrouvées dans le comblement des bassins ne peuvent être attribuées avec certitude à la couverture des bassins. La découverte de clous de charpentier dans le comblement des bassins incite cependant à penser qu'ils étaient couverts.
La construction des deux premiers bassins est de qualité médiocre : les murs ne sont pas d'aplomb, les moellons des parois débordent ou sont en retrait les uns par rapport aux autres. Les mortiers de C2, ainsi que ceux de C1 dans une moindre mesure, se colorent en orange vers le sommet des parois. Cette coloration, due à de nombreuses reprises, indique une longue utilisation.
C4, presque carré, fut construit à leur suite. C'est le bassin le mieux construit, son enduit était très fin. Après une utilisation d'au plus quelques années, il subit une radicale transformation en C3 : son mur Nord est abattu pour l'allonger dans cette direction, mais un mur est construit dans le même temps en travers de C4, réduisant la longueur de C3. Le fond de celui-ci étant plus élevé, on suréleva l'ancien fond, compris entre le mur abattu et le mur Sud de C3. Le fond comprend quatre couches de béton : une de mortier blanc, coulée sur le hérisson de pierres ; une seconde, épaisse d'un cm et du même mortier de tuileaux qui a été utilisé pour la cupule, ne recouvre pas les couvre-joints d'origine et est parfaitement horizontale ; la troisième, parfaitement horizontale elle-aussi, est de couleur blanc-gris avec des inclusions de particules jaunes, et recouvre les couvre-joints primitifs et est épaisse de quatre à cinq cm ; enfin, il existe des traces d'une couche superficielle de mortier rouge. Les enduits verticaux sont roses, grossiers, usés et même très dégradés dans la moitié sud.
C4 et C3 étaient probablement alimentés par un caniveau provenant de l'aire et longeant C3 sur sa paroi ouest. Cette aire était faite de mortier mêlé de cailloutis et posé sur un hérisson puissant.
Le fond du caniveau contenait une terre noirâtre. Le fond de B3, les joints et les angles NE et NO étaient recouverts d'un fin dépôt noir. L'analyse n'a pas permis de découvrir une trace d'acide acétique.
### Bibliographie
* TEXIER, Bruno-LAPORTE, Luc. Rapport de fouilles du site du Haut de Pampin, à L'Houmeau, 1979.
* TEXIER, Bruno-LAPORTE, Luc. Les fouilles du Haut-Empire à L'Houmeau. Revue de la Saintonge et de l'Aunis, 1980, tome VI, p. 13-118.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1983, tome 41,2, p. 372.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,835 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Grandes_Pi%C3%A8ces | Les bassins à cupule/Site des Grandes Pièces | # Les bassins à cupule/Site des Grandes Pièces
* Commune : Ingrandes-sur-Vienne
* Département : Vienne
* Datation : Iᵉʳ siècle-IVᵉ siècle
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,6 m | 2,6 m | 0,75 m | 4,16 m² | 3,12 m³ |
| B2 | 1,6 m | 2,6 m | 0,75 m | 4,16 m² | 3,12 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 1 | 0 | ? | ? | | |
| B2 | 0 | 1 | 0 | ? | ? | | |
### Notes
Le site a été fouillé très rapidement. Le directeur des fouilles pense à un balnéaire privé avec dalle de réception, au vu du præfurnium qui se trouve au sud des bassins, à une distance non précisée et sans qu’une hypocauste soit signalée. Il est possible que le præfurnium ait été destiné à chauffer les bassins.
Les deux bassins n’en formaient qu’un lors de la construction, qui a été coupé ensuite par un mur transversal. La largeur indiquée est celle du bassin unique, les longueur sont les longueurs internes des deux bassins.
### Mobilier
De la céramique s’étendant sur une très vaste période a été retrouvée sur le site.
### Bibliographie
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1979, tome 37,2, p. 400.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,836 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Petit_Rech%C3%A9rat | Les bassins à cupule/Site du Petit Rechérat | # Les bassins à cupule/Site du Petit Rechérat
* Commune : Juillac-le-Coq
* Département : Charente
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,8 m | 1,1 m | 0,8 m | 1,975 m² | 1,58 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | ? | ? | Angle | ? | ? | ? |
### Bibliographie
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,837 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Touche | Les bassins à cupule/Site de la Touche | # Les bassins à cupule/Site de la Touche
* Commune : Ligné
* Département : Charente
* Datation : IIᵉ siècle
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,6 m conservés | 1,6 m | environ 1 m | 2,56 m² | 2,56 m³ |
| B2 | 1,6 m | ? | environ 1 m | ? | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | ? | Décentrée | Circulaire | ? | ? |
| B2 | ? | 0 | ? | Décentrée | Circulaire | ? | ? |
### Notes
La fouille fut opérée illégalement par le propriétaire du terrain, vers 1980. Les renseignements me sont parvenus par l’intermédiaire de M. Christian Vernou. Aucune publication n’est parue sur ce sujet, en-dehors d’un article de La Charente Libre du 15 novembre 1985. M. Gagnère a fait le dessin à main levée qui figure avec les plans. On y voit notamment un foyer de briques (semblable à ceux du Gua 2 ?). Les substructions sont en petit appareil alternativement en hérisson et horizontal.
### Mobilier
Le seul élément certain de datation est un Jupiter au foudre du IIᵉ siècle, retrouvé dans le comblement. On a aussi retrouvé de la céramique à l’éponge remarquable, de la sigillée, de la céramique fine peinte, de la céramique commune, une monnaie (d’Auguste ?), une pendeloque et une fibule de bronze, et une perles de verre à facettes.
### Bibliographie
* Courrier de M. Christian Vernou
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,838 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Groies | Les bassins à cupule/Site des Groies | # Les bassins à cupule/Site des Groies
* Commune : Nieul-sur-Mer
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Iᵉʳ siècle-IVᵉ siècle
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,6 m | 1,54 m | 1,12 m | 4 m² | 4,484 m³ |
| B2 | 3,3 m | 1,54 m | 1,12 m | 5,08 m² | 5,691 m³ |
| B3 | 4,08 m | 3,5 m | 0,65 m | 14,28 m² | 9,282 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes (horizontaux) Solins (verticaux) | 0 | 8 cm | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 60 cm ; P = 15 cm |
| B2 | Convexes | 0 | 3 cm | Angle | Circulaire | Béton | D = 80 cm ; P = 15 cm |
| B3 | Convexes | 0 | 0 | Angle | Ellipsoïdale | Béton | D = 70 cm ; d = 64 cm ; P = 15 cm |
### Notes
La fouille a mis au jour les reste d’un vaste bâtiment (environ 34 x 26 m, soit 890 m²). Deux bassins étaient construits au Nord-Ouest, près d’une structure identifiée comme un préau de travail. Quatre fours étaient plus au sud. Enfin, un troisième bassin, postérieur, était construit au Sud-Est, loin des autres.
Le site se distingue par une construction très soignée : chaque rang de moellons des parois des bassins étaient compris entre deux arases de tegulæ ; les enduits, de tuileaux pour B1 et B2, blanc pour B3, étaient très fins. D’autres particularités distinguent ce site : les couvre-joints de B3 sont faits d’imbrices dressées et enduites, le fond de B1 et de B2 étaient constitués de tegulæ posées sur le hérisson et noyées dans le béton. Cette construction, très soignée, ne fut reprise qu’une seule fois : une dalle de béton, de 37 cm d’épaisseur, fut coulée et séchée, puis descendue au fond de B2.
À noter, le mur entre B1 et B2, large de 83 cm, pouvait faire face à des poussées importantes. Les deux bassins ne s’emplissaient donc pas en même temps.
Les différentes cupules ont leurs volumes respectifs compris entre 14,6 et 42,4 litres (B1) ; 25,8 et 75,4 litres (B2) ; 23,8 et 70 litres (B3). Pour cette dernière, si l’on considère qu’elle est formé de deux onglets de cylindre, son volume est inférieur à 47,8 litres.
### Mobilier
Le site a livré de la céramique allant du Iᵉʳ siècle au IVᵉ siècle, et huit espèces de coquillages différents.
### Bibliographie
* DURAND, Georges. Rapport de fouilles du site des Groies à Nieul-sur-Mer, 1976.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1977, tome 35,2, p. 376-377.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1979, tome 37,2, p. 392-393.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1981, tome 39,2, p. 371-372.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,839 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Grand-Fief_Chagnaud | Les bassins à cupule/Site de Grand-Fief Chagnaud | # Les bassins à cupule/Site de Grand-Fief Chagnaud
* Commune : Port-des-Barques
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Iᵉʳ siècle-Vᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Historique du site
* 5 Bibliographie
* 6 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| E | 2,3 m | 1,07 m | 1,15 m | 2,46 m² | 2,83 m³ |
| C | 2,70 m | 2,10 m | 1,30 m | 5,67 m² | 7,37 m³ |
| G | 2,58 m | 2,06 m | 1,20 m | 5,31 m² | 6,37 m³ |
| D | 1,86 m | 2,38 m | 1,40 m | 4,42 m² | 6,25 m³ |
| H | 5,60 m | 2,65 m | 1,20 m | 14,84 m² | 17,55 m³ |
| B | 2,13 m | 1,58 m | 0,70 m | 3,36 m² | 2,35 m³ |
| F | 2,10 m | 1,54 m | 0,96 m | 3,23 m² | 3,10 m³ |
| A | 1,46 m | 1,40 m | 0,90 m | 2,04 m² | 1,84 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| E | Convexes | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 40 cm |
| C | Convexes | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Dalle | D = 35 cm |
| G | Carrés | 0 | 0 | Angle | Circulaire | Béton | D = 60 cm |
| D | Convexes | 0 | 0 | Centre | Circulaire | Béton | D = 80 cm |
| H | Convexes | 2 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D1 = 75 cm ; D2 = 95 cm |
| B | Concaves | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 40 cm |
| F | Carrés | 0 | 0 | Petit côté | Circulaire | Béton | D = 50 cm |
| A | Carrés | 0 | 0 | Centre | Circulaire | Béton | D = 50 cm |
### Notes
Le bâtiment a été construit au début du Iᵉʳ siècle probablement, mais la construction et l’exploitation des bassins n’ont commencé qu’autour de 100 ap. J.-C., dans l’ordre du tableau. La pars urbana de la villa n’a pas été fouillée.
La cupule du bassin C est une dalle de béton, coulée hors du bassin, façonnée en creux et encastrée dans le fond.
### Mobilier
Dans chacun des trois premiers bassins, les fouilleurs ont retrouvé une pierre creusée, posée le long du mur sud de chaque bassin. Longues d’un mètre, creusées, les pierres étaient percées à chaque extrémité de cinq trous alignés dans la hauteur, espacés de 5 cm et de 1 cm de diamètre.
Des coquillages variés ont été retrouvés dans le puisard (sud-ouest du site). La poterie est très variée, et s’étend de la période augustéenne au Haut Moyen-Age. Les monnaies, nombreuses, vont de Paccoleius Lariscolus (37 ap. J.-C.) à Constantin II (324-325 ap. J.-C.).
### Historique du site
Plusieurs aires étanches correspondant aux différents bassins. L'espace VII était dévolu à l'alimentation du bassin E. L'aire XVII alimentait C et G, qui succédèrent à E, probablement au milieu du IIᵉ siècle. Un conduit menait de l'aire jusqu'au bassin G. Ces deux bassins furent comblés à partir de 200 ap. J.-C. environ. D qui fonctionnait peut-être déjà, fut doublé à cette époque, ce qui entraîne avec le doublement consécutif de l'aire XVII, l'abandon définitif de G. Puis H est construit avec l'aire V et remplace D. Le bassin H, très grand, possédait des contreforts (volume : 216 litres) placés au milieu de ses parois longues, qui soutenaient une voûte (retrouvée mais pas en place) qui couvrait le bassin. Il était également doté de deux emmarchement dans les angles Sud et Ouest. Puis il fut réduit de moitié par un mur établi entre les deux contreforts, et la moitié Ouest fut abandonnée. Une cupule existant dans chaque moitié du bassin, la cupule se trouvant dans la moitié encore utilisée a peut-être été façonnée à ce moment-là.
Au IVᵉ siècle, une suite de pièces furent construites à l'Est, abritant de nouveaux bassins. D'abord B, en couple avec l'aire IV, puis F et A. Les parois de ces deux derniers bassins sont irrégulières. Ils furent comblés dans la deuxième moitié du Vᵉ siècle. LE site fut encore occupé plusieurs siècles au Haut-Moyen Âge.
### Bibliographie
* LANDRAUD, Claude. Rapport de fouilles du site de Grand-Fief-Chagnaud, à Port-des-Barques, 1988.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1989, p. 267-268.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1993, tome 1 et 2, p. 202-203.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,840 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Moussig%C3%A8re | Les bassins à cupule/Site de la Moussigère | # Les bassins à cupule/Site de la Moussigère
* Commune : Puyréaux
* Département : Charente
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Icolisma (Angoulême, valable seulement après le IIIe siècle)
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,1 m | 1,8 m | 0,6 m | 3,78 m² | 2,82 m³ |
| B2 | 1,6 m | 1,2 m | 0,7 m | 1,92 m² | 0,76 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
| B | ? | 0 | 0 | ? | ? | Dalle | ? |
### Notes
Le bâtiment, de 14,5 mètres sur 8, est divisé dans la largeur en deux salles de 63 et 28 m². Dans la plus grande, adossé au mur de séparation, se trouve le premier bassin, dont une extrémité est en forme d’hémicycle. Il est relié au second par un canal à section carrée de dix cm de coté et de 5,3 mètes de long. Le fond du deuxième bassin est en dalles.
Le sol de la salle où se trouvent ces bassins est incliné de chaque coté du canal, des murs gouttereaux en direction de celui-ci, selon une forte pente (non-précisée). Mais Étienne Boeswillwald note qu’elle est trop forte pour que des fouleurs aient pu y travailler.
### Mobilier
L’inventeur n’a signalé aucun mobilier.
### Bibliographie
* BŒSWILLWALD Étienne. in Bulletin Archéologique des Travaux historiques et scientifiques, n°1, p 3-5.
* FAVRAUD, Alexis. Notes sur les communes de l'ancien arrondissement de de Ruffec. Paris : Librairie Bruno Sépulchre, 1987 (rééd.).
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,841 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Mo%C3%BBtiers | Les bassins à cupule/Site des Moûtiers | # Les bassins à cupule/Site des Moûtiers
* Commune : Rochefort
* Département : Charente-Maritime
* Datation : de la 1ʳᵉ moitié du Iᵉʳ siècle av. J.-C.-100 ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | > 1,40 m | > 1 m | 0,67 m conservée | 1,4 m² min. | 0,938 m³ |
| B2 | 1,56 m | 1,49 m | 0,77 m | 2,32 m² | 1,78 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 2 | Angle | ? | ? | ? |
| B2 | Convexes | 0 | ? | Angle | Circulaire | Béton | D = 58 cm ; P = 12 cm |
### Notes
Les deux bassins, construits bout à bout, ont été en partie détruits par les travaux d’une bretelle d’autoroute. B1, au Nord, était aux trois quart détruit. Ne subsistait que l’angle Sud-Ouest. La présence de deux pentes convergentes vers l’angle Nord-Ouest laisse supposer l’existence d’une cupule. Ses parois, construites en couches alternées de tegulæ et de mortier, étaient épaisses de 23 à 27 cm, et recouvertes d’un enduit très usé. Les couvre-joints étaient eux aussi en très mauvais état. Son fond était épais de trente cm.
Le mur de séparation des deux bassins n’était large que de trente-six cm. Les trois autres murs de B2 étaient en pierres plates liées au mortier, et de facture moins soignée. Le mur sud était appuyé contre un mur en blocage, probablement le mur extérieur d’un bâtiment. Il était impossible d’apprécier si les bassins étaient à l’intérieur ou non. La cupule était dans l’angle Nord-Ouest.
D’autres traces de murs ont été retrouvés aux alentours immédiats. Une forge devait se trouver dans ces bâtiments, au vu des scories de fer trouvées dans les bassins.
### Mobilier
Le comblement des bassins a livré un matériel céramique de la fin du Iᵉʳ siècle. Y figurent des tessons de Drag 46, de la CCG et de la CCN (formes S351 et S367, Tène finale ; un grand vase proche de S264 et de plus petits S308 et S271). Le mobilier de verre comprend un rebord de coupe, du verre à vitre bleu et un fond de bouteille non datés. Des os de porcidé, une défense de la même espèce et des coquillages étaient au fond du bassin. Des objets de fer assez nombreux : piochon pour la pêche à huîtres, coins à bois et des clous ont aussi été retrouvés dans les abords immédiats, avec une feuille de bronze de 63 cm sur 24.
La céramique du site comprend de la modelée gauloise de la fin de l’Indépendance, de la savonnée des débuts de l’implantation romaine, un tesson d’am- phore républicaine, et de la sigillée domestique, de formes S31b et S43 (assiettes), S250, du début du Iᵉʳ siècle.
### Bibliographie
* FAVRE, Michel. Roccafortis, 1996, n°17, p. 4-7.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,842 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Minimes | Les bassins à cupule/Site des Minimes | # Les bassins à cupule/Site des Minimes
* Commune : La_Rochelle
* Département : Charente-Maritime
* Datation : 70-360 ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Historique du site
** 4.1 Données générales
** 4.2 Première époque
** 4.3 Deuxième époque
* 5 Bibliographie
* 6 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 6 m | 2,40 m | | 14,40 m² | |
| B3 | 2,60 m | 1,50 m | 1,20 m | 3,90 m² | 4,08 m³ |
| B4 | 2,60 m | 1,50 m | 0,95 m | 3,90 m² | 3,25 m³ |
| B5 | 1,52 m | 2,40 m | | 3,65 m² | |
| B6 | 2 m | 1,35 m | 0,95 m | 2,70 m² | 2,56 m³ |
| B7 | 2,10 m | 1,35 m | 0,95 m | 2,83 m² | 2,69 m³ |
| B8 | 1,70 m | 1,70 m | | 2,89 m² | |
| B9 | 0,80 m | 0,80 m | 0,60 m | 0,64 m² | 0,384 m³ |
| B10 | 3,40 m | 2,20 m | 1 m | 7,48 m² | 7,48 m³ |
| B11 | 1,90 m | 1,45 m | 0,15 m conservée | 2,735 m² | 0,41 m³ |
| B67 | 4,10/5 m | > 1,35 m | 2,25 m | 5,5/6,75 m² | 15,2 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 0 | 0 | | | |
| B3 | Convexes | 1 | 1 | | ? | | |
| B4 | Convexes | 1 | | Décentrée | ? | ? | ? |
| B5 | | 0 | | Décentrée | ? | ? | ? |
| B6 | Convexes (horizontaux) Carrés (verticaux) | 0 | | ? | | | |
| B | Convexes (horizontaux) Carrés (verticaux) | 0 | | ? | | | |
| B8 | Convexes | 0 | | Centre | ? | ? | ? |
| B9 | | 0 | | | | | |
| B10 | | 0 | | | | | |
| B11 | | 0 | | | | | |
| B67 | Carrés | 0 | | ? | Carrée | ? | ? |
### Notes
Il s’agit d’une vaste villa en U, construite sous les Flaviens, et abandonnée après 360 ap. J.-C. Les bâtiments occidentaux forment la pars urbana de la villa. L’ensemble Sud-Ouest, pourvue de deux hypocaustes et d’un balnéaire, est abandonnée au début du IIIᵉ siècle. Les bâtiments à hypocauste du Nord-Ouest sont transformés en balnéaire au même moment, puis en forge au IVᵉ siècle. L’hypocauste H2 n’a aucune trace d’usage. À l’Est, se trouve la pars rustica (voir page suivante).
Les deux murs de pierres non liées, orientés Nord-Sud et parallèles, situés entre les deux ensembles, remontent à une occupation antérieure.
### Mobilier
Le mobilier céramique comporte des tessons de toutes origines, régionale (à l’éponge), d’Argonne, de la sigillée de Lezoux, la Graufesenque et Montans (dont une pièce de la première moitié du Ier siècle), datées de la 2ᵉ moitié du Iᵉʳ siècle au IVᵉ siècle. Les monnaies vont de Domitien à environ 350. Des outils de fer ont aussi été retrouvés, dont ceux produits sur place après 300, avec du verre à vitre, un gobelet de Germanie du Iᵉʳsiècle, et des objets de verre eux aussi produits sur place. Deux fibules d’avant 50 ap. J.-C. ont été retrouvées hors contexte. Des ossements de capridés, équidés, bovins, chiens, porcs, et des coquillages étaient présents un peu partout .
### Historique du site
#### Données générales
Le site est à la base de la pointe des Minimes, et à moins de 500 mer d'un rivage rocheux qui a du peu varier depuis l'Antiquité.
La superficie des bâtiments est d'environ 440 m2.
#### Première époque
La villa comprend deux bâtiments S1 et S2 au sol de terre battue. Au Nord-Est, les salles S5, S6 et S14 devaient préparer l'activité des bassins à cupule, au Sud de S4. Le sol de grandes dalles de S4 était soutenu par un puissant appareil de 30 cm d'épaisseur, constitué de petites pierres tassées liées au mortier, et surmonté d'une couche de petites pierres et tuileau.
B3 et B4, pourvus d'emmarchements, étaient dominés par B5, construit entièrement en élévation. Le fond de B5 a connu un rehaussement, très étroitement lié au fond plus ancien.
Plus au Sud, B6 et B7 ont remplacé un bassin en L, beaucoup plus grand, désigné par B67. Son fond le plus ancien se trouvait à deux mètres vingt-cinq en-dessous du dernier sol antique. Il dépassait au sud de B6 et B7, s'étendait encore plus à l'est et au sud par un retour. Un trou carré pratiqué directement dans la banche a pu lui servir de cupule. À une époque indéterminée, son fond a été rehaussé de trente cm. Les parois de ce bassin étaient creusées de trous en forme d'ogives grossières. Ses couvre-joints carrés ont été conservés quand B6 a été séparé de B7, mais les nouveaux couvre-joints étaient convexes. B11, qui ne figure pas sur le plan, était immédiatement à l'Est de B7. Il était le parallèle de B5 pour la paire B6-B7. Il était séparé de B5 par un muret de trente cm, et son fond le plus récent était quinze cm en dessous de celui de B5.
#### Deuxième époque
Tout ce secteur fut nivelé entre 200 et 250 ap. J.-C. L'ancien système de production fut remplacé par deux salles, S3 et S13, bétonnées et drainées par de petites rigoles. Le solde S3 était constitué d'un mortier épais de huit à quinze cm, coulé sur une couche de tuileau et de pierrailles mélangées, elle-même posée sur un hérisson de grosses pierres enchâssées dans le sol. S13, qui bénéficiait elle-aussi d'un soubassement puissant, était divisée en trois par quatre drains parallèles et équidistants, dont deux collés aux murs extérieurs. Ces drains aboutissaient à un cinquième, perpendiculaire, qui se déversait lui-même dans B9 (384 litres). Aucun bassin n'a été retrouvé dans S3, drainée elle par trois rigoles. La salle à l'Est de S3 était un atelier de verrier ; B8 y fut construit à cette époque. L'activité des bassins fut abandonnée au IVᵉ siècle, pour être remplacée par une activité métallurgique. Cette période constitué une troisième époque qui n'est pas traitée ici.
### Bibliographie
* DURAND, Georges. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1981, n°15, p. 25.
* FLOURET, Jean-DURAND, Georges. Le site gallo-romain des Minimes, bilan de la fouille de sauvetage. Revue de la Saintonge et de l'Aunis, 1984, n°X, p.7 et suivantes.
* FLOURET, Jean. Rapport de fouilles du site des Minimes, à La Rochelle, 1979.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1981, tome 39,2, p. 371-372.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1983, tome 41,2, p. 332-341.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,843 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Pouzat | Les bassins à cupule/Site du Pouzat | # Les bassins à cupule/Site du Pouzat
* Commune : Saint-Denis-du-Pin
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | ? | ? | ? | ? | ? |
| B2 | ? | ? | ? | ? | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | ? | ? | Centrée | ? | ? | ? |
| B2 | ? | ? | ? | Centrée | ? | ? | ? |
### Mobilier
Témoin supplémentaire de l’attrait que les Gallo-Romains éprouvaient pour la chasse, un bois de cerf a été retrouvé dans le comblement du bassin.
### Bibliographie
* DURET. Recueil de la commission des arts et monuments historiques de la Charente Inférieure, 1883-1884, n°VII, p. 91-95.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,844 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Grands-Champs | Les bassins à cupule/Site de Grands-Champs | # Les bassins à cupule/Site de Grands-Champs
* Commune : Saint-Fraigne
* Département : Charente
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,85 m | 1,30 m | 1 m | 2,40 m² | 2,40 m³ |
| B2 | 1,85 m | 0,80 m | 1 m | 1,48 m² | 1,48 m³ |
| B3 | 1,50 m | 1,25 m | ? | 1,87 m² | |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | oui (type inconnu) | 0 | 0 | décentrée | ? | ? | ? |
| B2 | oui (type inconnu) | 0 | 0 | décentrée | ? | ? | ? |
| B3 : pas d'information pour ce bassin ||||||||
### Notes
B3 est à 120 mètres au sud des deux autres bassins.
Les tuiles ramassées sur le site sont très nombreuses. Les deux premiers bassins au moins étaient couverts.
### Mobilier
Il y avait une grande quantité de froment, de pois chiches et de pois calcinés, ainsi que des os d’animaux comestibles.
On a aussi ramassé des fusaïoles de pierre ; des poinçons en os, des fragments d’outils en os tourné ; une clef de fer semblable à une autre trouvée au puits des Bouchauds à la même époque ; et deux anneaux de bronze.
### Bibliographie
* MARTINIÈRE, J. de la. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, 1905, p XXX-XXXI.
* PIVETEAU, Joseph. Inventaire archéologique de la Charente. Mémoire de la Société d'archéologie et d'histoire de la Charente, 1958, p. 67 et suivantes.
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,845 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_Croix-Matelot | Les bassins à cupule/Site de la Croix-Matelot | # Les bassins à cupule/Site de la Croix-Matelot
* Commune : Saint-Georges-d’Oléron
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 3,30 m | 2 m | ? | 6,60 m² | ? |
| B2 | 2,50 m | 2,20 | ? | 5,50 m² | ? |
| B3 | 2,60 m | 1,80 m | 0,35 m (conservée) | 4,68 m² | 1,638 m³ |
| B4 | 3 m | 1 m | ? | 3 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Solins | 0 | 0 | ? | ? | Dalle | ? |
| B2 | Solins | 0 | 0 | 0 | | | |
| B3 | Solins | 0 | 0 | ? | ? | Dalle | D = 50 cm ; P = 16 cm |
| B4 | 0 | 0 | 0 | 0 | | | |
### Notes
Il ne subsistait des quatres bassins que les fonds. Leurs parois ne sont pas parallèles, mais forment des quadrilatères. Ils sont disposés du nord au sud, B1 étant le plus septentrional. Les murs sont épais de 25 à 30 cm, et composés de moellons. Le mur sud de B4 est en tuiles et moellons, le mur oriental en briques et tuiles.
Le béton des couvre-joints de B3 est très fin, alors que celui de B2 est à gros grain. Celui de B4 est à grain moyen. Les bassins 1 et 3 ont des fonds de dalles, B2 est une plate-forme de béton, B4 est en tegulæ noyées dans un béton à grain moyen.
Comme à l’Houmeau et à Cognac, un bassin (B4) avait son fond couvert d’une matière organique noire ressemblant à de la suie.
B3 était légèrement encavé par rapport aux autres bassins. Le volume de sa cupule était compris entre 10,9 et 31,4 litres.
### Mobilier
Une tegula a été retrouvée avec une pointe d’amphore. Quelques coquillages : huîtres, moules, patelles, pétoncles, étaient aussi présents.
### Bibliographie
* EYGUN, François. Notice. Gallia, 1963, tome 21,2, p 441.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,846 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Ch%C3%AAne | Les bassins à cupule/Site du Chêne | # Les bassins à cupule/Site du Chêne
* Commune : Saint-Martial-de-Mirambeau
* Département : Charente-Maritime
* Datation : fin du Iᵉʳ ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 4 m | 3 m | ? | 12 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 2 | Centre | Circulaire | Dalle | D = 40 cm ; P = 20 cm |
### Notes
Les parois étaient en tegulæ et larges de quarante cm. Les dalles du fond, épaisses de trois cm, étaient biseautées et soigneusement appareillées. Elles étaient imprégnées sur toute leur épaisseur d’une substance grise. Le fond antérieur étaient identique, et posé sur 45 cm de béton. Une dalle creuse (cupule) qui appartenait à un autre bassin se trouvait dans le béton entre les deux fonds.
La datation de l’ensemble du site est difficile, les fondations ne subsistaient qu’à peine. Le site a certainement été occupé au-delà ou en deçà de la fin du premier siècle car :
* le bassin n’a pas la même orientation que les murs, et est donc postérieur à l’édification de ceux-ci ;
* le bassin a connu deux diminutions de volume, successives ou simultanées, par un rehaussement de 12 cm du fond, puis par l’établissement en travers du bassin d’un mur, à 64 cm du mur nord, réduisant ainsi sa surface à 10,02 m² (soit une diminution de 16,5 %).
La succession de deux ou trois phases de production décroissantes implique une occupation prolongée au-delà de cette période prospère qu’était la fin du premier siècle. Tous les autres sites connaissent au contraire une augmentation de capacité à cette époque, et les premières réductions ne datent que d’un siècle plus tard.
Le volume de la cupule supérieure est de 16,7 litres.
### Mobilier
Le site a livré quelques éléments de céramique commune de la fin du premier siècle, et des clous de fer de section carrée. Le mobilier organique était constitué d’os et de dents de chevaux et de bovidés.
### Bibliographie
* GAILLARD, Jean- LENGLET, Théophile. Rapport de fouilles du site du Chêne, à Saint-Martial-de-Mirambeau, 1980.
* NICOLINI, Gérard. Notice. Gallia, 1981, tome 39,2, p. 375.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,847 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Mouri%C3%A8re | Les bassins à cupule/Site de Mourière | # Les bassins à cupule/Site de Mourière
* Commune : Saint-Nazaire-sur-Charente
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | ? | ? | ? | 7 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | 0 | Angle | Circulaire | ? | D = 60 cm |
### Notes
Une aire bétonnée, contiguë au bassin, aurait pu servir à son alimentation.
Le bassin a été coupé en deux par un mur épais de 55 cm. L’épaisseur de ce mur lui donne une assez forte résistance pour supporter la pression d’un demi-bassin plein. L’une des deux parties du bassin a donc pu servir séparément sans que l’autre soit comblée. On a ainsi cherché à se réserver la possibilité de réutiliser la deuxième partie du bassin.
### Bibliographie
* MAGEAU. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Saintonge et d'Aunis, 1889, p 15-16.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,848 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_la_rue_Daniel_Massiou | Les bassins à cupule/Site de la rue Daniel Massiou | # Les bassins à cupule/Site de la rue Daniel Massiou
* Commune : Saintes
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,85 m | 1,50 m | 2,45 m | 2,775 m² | 6,7 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 0 | 0 | Centre | Ellipsoïdale | Béton | D = 1,3 m ; d = 1 m |
### Notes
Le site est proche de la villa du cimetière Vivien, et en constituait peut-être une dépendance artisanale. Il est aussi assez proche de la ville antique de Saintes.
Le bassin est en partie creusé dans la roche, et en partie maçonné. Il est alimenté au sud par un caniveau de tegulæ suivi sur une longueur de dix mètres. Il fait un coude 3,5 m avant le bassin. Ses deux derniers mètres sont taillés dans des blocs calcaires.
Plusieurs autres traces d’occupations se trouvaient dans le voisinage immédiat : un puits à eau comblé ; deux fosses-dépotoirs, dont l’une servit à l’extraction de l’argile, et comblées avec du matériel augustéen.
### Mobilier
Une coupe à ombilic (patère) a été retrouvée dans le comblement.
### Bibliographie
* Anonyme. Recherches archéologiques à Saintes et dans la Saintonge, 1979, p. 174.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,849 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Trains_d%27%C3%89curat | Les bassins à cupule/Site des Trains d'Écurat | # Les bassins à cupule/Site des Trains d'Écurat
* Commune : Saintes
* Département : Charente-Maritime
* Datation : 40 à 120 ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,33 m | 1,33 m | 1,40 m | 1,77 m² | 2,48 m³ |
| B2 | 1,61 m | 1,61 m | 1,40 m | 2,59 m² | 3,62 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 0 | 0 | Centre | Circulaire | Terre cuite | D = 50 cm |
| B2 | Convexes | 0 | 0 | 0 | | | |
### Notes
L’état des fondations, fortement arasées par les labours, ne permet pas une restitution sûre du plan. Le petit bassin était inscrit dans un massif de maçonnerie de deux mètres trente de côté, soit des parois de cinquante cm. Le grand bassin avait des parois maçonnées également de cinquante cm d’épaisseur.
Bien qu’orienté au nord, le bâtiment est très probablement un temple de traditon indigène (fanum). Sa situation sur un coteau orienté au Nord rendait une implantation humaine difficile. La pièce centrale, carrée, la galerie l’entourant, l’avancée formant pronaos le désignent plutôt comme un temple. Le foyer en plein air serait la trace de sacrifices. Le bâtiment à l’Est est à interpréter soit comme une entrée dans le templum, soit comme un deuxième temple, constituant ainsi un complexe cultuel. Le petit bassin, auquel n’est rattaché aucun dispositif d’alimentation, était probablement destiné au culte, le second, dans la cour, aux ablutions.
### Mobilier
Le mobilier était très pauvre et permettait seulement de dater le site par quelques tessons de céramique, confirmée par des fibules et des monnaies.
### Bibliographie
* FABIOUX, Monique. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1986, n°15, p. 40-41.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,850 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Nouger%C3%A8de | Les bassins à cupule/Site de Nougerède | # Les bassins à cupule/Site de Nougerède
* Commune : Salles-Lavalette
* Département : Charente
* Datation : 40 à 120 ap. J.-C.
* Civitas : Petrucores
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2 m | 2 m | ? | 4 m² | ? |
| B2 | Supérieure à 2 m | Supérieure à 2 m | ? | 4 m² | ? |
| B3 | Supérieure à 2 m | Supérieure à 2 m | ? | 4 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Solins | 0 | 0 | ? | Circulaire | Béton | ? |
| B2 | Solins | 0 | 0 | ? | Circulaire | Béton | ? |
| B3 | Solins | 0 | 0 | ? | | | ? |
### Notes
Tous les bassins sont carrés. Les cupules sont décrites comme des trous (dans le fond), ayant pu servir à l’épuisement complet de l’eau.
### Bibliographie
* GEORGE. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, 1930-1931, p LXXII.
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,851 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_des_Terres_de_Font-Belle | Les bassins à cupule/Site des Terres de Font-Belle | # Les bassins à cupule/Site des Terres de Font-Belle
* Commune : Segonzac
* Département : Charente
* Datation : Deuxième moitié du Iᵉʳ siècle ap. J.-C.-150
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2 m | 2 m | ? | 4 m² | ? |
| B2 | 2,5 m | 1,5 m | 1,3 m | 3,75 m² | 4,88 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Points d'étanchéité aux angles | 0 | 0 | Angle | Circulaire | | ? |
| B2 | ? | 0 | 0 | 0 | | | |
### Notes
Le bâtiment est une ferme gallo-romaine de plan carré à cour centrale. La cour mesure 16,2 m de coté, soit une superficie de 262,44 m² ; le bâtiment mesure 32 m de coté, soit une surface couverte de plus de 790 m².
Ici, la disposition des bassins rappelle celle que préconise Varron pour les citernes à eau. Le bassin 2 serait l’abreuvoir à animaux, le 1 serait la citerne domestique. Le système de trop-plein n’a pas été retrouvé, mais cela est normal, car les murs sont tous arasés au niveau des fondations et les niveaux de sol ont tous disparu.
### Mobilier
La céramique (commune grise) date de 70 à 120 environ de notre ère.
Des ossements d’animaux et des coquillages ont été retrouvés dans B1.
Des éléments d’architecture luxueuse ont aussi servi au comblement de B1 : fragments de colonnes moulurées, de colonnes lisses, de corniches.
### Bibliographie
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1993, tome 1 et 2, p. 190-191.
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,852 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_P%C3%A9r%C3%A9_Maillard | Les bassins à cupule/Site du Péré Maillard | # Les bassins à cupule/Site du Péré Maillard
* Commune : Soubise
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Iᵉʳ-Vᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Santomnum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,50 m | 1,80 m | 1,37 m | 4,50 m² | 6,16 m³ |
| B2 | 2,40 m | 1,65 m | 1,40 m | 3,96 m² | 5,54 m³ |
| B3 | 3,30 m | 1,90 m | 0,50 m | 6,27 m² | 3,13 m³ |
| B4 | 2,80 m | 1,85 m | 1,50 m | 5,18 m² | 7,77 m³ |
| B5 | 2,20 m | 1,85 m | 0,50 m | 4,07 m² | 2,03 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Convexes | 1 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 70 cm ; P = 7,5 cm |
| B2 | Convexes | 1 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 60 cm ; P = 7,5 cm |
| B3 | Convexes | 1 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 50 cm |
| B4 | Convexes | 1 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 50 cm |
| B5 | Convexes | 0 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 50 cm |
### Notes
Le site, entaillé par l’exploitation de la carrière située au Sud, a été à moitié démoli par les pelleteuses et les relevés ont été faits dans l’urgence. Un seuil dallé se trouvait à l’extrême limite de la zone exploitée. Le bâtiment avait une superficie de 500 m² au minimum.
L’espace central situé entre les deux salles latérales n’est donc pas identifié formellement comme une pièce, et est peut-être une cour. Quatre dalles ayant pu faire partie d’un dallage de cet espace ont aussi été retrouvées. Les bassins, construits en petit appareil, étaient enduits de béton de tuileau. Les trois premiers bassins correspondent probablement à un premier état, les bassins B4 et B5 leur auraient succédé. Il n’y avait aucune communication entre les bassins.
Les volumes des cupules sont de 9,9 à 28,8 litres pour B1 ; et de 7,3 à 21,2 litres pour B2.
### Mobilier
Le mobilier recueilli est très maigre, et permet seulement de dater l’occupation du site du IIIe au Ve siècle, toujours à cause de l’extrème urgence de la fouille.
La mise en rapport avec la ferme du Renfermis permet de dater le début de l'occupation probablement du Iᵉʳ siècle ap. J.-C.
### Bibliographie
* GABET, Camille. Rapport de fouilles du site du Péré Maillard, à Nieul-sur-Mer, 1983.
* GABET, Camille. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1983, n°12, p 25.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia, 1985, tome 43,2, p. 499-501.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,853 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Renfermis | Les bassins à cupule/Site du Renfermis | # Les bassins à cupule/Site du Renfermis
* Commune : Soubise
* Département : Charente-Maritime
* Datation : Iᵉʳ-IVᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Les bassins sont nommés d'après le rapport de fouilles, pour éliminer une source de confusion.
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| A2 | 2,70 m | 1,10 m | 0,85 m | 1,97 m² | 2,52 m³ |
| A3 | 3,40 m | 1,13 m | 0,98 m | 3,84 m² | 3,76 m³ |
| B2 | 3,75 m | 1,02 m | 0,80 m | 3,82 m² | 3,06 m³ |
| B3 | 2,31 m | 1,02 m | 0,80 m | 2,35 m² | 1,88 m³ |
| C2 | 2,66 m | 2,26 m | 1 m | 6,01 m² | 6 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| A2 | 0 | 0 | 0 | Angle | Circulaire | Béton | ? |
| A3 | Convexes | 0 | 0 | Angle | Circulaire | Béton | ? |
| B2 | 0 | 0 | 0 | Petit côté | Circulaire | Béton | ? |
| B3 | Convexes | 0 | 0 | Petit côté | Circulaire | Béton | ? |
| C2 | Convexes | 0 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | ? |
### Notes
Le site est voisin (distant de quelques mètres) de celui du Péré Maillard. La première étape d’occupation du site s’achève à la fin du IIᵉ siècle ou au début du IIIᵉ. Le bâtiment, qui était carré et mesurait vingt m sur douze, situé à l’emplacement des secteurs Est de celui qui nous intéressent, est alors détruit. Un bâtiment en U le remplace, et mesure vingt-huit mètres sur dix-huit. Les structures du secteur des bassins les plus anciens, aire bétonnée A1 et bassins A2 et A3 ne sont peut-être pas antérieures à cette restructuration du IIIᵉ siècle, mais remontent peut-être au Iᵉʳ siècle de notre ère. Les deux bassins étaient construits en tegulæ. Le bassin B2 est ajouté au IVᵉ siècle, avec l’aire correspondante B1. Il connait ensuite une réduction en B3, par l’ajout d’un mur transversal (et est renforcé conjointement par des couvre-joints). Le bassin C2 et son aire C1 les remplacent tous à la fin de ce même siècle.
L’aire A1, profonde comme les autres de dix à quinze cm, est reliée à A2 et A3 par des canalisations constituées d’imbrices enduites de béton de tuileau.
### Mobilier
La plus ancienne monnaie date du règne d’Auguste. Entre celle-ci et le premier antoninien, de Claude II, on ne trouve qu’un Vespasien. Il y a six monnaies de Tétricus, et vingt-six du IVᵉ siècle, dont la plus récente est de Constans, vers 347-348.
### Bibliographie
* BERNARD, Hélène. Rapport de fouilles du site du Renfermis à Soubise, 1984 et 1985.
* BERNARD, Hélène. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1986, n°15, p. 27.
* DUPRAT, Philippe. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1986, n°15, p. 27.
* FABIOUX, Monique. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1986, n°15, p. 40-41.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia Informations, 1989, p. 279-279.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,854 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_de_Chez-Michaud | Les bassins à cupule/Site de Chez-Michaud | # Les bassins à cupule/Site de Chez-Michaud
* Commune : Suaux-Brassac
* Département : Charente
* Datation : Iᵉʳ-IIIᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Icolisma
## Sommaire
* 1 Données sur le bassin
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur le bassin
Dimensions du bassin :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,39 m | 1,04 m | 1,10 m | 1,445 m² | 1,59 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Carrés pour les angles horizontaux uniquement | 0 | 2 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 36 cm ; P = 16 cm |
### Notes
La villa a connu au moins trois phases de construction. Avant l’époque de fonctionnement du bassin, se trouvait à l’emplacement des pièces B-B1 un bâtiment long, dont les sols sont transpercés par le bassin. Celui-ci est construit à un court intervalle de temps de la galerie. Des extensions au sud sont encore construites ensuite.
Le bassin, chose notable, est réalisé en coffrage. Ses rebords sont arrondis au niveau du sol selon un diamètre de 8 cm (cf Cognac). Le béton est en mortier jaune avec inclusion de gros éclats de silex. Le bassin est enduit intérieurement de deux couches de béton de tuileau. La cupule est en fait un trou hémisphérique pratiqué dans le fond du bassin, qui traverse le béton, épais de 7 à 8 cm, et entaille l’argile à silex vierge. Le bassin est construit au milieu d’une cour entourée d’un portique sur les côtés Nord, Ouest et Sud au moins. Le toît n’est à l’aplomb du rebord du bassin que du côté occidental. Sur trois faces, l’enduit du bassin est creusé de rainures irrégulièrement disposées et de profondeurs variables (voir le schéma avec les plans). Du coté occidental, il n’y a qu’une seule rainure.
Un puits se trouvait dans la cour entre B-B1 et K, et une fosse, au fond sableux, régulièrement parementée, en grand appareil dans le fond et en petit appareil ensuite, a été découverte au Sud-Ouest du site.
Le volume de la cupule est de 8,6 (si elle en forme de tronc de cône) à 12,2 litres (demi-sphère de rayon égal à 18 cm).
### Mobilier
Aucune monnaie n’a été retrouvée sur le site. Les éléments de datation sont les multiples tessons de céramique retrouvés notamment dans la pièce K. La céramique locale est très abondante et variée, et à usage domestique, mais on a aussi recensé de la sigillée, provenant de Gaule du Sud et de Gaule centrale. Parmi les formes identifiées, on retrouve des Drag. 15/17, 17, 27, 29 précoce (Tibère), Drag. 36, un Ritt 12 (40-70), Santrot 141 et des amphores, dont une marquée COR...
Parmi les objets métalliques, on trouve des clous longs et un en T, un croisillon de bronze de 5,5 cm, un tube carré de bronze d’une section de 5 mm. Du verre plat figure aussi parmi les trouvailles. Les ossements sont assez abondants, sciés pour récupérer la moelle, en éclats ou encore taillé en charnière pour l’un d’eux. Trois espèces de coquillages marins étaient présents sur le site.
### Bibliographie
* DUGAST, Jacques. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1986, n°15, p. 15-17.
* FERAUDY, Luc de. Bulletin de liaison de la Direction régionale des antiquités historiques du Poitou-Charentes, 1988, n°17, p. 25.
* PAPINOT, Jean-Claude. Notice. Gallia, 1985, tome 43,2, p. 499-501.
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,855 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_fief_de_Bou%C3%A9 | Les bassins à cupule/Site du fief de Boué | # Les bassins à cupule/Site du fief de Boué
* Commune : Taizé
* Département : Deux-Sèvres
* Datation : Iʳᵉ moitié du IIᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 4,20 m | 2 m | 0,58 m conservés | 8,4 m² | 4,87 m³ |
| B2 | 2 m | 1,24 m | 0,58 m conservés | 2,48 m² | 1,44 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | Concaves | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Béton | D = 75 cm ; P = 35 cm |
| B2 | Concaves | 0 | 0 | 0 | | | |
### Notes
Le site est celui de la rive convexe d’une boucle du Thouet, dans laquelle un ou des aménagements monumentaux ont été effectués. Seul un massif de maçonnerie et ses abords ont été fouillés. Des boutiques ou des ateliers artisanaux (marqués H sur le plan) s’y appuyaient. La nature du premier aménagement reste douteuse : ouvrage militaire, (la voie Portus Namnetum-Limonum [Nantes-Poitiers] passant à proximité), forum d’un vicus ou thermes (la présence d’un aqueduc orienté vers le site ayant été reconnue). La datation du massif le fait remonter au premier siècle, les bassins lui sont postérieurs.
Les deux bassins sont construits en élévation, les murs de B1 ayant quatre-vingt cm d’épaisseur, ceux de B2, quarante. Le fond de B1 est en béton jaune, coulé sur un béton plus fin. Celui de B2 est en tegulæ.
Le fond de B2 comme le mur de séparation B1-B2 sont noircis, comme par le feu. Le volume de la cupule est compris entre 80 et 110 litres.
### Mobilier
Le site a livré l’habituel assortiment de pesons et fusaïoles, plus des serrures et un hachereau en fer.
### Bibliographie
* CHAMPÊME, Louis-Marie. Notice du Service régional d'archéologie (SRA) relative aux fouilles du site de Fief de Boué, à Taizé. 1991.
* HIERNARD, Jean-SIMON-HIERNARD, Dominique. Carte archéologique de la Gaule : Département des Deux-Sèvres. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1997.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,856 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Veillon | Les bassins à cupule/Site du Veillon | # Les bassins à cupule/Site du Veillon
* Commune : Talmont-Saint-Hilaire
* Département : Vendée
* Datation : fin du Iᵉʳ au IIIᵉ siècle ap. J.-C.
* Civitas : Pictonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | ? | ? | 0,24 m conservés | 6,2 m² | 1,49 m³ |
| B2 | ? | ? | 0,24 m conservés | 6,3 m² | 1,51 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Dalle | Ds = 50 cm ; Di = 30 cm ; P = 12 cm |
| B2 | ? | 0 | 0 | Décentrée | Circulaire | Dalle | ? |
### Notes
Le site est une villa à galerie de façade Nord, et à cour au Sud entre deux ailes. Elle est sur un promontoire rocheux, à distance égale (500 m) de la mer et d’un petit affluent de Payré. Le balnéaire (ou le bassin identifié comme un balnéaire) possède une cuve octogonale de 0,80 cm de diamètre. Elle a été détruite par un incendie.
Au milieu du siècle dernier, un trésor monétaire de plusieurs milliers de pièces, et de quelques bijoux d’or a été dispersé. Une autre partie a été retrouvée récemment.
Les deux bassins, construits en élévation, sont adossés à un blocage ” très épais “. Le bassin méridional était couvert d’une charpente. Ailleurs, seules les fondations subsistaient.
Les cupules avaient un volume de 15,394 ou de 16,927 litres, selon que l’on considère qu’il s’agit de troncs de cônes ou de segments de sphères à deux bases.
### Mobilier
La céramique était assez abondante : de la sigillée Drag18/31, 24/25, 27 et Drag 43 ; des tessons de céramique à glacure plombifère de Saint-Rémy-en-Rollat, et de la céramique commune.
En-dehors de la céramique, un grand nombre de coquillages (huîtres, patelles, bigorneaux) et quelques os de bovidés ont été retrouvés.
Au XIXᵉ siècle, un trésor de bijoux d’or, de pièces d’or contenus dans un vase en bronze, de 620 deniers allant de Claude aux Sévères dans un autre vase de ronze et de 25000 à 30000 monnaies en vrac a été découvert. Les aurei datent d’Hadrien à Sévère Alexandre ; la monnaie en vrac représente, outre quelques deniers républicains très usés, 46 types de tous les règnes de Claude à Postume (dernier type représenté : la quatorzième émission d’Elmer, de 266). Les fouilles de 1979 ont découvert un trésor de 7246 antoniniens datant de Gordien III à Victorien.
### Bibliographie
* AUBIN, Gérard. Notice. Gallia, 1981, 39,2. p. 361-362.
* FROGET, Jean. Une villa gallo-romaine au Veillon. Olona, 1980, n°94, p.14 et suivantes.
* PROVOST, Michel directeur- HIERNARD, Jean- PASCAL, Jérôme. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Vendée. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1996.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,857 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_entre_le_Clou_et_Montalet | Les bassins à cupule/Site entre le Clou et Montalet | # Les bassins à cupule/Site entre le Clou et Montalet
* Commune : Tonnay-Charente
* Département : Charente-Maritime
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 1,85 m | 1,75 m | 1 m conservés | 3,23 m² | 3,23 m³ |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | 0 | 0 | 0 | Centrée | Circulaire | Béton | D = 40 cm ; P = 40 cm |
### Notes
Le bassin aurait été recouvert d’une voûte, effondrée avant sa découverte, et qui aurait culminé un mètre cinquante au-dessus du fond, soit un volume éventuel supplémentaire de 720 litres. Ce fond était doté d’une cupule qui le traversait, et “ dont l’orifice se trouvait en contrebas “, selon l’auteur. Les parois de moellons étaient recouvertes de briques et de ciment à gros grains. Le volume de la cupule a pu s’établir entre 17,6 et 25 litres.
### Mobilier
L’auteur ne signale que quelques ossements, qu’il attribue à des humains, puisqu’il pense à un tombeau ou à un silo.
### Bibliographie
* Abbé BRODUT. Revue de la Saintonge et de l'Aunis, 1900, n°20, p. 291.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,858 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Site_du_Champ-Jacquet | Les bassins à cupule/Site du Champ-Jacquet | # Les bassins à cupule/Site du Champ-Jacquet
* Commune : Touzac
* Département : Charente
* Datation : pas de datation établie
* Civitas : Santonum
## Sommaire
* 1 Données sur les bassins
* 2 Notes
* 3 Mobilier
* 4 Bibliographie
* 5 Sommaire
### Données sur les bassins
Dimensions des bassins :
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,5 m | 2,175 m | ? | 5,4375 m² | ? |
| B2 | 2,5 m | 2,175 m | ? | 5,4375 m² | ? |
Autres caractéristiques :
| Bassin | Couvre-joints | Escalier | Pente | Cupule : emplacement | Cupule : forme | Cupule : matériau | Dimensions |
| B1 | ? | ? | ? | ? | Circulaire | ? | D = 25/30 cm |
| B2 | ? | ? | ? | ? | Circulaire | ? | D = 25/30 cm |
### Notes
Le découvreur décrit les bassins comme étant recouverts d’une dalle de béton.
### Bibliographie
* LOTTE. Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, 1965, p 9-10.
* VERNOU, Christian. Carte archéologique de la Gaule : Département de la Charente. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1993.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,863 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Conclusion | Les bassins à cupule/Conclusion | # Les bassins à cupule/Conclusion
Malheureusement, ce mémoire s’achève sur une ignorance supplémentaire. Faute de matériel suffisant, l’utilisation des bassins à cupule demeure incertaine. Il serait certainement utile, lors des prochaines découvertes, de ne plus se focaliser uniquement sur la vigne. Les dépôts analysés peuvent laisser d’autres traces chimiques, révélateurs d’autres activités.
Nous apprenons toutefois que si le bassin à cupule reste une appellation satisfaisante, il est vraisemblable qu’elle ne constitue pas un élément probant de discrimination des sites. Que l’on puisse la retrouver sur des sols (comme à Civaux) ou dans un temple (comme à Saintes 2) montre que son emploi était extrêmement large.
À la question : y a-t-il corrélation, dans le Centre-Ouest, entre cet élément technique et une utilisation précise, nous pouvons difficilement répondre. Deux interprétations sont également vraisemblables, et aucune n’a pu être mise réellement en évidence. Dès lors, une distinction entre sites littoraux et sites continentaux est-elle pertinente ?
Les constructions et reconstructions de bassins aux IIᵉ et IIIᵉ siècles ont-elles été dictées par une mauvaise adaptation aux besoins ? Ou bien est-ce une modification des goûts qui en est à l’origine ? Les goûts seraient-ils devenus plus exigeants et la qualité aurait-elle primé la quantité ? Encore une fois, notre ignorance de l’utilisation des bassins nous handicape pour comprendre les phénomènes ayant pu affecter les sites à bassin à cupule.
En revanche, nous savons que le nombre de bassins par site n’est pas un critère pour juger de son importance à un moment donné. C’est plutôt, à cause de toutes les modifications qu’ont subis les sites, un indice concernant la durée d’occupation des sites.
Sur quelques sites, cette occupation s’est prolongée au-delà de la période d’activité des bassins. Ce fait est une confirmation de l’activité artisanale de ces bassins, exploitant une ressource agricole (ou piscicole) non vivrière, mais commerciale. Les sites de Port-des-Barques et de Soubise ont ainsi pu subsister à l’époque troublée du Moyen Âge, en abandonnant leurs bassins et en se tournant vers une polyculture vivrière. Pour le premier des deux sites, qui n’était pas spécialisé au départ, ce fut comme un retour aux sources.
Quant à la résolution du problème de l’utilisation des bassins, elle dépend de la chance qu’auront les archéologues dans leurs futures découvertes.
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,869 | https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89l%C3%A9ments_d%E2%80%99id%C3%A9ologie--Premi%C3%A8re_partie | Éléments d’idéologie/Première partie | # Éléments d’idéologie/Première partie
Nota. Pour soulager l’attention, ces dix-sept chapitres peuvent être partagés en trois sections.
La première, composée des chapitres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8, contient la description de nos facultés intellectuelles.
La seconde, composée des chapitres 9, 10 et 11, renferme l’application de cette connaissance à la connaissance des propriétés des corps. |
1,870 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Explication_suivie_des_quatre_%C3%89vangiles | Explication suivie des quatre Évangiles | # Explication suivie des quatre Évangiles
Explication suivie
des
QUATRE EVANGILES
par le docteur angélique
SAINT THOMAS D’AQUIN
composée d'extraits des interprètes grecs et latins, et surtout des ss. Pères
admirablement coordonnés et enchaînés
de manière à ne former qu’un seul texte suivi et appelé à juste titre
la
CHAINE D’OR
Edition où le texte corrigé par le P. Nicolaï a été revu avec le plus grand soin sur les textes originaux grecs et latins
TRADUCTION NOUVELLE
avec sommaires analytiques et notes exégétiques et historiques
par
M. L’ABBE J.-M. PERONNE
Chanoine titulaire de l’Église de Soissons, ancien professeur d’Ecriture sainte et d’éloquence sacrée
Tome septième
PARIS
LIBRAIRIE DE LOUIS VIVÈS, ÉDITEUR
rue Delambre, 13
PRÉFACE DE L’EXPLICATION SUIVIE DE L’ÉVANGILE DE SAINT JEAN PAR SAINT THOMAS
Le prophète Isaïe, éclairé des splendeurs d’une vision toute divine, dit : « J’ai vu le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé, et la maison était pleine de sa majesté, et le bas de ses vêtements remplissait le temple. — S. JER. (sur Isa.) Saint Jean l’évangéliste nous apprend quel est celui qui apparut à Isaïe, lorsqu’après avoir cité une de ses prophéties, il ajoute : « Isaïe dit ces choses, lorsqu’il vit sa gloire, et qu’il parla de lui, » et nul doute que dans sa pensée, il ne soit question du Christ. — LA GLOSE. Voilà donc dans ces paroles le sujet de l’Evangile, qui porte le nom de saint Jean. — HIST. ECCL. (3, 34.) Saint Matthieu et saint Luc ayant raconté ce qui avait rapport à la naissance temporelle du Sauveur, saint Jean n’en dit rien ; il commence son Evangile par l’exposé de sa naissance éternelle et divine, et nul doute que cette mission ne lui ait été réservée par l’Esprit saint comme au plus éminent des évangélistes.
ALCUIN. L’Evangile est de beaucoup supérieur à toutes les autres parties de l’Ecriture, parce que nous y voyons l’accomplissement de toutes les prédictions de la loi et des prophètes ; mais saint Jean tient à son tour le premier rang parmi les autres évangélistes, à cause de la profondeur des mystères qui lui ont été révélés. Après l’ascension du Sauveur, il se contenta pendant soixante-cinq ans de prêcher de vive voix la parole de Dieu sans rien écrire, jusqu’aux dernières années de Donatien. Mais après la mort de cet empereur, Nerva, son successeur, ayant permis au saint Apôtre de revenir à Ephèse, il écrivit à la prière des évêques d’Asie, sur la divinité du Christ, coéternel au Père, contre les hérétiques, qui niaient que Jésus-Christ fût antérieur à Marie. Aussi est-ce avec raison que parmi les quatre animaux symboliques, il est comparé à l’aigle qui vole plus haut que tous les autres oiseaux, et fixe d’un regard intrépide les rayons du soleil sans en être ébloui. — S. AUG. (sur S. Jean, chap. 1.) Il s’élève au-dessus de tous les espaces de l’air, au-dessus de toutes les hauteurs des astres, au-dessus de tous les chœurs et de toutes les légions des anges. Et, en effet, à moins de s’élever au-dessus de toutes les créatures, comment pourrait-il parvenir jusqu’à celui par qui tout a été créé ?
S. AUG. (de l’acc. des Evang., 1, 5.) Si donc vous prêtez une sérieuse attention, vous verrez que les trois premiers évangélistes qui se sont attachés principalement dans leur récit aux faits de la vie mortelle de Nôtre-Seigneur, et aux paroles qui tendent à la sanctification de la vie présente, semblent avoir eu pour objet la vie active ; saint Jean, au contraire, raconte peu de faits de la vie de Nôtre-Seigneur, mais il reproduit dans toute leur étendue et avec le plus grand soin ses discours, surtout ceux qui traitent de l’unité des trois personnes divines et du bonheur de la vie éternelle, et parait avoir eu pour dessein et pour fin dans son récit, de relever le mérite de la vie contemplative. Aussi les trois animaux, emblèmes des trois autres évangélistes (le lion, l’homme, le taureau), marchent sur la terre, parce que ces trois évangélistes ont eu pour but principal de rapporter les actions de la vie mortelle du Sauveur, et les préceptes de morale qui doivent diriger les hommes dans le cours de cette vie périssable et mortelle. Mais pour saint Jean, semblable à l’aigle, il prend son vol au-dessus des nuages de la faiblesse humaine, et contemple d’un œil intrépide et assuré la lumière de l’immuable vérité. Il s’applique surtout à faire ressortir la divinité du Seigneur, qui le rend égal à son Père, et à en donner aux hommes dans son Evangile, une idée aussi étendue que l’intelligence humaine le permet.
LA GLOSE. Saint Jean l’évangéliste peut donc dire comme le prophète Isaïe : « J’ai vu le Seigneur sur un trône élevé et sublime », lui qui, par la pénétration de son regard, a contemplé le Christ régnant dans toute la majesté de la divinité, dont la nature est élevée au-dessus de toutes les créatures. Il peut dire aussi : « Et le temple était rempli de sa majesté, » lui qui déclare que tout a été fait par lui et qu’il éclaire de sa lumière tous ceux qui viennent en ce monde. Il peut dire encore « ce qui était au-dessous de lui remplissait le temple, » lui qui nous révèle en ces termes le mystère de l’incarnation : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, sa gloire comme Fils unique, né du Père, plein de grâce et de vérité, et nous avons tous reçu de sa plénitude. » Les paroles du prophète contiennent donc tout le sujet de cet Evangile. Saint Jean nous représente le Seigneur assis sur un trône élevé, en nous montrant la divinité de Jésus-Christ ; nous voyons la terre remplie de sa majesté, lorsqu’il nous montre toutes les créatures tirées du néant par sa puissance et comme remplies de ses divines perfections. Il nous enseigne encore que ce qui est au-dessous de lui (les mystères accomplis dans son humanité), remplit le temple (c’est-à-dire l’Église), lorsqu’il nous découvre dans les mystères de l’incarnation et de la rédemption de Jésus-Christ une source abondante de grâce et de gloire pour les fidèles.
S. Chrysostome : (hom. 1 sur S. Jean.) Comment donc ce barbare, cet homme sans lettres, a-t-il pu parler un langage si sublime, et révéler des vérités qu’aucun homme ne connut jamais avant lui ? Cela serait déjà un prodige extraordinaire ; mais une preuve plus forte encore, que c’est l’inspiration divine qui lui a dicté tout ce qu’il raconte dans son Evangile, c’est que les hommes de tous les siècles l’écoutent et se rendent dociles à ses divines leçons. Qui donc n’admirerait la vertu toute-puissante qui habite en lui ?
ORIG. (hom. 2 sur div. endr. de l’Evang.) Jean signifie la grâce de Dieu, ou celui en qui est la grâce, ou celui à qui elle a été donnée. Mais de tous ceux qui ont traité des choses divines, à qui a-t-il jamais été donné de pénétrer aussi profondément les mystères cachés du souverain bien, et de les enseigner aux hommes ?
SUIVIE
DES QUATRE ÉVANGILES
PAR SAINT THOMAS
LE
SAINT ÉVANGILE DE JÉSUS-CHRIST
* CHAPITRE PREMIER
* CHAPITRE II
* CHAPITRE III
* CHAPITRE IV
* CHAPITRE V
* CHAPITRE VI
* CHAPITRE VII
* CHAPITRE VIII
* CHAPITRE IX
* CHAPITRE X
* CHAPITRE XI
* CHAPITRE XII
* CHAPITRE XIII
* CHAPITRE XIV
* CHAPITRE XV
* CHAPITRE XVI
* CHAPITRE XVII
* CHAPITRE XVIII
* CHAPITRE XIX
* CHAPITRE XX
* CHAPITRE XXI |
1,874 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Essais_%281907%29--Au_lecteur | Essais (1907)/Au lecteur | # Essais (1907)/Au lecteur
| AV LECTEUR C’est icy vn Liure de bonne foy, Lecteur. Il t’aduertit dés l’entrée, que ie ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et priuee : ie n’y ay eu nulle considération de ton seruice, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’vn tel dessein. Ie l’ay voué à la commodité particulière de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus visue la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faueur du monde, ie me fusse mieus paré et me presanterois en vne marche estudiee. Ie veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que ie peins. Mes défauts s’y liront au vif et ma forme naifue, autant que la reuerence publique me l’a permis. Que si l’eusse esté entre ces nations qu’on dit viure encore souz la douce liberté des premières loix de nature, ie t’asseure que ie m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, Lecteur, ie suis moy-mesme la matière de mon liure, ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en vn subiect si friuole et si vain. A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins. Nota. — Ce texte a été collationné sur l’exemplaire de l’édition de 1595 (éditée à Paris, à cette date, par Abel Langelier), appartenant à la Bibliothèque nationale, nᵒ 15 de la collection Payen. — En ce qui concerne spécialement l’avis au lecteur ci-dessus, se reporter aux Notes, I, 14,1, Liure. | L’AUTEUR AU LECTEUR Ce livre, lecteur, est un livre de bonne foi. Il t’avertit, dès le début, que je ne l’ai écrit que pour moi et quelques intimes, sans me préoccuper qu’il pût être pour toi de quelque intérêt, ou passer à la postérité ; de si hautes visées sont au-dessus de ce dont je suis capable. Je le destine particulièrement à mes parents et à mes amis, afin que lorsque je ne serai plus, ce qui ne peut tarder, ils y retrouvent quelques traces de mon caractère et de mes idées et, par là, conservent encore plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont de moi. Si je m’étais proposé de rechercher la faveur du public, je me serais mieux attifé et me présenterais sous une forme étudiée pour produire meilleur effet ; je tiens, au contraire, à ce qu’on m’y voie en toute simplicité, tel que je suis d’habitude, au naturel, sans que mon maintien soit composé ou que j’use d’artifice, car c’est moi que je dépeins. Mes défauts s’y montreront au vif et l’on m’y verra dans toute mon ingénuité, tant au physique qu’au moral, autant du moins que les convenances le permettent. Si j’étais né parmi ces populations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des lois primitives de la nature, je me serais très volontiers, je t’assure, peint tout entier et dans la plus complète nudité. Ainsi, lecteur, c’est moi-même qui fais l’objet de mon livre ; peut-être n’est-ce pas là une raison suffisante pour que tu emploies tes loisirs à un sujet aussi peu sérieux et de si minime importance. Sur ce, à la grâce de Dieu. À Montaigne, ce 1ᵉʳ mars 1580. Nota. — Cette traduction a été faite d’après l’édition de 1595, en tenant compte toutefois de quelques variantes du manuscrit de Bordeaux, complétant ou accentuant la pensée de l’auteur. — Ces variantes, dont le relevé est donné dans le quatrième volume, sont pour la plupart de très minime importance : elles portent en très grand nombre sur l’orthographe ; de-ci, de-là, constituent des additions ou des suppressions de mots ou encore des substitutions d’un mot à un autre, soit pour éviter des répétitions, soit pour préciser ; et parfois, mais rarement, de légères modifications dans la construction de membres de phrase ; dans la quantité, il n’en est pas une qui modifie sensiblement le sens. Celles dont il a été tenu compte sont signalées par un astérique (*). | |
1,881 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fouger%C3%AAts_%3A_Patrimoine_et_identit%C3%A9_d%E2%80%99une_commune_de_Haute-Bretagne | Les Fougerêts : Patrimoine et identité d’une commune de Haute-Bretagne | # Les Fougerêts : Patrimoine et identité d’une commune de Haute-Bretagne
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Ce mémoire dirigé par Alain Croix a été soutenu en septembre 2002 à l’Université Rennes II. La note attribuée est 15/20.
Je déclare en être l’auteur, ainsi que de déposer ce texte sous licence de documentation GNU.
La version papier de ce mémoire est disponible au CHRISCO, UFR Histoire, à l’Université Rennes II.
Ce mémoire comporte de très nombreuses annexes photographiques prises par mes soins (donc licence GNU) que je vais essayer d’installer rapidement.
Sommaire :
* Introduction
* Methodologie
** Les Pays de Vilaine.
** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques.
** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local.
* Le patrimoine des Fougerêts.
** Un patrimoine paysager et naturel.
** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. »
** Un patrimoine religieux.
** Un patrimoine ethnologique.
* Les acteurs locaux fougeretais.
** La municipalité.
** Les associations et les particuliers.
* Patrimoine, identité et avenir.
** Le patrimoine, marqueur identitaire.
** L’avenir du patrimoine aux Fougerêts.
* Conclusion.
* Les Sources.
* Bibliographie. |
1,882 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--Introduction | Patrimoine et Identité/Introduction | # Patrimoine et Identité/Introduction
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## Introduction
Jusqu’en 1997, j’ignorais entièrement l’existence de la commune de Les Fougerêts. Mes déplacements ne m’avaient jamais permis de m’aventurer jusque là, même si j’habitais à Saint-Perreux situé à une douzaine de kilomètres. Toutefois, une heureuse rencontre m’a fait découvrir une commune totalement différente de la mienne. Tout d’abord, l’attraction urbaine de Redon ne semblait pas avoir eu d’influence. Ensuite, de nombreux troupeaux de vaches parsemaient les champs, il y avait un nombre très important de jolies maisons anciennes, un Foyer des Jeunes (actif), et des personnes aux mœurs qui m’étaient totalement inconnues. Enfin, mon intérêt pour l’Histoire était comblé par l’existence d’un livre sur cette commune. Ainsi, lorsque j’ai choisi d’effectuer une maîtrise d’Histoire, une étude sur cette commune m’a semblé évidente avec l’idée sous jacente de m’interroger sur l’homme, son milieu et ses comportements. Un sujet sur le patrimoine m’est apparu comme le plus apte à concilier ce que j’avais pu déjà observer sur place et ce que, à fortiori, je pourrai interpréter.
Le patrimoine est une notion qui a largement évolué. Depuis la Révolution, ce mot a assimilé une multitude de domaines les plus variés. Aujourd’hui, la notion de patrimoine est plus que l’ensemble des chefs-d’œuvre artistiques, elle regroupe autant des milieux naturels que des vestiges industriels. Le patrimoine est devenu culturel. Il est « (…) un regard porté sur certaines réalités matérielles ou non, (…) et leur a donné un sens, une utilité morale ou culturelle.» Etudier le patrimoine, c’est appréhender les hommes au sein de leurs environnements physique et culturel, savoir quelles sont leurs références, comprendre les relations entre la société et ses productions. Il s’agit d’un vaste champ d’investigation, parfois très proche de l’écologie, de la sociologie et de l’ethnologie sans s’éloigner toutefois de l’histoire. Ces multiples analyses facilitent une réflexion sur l’identité car c’est au travers du patrimoine que se construit une identité. Les membres d’une communauté s’identifient, c’est à dire se considèrent comme mêmes, autour de référents communs à tous, véritables symboles, que sont leurs éléments patrimoniaux. Cela implique une étude moins objective, en ce sens que « (…) ce qui constitue une identité, c’est essentiellement un ensemble de rapports, de perceptions et de représentations réciproques (…)». Il me faudra donc essayer de m’approcher au mieux du sentiment individuel d’appartenance à la communauté puisque « (…) les « frontières » sont avant tout « dans les têtes » (…) ». Les références patrimoniales (et donc l’identité) peuvent changer et évoluer. Je veux mettre ainsi en évidence que selon les lieux, même très proches, à l’histoire parallèle, les éléments patrimoniaux peuvent se ressembler mais aussi diverger, voire s’opposer. C’est la sensation que j’ai ressentie, à plus petite échelle, lorsque j’ai connu la commune des Fougerêts. Bien que Saint-Perreux et Les Fougerêts soient, toutes deux, des communes rurales situées dans la basse vallée de l’Oust, les habitants ne se ressemblent pas, ne pratiquent pas les mêmes « traditions » et ne les vivent pas de la même façon. Etudier le patrimoine d’une commune, c’est comprendre ses hommes, ses femmes, et leurs références ; c’est aussi analyser la vision locale du patrimoine, comment elle se manifeste aujourd’hui et quelle a été son évolution. Finalement, tout cela concourt à constituer un ensemble de données auquel les habitants s’identifient, et qui est aussi, pour une personne extérieure, les particularités du lieu et des hommes. Comme le souligne, l’introduction au Dictionnaire du patrimoine breton, « Le patrimoine [est un] réservoir d’identité.»
Ce mémoire de maîtrise d’Histoire va ainsi poser plusieurs questions : quel est le patrimoine des Fougerêts ? L’ensemble de la population se réfère t-il aux même éléments ? Quel est le regard que l’on y porte ? En quoi les éléments du patrimoine peuvent-ils illustrer une identité, et quelle est-elle ? En quoi peut-on dire qu’il s’agit d’un patrimoine breton ? Faut-il s’inquiéter de l’avenir, que restera t-il du passé ?
Je vais tenter de répondre à ces interrogations en dégageant dans une première partie une typologie du patrimoine des Fougerêts qui soulignera les grands éléments patrimoniaux de références à la communauté mais qui sont aussi, me semble t-il, les particularités de la commune. La seconde partie mettra en évidence, un regard, une vision qui transparaît des interventions et des choix des différents acteurs locaux du patrimoine. Je pourrai alors, dans un dernier temps, chercher à démontrer ce qu’est l’identité fougerêtaise, ce que cette identité doit au passé et ce qu’elle pourra être demain.
* ↑ Alain CROIX et Jean-Yves VEILLARD, « Pour demain » in Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, page 9.
* ↑ Pierre CORBEL, La figure du Gallo, Thèse de Sociologie, Paris, 1984, page 71.
* ↑ Ibid.
* ↑ Alain CROIX et Jean-Yves VEILLARD, « Pour demain » in Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, page 11. |
1,883 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Recensement_B | Les bassins à cupule/Recensement B | # Les bassins à cupule/Recensement B
Ce recensement liste les sites n’ayant pas livré de bassin comportant une cupule, mais possédant une ou plusieurs caractéristiques (généralement couvre-joint, enduit hydraulique, pente dans le fond du bassin, parfois dans l’environnement), caractéristique que l’on retrouve dans les bassins à cupule de la région.
## Sommaire
* 1 Site de Balzac 1
* 2 Site de Balzac 2
* 3 Site de Fouqueure
* 4 Site des Gours
* 5 Site de Mons
* 6 Site de Nersac
* 7 Site de Vars
* 8 Site de Aumagne
* 9 Site de Bernay
* 10 Site de Cierzac
* 11 Site de Coulonges
* 12 Site de Fontaine-d'Ozillac
* 13 Site de Fouras
* 14 Site de Saint-Félix
* 15 Site de Granzay
* 16 Site de Niort
* 17 Site de Chavagnes-en-Paillers
* 18 Site de Scorbé-Clairvaux
* 19 Sommaire
### Site de Balzac 1
* Lieu-dit : les Fillours
* Département : Charente
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 2,15 m | 1,45 m | 0,80 m | 3,12 m² | 2,5 m³ |
* Notes : Le bassin est enduit.
* Bibliographie : Chauvet, Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, année 1895
### Site de Balzac 2
* Lieu-dit : Saint-Martin
* Département : Charente
| Bassins | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 3 | 1,60 m | 1,43 m | 0,80 m | 2,29 m² | 1,83 m³ |
* Notes : Les bassins sont munis de couvre-joints, et sont situés au-dessus d'une fontaine.
* Bibliographie : Article du Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, n° 5, 6ᵉ, année 1895, p XCVII-XCVIII
### Site de Fouqueure
* Lieu-dit : -
* Département : Charente
| Bassins | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 4 au moins | 2,50 mm | 1,50 m | 0,60 m | 3,75 m² | 2,25 m³ |
* Notes : chacun des quatre bassins est relié à 3 ou 4 « piscines ». Leurs angles sont arrondis (couvre-joints concaves ?), certains sont chauffés par hypocauste.
* Bibliographie : Piveteau, 1958
### Site des Gours
* Lieu-dit : La Font-Brisson
* Département : Charente
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 3,48 m | 1,20 m | 0,40 m | 4,176 m² | 1,67 m³ |
* Notes : La villa était construite en pierre, et comportait de nombreuses pièces bétonnées de tuileau. Le bassin alternait pierres et arases de tegulæ. Il était enduit soigneusement.
À proximité, Alexis Favraud a retrouvé cinq fosses de 20 à 60 cm de diamètre et de 21 à 1,5 m de profondeur. Il y a recueilli des coquilles d'œufs, une faux, une faucille, des pointes de flèches et une chaîne.
* Bibliographie : Alexis Favraud, Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, année 1908, p XLIV
### Site de Mons
* Lieu-dit : la Citerne
* Département : Charente
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 2,10 m | 1,10 m | 1 m | 2,31 m² | 2,31 m³ |
* Notes : Le fond est en béton de 20 cm. Les murs, épais de 25 cm, sont très soignés. Ils sont enduits d'un béton de tuileau très fin (brique pilée).
Les angles sont munis de couvre-joints carrés de 5 cm de côté.
* Bibliographie : Louis Maurin, Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, année 1882, p XXXII-XXXIII
### Site de Nersac
* Lieu-dit : Boisdebeuil
* Département : Charente
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 2 m | 1,30 m | 1 m | 2,60 m² | 2,60 m³ |
* Notes : Le bassin est comparable à un «timbre», selon l'article. Les murs sont de briques enduites, le fond est constitué d'un béton de tuileau épais de 15 cm, posé sur un hérisson de pierres et de fragments de briques noyés dans l'argile. Sous ce comblement, on retrouve un fond plus ancien, également en béton de tuileau, posé sur le sol.
* Bibliographie : Article du Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, n° 10, 5ᵉ, année 1888, p LXX
### Site de Vars
* Lieu-dit : les Combes
* Département : Charente
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 4 m | 1,30 m | 1,30 m | 5,20 m² | 6,76 m³ |
* Notes : le bassin est constitué de tegulæ liées par un ciment dur et rouge.
* Bibliographie : Article du Bulletin de la société d'archéologie et d'histoire de Charente, année 1878-1879, p 269
### Site de Aumagne
* Lieu-dit : le Breuillac
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | ? | ? | ? | quelques m² | |
* Notes : les parois du bassin sont constituées de tegulæ enduites.
* Bibliographie : Bulletin de la société d'histoire et d'archéologie de Charente-Maritime, n° 8, 1981, p 38
### Site de Bernay
* Lieu-dit : près du presbytère
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | ? | ? | 2 m | | |
* Notes : dans le fond du bassin se trouvait un aménagement hexagonal, délimité par six pierres de marbre bleu posées de chant. Les cotés de l'hexagone mesuraient 58 cm, et dépassaient du fond du bassin de huit cm. Je ne sais s'il s'agit d'une cupule formant un creux dans le bassin, ou bien d'un aménagement en élévation en dessus de ce fond. S'il s'agit d'une cupule, et si les pierres sont bien en marbre, la destination artisanale du bassin parait douteuse, le marbre étant trop luxueux pour ce genre d'installation.
* Bibliographie : Abbé Lacurie,Excursion archéologique dans l'arrondissement de Saint-Jean-d'Angély, Bulletin monumental, 1847, p 161-163
### Site de Cierzac
* Lieu-dit : le Pas des Gaviniers
* Département : Charente-Maritime
| Bassins | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| Bassin 1 | 2,60 m | 1,25 m | 0,80 m | 3,25 m² | 2,60 m³ |
| Bassin 2 | ? | ? | ? | ? | ? |
* Notes : le site est dans la vallée du Né, affluent de la Charente. Le premier bassin était situé sous une voûte (comme à Port-des-Barques). Le second était creusé dans le roc, et « crépi du même enduit ocreux que le Pont-du-Gard » (sic). Du coté du Né, deux conduits de tuiles, l'un partant du fond du bassin, l'autre à mi-hauteur, se dirigeaient vers le Né et était visible sur plusieurs mètres.
* Bibliographie : Dumontet-Origène, Bulletin de la société d'histoire et d'archéologie de Charente-Maritime, 1932, p CXXXI
### Site de Coulonges
* Lieu-dit : -
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 1,80 m | 0,90 m | 1,10 m | 1,62 m² | 1,78 m³ |
* Notes : Seul un angle du bassin a été retrouvé : le mur Est, long de 90 cm, est conservé sur une élévation de 1,10 m. Le mur sud, qui fait un angle avec le précédent, est conservé sur une élévation de 40 cm. Tous deux sont constitués de moellons non-calibrés noyés dans l'argile. Le mur sud a une arase de tegulæ sur son sommet, et deux couches de tegulæ lui servent d'assise.
Le hérisson est formé de gros blocs libres ou liés à la glaise sur 85 cm d'épaisseur. Les parois et le fond sont enduits au béton de tuileau sur quatre cm d'épaisseur. Les angles horizontaux sont munis de couvre-joints convexes.
Les substructions s'étendent sur une superficie de 1800 m². Le site est proche de l'île du Bramert, dans la Charente.
* Bibliographie : RAS 1978 p 179
### Site de Fontaine-d'Ozillac
* Lieu-dit : les Grandes Pièces
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 2,50 m | 1,50 m | 1,50 m | 3,75 m² | 5,625 m³ |
* Notes : le fond est en ciment très uni. Les parois sont en double briquetage cimenté. Les angles verticaux et horizontaux sont munis de couvre-joints convexes.
* Bibliographie : Duret, RCAM VII, 1883-1884, p 318
### Site de Fouras
* Lieu-dit : les Brandettes du Château
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | ? | ? | ? | ? | ? |
* Notes : seul l'angle droit de deux murs a été retrouvé, dont l'un tourné vers le SE mesure 40 m de long. La surface assimilée à un fond de bassin se trouve à l'angle. Le hérisson est formé de moellons inclinés, au-dessus duquel se trouve une couche de trente à quarante cm de sable. Deux couches de béton la recouvraient primitivement, l'une de chaux et de gros sable, l'autre de chaux et de brique concassée. Ce fond de bassin a été rechappé deux fois par un béton de chaux et de brique pilée. On retrouve la même structure au village de Chevallier et au Treuil Bussac.
* Bibliographie : Antoine Duplais des Touches, Fouras et ses environs, Liège 1ʳᵉ édition, réed. à La Rochelle : Rupella, 1983
### Site de Saint-Félix
* Lieu-dit : -
* Département : Charente-Maritime
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 2 m | 1 m à 1,1 m | ? | 2/2,20 m² | ? |
* Notes : le bassin était construit en moellons agencés en opus spicatum et enduit d'un ciment très fin. Il était situé sous une tombelle. Un conduit de plomb se trouvait dans sa partie antérieure (sic). Des auges de pierre reliées par des tuyaux de plomb (semblables à celles de Port-des-Barques ?) ont été retrouvées.
* Bibliographie : Abbé Lacurie,Excursion archéologique dans l'arrondissement de Saint-Jean-d'Angély, Bulletin monumental, 1847, p 247-248
### Site de Granzay
* Lieu-dit : au Jules (Jeulles)
* Département : Deux-Sèvres
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 1,9 m | 1,6 m | 1,65 m | 3,04 m² | 5 m³ |
* Notes : le bassin est construit en petit appareil enduit à la chaux.
* Bibliographie : Dr Merle, Bulletin de la société scientifique et historique des Deux-Sèvres, 1931, p 227
### Site de Niort
* Lieu-dit : place du Port
* Département : Deux-Sèvres
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | 0,37 m | 0,65 m | ? | 0,24 m² | |
* Notes : le bassin est situé dans le vicus occupant l'intérieur du méandre de la Sèvre, près d'une place publique datant du Iᵉʳ siècle. Leurs orientations étant différentes, le bassin est probablement postérieur à la place et daterait du IIᵉ siècle.
Deux murs ont été retrouvés. Le mur nord, en pierres, est revêtu d'une couche de béton, sur laquelle sont plaquées des tegulæ. Le mur est ne possède plus son enduit. Le sol est enduit d'un simili pierre gris, d'un aspect et d'une résistance inhabituels pour une construction niortaise du IIᵉ siècle. Il est épais de 18 cm. Il est en pente vers le sud. Le sol de la salle située au nord du bassin est en mortier jaune clair.
* Bibliographie : Jean Hiernard, Carte Archéologique du département des Deux-Sèvres, in Carte Archéologique de la Gaule. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1997, p 239-240
### Site de Chavagnes-en-Paillers
* Lieu-dit : le Ténement des Forges
* Département : Vendée
| Bassins | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| B1 | 2,32 m | 1 m | 0,2 m | 1,84 m² | 0,368 m³ |
| B2 | 3,5 m conservés | 2,92 m | ? | 10,22 m² | |
* Notes : le premier bassin était en forme de demi-cercle aplati. Il était appuyé à un mur plus ancien qui le séparait du fond du deuxième bassin, de même époque que le mur central. Le fond était en pente et épais de 7 ou 8 cm. Il était divisé en cases de tailles très différentes par des saillies de béton de 2 cm de haut et de 2 cm de large, qui ne seraient pas des joints de dalles. Au Sud, un peu d'enduit qui reposait sur un mur disparu a été retrouvé. Toutes les parois internes étaient enduites d'un mortier très rouge (forte proportion de tuileau pilé très finement). Le fond du premier bassin était enduit d'un mortier de chaux différent et non lié à celui des parois. À une époque postérieure, un emmarchement long de 1,8 m, large de 36 cm et haut de 10 cm a été rajouté dans le fond du petit bassin, diminuant son volume de 65 litres, soit 17 %. Le découvreur ne date pas sa trouvaille. Gourraud, qui a participé aux fouilles, la date de l'époque gallo-romaine.
* Bibliographie :
** Villegille, Bulletin de la société des antiquaires de l'ouest, 1841-1843, p 296-298
** Gourraud, Annuaire de la société d'émulation de Vendée, n° 6, 2ᵉ série, 1876, p 161-163
### Site de Scorbé-Clairvaux
* Lieu-dit : place de l'église
* Département : Vienne
| Bassin | Longueur | Largeur | Profondeur | Surface | Volume |
| 1 | > 3,5 m | 3,5 m | 0,6 m | 12,25 m² | 7,35 m³ |
* Notes : les parois du bassin étaient enduites, et il était muni de couvre-joints convexes.
* Bibliographie : François Eygun, notice in Gallia, n° 25,2, 1967, p 265-266
## Sommaire
* Introduction et présentation
* La construction des bassins à cupule
** L’établissement des parois
** Les aménagements hydrauliques et de récupération
* L’environnement des bassins
** L’emplacement géographique des sites à bassins
** L’évolution des sites
** L’organisation de la production
** L’histoire des sites
* Les interprétations des bassins à cupule
** Premières hypothèses
** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat
** Les interprétations viticoles
** Des bassins à salsamenta ?
* Conclusion
* Recensement A
* Recensement B
* Bibliographie |
1,885 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--Methodologie | Patrimoine et Identité/Methodologie | # Patrimoine et Identité/Methodologie
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## Sommaire
* 1 Méthodologie
** 1.1 Les Pays de Vilaine.
** 1.2 Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques.
*** 1.2.1 S’imprégner du territoire.
*** 1.2.2 Les visions fougerêtaises sur le patrimoine.
*** 1.2.3 Une critique des sources.
** 1.3 Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local.
## Méthodologie
Dans ce premier chapitre consacré à la méthodologie, je vais présenter les méthodes appliquées à l’étude du patrimoine de la commune des Fougerêts. Il s’agit de mettre en évidence la manière dont j’ai abordé cette étude locale comme s’intégrant dans un mouvement patrimonial des Pays de Vilaine. Je vais aussi exposer précisément, les différentes sources disponibles dans l’étude du patrimoine des Fougerêts, expliquer mes procédés à savoir pourquoi j’ai choisi ces sources, et comment j’en ai puisé les informations nécessaires. Cela me permettra finalement de dégager les divers problèmes auxquels j’ai été confronté mais aussi l’intérêt que j’ai trouvé à étudier le patrimoine d’une commune de Haute-Bretagne.
### Les Pays de Vilaine.
L‘appellation «Pays de Vilaine» correspond à une zone géographique. Il me parait essentiel d’évoquer le cadre des Pays de Vilaine dans ce chapitre. Mon étude du patrimoine des Fougerêts et sa finalité ne pourrait pas, en effet, se comprendre en dehors de ce cadre. Mon travail s’inscrit dans un contexte où l’on cherche à présenter et analyser les caractères du patrimoine d’un « pays », tout en marquant bien son appartenance au patrimoine breton. Étudier le patrimoine des Fougerêts, c’est dégager des illustrations d’une identité gallèse, partie intégrante d’une identité bretonne.
À partir de 1965, les autorités locales communales se sont préoccupées, entre autres, du développement culturel et touristique pour répondre à un déclin humain du « pays » et à une dégradation des conditions économiques. Cela a conduit à la création d’un Office de Tourisme des Pays de Vilaine, de syndicats d’initiatives locaux qui sont des conditions matérielles d’accueil. Par exemple, un Comité d’Aménagement de la Basse Vallée de l’Oust (C.A.B.V.O) est mis en place en 1969 afin de concevoir collectivement, entre les cinq premières communes participantes, l’aménagement de la vallée de l’Oust en contribuant au développement des projets de chaque commune. En 1982, le C.A.B.V.O participe à la création du Grand Site Naturel de l’Ile aux Pies. Depuis, il se consacre à l’aménagement en amont et en aval pour « (…) prévenir les risques de dégradation et de banalisation des différents milieux naturels mais aussi [pour] donner à cette vallée une vocation plus affirmée de pôle d’attraction touristique» .
Ce besoin culturel et cette nécessité touristique s’appuient sur un patrimoine qui apparaît être une richesse fondamentale de ce « pays. » Les particuliers et les associations sont alors intervenus afin de recueillir ce fond patrimonial ; le Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine crée en 1975 est l’exemple parfait de ce travail autour des « traditions orales. » Depuis le milieu des années soixante-dix, le G.C.B.P.V organise la Bogue d’Or, qui est emblème de l’identité culturel des Pays de Vilaine.
En reprenant la réflexion de M.Lamy sur les trois temps préalables menant à la constitution d’association du patrimoine, mon étude sur la commune des Fougerêts peut être comprise comme une participation. Ce mémoire n’est pas une brochure touristique ni une quête de nouveaux témoignages. Mon objectif est tout autre. Il s’agit de souligner les éléments majeurs du patrimoine des Fougerêts, d’aborder le regard des acteurs locaux et, enfin, de dégager une identité fougerêtaise.
* ↑ Le Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine a publié plusieurs ouvrages consacrés à l’ensemble du patrimoine du pays d’Oust et de Vilaine.
* ↑ « Dans ce regain d’intérêt pour les cultures populaires et les identités, la réflexion sur les cultures locales et les identités régionales trouvent tout naturellement sa place. Des domaines qui jusque là étaient laissés aux plaidoyers pro domo des leaders nationalistes ou régionalistes voire à la manie collectionneuse des érudits locaux ou des dialectologues, se voient ainsi investis par un questionnement sociologique. » in Pierre CORBEL, La figure du Gallo, Thèse de Sociologie, Paris, 1984, page 55.
* ↑ Jean-Louis LATOUR, « Pour une approche des gens de ce pays » in Pierre LABURTHE-TOLRA [dir.], Le pays de Redon, Ass. Roger Bastide, L'Harmattan, 1985, page 9-20.
* ↑ Les créations de la Fédération d’animation rurale des Pays de Vilaine et des Maisons de Jeunes des Pays de Vilaine après 1972, lieux de rassemblements basés sur l’idée de développement d’activités culturelles, peuvent être comprises dans le même esprit.
* ↑ Ces cinq communes étaient Bains-sur-Oust, Glénac, Les Fougerêts, Peillac et Saint-Martin-sur-Oust. Quatre autres communes ont intégré le C.A.B.V.O, plus tard, Saint-Perreux, Saint-Vincent-sur-Oust, Saint-Jean La Poterie et Saint-Gravé.
* ↑ PAYS D’ACCUEIL DE VILAINE, Contrat Tourisme Culturel Grands Sites Naturels, l’Ile aux Pies et la Basse Vallée de l’Oust, Dossier de pré-candidature, août 1989, page 8.
* ↑ L’auteur propose un système qui commence d’abord par un développement touristique via la mise en place de conditions matérielles d’accueil, puis un travail de collecte des traditions par les gens de la communauté, et enfin par la collaboration entre universitaires et amateurs. Patrie, Patrimoine, Genèse, n°11, Paris, Belin, 1993.
* ↑ En expliquant mon travail, une Fougerêtaise m’a dit « (…) mais j’ai déjà fait ça (…) » et elle ne comprenait pas où je voulais en venir.
### Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques.
Je vais désormais exposer les sources qui ont été utilisées afin de me permettre de répondre aux questions formulées précédemment. Ces sources sont de trois types. Elles correspondent à des démarches et des méthodes respectivement différentes.
#### S’imprégner du territoire.
Commencer par s’imprégner du territoire me semble une démarche essentielle pour quelqu’un d’extérieur à la commune, condition préalable pour prétendre dégager une identité locale. Il s’agit d’assimiler visuellement, dans son ensemble, le territoire des Fougerêts. Il faut donc connaitre les limites communales, les divers éléments naturels, les routes, les chemins, les hameaux, l’église, etc. En fait, il faut connaitre soi-même tout ce qu’un habitant de la commune peut connaitre. L’intérêt de cette imprégnation est double. Elle m’a permis de pouvoir parler avec les Fougerêtais sans trop paraitre un étranger, mais aussi d’avoir un regard critique sur l’image de la commune et sur les éléments qui l’a compose.
C’est à partir de cette réflexion et de cette nécessité, que j’ai voulu mettre en place un inventaire du patrimoine des Fougerêts. Toutefois, j’ai pris en compte que ce n’était pas l’objectif de ce sujet. L’intérêt était plutôt de dégager une typologie du patrimoine. Cette typologie aurait pour avantage de regrouper dans de grands thèmes les différentes caractéristiques du patrimoine communal afin d’en faciliter l’analyse. Je me suis alors appuyé sur le pré-inventaire de 1982 du Service de l’Inventaire de la D.R.A.C ( Direction Régionale à l'Action Culturelle ), afin de connaitre ce à quoi les professionnels sont sensibles. Cependant, il s’agit dans ce pré-inventaire de présentations succinctes de certaines croix de chemin, de maisons, de l’église paroissiale et du mobilier liturgique.
J’ai du par mes visites compléter ce pré-inventaire pour me permettre de constituer une typologie. J’ai donc, au cours de ces promenades, étayé ce travail et progressé, c’est à dire que je me suis attaché à d’autres aspects du patrimoine des Fougerêts comme le «petit patrimoine», le patrimoine naturel, le patrimoine bâti et le patrimoine ethnologique. J’ai pu, ainsi, mettre en place plusieurs fiches de dépouillements à propos de ces différents thèmes.
Cette méthode qui consiste le plus souvent à observer m’a permis ainsi de souligner les grands éléments du patrimoine, leurs forces mais aussi leurs faiblesses dont les habitants de la commune n’ont pas toujours conscience. Ces sources, issues des nombreuses promenades, tiennent une place primordiale dans l’élaboration de la typologie.
* ↑ Cette appellation regroupe les fours, les puits, les croix de chemin, les lavoirs.
#### Les visions fougerêtaises sur le patrimoine.
Les entretiens.
Seule, cette première démarche ne permet pas d’aborder complètement ce qu’est le patrimoine pour les Fougerêtais, c’est à dire sur quoi se fonde l’identité locale. Je me suis attaché à récolter des témoignages afin de cerner au mieux la sensibilité des membres de la communauté.
Le patrimoine ethnologique des Fougerêts m’a toujours semblé contenir des éléments potentiellement intéressants. En effet, j’ai pu retrouver dans Adolphe Orain, Van Gennep et les Sébillot, lors de mes lectures, certains éléments que j’avais pu percevoir chez les Fougerêtais que je connaissais déjà. J’ai pensé alors m’appuyer, principalement, sur ce thème lors des entretiens. Cela me permettrait d’aller au-delà du patrimoine naturel et bâti.
La localisation des personnes interrogées m’a paru également être un choix important puisque le rapport aux éléments naturels n’est pas le même. Je pense que « les traditions », c’est à dire les pratiques et usages de la collectivité, sont en relations très étroites avec l’environnement naturel. Les questions préparées concernaient particulièrement les traditions calendaires, religieuses et la sorcellerie mais aussi le rapport aux éléments naturels, rivières et forêts ainsi que les activités et « les traditions » qui y sont liées.
J’ai ainsi choisi des personnes d’âges et de conditions sociales variés. Le Fougerêtais le plus jeune, soumis à un entretien, a dix-sept ans et est actuellement lycéen. La personne la plus âgée a quant à elle quatre-vingt-quinze ans, originaire des Fougerêts elle y est revenue après sa vie active. Les entretiens enregistrés sont au nombre de douze, ils forment un corpus d’environ dix heures enregistrements, et concernent autant d’hommes que de femmes. J’ai, par choix ou par défaut, rencontré plusieurs personnes en même temps, par exemple H1, F1 et F2 ou bien F4, F5 et H2. Une seule de ces femmes n’est pas originaire de la commune mais du village voisin de Glénac. La moitié de ces personnes-sources a exercé sa vie active à Redon, Rennes, Nantes ou Paris. Pour la plupart de ces personnes, je suis allé les rencontrer sans prendre rendez-vous et sans savoir si elles étaient désireuses de s’entretenir. Cette méthode a parfaitement fonctionné, et elle présente l’avantage de récolter des témoignages spontanés. J’ai aussi procédé à d’autres entretiens qui n’ont pas été enregistrés. Il s’agit le plus souvent de discussions lors de réunions ou de repas de famille où je n’avais pas le matériel nécessaire pour l’enregistrement. J’ai pu, néanmoins grâce à quelques notes, regrouper six entretiens non-enregistrés afin de les utiliser au cours de cette étude. Ils concernent également un nombre identique d’hommes et de femmes.
J’ai rencontré, lors de mes recherches, trois types d’entretiens. Lorsque la personne interrogée est plutôt réservée et ne répond que brièvement, l’entretien devient directif, le questionnement doit être alors précis pour éviter des blancs. Il s’agit surtout de personnes qui disent ne plus avoir beaucoup de souvenirs. L’exemple le plus équivoque est l’entretien mené avec F4 avant l’arrivée de F5 et H2. Les entretiens directifs représentent une minorité d’entretiens réalisés puisque, en général, les personnes rencontrées avaient beaucoup de choses à transmettre.
Les entretiens semi-directifs que j’ai pu avoir, notamment avec F3, H4, H6 et H5, permettent aux interlocuteurs de s’exprimer librement et d’évoquer ce qui leur viennent à l’esprit en rapport avec le questionnement. L’avantage est de récolter des indications diverses qui peuvent être très utiles. Je vais ici retranscrire une partie de l’entretien effectué avec F3 :
Y.S : « Et les rivières, est-ce qu’elles avaient beaucoup d’importance ? » F3 : « Les marais n’étaient pas charrués, tout le monde amenait les bêtes. Jusqu’à tant que le barrage d’Arzal a été fait, la marée montait au gué de Launay et qu’est ce qu’on a bouffé des anguilles, on en avait marre. Par-dessous les grandes herbes, on péchait des petits poissons. (…) Tout le village [vivait de la pêche et il y avait des braconniers] surtout au temps de mon grand-père. Mon père [avait un surnom pour échapper aux gendarmes], l’autre c’était Pelot du Charron, un autre c’était Queuzat. (…) »
Enfin, lorsque l’interrogé monologue, j’interviens uniquement pour recadrer la discussion vers mon objectif. Je n’ai été confronté qu’à un seul cas de ce genre lors de mes recherches. H3, après m’avoir reçu, s’est assis et a commencé à évoquer sa vision du patrimoine et ses souvenirs du paysage et des gens d’autrefois. Je ne suis intervenu que pour demander quelques précisions sur certains thèmes. Ces divers témoignages m’ont permis de saisir la sensibilité des Fougerêtais autour du patrimoine de leur commune et de compléter mes informations sur ce qui me semblait être du patrimoine.
* ↑ Ce thème du patrimoine ethnologique est vaste. En effet, le patrimoine ethnologique « (…) cherche à montrer la cohérence de la culture et du mode de vie à travers les types d’organisation sociale, les connaissances techniques et les productions symboliques. » (Jean-François SIMON, « Ethnologie » in Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, page 369-372.) Toutefois, dans cette étude, je ne considère ce patrimoine que sous l’angle des productions sociales.
* ↑ Il s’agit de l’importance du chant et de certaines croyances liées à la sorcellerie.
* ↑ J’indique dans la description des sources, de quel genre d’entretien il s’agit pour chaque témoignage.
Les questionnaires.
J’ai également utilisé des questionnaires pour ne pas me disperser dans cette longue quête des sources. J’ai choisi de proposer ces questionnaires à un certain type d’acteur local du patrimoine. Il s’agit des diverses associations fougerêtaises qui peuvent, me semble t-il, se targuer d’un rôle, en ce sens qu’elles interviennent ou non dans l’affirmation et la protection du patrimoine local. Ces questionnaires ont donc été envoyés aux responsables de cinq associations : l’Ecole Notre-Dame des Fougerêts, le Conseil Paroissial, l’Association de Chasse Communale Agrée, le Club de danse bretonne et le Club du Troisième Age (les Ajoncs d’Or.) Les présidents m’ont soit répondu soit proposé un rendez-vous, au cours duquel ce questionnaire a été plus ou moins complété.
Dans ces questionnaires, j’ai voulu me renseigner sur l’association elle-même (création, nombre de membres) et sur ses activités dans son domaine (généralement en rapport avec le patrimoine.) Ce questionnaire a été élaboré d’après un mémoire de maîtrise d’Histoire, sur la perception du patrimoine breton. Cela m’a permis de prendre conscience de la vision du patrimoine chez ces associations locales. A fortiori, ces questionnaires ont également mis en évidence une bonne compréhension de l’ensemble du patrimoine. Les réponses fournies m’ont aussi fait comprendre que la vision et le rôle de ces associations ne pouvaient pas être étudiés séparément des particuliers car il existe un rapport évident entre la perception du patrimoine des membres, et les actions associatives.
* ↑ Anne-Gaëlle CHALOUNI, « La mémoire de la région »La perception du patrimoine breton, mémoire de maîtrise, Université Rennes 2, 1995, 204 pages.
Réunions et autres activités locales.
J’ai pu récolter aussi une autre vision fougerêtaise sur le patrimoine grâce aux réunions mises en place par la Municipalité et par ma participation à d’autres activités locales. Il s’agit pour mes travaux d’une source très importante au même titre que les questionnaires pour les associations et les entretiens pour les particuliers. Cette présence sur le terrain présente de nombreux intérêts. J’ai eu, en effet, par exemple la possibilité de participer à une commission extra-municipale. Cette commission qui concerne le « petit patrimoine » et sa mise en valeur a été une chance pour moi, puisque j’ai pu y observer la volonté municipale. Après avoir présenté à certains membres du Conseil Municipal mes objectifs, ceux-ci ont estimé que je pouvais être utile, et inversement. Nous avons ainsi discuté du rôle de la Municipalité, de ce qu’elle voulait mettre en place dans la commune ; j’ai apporté quelques connaissances et certains résultats de mes recherches. Lors de la présentation des vœux de la Mairie en janvier 2002, la Municipalité m’a ainsi offert la possibilité de présenter à l’auditoire l’objectif de cette commission, mais aussi mes travaux dans le cadre de la maîtrise. J’ai rencontré aussi de nombreuses personnes lors de la présentation par la Chambre d’Agriculture d’un replantage de haies vives en septembre 2001 et lors de la soirée de la Passion le 16 mars 2002. Lors de ces quelques activités, j’ai récolté de nombreux renseignements et contacts qui ont pu être utiles ultérieurement. Là aussi, cela m’a permis de distinguer une certaine vitalité autour de divers éléments du patrimoine.
* ↑ Les différentes réunions ou manifestations locales sont, dans la mesure du possible, citées dans les sources.
* ↑ J’ai élaboré une « Histoire des croix des Fougerêts », pour la commission extra-municipale, qui sera présentée au public lors d’une randonnée semi-nocturne, le 17 juillet 2002.
Les archives locales.
Ces sources sont les sources propres au travail d’historien. Il s’agit de documents iconographiques anciens et récents, des archives municipales, des bulletins municipaux et paroissiaux. J’ai utilisé ces sources dans la mesure où elles m’éclairent sur le patrimoine local, sur le regard que l’on y a porté autrefois ou qu’on y porte actuellement. Elles permettent d’avoir une vision d’ensemble du patrimoine local, de comprendre et de visualiser les changements, de saisir de l’extérieur quelle peut être la sensibilité et l’identité locale ; mais aussi de récolter des informations à propos d’actions patrimoniales locales notamment par la Municipalité et des membres de la paroisse.
Je me suis ainsi tout d’abord attaché à récolter le maximum de documents auprès des habitants, des associations et de la Municipalité, que ce soit d’anciennes photographies, des cartes postales, des archives sonores, les archives municipales, des bulletins paroissiaux ou municipaux. Ces sources présentent l’avantage de traiter des différents domaines du patrimoine de manière brute, le plus souvent, sans aucune analyse ou réflexion. La collecte de ces documents a été rendue possible grâce aux Fougerêtais qui ont conservé beaucoup de ces témoignages.
Les écrits, récoltés dans les bulletins paroissiaux et municipaux, sont des sources essentielles. Le bulletin paroissial, l’Echo des Fougerêts, tient une place primordiale puisque crée en 1957, bien avant les bulletins municipaux (1979), il a servi de bulletin d’information et de propagande religieuse, politique et communale. Dès les premières parutions, L’Echo des Fougerêts publie mensuellement des chroniques du chanoine Royer où cet érudit local raconte l’Histoire de la commune, ses souvenirs d’enfance et « les traditions». Même si elles présentent de nombreuses analyses et réflexions personnelles, les chroniques du chanoine Royer sont des sources sur lesquelles je me suis appuyé.
Les sources sonores permettent d’illustrer un patrimoine ethnologique, notamment oral. Les associations Dastum et le Groupement Culturel Breton m’ont permis d’avoir accès à quelques enregistrements. Ces enregistrements datent du milieu des années soixante-dix au début des collectages dans les Pays de Vilaine comme le Chant de la Passion des éliminatoires de la Bogue d’Or de 1975. J’ai moi-même collecté un Chant de la Passion en mars 2002 afin d’illustrer une pratique originale toujours vivante aux Fougerêts. Les photographies anciennes et récentes, les cartes postales peuvent être des témoignages importants dans la mesure où il s’agit d’un regard instantané porté sur élément du patrimoine. Je vais prendre l’exemple d’une photographie présentant la sœur d’un communiant au pied de l’if, devant l’église au début des années soixante.
On peut comprendre la scène comme l’association d’un élément patrimonial à un moment fort d’une vie personnelle et religieuse. La photographie et la carte postale permettent aussi d’observer une évolution du regard porté sur le patrimoine. Les anciennes cartes postales présentent le plus souvent les châteaux locaux de la Ville Chauve ou de la Jouardays, alors qu’actuellement elles présenteraient les marais, les landes ou bien de simples maisons « traditionnelles ». J’ai, enfin, utilisé les archives municipales pour m’approcher au mieux de la vision de la Municipalité lorsque les autres sources ne me le permettaient pas. J’ai consulté les Délibérations du Conseil Municipal afin de savoir quelle a été la réaction de celui-ci après l’incendie de l’église paroissiale en 1869 ou pour savoir quel état d’esprit régnait lors de l’Inventaire des Biens du Clergé en 1906. L’inconvénient principal rencontré lors de la consultation de ces archives municipales, c’est la multiplicité des informations. Il faut savoir exactement ce que l’on veut pour ne pas errer même si l’on peut découvrir, par hasard, quelques informations intéressantes.
* ↑ Ces chroniques ont été compilées et publiées en 1998 par Pierre Royer sous le titre Miettes d’Histoire.
* ↑ Dastum (recueillir en breton) est la principale structure de coordination des collecteurs en Bretagne. L’enjeu, bien plus qu’un simple archivage des traditions, est de « (…) recréer une culture originale y compris à partir d’emprunts et d’apports étrangers. » (Extrait de la plaquette de présentation 1982.) Le Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine de Redon exerce le même rôle mais dans un cadre plus restreint.
* ↑ « (…) la carte postale (…) correspond à une période de grandes mutations. La société, les techniques, les traditions, l’art, tout évolue à grande vitesse. Plus qu’un simple moyen de communication bon marché, la carte postale est le reflet d’une époque particulière, elle en est aussi la clef. En la suivant au long de son histoire, c’est notre propre histoire que nous suivons. » in James-D. EVEILLARD, L’histoire de la carte postale et la Bretagne, Editions Ouest-France, 1999, page 1.
* ↑ Je pense surtout aux relations tendues entre le Préfet et le Conseil Municipal entre 1906 et 1907.
#### Une critique des sources.
Il me paraît maintenant nécessaire de critiquer ces sources en soulignant les problèmes de compréhensions et de crédibilités. Il existe, notamment, deux principales critiques que je me permets d’émettre.
La première de ces critiques concerne les chroniques du chanoine Royer. Ces Miettes d’Histoire m’ont été particulièrement utiles pour la connaissance de l’Histoire de la commune et des « traditions » mais leurs limites sont importantes. Tout d’abord, Jean-Marie Royer ne cite aucune de ces sources et reste souvent très difficile à comprendre. Cela m’aurait été profitable de consulter des archives ou des ouvrages, qu’il avait lui-même utilisé, afin d’en faire une éventuelle lecture plus moderne avec pour objectif un souci d’y trouver un intérêt patrimonial. Je pense à la chapelle Saint-Jacques du Pont d’Oust, aujourd’hui disparue, que le chanoine cite très souvent. Les chroniques parues dans l’Echo des Fougerêts évoquent : qu’« (…) il ne sera pas inutile de rappeler qu’elle se dressait au bas du champ qui s’étend à droite de la route des Fougerêts à Peillac, en face de la maison de Mme de Courville, au lieu-dit la Saudraie». Malgré une description détaillée de la voûte, de la nef, des vitraux, des blasons et des autels, il n’y a aucune précision sur les dimensions de cette chapelle et sur sa localisation précise. Je pensais également découvrir certaines informations concernant le Chant de la Passion du Christ dans les chroniques. Malheureusement, l’érudit local ne fait aucune allusion à cette coutume religieuse aux Fougerêts alors qu’elle semble avoir marqué fortement les esprits des habitants de la commune. J’ai donc essayé le plus souvent de rechercher moi-même ses informations mais cela m’a demandé beaucoup de temps et le plus souvent je n’y suis pas parvenu.
La seconde critique qui peut être émise après consultation des différentes sources, c’est l’influence des chroniques du chanoine Royer sur les Fougerêtais. Lors des entretiens, les personnes interrogées ont souvent cité le livre publié en 1998. Ces références aux chroniques de M. Royer se font de différentes manières.
Tout d’abord, lorsque je présente mon travail, mes interlocuteurs me disent « Si vous voulez savoir des choses, allez voir le livre du chanoine » ou bien « Vous devriez lire le livre du chanoine ». Cette remarque est la plus récurrente et j’ai pu l’observer notamment dans les témoignages de F3, F9 et H9. Pour les Fougerêtais qui s’intéressent à l’Histoire de la commune, c’est l’ouvrage de référence. Le témoin F7, qui a écrit certains articles concernant les croix de chemin dans l’Echo des Fougerêts, m’a également expliqué que son désir était de réécrire ce livre mais qu’il manquait de temps pour l’instant. Cependant, l’influence de Miettes d’Histoire s’observe particulièrement au cœur même des témoignages. Après la retranscription de ces entretiens, j’ai pu comparer certaines informations avec celles présentes dans les chroniques :
F3 : « L’histoire du Fumoux, ils appelaient ça, c’était une main qui avait un tison de feu. Si par malheur, il y en avait un qui l’appelait, il venait allumer sa pipe. (…) » Miettes d’Histoire: « Le Fumoux (…) Une main qui s’avance dans les ténèbres à hauteur d’homme, tenant comme une torche enflammée. Qu’on ne s’avise pas de le braver en disant « Fumoux, viens allumer ma pipe » ! »
Le même phénomène se répète lorsque l’on évoque le retable du maître-autel de l’église paroissiale. Les Fougerêtais suivent l’opinion du chanoine qui y voit une œuvre d’artistes italiens. Ces similitudes peuvent me conduire à émettre deux hypothèses. Ces exemples peuvent illustrer l’assimilation totale par les Fougerêtais des chroniques du chanoine ou bien l’existence d’une véritable transmission orale.
* ↑ Jean-Marie ROYER, Miettes d’Histoire, 1998, page 294.
* ↑ Jean-Marie ROYER, Miettes d’Histoire, 1998, page 228.
### Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local.
Les problèmes posés par l’étroitesse des sources et du sujet.
Dans ce travail préliminaire qui est de recueillir le maximum de données, la difficulté consiste à ne pas faire l’amalgame entre la bibliographie et les documents bruts. Il existe, au point de vue local où d’un pays, des ouvrages qui traitent des données du terrain mais s’y glissent généralement une réflexion, une analyse. L’utilisation de la bibliographie permet uniquement de donner un sens, une explication aux sources. J’ai ainsi utilisé Adolphe Orain et les autres folkloristes, comme Paul Sébillot ou Van Gennep, exclusivement dans la mesure où leurs travaux sont nécessaires et utiles pour comprendre une société « traditionnelle » et sa culture. Cette difficulté a pu me désarçonner aux premiers abords mais lorsque j’ai commencé les entretiens avec les Fougerêtais et que mes promenades se sont multipliées, j’ai pu faire cette différence essentielle entre la bibliographie et les sources.
Ma réflexion doit donc se baser sur ce que j’ai puisé des entretiens avec les Fougerêtais, des bulletins locaux d’informations et de mes observations. Ces diverses sources ont pour objectif de me permettre, le plus objectivement possible, de répondre aux questions posées. Toutefois, la recherche historique ne peut prétendre à une réelle objectivité en raison des choix de l’historien, particulièrement des sources sur lesquelles il s’appuie, et de ce qu’il en retire. J’ai choisi, par exemple pour m’approcher au plus prêt de la sensibilité des Fougerêtais, de m’appuyer sur des témoignages iconographiques, écrits et oraux de toutes époques. Mais ces sources ont pour principal inconvénient d’être une vision quelque peu narcissique. Les témoignages ont effectivement tendance à montrer les éléments patrimoniaux auxquels sont sensibles les habitants de la commune et de mettre en évidence des originalités, les raretés.
Les méthodes que j’ai utilisées vont aussi dans ce sens ; en demandant aux Fougerêtais ce qui leur semble avoir une importance, je recherche moi-même une certaine subjectivité. Je pense que si les habitants des Fougerêts ont une grande estime du patrimoine de leur commune, mon travail en sera teinté. Le véritable problème est donc de maîtriser cette dérive en la relativisant. Il s’agit d’affirmer que le patrimoine de la commune n’est malgré tout ni unique ni tout à fait original ; mais au contraire qu’il est typique et qu’il s’intègre dans une étude du patrimoine breton.
Les avantages d’une étude locale du patrimoine de Bretagne.
Il s’agit d’exposer ici ce qu’un tel sujet a pu m’apporter personnellement. Au cours de cette étude sur le patrimoine des Fougerêts, j’ai pu apprendre à la fois des habitants eux-même mais aussi des éléments du patrimoine. Les sources m’ont permis de mieux comprendre les êtres humains, leurs sensibilités, ce que peut être une identité et son importance ; mais aussi de m’ouvrir, au point de vue culturel, à la nature, à l’habitat rural et paysan et au fond traditionnel local.
Les résultats de mes recherches sur le patrimoine des Fougerêts m’ont permis, en premier lieu, de construire ma propre identité en fonction de celle des Fougerêtais. En effet, si je connais maintenant peut-être mieux Les Fougerêts que ma commune d’origine, j’ai pu y poser un regard différent et neuf. Je sais désormais ce que peuvent signifier les éléments auxquels je me réfère. Ce manque d’intérêt général à propos du patrimoine de Saint-Perreux a plusieurs origines dont, malheureusement, mon propre désintéressement. Si j’ai pu moi-même parvenir à m’intéresser et à comprendre certaines choses, j’espère que d’autres y parviendront, et alors là, j’aurai atteint mon objectif.
J’ai appris la nécessité d’écouter ceux qui ont quelque chose à dire où à transmettre, d’échanger des idées et de débattre. Il s’agit d’offrir un peu de son temps à des hommes et femmes pour apprendre d’eux et pour les comprendre. Il ne s’agit pas uniquement de s’imprégner d’un paysage mais aussi des mentalités afin de s’enrichir individuellement. Mon travail, je l’espère, restituera ces divers apports pour participer à un enrichissement collectif, que la communauté est en droit de bénéficier. Il s’agit d’une façon de remercier tous ceux qui ont participés, plus ou moins indirectement, à la réalisation de cette étude. Cette année de recherches m’a permis également de perfectionner mes connaissances et ma méthode sur de nombreux éléments du patrimoine. Je ne pense pas avoir appris de nouvelles choses mais il s’agit plutôt d’avoir approfondi certaines notions et d’avoir pu y voir un intérêt. Je pense par exemple aux relations entre la nature et l’habitat, entre la nature et les activités économiques. Ces relations m’ont toujours paru évidentes sans réel besoin d’argumentation, mais j’ai du dans cette étude y réfléchir plus longuement et dégager ces arguments nécessaires à un travail scientifique. Je me suis aussi intéressé au Gallo qui est finalement devenu à mes yeux beaucoup plus qu’un patois ou qu’une sous-langue. En effet, ce parler m’apparaît aujourd’hui comme un élément fort de ce patrimoine d’une commune de Haute-Bretagne. |
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### Le patrimoine des Fougerêts.
Je vais présenter dans cette partie le patrimoine des Fougerêts en 2002, c’est à dire l’ensemble des réalités, matérielles ou non, sur lesquelles « (…) un regard [a été porté] (…) et leur a donné un sens, une utilité au moins morale ou culturelle. » J’ai mis en place une typologie qui établira les grands éléments du patrimoine de la commune. Il s’agit d’une image personnelle du patrimoine local qui s’appuie sur mes propres observations mais également sur ce que les Fougerêtais m’ont confié.
Sommaire:
* Introduction
* Methodologie
** Les Pays de Vilaine.
** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques.
** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local.
* Le patrimoine des Fougerêts.
** Un patrimoine paysager et naturel.
** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. »
** Un patrimoine religieux.
** Un patrimoine ethnologique.
* Les acteurs locaux fougeretais.
** La municipalité.
** Les associations et les particuliers.
* Patrimoine, identité et avenir.
** Le patrimoine, marqueur identitaire.
** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts.
* Conclusion.
* Les Sources.
* Bibliographie.
* Page d'accueil. |
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## Sommaire
* 1 Un patrimoine paysager et naturel.
* 2 Les rivières, le marais, les cours d’eau et la tourbière.
* 3 Le bocage et l’openfield.
* 4 Les landes et les fôrêts.
* 5 La faune et la flore.
* 6 Sommaire:
### Un patrimoine paysager et naturel.
Aborder le patrimoinenaturel en premier lieu va pouvoir me permettre de localiser plus précisément la commune en l’inscrivant dans un paysage. Ce paysage possède une réelle importance en ce sens que les divers éléments naturels aident à une meilleure approche de la commune, de ses habitants, et des autres éléments du patrimoine. Lorsque j’ai parcouru Les Fougerêts, j’ai été frappé, entre autres, par un paysage de versant de vallée. En effet, le long de la pente qui s’étend des hauteurs de Couesmé au Pont d’Oust se succède une faune, une flore et des milieux naturels diversifiés.
* ↑ « Le paysage (…) est porteur de signes de l’œuvre antérieur des sociétés. » in Alain CROIX et Didier GUYVARC’H [dir.], Guide de l’Histoire locale, le Seuil, Paris, 1990, page 143.
### Les rivières, le marais, les cours d’eau et la tourbière.
Les éléments hydrographiques ont, pour les Fougerêtais et pour ceux qui visitent la commune, une importance toute particulière puisqu’ils constituent un des aspects majeurs du paysage de la commune des Fougerêts. L’eau caractérise le Grand Site Naturel de la basse vallée de l’Oust. Il s’agit du seul Grand Site Naturel de Bretagne qui se situe hors des côtes. Dans cette vallée coexistent les marais, le Canal de Nantes à Brest, l’Oust et de nombreux autres cours d’eau.
La rivière d’Oust, affluent de la Vilaine, présente des particularités importantes aux Fougerêts. Avant la construction du Canal de Nantes à Brest entre 1820 et 1840, l’Oust était séparée en deux bras sinueux. Le tronçon de ce canal a été réalisé sur un de ces bras, traçant une quasi ligne droite du Gué du Boin jusqu’à l’Ecluse de Limur à Peillac. Joseph Desmars, en 1869, décrit « (…) les mille bras de l’Oust égarés dans les marais et le canal alignant orgueilleusement vers Malestroit les peupliers de ses digues (…) ». L’autre bras de la « rivière d’Oust », que l’on prononce quelques fois « out » ou « août », demeure à son état quasi naturel. De faible largeur et profondeur, elle serpente au fond de la vallée jusqu’au Mortier de Glénacet présente l’intérêt de proposer de nombreux points de passages mais aussi d’être une barrière naturelle.
Il serait hasardeux d’expliquer maintenant dans les détails l’importance de l’Oust aux Fougerêts. En effet, les activités humaines, notamment la pêche, l’agriculture et « les traditions » y sont particulièrement liées. Les différents guésou passages étaient utilisés autrefois pour mener le bétail dans les pâtures des marais. Les gués des Loulais, de Launay et du Bourg ont été utilisés jusque dans les années soixante-dix. Il n’y a que trois ponts qui franchissent l’Oust. Le pont qui relie le Port de Peillac n’a été construit qu’au XIX ème siècle remplaçant l’ancien bac. Les deux autres, des Loulais et des Cazes, sont contemporains, construits pour que les nouvelles machines agricoles puissent accéder aux terres des marais.
L’Oust était également le lieu d’une remontée quotidienne des eaux. Jusqu’à la mise en service du barrage d’Arzal en 1972, beaucoup de témoignages font allusion à la difficulté de traverser la rivière avec les bêtes, « (…) de l’eau aux mollets le matin, (…) jusqu’au bassin le soir (…) », aux différents gués. Les eaux maritimes remontaient la Vilaine formant un véritable mascaret jusqu’aux marais de Saint-Perreux. Ensuite, l’eau continuait sa route dans le lit de la rivière jusqu’aux Fougerêts, et même au-delà. Cette intrusion de l’Océan avait pour principal intérêt d’y amener les anguilles. Ces poissons ont une place toute particulière puisqu’ils ont été longtemps une base de l‘alimentation pour beaucoup de Fougerêtais. C’est en raison d’une technique de pêche à l’anguille, qui utilisait les vers de terre, que les Fougerêtais sont surnommés les Béguins.
Le Canal de Nantes à Brest empreinte un des anciens bras de l’Oust. Cet ancien projet, réalisé d’après les ordres de Napoléon Bonaparte, avait pour objectif de dynamiser le commerce fluvial en Bretagne. La portion fougerêtaise du Canal est inaugurée en 1842. Aujourd’hui, elle n’est plus utilisée que par des péniches de croisières et les pêcheurs.
Les marais sont le symbole du pays de Redon. En effet, qui n’a jamais entendu parler, au mois de janvier ou mars, des inondations à Redon comme celles de janvier 1995 et 1999 ? Ces marais sont « (…) très vastes au moment des pluies automnales et hivernales, ils disparaissent totalement l’été, et à leur place, une herbe drue occupe le terrain». Bien que le mot marais évoque habituellement une étendue d’eau variable mais permanente comme à Glénac, les prairies humides de Saint-Perreux ou bien des Fougerêts sont considérées par tous comme de véritables marais. Le barrage d’Arzal en a, néanmoins, fortement modifié l’aspect. Aux Fougerêts, la zone de marais s’étend entre les deux cours d’eau, le Canal de Nantes à Brest et l’Oust. Dans cette zone intermédiaire se rejoignent les eaux d’écoulements d’un réseau hydrographique dense. Les précipitations gonflent les petits cours d’eau qui s’écoulent vers les zones de creux. Ainsi, le carrefour du Pont de la Noe est souvent submergé, et finalement l’Oust et le Canal débordent et recouvrent les terres intermédiaires. Le recteur Joseph Coué écrit dans l’Echo des Fougerêts en janvier 1966 : « (…) l’année 1965 s’est terminée par une bien mauvaise journée de pluie et de vent et voici qu’en ce matin du premier janvier de l’an 1966, (…) nos marais ne forment plus qu’un beau grand lac. »
Les marais des Fougerêts ont longtemps rythmé la vie locale parce qu’ils offraient, par exemple, la possibilité aux agriculteurs d’y envoyer paitre le bétail et d’y organiser les mariages. Les témoignages des personnes de plus de cinquante-ans, en général, évoquent ces journées passées à garder les vaches, à s’amuser avec les autres enfants ou bien à fêter l’union de voisins. Toutefois aujourd’hui, ce n’est plus le cas en raison de l’évolution du monde agricole. Les terres des marais n’accueillent plus les troupeaux de vaches mais de grandes étendues de maïs, et ne restent à les parcourir que tracteurs et promeneurs. Les marais restent néanmoins toujours liés aux activités agricoles ; mais celles-ci ont été si bouleversées que sa perception en a été également modifiée. Ce regard nostalgique des plus anciens fait contrepoids avec une quasi-indifférence de la part des plus jeunes.
Les autres cours d’eau et sources ont une aussi une importance aux Fougerêts. Ils matérialisent les limites communales, alimentent l’Oust, le Canal, les lavoirs et les puits, traversent les marais. Le ruisseau de Groutel représente la frontière à l’Ouest avec Saint-Martin-sur-Oust et se jette dans le Canal de Nantes à Brest près de Boin. Autrefois, s’élevait un moulin à eau, au lieu-dit « le moulin de Groutel », mais celui-ci n’existe plus. Un autre cours d’eau délimite Les Fougerêts et La Gacilly, c’est le ruisseau de Mabio qui s’étend d’ouest en est. Il existe trois plans d’eau principaux dans la commune, celui de Groutel, de la Ville Caro et de la Jouardays. Ils alimentent en partie les lavoirs qui se trouvent à proximité. Les sources d’eau servent également aux lavoirs comme celui de Launay.
De nombreux lavoirs ont disparu lors du remembrement, mais il en subsiste encore quelques-uns. Ces sources sont nombreuses sur l’ensemble de la commune. Elles alimentent aussi les puits. La quantité de puits aux Fougerêts s’explique, entre autres, par la présence de ces sources qui courent le long de la pente vers les rivières et le marais. Il existe d’autres zones à caractère humide aux Fougerêts. Par exemple, les « noës » sont des terrains mal drainés ; j’ai pu rassembler quelques illustrations de ces termes dans la toponymie et micro toponymie locale. C’est le cas pour le hameau de la Noé Cado, du champ de la Noé du Vau Morel, du Près des Noés et du Pont de la Noe. Toutefois, c’est la tourbière de Couesmé située plus précisément à la limite Nord-Est de la commune près de la Loirie qui a attiré mon attention. Il m’a paru intéressant de l’évoquer puisqu’elle est fortement liée au réseau hydrographique de la commune. La tourbière est un écosystème d’eaux stagnantes qui peut éviter les inondations et atténuer les sécheresses. La tourbière de pente de Couesmé a pour principale conséquence la mise en place d’un microclimat ce qui conduit à une adaptation particulière de la faune et de la flore. Autrefois, la tourbière était vouée à la pâture des bêtes, mais elle est désormais protégée puisque rachetée par l’Association Communale de Chasse Agrée des Fougerêts ( A.C.C.A ) et par la Fondation Nationale pour la Protection des habitats français de la Faune sauvage. La tourbière me semble être une richesse indéniable aux Fougerêts dans la mesure où elle se situe dans une zone où l’agriculture intensive agit en général négativement sur la qualité de l’eau.
L’eau représente un élément majeur du patrimoine naturel. En effet, elle se conjugue sous différentes formes, des rivières aux petits ruisseaux et sources, et des marais à la tourbière. Les Fougerêtais sont sensibles à cet aspect du patrimoine local même si le rapport à ces éléments naturels n’est pas celui d’autrefois.
* ↑ La B.V.O s’étend sur quinze kilomètres jusqu’au confluent avec la Vilaine. Elle englobe le site de l’Ile aux Pies classé Grand Site Naturel en 1982. Neuf communes sont concernées par la politique d’aménagement et d’interprétation.
* ↑ Joseph DESMARS, Redon et ses environs, guide du voyageur, Redon, Guihaire, 1869, page 26.
* ↑ Joseph Desmars écrit quelques fois « l’Oult ».
* ↑ La décision de la construction du pont a été prise en 1867 (D.C.M 14/07/1867)
* ↑ Les tracteurs n’ont été utilisés par les agriculteurs locaux qu’à partir des années soixante lorsque les petits cultivateurs ont abandonné leurs exploitations
* ↑ Le barrage d’Arzal a été construit entre 1965 et 1972, entre autres, pour réduire le mouvement des marées afin de faciliter l’évacuation des eaux de la Vilaine pendant les périodes de crues.
* ↑ Ce bourg avait au Moyen Age le nom de Clos de Ressac.
* ↑ Entretien avec F3 et H3.
* ↑ Il faut prononcer « Beudjins ».
* ↑ GROUPEMENT CULTUREL BRETON DES PAYS DE VILAINE, Le marais des Pays de Vilaine, 1976, page 12.
* ↑ La Ville Caro et La Jouardays possèdent leurs lavoirs, le lavoir de la Fontaine d’Y reçoit les eaux du ruisseau de Groutel.
* ↑ Gaëlle COUEFFARD, Tourbière de Couesmé, 1993-1995.
### Le bocage et l’openfield.
J’ai choisi de présenter le bocage et l’openfield dans le patrimoine naturel bien qu’ils soient, l’un et l’autre, des constructions humaines. Toutefois, ils s’intègrent à cette étude au sens de paysage. Il est donc possible d’observer sur le terrain, et grâce aux témoignages, les traces d’un bocage qui, après le remembrement, a été remplacé par l’openfield. Cette analyse consacrée aux paysages des Fougerêts aura pour objectif de mettre en évidence la vocation agricole actuelle de la commune mais aussi les changements considérables qui ont eu lieu ces quarante dernières années.
Les traces du bocage aux Fougerêts sont aujourd’hui difficilement observables. Le Cadastre de 1824 permet d’observer une multitude de parcelles réservées à un usage individuel. Les usages collectifs consistaient à mettre en pâture les vaches dans les marais. Ce parcellaire réduit était délimité par de nombreux talus et haies. Dans la micro toponymie, j’ai relevé divers termes faisant allusion à de petites parcelles fermées et individuelles. Il y a par exemple le Clos du puits, la Clôture à Garet, le Grand Clos, la Petite Pièce, etc. Les seuls éléments du bocage qui demeurent visibles sont les talus, les haies de palis de schiste et les chemins creux. Les talus n’ont pas tous été arraché. Il reste encore quelques spécimens qui illustrent l’existence d’un bocage fait de centaines de micro parcelles.
Les haies de palis sont assez nombreuses aux Fougerêts pour délimiter les champs. Ces « clôtures » très anciennes permettaient d’empêcher les bêtes de s’échapper de l’enclos et de délimiter les champs. Il existe aussi quelques chemins qui sont les traces les plus marquantes d’un terroir de bocage et qui sont les premiers éléments du façonnement de l’espace par l’homme. Ces sentiers datent souvent des premiers défrichements du Bas Moyen-Age. Le « chemin de la tertré » relie les Loulais à la Hallais sur environ trois cents mètres, un autre chemin creux relie la sortie du Bourg à Rochenais, en passant derrière l’actuelle Zone Artisanale. Il est possible d’observer des vestiges de chemins creux au nord-ouest de la Ville Chauve près des nouveaux chemins d’exploitations en direction de Saint-Martin. Les chemins bocagers sont de faible largeur et ont été creusés par une utilisation intensive pendant plusieurs siècles. Ils permettaient, en outre, une évacuation de l’eau si bien qu’ils devenaient particulièrement boueux au printemps et à l’automne, et comme le souligne F3, très difficilement praticables lors des gelées hivernales.
Ce paysage de bocage a été profondément modifié en 1976 lors du remembrement aux Fougerêts. Cependant, entre la Croix Fourchée de bas et la Ville Macé, il est possible de se faire une petite idée de ce que pouvait être le bocage il y a encore trente ans. Le bocage apparaît pour beaucoup de Fougerêtais comme le paysage du passé. Comme les marais, c’était un lieu de jeu, de richesses naturelles mais aussi de travaux agricoles. Ces personnes, qui ont vécu ce paysage, connaissent pour la plupart les noms des champs et il est assez difficile quelques fois de suivre une conversation qui fait appel à cette micro toponymie.
L’ensemble de la commune se caractérise aujourd’hui par un paysage d’openfields. Celui-ci, même perturbé par quelques talus, montre de façon évidente le caractère agricole de la commune aujourd’hui. La surface agricole représente 78% de la surface totale des Fougerêts. L’openfield aux Fougerêts est surtout visible au Sud où les exploitations céréalières, essentiellement pour la production de maïs, sont les plus importantes. La production végétale concerne 69,5% et la pâture 29,6% des 1223 hectares de la Surface Agricole Utilisable. Les stocks de céréales et d’oléoprotéagineuxont été multipliés par trois entre 1988 et 2000 et le nombre de vaches demeurent plus ou moins stable aux environs de sept cents têtes de bétail. Cette description souligne une vocation agricole qui perdure aux Fougerêts. Le remembrement est apparu très tôt comme une nécessité pour faire face aux difficultés économiques. Le témoignage de Joseph Coué dans l’Echo des Fougerêts en octobre 1969 illustre l’espoir suscité : « (…) On peut bouder le progrès, mais on n’arrêtera pas sa marche en avant. Que vienne donc au plus vite le remembrement des terres ! Il sera tout aussi profitable aux petits propriétaires qu’aux fermiers. (…) » Cela eu, en effet, pour conséquence à long terme de faire croître de six à treize le nombre d’exploitations de plus de trente-cinq hectares entre 1979 et 2000. Mais les petites exploitations familiales ont alors complètement disparu, le nombre total des exploitations passe de soixante-dix huit, en 1979, à vingt-trois en 2000. Le développement agricole local suit la conjoncture nationale, et le paysage d’openfield mis en place par cette agriculture devient un patrimoine naturel pour les nouvelles générations comme, l’a été pour les plus âgés, le paysage bocager.
* ↑ Les chiffres pour l’agriculture sont tirés de la Fiche Comparative 1979-1988-2000 du Recensement agricole et de L’étude d ‘aménagement bocager pour la commune des Fougerêts, réalisée en 2000 par le Groupe de Vulgarisation Agricole.
* ↑ Les oléoprotéagineux sont le tournesol, le colza et le pois.
### Les landes et les fôrêts.
J’arrive maintenant à la description du patrimoine naturel des « hauteurs » des Fougerêts. Toute cette partie Nord de la commune, qui commence après le Chênot et qui s’étend d’est en ouest, se caractérise essentiellement par un paysage de crêtes où les landes et la forêt sont des éléments naturels majeurs. L’altitude varie dans cette zone entre soixante-dix et cent mètres. Selon les chiffres tirés de l’étude de Gaëlle Coueffard sur la tourbière de Couesmé, les landes couvrent 5,5% du territoire de la commune. La lande est une formation végétale rase, constituée essentiellement par les genêts, bruyères, ajoncs et fougères. La toponymie et la micro toponymie m’ont permis de relever de nombreux termes qui font allusion aux landes. Tout d’abord, le nom de la commune se rapporte aux fougères. Les chercheurs pensent, en effet, que l’étymologie des Fougerêts est issue du mot latin « filicaretum ».
Les Landes de Couesmé, à l’extrême Nord, appartiennent aux Landes de Lanvaux. Cependant, dans cette zone, la végétation typique de cet élément naturel n’est plus guère présente. Les zones de landes défrichées à Couesmé ont été reboisées. Certains témoignages évoquent la récolte de la bruyère dans les landes où chacun y possédait une petite parcelle. Les landes étaient utilisées pour la litière du bétailet comme pâture aux moutons comme le laisse supposer une chanson de mariage, « J’ai tout laissé les moutons sur la lande pour voir passer la jolie mariée (…) ». L’étude de la micro toponymie d’après le Cadastre de 1997 révèle plusieurs noms évoquant cet élément naturel: les Landes de Couebo, le Clos bruyère, Landes de Caillibouis, Landes de Rochenais. Aujourd’hui, c’est principalement à Rochenais et à la Ville Caro que les landes sont les plus courantes mais elles sont souvent associées à des pins.
La forêt est également une richesse naturelle aux Fougerêts. Elle couvre aujourd’hui 15,4% de la superficie totale de la commune. Constituée principalement de chênes, de châtaigniers et de pins maritimes, sa surface a fortement diminué depuis un siècle et demi. Tout comme la lande, les différentes zones forestières occupent la partie Nord de la commune. La forêt aux Fougerêts couvrait semble-t-il une très grande surface. Au Nord, cette zone forestière porte le nom de Forêt-Noire. Elle a été constituée par un reboisement récent des landes dans la partie septentrionale. Les pins maritimes et les bouleaux y sont majoritaires. La zone forestière occidentale n’est pas de même nature. En effet, la Forêt-Neuve est beaucoup plus ancienne. Elle constituait un grand ensemble dans lequel s’inscrit le château de la Forêt-Neuve à Glénac, ancienne demeure des seigneurs de Rieux. Cette Forêt-Neuve s’étendait jusqu’à la Croix Fourchée, comme il est possible de l’observer dans le Cadastre Napoléonien et par les essences présentes. Il y a effectivement beaucoup plus de feuillus, notamment les chênes et les châtaigniers.
Cependant, les zones forestières ont fortement diminué. Jusqu’au début des années soixante-dix, il a eu des défrichements importants afin d’accroître la surface agricole de la commune. Ainsi, une grande partie Ouest des Fougerêts s’est séparée de sa couverture végétale. L’Echo des Fougerêts de février 1967, sous la plume du recteur Coué, évoque la « (…) disparition de tous les taillis qui s’étendaient en profondeur de gauche et de droite de la route de Saint-Jacob à la Forêt-Neuve. Ainsi, c’est toute une contrée de la commune qui commence à changer d’aspect et voici que les habitants de la Marandais si bien nichés (…) dans les bois apparaissent déjà à découvert (…) D’ici quelques mois, plus d’une cinquantaine d’hectares de taillis seront ainsi mis en labour (…) ». La forêt, d’après les témoignages recueillis, avait une grande importance dans la vie locale. J’ai rencontré plusieurs personnes qui demeuraient près de ces zones boisées, et qui ont, en effet, souligné de façon évidente les liens entre le milieu naturel et les activités humaines. Il y a, par exemple, à Saint-Jacob un pavillon de chasse du XVI ème qui appartenait à une famille noble de Bains-sur-Oust. De nombreuses personnes de ce village travaillaient dans les métiers du bois, notamment sabotier et cercliers.
* ↑ Gaëlle COUEFFARD, Tourbière de Couesmé, 1993-1995.
* ↑ Bernard TANGUY, « Toponymie » in Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, page 950-952.
* ↑ Entretien F8.
* ↑ Entretien H1, F1 et F2.
### La faune et la flore.
Je veux souligner quelques aspects de cette faune et flore, typiques à la fois des Fougerêts mais aussi de l’ensemble de ce paysage de la vallée de l’Oust.
L’anguille est le poisson symbolique de l’Oust. Dans certains villages, comme aux Fougerêts, ce poisson et son mode de pêche ont donné des surnoms aux habitants. Les Fougerêtais sont appelés « Béguins », les habitants de Saint-Perreux les « Garciaux », nom donné aux anguilles pêchées dans ce village. Remontant la Vilaine et l’Oust lors des marées, ils représentaient une source de nourriture quasi inépuisable pour toutes les populations des bords de l’Oust et des marais. Avant la construction du barrage à l’estuaire de la Vilaine, les pêcheurs remplissaient leurs barques mais aujourd’hui, malgré une échelle à poisson à Arzal, la pêche d’une anguille devient très rare voire exceptionnelle pour un pécheur amateur. Je voudrais aussi parler de la tourbière de Couesmé. Dans cette zone humide unique, tout un cortège de plantes et d’animaux habituellement plus répandus dans les régions boréales sont présents. La faune et la flore se sont adaptées à ce milieu très particulier. Ainsi, j’ai pu noter la présence d’espèces très appréciées par les chasseurs comme les bécasses. Il y existe également une petite plante carnivore protégée : les Droseras.
Enfin, les éléments centraux de la flore aux Fougerêts sont les châtaigniers et les pommiers. Ces arbres font partie intégrante du paysage de la commune et du pays de Redon. Les châtaignes ont longtemps été utilisées comme compléments alimentaires, bouillies ou cuites au feu de bois. Ces fruits sont l’emblème de la fête annuelle de la Teillouse à Redon à l’automne. Le bois de châtaignier est également très apprécié dans la construction. Le châtaignier est une des essences les plus présentes dans les bois et forêts locales. Il est souvent associé en alternance avec le chêne dans les haies bocagères.
Le pommier et ses fruits peuvent être considérés comme un patrimoine des Fougerêts. Le cidre et l’eau-de-vie, « la goutte », sont des produits locaux de grande importance. Le cidre était, il y a encore trente ans, la boisson quotidienne, et la fabrication du cidre une activité communautaire. Dans chaque propriété, il y a au moins un petit verger, de deux ou trois pommiers. Il en existe de plus grands comme au Guet de Couesmé ou à l’Auté Garel. La production de pommes était très importante il y a encore trente ans. J’ai ainsi relevé dans l’Echo des Fougerêts, en janvier 1968, qu’ « (…) après enquête près des acheteurs [les usines de distillerie de Redon], c’est à 700 tonnes qu’on peut chiffrer la quantité de pommes. » Si l’on fait un rapide calcul, il y avait presque une tonne de pommes par personne. Comme le souligne Pascal Laloy et Ronan Désormeaux dans Regards sur le pays de Redon, « les paysages (…) tirent leurs richesses d’une heureuse imbrication de paysages très typés : en quelques centaines de mètres, nous pouvons quitter une large étendue de marais, remonter par des chemins bocagers étroits pour traverser ensuite des zones de culture très ouvertes avant de s’engager à l’intérieur de landes et de bois. » Il m’a semblé essentiel d’analyser dans un premier temps le patrimoine naturel et paysager de la commune des Fougerêts car les autres thèmes du patrimoine local y sont très fortement liés. Tout comme « (…) le paysage (…) est porteur des signes de l’œuvre antérieur des sociétés », l’homme construit son environnement à partir des richesses que lui offre la nature.
* ↑ Entretien F3.
* ↑ Plante à fins tentacules rouges lesquels retiennent prisonniers les insectes qui s’y posent.
### Sommaire:
* Introduction
* Methodologie
** Les Pays de Vilaine.
** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques.
** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local.
* Le patrimoine des Fougerêts.
** Un patrimoine paysager et naturel.
** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. »
** Un patrimoine religieux.
** Un patrimoine ethnologique.
* Les acteurs locaux fougeretais.
** La municipalité.
** Les associations et les particuliers.
* Patrimoine, identité et avenir.
** Le patrimoine, marqueur identitaire.
** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts.
* Conclusion.
* Les Sources.
* Bibliographie.
* Page d'accueil. |
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* Les deux Taureaux et une Grenouillefable d’Ésope
## Éditions
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Aristote :
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1,897 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Commentaire_de_la_logique_d%E2%80%99Aristote | Commentaire de la logique d’Aristote | # Commentaire de la logique d’Aristote
### Introduction
Tous les hommes sont naturellement désireux de savoir. Or savoir est le résultat de la démonstration, car la démonstration est le syllogisme qui produit le savoir. Pour satisfaire ce désir naturel dans l’homme, la démonstration devient nécessaire; car l’effet, comme tel, ne peut pas exister sans la cause. Et comme, ainsi que nous l’avons dit, la démonstration est le syllogisme, pour la connaître il faut préalablement connaître le syllogisme. Or, le syllogisme étant un certain tout formé de parties, on ne pourra le connaître, si l’on ne connaît pas les parties. Donc, pour connaître le syllogisme, il faut d’abord connaître ses parties. Or des parties du syllogisme quelques-unes sont prochaines, comme les propositions et la conclusion, qui toutes sont appelées énonciations. D’autres sont éloignées, comme les termes qui sont les parties de l’énonciation. Il faut donc traiter de ces choses, à savoir de l’énonciation et des termes, avant de parler du syllogisme. Or tout terme qui se dit sans complexion signifie la substance, ou la quantité, ou la qualité, ou quelque chose des autres prédicaments; c’est pourquoi, avant de traiter de l’énonciation, il faut s’occuper des prédicaments. Et parce que le prédicament, dans le sens que nous entendons ici, n’est autre chose que la disposition des choses prédicables dans l’ordre prédicamental, pour connaître les prédicaments, il faut d’abord connaître les choses prédicables. Donc, pour parvenir à la science qui est l’objet des désirs de tous, tel doit être l’ordre que nous garderons avec le secours de Dieu; nous traiterons d’abord des cinq choses prédicables, secondement des dix prédicaments, troisièmement de l’énonciation, quatrièmement du syllogisme simpliciter, cinquièmement du syllogisme appliqué à la matière démonstrative ou de la démonstration. Quant au syllogisme appliqué à la matière probable, lequel appartient à la partie de la logique appelée dialectique, dont il est question dans le livre des Topiques, et au syllogisme appliqué à la matière sophistique, qui est opposé au syllogisme dialectique dont on parle dans le livre Elenchorum, je n’ai pas intention de m’en occuper pour le moment. |
1,900 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Politique--Traduction_Barth%C3%A9lemy-Saint-Hilaire | La Politique/Traduction Barthélemy-Saint-Hilaire | # La Politique/Traduction Barthélemy-Saint-Hilaire
## LIVRE I. de la société civile. — de l’esclavage. — de la propriété. — du pouvoir domestique.
### CHAPITRE PREMIER
§ 1. Tout État est évidemment une association ; et toute association ne se forme qu’en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur paraît être bon. Evidemment toutes les associations visent à un bien d’une certaine espèce, et le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres ; et celle-là, on la nomme précisément État et association politique.
§ 2. Des auteurs n’ont donc pas raison d’avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent. C’est supposer qu’entre chacun d’eux toute la différence est du plus au moins, sans être spécifique ; qu’ainsi un petit nombre d’administrés constitueraient le maître ; un nombre plus grand, le père de famille ; un plus grand encore, le magistrat ou le roi ; c’est supposer qu’une grande famille est absolument un petit État. Ces auteurs ajoutent, en ce qui concerne le magistrat et le roi, que le pouvoir de l’un est personnel et indépendant ; et que l’autre, pour me servir des définitions mêmes de leur prétendue science, est en partie chef et en partie sujet.
§ 3. Toute cette théorie est fausse ; il suffira, pour s’en convaincre, d’adopter dans cette étude notre méthode habituelle. Ici, comme partout ailleurs, il convient de réduire le composé à ses éléments indécomposables, c’est-à-dire, aux parties les plus petites de l’ensemble. En cherchant ainsi quels sont les éléments constitutifs de l’État, nous reconnaîtrons mieux en quoi diffèrent ces éléments ; et nous verrons si l’on peut établir quelques principes scientifiques dans les questions dont nous venons de parler. Ici, comme partout ailleurs, remonter à l’origine des choses et en suivre avec soin le développement, est la voie la plus sûre pour bien observer.
§ 4. D’abord, il y a nécessité dans le rapprochement de deux êtres qui ne peuvent rien l’un sans l’autre : je veux parler de l’union des sexes pour la reproduction. Et là rien d’arbitraire ; car chez l’homme, aussi bien que chez les autres animaux et dans les plantes, c’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image.
C’est la nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander, et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore que la nature a voulu que l’être capable par ses facultés corporelles d’exécuter des ordres, obéît en esclave ; et c’est par là que l’intérêt du maître et celui de l’esclave s’identifient.
§ 5. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esclave. C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux de Delphes. Chez elle, un être n’a qu’une destination, parce que les instruments sont d’autant plus parfaits, qu’ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. Chez les Barbares, la femme et l’esclave sont des êtres de même ordre. La raison en est simple : la nature, parmi eux, n’a point fait d’être pour commander. Entre eux, il n’y a réellement union que d’un esclave et d’une esclave ; et les poètes ne se trompent pas en disant :
Oui, le Grec au Barbare a droit de commander,
puisque la nature a voulu que Barbare et esclave ce fût tout un.
§ 6. Ces deux premières associations, du maître et de l’esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille ; et Hésiode l’a fort bien dit dans ce vers :
La maison, puis la femme, et le bœuf laboureur.
car le pauvre n’a pas d’autre esclave que le bœuf. Ainsi donc l’association naturelle de tous les instants, c’est la famille ; Charondas a pu dire, en parlant de ses membres, « qu’ils mangeaient à la même table » ; et Épiménide de Crète, « qu’ils se chauffaient au même foyer ». § 7. L’association première de plusieurs familles, mais formée en vue de rapports qui ne sont plus quotidiens, c’est le village, qu’on pourrait bien justement nommer une colonie naturelle de la famille ; car les individus qui composent le village ont, comme s’expriment d’autres auteurs, « sucé le lait de la famille » ; ce sont ses enfants et « les enfants de ses enfants ». Si les premiers États ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujourd’hui, c’est que ces Etats s’étaient formés d’éléments habitués à l’autorité royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi ; et les colonies de la famille ont filialement suivi l’exemple qui leur était donné. Homère a donc pu dire :
Chacun à part gouverne en maître Ses femmes et ses fils.
Dans l’origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaient ainsi. De là encore cette opinion commune qui soumet les dieux à un roi ; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l’autorité royale, et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à leur image. § 8. L’association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l’on peut dire, à ce point de se suffire absolument à lui-même, né d’abord des besoins de la vie, et subsistant parce qu’il les satisfait tous.
Ainsi l’État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est la fin dernière ; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval, ou d’une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens ; et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur. § 9. De là cette conclusion évidente, que l’Etat est un fait de nature, que naturellement l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère :
Sans famille, sans lois, sans foyer....
L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.
§ 10. Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
§ 11. On ne peut douter que l’État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.
§ 12. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’État et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’État. C’est une brute ou un dieu.
§ 13. La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.
### CHAPITRE II.
Théorie de l’esclavage naturel. — Opinions diverses pour ou contre l’esclavage ; opinion personnelle d’Aristote ; nécessité des instruments sociaux ; nécessité et utilité du pouvoir et de l’obéissance. — La supériorité et l’infériorité naturelles font les maîtres et les esclaves ; l’esclavage naturel est nécessaire, juste et utile ; le droit de la guerre ne peut fonder l’esclavage. — Science du maître ; science de l’esclave.
§ 1. Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l’État s’est formé, il faut nous occuper tout d’abord de l’économie qui régit les familles, puisque l’État est toujours composé de familles. Les éléments de l’économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres. Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d’abord à l’examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la famille sont le maître et l’esclave, l’époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d’individus, et voir ce qu’est chacun d’eux et ce qu’il doit être. § 2. On a donc à considérer, d’une part, l’autorité du maître, puis, l’autorité conjugale ; car la langue grecque n’a pas de mot particulier pour exprimer ce rapport de l’homme et de la femme ; et enfin, la génération des enfants, notion à laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d’énumérer, on pourrait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs confondent avec l’administration domestique, et qui, selon d’autres, en est au moins une branche fort importante ; nous l’étudierons aussi : c’est ce qu’on appelle l’acquisition des biens.
Occupons-nous d’abord du maître et de l’esclave, afin de connaître à fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satisfaisantes que celles qui sont reçues aujourd’hui.
§ 3. On soutient d’une part qu’il y a une science propre au maître et qu’elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous l’avons dit en débutant. D’autres, au contraire, prétendent que le pouvoir du maître est contre nature ; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves, mais que la nature ne met aucune différence entre eux ; et même, par suite, que l’esclavage est inique, puisque la violence l’a produit.
§ 4. D’un autre côté, la propriété est une partie intégrante de la famille ; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque, sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s’ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’instruments spéciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vivant, l’ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un véritable instrument. D’après le même principe, on peut dire que la propriété n’est qu’un instrument de l’existence, la richesse une multiplicité d’instruments, et l’esclave une propriété vivante ; seulement, en tant qu’instrument, l’ouvrier est le premier de tous.
§ 5. Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, « qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux » ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves. Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production ; la propriété au contraire est simplement d’usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l’usage qu’on en fait ; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
§ 6. En outre, comme la production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l’usage, et non la production des choses ; et l’esclave ne sert qu’à faciliter tous ces actes d’usage. Propriété est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie : la partie fait non seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une chose autre qu’elle-même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement le maître de l’esclave, mais il ne tient pas essentiellement à lui ; l’esclave, au contraire, est non seulement l’esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
§ 7. Ceci montre nettement ce que l’esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s’appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l’homme d’un autre, celui qui en tant qu’homme devient une propriété ; et la propriété est un instrument d’usage et tout individuel.
§ 8. Il faut voir maintenant s’il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s’il n’en existe point ; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d’être esclave, ou bien si tout esclavage est un fait contre nature. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L’autorité et l’obéissance ne sont pas seulement choses nécessaires ; elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même qu’ils naissent, sont destinés, les uns à obéir, les autres à commander, bien qu’avec des degrés et des nuances très diverses pour les uns et pour les autres. L’autorité s’élève et s’améliore dans la même mesure que les êtres qui l’appliquent ou qu’elle régit. Elle vaut mieux dans les hommes que dans les animaux, parce que la perfection de l’œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers ; et une œuvre s’accomplit partout où se rencontrent l’autorité et l’obéissance.
§ 9. Ces deux éléments d’obéissance et de commandement se retrouvent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu’elles soient d’ailleurs séparées ou continues. C’est là une condition que la nature impose à tous les êtres animés ; et l’on pourrait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie : telle est, par exemple, l’harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut-être trop loin de notre sujet.
§ 10. D’abord, l’être vivant est composé d’une âme et d’un corps, faits naturellement l’une pour commander, l’autre pour obéir. C’est là du moins le vœu de la nature, qu’il importe de toujours étudier dans les êtres développés suivant ses lois régulières, et non point dans les êtres dégradés. Cette prédominance de l’âme est évidente dans l’homme parfaitement sain d’esprit et de corps, le seul que nous devions examiner ici. Dans les hommes corrompus ou disposés à l’être, le corps semble parfois dominer souverainement l’âme, précisément parce que leur développement irrégulier est tout à fait contre nature.
§ 11. Il faut donc, je le répète, reconnaître d’abord dans l’être vivant l’existence d’une autorité pareille tout ensemble et à celle d’un maître et à celle d’un magistrat ; l’âme commande au corps comme un maître à son esclave ; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évidemment on ne saurait nier qu’il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l’âme ; et pour la partie sensible de notre être, d’obéir à la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous.
§ 12. II en est de même entre l’homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages ; et c’est pour eux un grand avantage, dans l’intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander,et celui-ci, pour obéir.
§ 13. C’est là aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute, à l’homme, et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. Pour ces hommes-là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l’autorité du maître ; car il est esclave par nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c’est qu’il ne peut aller qu’au point de comprendre la raison quand un autre la lui montre ; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peuvent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs impressions.
§ 14. Au reste, l’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes : les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence. La nature même le veut, puisqu’elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves, donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de la société, rendant au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes labeurs, et les destinant seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupations de la guerre et celles de la paix.
§ 15. Souvent, j’en conviens, il arrive tout le contraire ; les uns n’ont d’hommes libres que le corps, comme les autres n’en ont que l’âme. Mais il est certain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu’ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement que les moins beaux doivent être les esclaves des autres ; et si cela est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant de l’âme ; mais la beauté de l’âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle.
Quoi qu’il en puisse être, il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l’esclavage est utile autant qu’il est juste.
§ 16. Du reste, on nierait difficilement que l’opinion contraire renferme aussi quelque vérité. L’idée d’esclavage et d’esclave peut s’entendre de deux façons : on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu à la guerre se reconnaît la propriété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d’illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu’il est horrible, selon eux, que le plus fort, par cela seul qu’il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave.
§ 17. Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d’autre, c’est que la vertu a droit, quand elle en a le moyen, d’user, jusqu’à un certain point, même de la violence, et que la victoire suppose toujours une supériorité, louable à certains égards. Il est donc possible de croire que la force n’est jamais dénuée de mérite, et qu’ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé pour les uns dans la bienveillance et l’humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais chacune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et fausse ; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de commander en maître n’appartient pas à la supériorité de mérite.
§ 18. Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu’ils croient un droit, et une loi a bien toujours quelque apparence de droit, avancent que l’esclavage est juste quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire ; car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l’on n’appellera jamais esclave celui qui ne mérite pas de l’être ; autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d’autres esclaves, parce qu’ils auraient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d’appliquer ce nom d’esclave seulement aux Barbares et de le répudier pour leur propre nation. Cela revient donc à chercher ce que c’est que l’esclavage naturel ; et c’est là précisément ce que nous nous sommes d’abord demandé.
§ 19. Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d’autres, ne sauraient l’être nulle part. Il en est de même pour la noblesse : les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non seulement dans leur patrie, mais en tous lieux ; à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux. Ils supposent donc que telle race est d’une manière absolue libre et noble, et que telle autre ne l’est que conditionnellement. C’est l’Hélène de Théodecte qui s’écrie :
De la race des dieux de tous côtés issue,
Qui donc du nom d’esclave oserait me flétrir?
Cette opinion revient précisément à fonder sur la supériorité et l’infériorité naturelle toute la différence de l’homme libre et de l’esclave, de la noblesse et de la roture. C’est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu’un homme produit un homme, et qu’un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.
§ 20. On peut donc évidemment soulever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l’autre de régner en maître ; on peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l’autorité du maître sur l’esclave est également juste et utile ; ce qui n’empêche pas que l’abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l’intérêt du corps est celui de l’âme ; l’esclave est une partie du maître ; c’est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l’esclave, quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque ; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l’un et l’autre.
§ 21. Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très distincts, et que, malgré ce qu’on en a dit, toutes les autorités ne se confondent pas en une seule : l’une concerne des hommes libres, l’autre des esclaves par nature ; l’une, et c’est l’autorité domestique, appartient à un seul, car toute famille est régie par un seul chef ; l’autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux.
§ 22. On est maître, non point parce qu’on sait commander, mais parce qu’on a certaine nature ; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maîtres à la science qu’ils doivent pratiquer tout aussi bien que les esclaves ; et l’on a déjà professé une science des esclaves à Syracuse, où, pour de l’argent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les détails du service domestiqué. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe : « II y a esclave et esclave, il y a maître et maître ».
§ 23. Tous ces apprentissages forment la science des esclaves. Savoir employer des esclaves forme la science du maître, qui est maître bien moins en tant qu’il possède des esclaves, qu’en tant qu’il en use. Cette science n’est, il est vrai, ni bien étendue, ni bien haute ; elle consiste seulement à savoir commander ce que les esclaves doivent savoir faire. Aussi, dès qu’on peut s’épargner cet embarras, on en laisse l’honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.
La science de l’acquisition, mais de l’acquisition naturelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler ; elle a tout à la fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.
§ 24. Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l’esclave.
### CHAPITRE III.
De la propriété naturelle et artificielle. — Théorie de l’acquisition des biens ; l’acquisition des biens ne regarde pas directement l’économie domestique, qui emploie les biens, mais qui n’a pas à les créer. — Modes divers d’acquisition : l’agriculture, le pacage, la chasse, la pèche, le brigandage, etc. ; tous ces modes constituent l’acquisition naturelle. — Le commerce est un mode d’acquisition qui n’est pas naturel ; double valeur des choses, usage ci, échange ; nécessité et utilité de la monnaie ; la vente ; avidité insatiable du commerce ; réprobation de l’usure.
§ l. Puisque aussi bien l’esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l’acquisition des biens.
La première question est de savoir si la science de l’acquisition ne fait qu’un avec la science domestique, ou si elle en est une branche, ou seulement un auxiliaire. Si elle en est l’auxiliaire, est-ce comme l’art de faire des navettes sert à l’art de tisser? ou bien comme l’art de fondre les métaux sert au statuaire? Les services de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts : là, c’est l’instrument qui est fourni ; ici, c’est la matière. J’entends par matière la substance qui sert à confectionner un objet : par exemple, la laine pour le fabricant, l’airain pour le statuaire. Ceci montre que l’acquisition des biens ne se confond pas avec l’administration domestique, puisque l’une emploie ce que l’autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n’est à l’administration domestique?
§ 2. Reste à savoir si l’acquisition des choses n’est qu’une branche de cette administration, ou bien une science à part. D’abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si l’art de l’agriculture, et en général la recherche et l’acquisition des aliments, est compris dans l’acquisition des biens, ou s’il forme un mode spécial d’acquérir.
§ 3. Mais les genres d’alimentation sont extrêmement variés ; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l’homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l’état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s’isolent, selon que l’exige l’intérêt de leur subsistance, parce que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C’est pour leur faciliter la recherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carnivores et celle des frugivores différent justement en ce qu’ils n’aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d’eux a des goûts particuliers.
§ 4. On en peut dire autant des hommes. Leurs modes d’existence ne sont pas moins divers. Les uns, dans un désœuvrement absolu, sont nomades ; sans peine et sans travail, ils se nourrissent de la chair des animaux qu’ils élèvent. Seulement, comme leurs troupeaux sont forcés, pour trouver pâture, de changer constamment de place, eux aussi sont contraints de les suivre ; c’est comme un champ vivant qu’ils cultivent. D’autres subsistent de proie ; mais la proie des uns n’est pas celle des autres : pour ceux-ci, c’est le pillage ; pour ceux-là, c’est la pêche, quand ils habitent le bord des étangs ou des marais, les rivages des fleuves ou de la mer ; d’autres chassent les oiseaux et les bêtes fauves. Mais la majeure partie du genre humain vit de la culture de la terre et de ses fruits.
§ 5. Voici donc à peu près tous les modes d’existence où l’homme n’a besoin d’apporter que son travail personnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce : nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent à l’aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant à l’une de quoi remplir les lacunes de l’autre : ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.
§ 6. Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aussitôt après leur naissance, et tout aussi bien après leur entier développement. Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu’à ce qu’il soit en état de se pourvoir lui-même. C’est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pendant un certain temps en eux-mêmes les aliments dès nouveau-nés ; ce qu’on nomme le lait n’est pas autre chose.
§ 7. Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement développés ; et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l’homme. Privés, ils le servent et le nourrissent ; sauvages, ils contribuent, si ce n’est tous, au moins la plupart, à sa subsistance et à ses besoins divers ; ils lui fournissent des vêtements et encore d’autres ressources. Si donc la nature ne fait rien d’incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu’elle ait créé tout cela pour l’homme.
§ 8. Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d’acquérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ; c’est une guerre que la nature elle-même a faite légitime. Voilà donc un mode d’acquisition naturelle, faisant partie de l’économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accumuler ces indispensables moyens de subsistance sans lesquels ne se formeraient, ni l’association de l’État, ni l’association de la famille.
§ 9. Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses ; et les emprunts que le bien-être peut faire à ce genre d’acquisition sont bien loin d’être illimités, comme Solon l’a poétiquement prétendu :
L’homme peut sans limite augmenter ses richesses.
C’est qu’au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n’est point d’art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en étendue ; et la richesse n’est que l’abondance des instruments domestiques et sociaux. Il existe donc évidemment un mode d’acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources.
§ 10. Reste maintenant cet autre genre d’acquisition qu’on appelle plus particulièrement, et à juste titre, l’acquisition des biens ; et pour celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété peuvent s’augmenter indéfiniment. La ressemblance de ce second mode d’acquisition avec le premier, est cause qu’ordinairement on ne voit dans tous deux qu’un seul et même objet. Le fait est qu’ils ne sont ni identiques, ni bien éloignés ; le premier est naturel ; l’autre ne vient pas de la nature, et il est bien plutôt le produit de l’art et de l’expérience. Nous en commencerons ici l’étude.
§ 11. Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l’un est spécial à la chose, l’autre ne l’est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l’argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n’avait point été faite pour l’échange. J’en dirai autant de toutes les autres propriétés ; l’échange, en effet, peut s’appliquer à toutes, puisqu’il est né primitivement entre les hommes de l’abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie.
§ 12. Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de l’acquisition naturelle. Dans l’origine, l’échange ne s’étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu’il se produise, il faut que déjà le cercle de l’association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout était commun ; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s’établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C’est encore là le seul genre d’échange que connaissent bien des nations barbares ; il ne va pas au delà du troc des denrées indispensables ; c’est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé ; et ainsi du reste.
§ 13. Ce genre d’échange est parfaitement naturel, et n’est point, à vrai dire, un mode d’acquisition, puisqu’il n’a d’autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C’est là, cependant, qu’on peut trouver logiquement l’origine de la richesse. À mesure que ces rapports de secours mutuels se transformèrent en se développant, par l’importation des objets dont on était privé et l’exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l’usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.
§ 14. On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ; ce fut du fer, par exemple, de l’argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d’abord la dimension et le poids, et qu’enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d’une empreinte particulière, signe de sa valeur.
§ 15. Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d’acquisition, excessivement simple dans l’origine, mais perfectionnée bientôt par l’expérience, qui révéla, dans la circulation des objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16. Voilà comment il semble que la science de l’acquisition a surtout l’argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l’opulence. C’est qu’on place souvent l’opulence dans l’abondance de l’argent, parce que c’est sur l’argent que roulent l’acquisition et la vente ; et cependant cet argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine, n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité? Et n’est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l’abondance n’empêche pas de mourir de faim? C’est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.
§ 17. C’est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l’opulence et la source de la richesse ne sont point ailleurs ; et certes la richesse et l’acquisition naturelles, objet de la science domestique, sont tout autre chose. Le commerce produit des biens, non point d’une manière absolue, mais par le déplacement d’objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c’est l’argent qui paraît surtout préoccuper le commerce ; car l’argent est l’élément et le but de ses échanges ; et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d’acquisition semble bien réellement n’avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guérisons à l’infini ; comme elle, tous les arts placent dans, l’infini l’objet qu’ils poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même leur sert à tous de borne ; bien loin de là, l’acquisition commerciale n’a pas même pour fin le but qu’elle poursuit, puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indéfinis.
§ 18. Mais si l’art de cette richesse n’a pas de bornes, la science domestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l’on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire ; tous les négociants voient s’accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes d’acquisition, employant le même fonds qu’elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l’une ayant un tout autre but que l’accroissement indéfini de l’argent, qui est l’unique objet de l’autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée ; et ils se persuadent fermement qu’il faut à tout prix conserver ou augmenter à l’infini la somme d’argent qu’on possède.
§ 19. Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n’ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n’en ont pas davantage. Ceux-là mêmes qui s’attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances corporelles ; et comme la propriété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien ; de là, naît cette seconde branche d’acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument besoin d’une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et l'on applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas.
§ 20. Ainsi, faire de l’argent n’est pas l’objet du courage, qui ne doit nous donner qu’une mâle assurance ; ce n’est pas non plus l’objet de l’art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l’un la victoire, l’autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu’une affaire d’argent, comme si c’était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.
Voilà donc ce que j’avais à dire sur les divers moyens d’acquérir le superflu ; j’ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l’art de la véritable et nécessaire richesse, j’ai montré qu’il était tout différent de celui-là ; qu’il n’était que l’économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance ; art non pas infini comme l’autre, mais ayant au contraire des limites positives.
§ 21. Ceci rend parfaitement claire la question que nous nous étions d’abord posée, à savoir si l’acquisition des biens est ou non l’affaire du chef de famille et du chef de l’Etat. Il est vrai qu’il faut toujours supposer la préexistence de ces biens. Ainsi, la politique même ne fait pas les hommes ; elle les prend tels que la nature les lui donne, et elle en use. De même, c’est à la nature de nous fournir les premiers aliments, qu’ils viennent de la terre, de la mer, ou de toute autre source ; c’est ensuite au chef de famille de disposer de ces dons comme il convient de le faire ; c’est ainsi que le fabricant ne crée pas la laine ; mais il doit savoir l’employer, en distinguer les qualités et les défauts, et connaître celle qui peut servir et celle qui ne le peut pas.
§ 22. On pourrait demander encore pourquoi, tandis que l’acquisition des biens fait partie du gouvernement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison : si d’un côté le chef de famille et le chef de l’État doivent s’occuper de la santé de leurs administrés, d’un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu’à certain point, concernent son chef, et, jusqu’à certain point, concernent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C’est exclusivement à la nature, je le répète, de donner le premier fonds. C’est à la nature d’assurer la nourriture à l’être qu’elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.
§ 23. L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement comme n’étant pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu d’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.
### CHAPITRE IV
Considérations pratiques sur l’acquisition des biens ; richesse naturelle, richesse artificielle : l’exploitation des bois et des mines est une troisième espèce de richesse. — Auteurs qui ont écrit sur ces matières : Charès de Paros et Apollodore de Lemnos. — Spéculations ingénieuses et sûres pour acquérir de la fortune ; spéculation de Thales ; les monopoles employés par les particuliers et par les États.
§ 1. De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considérations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie ; mais l’application a ses nécessités.
La science de la richesse dans ses branches pratiques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l’emploi des produits les plus avantageux : à savoir, par exemple, si l’on doit se livrer à l’élève des chevaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habilement les espèces les plus profitables selon les localités ; car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l’agriculture, et les terres qu’il faut laisser sans arbres et celles qu’il convient de planter ; elle s’occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l’air et des eaux qui peuvent offrir quelques ressources.
§ 2. Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite.
Quant à la richesse que produit l’échange, son élément principal, c’est le commerce, qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucratives : commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s’appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manœuvres qui n’ont que leurs bras. Il est encore un troisième genre de richesse intermédiaire entre la richesse naturelle et la richesse d’échange, tenant de l’une et de l’autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n’être pas des fruits, n’en ont pas moins leur utilité : c’est l’exploitation des bois ; c’est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.
§ 3. Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu’ils concernent ; pour nous, ils ne seraient que fastidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard ; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres ; les plus serviles, ceux qui l’occupent davantage ; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d’intelligence et de mérite.
§ 4. Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture des champs et des bois. Le reste a été traité dans d’autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseignements peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.
§ 5. Je citerai ce qu’on raconte de Thales de Milet ; c’est une spéculation lucrative, dont on lui a fait particulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante ; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n’avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thales prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, bien que ce ne soit pas là l’objet de leurs soins.
§ 6. On donne ceci pour un grand exemple d’habileté de la part de Thales ; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général à tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des Etats qui, dans un besoin d’argent, ont recours à cette ressource, et s’attribuent un monopole général de toutes les ventes.
§ 7. Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines ; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante.
§ 8. Denys en fut informé ; et tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune, il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Thales : tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des Etats. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d’employer ces moyens-là pour s’enrichir ; et l’on pourrait même dire que c’est de cette seule partie du gouvernement que bien des gouvernants croient devoir s’occuper.
### CHAPITRE V
Du pouvoir domestique ; rapports du mari à la femme, du père aux enfants. — Vertus particulières et générales de l’esclave, de la femme et de l’enfant. — Différence profonde de l’homme et de la femme ; erreur de Socrate ; louables travaux de Gorgias. — Qualités de l’ouvrier. — Importance de l’éducation des femmes et de celle des enfants.
§ 1. Nous avons dit que l’administration de la famille repose sur trois sortes de pouvoirs : celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l’époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républicaine pour la première, et royale pour les autres. L’homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l’être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l’être plus jeune et incomplet.
§ 2. Dans la constitution républicaine, on passe ordinairement par une alternative d’obéissance et d’autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout ; ce qui n’empêche pas qu’on cherche à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu’elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations, par des honneurs. C’est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l’histoire de sa cuvette. Le rapport de l’homme à la femme reste toujours tel que je viens de le dire. L’autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L’affection et l’âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu’aux rois ; et quand Homère appelle Jupiter :
...Père immortel des hommes et des dieux,
il a bien raison d’ajouter qu’il est aussi leur roi ; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu’eux ; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l’enfant. § 3. Il n’est pas besoin de dire qu’on doit mettre bien plus de soin à l’administration des hommes qu’à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu’à la perfection des secondes, qui constituent la richesse ; bien plus de soin à la direction des êtres libres qu’à celle des esclaves. La première question, quant à l’esclave, c’est de savoir si l’on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d’instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l’équité, etc. ; ou bien, s’il ne peut avoir d’autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de doute. Si l’on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n’est pas moins absurde ; car ils sont hommes, et ont leur part de raison. § 4. La question est à peu près la même pour la femme et l’enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales ? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L’enfant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas ? Et d’une manière générale, l’être fait par la nature pour commander et l’être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus différentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d’où vient que l’un doit commander, et l’autre obéir à jamais ? Il n’y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n’existe aucune différence de ce genre. § 5. Exiger des vertus de l’un, n’en point exiger de l’autre serait encore plus étrange. Si l’être qui commande n’a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? Si l’être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir? Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C’est ce que nous avons déjà dit de l’âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes : l’une pour commander, l’autre pour obéir ; et leurs qualités sont bien diverses, l’une étant douée de raison, l’autre en étant privée. § 6. Cette relation s’étend évidemment au reste des êtres ; et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l’obéissance. Ainsi, l’homme libre commande à l’esclave tout autrement que l’époux à la femme, et le père, à l’enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l’âme existent dans tous ces êtres ; mais ils y sont à des degrés bien divers. L’esclave est absolument privé de volonté ; la femme en a une, mais en sous-ordre ; l’enfant n’en a qu’une incomplète. § 7. Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d’eux. L’être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l’architecte qui ordonne ; et l’architecte ici, c’est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu’ils ont à remplir. § 8. Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l’homme n’est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l’un est toute de commandement ; celle de l’autre, toute de soumission. Et j’en dis autant de toutes leurs autres vertus ; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d’examiner les choses en détail. C’est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que « la vertu est une bonne disposition de l’âme », et la pratique de la sagesse ; ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. À de pareilles définitions, je préfère de beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poète d’une des qualités féminines :
Un modeste silence est l’honneur de la femme,
est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme. § 9. L’enfant étant un être incomplet, il s’ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu’elle doit être rapportée à l’être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l’esclave. Nous avons établi que l’utilité de l’esclave s’applique aux besoins de l’existence ; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite ; il n’en aura que ce qu’il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse. § 10. Mais, ceci étant admis, pourra-t-on dire : Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l’intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n’y a-t-il point ici une énorme différence ? L’esclave partage notre vie ; l’ouvrier au contraire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu’autant précisément qu’il a d’esclavage ; car le labeur de l’ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l’esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier. § 11. Il faut donc avouer que le maître doit être pour l’esclave l’origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu’il n’ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l’apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d’indulgence encore que les enfants. Du reste, je m’arrête ici sur ce sujet. Quant à ce qui concerne l’époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d’eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu’ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s’occuper dans les études politique. §12. En effet tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l’État ; or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l’ensemble. Il faut donc que l’éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l’organisation politique, s’il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l’État le soit comme eux. Or c’est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres ; et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l’État.
§ 13. En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous finirons ici une discussion qui nous semble épuisée ; et nous passerons à un autre sujet, c’est-à-dire, à l’examen des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.
### CHAPITRE PREMIER
Examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des femmes et des enfants. — L’unité politique, telle que la conçoit Platon, est une chimère, et elle détruirait l’État, loin de le fortifier ; équivoque que présente la discussion de Platon. — Insouciance ordinaire des associés pour les propriétés communes ; impossibilité de cacher aux citoyens les liens de famille qui les unissent ; dangers de l’ignorance où on les laisserait à cet égard ; crimes contre nature ; indifférence des citoyens les uns pour les autres. — Condamnation absolue de ce système.
§ 1. Puisque notre but est de chercher, parmi toutes les associations politiques, celle que devraient préférer des hommes maîtres d’en choisir une à leur gré, nous aurons à étudier à la fois l’organisation des Etats qui passent pour jouir des meilleures lois, et les constitutions imaginées par des philosophes, en nous arrêtant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d’elles peut renfermer de bon et d’applicable ; et nous montrerons en même temps que, si nous demandons une combinaison politique différente de toutes celles-là, nous sommes poussé à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes.
§ 2. Nous poserons tout d’abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir : que la communauté politique doit nécessairement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou comprendre certains objets à l’exclusion de certains autres. Que la communauté politique n’atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l’État est une association ; et d’abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l’unité de lieu constituant l’unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens.
Je demande si, pour les choses où la communauté est facultative, il est bon qu’elle s’étende, dans l’État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu’elle soit restreinte à quelques-uns ? Ainsi, la communauté peut s’étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans sa République ; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. Je le demande donc : L’état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ?
§ 3. La communauté des femmes présente de bien autres embarras que l’auteur ne semble le croire ; et les motifs allégués par Socrate pour la légitimer paraissent une conséquence fort peu rigoureuse de sa discussion. Bien plus, elle est incompatible avec le but même que Platon assigne à tout État, du moins sous la forme où il la présente ; et quant aux moyens de résoudre cette contradiction, il s’est abstenu d’en rien dire. Je veux parler de cette unité parfaite de la cité entière, qui est pour elle le premier des biens ; car c’est là l’hypothèse de Socrate. § 4. Mais pourtant il est bien évident qu’avec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est fort multiple ; mais si elle prétend à l’unité, de cité elle devient famille ; de famille, individu ; car la famille a bien plus d’unité que la cité, et l’individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fût-il possible de réaliser ce système, il faudrait s’en garder, sous peine d’anéantir la cité. Mais la cité ne se compose pas seulement d’individus en certain nombre ; elle se compose encore d’individus spécifiquement différents ; les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n’est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l’espèce des associés fût-elle d’ailleurs parfaitement identique ; une alliance est comme la balance, où l’emporte toujours le plateau le plus chargé. § 5. C’est par ce caractère qu’une simple ville est au-dessus d’une nation entière, si l’on suppose que les individus qui forment cette nation, quelque nombreux qu’ils soient, ne sont pas même réunis en bourgades, mais qu’ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L’unité ne peut résulter que d’éléments d’espèce diverse ; aussi la réciprocité dans l’égalité est-elle, comme je l’ai déjà dit dans la Morale, le salut des États ; elle est le rapport nécessaire d’individus libres et égaux entre eux ; car si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir à la fois, ils doivent du moins tous y passer, soit d’année en année, soit dans toute autre période, ou suivant tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C’est ainsi que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits constamment par les mêmes mains. § 6. Toutefois, la fixité actuelle de ces professions est certainement préférable, et dans l’association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle était possible ; mais là où elle est incompatible avec l’égalité naturelle de tous les citoyens, et où de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l’alternative d’un pouvoir cédé par des égaux à des égaux, comme on le leur a cédé d’abord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s’il devenait réellement un autre homme ; et l’on peut même, chaque fois qu’on renouvelle les fonctions publiques, pousser l’alternative jusqu’à exercer tantôt l’une et tantôt l’autre.
§ 7. On peut conclure de ceci que l’unité politique est bien loin d’être ce qu’on la fait quelquefois, et que ce qu’on nous donne comme le bien suprême pour l’État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l’existence.
Sous un autre point de vue, cette recherche exagérée de l’unité pour l’État ne lui est pas plus favorable. Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu’un individu ; et un État mieux encore qu’une famille, puisque de fait l’État n’existe réellement que du moment où la masse associée peut suffire à tous ses besoins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte. § 8. Mais cette unité extrême de l’association, qu’on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l’assure, de l’unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d’un seul et même objet : « Ceci est à moi ou n’est pas à moi, » preuve infaillible, si l’on en croit Socrate, de la parfaite unité de l’État. Le mot tous a ici un double sens : si on l’applique aux individus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu’il ne demande ; car chacun dira en parlant d’un même enfant, d’une même femme : « Voilà mon fils, voilà ma femme ; » il en dira autant pour les propriétés et pour tout le reste. § 9. Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne conviendra plus aux individus isolés ; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens ; et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente : tous dans sa double acception signifie l’un aussi bien que l’autre, pair aussi bien qu’impair ; ce qui ne laisse pas que d’introduire dans la discussion de Socrate des arguments fort controversables. Cet accord de tous les citoyens à dire la même chose est donc d’un côté fort beau, si l’on veut, mais impossible ; et de l’autre, il ne prouve rien moins que l’unanimité.
§ 10. Le système proposé offre encore un autre inconvénient : c’est qu’on porte très peu de sollicitude aux propriétés communes ; chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, si ce n’est en ce qui le touche personnellement ; quant au reste, on s’en repose très volontiers sur les soins d’autrui ; c’est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs. § 11. Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu’on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. D’un enfant qui réussit chacun dira : « C’est le mien ; » et s’il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d’ailleurs que se rapporte son origine, d’après le chiffre de son inscription : « C’est le mien, ou celui de tout autre. » Mêmes allégations, mêmes doutes pour les mille enfants et plus que l’État peut renfermer, puisqu’il sera également impossible de savoir et de qui l’enfant est né, et s’il a vécu après sa naissance.
§ 12. Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d’eux : « Voilà mon enfant ? » Ou l’usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd’hui on appelle son fils un enfant qu’un autre nomme son frère, ou son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, selon les liens de famille, de sang, d’alliance ou d’amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N’être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d’être fils à la manière de Socrate.
§ 13. Mais quoi qu’on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens au moins n’aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères ; il leur suffira, pour qu’ils se reconnaissent infailliblement entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues ; chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d’après la ressemblance ; et même parmi les femelles des animaux, des chevaux et des taureaux, par exemple, quelques-unes produisent des petits exactement pareils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, surnommée la Juste.
§ 14. Il ne sera pas plus facile dans cette communauté de se prémunir contre d’autres inconvénients, tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très proches, qu’envers des étrangers, et cependant beaucoup plus fréquentes nécessairement parmi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expiations légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas.
§ 15. Il n’est pas moins étrange, quand on établit la communauté des enfants, de n’interdire aux amants que le commerce charnel, et de leur permettre leur amour même, et toutes ces familiarités vraiment hideuses du père au fils, ou du frère au frère, sous prétexte que ces caresses ne vont pas au delà de l’amour. Il n’est pas moins étrange de défendre le commerce charnel, par l’unique crainte de rendre le plaisir beaucoup trop vif, sans paraître attacher la moindre importance à ce que ce soit un père et un fils, ou des frères qui s’y livrent entre eux.
Si la communauté des femmes et des enfants paraît à Socrate plus utile pour l’ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l’Etat, c’est qu’elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu’à obéir et non à tenter des révolutions.
§ 16. En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. À nos yeux, le bien suprême de l’État, c’est l’union de ses membres, parce qu’elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l’unité de l’État, qui nous semble, et lui-même l’avoue, n’être que le résultat de l’union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l’amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l’objet aimé, et de ne faire qu’un seul et même être avec lui. § 17. Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l’une des deux disparaisse ; dans l’État au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n’y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d’eau, de même l’affection que font naître ces noms si chers se perdra dans un État où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections ; or, il n’y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l’exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n’en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. C’est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j’ai parlé plus haut ; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.
§ 18. Mais je m’arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.
### CHAPITRE II.
Suite de l’examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des biens ; difficultés générales qui naissent des communautés, quelles qu’elles soient. — La bienveillance réciproque des citoyens peut, jusqu’à un certain point, remplacer la communauté, et vaut mieux qu’elle ; importance du sentiment de là propriété ; le système de Platon n’a qu’une apparence séduisante : il est impraticable, et n’a pas les avantages que l’auteur lui trouve. — Quelques critiques sur la position exceptionnelle des guerriers et sur la perpétuité des magistratures.
§ 1. La première question qui se présente après celle-ci, c’est de savoir quelle doit être, dans la meilleure constitution possible de l’État, l’organisation de la propriété, et s’il faut admettre ou rejeter la communauté des biens. On peut d’ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu’on a pu statuer sur les femmes et les enfants. En conservant à leur égard la situation actuelle des choses et la division admise par tout le monde, je demande, en ce qui concerne la propriété, si la communauté doit s’étendre au fonds ou seulement à l’usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi, assure-t-on, chez quelques peuples barbares ? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ? § 2. Si la culture est confiée à des mains étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile ; mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n’étant pas également répartis, il s’élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup. § 3. Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont fort difficiles ; mais elles le sont encore bien davantage pour l’objet qui nous occupe ici. Qu’on regarde seulement les réunions de voyages, où l’accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provoquer la dissension ; et parmi nos domestiques, n’avons-nous pas surtout de l’irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ?
§ 4. À ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d’autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s’y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l’emploi, selon le proverbe : « Entre amis tout est commun. » § 5. Aujourd’hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu’il n’est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, abandonnent à leurs amis, ou leur empruntent l’usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux d’autrui, comme s’ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s’étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.
Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.
§ 6. Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’ont de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là. § 7. On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l’État, de même qu’on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s’exercer : d’abord à la continence, car c’est une vertu que de respecter par sagesse la femme d’autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu’avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéra], ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l’emploi de ce qu’on possède.
§ 8. Le système de Platon a, je l’avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes. § 9. Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D’un autre côté, il serait juste d’énumérer non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l’existence me paraît tout à fait impraticable. L’erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d’où il part. Sans doute l’État et la famille doivent avoir une sorte d’unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l’État n’existe plus ; ou s’il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son ; un rythme, avec une seule mesure. § 10. C’est par l’éducation qu’il convient de ramener à la communauté et à l’unité l’État, qui est multiple, comme je l’ai déjà dit ; et je m’étonne qu’en prétendant introduire l’éducation, et, par elle, le bonheur dans l’État, on s’imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu’à Lacédémone et en Crète, le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l’usage des repas publics.
On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d’années, où, certes, un tel système, s’il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n’ont pas pu prendre ; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu’on les connaisse.
§ 11. Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d’abord l’établir qu’à cette condition de partager et d’individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l’entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n’aboutirait qu’à interdire l’agriculture aux guerriers ; et c’est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n’en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu’à lui d’en dire davantage. Cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens à l’égard desquels on n’aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun ? § 12. Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? Où sera pour les premiers la compensation de l’obéissance qu’ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir ? À moins qu’on n’emploie à leur égard l’expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres Etats, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l’État deux États ennemis l’un de l’autre ; car des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.
§ 13. Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j’affirme qu’ils se retrouveront tous sans exception dans la sienne. Il soutient que, grâce à l’éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes ; et cependant il ne donne d’éducation qu’à ses guerriers.
D’un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d’en livrer les produits ; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes, les pénestes ou tant d’autres esclaves. § 14. Socrate, au reste, n’a rien dit sur l’importance relative de toutes ces choses. Il n’a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l’éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs ; or, il n’est ni plus facile, ni moins important de savoir comment on l’organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d’elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens ; qui sera chargé de l’administration, comme les maris le sont de l’agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l’égale communauté des femmes et des biens ? § 15. Certes, il est fort étrange d’aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure.
L’établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate : « Dieu verse l’or, non point tantôt dans l’âme des uns, tantôt dans l’âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes » ; ainsi Socrate soutient qu’au moment même de la naissance, Dieu mêle de l’or dans l’âme de ceux-ci ; de l’argent, dans l’âme de ceux-là ; de l’airain et du fer, dans l’âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs.
§ 16. Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guerriers, il n’en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l’État tout entier ; mais l’État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C’est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n’a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l’être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.
§ 17. Voilà quelques-uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j’en pourrais indiquer encore plus d’un autre non moins sérieux.
### CHAPITRE III.
Examen du traité des Lois, de Platon ; rapports et différences des Lois à la République. Critiques diverses : le nombre des guerriers est trop considérable, et rien n’est préparé pour la guerre extérieure ; limites de la propriété trop peu claires et précises ; oubli en ce qui concerne le nombre des enfants ; Philon de Corinthe n’a pas commis cette lacune ; le caractère général de la constitution proposée dans les Lois est surtout oligarchique, comme le prouve le mode d’élection pour les magistrats.
§ 1. Les mêmes principes se retrouvent dans le traité des Lois, composé postérieurement. Aussi me bornerai-je à un petit nombre de remarques sur la constitution que Platon y propose.
Dans le traité de la République, Socrate n’approfondit que très peu de questions, telles que la communauté des enfants et des femmes, le mode d’application de ce système, la propriété, et l’organisation du gouvernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes : les laboureurs d’une part, et de l’autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les affaires de l’État et les dirige souverainement. Socrate a oublié de dire si les laboureurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus ; s’ils ont ou n’ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accompagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu’eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l’éducation de guerriers.
§ 2. Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution ; mais toutefois, voulant rendre celle qu’il propose applicable aux États en général, il revient pas à pas à son premier projet. Si j’en excepte la communauté des femmes et des biens, tout se ressemble dans ses deux républiques ; éducation, affranchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu’aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés.
§ 3. Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d’élégance, d’originalité, d’imagination ; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine immense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré ; mais il ne faut pas les pousser jusqu’à l’impossible.
§ 4. Socrate affirme qu’en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue : le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les États voisins, à moins qu’on ne refuse à l’État toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seulement pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l’État, encore faut-il savoir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seulement quand ils envahissent le sol, mais encore lorsqu’ils l’ont évacué.
§ 5. Quant aux limites assignables à la propriété, on pourrait demander qu’elles fussent autres que celles qu’indique Socrate, et surtout qu’elles fussent plus précises et plus claires. « La propriété, dit-il, doit aller jusqu’à satisfaire les besoins d’une vie sobre », voulant exprimer par là ce qu’on entend ordinairement par une existence aisée, expression qui a certainement un sens beaucoup plus large. Une vie sobre peut être fort pénible. « Sobre et libérale » eût été une définition beaucoup meilleure. Si l’une de ces deux conditions vient à manquer, on tombe ou dans le luxe ou dans la souffrance. L’emploi de la propriété ne comporte pas d’autres qualités ; on ne saurait y apporter ni douceur ni courage ; mais on peut y apporter modération et libéralité ; et ce sont là nécessairement les vertus qu’on peut montrer dans l’usage de la fortune.
§ 6. C’est aussi un grand tort, quand on va jusqu’à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limites, s’en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances quel qu’il soit, sous prétexte que, dans l’état actuel des choses, cette balance semble s’établir tout naturellement. Il s’en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n’est dans le dénuement, parce que les propriétés se partagent entre les enfants, quel qu’en soit le nombre. En admettant au contraire qu’elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne posséderont absolument rien. § 7. Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d’assigner un maximum qu’on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages. S’en rapporter au hasard, comme dans la plupart des États, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes. C’est dans la vue de prévenir ces maux, que l’un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nombre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous dirons, au reste, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet.
§ 8. On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouvernés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne à la trame, faites toutes deux de laines différentes. D’autre part, puisqu’il permet l’accroissement des biens meubles jusqu’au quintuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque latitude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un faux principe en fait d’économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complètement isolées ; et c’est toujours chose fort difficile que d’entretenir deux maisons.
§ 9. Dans son ensemble, le système politique de Socrate n’est ni une démocratie, ni une oligarchie ; c’est le gouvernement intermédiaire, qu’on nomme république, puisqu’elle se compose de tous les citoyens qui portent les armes. S’il prétend donner cette constitution comme la plus commune dans la plupart des États existants, il n’a peut-être pas tort. Mais il est dans l’erreur, s’il croit qu’elle vient immédiatement après la constitution parfaite. Bien des gens pourraient lui préférer sans hésitation celle de Lacédémone, ou toute autre un peu plus aristocratique. § 10. Quelques auteurs prétendent que la constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres ; et c’est à ce titre qu’ils vantent celle de Lacédémone, où se trouvent combinés les trois éléments de l’oligarchie, de la monarchie et de la démocratie, représentés l’un par les Rois, l’autre par les Gérontes, le troisième par les Ephores, qui sortent toujours des rangs du peuple. D’autres, il est vrai, voient dans les Éphores l’élément tyrannique, et retrouvent l’élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quotidienne de la cité.
§ 11. Dans le traité des Lois, on prétend qu’il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu’on est en droit ou de nier complètement, ou de considérer comme les pires de toutes. On a donc bien raison d’admettre une combinaison plus large ; et la meilleure constitution est aussi celle qui réunit le plus d’éléments divers. Le système de Socrate n’a rien de monarchique ; il n’est qu’oligarchique et démocratique ; ou plutôt il a une tendance prononcée à l’oligarchie, comme le prouve bien îe mode d’institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient aussi bien à l’oligarchie qu’à la démocratie ; mais faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d’y nommer les autorités et d’y remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c’est une institution oligarchique. C’en est une encore de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches, et de réserver les plus hautes fonctions aux cens les plus élevés. § 12. L’élection de son sénat n’a.pas moins le caractère de l’oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens ; d’en nommer ensuite un nombre égal dans la seconde classe ; puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter ; et dans les élections du quatrième cens et de la quatrième classe, le vote n’est obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu’on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort ; car bien des citoyens pauvres s’abstiendront de voter, parce qu’ils n’y seront pas obligés.
§ 13. Ce n’est donc point là une constitution où se combinent l’élément monarchique et l’élément démocratique. On peut déjà s’en convaincre parce que je viens de dire ; on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J’ajouterai seulement ici qu’il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candidats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu’ils puissent constamment disposer des élections.
CHAPITRE IV
Examen de la constitution proposée par Phaléas de Chalcédoine ; de l’égalité des biens ; importance de cette loi politique ; l’égalité des biens entraîne l’égalité d’éducation ; insuffisance de ce principe. Phaléas n’a rien dit des relations de sa cité avec les États voisins ; il faut étendre l’égalité des biens jusqu’aux meubles, et ne point la borner aux biens-fonds. — Règlement de Phaléas sur les artisans.
§ 1. Il est encore d’autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit à des philosophes et à des hommes d’État. Il n’en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n’est lui, ne s’est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l’organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C’est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l’égalité de fortune est indispensable entre les citoyens. § 2. Il lui paraît facile de l’établir au moment même de la fondation de l’État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l’obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d’en recevoir sans en donner. J’ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l’accroissement des fortunes jusqu’à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d’un minimum déterminé. § 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c’est qu’en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n’est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l’aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu’ils n’aient point le désir des révolutions.
§ 4. Cette influence de l’égalité des biens sur l’association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin le décret qui interdit l’acquisition illimitée des terres. C’est d’après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ; ou qu’elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L’abrogation d’une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées. § 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n’empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d’avoir rendu les fortunes égales, il faut qu’il leur ait donné de justes proportions. Ce n’est même avoir encore rien fait que d’avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c’est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l’éducation réglée par de bonnes lois.
§ 6. Phaléas pourrait ici répondre que c’est là précisément ce qu’il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les bases de tout État sont l’égalité de fortune et l’égalité d’éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C’est là ce qu’il faut dire. Ce n’est rien que de l’avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu’ils n’en sortent qu’avec une insatiable avidité de richesses ou d’honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois. § 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l’inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l’inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s’indignent de l’égale répartition des honneurs ; c’est le mot du poète :
Quoi ! Le lâche et le brave être égaux en estime!
C’est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l’égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d’empêcher qu’un homme n’en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d’éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j’ajoute même qu’ils s’y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n’être point troublés dans leurs plaisirs. § 8. À ces trois maux, quel sera le remède ? D’abord la propriété, quelque mince qu’elle soit, et l’habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l’intermédiaire des hommes. C’est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n’ usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l’intempérie de l’air ; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d’un voleur, mais au meurtrier d’un tyran. Ainsi l’expédient politique proposé par Phaléas n’offre de garantie que contre les crimes de peu d’importance.
§ 9. D’autre part, les institutions de Phaléas ne concernent guère que l’ordre et le bonheur intérieurs de l’État ; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L’État a donc nécessairement besoin d’une organisation militaire, et Phaléas n’en dit mot. Il a commis un oubli analogue à l’égard des finances publiques : elles doivent suffire non pas seulement à satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop faibles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un ennemi égal en force et en nombre. § 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l’étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c’est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu’elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu’elle leur a coûté. Lorsque Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l’argent qu’il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d’évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège. § 11. L’égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l’avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n’est pas infaillible ; les hommes supérieurs s’irriteront de n’avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. De plus, l’avidité des hommes est insatiable : d’abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu’ils s’en sont fait un patrimoine, leurs besoins s’accroissent sans cesse, jusqu’à ce que leurs vœux ne connaissent plus de bornes ; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n’avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l’assouvir. § 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s’enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c’est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d’état d’être nuisibles, et de ne point les opprimer.
Phaléas a eu tort aussi d’appeler d’une manière générale, égalité des fortunes, l’égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l’argent, et toutes ces propriétés qu’on nomme mobiliaires. La loi d’égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l’égard de la propriété. § 13. La législation de Phaléas paraît au reste n’avoir en vue qu’un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l’État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l’État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d’Epidamne, ou pour ceux d’Athènes par Diophante.
CHAPITRE V
Examen de la constitution imaginée par Hippodamus de Milet ; analyse de cette constitution ; division des propriétés ; tribunal suprême d’appel ; récompense aux inventeurs des découvertes politiques ; éducation des orphelins des guerriers. — Critique de la division des classes et de la propriété ; critique du système proposé par Hippodamus pour les votes du tribunal d’appel ; question de l’innovation en matière politique ; il ne faut pas provoquer les innovations, de peur d’affaiblir le respect dû à la loi.
§ 1. Hippodamus de Milet, fils d’Euryphon, le même qui, inventeur de la division des villes en rues, appliqua cette distribution nouvelle au Pirée, et qui montrait d’ailleurs dans toute sa façon de vivre une excessive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses cheveux et l’élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des habits également simples et également chauds, homme qui avait la prétention de ne rien ignorer dans la nature entière, Hippodamus est aussi le premier qui, sans jamais avoir manié les affaires publiques, s’aventura à publier quelque chose sur la meilleure forme de gouvernement. § 2. Sa république se composait de dix mille citoyens séparés en trois classes : artisans, laboureurs, et défenseurs de la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire : l’une sacrée, l’autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée ; celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique ; celle qui appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires selon lui ne peuvent naître que de trois objets : l’injure, le dommage et le meurtre. § 3. Il établissait un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu’y faisait monter l’élection. Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s’il condamnait purement et simplement ; qu’il laisserait vide, s’il absolvait au même titre ; et où il déterminerait ses motifs, s’il absolvait ou condamnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu’il force souvent les juges à se parjurer, s’ils votent d’une manière absolue dans l’un ou l’autre sens. § 4. Il garantissait encore législativement les récompenses dues aux découvertes politiques d’utilité générale ; et il assurait l’éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l’État. Cette dernière institution lui appartient exclusivement ; mais aujourd’hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d’une institution analogue. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple ; et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l’État. Une fois nommés, les magistrats ont concurremment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins.
Telles sont à peu près toutes les dispositions principales de la constitution d’Hippodamus.
§ 5. D’abord, on peut trouver quelque difficulté dans un classement de citoyens où laboureurs, artisans et guerriers prennent une part égale au gouvernement : les premiers sans armes, les seconds sans armes et sans terres, c’est-à-dire, à peu près esclaves des troisièmes, qui sont armés. Bien plus, il y a impossibilité à ce que tous puissent entrer en partage des fonctions publiques. Il faut nécessairement tirer de la classe des guerriers et les généraux, et les gardes de la cité, et l’on peut dire tous les principaux fonctionnaires. Mais si les artisans et les laboureurs sont exclus du gouvernement de la cité, comment pourront-ils avoir quelque attachement pour elle ? § 6. Si l’on objecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d’abord que la chose n’est pas facile ; car ils ne seront pas nombreux. Mais s’ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d’Hippodamus ? Les artisans, on le conçoit, y sont, indispensables, comme partout ailleurs ; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient chargés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l’État ; ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu’à leur profit.
§ 7. Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs ; et cependant le législateur prétend les distinguer. S’il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens, formeront dans l’État une quatrième classe sans droits politiques et étrangère à la constitution. Si l’on remet aux mêmes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisément ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles ; et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l’origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourriture et à celle qu’ils fournissent aux guerriers ?
Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d’Hippodamus.
§ 8. Sa loi relative aux jugements n’est pas meilleure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d’une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent ; il ne l’est plus pour les tribunaux ; et la plupart des législateurs ont eu grand soin d’y interdire toute communication entre les juges. § 9. Quelle ne sera point d’ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d’intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur ? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre ; et ces dissentiments-là surviendront sans aucun doute ; enfin les uns accordent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes ? Au moins, avec l’acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l’action a été toujours intentée d’une manière absolue ; et l’acquittement veut dire non pas qu’il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu’il ne lui est pas dû vingt mines ; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l’on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive.
§ 10. Quant aux récompenses assurées à ceux qui font quelques découvertes utiles pour la cité, c’est une loi qui peut être dangereuse et dont l’apparence seule est séduisante. Ce sera la source de bien des intrigues, peut-être même de révolutions. Hippodamus touche ici une tout autre question, un tout autre sujet : est-il de l’intérêt ou contre l’intérêt des États de changer leurs anciennes institutions, même quand ils peuvent les remplacer par de meilleures ? Si l’on décide qu’ils ont intérêt à ne les pas changer, on ne saurait admettre sans un mûr examen le projet d’Hippodamus ; car un citoyen pourrait proposer le renversement des lois et de la constitution comme un bienfait public.
§ 11. Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes ; car elle est, je le répète, très controversable, et l’on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l’innovation. L’innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts où s’exercent les facultés humaines ; et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable. § 12. On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l’appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d’une barbarie et d’une simplicité choquantes ; les Grecs pendant longtemps n’ont marché qu’en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d’une incroyable naïveté. A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l’accusé coupable, dans le cas où l’accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L’humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu’ils soient sortis du sein de la terre, ou qu’ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c’est du moins l’idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre ; et il y aurait une évidente absurdité à s’en tenir à l’opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autres sciences, ne peut préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d’une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c’est qu’à certaines époques il faut changer certaines lois.
§ 13. Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circonspection. Si l’amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d’un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts delà législation et du gouvernement. L’innovation serait moins utile que ne serait dangereuse l’habitude de la désobéissance. § 14. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L’innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts ; la loi, pour se faire obéir, n’a d’autre puissance que celle de l’habitude, et l’habitude ne se forme qu’avec le temps et les années ; de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour de nouvelles, c’est affaiblir d’autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l’utilité de l’innovation, on peut encore demander si, dans tout État, l’initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns ; car ce sont là des systèmes évidemment fort divers.
§ 15. Mais bornons ici ces considérations qui retrouveront une place ailleurs.
CHAPITRE VI
Examen de la constitution de Lacédémone. — Critique de l’organisation de l’esclavage à Sparte ; lacune de la législation lacédémonienne à l’égard des femmes. — Disproportion énorme des propriétés territoriales causée par l’imprévoyance du législateur ; conséquences fatales ; disette d’hommes. — Défauts de l’institution des éphores ; défauts de l’institution du sénat ; défauts de l’institution de la royauté. — Organisation vicieuse des repas communs. — Les amiraux ont trop de puissance. — Sparte, selon la critique de Platon, n’a cultivé que la vertu guerrière. — Organisation défectueuse des finances publiques.
§ 1. On peut, à l’égard des constitutions de Lacédémone et de Crète, se poser deux questions qui s’appliquent aussi bien à toutes les autres : la première, c’est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces États, comparés au type de la constitution parfaite ; la seconde, s’ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution.
§ 2. Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s’occuper des premières nécessités de la vie ; c’est un point que tout le monde accorde ; le mode seul d’exécution offre des difficultés. Plus d’une fois l’esclavage des Pénestes a été dangereux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d’éternels ennemis, épiant sans cesse l’occasion de mettre à profit quelque calamité. § 3. La Crète n’a jamais eu rien de pareil à redouter ; et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, bien qu’ils se fissent la guerre, n’ont jamais prêté à la révolte un appui qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu’ils possédaient tous des serfs périœciens. Lacédémone, au contraire, n’avait que des ennemis autour d’elle : la Messénie, l’Argolide, l’Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l’occasion de leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes. § 4. S’il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c’est bien certainement la conduite qu’on doit tenir envers les esclaves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres ; traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n’a pas très bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces sentiments-là dans le cœur de ses hilotes.
§ 5. Le relâchement des lois lacédémoniennes à l’égard des femmes est à la fois contraire à l’esprit de la constitution et au bon ordre de l’État. L’homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l’on peut dire, les deux parties de l’État : ici les hommes, là les femmes ; de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l’État est sans lois. On peut le voir à Sparte : le législateur, en demandant à tous les membres de sa république tempérance et fermeté, a glorieusement réussi à l’égard des hommes ; mais il a complètement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe. § 6. La conséquence nécessaire, c’est que, sous un pareil régime, l’argent doit être en grand honneur, surtout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races énergiques et guerrières. J’en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ouvertement l’amour viril. C’est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l’union de Mars et de Vénus ; car tous les guerriers sont naturellement enclins à l’amour de l’un ou de l’autre sexe.
§ 7. Les Lacédémoniens n’ont pu échapper à cette condition générale ; et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu’importe que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le résultat est toujours le même. Avec une audace complètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n’en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L’invasion thébaine l’a bien montré ; inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes.
§ 8. Ce n’est pas au reste sans causes qu’à Lacédémone on négligea, dès l’origine, l’éducation des femmes. Retenus longtemps au dehors, durant les guerres contre l’Argolide, et plus tard contre l’Arcadie et la Messénie, les hommes, préparés par la vie des camps, école de tant de vertus, offrirent après la paix une matière facile à la réforme du législateur. Quant aux femmes, Lycurgue, après avoir tenté, dit-on, de les soumettre aux lois, dut céder à leur résistance et abandonner ses projets. § 9. Ainsi, quelle qu’ait été leur influence ultérieure, c’est à elles qu’il faut attribuer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l’éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l’examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pourtant que le dérèglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l’État, pousse les citoyens à l’amour effréné de la richesse.
§ 10. Un autre défaut qu’on peut ajouter à ceux qu’on vient de signaler dans la constitution de Lacédémone, c’est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n’ont presque rien ; et le sol est entre les mains de quelques individus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législation a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l’achat et à la vente d’un patrimoine ; mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre-vifs, soit par testament. Cependant, de part et d’autre, la conséquence est la même. § 11. En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d’entre elles restent uniques héritières, ou qu’on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préférable, soit d’abolir entièrement l’usage des dots, soit de les fixer à un taux très bas ou tout au moins modique. À Sparte au contraire, on peut donner à qui l’on veut son unique héritière ; et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut à son choix marier sa pupille. Il en résulte qu’un pays qui est capable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, compte à peine un millier de combattants.
§ 12. Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport ; l’État n’a pu supporter un revers unique, et c’est la disette d’hommes qui l’a tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres devaient amener, on donna le droit de cité à des étrangers ; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe ; le mieux serait d’assurer la population guerrière de l’État, en rendant les fortunes égales. § 13. Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire à cette amélioration. Le législateur, en vue d’accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les citoyens à procréer autant qu’ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde ; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nombre des citoyens s’accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu’augmenter le nombre des malheureux.
§ 14. L’institution des Éphores est tout aussi défectueuse. Bien qu’ils forment la première et la plus puissante des magistratures, tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions sont échues à des gens tout à fait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples ; mais ce qui s’est passé de nos jours à l’occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu’il fut en leur pouvoir, ruiné l’État. La puissance illimitée, et l’on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes à se faire démagogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte ; et l’aristocratie dut faire place à la démocratie.
§ 15. On doit avouer cependant que cette magistrature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistrature suprême ; et ce résultat, que ce soit le législateur qui l’établisse, ou le hasard qui ramène, n’en est pas moins avantageux pour la cité. L’État ne peut trouver de salut que dans l’accord des citoyens à vouloir son existence et sa durée, Or, c’est ce qu’on rencontre à Sparte ; la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées ; la classe élevée, par les places du sénat, dont l’entrée est le prix de la vertu ; enfin le reste des Spartiates, par l’Éphorie, qui repose sur l’élection générale.
§ 16. Mais, s’il convenait de remettre au suffrage universel le choix des Éphores, il aurait fallu aussi trouver un mode d’élection moins puéril que le mode actuel. D’autre part, comme les Éphores, bien que sortis des rangs les plus obscurs, décident souverainement les procès importants, il eût été bon de ne point s’en remettre à leur arbitraire, et d’imposer à leurs jugements des règles écrites et des lois positives. Enfin, les mœurs mêmes des Éphores ne sont pas en harmonie avec l’esprit de la constitution, parce qu’elles sont fort relâchées, et que le reste de la cité est soumis à un régime qu’on pourrait taxer plutôt d’une excessive sévérité ; aussi les Éphores n’ont-ils pas le courage de s’y soumettre, et éludent-ils la loi en se livrant secrètement à tous les plaisirs.
§ 17. L’institution du sénat est fort loin aussi d’être parfaite. Composée d’hommes d’un âge mûr et dont l’éducation semble assurer le mérite et la vertu, on pourrait croire que cette assemblée offre toute garantie à l’État. Mais laisser à des hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l’utilité est contestable ; car l’intelligence, comme le corps, a sa vieillesse ; et le danger est d’autant plus grand que l’éducation des sénateurs n’a point empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu. § 18. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacrifier à la faveur les intérêts de l’État. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Éphores garantisse la responsabilité de tous les magistrats ; c’est accorder beaucoup trop de puissance aux Éphores, et ce n’est pas, d’ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l’élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Éphores, et l’on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d’être appelé à une fonction publique, vienne la solliciter en personne. Les magistratures doivent être confiées au mérite, qu’il les accepte ou qu’il les refuse. § 19. Mais ici le législateur s’est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C’est en excitant l’ambition des citoyens qu’il procède au choix des sénateurs ; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition ; et cependant la plupart des crimes volontaires parmi les hommes n’ont d’autre source que l’ambition et la cupidité.
§ 20. Quant à la royauté, j’examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l’organisation qu’elle a reçue et qu’elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l’élection à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui-même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu’il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémoniens les ont souvent fait accompagner dans les expéditions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de l’État.
§ 21. Les repas communs qu’ils nomment Phidities, ont également été mal organisés, et la faute en est à leur fondateur. Les frais en devraient être mis à la charge de l’État, comme en Crète. À Lacédémone, au contraire, chacun doit y porter la part prescrite par la loi, bien que l’extrême pauvreté de quelques citoyens ne leur permette pas même de faire cette dépense. L’intention du législateur est donc complètement manquée ; il voulait faire des repas communs une institution toute populaire, et, grâce à la loi, elle n’est rien moins que cela. Les plus pauvres ne peuvent prendre part à ces repas, et pourtant, de temps immémorial, le droit politique ne s’acquiert qu’à cette condition, il est perdu pour celui qui est hors d’état de supporter cette charge.
§ 22. C’est avec justice qu’on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions ; car c’est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie généraux de l’armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur.
§ 23. On peut adresser au système entier du législateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l’utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s’est maintenue tout le temps qu’elle a fait la guerre ; et le triomphe l’a perdue, parce qu’elle ne savait pas jouir de la paix, et qu’elle ne s’était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c’est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable.
§ 24. Tout ce qui concerne les finances publiques est très défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispendieuses, l’État n’a pas de trésor ; et de plus, les contributions publiques sont à peu près nulles ; comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils mettent entre eux peu d’empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s’est ici complètement mépris sur l’intérêt général ; il a rendu l’État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides.
§ 25. Voilà les critiques principales qu’on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations.
CHAPITRE VII
Examen de la constitution Crétoise. Ses rapports avec la constitution de Lacédémone, qui cependant est supérieure ; admirable position de la Crète ; serfs, Cosmes, sénat ; l’organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu’à Sparte. — Mœurs vicieuses des Crétois autorisées par le législateur ; désordres monstrueux du gouvernement crétois.
§ 1. La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec la constitution de Sparte. Elle la vaut en quelques points peu importants ; mais elle est dans son ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple : on assure, et le fait est très probable, que Lacédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois ; et l’on sait que les choses anciennes sont ordinairement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaüs, se mit à voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lyctiens étaient une colonie de Lacédémone ; arrivés en Crète, ils avaient adopté les institutions des premiers occupants, et tous les serfs de l’île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur.
§ 2. Par sa position naturelle, la Crète semble appelée à dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s’étend cette grande île. D’une part, elle touche presqu’au Péloponnèse ; de l’autre, à l’Asie, vers Triope et l’île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l’empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu’il conquit ou colonisa ; enfin il porta ses armes jusque dans la Sicile, où il mourut près de Camique.
§ 3. Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. Ceux-ci font cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périœciens ; les repas communs sont établis chez les deux peuples ; et Ton doit ajouter que jadis, à Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais An-dries, comme en Crète, preuve évidente qu’ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosmes parles Crétois jouissent d’une autorité pareille à celle des Ephores, avec cette seule différence que les Ephores sont au nombre de cinq, et les Cosmes au nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète-le sénat sont absolument les Gérontes de Sparte. Dans l’origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu’ils renversèrent plus tard ; et le commandement des armées est aujourd’hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix à l’assemblée publique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s’étendre à rien autre. § 4. L’organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu’à Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d’être privé de ses droits politiques, comme je l’ai déjà dit. En Crète, l’institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu’on récolte et sur les troupeaux qu’on élève, qu’ils soient à l’Etat ou qu’ils proviennent des redevances pavées par les serfs, on fait deux parts, l’une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l’autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aiix frais de l’Etat, hommes, femmes et enfants. § 5. Les vues du législateur sont excellentes sur les avantages de la sobriété, et sur l’isolement des femmes, dont il redoute la fécondité ; mais il a établi le commerce des hommes entre eux, règlement dont nous examinerons plus tard lu valeur, bonne ou mauvaise. Je me borne à dire ici que l’organisation des repas communs en Crète vaut mieux évidemment qu’à Lacédémone. § 6. L’institution des Cosmes est encore inférieure, s’il est possible, à celle des Éphores ; elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d’un mérite très vulgaire. Mais elle n’a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magistrature nommée par le suffrage universel, lui fait aimer la constitution ; en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l’universalité des citoyens ; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu’à Lacédémone ; l’irresponsabilité déplaces à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant ; et ici se retrouve l’inconvénient d’abandonner les décisions judiciaires à l’arbitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette magistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n’ont pas comme les Ephores occasion de se laisser gagner ; personne ne vient les acheter dans leur île. § 7. Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n’est qu’absurdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la faculté d’abdiquer quand bon leur semble. Mais, , à cet égard, on doit s’en remettre à la loi, bien plutôt qu’au caprice individuel, qui n’est rien moins qu’une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l’Etat, c’est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n’a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n’en a que, l’ombre ; la violence seule y règne ; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis j’ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions. § 8. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l’anéantissement provisoire de la constitution, et de’la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l’attaquer. Je le répète, la situation seule de la Crète l’a jusqu’à présent sauvée. L’éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C’est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n’ont point étendu leur puissance au dehors ; et la guerre étrangère, récemment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions. § 9. Je n’en dirai pas davantage sur le gouvernement de la Crète.
CHAPITRE VIII
Examen de la constitution de Carthage ; ses mérites prouvés par la tranquillité intérieure et la stabilité de l’État ; analogies entre la constitution de Carthage et celle de Sparte.—Défauts île la Constitution Carthaginoise : magistratures trop puissantes ; estime exagérée qu’on y fait de la richesse ; cumul des emplois ; la constitution Carthaginoise n’est pas assez forte pour que l’Etat puisse supporter un revers.
§ 1. Carthage paraît encore jouir d’une bonne constitution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et à quelques égards semblable à celle de Lacédémone. Ces trois gouvernements de Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux ; et ils sont très supérieurs à tous les gouvernements connus. Les Carthaginois, en particulier, possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur constitution, c’est que, malgré la part de pouvoir qu’elle accorde au peuple, on n’a jamais— vu h Carthage de changement de gouvernement, et qu’elle n’a eu, , chose remarquable, ni émeute, ni tyran. § 2. Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des sociétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémoniennes ; les Cent-Quatre remplacent les Éphores ; mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d’être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions ; mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique ; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles indistinctement ; elle s’en remet à l’élection, et non pas à l’âge, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, maîtres d’une immense autorité., sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres ; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone. § 3. Les déviations de principes signalées et critiquées si souvent, sont communes à tous les gouvernements que nous avons jusqu’à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie, tantôt vers l’oligarchie : par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n’a droit de les décider qu’en cas de dissentiment. Mais, une fois qu’il en est saisi, il peut non seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement ; et chaque citoyen peut prendre la parole sur l’objet en discussion, prérogative qu’on chercherait vainement ailleurs. § 4. D’un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d’une foule d’objets importants, la faculté de se recruter elles-mêmes ; leur permettre de nommer la premiè re de toutes les magistratures, celle des Cent ; leur accorder un exercice plus long qu’à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candidats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C’est, d’autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort ; et je retrouve la même tendance dans quelques autres institutions, comme celle déjuges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales. § 5. Si le gouvernement de Carthage dégénère surtout de l’aristocratie à l’oligarchie, il faut en voir la cause dans une opinion qui paraît y être assez généralement reçue : on y est persuadé que les fonctions publiques doivent être confiées non pas seulement aux gens distingués, mais aussi à la richesse, et qu’un citoyen pauvre ne peut quitter ses affaires et gérer avec probité celles de l’Etat. Si donc choisir d’après la richesse est un principe oligarchique, et choisir d’après le mérite un principe aristocratique, le gouvernement de Carthage formerait une troisième combinaison, puisqu’on y tient compte à la fois de ces deux conditions, surtout dans l’élection des magistrats suprêmes, celle des rois et des généraux. § 6. Cette altération du principe aristocratique est un faute qu’on doit faire remonter jusqu’au • législateur lui-même ; un de ses premiers soins doit être, dès l’origine, d’assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l’on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu’elle procure, il n’en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l’argent plus honorable que le mérite, et inspire l’amour de l’or à la république entière. § 7. L’opinion des premiers de l’Etat fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout où le mérite n’est pas plus estimé que tout le reste, il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s’habituent à s’indemniser par elles, quand, à force d’argent, ils ont atteint le pouvoir ; l’absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s’enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être confiées aux plus capables ; mais le législateur, s’il a négligé d’assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait au moins garantir l’aisance aux magistrats. § 8. On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu’une seule chose à la fois. C’est le devoir du législateur d’établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d’un même individu qu’il fasse de la musique et des souliers. Quand l’Etat n’est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d’ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l’accès des magistratures ; car l’on obtient alors, ainsi que nous l’avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles’de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d’obéissance ou de commandement. § 9. Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu’on envoie dans les villes colonisées. C’est un moyen d’épurer et de maintenir l’état ; mais alors, il ne doit sa tranquillité qu’au hasard, et c’était à la sagesse du législateur de la lui assurer. Aussi, en cas de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l’autorité, les lois n’offriront pas une seule ressource pour rendre à l’État la paix intérieure. § 10. Je termine ici l’examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage.
CHAPITRE IX
Considérations sur divers législateurs.—Solon ; véritable esprit de ses réformes.—Zalcucus, Charondas, Onomacrite ; Philolaüs, législateur de Thèbes ; loi de Charondas contre les faux témoins ; Dracon, Pittacus, Androdamas.—Fin de l’examen des travaux antérieurs.
§ 1. Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, , les uns n’ont jamais d’aucune façon manié les affaires publiques, et n’ont été que de simples citoyens ; nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, , méritait quelque attention. D’autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers, et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n’ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des États. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements. § 2. J’ai précédemment examiné la constitution de Lacédémone. Quant à Solon, c’est un grand législateur, aux yeux de quelques personnes qui lui attribuent d’avoir détruit la toute-puissance de l’oligarchie, mis fin à l’esclavage du peuple, et constitué la démocratie nationale par un juste équilibre d’institutions, oligarchiques par le sénat de l’aréopage, aristocratiques par l’élection des magistrats, et démocratiques par l’organisation des tribunaux. Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu’il les trouva établis, le sénat de l’aréopage et le principe d’élection pour les magistrats, et qu’il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les citoyens. § 3. C’est dans ce sens qu’on lui reproche d’avoir détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l’État. Cette loi une fois établie, les flatteries dont le peuple fut l’objet, comme un véritable tyran, amenèrent à la tête des affaires la démocratie telle qu’elle règne de nos jours. Éphialte mutila les attributions de l’aréopage, comme le fit aussi Périclès, qui alla jusqu’à donner un salaire aux juges ; et, à leur exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l’intention primitive de Solon ; et ces changements successifs ont été bien plutôt tous accidentels. § 4. Ainsi, le peuple, orgueilleux d’avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour remettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais pour Solon, il n’avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c’est-à-dire, le choix des magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes ; car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers ; la quatrième, celle des mercenaires, n’avait accès à aucune fonction publique.
§ 5. Zaleucus a donné des lois aux Locriens Epizéphyriens, et Charondas de Catane, à sa ville natale et à toutes les colonies que fonda Chalcis en Italie et en Sicile. A ces deux noms, quelques auteurs ajoutent celui d’Onomacrite, le premier, selon eux, qui étudia la législation avec succès. Quoique Locrien, il s’était instruit en Crète, où il était allé pour apprendre l’art des devins. On ajoute qu’il fut l’ami de Thalès, dont Lycurgue et Zaleucus furent les disciples, comme Charondas fut celui de Zaleucus ; mais pour avancer toutes ces assertions, il faut faire une bien étrange confusion des temps. § 6. Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thèbes ; il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l’amant, , dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incestueuse de sa mère Halcyone, Philolaüs se retira à Thèbes, où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore à cette heure leurs deux tombeaux placés en regard ; de l’un, on aperçoit le territoire de Corinthe, qu’on ne peut découvrir de l’autre. § 7. Si l’on en croit la tradition, Dioclès et Philolaüs eux-mêmes l’avaient ainsi prescrit dans leurs dernières volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe ; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. Parmi les lois que Philolaiis a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu’on y appelle encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir statué que le nombre des héritages resterait toujours immuable. § 8. Charondas n’a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s’est occupé le premier ; mais par la précision et la clarté de ses lois, il l’emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L’égalité des fortunes est le principe qu’a particulièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux de Platon sont la communauté des femmes et des enfants, celle des biens, et les repas communs des femmes. Ou distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l’ivresse, celle qui donne, à des hommes sobres la présidence des banquets, celle qui prescrit dans l’éducation militaire l’exercice simultané des deux mains, pour que l’une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites. § 9. Dracon a fait aussi des lois ; mais c’était pour un gouvernement déjà constitué ; elles n’ont rien de particulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n’a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d’une peine double les fautes commises pendant l’ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu’ils ne le sont à jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, l'utilité générale de la répression que l’indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législateur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières ; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre. § 10. Telles sont les considérations que nous a suggérées l’examen des constitutions existantes et de celles qu’ont imaginées quelques écrivains.
## LIVRE III de l’état et du citoyen. — théorie des gouvernements et de la souveraineté. — de la royauté.
### CHAPITRE PREMIER.
§ 1. Quand on étudie la nature et l’espèce particulière des gouvernements divers, la première des questions, c’est de savoir ce qu’on entend par l’État. Dans le langage vulgaire, ce mot est fort équivoque ; et tel acte pour les uns émane de l’État, qui pour les autres n’est que l’acte d’une minorité oligarchique ou d’un tyran. Pourtant l’homme politique et le législateur ont uniquement l’État en vue dans tous leurs travaux ; et le gouvernement n’est qu’une certaine organisation imposée à tous les membres de l’État.
§ 2. Mais l’État n’étant, comme tout autre système complet et formé de parties nombreuses, qu’une agrégation d’éléments, il faut évidemment se demander tout d’abord ce que c’est que le citoyen, puisque les citoyens, en certain nombre, sont les éléments mêmes de l’État. Ainsi, recherchons en premier lieu à qui appartient le nom de citoyen et ce qu’il veut dire, question souvent controversée et sur laquelle les avis sont loin d’être unanimes, tel étant citoyen pour la démocratie, qui cesse souvent de l’être pour un État oligarchique.
§ 3. Nous écarterons de la discussion les citoyens qui ne le sont qu’en vertu d’un titre accidentel, comme ceux qu’on fait par un décret. On n’est pas citoyen par le fait seul du domicile ; car le domicile appartient encore aux étrangers domiciliés et aux esclaves. On ne l’est pas non plus par le seul droit d’ester en justice comme demandeur et comme défendeur ; car ce droit peut être conféré par un simple traité de commerce. Le domicile et l’action juridique peuvent donc appartenir à des gens qui ne sont pas citoyens. Tout au plus, dans quelques États, limite-t-on la jouissance pour les domiciliés : on leur impose, par exemple, de se choisir une caution ; et c’est une restriction au droit qu’on leur accorde.
§ 4. Les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de l’inscription civique, et les vieillards qui en ont été rayés sont dans une position presque analogue : les uns et les autres sont bien certainement citoyens ; mais on ne peut leur donner ce titre d’une manière absolue, et l’on doit ajouter pour ceux-là qu’ils sont des citoyens incomplets ; pour ceux-ci, qu’ils sont des citoyens émérites. Qu’on adopte, si l’on veut, toute autre expression, les mots importent peu ; on comprend sans peine quelle est ma pensée. Ce que je cherche, c’est l’idée absolue du citoyen, dégagée de toutes les imperfections que nous venons de signaler. A l’égard des citoyens notés d’infamie et des exilés, mêmes difficultés et même solution.
Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen, c’est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat. D’ailleurs les magistratures peuvent être tantôt temporaires, de façon à n’être jamais remplies deux fois par le même individu, ou bien limitées, suivant toute autre combinaison ; tantôt générales et sans limites, comme celles déjuge et de membre de l’assemblée publique.
§ 5. On niera peut-être que ce soient là de véritables magistratures et qu’elles confèrent quelque pouvoir aux individus qui en jouissent ; mais il nous paraîtrait assez plaisant de n’accorder aucun pouvoir à ceux-là même qui possèdent la souveraineté. Du reste, j’attache à ceci peu d’importance ; c’est encore une question de mots. La langue n’a point de terme unique pour rendre l’idée de juge et de membre de l’assemblée publique ; j’adopte, afin de préciser cette idée, les mots de magistrature générale, et j’appelle citoyens tous ceux qui en jouissent. Cette définition du citoyen s’applique mieux que toute autre à ceux que l’on qualifie ordinairement de ce nom.
§ 6. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que, dans toute série de choses où les sujets sont spécifiquement dissemblables., il peut se faire que l’un soit premier, l’autre second, , et ainsi de suite, et qu’il n’existe pourtant entre eux aucun rapport de communauté, dans la nature essentielle de ces choses, ou bien que ce rapport ne soit qu’indirect. De même, les constitutions se montrent à nous diverses dans leurs espèces, celles-ci au dernier rang, celles-là au premier, puisqu’il faut bien placer les constitutions faussées et corrompues après celles qui ont conservé toute leur pureté : je dirai plus tard ce que j’entends par constitution corrompue. Dès lors, le citoyen varie nécessairement d’une constitution à l'autre, et le citoyen tel que nous l’avons défini est surtout le citoyen de la démocratie.
§ 7. Ceci ne veut pas dire qu’il ne puisse l’être encore ailleurs ; mais il ne l’y est pas nécessairement. Quelques constitutions ne reconnaissent pas de peuple ; au lieu d’assemblée publique, c’est un sénat ; et les fonctions de juge sont attribuées à des corps spéciaux, comme à Lacédémone, où les Ephores se partagent toutes les affaires civiles, où les Gérontes connaissent les affaires de meurtre, et où les autres causes peuvent ressortir encore à différents tribunaux ; et comme à Carthage, où quelques magistratures ont le privilège exclusif de tous les jugements.
§ 8. Notre définition du citoyen doit donc être modifié e en ce sens. Nulle part ailleurs que dans la démocratie, il n’existe de droit commun et illimité d’être membre de l’assemblée publique et d’être juge. Ce sont au contraire des pouvoirs tout spéciaux ; car on peut étendre à toutes les classes de citoyens, ou limiter à quelques-unes, la faculté de délibérer sur les affaires de l’État et celle de juger ; cette faculté même peut s’appliquer à tous les objets, ou bien être restreinte à quelques-uns. Donc évidemment, le citoyen, c’est l’individu qui peut avoir à l’assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d’ailleurs l’État dont il est membre ; et j’entends positivement par l’État une masse d’hommes de ce genre, qui possède tout ce qu’il lui faut pour fournir aux nécessités de l’existence.
§ 9. Dans le langage usuel, le citoyen est l’individu né d’un père citoyen et d’une mère citoyenne ; une seule des deux conditions ne suffirait pas. Quelques personnes poussent plus loin l’exigence et demandent deux ou trois ascendants, ou même davantage. Mais de cette définition, qu’on croit aussi simple que républicaine, naît une autre difficulté, c’est de savoir si ce troisième ou quatrième ancêtre est citoyen. Aussi, Gorgias de Léontium, moitié par embarras, moitié par moquerie, prétendait-il que les citoyens de Larisse étaient fabriqués par des ouvriers qui n’avaient que ce métier-là et qui fabriquaient des Larissiens comme un potier fabrique un pot. Pour nous, la question serait fort simple : ils étaient citoyens, s’ils jouissaient des droits énoncés dans notre définition ; car être né d’un père citoyen et d’une mère citoyenne, est une condition qu’on ne peut raisonnablement exiger des premiers habitants, des fondateurs de la cité.
§ 10. On révoquerait en doute avec plus de justice le droit de ceux qui n’ont été faits citoyens que par suite d’une révolution, comme Clisthène en fit tant après l’expulsion des tyrans à Athènes, en introduisant en foule dans les tribus les étrangers et les esclaves domiciliés. Pour ceux-là, la vraie question est de savoir, non pas s’ils sont citoyens, mais s’ils le sont justement ou injustement. Il est vrai que, même à cet égard, on pourrait se demander encore si l’on est citoyen, quand on l’est injustement ; l’injustice équivalant ici à une véritable erreur. Mais on peut répondre que nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques, n’en être pas moins magistrats à nos yeux, bien qu’ils ne le soient pas justement. Le citoyen est pour nous un individu investi d’un certain pouvoir ; il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen, comme nous l’avons dit ; et même les citoyens faits par Clisthène l’étaient bien positivement. Quant à la question de justice ou d’injustice, elle se rattache à celle que nous avions posée en premier lieu : tel acte est-il émané de l’État, ou n’en est-il pas émané ? C’est ce qui peut faire doute dans bien des cas. Ainsi, quand la démocratie succède à l’oligarchie ou à la tyrannie, bien des gens pensent qu’on doit décliner l’accomplissement des traités existants, contractés, , disent-ils, non par l’État, mais par le tyran. Il n’est pas besoin de citer tant d’autres raisonnements du même genre, qui se fondent tous sur ce principe que le gouvernement n’a été qu’un fait de violence, sans aucun rapport à l’utilité générale.
§ 11. Si la démocratie, de son côté, a contracté des engagements, ses actes sont tout aussi bien actes de l’État que ceux de l’oligarchie et de la tyrannie. Ici, la vraie difficulté consiste à reconnaître dans quel cas on doit soutenir, ou que l’État est resté le même, ou qu’il n’est pas resté le même, mais qu’il est complètement changé. C’est un examen bien superficiel de la question que de considérer seulement le lieu et les individus ; car il peut arriver que l’État ait son chef-lieu isolé, et ses membres disséminés, ceux-ci résidant dans tel endroit, et ceux-là dans tel autre. La question ainsi envisagée deviendrait extrêmement simple ; et les acceptions diverses du mot cité suffisent sans peine à la résoudre.
§ 12. Mais à quoi reconnaîtra-t-on l’identité de la cité, quand le même lieu reste constamment occupé par des habitants ? Ce ne sont certainement pas les murailles qui constitueront cette unité ; car il serait possible en effet d’enclore d’un rempart continu le Péloponnèse entier ; On a vu des cités avoir des dimensions presque aussi vastes, et représenter dans leur circonscription plutôt une nation qu’une ville : témoin Babylone prise par l’ennemi depuis trois jours, qu’un de ses quartiers l’ignorait encore. Du reste, nous trouverons ailleurs l’occasion de traiter utilement cette question ; l’étendue de la cité est un objet que l’homme politique ne doit pas négliger, de même qu’il doit s’enquérir des avantages d’une seule cité, ou de plusieurs, dans l’État.
§ 13. Mais admettons que le même lieu reste habité par les mêmes individus. Dès lors est-il possible, tant que la race des habitants reste la même, de soutenir que l’État est identique, malgré l’alternative continuelle des décès et des naissances, de même qu’on admet l’identité des fleuves et des sources, bien que les ondes s’en renouvellent et s’écoulent perpétuellement ? Ou bien doit-on prétendre que seulement les hommes restent les mêmes, mais que l’État change ? L’État, en effet, est une sorte d’association ; s’il est une association de citoyens obéissant à une constitution, cette constitution venant à changer et à se modifier dans sa forme, il s’ensuit nécessairement, ce semble, que l’État ne reste pas identique ; c’est comme le chœur, qui, figurant tour à tour dans la comédie et dans la tragédie, est changé pour nous, bien que souvent il se compose des mêmes acteurs.
§ 14. Cette remarque s’applique également à toute autre association, à tout autre système, qu’on déclare changé quand l’espèce de la combinaison vient à l’être ; c’est comme l’harmonie, où les mêmes sons peuvent donner tantôt le mode dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc ceci est vrai, c’est à la constitution surtout qu’il faut regarder pour prononcer sur l’identité de l’État. Il se peut, d’ailleurs, qu’il reçoive une dénomination différente, les individus qui le composent demeurant les mêmes ; ou qu’il garde sa première dénomination, malgré le changement radical des individus.
§ 15. C’est d’ailleurs une autre question de savoir s’il convient, après une révolution, de remplir les engagements contractés ou de les rompre.
### CHAPITRE II
Suite : la vertu du citoyen ne se confond pas tout à fait avec celle de l’homme privé ; le citoyen a toujours rapport à l’État. La vertu de l’individu est absolue et sans rapports extérieurs qui la limitent. Ces deux vertus ne se confondent même pas dans la république parfaite ; elles ne sont réunies que dans le magistrat digne du commandement ; qualités fort diverses qu’exigent le commandement et l’obéissance, bien que le bon citoyen doive savoir également obéir et commander : la vertu spéciale du commandement, c’est la prudence. § 1. Une question qui fait suite à celle-ci, c’est de savoir s’il existe identité entre la vertu de l’individu privé et la vertu du citoyen ; ou bien, si elles diffèrent l’une de l’autre. Pour procéder régulièrement à cette recherche, il faut d’abord nous faire une idée de la vertu du citoyen. Le citoyen, comme le matelot, est membre d’une association. A bord du navire, quoique chacun ait un emploi différent, que l’un soit rameur, l’autre pilote, celui-ci second, celui-là chargé de telle autre fonction, il est clair que, malgré les appellations et les fonctions qui constituent à proprement parler une vertu spéciale pour chacun d’eux, tous concourent néanmoins à un but commun, c’est-à-dire au salut de l’équipage, que tous assurent pour leur part, et que chacun d’entre eux recherche également.
§ 2. Les membres de la cité ressemblent exactement aux matelots : malgré la différence de leurs emplois, le salut de l’association est leur œuvre commune ; et l’association ici, c’est l’État. La vertu du citoyen se rapporte donc exclusivement à l’État. Mais comme l’État revêt bien des formes diverses, il est clair que la vertu du citoyen dans sa perfection ne peut être une ; la vertu qui fait l’homme de bien, au contraire, est une et absolue. De là, cette conclusion évidente, que la vertu du citoyen peut être une tout autre vertu que celle de l’homme privé.
§ 3. On peut encore traiter cette question d’un point de vue différent, qui tient à la recherche de la république parfaite. S’il est impossible en effet que l’État ne compte parmi ses membres que des hommes de bien ; et si chacun cependant doit y remplir scrupuleusement les fonctions qui lui sont confiées, ce qui suppose toujours quelque vertu ; comme il n’est pas moins impossible que tous les citoyens agissent tous identiquement, il faut dès lors avouer qu’il ne peut exister d’identité entre la vertu politique et la vertu privée. Dans la république parfaite, la vertu civique doit appartenir à tous, puisqu’elle est la condition indispensable de la perfection de la cité ; mais il n’est pas possible que tous y possèdent la vertu de l’homme privé, à moins d’admettre que, dans cette cité modèle, tous les citoyens doivent nécessairement être gens de bien.
§ 4. Bien plus : l’État se forme d’éléments dissemblables ; et de même que l’être vivant se compose essentiellement d’une âme et d’un corps ; l’âme, de la raison et de l’instinct ; la famille, du mari et de la femme ; la propriété, du maître et de l’esclave ; de même tous ces éléments-là se trouvent dans l’État, accompagnés encore de bien d’autres non moins hétérogènes ; ce qui empêche nécessairement qu’il n’y ait unité de vertu pour tous les citoyens, de même qu’il rie peut y avoir unité d’emploi dans les chœurs, où l’un est coryphée et l’autre figurant.
§ 5. Il est donc certain que la vertu du citoyen et la vertu prise en général, ne sont point absolument identiques. Mais qui donc pourra réunir cette double vertu du bon citoyen et de l’honnête homme ? Je l’ai dit : c’est le magistrat digne du commandement qu’il exerce et qui est à la fois vertueux et habile ; car l’habileté n’est pas moins nécessaire que la vertu à l’homme d’État. Aussi a-t-on dit qu’il fallait donner aux hommes destinés au pouvoir une éducation spéciale ; et de fait, nous voyons les enfants des rois apprendre tout particuliè rement l’équitation et la politique. Euripide lui-même, quand il dit : « Point de ces vains talents à l’État inutiles, » semble croire qu’on peut apprendre à commander.
§ 6. Si donc la vertu du bon magistrat est identique à celle de l’homme de bien, et si l’on reste citoyen même en obéissant à un supérieur, la vertu du citoyen en général ne peut être dès lors absolument identique à celle de l’homme honnête. Ce sera seulement la vertu d’un certain citoyen, puisque la vertu des citoyens n’est point identique à celle du magistrat qui les gouverne. C’était là sans doute la pensée de Jason, quand il disait : « qu’il mourrait de misère s’il cessait de régner, n’ayant point appris à vivre en simple particulier. »
§ 7. On n’en estime pas moins fort haut le talent de savoir également obéir et commander ; et c’est dans cette double perfection de commandement et d’obéissance, qu’on place ordinairement la suprême vertu du citoyen. Mais si le commandement doit être le partage de l’homme de bien, et que savoir obéir et savoir commander soient les talents indispensables du citoyen, on ne peut certainement pas dire qu’ils soient dignes de louanges absolument égales. On doit accorder ces deux points : d’abord, que l’être qui obéit et celui qui commande ne doivent pas apprendre tous deux les mêmes choses ; et en second lieu, que le citoyen doit posséder l’un et l’autre talent de savoir tantôt jouir de l’autorité, et tantôt se résigner à l’obéissance. Voici comment on prouverait ces deux assertions.
§ 8. Il y a un pouvoir du maître ; et ainsi que nous l’avons reconnu, il n’est relatif qu’aux besoins indispensables de la vie ; il n’exige pas que l’être qui commande soit capable de travailler lui-même ; il exige bien plutôt qu’il sache employer ceux qui lui obéissent. Le reste appartient à l’esclave ; et j’entends par le reste, la force nécessaire pour’accomplir tout le service domestique. Les espèces d’esclaves sont aussi nombreuses que le sont leurs métiers divers ; on pourrait bien ranger encore parmi eux les manœuvres, qui, comme leur nom l’indique, vivent du travail de leurs mains. Parmi les manœuvres, on doit comprendre aussi tous les ouvriers des professions mécaniques ; et voilà pourquoi, dans quelques États, on a exclu les ouvriers des fonctions publiques, auxquelles ils n’ont pu atteindre qu’au milieu des excès de la démagogie.
§ 9. Mais ni l’homme vertueux, ni l’homme d’État, ni le bon citoyen n’ont besoin, si ce n’est quand ils peuvent y trouver leur utilité personnelle, de savoir tous ces travaux-là, comme les savent les hommes destinés à l’obéissance. Dans l’État, il ne s’agit plus ni de maître ni d’esclave : il n’y a qu’une autorité qui s’exerce à l’égard d’êtres libres et égaux par la naissance. C’est donc là l’autorité politique à laquelle le futur magistrat doit se former en obéissant d’abord lui-même, de même qu’on apprend à commander un corps de cavalerie, en étant simple cavalier ; à être général, en exécutant les ordres d’un général ; à conduire une phalange, un bataillon, en servant comme soldat dans l’une et dans l’autre. C’est donc dans ce sens qu’il est juste de soutenir que la seule et véritable école du commandement, c’est l’obéissance.
§ 10. Il n’en est pas moins certain que le mérite de l’autorité et celui de la soumission sont fort divers, bien que le bon citoyen doive réunir en lui la science et la force de l’obéissance et du commandement, et que sa vertu consiste précisément à connaître ces deux faces opposées du pouvoir qui s’applique aux êtres libres. Elles doivent être connues aussi de l’homme de bien ; et si la sagesse et l’équité du commandement sont tout autres que la sagesse et l’équité de l’obéis-’sance, puisque le citoyen reste libre même lorsqu’il obéit, les vertus du citoyen, et, par exemple, sa sagesse, ne sauraient être constamment les mêmes ; elles doivent varier d’espèce selon qu’il obéit ou qu’il commande. C’est ainsi que le courage et la sagesse diffèrent complètement pour la femme et pour l’homme. Un homme paraîtrait lâche, s’il n’était brave que comme l’est une femme brave ; une femme semblerait bavarde, si elle n’était réservée qu’autant que doit l’être l’ homme qui sait se conduire. C’est ainsi que dans la famille les fonctions de l’homme et celles de la femme sont fort opposées, le devoir de l’un étant d’acquérir, et celui de l’autre de conserver.
§ 11. La seule vertu spéciale du commandement, c’est la prudence ; quant à toutes les autres, elles sont nécessairement l’apanage commun de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent. La prudence n’est point une vertu de sujet ; la vertu propre du sujet, c’est une juste confiance en son chef ; le citoyen qui obéit est comme le fabricant de flûtes ; le citoyen qui commande est comme l’artiste qui doit se servir de l’instrument.
§ 12. Cette discussion a donc eu pour objet de faire voir jusqu’à quel point la vertu politique et la vertu privée sont identiques ou différentes, en quoi elles se confondent, et en quoi elles s’éloignent l’une de l’autre.
Suite et fin de la discussion sur le citoyen ; les ouvriers ne peuvent être citoyens dans un État bien constitué. Exceptions à ce principe ; position des ouvriers dans les aristocraties et les oligarchies ; nécessités auxquelles les États doivent parfois se soumettre. — Définition dernière du citoyen.
§ 1. Il reste encore une question à résoudre à l’égard du citoyen..N’est-on réellement citoyen qu’autant que l’on peut entrer en participation du pouvoir, ou ne doit-on pas mettre aussi les artisans au rang des citoyens ? Si l’on donne ce titre même à des individus exclus du pouvoir public, dès lors le citoyen n’a plus en général la vertu et le caractère que nous lui avons assignés, puisque de l’artisan on fait un citoyen. Mais si l’on refuse ce titre aux artisans, quelle sera leur place dans la cité ? Ils n’appartiennent certainement ni à la classe des étrangers, ni à celle des domiciliés. On peut dire, il est vrai, qu’il n’y a rien là de fort singulier, puisque ni les esclaves ni les affranchis n’appartiennent davantage aux classes dont nous venons de parler.
§. 2 Mais il est certain qu’on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l’État a cependant nécessairement besoin. Ainsi, les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes : ceux-ci le sont d’une manière absolue ; ceux-là le sont en espérance, citoyens sans doute, mais citoyens imparfaits. Jadis, dans quelques États, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers ; et dans la plupart, il en est encore de même aujourd’hui. Mais la constitution parfaite n’admettra jamais l’artisan parmi les citoyens. Si de l’artisan aussi l’on veut faire un citoyen, dès lors la vertu du citoyen, telle que nous l’avons définie, doit s’entendre, non pas de tous les hommes de la cité, non pas même de tous ceux qui ne sont que libres, elle doit s’entendre de ceux-là seulement qui n’ont point à travailler nécessairement pour vivre.
§ 3. Travailler aux choses indispensables de la vie pour la personne d’un individu, c’est être esclave ; travailler pour le public, c’est être ouvrier et mercenaire. Il suffit de donner à ces faits la moindre attention pour que la question soit parfaitement claire, dès qu’on la pose ainsi. En effet, les constitutions étant diverses, les espèces de citoyens le seront nécessairement autant qu’elles ; et ceci est vrai surtout du citoyen considéré en tant que sujet. Par conséquent, dans telle constitution, l’ouvrier et le mercenaire seront de toute nécessité des citoyens. Ailleurs, ils ne sauraient l’être en aucune façon, par exemple dans l’État que nous appelons aristocratique, où l’honneur des fonctions publiques se répartit à la vertu et à la considération ; car l’apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d’artisan et de manœuvre.
§ 4. Dans les oligarchies, le mercenaire ne peut être citoyen, parce que l’accès des magistratures n’est ouvert qu’aux cens élevés ; mais l’artisan peut l’être, , puisque la plupart des artisans parviennent à la fortune. A Thèbes, la loi écartait de toute fonction celui qui n’avait pas cessé le commerce depuis plus de dix ans. Presque tous les gouvernements ont appelé des étrangers au rang de citoyens ; et dans quelques démocraties, le droit politique peut s’acquérir du chef de la mère.
§ 5. C’est ainsi qu’on a fait encore assez généralement des lois pour l’admission des bâtards ; mais c’est la pénurie seule de véritables’citoyens qui en fait faire de cette sorte, et toutes ces lois n’ont d’autre source que la disette d’hommes. Quand, au contraire, la population abonde, on élimine d’abord les citoyens nés d’un père ou d’une mère esclaves, puis ceux qui sont citoyens seulement du côté des femmes, et enfin l’on n’admet que ceux dont le père et la mère étaient citoyens.
§ 6. Il y a donc évidemment des espèces diverses de citoyens, et celui-là seul l’est pleinement qui a sa part des pouvoirs publics. Si Homère fait dire à son Achille : « Moi, traité comme un vil étranger ! », c’est qu’à ses yeux on est un étranger dans la cité, quand on n’y participe pas aux fonctions publiques ; et partout où l’on a soin de dissimuler ces différences politiques, c’est uniquement dans la vue de donner le change à ceux qui n’ont que le domicile dans la cité.
§ 7. Ainsi toute la discussion qui précède a montré comment la vertu de l’honnête homme et la vertu du bon citoyen sont identiques, et comment elles diffèrent ; nous avons fait voir que dans tel État le citoyen et l’homme vertueux ne font qu’un, que dans tel autre ils se séparent ; et enfin que tout le monde n’est pas citoyen, mais que ce titre appartient seulement à l’homme politique qui est maître ou qui peut être maître, soit personnellement, soit collectivement, de s’occuper des intérêts communs.
Division des gouvernements et des constitutions. — Idée générale et but de l’État ; amour instinctif de la vie et sociabilité dans l’homme ; le pouvoir, dans la communauté politique ; doit toujours avoir en vue le bien des administrés. Ce principe sert à diviser les gouvernements en gouvernements d’intérêt général : ce sont les bons ; et en gouvernements d’intérêts particuliers : ce sont les gouvernements corrompus, dégénération des autres.
§ 1. Ces points une fois fixés, la première question qui les suit, c’est celle-ci : Existe-t-il une ou plusieurs constitutions politiques ? Et s’il y en a plusieurs, quels en sont la nature, le nombre et les différences ? La constitution est ce qui détermine dans l’État l’organisation régulière de toutes les magistratures, mais surtout de la magistrature souveraine ; et le souverain de la cité, c’est en tous lieux le gouvernement. Le gouvernement est la constitution même. Je m’explique : par exemple, dans les démocraties, c’est le peuple qui est souverain ; dans les oligarchies, au contraire, c’est la minorité composée des riches ; aussi dit-on que les constitutions de la démocratie et de l’oligarchie sont essentiellement différentes, et nous appliquerons les mêmes distinctions à toutes les autres.
§ 2. Il faut d’abord rappeler ici quel est le but assigné par nous à l’État, et quelles sont les diversités que nous avons reconnues dans les pouvoirs, tant ceux qui s’appliquent à l’individu que ceux qui s’appliquent à la vie commune. Au début de ce traité, nous avons dit, en parlant de l’administration domestique et de l’autorité du maître, que l’homme est par sa nature un être sociable ; et j’entends parla que, même sans aucun besoin d’appui mutuel, les hommes désirent invinciblement la vie sociale.
§ 3. Ceci n’empêche pas que chacun d’eux n’y soit aussi poussé par son utilité particulière, et par le désir de trouver la part individuelle de bonheur qui lui doit revenir. C’est là certainement le but de tous en masse et de chacun en particulier ; mais les hommes se réunissent aussi, ne fût-ce que pour le bonheur seul de vivre ; et cet amour de la vie est sans doute une des perfections de l’humanité. On s’attache à l’association politique, même quand on n’y trouve rien de plus que la vie, à moins que la somme des maux qu’elle cause ne vienne véritablement la rendre intolérable. Voyez en effet quel degré de misère supportent la plupart des hommes par le simple amour de la vie ; la nature semble y avoir mis pour eux une jouissance et une douceur inexprimables.
§ 4. Il est, du reste, bien facile de distinguer les divers genres de pouvoir dont nous voulons parler ici ; nous en traitons à plusieurs reprises dans nos ouvrages exotériques. Bien que l’intérêt du maître et l’intérêt de son esclave s’identifient, quand c’est le vœu réel de la nature qui assigne au maître et à l’esclave le rang qu’ils occupent tous deux, le pouvoir du maître a cependant pour objet direct l’avantage du maître, et pour objet accidentel, l’avantage de l’esclave, parce que, l’esclave une fois détruit, le pouvoir du maître disparaît avec lui.
§ 5. Le pouvoir du père sur les enfants, sur la femme et la famille entière, pouvoir que nous avons nommé domestique, a pour but l’intérêt des administres, ou tout au plus un intérêt commun à eux et à celui qui les régit. Quoique ce pouvoir en lui-même soit fait surtout pour les administrés, il peut, comme dans tant d’autres arts, la médecine., la gymnastique, tourner secondairement à l’avantage de celui qui gouverne. Ainsi, le gymnaste peut fort bien se mêler aux jeunes gens qu’il exerce, comme, à bord, le pilote est toujours un des passagers. Le but du gymnaste, comme celui du pilote, c’est le bien de ceux qu’ils dirigent ; si l’un ou l’autre viennent se mêler à leurs subordonnés, ils ne prennent leur part de l’avantage commun qu’accidentellement, l’un comme simple matelot, l’autre comme élève, malgré sa qualité de professeur.
§ 6. Dans les pouvoirs politiques, lorsque la parfaite égalité des citoyens, tous semblables, en fait la base, chacun a droit d’exercer l’autorité à son tour. D’abord, chose toute naturelle, tous regardent cette alternative comme parfaitement légitime, et ils accordent à un autre le droit de décider par lui-même de leurs intérêts, comme ils ont eux-mêmes antérieurement décidé des siens ; mais, plus tard, les avantages que procurent le pouvoir et l’administration des intérêts généraux, inspirent à tous les hommes le désir de se perpétuer en charge ; et si la continuité du commandement pouvait seule infailliblement guérir une maladie dont ils seraient atteints, ils ne seraient certainement pas plus âpres à retenir l’autorité, une fois qu’ils en jouissent.
§ 7. Donc évidemment, toutes les constitutions qui ont en vue l’intérêt général sont pures, parce qu’elles pratiquent rigoureusement la justice. Toutes celles qui n’ont en vue que l’intérêt personnel des gouvernants, viciées dans leurs bases, ne sont que la corruption des bonnes constitutions ; elles tiennent de fort près au pouvoir du maître sur l’esclave, tandis qu’au contraire la cité n’est qu’une association d’hommes libres.
§ 8. Après les principes que nous venons de poser, nous pouvons examiner le nombre et la nature des constitutions, et nous nous occuperons d’abord des constitutions pures ; une fois que celles-là seront déterminées, on reconnaîtra sans peine les constitutions corrompues.
Division des gouvernements : gouvernements purs, royauté, aristocratie, république ; gouvernements corrompus, tyrannie, oligarchie, démagogie. — Les objections faites contre cette division générale ne reposent que sur des hypothèses, et non sur des faits. — Dissentiment des riches et des pauvres sur la justice et le droit politiques ; les uns et les autres ne voient qu’une partie de la vérité ; notion exacte et essentielle de la cité et de l’association politique, qui ont surtout en vue la vertu et le bonheur des associes, et non pas seulement la vie commune. Solution générale du litige entre la richesse et la pauvreté.
§ 1. Le gouvernement et la constitution étant choses identiques, et le gouvernement étant le maître suprême de la cité, il faut absolument que ce maître soit, ou un seul individu, ou une minorité, ou enfin la masse des citoyens. Quand le maître unique, ou la minorité, ou la majorité gouvernent dans l’intérêt général, la constitution est nécessairement pure ; quand ils gouvernent dans leur propre intérêt, soit dans l’intérêt d’un seul, soit dans l’intérêt de la minorité, soit dans l’intérêt de la foule, la constitution est déviée de son but, puisque de deux choses l’une : ou les membres de l’association ne sont pas vraiment citoyens ; ou, s’ils le sont, ils doivent avoir leur part de l’avantage commun.
§ 2. Quand la monarchie ou gouvernement d’un seul a pour objet l’intérêt général, on la nomme vulgairement royauté. Avec la même condition, le gouvernement de la minorité, pourvu qu’elle ne soit pas réduite à un seul individu, c’est l’aristocratie, ainsi nommée, soit parce que le pouvoir est aux mains des gens honnêtes, soit parce que le pouvoir n’a d’autre objet que le plus grand bien de l’État et des associés. Enfin, quand la majorité gouverne dans le sens de l’intérêt général, le gouvernement reçoit comme dénomination spéciale la dénomination générique de tous les gouvernements, et se nomme république. § 3. Ces différences de dénomination sont fort justes. Une vertu supérieure peut être le partage d’un individu, d’une minorité ; mais une majorité ne peut être désignée par aucune vertu spéciale, excepté toutefois la vertu guerrière, qui se manifeste surtout dans les masses ; la preuve, c’est que, dans le gouvernement de la majorité, la partie la plus puissante de l’État est la partie guerrière ; et tous ceux qui ont des armes y sont citoyens.
§ 4. Les déviations de ces gouvernements sont : la tyrannie, pour la royauté ; l’oligarchie, pour l’aristocratie ; la démagogie, pour la république. La tyrannie est une monarchie qui n’a pour objet que l’intérêt personnel du monarque ; l’oligarchie n’a pour objet que l’intérêt particulier des riches ; la démagogie, celui des pauvres. Aucun de ces gouvernements ne songe à l’intérêt général. Il faut nous arrêter quelques instants à bien noter la différence de chacun de ces trois gouvernements, car la question offre des difficultés. Quand on observe les —choses philosophiquement, , et qu’on ne veut pas se borner seulement au fait pratique, on doit, quelque méthode d’ailleurs qu’on adopte, n’omettre aucun détail, et n’en négliger aucun, mais les montrer tous dans leur vrai jour.
§ 5. La tyrannie, comme je viens de le dire, est le gouvernement d’un seul, régnant en maître sur l’association politique ; l’oligarchie est la prédominance politique des riches ; et la démagogie, au contraire, la prédominance des pauvres, à l’exclusion des riches. On fait une première objection contre cette définition même. Si la majorité maîtresse de l’État est composée de riches, et que le gouvernement de la majorité soit appelé la démocratie ; et réciproquement, si, par hasard, les pauvres, en minorité relativement aux riches, sont cependant, par la supériorité de leurs forces, maîtres de l’État ; et si le gouvernement de la minorité doit être appelé l’oligarchie, les définitions que nous venons de donner deviennent inexactes.
§ 6. On ne résout même pas cette difficulté en réunissant les idées de richesse et de minorité, celles de misère et de majorité, et en réservant le nom d’oligarchie pour le gouvernement où les riches, en minorité, occupent les emplois, et celui de démagogie, pour l’État où les pauvres, en majorité, sont les maîtres. Car comment classer les deux formes de constitution que nous venons de supposer : l’une où les riches forment la majorité, l’autre où les pauvres forment la minorité, souverains les uns et les autres de l’État ? Si toutefois quelques autres formes politiques n’ont point échappé à notre énumération.
§ 7. Mais la raison nous dit assez que la domination de la minorité et celle de la majorité sont choses tout accidentelles, celle-ci dans les oligarchies, celle-là dans les démocraties, parce que les riches forment partout la minorité, comme les pauvres forment partout la majorité. Ainsi, les différences indiquées plus haut ne sont pas de véritables difficultés. Ce qui distingue essentiellement la démocratie et l’oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse ; et partout où le pouvoir est aux riches, majorité ou minorité, c’est une oligarchie ; partout où il est aux pauvres, c’est une démagogie. Mais il n’en est pas moins vrai, je le répète, que généralement les riches sont en minorité, les pauvres en majorité. La richesse n’est qu’à quelques-uns, mais la liberté est à tous. Ce sont-là, du reste, les causes des dissensions politiques entre les riches et les pauvres.
§ 8. Voyons d’abord quelles sont des deux parts les limites qu’on assigne à l’oligarchie et à la démagogie, et ce qu’on appelle le droit dans l’une et dans l’autre. Les deux’côtés également revendiquent un certain droit qui est bien réel. Mais, de fait, leur justice ne va que jusqu’à un certain point ; et ce n’est pas le droit absolu qu’établissent ni les uns, ni les autres. Ainsi, l’égalité paraît le droit commun, et sans doute elle l’est, non pas pour tous cependant, mais seulement entre égaux ; et de même pour l’inégalité : elle est certainement un droit, non pas pour tous, mais bien pour des individus inégaux entre eux. Si l’on fait abstraction des individus, on risque de porter un jugement erroné. C’est qu’ici les juges sont juges et parties ; et l’on est ordinairement mauvais juge dans sa propre cause.
§ 9. Le droit restreint à quelques-uns, pouvant s’appliquer aussi bien aux choses qu’aux personnes, comme je l’ai dit dans la Morale, l’on s’accorde sans peine sur l’égalité même de la chose, mais pas le moins du monde sur les personnes à qui cette égalité appartient ; et cela, je le répète, tient à ce qu’on juge toujours fort mal quand on est intéressé. Parce que les uns et les autres expriment une certaine portion du droit, ils croient qu’ils expriment le droit absolu : d’une part, supérieurs en un point, en richesse par exemple, les uns se croient supérieurs en tout ; d’autre part, égaux en un point, en liberté par exemple, les autres se croient absolument égaux. On oublie des deux côtés de dire l’objet capital.
§ 10. Si l’association politique n’était en effet formée qu’en vue des richesses, la part des associés serait dans l’État en proportion directe de leurs propriétés, et les partisans de l’oligarchie auraient alors pleine raison ; car il ne serait pas équitable que l’associé qui n’a mis qu’une mine sur cent, eût la même part que celui qui aurait fourni tout le reste, qu’on appliquât ceci à la première mise ou aux acquisitions postérieures.
§ 11. Mais l’association politique a pour objet non pas seulement l’existence matérielle des associés, mais leur bonheur et leur vertu ; autrement, elle pourrait s’établir entre des esclaves ou des êtres différents des hommes, qui ne la forment point cependant, étant incapables de bonheur et de libre arbitre. L’association politique n’a point non plus pour objet unique l’alliance offensive et défensive entre les individus, ni leurs relations mutuelles, ni les services qu’ils peuvent se rendre ; car alors les Étrusques et les Carthaginois et tous les peuples liés par des traités de commerce, devraient être considérés comme citoyens d’un seul et même État, grâce à leurs conventions sur les importations, sur la sûreté individuelle, sur les cas de guerre commune ; ayant, du reste, chacun des magistrats séparés sans un seul magistrat commun pour toutes ces relations, parfaitement indifférents à la moralité de leurs alliés respectifs, quelque injustes et quelque pervers que puissent être ceux qui sont compris dans ces traités, et attentifs seulement à se garantir de tout dommage réciproque. Mais comme c’est surtout à la vertu et à la corruption politiques que s’attachent ceux qui regardent à de bonnes lois, il est clair que la vertu est le premier soin d’un État qui mérite vraiment ce titre et qui n’est pas un État seulement de nom. Autrement, l’association politique est comme une alliance militaire dépeuples éloignés, s’en distinguant à peine par l’unité de lieu ; la loi, dès lors, est une simple convention ; et, comme l’a dit le sophiste Lycophron : « Elle n’est qu’une garantie des droits individuels, sans aucune puissance sur la moralité et la justice personnelles des citoyens. »
§ 12. La preuve de ceci est bien facile. Qu’on réunisse par la pensée les localités diverses, et qu’on enferme dans une seule muraille Mégare et Corinthe ; certes on n’aura point fait par là de cette vaste enceinte une cité unique, même en supposant que tous ceux qu’elle renferme aient contracté entre eux des mariages, liens qui passent pour les plus essentiels de l’association civile. Ou bien encore qu’on suppose des hommes isolés les uns des autres, assez rapprochés toutefois pour conserver des communications entre eux ; qu’on leur suppose des lois communes sur la justice mutuelle qu’on doit observer dans les relations de commerce, les uns étant charpentiers, les autres laboureurs, cordonniers, etc., au nombre de dix mille par exemple ; si leurs rapports ne vont pas au delà des échanges quotidiens et de l’alliance en cas de guerre, ce ne sera point encore là une cité.
§ 13. Et pourquoi ? Ici pourtant on ne dira pas que les liens de l’association ne sont pas assez resserrés. C’est que là où l’association est telle que chacun ne voit l’État que dans sa propre maison, là où l’union est une simple ligue contre la violence, il n’y a point de cité, à y regarder de près ; les relations de l’union ne sont alors que celles des individus isolés. Donc évidemment, la cité ne consiste pas dans la communauté du domicile, ni dans la garantie des droits individuels, ni dans les relations de commerce et d’échange ; ces conditions préliminaires sont bien indispensables pour que la cité existe ; mais, même quand elles sont toutes réunies, la cité n’existe point encore. La cité, c’est l’association du bonheur et de la vertu pour les familles et pour les classes diverses d’habitants, en vue d’une existence complète qui se suffise à elle-même.
§ 14. Toutefois on ne saurait atteindre un tel résultat sans la communauté de domicile et sans le secours des mariages ; et c’est là ce qui’a donné naissance dans les États aux alliances de famille, aux phratries, aux sacrifices publics et aux fêtes qui réunissent les citoyens." La source de toutes ces institutions, c’est la bienveillance, sentiment qui pousse l’homme à préférer la vie commune ; le but de l’État, c’est le bonheur des citoyens, et toutes ces institutions-là ne tendent qu’à l’assurer. L’État n’est qu’une association où les familles réunies par bourgades doivent trouver tous les développements, toutes les facilités de l’existence ; c’est-à-dire, je le répète, une vie vertueuse et fortunée. Ainsi donc, l’association politique a certainement pour objet la vertu et le bonheur des individus, et non pas seulement la vie commune.
§ 15. Ceux qui apportent le plus au fonds général de l’association, ceux-là ont dans l’État une plus large part que ceux qui, égaux ou supérieurs par la liberté, par la naissance, ont cependant moins de vertu politique ; une plus large part que ceux qui, l’emportant par la richesse, le cèdent toutefois en mérite.
§ 16. Je puis conclure de tout ceci qu’évidemment, dans leurs opinions si opposées sur le pouvoir, les riches et les pauvres n’ont trouvé les uns et les autres qu’une partie de la vérité et de la justice.
De la souveraineté ; le gouvernement de l’État peut être profondément injuste ; prétentions réciproques et également iniques de la foule et de la minorité. Arguments divers en faveur de la souveraineté populaire, et énumération des objets auxquels elle peut s’étendre ; objections contre ces arguments, et réponse à ces objections. La souveraineté doit appartenir autant que possible aux lois fondées sur la raison ; rapports intimes des lois avec la constitution.
§ 1. C’est un grand problème de savoir à qui doit appartenir la souveraineté dans l’État. Ce ne peut qu’être ou à la multitude, ou aux riches, ou aux gens de bien, ou à un seul individu supérieur par ses talents, ou ù un tyran. L’embarras est, ce semble, égal de toutes parts. Quoi ! les pauvres, parce qu’ils sont en majorité, pourront se partager les biens des riches ; et ce ne sera point une injustice, attendu que le souverain de par son droit aura décidé que ce n’en est point une ! Et que sera donc la plus criante des iniquités ? Mais, quand tout sera divisé, si une seconde majorité se partage de nouveau les biens de la minorité, l’État évidemment sera anéanti. Et pourtant, la vertu ne ruine point ce qui la possède ; la justice n’est point un poison pour l’État. Cette prétendue loi ne peut donc être certainement qu’une flagrante injustice.
§ 2. Par le même principe, tout ce qu’aura fait le tyran sera nécessairement juste ; il emploiera la violence parce qu’il sera le plus fort, comme les pauvres l’auront été contre les riches. Le pouvoir appartiendra-t-il de droit à la minorité, aux riches ? Mais s’ils agissent comme les pauvres et le tyran, s’ils pillent la multitude et la dépouillent, cette spoliation sera-t-elle juste ? Lès autres alors ne le seront pas moins. Ainsi de toutes parts, on le voit, ce ne sont que crimes et iniquités.
§ 3. Doit-on remettre la souveraineté absolue sur toutes les affaires aux citoyens distingués ? Alors, c’est avilir toutes les autres classes exclues des fonctions publiques ; les fonctions publiques sont de véritables honneurs, et la perpétuité du pouvoir aux mains de quelques citoyens déconsidère nécessairement tous les autres. Vaut-il mieux donner le pouvoir à un seul, à l’homme supérieur ? Mais, c’est exagérer le principe oligarchique ; et une majorité plus grande encore sera bannie des magistratures. On pourrait ajouter que c’est une faute grave de substituer à la souveraineté de la loi la souveraineté d’un individu, toujours sujet aux mille passions qui agitent toute âme humaine. Eh bien ! Dira-t-on : Que la loi soit donc souveraine. Oligarchique ou démocratique, aura-t-on mieux évité tous les écueils ? Pas le moins du monde ; les mêmes dangers que nous venons de signaler subsisteront toujours.
§ 4. Mais nous reviendrons ailleurs sur ces divers sujets.
Attribuer la souveraineté à la multitude plutôt qu’aux hommes distingués, qui sont toujours en minorité, peut sembler une solution équitable et vraie de la question, quoiqu’elle ne tranche pas encore toutes les difficultés. On peut admettre en effet que la majorité, dont chaque membre pris à part n’est pas un homme remarquable, est cependant au-dessus des hommes supérieurs, sinon individuellement, du moins en masse, comme un repas à frais communs est plus splendide que le repas dont une personne seule fait la dépense. Dans cette multitude, chaque individu a sa part de vertu, de sagesse ; et tous en se rassemblant forment, on peut dire, un seul homme ayant des mains, des pieds, des sens innombrables, un moral et une intelligence en proportion. Ainsi, la foule porte des jugements exquis sur les œuvres de musique, de poésie ; celui-ci juge un point, celui-là un autre, et l’assemblée entière juge l’ensemble de l’ouvrage.
§ 5. L’homme distingué, pris individuellement, diffère de la foule, comme la beauté, dit-on, diffère de la laideur, comme un bon tableau que l’art produit diffère de la réalité, par l’assemblage en un seul corps de beaux traits épars ailleurs ; ce qui n’empêche pas que, si l’on analyse les choses, on ne puisse’trouver mieux encore que le tableau, et que tel homme puisse avoir les yeux plus beaux, tel l’emporter par toute autre partie du corps. Je n’affirmerai pas que ce soit là, dans toute multitude, dans toute grande réunion, la différence constante de la majorité au petit nombre des hommes distingués ; et certes on pourrait dire plutôt sans crainte de se tromper que, dans plus d’un cas, une différence de ce genre est impossible, car on pourrait alors pousser la comparaison jusqu’aux animaux : et en quoi, je le demande, certains hommes diffèrent-ils des animaux ? Mais l’assertion, si on la restreint à une multitude donnée, peut être parfaitement juste.
§ 6. Ces considérations répondent à notre première question sur le souverain, et à celle-ci qui lui est intimement liée : A quels objets la souveraineté des hommes libres et de la masse des citoyens doit-elle s’étendre ? Je comprends par la masse des citoyens tous les hommes d’une fortune et d’un mérite ordinaires. Il y a danger à leur confier les magistratures importantes : faute d’équité et de lumières, ils seront injustes dans tel cas et se tromperont dans tel autre. Les repousser de toutes les fonctions n’est pas plus sûr : un État où tant de gens sont pauvres et privés de toute distinction publique, compte nécessairement dans son sein autant d’ennemis. Mais on peut leur laisser le droit de délibérer sur les affaires publiques, et le droit de juger.
§ 7. Aussi, Solon et quelques autres législateurs leur ont-ils accordé l’élection et la censure des magistrats, tout en leur refusant des fonctions individuelles. Quand ils sont assemblés, leur masse sent toujours les choses avec une intelligence suffisante ; et réunie aux hommes distingués, elle sert l’État, de même que des aliments peu choisis, joints à quelques aliments plus délicats, donnent par leur mélange une quantité plus forte et plus profitable de nourriture. Mais les individus pris isolément n’en sont pas moins incapables de juger.
§ 8. On peut faire à ce principe politique une première objection, et demander si, lorsqu’il s’agit de juger du mérite d’un traitement médical, il ne faut point appeler celui-là même qui serait, au besoin, capable de guérir le malade de la douleur qu’il souffre actuellement, c’est-à-dire, le médecin ; et j’ajoute que ce raisonnement peut s’appliquer à tous les autres arts, à tous les cas où l’expérience joue le principal rôle. Si donc le médecin a pour juges naturels les médecins, il en sera vie même dans toute autre chose. Médecin signifie à la fois celui qui exécute l’ordonnance, et celui qui la prescrit, et l’homme qui a été instruit dans la science. Tous les arts, on peut dire, ont, comme la médecine, des divisions pareilles ; et l’on accorde le droit de juger à la science théorique aussi bien qu’à l’instruction pratique.
§ 9. L’élection des magistrats remise à la multitude peut être attaquée de la même manière. Ceux-là seuls qui savent faire la chose, dira-t-on, ont assez de lumières pour bien choisir. C’est au géomètre de choisir les géomètres, au pilote de choisir les pilotes ; car si, pour certains objets, dans certains arts, on peut travailler sans apprentissage, on ne fait certainement pas mieux que les hommes spéciaux. Donc, par la même raison, il ne faut laisser à la foule ni le droit d’élire les magistrats, ni le droit de leur faire rendre des comptes.
§ 10. Mais peut-être cette objection n’est-elle pas fort juste par les motifs que j’ai déjà dits plus haut, à moins qu’on ne suppose une multitude tout à fait dégradée. Les individus isolés jugeront moins bien que’les savants, j’en conviens ; mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins..Pour une foule de choses, l’artiste n’est ni le seul ni le meilleur juge, dans tous les cas où l’on peut bien connaître son œuvre, sans posséder son art. Une maison, par exemple, peut être appréciée par celui qui l’a bâtie ; mais elle le sera bien mieux encore par celui qui l’habite ; et celui-là, c’est le chef de famille. Ainsi encore le timonier du vaisseau se connaîtra mieux en gouvernails que le charpentier ; et c’est le convive et non pas le cuisinier qui juge le festin. Ces considérations peuvent paraître suffisantes pour lever cette première objection.
§ 11. En voici une autre qui s’y rattache. Il y a peu de raison, dira-t-on, à investir la multitude sans mérite, d’un plus large pouvoir que les citoyens distingués. Rien n’est au-dessus de ce droit d’élection et de censure que bien des États, comme je l’ai dit, ont accordé aux classes inférieures, et qu’elles exercent souverainement dans l’assemblée publique. Cette assemblée, le sénat et les tribunaux sont ouverts, moyennant un cens modique, à des citoyens de tout âge ; et en même temps on exige pour les fonctions de trésorier, celles de général, et pour les autres magistratures importantes, des conditions de cens fort élevées.
§ 12. La réponse à cette seconde objection n’est pas ici plus difficile. Les choses sont peut-être encore fort bien telles qu’elles sont. Ce n’est pas l’individu, juge, sénateur, membre de l’assemblée publique, qui prononce souverainement ; c’est le tribunal, c’est le sénat, c’est le peuple, dont cet individu n’est qu’une fraction minime, dans sa triple attribution de sénateur, déjuge et de membre de l’assemblée générale. De ce point de vue, il est juste que la multitude ait un plus large pouvoir ; car c’est elle qui forme et le peuple et le sénat et le tribunal. Le cens possédé par cette masse entière dépasse celui que possèdent individuellement, et dans leur minorité, tous ceux qui remplissent les fonctions éminentes.
§ 13. Je n’irai pas du reste plus loin sur ce sujet. Mais quant à la première question que nous nous étions posée sur la personne du souverain, la conséquence la plus évidente qui découle de notre discussion, c’est que la souveraineté doit appartenir aux lois fondées sur la raison, et que le magistrat, unique ou multiple, ne doit être souverain que là où la loi n’a pu rien disposer, par l’impossibilité de préciser tous les détails dans des règlements généraux. Nous n’avons point encore expliqué ce que doivent être des lois fondées sur la raison, et notre première question reste entière. Je dirai seulement que, de toute nécessité, les lois suivent les gouvernements ; mauvaises ou bonnes, justes ou iniques, selon qu’ils le sont eux-mêmes. Il est du moins de toute évidence que les lois doivent se rapporter à l’État ; et, ceci une fois admis, il n’est pas moins évident que les lois sont nécessairement bonnes dans les gouvernements purs, et vicieuses dans les gouvernements corrompus.
Suite de la théorie delà souveraineté ; pour savoir à qui elle appartient, on ne peut tenir compte que des avantages vraiment politiques, et non des avantages quels qu’ils soient : la noblesse, la liberté, la fortune, la justice, le courage militaire, la science, la vertu. Insuffisance des prétentions exclusives ; l’égalité est, en général, le but que le législateur doit se proposer, afin de les concilier.
§ 1. Toutes les sciences, tous les arts ont un bien pour but ; et le premier des biens doit être l’objet suprême de la plus haute de toutes les sciences ; or, cette science, c’est la politique. Le bien en politique, c’est la justice ; en d’autres termes, l’utilité générale. On pense communément que la justice est une sorte d’égalité ; et ici l’opinion vulgaire est, jusqu’à un certain point, d’accord avec les principes philosophiques par lesquels nous avons traité de la morale. On s’accorde en outre sur la nature de la justice, sur les êtres auxquels elle s’applique, et l’on convient que l’égalité doit régner nécessairement entre égaux ; reste à fixer à quoi s’applique l’égalité et à quoi s’applique l’inégalité ; questions difficiles qui constituent la philosophie politique.
§ 2. On soutiendra peut-être que le pouvoir politique doit se répartir inégalement, en raison de la prééminence en un mérite quelconque, tous les autres points restant d’ailleurs parfaitement pareils, et les citoyens étant d’ailleurs parfaitement semblables ; et que les droits et la considération doivent être différents, quand les individus diffèrent. Mais si ce principe est vrai, même la fraîcheur du teint, ou la grandeur de la taille, ou tel autre avantage, quel qu’il soit, pourra donc donner droit à une supériorité de pouvoir politique. L’erreur n’est-elle pas ici manifeste ? Quelques réflexions tirées des autres sciences et des autres arts le prouveront assez. Si l’on distribue des flûtes à des artistes égaux entre eux en tant qu’occupés du même art, on ne donnera pas les meilleurs instruments aux individus les plus nobles, puisque leur noblesse ne les rend pas plus habiles à jouer de la flûte ; mais on devra remettre l’instrument le plus parfait à l’artiste qui saura le plus parfaitement s’en servir.
§ 3. Si le raisonnement n’est pas encore assez clair, qu’on le pousse un peu plus loin. Qu’un homme très distingué dans l’art de la flûte le soit beaucoup moins par la naissance et la beauté, avantages qui, pris chacun à part, sont, si l’on veut, très préférables à un talent d’artiste, et qu’aces deux égards, noblesse et beauté, ses rivaux l’emportent sur lui beaucoup plus que lui-même ne l’emporte sur eux comme virtuose ; je soutiens que c’est toujours à lui qu’appartient l’instrument supérieur. Autrement, il faudrait que l’exécution musicale profitât beaucoup des supériorités de naissance et de fortune ; mais ces avantages ne peuvent y procurer le plus léger progrès.
§ 4. A suivre encore ce faux raisonnement, un avantage quelconque pourrait entrer en parallèle avec tout autre. Parce que la taille de tel homme l’emporterait sur la taille de tel autre, il s’ensuivrait qu’en règle générale la taille pourrait être mise en balance avec la fortune et la liberté. Si, parce que l’un est plus distingué par sa taille que l’autre par sa vertu, on place en général la taille fort au-dessus de la vertu, les objets les plus disparates pourront être mis dès lors au même niveau ; car si la taille à certain degré peut surpasser telle autre qualité à certain degré, il est clair qu’il suffira de proportionner les degrés pour obtenir l’égalité absolue.
§ 5. Mais comme il y a ici une impossibilité radicale, il est clair qu’on ne prétend pas le moins du monde, en fait de droits politiques, répartir le pouvoir selon toute espèce d’inégalité. Que les uns soient légers à la course et les autres fort lents, ce n’est pas une raison pour qu’en politique les uns aient plus et les autres moins ; c’est aux jeux gymniques que ces différences-là seront appréciées à leur juste valeur. Ici, on ne doit nécessairement mettre en concurrence que les objets qui contribuent à la formation de l’État. Aussi a-t-on toute raison d’accorder une distinction particulière à la noblesse, à la liberté, à la fortune ; car les individus libres et les citoyens qui possèdent le cens légal, sont les membres de l’État ; et il n’y aurait point d’État si tous étaient pauvres, non plus que si tous étaient esclaves.
§ 6. Mais à ces premiers éléments, il en faut joindre évidemment aussi deux autres : la justice et la valeur guerrière, dont l’État ne peut pas davantage se passer ; car si les uns sont indispensables à son existence, les autres le sont à sa prospérité. Tous ces éléments, ou du moins la plupart, peuvent se disputer à bon droit l’honneur de constituer l’existence de la cité ; mais c’est surtout, je le répète, comme je l’ai dit plus haut, à la science et à la vertu de s’attribuer son bonheur.
§ 7. De plus, comme l’égalité et l’inégalité complètes sont injustes entre des individus qui ne sont égaux ou inégaux entre eux que sur un seul point, tous les gouvernements où l’égalité et l’inégalité sont établies sur des bases de ce genre, sont nécessairement corrompus. Nous avons dit aussi plus haut que tous les citoyens ont raison de se croire des droits, mais que tous ont tort de se croire des droits absolus : les riches, parce qu’ils possèdent une plus large part du territoire commun de la cité et qu’ils ont ordinairement plus de crédit dans les transactions commerciales ; les nobles et les hommes libres, classes fort voisines l’une de l’autre, parce que la noblesse est plus réellement citoyenne que la roture, et que la noblesse est estimée chez tous les peuples ; et de plus, parce que des descendants vertueux doivent, selon toute apparence, avoir de vertueux ancêtres ; car la noblesse n’est qu’un mérite de race.
§ 8. Certes, la vertu peut, selon nous, élever la voix non moins justement ; la vertu sociale, c’est la justice, et toutes les autres ne viennent nécessairement que comme des conséquences après elle. Enfin la majorité aussi a des prétentions qu’elle peut opposer à celles de la minorité ; car la majorité, prise dans son ensemble, est plus puissante, plus riche et meilleure que le petit nombre.
§ 9. Supposons donc la réunion, dans un seul État, d’individus distingués, nobles, riches d’une part ; et de l’autre, une multitude à qui l’on peut accorder des droits politiques : pourra-t-on dire sans hésitation à qui doit appartenir la souveraineté ? Ouïe doute sera-t-il encore possible ? Dans chacune des constitutions que nous avons énumérées plus haut, la question de savoir qui doit commander n’en peut faire une, puisque leur différence repose précisément sur celle du souverain. Ici la souveraineté est aux riches ; là, aux citoyens distingués ; et ainsi du reste. Voyons cependant ce que l’on doit faire quand toutes ces conditions diverses se rencontrent simultanément dans la cité.
§ 10. En supposant que la minorité des gens de bien soit extrêmement faible, comment pourra-t-on statuer à son égard ? Regardera-t-on si, toute faible qu’elle est, elle peut suffire cependant à gouverner l’État, ou même à former par elle seule une cité complète ? Mais alors se présente une objection qui est également juste contre tous les prétendants au pouvoir politique, et qui semble renverser toutes les raisons de ceux qui réclament l’autorité comme un droit de leur fortune, aussi bien que de ceux qui la réclament comme un droit de leur naissance. En adoptant le principe qu’ils allèguent pour eux-mêmes, la prétendue souveraineté devrait évidemment passer à l’individu qui serait à lui seul plus riche que tous les autres ensemble ; et de même, le plus noble par sa naissance l’emporterait sur tous ceux qui ne font valoir que leur liberté.
§ 11. Même objection toute pareille contre l’aristocratie, qui se fonde sur la vertu ; car si tel citoyen est supérieur en vertu à tous les membres du gouvernement, gens eux-mêmes fort estimables, le même principe lui conférera la souveraineté. Même objection encore contre la souveraineté de la multitude, fondée sur la supériorité de sa force relativement à la minorité ;’car si un individu par hasard, ou quelques individus moins nombreux toutefois que la majorité, sont plus forts qu’elle, la souveraineté leur appartiendra de préférence plutôt qu’à la foule.
§ 12. Tout ceci semble démontrer clairement qu’il n’y a de complète justice dans aucune des prérogatives, au nom desquelles chacun réclame le pouvoir pour soi et l’asservissement pour les autres. Aux prétentions de ceux qui revendiquent l’autorité pour leur mérite ou pour leur fortune, la multitude pourrait opposer d’excellentes raisons. Rien n’empêche, en effet, qu’elle ne soit plus riche et plus vertueuse que la minorité, non point individuellement, mais en masse. Ceci même répond à une objection que l’on met en avant et qu’on répète souvent comme fort grave : on demande si, dans le cas que nous avons supposé, le législateur qui veut établir des lois parfaitement justes doit avoir en vue l’intérêt de la multitude ou celui des citoyens distingués. La justice ici, c’est l’égalité ; et cette égalité de la justice se rapporte autant à l’intérêt général de l’État qu’à l’intérêt individuel des citoyens. Or, le citoyen en général est l’individu qui a part à l’autorité et à l’obéissance publiques, la condition du citoyen étant d’ailleurs variable suivant la constitution ; et dans la république parfaite, le citoyen, c’est l’individu qui peut et qui veut obéir et gouverner tour à tour, suivant les préceptes de la vertu.
Suite de la théorie de la souveraineté ; exception au principe de l’égalité en faveur de l’homme supérieur ; origine et justification de l’ostracisme ; usage de l’ostracisme dans les gouvernements de toute espèce ; l’ostracisme n’est pas possible dans la cité parfaite ; l’État doit se soumettre à l’homme supérieur ; apothéose du génie.
§ 1. Si dans l’État un individu, ou même plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former entre eux seuls une cité entière, ont une telle supériorité de mérite que le mérite de tous les autres citoyens ne puisse entrer en balance, et que l’influence politique de cet individu unique, ou de ces individus, soit incomparablement plus forte, de tels hommes ne peuvent être compris dans la cité. Ce sera leur faire injure que de les réduire à l’égalité commune, quand leur mérite et leur importance politiques les mettent si complètement hors de comparaison ; de tels personnages sont, on peut dire, des dieux par les hommes.
§ 2. Nouvelle preuve que la législation ne doit nécessairement concerner que des individus égaux par leur naissance et par leurs facultés. Mais la loi n’est point faite pour ces êtres supérieurs ; ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule de tenter de les soumettre à la constitution ; car ils pourraient répondre ce que, suivant Antisthène, les lions répondirent au décret rendu par l’assemblée des lièvres sur l’égalité générale des animaux. Voilà aussi l’origine de l’ostracisme dans les États démocratiques, qui, plus que tous les autres, se montrent jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen semblait s’élever au-dessus de tous les autres par sa richesse, par la foule de ses partisans, ou par tout autre avantage politique, l’ostracisme venait le frapper d’un exil plus ou moins long.
§ 3. Dans la mythologie, les Argonautes n’ont point d’autre motif pour abandonner Hercule ; Argo déclare qu’elle ne veut pas le porter, parce qu’il est beaucoup plus pesant que le reste de ses compagnons. Aussi a-t-on bien tort de blâmer d’une manière absolue la tyrannie et le conseil que Périandre donnait Thrasybule : pour toute réponse à l’envoyé qui venait lui demander conseil, il se contenta de niveler une certaine quantité d’épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres. Le messager ne comprit rien au motif de cette action ; mais Thrasybule, quand on l’en informa, entendit fort bien qu’il devait se défaire des citoyens puissants.
§ 4. Cet expédient n’est pas utile seulement aux tyrans ; aussi ne sont-ils pas les seuls a en user. On l’emploie avec un égal succès dans les oligarchies et dans les démocraties. L’ostracisme y produit a peu près les mêmes résultats, en arrêtant par l’exil la puissance des personnages qu’il frappe. Quand on est en mesure de le pouvoir, on applique ce principe politique à des États, à des peuples entiers. On peut voir la conduite des Athéniens à l’égard des Samiens, des Chiotes et des Lesbiens. A peine leur puissance fut-elle affermie, qu’ils eurent soin d’affaiblir leurs sujets, en dépit de tous les traités ; et le roi des Perses a plus d’une fois châtié les Mèdes, les Babyloniens et d’autres peuples, tout fiers encore des souvenirs de leur antique domination.
§ 5. Cette question intéresse tous les gouvernements sans exception, même les bons. Les gouvernements corrompus emploient ces moyens-là dans un intérêt tout particulier ; mais on ne les emploie pas moins dans les gouvernements d’intérêt général. On peut éclaircir ce raisonnement par une comparaison emprunté e aux autres sciences, aux autres arts. Le peintre ne laissera point dans son tableau un pied qui dépasserait les proportions des autres parties de la figure, ce pied fût-il beaucoup plus beau que le reste ; le charpentier de marine ne recevra pas davantage une proue, ou telle autre pièce du bâtiment, si elle est disproportionnée ; et le choriste en chef n’admettra point, dans un concert, une voix plus forte et plus belle que toutes celles qui forment le reste du chœur.
§ 6. Bien n’empêche donc les monarques de se trouver en ceci d’accord avec les États qu’ils régissent, si de fait ils ne recourent à cet expédient que quand la conservation de leur propre pouvoir est dans l’intérêt de l’État. Ainsi les principes de l’ostracisme appliqué aux supériorités bien reconnues ne sont pas dénués de toute équité politique. Il est certainement préférable que la cité, grâce aux institutions primitives du législateur, puisse se passer de ce remède ; mais si le législateur reçoit de seconde main le gouvernail de l’État, il peut, dans le besoin, recourir à ce moyen de réforme. Ce n’est point ainsi, du reste, qu’on l’a jusqu’à présent employé ; on n’a point considéré le moins du monde dans l’ostracisme l’intérêt véritable de la république, et l’on en a fait une simple affaire de faction. Pour les gouvernements corrompus, l’ostracisme, en servant un intérêt particulier, est aussi par cela même évidemment juste ; mais il est tout aussi évident qu’il n’est point d’une justice absolue.
§ 7. Dans la cité parfaite, la question est bien autrement difficile. La supériorité sur tout autre point que le mérite, richesse ou influence, ne peut causer d’embarras ; mais que faire contre la supériorité de mérite ? Certes, on ne dira pas qu’il faut bannir ou chasser le citoyen qu’elle distingue. On ne prétendra pas davantage qu’il faut le réduire à l’obéissance ; car prétendre au partage du pouvoir, ce serait donner un maître à Jupiter lui-même. Le seul parti que naturellement tous les citoyens semblent devoir adopter, est de se soumettre de leur plein gré à ce grand homme, et de le prendre pour roi durant sa vie entière.
### CHAPITRE IX
Théorie de la royauté. De l’utilité ou des dangers de cette forme de gouvernement. Cinq espèces diverses de la royauté, qui doit toujours être légale ; la première espèce n’est guère qu’un généralat viager ; la seconde est celle de certains peuples barbares, et se rapproche de la tyrannie par ses pouvoirs illimités ; la troisième comprend les aesymnéties, ou tyrannies volontaires, consenties pour un temps plus ou moins long ; la quatrième espèce est la royauté des temps héroïques, souveraine maîtresse à la guerre et dans les procès de tout genre ; la cinquième enfin est celle où le roi est maître de tous les pouvoirs, à peu près comme le père les possède tous dans la famille. § 1. Les développements qui précèdent nous conduisent assez bien à l’étude de la royauté, que nous avons classée parmi les bons gouvernements. La cité ou l’État bien constitué doit-il ou ne doit-il pas, dans son intérêt, être régi par un roi ? N’existe-t-il point de gouvernement préférable à celui-là, qui, s’il est utile à quelques peuples, peut ne pas l’être à bien d’autres ? Telles sont les questions que nous avons à examiner. Mais recherchons d’abord si la royauté est simple, ou si elle ne se divise pas en plusieurs espèces différentes.
§ 2. Il est bien aisé de reconnaître qu’elle est multiple, et que ses attributions ne sont pas identiques dans tous les États. Ainsi, la royauté dans le gouvernement de Sparte, paraît être celle qui est la plus légale ; mais elle n’est pas maîtresse absolue. Le roi dispose souverainement de deux choses seulement : des affaires militaires, qu’il dirige quand il est hors du territoire national, et des affaires religieuses. La royauté ainsi comprise n’est vraiment qu’un généralat inamovible, investi de pouvoirs suprêmes. Elle n’a point le droit de vie et de mort, si ce n’est dans un seul cas, réservé aussi chez les anciens : dans les expéditions militaires, dans la chaleur du combat. C’est Homère qui nous l’apprend. Agamemnon, quand on délibère, se laisse patiemment insulter ; mais quand on marche à l’ennemi, son pouvoir va jusqu’au droit de mort, et il peut s’écrier : « Celui qu’alors je trouve auprès de nos vaisseaux, je le jette, le lâche, aux chiens, aux vils oiseaux ; Car j’ai droit de tuer. »
§ 3. Cette première espèce de royauté n’est donc qu’un généralat viager ; elle peut être du reste tantôt héréditaire et tantôt élective. Après celle-là, je placerai une seconde espèce de royauté, que l’on trouve établie chez quelques peuples barbares ; en général, elle a les mêmes pouvoirs à peu près que la tyrannie, bien qu’elle soit légitime et héréditaire. Des peuples poussés par un esprit naturel de servitude, disposition beaucoup plus prononcée chez les barbares que chez les Grecs, dans les Asiatiques que dans les Européens, supportent le joug du despotisme sans peine et sans murmure ; voilà pourquoi les royautés qui pèsent sur ces peuples sont tyranniques, bien qu’elles reposent d’ailleurs sur les bases solides de la loi et de l’hérédité.
§ 4. Voilà encore pourquoi la garde qui entoure ces rois-là est vraiment royale, et qu’elle n’est pas une garde comme en ont les tyrans. Ce sont des citoyens en armes qui veillent à la sûreté d’un roi ; le tyran ne confie la sienne qu’à des étrangers. C’est que là, l’obéissance est légale et volontaire, et qu’ici elle est forcée. Les uns ont une garde de citoyens ; les autres ont une garde contre les citoyens.
§ 5. Après ces deux espèces de monarchies, en vient une troisième, dont on trouve des exemples chez les anciens Grecs, et qu’on nomme Aesymnétie. C’est, à bien dire, une tyrannie élective, se distinguant de la royauté barbare, non en ce qu’elle n’est pas légale, mais seulement en ce qu’elle n’est pas héréditaire. Les aesymnètes recevaient leurs pouvoirs, tantôt pour la vie, tantôt pour un temps ou un fait déterminé. C’est ainsi que Mitylène élut Pittacus, pour repousser les bannis, que commandaient Antiménide et Alcée, le poète.
§ 6. Alcée lui-même nous apprend dans un de ses Scolies que Pittacus fut élevé à la tyrannie ; il y reproche à ses concitoyens « d’avoir pris un Pittacus, » l’ennemi de son pays, pour en faire le tyran de cette » ville, qui ne sent ni le poids de ses maux, ni le poids » de sa honte, et qui n’a point assez de louanges pour » son assassin. » Les aesymnéties anciennes ou actuelles tiennent, et du despotisme par les pouvoirs tyranniques qui leur sont remis, et de la royauté par l’élection libre qui les a créées.
§ 7. Une quatrième espèce de royauté est celle des temps héroïques, consentie par les citoyens, et héréditaire par la loi. Les fondateurs de ces monarchies, bienfaiteurs des peuples, soit en les éclairant par les arts, soit en les guidant à la victoire, en les réunissant ou en leur conquérant des établissements, furent nommés rois par reconnaissance et transmirent le pouvoir à leurs fils. Ces rois avaient le commandement suprême à la guerre, et faisaient tous les sacrifices où le ministère des pontifes n’était pas indispensable. Outre ces deux prérogatives, ils étaient juges souverains de tous les procès, tantôt sans serment, et tantôt en donnant cette garantie. La formule du serment consistait à lever le sceptre en l’air.
§ 8. Dans les temps reculés, le pouvoir de ces rois comprenait toutes les affaires politiques de l’intérieur et du dehors sans exception ; mais plus tard, soit par l’abandon volontaire des rois, soit par l’exigence des peuples, cette royauté fut réduite presque partout à la présidence des sacrifices ; et là où elle méritait encore son nom, elle n’avait gardé que le commandement des armées hors du territoire de l’État.
§ 9. Nous avons donc reconnu quatre sortes de royautés : l’une, celle des temps héroïques, librement consentie, mais limitée aux fonctions de général, de juge et de pontife ; la seconde, celle des barbares, despotique et héréditaire par la loi ; la troisième, celle qu’on nomme Aesymnétie, et qui est une tyrannie élective ; la quatrième, enfin, celle de Sparte, qui n’est, à proprement parler, qu’un généralat perpétuellement héréditaire dans une race. Ces quatre royautés sont ainsi suffisamment distinctes entre elles.
§ 10. Il en est une cinquième, où un seul chef dispose de tout, comme ailleurs le corps delà nation, l’État, dispose de la chose publique. Cette royauté a de grands rapports avec le pouvoir domestique ; de même que l’autorité du père est une sorte de royauté sur la famille, de même la royauté dont nous parlons ici est une administration de famille s’appliquant à une cité, à une ou plusieurs nations.
Suite de la théorie de la royauté ; les cinq espèces peuvent être réduites à deux principales. — De la royauté absolue ; vaut-il mieux remettre le pouvoir à un seul individu qu’à des lois faites par des citoyens éclairés et honnêtes ? Arguments pour et contre la royauté absolue ; l’aristocratie lui est très préférable ; causes qui ont amené l’établissement et ensuite la ruine des royautés. — L’hérédité du pouvoir royal n’est pas admissible. — De la force publique mise à la disposition de la royauté.
§ 1. Nous n’avons réellement à considérer que deux formes de la royauté : la cinquième, dont nous venons de parler, et la royauté de Lacédémone. Les autres se trouvent comprises entre ces deux extrêmes, et sont, ou plus restreintes dans leurs pouvoirs que la monarchie absolue, ou plus étendues que la royauté de Sparte.
§ 2. Nous nous bornerons donc aux deux points suivants : d’abord, est-il utile ou funeste à l’État d’avoir un général perpétuel, qu’il soit d’ailleurs héréditaire ou électif ? En second lieu, est-il utile ou funeste à l’État d’avoir un maître absolu ?
§ 3. La question d’un généralat de ce genre est un objet de lois réglementaires bien plutôt que de constitution, puisque toutes les constitutions pourraient également l’admettre. Je ne m’arrêterai donc point à la royauté de Sparte. Quant à l’autre espèce de royauté, elle forme une espèce de constitution à part ; je vais m’en occuper spécialement, et parcourir toutes les questions qu’elle peut faire naître.
§ 4. Le premier point, dans cette recherche, est de savoir s’il est préférable de remettre le pouvoir à un individu de mérite, ou de le laisser à de bonnes lois ? Les partisans de la royauté, qui la trouvent si bienfaisante, prétendront, sans nul doute, que la loi, ne disposant jamais que d’une manière générale, ne peut prévoir tous les cas accidentels, et que c’est déraisonner que de vouloir soumettre une science, quelle qu’elle soit, à l’empire d’une lettre morte, comme cette loi d’Egypte, qui ne permet aux médecins d’agir qu’après le quatrième jour de la maladie, et qui les rend responsables, s’ils agissent avant ce délai. Donc, évidemment, la lettre et la loi ne peuvent jamais, par les mêmes motifs, constituer un bon gouvernement. Mais d’abord, cette forme de dispositions générales est une nécessité pour tous ceux qui gouvernent ; et l’emploi en est certainement plus sage dans une nature exempte de toutes les passions que dans celle qui leur est essentiellement soumise. La loi est impassible ; toute âme humaine au contraire est nécessairement passionnée.
§ 5. Mais, dit-on, le monarque sera plus apte que la loi à prononcer dans les cas particuliers. On admet alors évidemment qu’en même temps qu’il est législateur, il existe aussi des lois qui cessent d’être souveraines là où elles se taisent, mais qui le sont partout, où elles parlent. Dans tous le cas où la loi ne peut pas du tout prononcer, ou ne peut pas prononcer équitablement, doit-on s’en remettre à l’autorité d’un individu supérieur à tous les autres, ou à celle de la majorité ? En fait, la majorité aujourd’hui juge, délibère, élit dans les assemblées publiques ; et tous ses décrets se rapportent à des cas particuliers. Chacun de ses membres, pris à part, est inférieur peut-être, si on le compare à l’individu dont je viens de parler ; mais l’État se compose précisément de cette majorité, et le repas où chacun fournit son écot est toujours plus complet que ne le serait le repas isolé d’un des convives. C’est là ce qui rend la foule, dans la plupart des cas, meilleur juge qu’un individu quel qu’il soit.
§ 6. De plus, une grande quantité est toujours moins corruptible, comme l’est par exemple une masse d’eau ; et la majorité est de même bien moins facile à corrompre que la minorité. Quand l’individu est subjugué par la colère ou toute autre passion, il laisse de toute nécessité fausser son jugement ; mais il serait prodigieusement difficile que, dans le même cas, la majorité tout entière se mît en fureur ou se trompât. Qu’on prenne d’ailleurs une multitude d’hommes libres, ne s’écartant de la loi que là où nécessairement la loi doit être en défaut, bien que la chose ne soit pas aisée dans une masse nombreuse, je puis supposer toutefois que la majorité s’y compose d’hommes honnêtes comme individus et comme citoyens ; je demande alors si un seul sera plus incorruptible, ou si ce n’est pas cette majorité nombreuse, mais probe ? Ou plutôt l’avantage u’est-il pas évidemment à la majorité ? Mais, dit-on, la majorité peut s’insurger ; un seul ne le peut pas. On oublie alors que nous avons supposé à tous les membres de la majorité autant de vertu qu’à cet individu unique.
§ 7. Si donc on appelle aristocratie le gouvernement de plusieurs citoyens honnêtes, et royauté le gouvernement d’un seul, l’aristocratie sera certainement pour les États très —préférable à la royauté, que d’ailleurs son pouvoir soit absolu ou ne le soit pas, pourvu qu’elle se compose d’individus aussi vertueux les uns que les autres. Si nos ancêtres se sont soumis à des rois, c’est peut-être qu’il était fort rare alors de trouver des hommes supérieurs, surtout dans des États aussi petits que ceux de ce temps-là ; ou bien ils n’ont fait des rois que par pure reconnaissance, gratitude qui témoigne en faveur de nos pères. Mais quand l’État renferma plusieurs citoyens d’un mérite également distingué, on ne put souffrir plus longtemps la royauté ; on chercha une forme de gouvernement où l’autorité pût être commune, — et l’on établit la république.
§ 8. La corruption amena des dilapidations publiques, et créa fort probablement, par suite de l’estime toute particulière accordée à l’argent, des oligarchies. Celles-ci se changèrent d’abord en tyrannies, comme les tyrannies se changèrent bientôt en démagogies. La honteuse cupidité des gouvernants, tendant sans cesse à restreindre leur nombre, fortifia d’autant les masses, qui purent bientôt renverser les oppresseurs et saisir le pouvoir pour elles-mêmes. Plus tard, l’accroissement des États ne permit guère d’adopter une autre forme de gouvernement que la démocratie.
§ 9. Mais nous demandons à ceux qui vantent l’excellence de la royauté, quel sort ils veulent faire aux enfants des rois ? Est-ce que, par hasard, eux aussi devront régner ? Certes, s’ils sont tels qu’on en a tant vu, cette hérédité sera bien funeste. Mais, dira-t-on, le roi sera maître de ne point transmettre le pouvoir à sa race. La confiance est ici bien difficile ; la position est fort glissante, et ce désintéressement exigerait un héroïsme qui est au-dessus du cœur humain.
§ 10. Nous demanderons encore si, pour l’exercice de son pouvoir, le roi, qui prétend dominer, doit avoir à sa disposition une force armée capable de contraindre les factieux à la soumission ? Ou bien comment pourra-t-il assurer son autorité ? En supposant même qu’il règne suivant les lois, et qu’il ne leur subs : titue jamais son arbitraire personnel, encore faudra-t-il qu’il dispose d’une certaine force pour protéger les lois elles-mêmes. Il est vrai que, pour un roi si parfaitement légal, la question peut se résoudre assez vite : il doit avoir certainement une force armée, et cette force armée doit être calculée de façon à le rendre plus puissant que chaque citoyen en particulier, ou qu’un certain nombre de citoyens réunis, mais de façon aussi à le rendre toujours plus faible que la masse. C’est dans cette proportion que nos ancêtres réglaient les gardes, quand ils les accordaient en remettant l’État aux mains d’un chef qu’ils nommaient JEsym-nète, ou d’un tyran. C’est encore sur cette base, lorsque Denys demanda des gardes, qu’un Syracusain, dans l’assemblée du peuple, conseilla de lui en accorder.
Suite et fin de la théorie de la royauté absolue. Supériorité de la loi ; bien qu’elle dispose toujours d’une manière générale, elle vaut mieux que le pouvoir arbitraire d’un individu ; auxiliaires obligés que le monarque doit toujours se donner pour pouvoir exercer l’autorité ; condamnation générale de la royauté absolue. Exception maintenue en faveur du génie. — Fin de la théorie de la royauté.
§ 1. Notre sujet nous conduit maintenant à la royauté où le monarque peut tout faire selon son bon plaisir, et nous allons l’étudier ici. Aucune des royautés dites légales ne forme, je le répète, une espèce particulière de gouvernement, puisqu’on peut établir partout un généralat inamovible, dans la démocratie aussi bien que dans l’aristocratie. Bien souvent l’administration militaire est confiée à un seul individu ; et il y a une magistrature de ce genre à Epidamne et à Opunte, où cependant les pouvoirs du chef suprême sont moins étendus.
§ 2. Quant à ce qu’on nomme la royauté absolue, c’est-à-dire celle où un seul homme règne souverainement suivant son bon plaisir, bien des gens soutiennent que la nature des choses repousse elle-même ce pouvoir d’un seul sur tous les citoyens, puisque l’État n’est qu’une association d’êtres égaux, et qu’entre des êtres naturellement égaux, les prérogatives et les droits doivent être nécessairement identiques. S’il est physiquement nuisible de donner une égale nourriture et des vêtements égaux à des hommes de constitution et de taille différentes, l’analogie n’est pas moins frappante pour les droits politiques. Et à l’inverse, l’inégalité entre égaux n’est pas moins déraisonnable.
§ 3. Ainsi il est juste que les parts de pouvoir et d’obéissance pour chacun soient parfaitement égales, ainsi que leur alternative ; car c’est là précisément ce que procure la loi, et la loi c’est la constitution. Il faut donc préférer la souveraineté de la loi à celle d’un des citoyens ; et, d’après ce même principe, si le pouvoir doit être remis à plusieurs parmi eux, on ne doit les faire que gardiens et serviteurs de la loi ; car si l’existence des magistratures est chose indispensable, c’est une injustice patente de donner à un seul homme une magistrature suprême, à l’exclusion de tous ceux qui valent autant que lui.
§ 4. Malgré ce qu’on en a dit, là où la loi est impuissante, un individu n’en saura jamais plus qu’elle ; une loi qui a su convenablement instruire les magistrats, peut s’en rapporter à leur bon sens et à leur justice pour juger et régler tous les cas où elle se tait. Bien plus, elle leur accorde le droit de corriger tous ses défauts, quand l’expérience a démontré l’amélioration possible. Ainsi donc, quand on demande la souveraineté de la loi, c’est demander que la raison règne avec les lois ; demander la souveraineté d’un roi, c’est constituer souverains l’homme et la bête ; car les entraînements de l’instinct, les passions du cœur corrompent les hommes quand ils sont au pouvoir, même les meilleurs ; mais la loi, c’est l’intelligence sans les passions aveugles.
§ 5. L’exemple emprunté plus haut aux sciences ne paraît pas concluant. Il est dangereux de suivre en médecine des préceptes écrits, et il vaut mieux se confier aux praticiens. Un médecin ne sera jamais entraîné par amitié à donner quelque prescription déraisonnable ; tout au plus aura-t-il en vue le prix de la guérison. En politique, au contraire, la corruption et la faveur exercent fort ordinairement leur funeste influence. Ce n’est que lorsqu’on soupçonne le médecin de s’être laissé gagner par des ennemis pour attenter à la vie de son malade, qu’on a recours aux préceptes écrits.
§ 6. Bien plus, le médecin malade appelle pour le soigner d’autres médecins ; le gymnaste montre sa force en présence d’autres gymnastes ; pensant tous deux qu’ils jugeraient mal s’ils jugeaient dans leur propre cause, parce qu’ils n’y sont pas désintéressés. Donc évidemment, quand on ne veut que la justice, il faut prendre un moyen terme ; et ce moyen terme, c’est la loi. D’ailleurs, il existe des lois fondées sur les mœurs, bien plus puissantes et bien plus importantes que les lois écrites ; et si l’on peut trouver dans la volonté d’un monarque plus de garantie que dans loi écrite, certainement on lui en trouvera moins qu’à ces lois dont les mœurs font toute la force.
§ 7. Mais un seul homme ne peut tout voir de ses propres yeux ; il faudra bien qu’il délègue son pouvoir à de nombreux inférieurs ; et dès lors, n’est-il pas tout aussi bien d’établir ce partage dès l’origine que de le laisser à la volonté d’un seul individu ? De plus, reste toujours l’objection que nous avons précédemment faite : si l’homme vertueux mérite le pou voir à cause de sa supériorité, deux hommes vertueux le mériteront bien mieux encore. C’est le mot du poète : « Deux braves compagnons, quand ils marchent ensemble… »
C’est la prière d’Agamemnon, demandant au ciel « d’avoir dix conseillers sages comme Nestor. » Mais aujourd’hui même, dira-t-on, quelques États possèdent des magistratures chargées de prononcer souverainement, comme le fait le juge, dans les cas que la loi n’a pu prévoir ; preuve qu’on ne croit pas que la loi soit le souverain et le juge le plus parfait, bien qu’on reconnaisse sa toute-puissance là où elle a pu disposer.
§ 8. Mais c’est justement parce que la loi ne peut embrasser que certains objets et qu’elle en laisse nécessairement échapper d’autres, qu’on doute de son excellence et qu’on demande si, à mérite égal, il ne vaut pas mieux substituer à sa souveraineté celle d’un individu ; car disposer législativement sur des objets qui exigent délibération spéciale est chose tout à fait impossible. Aussi ne conteste-t-on pas que pour ces objets-là il faille s’en remettre aux hommes ; on conteste seulement qu’on doive préférer un seul individu à plusieurs ; car chacun des magistrats, même isolé, peut, guidé par la loi qui l’a instruit, juger fort équitablement.
§ 9. Mais il pourrait bien sembler absurde de soutenir qu’un homme, qui n’a pour former son jugement que deux yeux, deux oreilles, qui n’a pour agir que deux pieds et deux mains, puisse mieux faire qu’une réunion d’individus avec des organes bien plus nombreux. Dans l’état actuel, les monarques eux-mêmes sont forcés de multiplier leurs yeux, leurs oreilles, leurs mains, leurs pieds, en partageant le pouvoir avec les amis du pouvoir et avec leurs amis personnels. Si ces agents ne sont pas les amis du monarque, ils n’agiront pas suivant ses intérêts ; s’ils sont ses amis, ils agiront dans son intérêt et dans celui de son autorité. Or, l’amitié suppose nécessairement ressemblance, égalité ; et si le roi admet que ses amis doivent partager sa puissance, il admet en même temps que le pouvoir doit être égal entre égaux. Telles sont à peu près les objections faites contre la royauté.
§ 10. Les unes sont parfaitement fondées, les autres le sont peut-être moins. Le pouvoir du maître, comme la royauté ou tout autre pouvoir politique, , juste et utile, est dans la nature ; mais la tyrannie n’y est pas, et toutes les formes corrompues de gouvernement sont tout aussi contraires aux lois naturelles. Ce que nous avons dit doit prouver que, parmi des individus égaux et semblables, le pouvoir absolu d’un seul n’est ni utile ni juste ; peu importe que cet homme soit d’ailleurs comme la loi vivante en l’absence de toute loi, ou même en présence des lois, ou qu’il commande à des sujets aussi vertueux ou aussi dépravés que lui, ou bien enfin qu’il soit tout à fait supérieur par son mérite. Je n’excepte qu’un seul cas, et je vais le dire, bien que je l’aie déjà indiqué.
§ 11. Fixons d’abord ce que signifient pour un peuple les appellations de monarchique, d’aristocratique, de républicain. Un peuple monarchique est celui qui naturellement peut supporter la domination d’une famille douée de toutes les vertus supérieures qu’exigé la domination politique. Un peuple aristocratique est celui qui, tout en ayant les qualités nécessaires pour la constitution politique qui convient à des hommes libres, peut naturellement supporter l’autorité de chefs que leur mérite appelle à gouverner. Un peuple républicain est celui où naturellement tout le monde est guerrier et sait également obéir et commander, à l’abri d’une loi qui assure à la classe pauvre la part de pouvoir qui lui doit revenir.
§ 12. Lors donc qu’une race entière, ou même un individu de la masse, vient à briller d’une vertu tellement supérieure qu’elle surpasse la vertu de tous les autres citoyens ensemble, alors il est juste que cette race soit élevée à la royauté, à la suprême puissance, que cet individu soit pris pour roi. Ceci, je le répète, est juste, non seulement de l’aveu des fondateurs de constitutions aristocratiques, oligarchiques, et même démocratiques, qui ont unanimement reconnu les droits de la supériorité, tout en différant sur l’espèce de supériorité, mais encore par le motif que nous en avons donné plus haut. Il n’est équitable ni de tuer ni de proscrire par l’ostracisme un tel personnage, ni de le soumettre au niveau commun ; la partie ne doit pas l’emporter sur le tout, et le tout est ici précisément cette vertu si supérieure à toutes les autres. Il ne reste donc plus que d’obéir à cet homme et de lui reconnaître une puissance, non point alternative, mais perpétuelle.
§ 13. Nous terminerons ici l’étude de la royauté, après en avoir exposé les espèces diverses, les avantages et les dangers, suivant les peuples auxquels elle s’applique, et avoir étudié les formes qu’elle revêt.
Du gouvernement parfait, ou de l’aristocratie…. (lacune).
§ 1. Des trois constitutions que nous avons reconnues bonnes, la meilleure doit être nécessairement celle qui a les meilleurs chefs. Tel est l’État où se rencontre par bonheur une grande supériorité de vertu, que d’ailleurs elle appartienne soit à un seul individu à l’exclusion de tous, soit à une race entière, soit même à la multitude ; et où les uns savent obéir aussi bien que les autres savent commander, dans l’intérêt du but le plus noble. Il a été démontré précédemment que dans le gouvernement parfait la vertu privée est identique à la vertu politique ; il n’est pas moins évident qu’avec les mêmes moyens et les mêmes vertus qui constituent l’homme de bien, on peut constituer aussi un État entier, aristocratique ou monarchique ; d’où il suit que l’éducation et les mœurs qui font l’homme vertueux sont à peu près les mêmes que celles qui font le citoyen d’une république ou le chef d’une royauté.
§ 2. Ceci posé, nous essayerons de traiter de la république parfaite, de sa nature, et des moyens de l’établir. Quand on veut étudier cette question avec tout le soin qu’elle exige, il faut…
(la suite manque)
FIN DU LIVRE TROISIÈME. `
CHAPITRE I :
Théorie de la république parfaite. Recherche préliminaire de la vie la plus parfaite ; division des biens dont l’homme peut jouir ; biens extérieurs, biens de l’âme ; supériorité de ces derniers ; le bonheur est toujours en proportion de la vertu ; les faits et la raison le prouvent. § 1. Quand on veut étudier la question de la république parfaite avec tout le soin qu’elle exige, il faut préciser d’abord quel est le genre de vie qui mérite surtout notre préférence. Si on l’ignore, on doit nécessairement ignorer aussi quel est le gouvernement par excellence ; car il est naturel qu’un gouvernement parfait assure aux citoyens qu’il régit, dans le cours ordinaire des choses, la jouissance du bonheur le plus parfait que comporte leur condition. Ainsi, convenons d’abord quel est le genre de vie qui serait préférable pour tous les hommes en général ; et nous verrons ensuite s’il est le même, ou s’il est différent, pour la masse et pour l’individu.
§ 2. Comme nous pensons avoir montré suffisamment, dans nos ouvrages exotériques, ce qu’est la vie la plus parfaite, nous appliquerons ici nos principes.
Un premier point que personne ne saurait contester, parce qu’il est de toute vérité, c’est que les avantages dont l’homme peut jouir se divisant en trois classes : avantages qui sont en dehors de lui, avantages du corps, avantages de l’âme, le bonheur consiste dans la réunion de tous ces biens. Personne ne serait tenté de croire au bonheur d’un homme qui n’aurait ni courage, ni tempérance, ni justice, ni sagesse, qui tremblerait au vol d’une mouche, qui se livrerait sans réserve à ses appétits grossiers de soif et de faim, qui pour le quart d’une obole serait prêt à trahir ses amis les plus chers, et qui, non moins dégradé en fait d’intelligence, serait déraisonnable et crédule autant qu’un enfant ou un insensé.
§ 3. On concède sans peine tous ces points, quand on les présente ainsi. Mais dans la pratique, on ne s’accorde, ni sur la mesure, ni sur la valeur relative de ces biens. On se croit toujours assez de vertu pour peu qu’on en ait ; mais richesse, fortune, pouvoir, réputation, à tous ces biens-là, on ne veut jamais de bornes, en quelque quantité qu’on les possède.
Aux hommes insatiables, nous dirons qu’ils pourraient ici se convaincre sans peine, parles faits mômes, que les biens extérieurs, loin de nous acquérir et de nous conserver les vertus, sont au contraire acquis et conservés par elles ; que le bonheur, soit qu’on le place dans les jouissances ou dans la vertu, ou bien dans l’un et l’autre à la fois, appartient surtout aux cœurs les plus purs, aux intelligences les plus distinguées, et qu’il est fait pour les hommes modérés dans l’amour de ces biens qui tiennent si peu à nous, plutôt que pour les hommes qui, possédant ces biens extérieurs fort au delà des besoins, restent pourtant si pauvres des véritables richesses.
§ 4. Indépendamment des faits, la raison seule suffit à bien démontrer ceci. Les biens extérieurs ont une limite comme tout autre instrument ; et les choses qu’on dit si utiles, sont précisément celles dont l’abondance nous embarrasse inévitablement, ou ne nous sert vraiment en rien. Pour les biens de l’âme, au contraire, c’est en proportion même de leur abondance qu’ils nous sont utiles, si toutefois il convient de parler d’utilité dans des choses qui sont avant tout essentiellement belles. En général, il est évident que la perfection suprême de choses que l’on compare, pour connaître la supériorité de l’une sur l’autre, est toujours en rapport direct avec la distance même où sont entre elles ces choses, dont nous étudions les qualités spéciales. Si donc l’âme, à parler d’une manière absolue et même relativement à nous, est plus précieuse que la richesse et que le corps, sa perfection et la leur seront dans une relation analogue. Suivant les lois de la nature, tous les biens extérieurs ne sont désirables que dans l’intérêt de l’âme ; et les hommes sages ne doivent les souhaiter que pour elle, tandis que l’âme ne doit jamais être considérée en vue de ces biens.
§ 5. Ainsi, nous regarderons comme un point parfaitement accordé, que le bonheur est toujours en proportion de la vertu et de la sagesse, et de la soumission à leurs lois, prenant ici pour témoin de nos paroles Dieu lui-même, dont la félicité suprême ne dépend pas de biens extérieurs, mais est toute en lui-même et dans l’essence de sa propre nature. Aussi, la différence du bonheur à la fortune consiste nécessairement, en ce que les circonstances fortuites et le hasard peuvent nous procurer les biens placés en dehors de l’âme, tandis que l’homme n’est ni juste ni sage au hasard ou par l’effet du hasard. Une conséquence de ce principe, appuyée sur les mêmes raisons, c’est que l’État le plus parfait est en même temps le plus heureux, et le plus prospère. Le bonheur ne peut jamais suivre le vice ; l’État non plus que l’homme ne réussit qu’à la condition de la vertu et de la sagesse ; pour l’État, le courage la sagesse, la vertu, se produisent avec la même portée, avec les mêmes formes qu’elles ont dans l’individu ; et c’est même parce que l’individu les possède, qu’il est appelé juste, sage et tempérant.
Suite ; le bonheur a-t-il les mêmes éléments pour l’État que pour l’individu ? Des avantages et des inconvénients de la domination ; exemples divers de quelques peuples qui l’ont toujours ambitionnée ; condamnation de ce système politique ; la conquête ne doit pas être le but de la cité.
§ 1. Il nous reste à rechercher si le bonheur se constitue d’éléments identiques ou divers, pour les individus et pour l’État. Mais évidemment chacun convient que ces éléments sont identiques. Si l’on place la félicité de l’individu dans la richesse, on n’hésitera point à déclarer l’État parfaitement heureux, dès qu’il est riche ; si pour l’individu l’on estime par-dessus tout un pouvoir tyrannique, l’État sera d’autant plus heureux que sa domination sera plus vaste ; si pour l’homme on trouve la félicité suprême dans la vertu, l’État le plus sage sera également le plus fortuné.
§ 2. Deux points ici méritent surtout notre attention : d’abord la vie politique, la participation aux affaires de l’État, est-elle préférable pour l’individu ? Ou vaut-il mieux qu’il vive partout en étranger, et libre de tout engagement public ? Et en second lieu, quelle constitution, quel système politique doit-on adopter de préférence : ou de celui qui admet tous les citoyens sans exception au maniement des affaires, ou de celui qui, en faisant quelques exceptions, y appelle du moins la majorité ? Cette dernière question intéresse la science et la théorie politiques, qui i rie s’inquiètent pas des convenances individuelles ; et comme ce sont précisément des considérations de ce genre qui nous occupent ici, nous laisserons de côté la seconde question pour nous attacher à la première, qui formera l’objet spécial de cette portion de notre traité.
§ 3. D’abord, l’État le plus parfait est évidemment celui où chaque citoyen, quel qu’il soit, peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la vertu, et s’assurer le plus de bonheur. Tout en accordant que la vertu doit être l’objet capital de la vie, bien des gens se demandent si la vie politique et active vaut mieux qu’une vie dégagée de toute obligation extérieure, et donnée tout entière à la méditation, la seule vie qui, selon quelques-uns, soit digne du philosophe. Les partisans les plus sincères qu’ait comptés la vertu, soit de nos jours, soit autrefois, ont tous embrassé l’une ou l’autre de ces occupations, la politique ou la philosophie.
§ 4. Ici la vérité est de haute importance ; car tout individu, s’il est sage, et tout État aussi bien que l’individu, adoptera nécessairement la voie qui lui semblera la meilleure. Dominer ce qui nous entoure est aux yeux de quelques gens une criante injustice, si le pouvoir est exercé despotiquement ; et, quand le pouvoir est légal, s’il cesse d’être injuste, c’est pour devenir un obstacle au bonheur personnel de celui qui l’exerce. Dans une opinion diamétralement opposée, et qui a aussi ses partisans, on prétend que la vie pratique et politique est la seule qui convienne à l’homme, et que la vertu, sous toutes ses formes, n’appartient pas plus aux simples particuliers qu’à ceux qui dirigent les affaires générales de la société.
§ 5. Les partisans de cette opinion, adversaires de l’autre, persistent et soutiennent qu’il n’y a de félicité possible pour l’État que par la domination et le despotisme ; et de fait, dans quelques Etats, la constitution elle-même et les lois sont tournées tout entières vers la conquête des peuples voisins. Aussi, au milieu de cette confusion générale que présentent presque partout les matières législatives, si les lois ont un but unique, c’est toujours la domination. C’est ainsi qu’à Lacédémone et en Crète le système de l’éducation publique et la plupart des lois ne sont calculés que pour la guerre. Tous les peuples qui sont en position de satisfaire leur ambition, font le plus grand cas de la valeur guerrière. On peut citer les Perses, les Scythes, les Thraces, les Celtes.
§ 6. Souvent les lois elles-mêmes encouragent cette vertu. À Carthage, par exemple, on s’honore de porter aux doigts autant d’anneaux qu’on a fait de campagnes. Jadis aussi, en Macédoine, la loi condamnait le guerrier qui n’avait pas tué d’ennemi, à porter un licou. Chez les Scythes, la coupe, dans un certain repas solennel, circulait sans pouvoir être touchée de celui qui n’avait tué personne dans le combat. Enfin, les Ibères, race belliqueuse, plantent, sur la tombe du guerrier, autant de pieux de fer qu’il a immolé d’ennemis. On pourrait rappeler encore chez d’autres peuples bien d’autres usages du même genre, établis par les lois ou sanctionnés par les mœurs.
§ 7. Il suffit de quelques instants de réflexion pour trouver bien étrange qu’un homme d’État puisse jamais méditer la conquête et la domination des peuples voisins, qu’ils consentent ou non à supporter le joug. Comment l’homme politique, le législateur, devraient-ils s’occuper d’un but qui n’est pas même légitime ? C’est renverser toutes les lois que de rechercher la puissance par tous les moyens, non pas seulement de justice mais d’iniquité ; car le triomphe même peut n’être pas juste.
§ 8. Les sciences autres que la politique ne nous offrent rien de pareil. Le médecin et le pilote ne songent ni à persuader ni à contraindre, celui-là les malades qu’il soigne, celui-ci les passagers qu’il conduit. Mais on dirait que l’on confond généralement le pouvoir politique et le pouvoir despotique du maître ; et ce qu’on ne trouve ni équitable ni bon pour soi-même, on ne rougit pas de chercher à l’appliquer à autrui ; pour soi, l’on réclame hautement la justice ; on l’oublie complètement à l’égard des autres.
§ 9. Tout despotisme est illégitime, excepté quand le maître et le sujet le sont l’un et l’autre de droit naturel ; et si ce principe est vrai, il ne faut vouloir régner en maître que sur les êtres destinés au joug d’un maître, et non pas sur tous indistinctement ; de même que pour un festin ou un sacrifice, on va non pas à la chasse des hommes, mais à celle des animaux qu’on peut chasser dans cette vue, c’est-à-dire, des animaux sauvages et bons à manger. Mais certes un Etat, si l’on trouvait les moyens de l’isoler de tout autre, pourrait être heureux par lui-même, à la seule condition d’être bien administré et d’avoir de bonnes lois. Dans cette cité-là, la constitution ne sera certainement tournée ni à la guerre ni à la conquête, idées que personne n’y peut même supposer.
§ 10. Ainsi donc, il est clair que ces institutions guerrières, quelque belles qu’elles soient, doivent être non point le but suprême de l’État, mais seulement des moyens pour l’atteindre. Le vrai législateur ne songera qu’à donner à la cité entière, aux individus divers qui la composent, et à tous les autres membres de l’association, la pari de vertu et de bonheur qui peut leur appartenir, modifiant selon les cas le système et les exigences de ses lois : et si l’État a des voisins, la législation aura soin de prévoir les relations qu’il convient d’entretenir avec eux, et les devoirs que l’on doit remplir à leur égard. Cet objet aussi sera traité plus tard par nous comme il mérite de l’être, quand nous déterminerons quel est le but où doit tendre le gouvernement parfait.
Suite : examen des deux opinions opposées qui recommandent ou qui proscrivent la vie politique ; l’activité est le véritable but de la vie, aussi bien pour les individus que pour l’État ; la véritable activité est celle de la pensée, qui prépare et gouverne les actes extérieurs.
§ 1. On convient, avons-nous dit, que l’objet qu’on doit rechercher essentiellement dans la vie, c’est la vertu ; mais on ne s’accorde pas sur l’emploi qu’on doit donner à la vie. Examinons les deux opinions contraires. Ici l’on condamne toutes fonctions politiques, et l’on soutient que la vie d’un véritable homme libre, à laquelle on donne une haute préférence, diffère complètement de la vie de l’homme d’État ; là, on met au contraire la vie politique au-dessus de toute autre, parce que celui qui n’agit pas ne peut faire acte de vertu, et que bonheur et actions vertueuses sont choses identiques. Ces opinions sont toutes en partie vraies, en partie fausses. Qu’il vaille mieux vivre comme À un homme "» libre que de vivre comme un maître d’esclaves, cela est vrai ; l’emploi d’un esclave, en tant qu’esclave, n’est pas chose fort noble ; et les ordres d’un maître pour les détails de la vie de chaque jour n’ont rien de commun avec le beau.
§ 2. Mais c’est une erreur de croire que toute autorité soit nécessairement une autorité de maître. L’autorité sur des hommes libres et l’autorité sur des esclaves, ne diffèrent pas moins que la nature de l’homme libre et la nature de l’esclave ; c’est ce que nous avons assez démontré au début de cet ouvrage. Mais on a grand tort de préférer l’inaction au travail ; car le bonheur n’est que dans l’activité, et les hommes justes et sages ont toujours dans leur actions des fins aussi nombreuses qu’honorables.
§ 3. Mais, pourrait-on dire, en partant de ces principes mêmes :« Une puissance absolue est le plus grand des biens, puisqu’elle permet de multiplier autant qu’on le veut les belles actions. Lors donc qu’on peut s’emparer du pouvoir, il ne faut pas le laisser à d’autres mains ; il faut même au besoin le leur arracher. Relation de fils, de père, d’amis, les uns envers les autres, tout doit être repoussé, sacrifié ; il faut saisir à tout prix le bien suprême, et ici le bien suprême c’est le succès.»
§ 4. Cette objection serait vraie, tout au plus, si les spoliations et la violence pouvaient jamais donner le bien suprême ; mais comme il n’est point possible que jamais elles le donnent, l’hypothèse est radicalement fausse. Pour faire de grandes choses, il faut l’emporter sur ses semblables autant que l’homme l’emporte sur la femme, le père sur les enfants, le maître sur l’esclave ; et celui qui aura d’abord violé les lois de la vertu, ne pourra jamais faire autant de bien qu’il aura premièrement fait de mal. Entre créatures semblables, il n’y a d’équité, de justice, que dans la réciprocité ; c’est elle qui constitue la ressemblance et l’égalité. L’inégalité entre égaux, la disparité entre pairs sont des faits contre nature ; et rien de ce qui est contre nature ne peut être bien. Mais s’il se rencontre un mortel supérieur par son mérite, et par des facultés toutes-puissantes qui le portent sans cesse au bien, c’est celui-là qu’il convient de prendre pour guide, c’est à celui-là qu’il est juste d’obéir. Toutefois la vertu seule ne suffit pas ; il faut encore la puissance de la mettre en action.
§ 5. Si donc ce principe est vrai, si le bonheur consiste à bien faire, l’activité est, pour l’État en masse aussi bien que pour les individus en particulier, l’affaire capitale de la vie. Ce n’est pas à dire pour cela que la vie active doive nécessairement, comme on le pense en général, se rapporter aux autres hommes, et que les seules pensées vraiment actives soient celles qui ne visent qu’à des résultats positifs, suites de l’action même. Les pensées actives sont bien plutôt les réflexions et les méditations toutes personnelles, qui n’ont pour sujet que de s’étudier elles-mêmes ; bien faire est leur but ; et cette volonté est déjà presque une action ; l’idée d’activité s’applique éminemment à la pensée ordonnatrice qui combine et dispose les actes extérieurs.
§ 6. L’isolement, lors même qu’il est volontaire, avec toutes les conditions d’existence qu’il amène après lui, n’impose donc pas nécessairement à l’État d’être inactif. Chacune des parties qui composent la cité peut être active, par les relations mêmes qu’elles ont toujours nécessairement entre elles. On en peut dire autant de tout individu pris à part quel qu’il soit ; car autrement Dieu et le monde n’existeraient pas, puisque leur action n’a rien d’extérieur et qu’elle reste concentrée en eux-mêmes.
§ 7. Ainsi le but suprême de la vie est nécessairement le même pour l’homme pris individuellement, que pour les hommes réunis et pour l’État en général.
CHAPITRE IV : Suite. De la juste grandeur que l’État parfait doit avoir ; il y a des limites en plus et en moins qu’il ne faut point dépasser ; sans fixer un nombre précis de citoyens, il faut que ce nombre soit tel qu’il puisse suffire à tous les besoins de la vie commune, et qu’il ne soit pas assez considérable pour que les citoyens puissent échapper à la surveillance ; dangers d’une trop grande population. § 1. Après les considérations préliminaires que nous venons de développer, et celles auxquelles nous nous sommes livrés sur les diverses formes de gouvernements, nous aborderons ce qui nous reste à dire en indiquant quels seraient les principes nécessaires et essentiels d’un gouvernement fait à souhait. Comme cet État parfait ne peut exister sans les conditions indispensables à sa perfection même, il est permis de se les donner toutes, par hypothèse, telles qu’on les désire, pourvu qu’on n’aille point jusqu’à l’impossible ; par exemple, en ce qui concerne le nombre des citoyens et l’étendue du territoire.
§ 2. Si l’ouvrier en général, le tisserand, le constructeur de navires ou tout autre artisan, doit, préalablement à tout travail, avoir la matière première, dont la bonne disposition préparatoire importe tant au mérite de l’exécution, il faut donner aussi à l’homme d’État et au législateur une matière spéciale, convenablement préparée pour leurs travaux. Les premiers éléments qu’exigé la science politique, ce sont les hommes avec le nombre et les qualités naturelles qu’ils doivent avoir, le sol avec l’étendue et les propriétés qu’il doit posséder.
§ 3. On croit vulgairement qu’un Etat, pour être heureux, doit être vaste. Si ce principe est vrai, ceux qui le proclament ignorent bien certainement en quoi consiste l’étendue ou la petitesse d’un État ; car ils en jugent uniquement par le nombre de ses habitants. Pourtant il faut bien moins regarder au nombre qu’à la puissance. Tout État a une tâche à remplir ; et celui-là est le plus grand qui peut le mieux s’acquitter de sa tâche. Ainsi, je puis dire d’Hippocrate, non pas comme homme, mais comme médecin, , qu’il est beaucoup plus grand qu’un autre homme d’une taille plus élevée que la sienne.
§ 4. En admettant même qu’on ne dût regarder qu’au nombre, il ne faudrait pas encore confondre tous les éléments qui le forment. Bien que tout l’État renferme à peu près nécessairement une foule d’esclaves, de domiciliés, d’étrangers, il ne faut réellement tenir compte que des membres mômes de la cité, de ceux qui la composent essentiellement ; c’est le grand nombre de ceux-là qui est le signe certain de la grandeur de l’État. La cité d’où sortirait une multitude d’artisans, et peu de guerriers, ne serait jamais un grand État ; car il faut bien distinguer entre un grand État et un État populeux.
§ 5. Les faits sont là pour prouver qu’il est bien difficile, et peut-être impossible, de bien organiser une cité trop peuplée ; aucune de celles dont on vante les lois n’a renfermé, comme on peut le voir, une population excessive. Le raisonnement vient ici à l’appui de l’observation. La loi est l’établissement d’un certain ordre ; de bonnes lois produisent nécessairement le bon ordre ; mais l’ordre n’est pas possible dans une trop grande multitude. La puissance divine, qui embrasse l’univers entier, serait seule capable de l’y établir.
§ 6. Le beau résulte ordinairement de l’accord du nombre et de l’étendue ; et la perfection pour l’État sera nécessairement de réunir à une juste étendue un nombre convenable de citoyens. Mais l’étendue des États est soumise à certaines bornes comme tout autre objet, comme les animaux, les plantes, les instruments. Chaque chose, pour posséder toutes les propriétés qui lui sont’propres, ne doit être ni démesurément grande ni démesurément petite ; car alors, ou elle a perdu complètement sa nature spéciale, ou elle est pervertie. Un vaisseau d’un pouce ne serait pas plus un vaisseau qu’un vaisseau de deux stades. Avec de certaines dimensions, il sera complètement inutile, soit par son exiguïté, soit par sa grandeur.
§ 7. Et de même pour la cité : trop petite, elle ne peut suffire à ses besoins, ce qui est cependant une condition essentielle de la cité ; trop étendue, elle y suffit non plus comme cité, mais comme nation. Il n’y à presque plus là de gouvernement possible. Au milieu de cette immense multitude, quel général se ferait entendre ? Quel Stentor y servira de crieur public ? La cité est donc nécessairement formée au moment même où la masse politiquement associée peut pourvoir à toutes les commodités de son existence. Au delà de cette limite, la cité peut encore exister sur une plus grande échelle ; mais cette progression, je le répète, a des bornes. Les faits eux-mêmes nous apprendront sans peine ce qu’elles doivent être. Dans la cité, les actes politiques sont de deux espèces : autorité, obéissance. Le magistrat commande et juge. Pour juger les affaires litigieuses, pour répartir les fonctions suivant le mérite, il faut que les citoyens se connaissent et • s’apprécient mutuellement. Partout où ces conditions n’existent pas, élections et sentences juridiques sont nécessairement mauvaises. À ces deux égards, toute résolution prise à la légère est funeste, et elle ne peut évidemment manquer de l’être dans une masse innombrable.
§ 8. D’autre part, il sera très facile aux domiciliés, aux étrangers, d’usurper le droit de cité, et leur fraude passera sans peine inaperçue au milieu de la multitude assemblée. On peut donc avancer que la juste proportion pour le corps politique, c’est évidemment la plus grande quantité possible de citoyens capables de satisfaire aux besoins de leur existence, mais point assez nombreux cependant pour se soustraire à une facile surveillance.
§ 9. Tels sont nos principes sur la grandeur de l’État.
### CHAPITRE V
§ 1. Les principes que nous venons d’indiquer pour la grandeur de l’État, peuvent jusqu’à certain point s’appliquer au territoire. Le territoire le plus favorable, sans contredit, est celui dont les qualités assurent le plus d’indépendance à l’État ; et c’est précisément celui qui fournira tous les genres de productions. Tout posséder, n’avoir besoin de personne, voilà la véritable indépendance. L’étendue et la fertilité du territoire doivent être telles que tous les citoyens puissent y vivre dans le loisir d’hommes libres et sobres. Nous examinerons plus tard la valeur de ce principe avec plus de précision, quand nous traiterons en général de la propriété, de l’aisance et de l’emploi de la fortune, questions fort controversées, parce que les hommes tombent souvent dans l’excès : ici, la sordide avarice ; là, le luxe effréné.
§ 2. La configuration du territoire n’offre aucun embarras. Les tacticiens, dont il faut prendre aussi l’avis, exigent qu’il soit d’un accès difficile pour l’ennemi, et d’une sortie commode pour les citoyens. Ajoutons que le territoire, comme la masse de ses habitants, doit être d’une surveillance facile, et qu’un terrain aisé à observer n’est pas moins aisé à défendre. Quant à la position de la cité, si l’on peut la déterminer à son choix, il faut qu’elle soit également bonne et par terre et par mer. La seule condition à exiger, c’est que tous les points puissent s’y prêter un mutuel secours, et que le transport des denrées, des bois et de tous les produits ouvrés du pays, quel qu’ils puissent être, y soit commode. § 3. C’est une grande question de savoir si ce voisinage de la mer est avantageux ou funeste à la bonne organisation de l’État. Ce contact d’étrangers élevés sous des lois toutes différentes, est nuisible au bon ordre ; et la population que forme cette foule de marchands qui vont et qui viennent par mer, est certainement fort nombreuse, mais elle est bien rebelle à toute discipline politique. § 4. En faisant abstraction de ces inconvénients, nul doute qu’en vue de la sûreté et de l’abondance nécessaires à l’État, il ne faille pour la cité et le reste du territoire préférer une position maritime. On soutient mieux une agression ennemie, quand on peut recevoir les secours de ses alliés par terre et par mer à la fois ; et si l’on ne peut faire du mal aux assaillants des deux côtés en même temps, on leur en fera certainement davantage de l’un des deux, quand on peut occuper simultanément l’un et l’autre.
§ 5. La mer permet encore de satisfaire les besoins de la cité, c’est-à-dire, d’importer ce que le pays ne produit pas et d’exporter les denrées dont il abonde. Mais la cité dans son commerce doit ne penser qu’à elle et jamais aux autres peuples. On ne se fait le marché commercial de toutes les nations que par avidité ; et l’État, qui doit trouver ailleurs l’élément de sa richesse, ne doit jamais se livrer à de semblables trafics. Mais dans quelques pays, dans quelques États, la rade, le port creusé par la nature sont merveilleusement situés par rapport à la ville, qui sans en être fort éloignée, en est cependant séparée et les domine par ses remparts et ses fortifications. Grâce à cette situation, la ville évidemment profitera de toutes ces communications, si elles lui sont utiles ; et si elles peuvent lui être dangereuses, une simple disposition législative pourra la garantir de tout danger, en désignant spécialement les citoyens auxquels cette communication avec les étrangers sera permise ou défendue.
§ 6. Quant aux forces navales, personne ne doute que l’État ne doive dans une certaine mesure être puissant sur mer ; et ce n’est pas seulement en vue de ses besoins intérieurs, c’est aussi par rapport à ses voisins, qu’il doit pouvoir secourir ou inquiéter, selon les cas, par terre et par mer. Le développement des forces maritimes doit être réglé proportionnellement à l’existence même de la cité. Si cette existence est toute de domination et de relations politiques, il faut que la marine de la cité ait des proportions analogues à ses entreprises. § 7. L’État n’a généralement pas besoin de cette population énorme que composent les gens de mer ; ils ne doivent jamais être membres de la cité. Je ne parle pas des guerriers qui montent les flottes, qui les commandent et qui les dirigent ; ceux-là sont des citoyens libres et sont pris dans les troupes de terre. Partout où les gens de la campagne et les laboureurs sont nombreux, il y a nécessairement abondance de marins. Quelques États nous fournissent des preuves de ce fait : le gouvernement d’Héraclée, par exemple, quoique la cité comparée à tant d’autres soit fort petite, n’en équipe pas moins de nombreuses galères.
§ 8. Je ne pousserai pas plus loin ces considérations sur le territoire de l’État, sur ses ports, ses villes, ses relations avec la mer et ses forces navales.
### CHAPITRE VI
§ 1. Nous avons déterminé plus haut les limites numériques du corps politique ; voyons ici quelles qualités naturelles sont requises dans les membres qui le composent. On peut déjà s’en faire quelque idée en jetant les yeux sur les cités les plus célèbres de la Grèce, et sur les diverses nations qui se partagent la terre. Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l’Europe, sont en général pleins de courage. Mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie ; aussi conservent-ils leur liberté ; mais ils sont politiquement indisciplinables, et n’ont jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d’intelligence, d’aptitude pour les arts ; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d’un esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l’intelligence et le courage. Elle sait en même temps garder son indépendance et former de très bons gouvernements, capable, si elle était réunie en un seul État, de conquérir l’univers.
§ 2. Dans le sein même de la Grèce, les divers peuples présentent entre eux des dissemblances analogues à celles dont nous venons de parler : ici, c’est une seule qualité naturelle qui prédomine ; là elles s’harmonisent toutes dans un heureux mélange. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu’un peuple doit posséder à la fois intelligence et courage, pour que le législateur puisse le guider aisément à la vertu. Quelques écrivains politiques exigent de leurs guerriers affection pour ceux qu’ils connaissent, et férocité contre les inconnus ; c’est le cœur qui produit en nous l’affection, et le cœur est précisément cette faculté de l’âme qui nous fait aimer.
§ 3. En preuve on pourrait dire que le cœur, quand il croit être dédaigné, s’irrite bien plus contre des amis que contre des inconnus. Archiloque, quand il veut se plaindre de ses amis, s’adresse à son cœur :
O mon cœur, n’est-ce pas un ami qui t’outrage ?
Chez tous les hommes, le désir de la liberté et celui de la domination partent de ce même principe : le cœur est impérieux et ne sait point se soumettre. Mais les auteurs que j’ai cités plus haut ont tort d’exiger qu’on soit dur envers les étrangers ; il ne faut l’être avec personne, et les grandes âmes ne sont jamais intraitables qu’envers le crime ; mais, je le répète, elles s’irritent davantage contre des amis, quand elles croient en avoir reçu une injure.
§ 4. Ce courroux est parfaitement raisonnable ; car ici, outre le dommage qu’on peut éprouver, on croit perdre encore une bienveillance sur laquelle on pouvait avoir le droit de compter. De là ces pensées du poète :
Entre frères la lutte est la plus acharnée.
Qui chérit à l’excès sait haïr à l’excès.
§ 5. En spécifiant, à l’égard des citoyens, quels doivent être leur nombre, leurs qualités naturelles, et en déterminant l’étendue et les conditions du territoire, nous nous sommes bornés à des à-peu-près ; mais il ne faut pas exiger, dans de simples considérations théoriques, la même exactitude que dans des observations de faits qui nous sont fournies par les sens.
### CHAPITRE VII
§ 1. De même que, dans les autres composés que crée la nature, il n’y a point identité entre tous les éléments du corps entier, quoiqu’ils soient essentiels à son existence, de même on peut évidemment ne pas compter parmi les membres de la cité tous les éléments dont elle a pourtant un besoin indispensable, principe également applicable à toute autre association, qui ne doit se former que d’éléments d’une seule et même espèce. Il faut nécessairement à des associés un point d’unité commune, que leurs portions soient d’ailleurs pareilles ou inégales : les aliments, par exemple, la possession du sol, ou tout autre objet semblable.
§ 2. Deux choses peuvent être faites l’une pour l’autre, celle-ci comme moyen, celle-là comme but, sans qu’il y ait entre elles rien de commun que l’action produite par l’une et reçue par l’autre. Tel est le rapport, dans un travail quelconque, de l’instrument à l’ouvrier. La maison n’a certainement rien qui puisse devenir commun entre elle et le maçon, et cependant l’art du maçon n’a pas d’autre objet que la maison. Et de même, la cité a besoin assurément de la propriété ; mais la propriété n’est pas le moins du monde partie essentielle de la cité, bien que la propriété renferme comme éléments des êtres vivants. La cité n’est qu’une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile.
§ 3. Mais comme le bonheur est le bien suprême, comme il réside dans l’exercice et l’application complète de la vertu, et que, dans l’ordre naturel des choses, la vertu est fort inégalement répartie entre les hommes, car quelques-uns en ont fort peu et en sont même tout à fait dénués, c’est évidemment là qu’il faut chercher la source des différences et des divisions entre les gouvernements. Chaque peuple, poursuivant le bonheur et la vertu par des voies diverses, organise aussi sa vie et l’État, sur des bases qui ne le sont pas moins.
Voyons donc combien d’éléments sont indispensables à l’existence de la cité ; car la cité résidera nécessairement dans ceux à qui nous reconnaîtrons ce caractère.
§ 4. Énumérons les choses elles-mêmes afin d’éclaircir la question : d’abord les subsistances, puis les arts, tous objets indispensables à la vie, qui a besoin de bien des instruments ; puis les armes, dont l’association ne peut se passer, pour appuyer l’autorité publique dans son propre sein contre les factieux, et pour repousser les ennemis du dehors qui peuvent l’assaillir ; en quatrième lieu, une certaine abondance de richesses, tant pour les besoins intérieurs que pour les guerres ; en cinquième lieu, et j’aurais pu placer ceci en tête, le culte divin ou, comme on l’appelle, le sacerdoce ; enfin, et c’est ici l’objet sans contredit le plus important, la décision des intérêts généraux et des procès individuels.
### CHAPITRE VIII
§ 1. Après avoir ainsi posé les principes, nous avons encore à examiner si toutes ces fonctions doivent appartenir sans distinction à tous les citoyens. Trois choses ici sont possibles : ou tous les citoyens seront à la fois et indistinctement laboureurs, artisans, juges et membres de l’assemblée délibérante ; ou bien chaque fonction aura ses hommes spéciaux ; ou enfin les unes appartiendront nécessairement à quelques citoyens en particulier, les autres appartiendront à la masse. La promiscuité des fonctions ne peut convenir à tout État indistinctement. Nous avons déjà dit qu’on pouvait supposer diverses combinaisons, admettre et ne pas admettre tous les citoyens à tous les emplois, et qu’on pouvait conférer certaines fonctions par privilège. C’est même là ce qui constitue la dissemblance des gouvernements. Dans les démocraties, tous les droits sont communs ; c’est le contraire dans les oligarchies.
§ 2. Le gouvernement parfait que nous cherchons est précisément celui qui assure au corps social la plus large part de bonheur. Or le bonheur, avons-nous dit, est inséparable de la vertu ; ainsi, dans cette république parfaite où la vertu des citoyens sera réelle, dans toute l’étendue du mot, et non point relativement à un système donné, ils s’abstiendront soigneusement de toute profession mécanique, de toute spéculation mercantile, travaux dégradés et contraires à la vertu. Ils ne se livreront pas davantage à l’agriculture ; il faut du loisir pour acquérir la vertu et pour s’occuper de la chose publique.
§ 3. Reste encore la classe des guerriers, et la classe qui délibère sur les affaires de l’État et juge les procès. Ces deux éléments-là surtout semblent devoir constituer essentiellement la cité. Les deux ordres de fonctions qui les concernent, seront-ils remis à des mains séparées, ou réunis dans les mêmes mains ? À cette question aussi, la réponse est évidente ; ils doivent être séparés jusqu’à certain point, et jusqu’à certain point réunis : séparés, parce qu’ils se rapportent à des âges différents, et qu’il faut, ici de la prudence, là de la vigueur ; réunis, parce qu’il est impossible que des gens qui ont la force en main et qui peuvent en user, se résignent à une soumission éternelle. Les citoyens armés sont toujours les maîtres de maintenir ou de renverser le gouvernement.
§ 4. Il n’y a donc qu’à confier toutes ces fonctions aux mêmes mains, mais seulement à des époques différentes de la vie, et comme l’indique la nature elle-même ; puisque la vigueur appartient à la jeunesse, et la prudence à l’âge mûr, qu’on partage les attributions d’après ce principe aussi utile qu’équitable, et qui repose sur la diversité même des mérites.
§ 5. C’est aussi à ces deux classes que les biens-fonds doivent appartenir ; car nécessairement l’aisance doit être acquise aux citoyens, et ceux-là le sont essentiellement. Quant à l’artisan, il n’a pas de droits politiques, non plus que toute autre classe étrangère aux nobles occupations de la vertu. C’est une conséquence évidente de nos principes. Le bonheur réside exclusivement dans la vertu ; et pour dire d’une cité qu’elle est heureuse, il faut tenir compte non pas de quelques-uns de ses membres, mais de tous les citoyens sans exception. Ainsi, les propriétés appartiendront en propre aux citoyens ; et les laboureurs seront nécessairement ou des esclaves, ou des barbares, ou des serfs.
§ 6. Enfin parmi les éléments de la cité, reste l’ordre des pontifes, dont la position est bien marquée dans l’État. Un laboureur, un ouvrier ne peut jamais arriver aux fonctions du pontificat ; c’est aux citoyens seuls qu’appartient le service des dieux ; or le corps politique est divisé en deux parties, l’une guerrière, l’autre délibérante ; mais comme il est à la fois convenable et qu’on rende un culte à la Divinité, et qu’on assure le repos aux citoyens épuisés par l’âge, c’est à ceux-là qu’il faut remettre le soin du sacerdoce.
§ 7. Tels sont donc les éléments indispensables à l’existence de l’État, les parties réelles de la cité. Elle ne peut d’une part se passer de laboureurs, d’artisans et de mercenaires de tout genre ; mais d’autre part, la classe guerrière et la classe délibérante sont les seules qui la composent politiquement. Ces deux grandes divisions de l’État se distinguent encore entre elles, l’une par la perpétuité, l’autre par l’alternative des fonctions.
## Chapitre IX.
Suite. Antiquité de certaines institutions politiques, et spécialement de la division par castes et des repas communs ; exemples de Égypte, de la Crète et de l’Italie ; de la division des propriétés dans la république parfaite ; du choix des esclaves. § 1. Ce n’est point du reste, en philosophie politique, une découverte contemporaine ni même récente, que cette division nécessaire des individus en classes distinctes, les guerriers d’un côté, les laboureurs de l’autre. Elle existe encore aujourd’hui en Égypte et en Crète, instituée là, dit-on, par les lois de Sésostris,
§ 2. L’établissement des repas communs n’est pas moins antique, et remonte pour la Crète au règne de Minos, et pour l’Italie, à une époque encore plus reculée. Les savants de ce dernier pays assurent que c’est d’un certain Italus, devenu roi de l’Œnotrie, que les Œnotriens ont changé leur nom en celui d’Italiens, et que le nom d’Italie fut donné à toute cette partie des rivages d’Europe comprise entre les golfes Scyllétique et Lamétique, distants l’un de l’autre d’une demi-journée de route.
§ 3. On ajoute qu’Italus rendit agriculteurs les Œnotriens auparavant nomades, et que, parmi d’autres institutions, il leur donna celle des repas communs. Aujourd’hui même il y a des cantons qui ont conservé cette coutume, avec quelques-unes des lois d’Italus. Elle existait chez les Opiques, habitants des rivages de la Tyrrhénie, et qui portent encore leur ancien surnom d’Ausoniens ; on la retrouve chez les Choniens, qui occupent le pays nommé Syrtis, sur les côtes de l’Iapygie et du golfe Ionique. On sait d’ailleurs que les Choniens étaient aussi d’origine œnotrienne.
§ 4. Les repas communs ont donc pris naissance en Italie. La division des citoyens par classes vient d’Égypte, et le règne de Sésostris est bien antérieur à celui de Minos. On doit croire du reste que, dans le cours des siècles, les hommes ont dû imaginer ces institutions et bien d’autres, plusieurs fois, ou, pour mieux dire, une infinité de fois. D’abord le besoin même a nécessairement suggéré les moyens de satisfaire les premières nécessités ; et ce fonds une fois acquis, les perfectionnements et l’abondance ont dû, selon toute apparence, se développer dans le même rapport ; c’est donc une conséquence fort logique que de croire cette loi également applicable aux institutions politiques.
§ 5. Tout à cet égard est bien vieux ; l’Égypte est là pour le prouver. Personne ne contestera sa prodigieuse antiquité, et de tout temps elle a possédé des lois et une organisation politique. Il faut donc suivre nos prédécesseurs partout où ils ont bien fait, et ne songer à l’innovation que là où ils nous ont laissé des lacunes à remplir.
§ 6. Nous avons dit que les biens-fonds appartenaient de droit à ceux qui possèdent les armes et les droits politiques ; et nous avons ajouté, en déterminant les qualités et l’étendue du territoire, que les laboureurs devaient former une classe séparée de celle-là. Nous parlerons ici de la division des propriétés, du nombre et de l’espèce des laboureurs. Nous avons déjà rejeté la communauté des terres admise par quelques auteurs ; mais nous avons déclaré que la bienveillance des citoyens entre eux devait en rendre l’usage commun, , pour que tous fussent assurés au moins de leur subsistance. On regarde généralement l’établissement des repas communs comme parfaitement profitable à tout État bien, constitué. Nous dirons plus tard pourquoi nous adoptons aussi ce principe ; mais il faut que tous les citoyens sans exception viennent y prendre place ; et c’est chose difficile que les pauvres, en y apportant la part fixée par la loi, puissent en outre subvenir à tous les autres besoins de leur famille.
§ 7. Les frais du culte divin sont encore une charge commune de la cité. Ainsi donc, le territoire doit être divisé en deux portions, l’une au public, l’autre aux particuliers ; et toutes deux seront subdivisées en deux autres. La première portion sera subdivisée pour fournir à la fois, et aux dépenses du culte et à celles des repas communs. Quant à la seconde, on la divisera pour que, chaque citoyen possédant quelque chose en même temps, et sur la frontière et aux environs de la cité, soit intéressé également à la défense des deux localités.
§ 8. Cette répartition, équitable en elle-même, assure l’égalité des citoyens, et leur union plus intime contre les ennemis communs qui les avoisinent. Partout où elle n’est pas établie, les uns s’inquiètent fort peu des hostilités qui désolent la frontière ; les autres les redoutent avec une honteuse pusillanimité. Aussi, dans quelques États, la loi exclut les propriétaires de la frontière de toute délibération sur les agressions ennemies qui les atteignent, comme trop directement intéressés pour être bons juges. Tels sont les motifs qui doivent faire partager le territoire comme nous venons de le dire.
§ 9. Quant à ceux qui le doivent cultiver, si l’on a le choix, il faut prendre surtout des esclaves, et avoir soin qu’ils ne soient pas tous de la même nation, et surtout qu’ils ne soient pas belliqueux. Avec ces deux conditions, ils seront excellents pour accomplir leur travail et ne songeront point à s’insurger. Ensuite, à ces esclaves il faut joindre quelques barbares à l’état de serfs, et qui présenteront les mêmes qualités que les esclaves. Sur les terres particulières, ils appartiendront au propriétaire ; sur les terres publiques, ils seront à l’État. Nous dirons plus loin comment il faut agir avec les esclaves, et pourquoi l’on doit toujours leur présenter la liberté comme le prix de leurs travaux.
CHAPITRE X : Suite. De la position de la cité ; conditions qu’il faut rechercher, la salubrité, les eaux ; des fortifications de la cité ; il lui faut des murailles qui puissent aider au courage de ses habitants ; fausses théories répandues à ce sujet ; les progrès de l’art des sièges exigent que les. cités sachent se défendre aussi habilement qu’on les attaque. § 1. Nous ne répéterons pas pourquoi la cité doit être à la fois continentale et maritime, et en rapport, autant que possible, avec tous les points du territoire ; nous l’avons dit plus haut. Quant à la position prise en elle-même, quatre choses surtout sont à considérer. La première et la plus importante, c’est la salubrité ; l’exposition au levant et aux vents qui soufflent de ce côté est la plus saine de toutes ; l’exposition au midi vient en second lien,. et elle a cet avantage que le froid y est plus supportable durant l’hiver.
§ 2. À d’autres égards, , l’assiette de la ville doit être également choisie en vue des occupations intérieures qu’y ont les citoyens, et des attaques qu’elle peut avoir à supporter. Il faut qu’en cas de guerre, les habitants puissent aisément en sortir, et que les ennemis aient autant de peine à y entrer qu’à en faire le blocus. La cité doit avoir dans ses murs des eaux et des sources naturelles en quantité ; et à leur défaut, il convient de creuser de vastes et nombreuses citernes, destinées à garder les eaux pluviales, pour qu’on ne manque point d’eau, dans le cas où, durant la guerre, les communications avec le pays viendraient à être coupées.
§ 3. Comme la première condition c’est la santé pour les habitants, et qu’elle résulte d’abord de l’exposition et de la situation de la ville telle que nous l’avons dite, et en second lieu de l’usage d’eaux salubres, ce dernier point exige aussi la plus sérieuse attention. Les choses dont l’action s’exerce sur le corps le plus fréquemment et le plus largement, ont aussi le plus d’influence sur la santé ; et telle est précisément l’action naturelle de l’air et des eaux. Aussi partout où les eaux naturelles ne seront ni également bonnes ni également abondantes, il sera sage de séparer les eaux potables de celles qui peuvent suffire aux usages ordinaires.
§ 4. Quant aux lieux de défense, la nature et l’utilité de l’emplacement varient suivant les constitutions. Une ville haute convient à l’oligarchie et à la monarchie ; la démocratie préfère une plaine. L’aristocratie rejette toutes ces positions, et s’accommode plutôt de quelques hauteurs fortifiées. Quant à la disposition des habitations particulières, elle paraît plus agréable et généralement plus commode, si elles sont bien alignées à la moderne et d’après le système d’Hippodanius. L’ancienne méthode avait, au contraire, l’avantage d’être plus sûre en cas de guerre ; les étrangers, une fois engagés dans la ville, pouvaient difficilement en sortir, et l’entrée ne leur avait pas coûté moins de peine.
§ 5. Il faut combiner ces deux systèmes, et l’on fera bien d’imiter ce que nos cultivateurs nomment des quinconces dans la culture des vignes. On alignera donc la ville seulement dans quelques parties, dans quelques quartiers, et non dans toute sa superficie ; et l’on réunira par là l’élégance et la sûreté. Enfin, quant aux remparts, ceux qui n’en veulent point d’autres pour les cités. que la valeur des habitants, sont dupes d’un vieux préjugé, bien que les faits aient sous leurs yeux hautement démenti les cités qui s’étaient fait ce singulier point d’honneur.
§ 6. Il y aurait peu de bravoure à ne se défendre, contre des ennemis égaux ou peu supérieurs en nombre, qu’à l’abri de ses murailles ; mais ou a vu et l’on peut voir fort bien encore les assaillants arriver en masse, sans que la valeur surhumaine d’une poignée de braves puisse les repousser. Pour se mettre donc en garde contre des revers et des désastres, pour échapper à une défaite certaine, les moyens les plus militaires sont les fortifications les plus inexpugnables, surtout aujourd’hui où l’art des sièges, avec ses traits et ses terribles machines, a fait tant de progrès.
§ 7. Refuser des remparts aux villes serait aussi peu sensé que de choisir un pays ouvert, ou d’en niveler toutes les hauteurs ; autant vaudrait défendre d’entourer de murs les maisons particulières, de peur d’inspirer de la lâcheté aux habitants. Mais il faut bien se persuader que, quand on a des remparts, on peut à volonté s’en servir ou ne s’en servir pas ; et que dans une ville ouverte on n’a point le choix.
§ 8. Si nos réflexions sont justes, il faut non seulement entourer la ville de remparts, mais il faut, tout en en faisant un ornement, les rendre capables de résister à tous les systèmes d’attaque, et surtout à ceux de la tactique moderne. L’attaque ne néglige aucun moyen de succès ; la défense de son côté doit chercher, méditer et inventer de nouvelles ressources ; et le premier avantage d’un peuple qui est bien sur ses gardes, c’est qu’on songe beaucoup moins à l’attaquer. Mais comme il faut pour les repas communs partager les citoyens en plusieurs sections, et que les murailles aussi doivent, de distance en distance, et aux endroits les plus convenables, avoir des tours et des corps de garde, il est clair que ces tours seront naturellement destinées à recevoir les réunions de citoyens pour les repas communs.
§ 9. Tels sont les principes qu’on peut adopter relativement à la position de la cité et à l’utilité des remparts.
CHAPITRE XI : Suite. Des édifices consacrés au culte dans la république parfaite ; des repas communs des magistrats ; des places publiques et des gymnases ; de la police de la ville ; la police des champs doit être organisée à peu près de la même façon. § 1. Les édifices consacrés aux cérémonies religieuses seront aussi splendides qu’ils doivent l’être, et serviront à la fois aux repas solennels des principaux magistrats et à l’accomplissement de tous les rites que la loi ou un oracle de la Pythie n’a pas rendus secrets. Ce lieu, qu’on apercevra de tous les quartiers environnants, qu’il doit dominer, sera tel que l’exige la dignité des personnages qu’il recevra.
§ 2. Au bas de l’éminence où sera situé l’édifice, il sera convenable de trouver la place publique, disposée comme celle qu’on nomme en Thessalie la Place de la Liberté. Cette place ne sera jamais souillée de marchandises, et l’entrée en sera défendue aux artisans, aux laboureurs et à tout autre individu de cette classe, à moins que le magistrat ne les y appelle formellement. Il faut aussi que l’aspect de ce lieu soit agréable, puisque c’est là que les hommes d’un âge mûr se livreront aux exercices gymnastiques ; car on doit, même à cet égard, séparer les âges divers. Quelques magistrats assisteront aux jeux de la jeunesse, de même que les hommes mûrs iront assister parfois à ceux des magistrats. Se sentir sous l’œil du magistrat inspire la véritable pudeur, et la crainte qui sied au cœur de l’homme libre. Loin de cette place, et bien séparée d’elle, sera celle qui est destinée au marché ; le lieu sera d’un facile accès à tous les transports venant de la mer ou de l’intérieur du pays.
§ 3. Puisque le corps des citoyens se partage en pontifes et en magistrats, il est convenable que les repas communs des pontifes aient lieu dans le voisinage des édifices consacrés. Quant aux magistrats chargés de prononcer sur les contrats, sur les actions criminelles et civiles, et sur toutes les affaires de ce genre, ou bien chargés de la surveillance des marchés et de ce qu’on nomme la police de la ville, le lieu de leurs repas doit être situé près de la place publique et d’un quartier fréquenté. Le voisinage de la place du marché, où se font toutes les transactions, sera surtout convenable à cet effet. Quant à l’autre place dont nous avons parlé plus haut, elle doit jouir toujours d’un calme absolu ; celle-ci, au contraire, sera destinée à toutes les relations matérielles et indispensables.
§ 4. Toutes les divisions urbaines que nous venons d’énumérer, devront aussi se répéter dans les cantons ruraux. Là, les magistrats, qu’on les appelle, ou conservateurs des forêts, ou inspecteurs des campagnes, auront aussi des corps de garde pour la surveillance, et des repas communs. Dans les campagnes également, seront répartis quelques temples, consacrés les uns aux dieux, les autres aux héros. Il est du reste inutile de nous arrêter à des détails plus précis sur cet objet : ce sont là des choses très faciles à imaginer, quoiqu’elles le soient beaucoup moins à mettre en pratique. Pour les dire, il suffit de se laisser aller à son désir ; mais il faut l’appui de la fortune pour les exécuter. Aussi, nous nous contenterons de ce que nous avons exposé sur ce sujet.
CHAPITRE XII : Suite. Des qualités que les citoyens doivent avoir dans la république parfaite ; conditions générales du bonheur ; influence de la nature, des habitudes et de la raison ; union nécessaire de ces trois conditions pour constituer le bonheur de l’individu et de la cité ; il faut supposer qu’elles se réunissent dans la cité parfaite. § 1. Examinons maintenant ce que sera la constitution elle-même, et quelles qualités doivent posséder les membres qui composent la cité pour que le bonheur et l’ordre de l’État soient parfaitement assurés. Le bonheur en général ne s’obtient qu’à deux conditions : l’une, que le but, la fin qu’on se propose, soit louable ; la seconde, qu’on puisse accomplir les actes qui y conduisent. Il est également possible, et que ces deux conditions se rencontrent, et qu’elles ne se rencontrent point. Parfois le but est excellent, et l’on ne possède pas les moyens propres à l’atteindre ; parfois on a toutes les ressources nécessaires pour y arriver, et le but est mauvais ; enfin on peut se tromper tout à la fois sur le but et sur les moyens ; témoin la médecine : tantôt elle ne sait pas juger comme il faut du remède qui doit guérir le mal ; tantôt elle ne possède pas les moyens nécessaires à la guérison qu’elle se propose. Dans tous les arts, dans toutes les sciences, il faut donc que le but et les moyens qui peuvent y conduire soient également bons et forts.
§ 2. Il est clair que tous les hommes souhaitent la vertu et le bonheur ; mais y atteindre est permis aux uns et interdit aux autres ; et c’est un effet, , soit des circonstances, soit de la nature. La vertu ne s’obtient qu’à certaines conditions, faciles à réunir pour les individus heureusement placés, plus difficiles pour les individus moins favorisés ; et l’on peut, même avec toutes les facultés requises, s’égarer dans la route dès les premiers pas. Puisque nos recherches ont pour objet la meilleure constitution, source de l’administration parfaite de l’État, et que cette administration parfaite est celle qui assurera la plus grande somme de bonheur à tous les citoyens, il nous faut nécessairement savoir en quoi consiste le bonheur.
§ 3. Nous l’avons dit dans notre Morale, si toutefois il nous est permis de croire que cet ouvrage n’est pas dénué de toute utilité : le bonheur est un développement et une application complète de la vertu, non pas relative, mais absolue. J’entends par relative, la vertu appliquée aux besoins nécessaires de la vie ; par absolue, celle qui s’applique uniquement au beau et au bien. Ainsi, en fait de justice humaine, la punition et le juste châtiment du coupable sont des actes de vertu ; mais c’est aussi un acte de nécessité, c’est-à-dire qu’il n’est bon que parce qu’il est nécessaire ; pourtant il serait certainement préférable que les individus et l’État pussent se passer de pénalité. Les actes, au contraire, qui n’ont pour objet que la gloire et le perfectionnement moral, sont beaux dans le sens absolu. De ces deux ordres d’actes, le premier tend simplement à nous délivrer d’un mal ; le second, tout au contraire, prépare et opère directement le bien.
§ 4. L’homme vertueux peut savoir noblement supporter la misère, la maladie et tant d’autres maux ; mais le bonheur n’en consiste pas moins dans les contraires. Dans la Morale encore, nous avons défini l’homme vertueux : l’homme qui, par sa vertu, ne prend pour des biens que les biens absolus ; et il n’est pas besoin d’ajouter qu’il doit aussi savoir faire de ces biens-là un emploi absolument beau, absolument honnête. De là même est venue cette opinion vulgaire, que le bonheur dépend des biens extérieurs. Autant vaudrait attribuer un jeu savant sur la lyre à l’instrument lui-même plutôt qu’au talent de l’artiste.
§ 5. De ce que nous venons de dire, il résulte évidemment que le législateur doit trouver à l’avance certains éléments de son œuvre, mais qu’il peut aussi en préparer lui-même quelques-uns. Aussi nous a-t-il fallu supposer à l’État tous les éléments dont le hasard seul dispose ; car nous avons admis que le hasard était parfois le seul maître des choses ; mais ce n’est pas lui qui assure la vertu de l’État ; c’est la volonté intelligente de l’homme. L’État n’est vertueux que lorsque tous les citoyens qui font partie du gouvernement sont vertueux ; et l’on sait qu’à notre avis, tous les citoyens doivent prendre part au gouvernement de l’État. Cherchons donc comment on forme les hommes à la vertu. Certes, si cela était possible, il serait préférable de les y former tous en même temps, sans s’occuper des individus un à un : mais la vertu générale n’est que le résultat de la vertu de tous les particuliers.
§ 6. Quoi qu’il en soit, trois choses peuvent rendre l’homme bon et vertueux : la nature, l’habitude et la raison. Ainsi d’abord, il faut que la nature nous fasse naître de la race humaine, et non de telle autre espèce d’animaux ; il faut ensuite qu’elle accorde certaines qualités d’âme et de corps. De plus, les dons de la nature ne suffisent pas ; les qualités naturelles se modifient suivant les mœurs, et elles en peuvent recevoir une double influence qui les pervertit ou qui les améliore.
§ 7. Presque tous les animaux ne sont soumis qu’à l’empire de la nature ; quelques espèces en petit nombre sont encore soumises à l’empire des habitudes ; l’homme est le seul qui joigne la raison aux mœurs et à la nature. Il faut que ces trois choses concordent entre elles ; et souvent la raison combat la nature et les mœurs, quand elle croit meilleur de secouer leurs lois. Nous avons déjà dit à quelles conditions les citoyens peuvent offrir une matière facile à l’œuvre du législateur ; le reste est l’affaire de l’éducation, qui agit par les habitudes et par les leçons des maîtres.
CHAPITRE XIII : Suite. De l’égalité et de la différence des citoyens dans la cité parfaite ; subordination naturelle des âges divers. Les occupations de la paix sont la vie véritable de la cité ; il faut savoir user convenablement du repos ; la culture de la raison doit être le principal objet que l’homme se propose dans la vie ; et le législateur, dans l’éducation des citoyens. § 1. L’association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l’autorité et l’obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l’éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l’emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l’égard du corps, qu’un coup d’œil suffit pour juger, et même à l’égard de l’âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu’il ne fallût préférer la perpétuité de l’obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres.
§ 2. Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater ; et il n’en est point du tout ici comme pour ces rois de l’Inde qui, selon Scylax, l’emportent si complètement sur les sujets qui leur obéissent. Il est donc évident que, par bien des motifs, l’alternative de l’autorité et de la soumission doit nécessairement être commune à tous les citoyens. L’égalité est l’identité d’attributions entre des êtres semblables, et l’État ne saurait vivre contre les lois de l’équité ; les factieux que le pays renferme toujours trouveraient de constants appuis dans les sujets mécontents, et les membres du gouvernement ne sauraient jamais être assez nombreux pour résister à tant d’ennemis réunis.
§ 3. Cependant, il est incontestable qu’il doit y avoir une différence entre les chefs et les subordonnés. Quelle sera cette différence, et quelle sera la répartition du pouvoir ? Telles sont les questions que doit résoudre le législateur. Nous l’avons déjà dit : c’est la nature elle-même qui a tracé la ligne de démarcation, en créant dans une espèce identique les classes des jeunes et des vieux, les uns destinés à obéir, les autres capables de commander. Une autorité conférée par l’âge ne peut irriter la jalousie, ni enfler la vanité de personne, surtout lorsque chacun est assuré d’obtenir avec les années la même prérogative.
§ 4. Ainsi, l’autorité et l’obéissance doivent être à la fois perpétuelles et alternatives ; et par suite, l’éducation doit être à la fois pareille et diverse, puisque, de l’aveu de tout le monde, l’obéissance est la véritable école du commandement. Or l’autorité, avons-nous dit plus haut, peut être ou dans l’intérêt de celui qui la possède, ou bien dans l’intérêt de celui sur qui elle s’exerce. Dans le premier cas, c’est l’autorité d’un maître sur ses esclaves ; dans le second, c’est une autorité appliquée à des hommes libres.
§ 5. De plus, les ordres peuvent autant différer par le motif qui les a dictés que par les résultats mêmes qu’ils produisent. Bien des services réputés exclusivement domestiques, sont faits pour honorer les jeunes gens libres qui les accomplissent. Le mérite ou le vice d’une action est bien moins dans cette action elle-même que dans les motifs qui l’inspirent et le but qu’elle poursuit. Nous avons établi que la vertu du citoyen, quand il commande, est identique à la vertu de l’homme parfait, et nous avons ajouté que le citoyen devait d’abord obéir avant de commander ; nous en concluons ici que c’est au législateur de former les citoyens à la vertu, en connaissant et les moyens de les y mener, et le but essentiel de la vie la meilleure.
§ 6. L’âme se compose de deux parties : l’une qui possède par elle-même la raison, l’autre qui, sans la posséder, est du moins capable de lui obéir ; à l’une et à l’autre, appartiennent les vertus qui constituent l’homme de bien. Cette division une fois admise telle que nous la proposons, on peut dire sans peine laquelle entre ces deux parties de l’âme, renferme le but même que l’on doit poursuivre ; car toujours un objet moins bon est fait en vue d’un objet meilleur ; c’est chose non moins évidente dans les produits de l’art que dans ceux de la nature ; et ici l’objet le meilleur, c’est la partie raisonnable de l’âme.
§ 7. En adoptant dans cette recherche notre procédé ordinaire d’analyse, on peut diviser la raison en deux autres parties, raison pratique et raison spéculative. Par une conséquence nécessaire, la division que nous appliquons à cette partie de l’âme s’applique également aux actes qu’elle produit ; et si l’on pouvait choisir, il faudrait préférer les actes de la partie naturellement supérieure, soit dans tous les cas, soit dans un cas unique où les deux parties de l’âme seraient en présence ; car en toutes choses il faut toujours préférer ce qui mène au but le plus élevé.
§ 8. La vie se partage, quelle qu’elle soit, en travail et repos, en guerre et paix. Parmi les actes humains, les uns se rapportent au nécessaire, à Futile ; les autres se rapportent uniquement au beau. Une distinction toute pareille doit, à ces divers égards, se retrouver nécessairement dans les parties de l’âme et dans leurs actes : la guerre ne se fait qu’en vue de la paix ; le travail ne s’accomplit qu’en vue du repos ; on ne recherche le nécessaire et l’utile qu’en vue du beau.
§ 9. En tout ceci, l’homme d’État doit régler ses lois sur les deux parties de l’âme et sur leurs actes, mais surtout sur la fin la plus relevée qu’elles puissent toutes deux atteindre. Des distinctions pareilles s’appliquent aux diverses carrières, aux diverses occupations de la vie pratique. Il faut être également prêt au travail et au combat ; mais le loisir et la paix sont préférables ; il faut savoir accomplir le nécessaire et l’utile ; cependant le beau est supérieur à l’un et à l’autre. Ce sont donc là des directions qu’il convient de donner aux citoyens, dès leur enfance, et pendant tout le temps qu’ils restent soumis à des maîtres.
§ 10. Les gouvernements qui semblent aujourd’hui les meilleurs de la Grèce, comme les législateurs qui les ont fondés, ne paraissent point avoir rapporté leurs institutions à une fin supérieure, ni dirigé leurs lois et l’éducation publique vers l’ensemble des vertus ; mais ils ont incliné assez peu noblement à celles qui semblent devoir être utiles et plus capables de satisfaire l’ambition. Des auteurs plus récents ont soutenu à peu près les mêmes opinions ; et ils ont admiré hautement la constitution de Lacédémone, et loué le fondateur qui l’a tournée tout entière vers la conquête et la guerre.
§ 11. La raison suffit aisément à condamner ces principes, comme les faits eux-mêmes, accomplis sous nos yeux, se sont chargés d’en prouver la fausseté. Partageant le sentiment qui pousse les hommes en général à la conquête, en vue des bénéfices de la victoire, Thibron et tous ceux qui ont écrit sur le gouvernement de Lacédémone, semblent porter aux nues son illustre législateur, parce que, grâce au mépris de tous les périls, sa république a su se faire une vaste domination.
§ 12. Mais, à cette heure, que la puissance Spartiate est détruite, tout le monde convient que Lacédémone n’est point heureuse, ni son législateur irréprochable. N’est-il pas extraordinaire, cependant, que conservant les institutions de Lycurgue, et pouvant sans obstacle les suivre à son gré, elle ait perdu toute sa félicité ? Mais c’est qu’on se trompe aussi sur la nature de la puissance que l’homme politique doit s’efforcer de mettre en honneur. Commander à des hommes libres vaut bien mieux, et est bien plus conforme à la vertu, que de commander à des esclaves.
§ 13. De plus, il ne faut pas croire un État heureux, ni un législateur fort habile, quand ils n’ont songé qu’aux dangereux travaux de la conquête. Avec des principes aussi déplorables, chaque citoyen ne pensera évidemment qu’à usurper le pouvoir absolu dans sa propre patrie, dès qu’il pourra s’en rendre maître ; ce dont pourtant Lacédémone n’a pas manqué de faire un crime au roi Pausanias, que toute sa gloire ne put défendre. De pareils principes et les lois qu’ils dictent, ne sont pas dignes d’un homme d’État ; ils sont aussi faux qu’ils sont funestes. Le législateur ne doit déposer dans le cœur des hommes que des sentiments également bons pour le public et pour les particuliers.
§ 14. Si l’on s’exerce aux combats, ce doit être non point en vue de soumettre à l’esclavage des peuples qui ne méritent point ce joug ignominieux ; mais ce doit être d’abord pour n’être point subjugué soi-même ; ensuite, pour ne conquérir le pouvoir que dans l’intérêt des sujets ; et enfin, pour ne commander en maître qu’à des hommes destinés à obéir en esclaves.
§ 15. Le législateur doit surtout faire en sorte que même ses lois sur la guerre, comme le reste de ses institutions, n’aient en vue que la paix et le repos. Et ici les faits viennent joindre leur témoignage à celui de la raison. La guerre, tant qu’elle dure, a fait le salut de pareils États ; mais la victoire, en leur assurant le pouvoir, leur a été fatale ; comme l’acier, ils ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a point appris la paix à sa cité.
§ 16. Puisque le but de la vie humaine est le même pour les masses et pour les individus, et puisque l’homme de bien et une bonne constitution se proposent nécessairement une fin pareille, il s’ensuit évidemment que le repos exige des vertus spéciales ; car, je le répète, la paix est le but de la guerre, le repos est le but du travail.
§ 17. Les vertus qui assurent le repos et le bonheur, sont celles qui sont d’usage dans le repos aussi bien que dans le travail. Le repos ne s’obtient que par la réunion de bien des conditions indispensables pour les premiers besoins. L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai :« Point de repos pour les esclaves.» Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant.
§ 18. Il faut donc courage et patience dans le travail ; il faut de la philosophie dans le loisir, de la prudence et de la sagesse dans l’une et l’autre de ces deux situations, mais surtout au milieu de la paix et du repos. La guerre donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix.
§ 19. On a surtout besoin de justice et de prudence, quand on est au faîte de la prospérité et qu’on jouit de tout ce qui fait l’envie des autres hommes. Il en est comme des sages que les poètes nous représentent dans les îles Fortunées : plus leur béatitude est complète, au milieu de tous les biens dont ils sont comblés, plus ils doivent appeler à leur aide la philosophie, la modération et la justice. Ces vertus évidemment ne sont pas moins nécessaires au bonheur et à la vertu de l’État. S’il est honteux de ne point savoir user de la fortune, il l’est surtout de ne pas savoir en user au sein du loisir, et de développer son courage et sa vertu durant les combats, pour montrer une bassesse d’esclave pendant la paix et le repos.
§ 20. Il ne faut pas entendre la vertu comme l’entendait Lacédémone ; ce n’est pas qu’elle ait compris le bien suprême autrement que chacun ne le comprend ; mais elle a cru qu’on pouvait surtout l’acquérir par une vertu spéciale, la vertu guerrière. Or, comme il existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre, il est évident aussi que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds.
§ 21. Voyons par quelles voies on pourra gagner ces biens inappréciables. Nous avons déjà dit que les influences qui s’exercent sur l’âme sont de trois sortes, la nature, les mœurs et la raison. Nous avons aussi précisé les qualités que les citoyens doivent préalablement recevoir de la nature. Il nous reste à rechercher si l’éducation de la raison doit précéder celle des habitudes ; car il faut que ces deux dernières influences soient dans la plus parfaite harmonie, puisque la raison même peut s’égarer en poursuivant le meilleur but, et que les mœurs ne sont pas sujettes à moins d’erreurs.
§ 22. Ici, comme dans tout le reste, c’est la génération par laquelle tout commence ; mais la fin delà génération remonte à une source dont l’objet est tout différent. Dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs.
§ 23. De même que l’âme et le corps, avons-nous dit, sont bien distincts, de même l’âme a deux parties non moins différentes : l’une irrationnelle, l’autre douée de raison ; elles se produisent sous deux manières d’être diverses : pour la première, l’instinct ; pour l’autre, l’intelligence. Si la naissance du corps précède celle de l’âme, la formation de la partie irrationnelle est antérieure à. celle de la partie raisonnable. Il est bien facile de s’en convaincre : la colère, la volonté, le désir se manifestent chez les enfants aussitôt après leur naissance ; le raisonnement, l’intelligence ne se montrent, dans l’ordre naturel des choses, que beaucoup plus tard. Il faut donc nécessairement s’occuper du corps avant de penser à l’âme ; et après le corps, il faut songer à l’instinct, bien qu’en définitive l’on ne forme l’instinct que pour l’intelligence, et que l’on ne forme le corps qu’en vue de l’âme.
CHAPITRE XIV : Suite. De l’éducation des enfants dans la cité parfaite ; soins que le législateur doit donner à la génération ; de l’âge des époux ; conditions indispensables pour que l’union soit tout ce qu’elle doit être ; dangers des unions trop précoces ; soins à prendre pour les femmes enceintes ; abandon des enfants difformes et eu surnombre ; avortement ; punition de l’infidélité. § 1. Si c’est un devoir du législateur d’assurer dès le principe aux citoyens qu’il élève des corps robustes, ses premiers soins doivent s’attacher aux mariages des parents, et aux conditions de temps et d’individus requises pour les contracter. Ici deux choses sont à considérer, les personnes et la durée probable de leur union, afin que les âges soient toujours dans un rapport convenable, et que les facultés des deux époux ne discordent jamais, le mari pouvant encore avoir des enfants, quand la femme est devenue stérile, ou réciproquement ; car ce sont là, dans les unions, des germes de querelles et de mésintelligence.
§ 2. Ceci importe, en second lieu, pour le rapport des âges entre les parents et les enfants, qui les doivent remplacer. Il ne faut pas qu’il y ait entre les pères et les enfants une excessive différence ; car alors la gratitude des enfants, envers des parents trop âgés, est complètement vaine, et les parents ne peuvent assurer à leur famille les secours dont elle a besoin. Il ne faut pas non plus que cette différence des âges soit trop faible ; car ce sont d’autres inconvénients non moins graves. Les enfants alors ne se sentent pas plus de respect pour leurs parents que pour des compagnons d’âge ; et cette égalité peut causer dans l’administration de la famille des discussions peu convenables. Mais revenons à notre point de départ, et voyons comment le législateur pourra former presqu’à son gré les corps des enfants dès qu’ils sont engendrés.
§ 3. Tout ici à peu près repose sur un seul point auquel il faut donner grande attention. Comme la nature a limité la faculté génératrice à l’âge de soixante-dix ans tout au plus tard pour les hommes, et cinquante • pour les femmes, c’est en se réglant sur ces époques extrêmes qu’il faut fixer l’âge où peut commencer l’union conjugale.
§ 4. Les unions prématurées ne sont pas favorables aux enfants qui en sortent. Dans toutes les races d’animaux, les accouplements entre bêtes trop jeunes produisent des rejetons faibles, le plus ordinairement du sexe féminin et de formes très petites. L’espèce humaine est nécessairement soumise à la même loi. On peut s’en convaincre en voyant que, dans tous les pays où les jeunes gens s’unissent ordinairement de trop bonne heure, la race est débile et de petites proportions. D en résulte un autre danger : les femmes jeunes souffrent bien davantage en couches, et succombent bien plus fréquemment. Aussi, assure-t-on que l’oracle répondit aux Trézéniens qui le consultaient sur les morts multipliées de leurs jeunes femmes, qu’on les mariait trop tôt,« sans penser à la récolte des fruits» .
§ 5. L’union dans un âge plus formé n’est pas moins utile pour assurer la modération des sens. Les femmes qui ont trop tôt senti l’amour, paraissent douées en général d’un excessif tempérament. Pour les hommes, l’usage du sexe durant leur croissance nuit au développement du corps, qui ne cesse d’acquérir de la force qu’à un moment fixé par la nature, au delà duquel il ne peut plus croître.
§ 6. On peut donc déterminer l’époque du mariage, à dix-huit ans pour les femmes, et à trente-sept ou un peu moins pour les hommes. Dans ces limites, le moment de l’union sera précisément celui de toute la force ; et les époux auront un temps égal pour procréer convenablement, jusqu’à ce que la nature leur ôte la puissance génératrice. Ainsi leur union pourra être féconde, et au moment de toute leur vigueur, si, comme on doit le croire, la naissance des enfants suit immédiatement le mariage, et jusqu’au déclin de l’âge, c’est-à-dire vers soixante-dix ans pour les maris. § 7. Tels sont nos principes sur l’époque et la durée des mariages ; quant au moment précis de l’union, nous partageons l’avis de ceux qui, par leur propre expérience toujours heureuse, croient que l’hiver est le temps le plus propice. Il faut consulter aussi ce que les médecins et les naturalistes ont pensé sur la génération. Les premiers pourront dire quelles sont les qualités requises de santé ; et les autres apprendront quels vents il convient d’attendre. En général le vent du nord leur semble préférable à celui du midi.
§ 8. Nous ne nous arrêterons pas sur les conditions de tempérament les plus favorables dans les parents à la vigueur de leurs fils ; ces détails, si l’on approfondissait les choses, ne trouveraient une place convenable que dans un traité d’éducation. Nous pourrons, ici, aborder ce sujet en quelques mots. Le tempérament n’a pas besoin d’être athlétique, ni pour les travaux politiques, ni pour la santé, ni pour la procréation : il ne faut pas non plus qu’il soit valétudinaire et trop incapable de rudes travaux ; il faut qu’il tienne le milieu entre ces extrêmes. Le corps doit être rompu aux fatigues, sans pourtant que ces fatigues soient par trop violentes. Une doit pas non plus n’être propre qu’à un seul genre d’exercice, comme ceux des athlètes ; il doit pouvoir supporter tous les travaux dignes d’un homme libre. Ces conditions me paraissent également applicables aux femmes et aux hommes.
§ 9. Les mères, durant la grossesse, veilleront avec soin à leur régime, et se garderont bien d’être inactives et de se nourrir légèrement. Le moyen est facile, et le législateur n’aura qu’à leur prescrire de se rendre chaque jour au temple, pour implorer l’appui des dieux qui président aux naissances. Mais si leur corps a besoin d’activité, il faudra conserver au contraire à leur esprit le calme le plus parfait. Les enfants ne ressentent pas moins les impressions de la mère qui les porte, que les fruits ne tiennent du sol qui les nourrit.
§ 10. Pour distinguer les enfants qu’il faut abandonner, et ceux qu’il faut élever, il conviendra de défendre par une loi de prendre jamais soin de ceux qui naîtront difformes ; quant au nombre des enfants, si les mœurs répugnent à l’abandon complet, et qu’au delà du terme formellement imposé à la population, quelques mariages deviennent féconds, il faudra provoquer l’avortement avant que l’embryon ait reçu le sentiment et la vie. Le crime, ou l’innocence de ce fait, ne dépend absolument que de cette circonstance de sensibilité et de vie.
§ 11. Mais il ne suffit pas d’avoir précisé l’âge où, pour l’homme et la femme, commencera l’union conjugale, il faut encore déterminer l’époque où la génération devra cesser. Les hommes trop âgés comme les jeunes gens ne produisent que des êtres incomplets de corps et d’esprit, et les enfants des vieillards sont d’une faiblesse irrémédiable. Que l’on cesse d’engendrer au moment même où l’intelligence a acquis tout son développement ; et cette époque, si l’on s’en rapporte au calcul de quelques poètes, qui mesurent la vie par septénaires, coïncide généralement avec la cinquantaine. Ainsi, qu’on renonce à procréer des enfants quatre ou cinq ans au plus après ce terme ; et qu’on ne prenne encore les plaisirs de l’amour que par des motifs de santé, ou par des considérations non moins fortes.
§ 12. Quant à l’infidélité, de quelque part qu’elle vienne, à quelque degré qu’elle soit poussée, il faut en faire un objet de déshonneur, tant qu’on est époux de fait ou de nom ; et si la faute est constatée durant le temps fixé pour la fécondité, qu’elle soit punie d’une peine infamante avec toute la sévérité qu’elle mérite.
CHAPITRE XV : Suite. De l’éducation de la première enfance ; soins hygiéniques ; exercices corporels. La société des esclaves est à éviter ; il faut proscrire toute parole et toute action déshonnêtes devant les enfants ; importance des premières impressions. De cinq à sept ans, les enfants doivent assister aux leçons sans y prendre part ; il y a deux époques dans l’éducation : de sept ans à la puberté, de la puberté à vingt et un ans. § 1. Les enfants une fois nés, il faut se bien persuader que la nature de l’alimentation qui leur est donnée, a la plus grande influence sur leurs forces corporelles. L’exemple même des animaux, ainsi que l’exemple de toutes les nations qui font un cas particulier des tempéraments propres à la guerre, nous prouve que la nourriture la plus substantielle et qui convient le mieux au corps, est le lait, et qu’il faut s’abstenir de donner du vin aux enfants, à cause des maladies qu’il engendre.
§ 2. Il importe aussi de savoir jusqu’à quel point il convient de leur laisser la liberté de leurs mouvements ; pour éviter que leurs membres si délicats ne se déforment, quelques nations se servent, encore de nos jours, de diverses machines qui assurent à ces petits corps un développement régulier. Il est utile encore, , dès la plus tendre enfance, de les habituer à l’impression du froid ; et cet usage n’est pas moins utile pour la santé que pour les travaux de la guerre. Aussi, bien des peuples barbares ont-ils la coutume tantôt de plonger leurs enfants dans l’eau froide, tantôt de ne leur donner qu’un vêtement fort léger ; et c’est ce que font les Celtes.
§ 3. Pour toutes les habitudes qu’on peut contracter, il vaut mieux s’y prendre dès l’âge le plus tendre, en ayant soin de procéder par degrés ; et la chaleur naturelle des enfants leur fait très aisément affronter le froid. Tels sont à peu près les soins qu’il importe le plus d’avoir pour le premier âge.
§ 4. Quant à l’âge qui suit celui-là et qui s’étend jusqu’à cinq ans, on ne peut encore en exiger ni une application intellectuelle, ni des fatigues violentes, qui arrêteraient la croissance. Mais on peut lui demander l’activité nécessaire pour éviter une entière paresse de corps. On peut alors provoquer les enfants à l’action par divers moyens, mais surtout par le jeu ; et les jeux qu’on leur donne ne doivent être ni indignes d’hommes libres, ni trop pénibles, ni trop faciles.
§ 5. Surtout que les magistrats chargés de l’éducation et qu’on nomme pédonomes, veillent avec le plus grand soin aux paroles, aux contes qui viendront frapper ces jeunes oreilles. Tout ici doit être fait pour les préparer aux travaux qui plus tard les attendent. Que leurs jeux soient donc en général les ébauches des exercices auxquels ils se livreront dans un âge plus avancé.
§ 6. On a grand tort d’ordonner par des lois de comprimer les cris et les pleurs des enfants ; c’est au contraire un moyen de développement et une sorte d’exercice pour le corps. On se donne une force nouvelle dans un rude effort en retenant son haleine ; et les enfants profitent également de leur contention à crier. Parmi tant d’autres soins, les pédonomes veilleront aussi à ce qu’ils fréquentent le moins possible la société des esclaves ; car jusqu’à sept ans, les enfants resteront nécessairement dans la maison paternelle.
§ 7. Mais malgré cette circonstance, il convient d’épargner à leurs regards et à leurs oreilles tout spectacle, toute parole indignes d’un bomme libre. Le législateur devra sévèrement bannir de sa cité l’indécence des propos, comme il en bannit tout autre vice. Quand on se permet de dire des choses déshonnêtes, on est bien près de se permettre d’en faire ; et l’on doit proscrire, dès l’enfance, toute parole et toute action de ce genre. Si quelque bomme de naissance libre, mais trop jeune pour être admis à l’honneur des repas communs, se permet une parole, une action défendues, qu’on le châtie honteusement, qu’on le frappe ; et s’il est d’un âge déjà mûr, qu’on le punisse comme un vil esclave, par des châtiments convenables à son âge ; car sa faute est celle d’un esclave.
§ 8. Puisque nous proscrivons les paroles indécentes, nous proscrirons également et les peintures et les représentations obscènes. Que le magistrat veille donc à ce qu’aucune statue, aucun dessin ne rappelle des idées de ce genre, si ce n’est dans les temples de ces dieux à qui la loi elle-même permet l’obscénité. Mais la loi prescrit dans un âge plus avancé de ne pas prier ces dieux-là, ni pour soi, ni pour sa femme, ni pour ses enfants.
§ 9. La loi doit défendre aux jeunes gens d’assister aux farces satyriques et aux comédies, jusqu’à l’âge où ils pourront prendre place aux repas communs et boire le vin pur. Alors l’éducation les aura tous prémunis contre les dangers de ces réunions. Nous n’avons fait ici qu’effleurer ce sujet ; mais nous verrons plus tard, en y insistant davantage, s’il ne faut pas pour la jeunesse bannir absolument tout spectacle ; ou bien, en admettant ce principe, comment il faut le modifier. Pour le moment, nous nous sommes bornés aux généralités indispensables.
§ 10. Théodore, l’acteur tragique, n’avait peut-être pas tort de dire qu’il ne souffrait jamais qu’un comédien, même fort médiocre, parût eu scène avant lui, parce que les spectateurs se faisaient aisément à la voix qu’ils entendaient la première. Ceci est également vrai dans nos rapports, et avec nos semblables, et avec les choses qui nous entourent. La nouveauté est toujours ce qui nous charme le plus. Ainsi, qu’on rende étranger à l’enfance tout ce qui porte une mauvaise empreinte ; et surtout, qu’on en écarte tout ce qui sent le vice ou la malveillance.
§ 11. De cinq à sept ans, il faut que les enfants assistent pendant deux années aux leçons qui, plus tard, seront faites pour eux. D’ailleurs, l’éducation comprendra nécessairement deux époques distinctes, depuis sept ans jusqu’à la puberté, et depuis la puberté jusqu’à vingt-un ans. On se trompe souvent quand on ne veut compter la vie que par périodes septénaires. Il faut bien plutôt suivre pour cette division la marche même de la nature ; car les arts et l’éducation ont uniquement pour but d’en combler les lacunes.
§ 12. Voyons donc en premier lieu s’il convient que le législateur impose une règle à l’enfance. Nous verrons ensuite s’il vaut mieux que l’éducation soit faite en commun par l’Etat, ou laissée aux familles, comme dans la plupart des gouvernements actuels ; et nous dirons enfin sur quels objets elle doit porter.
FIN DU LIVRE QUATRIEME.
CHAPITRE PREMIER. Suite. De l’éducation dans la cité parfaite ; importance capitale de cette question ; l’éducation doit être publique ; diversité des opinions sur les objets que l’éducation doit comprendre, bien qu’on s’accorde assez généralement sur le but qu’elle doit se proposer.
[1337a] § 1. On ne saurait donc nier que l’éducation des enfants ne doive être un des objets principaux des soins du législateur. Partout oit l’éducation a été négligée, l’État en a reçu une atteinte funeste. C’est que les lois doivent toujours être en rapport avec le principe de la constitution, et que les mœurs particulières de chaque cité assurent le maintien de l’État, de même qu’elles en ont seules déterminé la forme première. Des mœurs démocratiques conservent la démocratie ; oligarchiques, elles conservent l’oligarchie ; et plus les mœurs sont pures, plus l’État est affermi.
§ 2. Toutes les sciences, tous les arts exigent, pour qu’on y réussisse, des notions préalables, des habitudes antérieures. Il en est évidemment de même pour l’exercice de la vertu. Comme l’État tout entier n’a qu’un seul et même but, l’éducation doit être nécessairement une et identique pour tous ses membres ; d’où il suit qu’elle doit être un objet de surveillance publique et non particulière, bien que ce dernier système ait généralement prévalu, et qu’aujourd’hui chacun instruise ses enfants chez soi par les méthodes et sur les objets qu’il lui plaît. Cependant, ce qui est commun doit s’apprendre en commun ; et c’est une grave erreur de croire que chaque citoyen est maître de lui-même ; ils appartiennent tous à l’État, puisqu’ils en sont tous des éléments, et que les soins donnés aux parties doivent concorder avec les soins donnés à l’ensemble.
§ 3. À cet égard, on ne saurait trop louer les Lacédémoniens. L’éducation de leurs enfants est commune, et ils y attachent une importance extrême. Pour nous, il est de toute évidence que la loi doit régler l’éducation et que l’éducation doit être publique. Mais il est essentiel de connaître ce que doit être précisément cette éducation, et la méthode qu’il convient d’y suivre. En général, les avis diffèrent aujourd’hui sur les objets qu’elle doit embrasser, et l’on est fort loin de s’entendre unanimement sur ce que les jeunes gens doivent apprendre pour arriver à la vertu et à la vie la meilleure. On ignore même s’il faut s’occuper davantage à former l’intelligence ou à former le cœur.
§ 4. Le système actuel d’éducation contribue beaucoup à embarrasser la question. On ne sait nullement s’il faut ne diriger l’éducation que vers les choses d’utilité réelle, on bien en faire une école de vertu ; ou si elle doit aussi comprendre des objets de pur agrément. Ces différents systèmes ont trouvé des partisans ; et il n’y a encore rien de généralement accepté sur les moyens de rendre la jeunesse vertueuse. [1337b] Mais comme les avis sont fort divers sur l’essence même de la vertu, on ne doit pas s’étonner qu’ils le soient également sur la manière de la mettre en pratique.
§ 1. Donc. Cette conjonction, qui rattache de si près cette phrase à la précédente, indique assez que la division en livres n’est pas venue de l’auteur lui-même. Voir le commencement du livre II, du livre VII (6) et du livre VIII (5). Diogène, philosophe pythagoricien, à peu près contemporain d’Aristote, dit, dans un fragment que nous a conservé Stobée (Sermo 141, p. 441) ;« Quel est le principe de tout État ? L’éducation des enfants.»
§ 2. Maître de lui-même. C’est là le principe fondamental des gouvernements anciens. Le citoyen ne s’appartient pas ; il est à l’État, qui peut en disposer à son gré. Ce principe, avec ses justes limites, est le vrai, quoi qu’en puisse penser le cosmopolitisme moderne.
§ 3 Les Lacédémoniens. Voir plus haut l’analyse de la constitution de Sparte, liv. II, ch. XII.
CHAPITRE II. Suite de la théorie de l’éducation. Des objets de l’éducation ; les lettres, la gymnastique, la musique et le dessin ; limites dans lesquelles l’étude doit se renfermer pour des hommes libres. De la place qu’on a jadis assignée à la musique dans l’éducation ; elle est un digne emploi du loisir.
§ 1. Un point incontestable, c’est que l’éducation, parmi les choses utiles, doit comprendre celles qui sont d’une absolue nécessité ; mais elle ne doit pas les comprendre toutes sans exception. Toutes les occupations pouvant se distinguer en libérales et en serviles, la jeunesse n’apprendra parmi les choses utiles que celles qui ne tendront point à faire des artisans de ceux qui les pratiquent. On appelle occupations d’artisans toutes les occupations, art ou science, qui sont complètement inutiles pour former le corps, l’âme ou l’esprit d’un homme libre aux actes et à la pratique de la vertu. On donne aussi le même nom à tous les métiers qui peuvent déformer le corps, et à tous les labeurs dont un salaire est le prix ; car ils ôtent à la pensée toute activité et toute élévation.
§ 2. Bien qu’il n’y ait certainement rien de servile à étudier jusqu’à certain point les sciences libérales, vouloir les pousser trop loin, c’est s’exposer aux inconvénients que nous venons de signaler. La grande différence consiste ici dans l’intention qui détermine le travail ou l’étude. On peut, sans se dégrader, faire pour soi, pour ses amis, ou dans une intention vertueuse, telle chose qui faite ainsi n’est point au-dessous d’un homme libre, mais qui, faite pouf des étrangers, sent le mercenaire et l’esclave. Les objets qu’embrasse l’éducation actuelle, je le répète, présentent en général ce double caractère, et servent peu à éclaircir la question.
§ 3. Aujourd’hui l’éducation se compose ordinairement de quatre parties distinctes : les lettres, la gymnastique, la musique et parfois le dessin ; la première et la dernière, comme d’une utilité aussi positive que variée dans la vie entière ; la seconde, comme propre à former le courage. Quant à la musique, on élève des doutes sur son utilité. Ordinairement on la regarde comme un objet de simple agrément ; mais les anciens en avaient fait une partie nécessaire de l’éducation, persuadés que la nature elle-même, comme je l’ai dit si souvent, nous demande non pas seulement un louable emploi de notre activité, mais aussi un noble emploi de nos loisirs. La nature, pour le dire encore une fois ; la nature est le principe de tout.
§ 4. Si le travail et le repos sont tous deux nécessaires, le dernier est sans contredit préférable ; mais il faut chercher avec grand soin à le remplir comme il convient. Ce ne sera certainement pas par des jeux ; car ce serait faire du jeu, chose impossible, le but même de la vie. Le jeu est surtout utile au milieu des travaux. L’homme qui travaille a besoin de délassement, et le jeu n’a pas d’autre objet que de délasser. Le travail amène toujours la fatigue et la contention de nos facultés. Il faut donc savoir appeler à propos l’emploi des jeux comme un remède salutaire. Le mouvement que le jeu procure détend l’esprit, et le repose par le plaisir qu’il donne.
[1138a] § 5. Le repos aussi semble également nous assurer le plaisir, le bonheur, la félicité ; car ce sont là les biens, non pas de ceux qui travaillent, mais de ceux qui vivent dans le loisir. On ne travaille jamais que pour arriver à un but que l’on n’a point encore atteint ; et, dans l’opinion de tous les hommes, le bonheur est précisément le but où l’on se repose, loin de tout souci, dans le sein du plaisir. Le plaisir, il est vrai, n’est point uniforme pour tous ; chacun l’imagine à sa guise, et selon son tempérament. Plus l’individu est parfait, plus le bonheur qu’il rêve est pur et plus la source en est élevée. Ainsi, il faut avouer que pour passer dignement son loisir, on a besoin de connaissances et d’une éducation spéciales ; et que cette éducation, ces études doivent avoir pour but unique l’individu qui en jouit : de même que les études qui ont l’activité pour objet, doivent être considérées comme des nécessités, et n’avoir jamais en vue les étrangers.
§ 6. Nos pères n’ont donc point admis la musique dans l’éducation à titre de besoin, car elle n’en est point un ; ils ne l’y ont point admise à titre de chose utile, comme la grammaire, qui est indispensable dans le commerce, dans l’économie domestique, dans l’étude des sciences et dans une foule d’occupations politiques ; non point comme le dessin, qui apprend à mieux juger des ouvrages d’art ; non point comme la gymnastique, qui donne la santé et la vigueur ; car la musique ne possède évidemment aucun de ces avantages. Ils y ont uniquement trouvé un digne emploi du loisir ; et voilà le but vers lequel ils ont essayé d’en diriger la pratique. Car si, selon eux, il est un délassement digne d’un homme libre, c’est la musique. Homère est du même avis, quand il fait dire à l’un de ses héros : Convions au festin un chantre harmonieux ; ou quand il dit de quelques autres de ses personnages, qu’ils appellent : Le chantre dont la voix saura tous les charmer ; et ailleurs, Ulysse dit que le plus doux des plaisirs pour les hommes, quand ils se livrent à la joie, C’est d’entendre, au festin où tous se sont rangés, Les accents du poète….
§ 3. Les lettres. À lire, à écrire, et la grammaire. La musique. On sait toute l’importance que l’antiquité attachait à la musique. Un décret des Rois et des Éphores, à Sparte, prescrivit à Timothée, sous peine d’exil, de retrancher quatre cordes à sa lyre, parce que ces sons efféminés corrompaient les jeunes Spartiates ; c’était à l’époque de la prise d’Athènes. Aujourd’hui, l’influence morale de la musique est complètement négligée par les législateurs ; ils en firent en Grèce un objet capital. C’est que l’organisation physique des Grecs avait une sensibilité et une délicatesse dont rien parmi nous ne peut nous donner l’idée. Voir Montesquieu, Esprit des Lois, liv. IV, ch. VIII, où l’on trouvera quelques considérations pareilles.
§ 6. Un digne emploi du loisir, ce sont déjà les mœurs des Grecs au siège de Troie. Achille joue de la lyre quand les envoyés d’Agamemnon viennent le trouver, Iliade, chant IX, vers 186 et suiv. Convions au festin. Ce vers ne se retrouve pas aujourd’hui dans Homère ; de plus, il est faux, tel que le donnent le texte et tous les manuscrits. Coraï l’a rétabli, comme le proposait Schneider. Je crois qu’il faut repousser cette correction, ainsi que M. Goettling l’a fait ; il suffit d’indiquer l’imperfection du vers. Voir plus haut, liv. III, ch. IX. § 2. Le chantre dont la voix, Odyssée, chant XVII, v. 355. Le commencement de ce vers appartient à Aristote et non point à Homère : au lieu de« tous», on lit :« en chantant», dans le texte du poème tel que nous l’avons maintenant. C’est d’entendre. Odyssée, chant IX, v. 7. Homère peint les mœurs de son temps.
CHAPITRE III. Suite de la théorie de l’éducation. De l’utilité de la gymnastique ; excès commis à cet égard par quelques gouvernements ; il ne faut pas songer à faire des athlètes, ni des guerriers féroces ; il faut tâcher de donner au corps, santé et adresse, et à l’esprit un courage généreux ; l’expérience de divers peuples suffit pour poser avec certitude les bornes dans lesquelles il convient de renfermer la gymnastique ; âge auquel on doit s’y livrer.
§ I. Ainsi, l’on doit reconnaître qu’il existe certaines choses qu’il faut enseigner aux enfants, non point comme choses utiles ou nécessaires, mais comme choses dignes d’occuper un homme libre, comme choses qui sont belles. N’existe-t-il qu’une science de cette sorte ? en est-il plusieurs ? quelles sont-elles ? comment doit-on les enseigner ? Voilà ce que nous examinerons plus tard. Tout ce que nous prétendons constater ici, c’est que l’opinion des anciens sur les objets essentiels de l’éducation, témoigne en faveur de la nôtre, et qu’ils pensaient absolument de la musique ce que nous en pensons nous-mêmes. Nous ajouterons encore que, si la jeunesse doit acquérir des connaissances utiles, telles que celle de la grammaire, ce n’est pas seulement à cause de l’utilité spéciale de ces connaissances, mais aussi parce qu’elles facilitent l’acquisition d’une foule d’autres.
§ 2. On en peut dire autant du dessin. On apprend le dessin bien moins pour éviter les erreurs et les mécomptes dans les achats et les ventes de meubles et d’ustensiles, [1138b] que pour se former une intelligence plus exquise de la beauté des corps. D’ailleurs cette préoccupation exclusive des idées d’utilité ne convient ni aux âmes nobles, ni aux hommes libres.
§ 3. On a démontré qu’on doit songer à former les habitudes avant la raison, le corps avant l’esprit ; il suit de là qu’il faut soumettre les enfants à l’art du pé dotribe et à la gymnastique : à celui-là, pour assurer au corps une bonne constitution ; à celle-ci, pour lui procurer de l’adresse. Dans les gouvernements qui paraissent s’occuper tout particulièrement de l’éducation de la jeunesse, on cherche le plus souvent à former des athlètes ; et l’on nuit également à la grâce et à la croissance du corps. Les Spartiates, en évitant cette faute, en commettent une autre ; à force d’endurcir les enfants, ils les rendent féroces, sous prétexte de les rendre courageux. Mais, je le répète encore une fois, on ne doit point s’attacher exclusivement à un seul objet, et à celui-là moins qu’à tout autre. Si l’on ne songe qu’à développer le courage, on n’atteint même pas ce but. Le courage, dans les animaux non plus que dans les hommes, n’appartient pas aux plus sauvages ; il appartient, au contraire, à ceux qui réunissent la douceur et la magnanimité du lion.
§ 4. Quelques peuplades des bords du Pont-Euxin, les Achéens, les Hénioques, ont l’habitude du meurtre et sont anthropophages. D’autres nations, plus avant dans les terres, ont des mœurs pareilles, quelquefois même plus horribles encore ; mais ce ne sont que des brigands ; ils n’ont pas de véritable courage. Nous voyons les Lacédémoniens eux-mêmes, qui durent d’abord leur supériorité à des habitudes d’exercices et de fatigues, surpassés aujourd’hui par bien d’autres peuples, à la gymnastique et même au combat ; c’est que leur supériorité reposait bien moins sur l’éducation de leur jeunesse que sur l’ignorance de leurs adversaires en gymnastique.
§ 5. Il faut donc mettre au premier rang un courage généreux, et non point la férocité. Braver noblement le danger n’est le partage ni d’un loup, ni d’une bête fauve ; c’est le partage exclusif de l’homme courageux. En donnant trop d’importance à cette partie toute secondaire de l’éducation, et en négligeant les objets indispensables, vous ne faites de vos enfants que de véritables manœuvres ; vous n’avez voulu les rendre bons qu’à une seule occupation dans la société, et ils restent, même dans cette spécialité, inférieurs à bien d’autres, comme la raison le dit assez. C’est qu’il faut juger des choses, non sur les faits passés, mais sur les faits actuels ; on a aujourd’hui des rivaux aussi instruits qu’on peut l’être soi-même ; jadis on n’en avait pas.
§ 6. On doit donc nous accorder, et que l’emploi de la gymnastique est nécessaire, et que les limites que nous lui posons sont les vraies. Jusqu’à l’adolescence, les exercices doivent être légers ; et l’on repoussera une alimentation trop substantielle, et des travaux trop pénibles, de peur d’arrêter la croissance du corps. [1339a] Le danger de ces fatigues prématurées est prouvé par un grave témoignage : c’est à peine si, dans les fastes d’Olympie, deux ou trois vainqueurs, couronnés dans leur enfance, ont plus tard remporté le prix dans l’âge mûr ; les exercices trop violents du premier âge leur avaient enlevé toute leur vigueur. § 7. Trois années, au sortir de l’adolescence, seront donc consacrées à des études d’un autre genre ; et alors on pourra, convenablement, soumettre les années qui suivront aux rudes exercices et au régime le plus sévère. Ainsi, l’on évitera de fatiguer à la fois le corps et l’esprit, dont les travaux produisent, dans l’ordre naturel des choses, des effets tout contraires : les travaux du corps nuisent à l’esprit ; les travaux de l’esprit sont funestes au corps.
§ 1. Plus tard. Voir plus loin, ch. VI, § 1.
§ 2. Cette préoccupation exclusive. Voici une protestation formelle contre le principe exclusif de l’utilité. Il est bon de la remarquer dans un ouvrage auquel on a fait, bien à tort, le reproche d’être fondé sur ce principe. On peut voir aussi l’opinion de Platon sur l’étude vulgaire de la musique, Répub., VII, p. 401, traduction de M. Cousin.
§ 3. L’art du pédotribe. Il y avait une différence entre le gymnaste et le pédotribe. Voir plus haut, liv. III, ch. IV, § 5. Voir aussi les notes de Périzonius, ad Aelian.. Var. Hist., lib. II, cap. VI. À former des athlètes. Aristote a sans doute en vue les Thébains. Je le répète. Voir plushaut, liv. IV, ch. XIII, § 10. La magnanimité du lion. Cette expression mérite d’être remarquée au même titre que celles que j’ai signalées plus haut, liv. I, ch. III, § 4, et liv. IV, ch. XIII, § 15.
§ 4. Les Achéens. Voir Ott. Muller, Orchomen., p. 282 ; Aristote, Morale à Nicomaque, liv. VII, cap. V, § 2, p. 264 de ma traduction, et Hérodote, Melpomène, ch, XVIII, § 3, p. 189, édit. Firmin Didot, et CVI, p. 213, édit. Firmin Didot.
§ 7. Nuisent à l’esprit. Les Thébains, qui se livraient avec excès aux exercices gymnastiques, passaient pour les moins spirituels des Grecs ; et Sparte n’a pas laissé un seul monument en quelque genre que ce soit.
CHAPITRE IV. Suite de la théorie de l’éducation. De la musique ; on n’est pas d’accord sur la nature et l’utilité de la musique ; si elle est un simple délassement, on peut en jouir tout aussi bien en entendant des artistes de profession qu’en exécutant soi-même ; analyse des diverses objections faites contre l’étude de la musique.
§ 1. Nous avons déjà émis sur la musique quelques principes dictés par la raison ; nous croyons utile de reprendre cette discussion et de la pousser plus loin, afin de fournir quelques directions aux recherches ultérieures que d’autres pourront faire sur ce sujet. On est bien embarrassé de dire quelle en est la puissance, et quelle en est la véritable utilité. N’est-elle qu’un jeu ? n’est-elle qu’un délassement ? tel que le sommeil, les plaisirs de la table, passe-temps fort peu nobles en eux-mêmes sans contredit, mais qui, comme l’a dit Euripide, Nous plaisent aisément et charment nos soucis. Doit-on mettre la musique au même niveau, et la prendre comme on prend du vin, comme on se laisse aller à l’ivresse, comme on se livre à la danse ? Il y a des gens qui n’en font pas une autre estime.
[le passage du § 1 au § 4 ne vient pas de moi et il ne manque rien dans le livre. P. REMACLE]
§ 4. Mais bien plutôt, la musique n’est-elle pas aussi un des moyens d’arriver à la vertu ? Et ne peut-elle pas, de même que la gymnastique influe sur les corps, elle aussi influer sur les âmes, en les accoutumant à un plaisir noble et pur ? Enfin, en troisième lieu, avantage qu’il faut joindre à ces deux-là, en contribuant au délassement de l’intelligence, ne contribue-t-elle pas aussi à la perfectionner ? On conviendra sans peine qu’il ne faut point faire un jeu de l’instruction qu’on donne aux enfants. On ne s’instruit pas en badinant ; et l’étude est toujours pénible. Nous ajoutons que le loisir ne convient ni à l’enfance, ni aux années qui la suivent : le loisir est le terme d’une carrière ; et un être incomplet ne doit point s’arrêter.
§ 5. Si l’on dit que l’étude de la musique, dans l’enfance, peut avoir pour but de préparer un jeu à l’âge viril, à l’âge mûr, à quoi bon acquérir personnellement ce talent, et ne pas s’en remettre, pour son plaisir et son instruction, aux talents d’artistes spéciaux, comme le font les rois des Perses et des Mèdes ? Les hommes de pratique, qui se sont fait un art de ce travail, n’auront-ils pas toujours nécessairement une exécution bien plus parfaite, que des hommes qui n’y ont donné que le temps strictement indispensable pour le connaître ? Ou si chaque citoyen doit faire personnellement ces longues et pénibles études, pourquoi n’apprendrait-il pas aussi tous les secrets de la cuisine, éducation qui serait parfaitement absurde ?
§ 6. La même objection n’a pas moins de force si l’on suppose que la musique forme les mœurs. Pourquoi, même dans ce cas, l’apprendre personnellement ? [1339b] Ne pourra-t-on pas également en jouir convenablement et en bien juger, en entendant les autres ? Les Spartiates ont adopté cette méthode, et sans avoir de science personnelle, ils peuvent, assure-t-on, juger fort bien du mérite de la musique, et décider si elle est bonne ou mauvaise. Même réponse, si l’on prétend que la musique est le vrai plaisir, le vrai délassement des hommes libres. À quoi bon la savoir soi-même, et ne pas jouir du talent d’autrui ?
§ 7. N’est-ce pas même là l’idée que nous nous faisons des dieux ? Et les poètes nous ont-ils jamais montré Jupiter chantant et jouant de la lyre ? En un mot, il y a quelque chose de servile à se faire soi-même un artiste de ce genre en musique ; et un homme libre ne se permet cette licence que dans l’ivresse ou par plaisanterie.
§ 8. Nous aurons peut-être à examiner plus tard la valeur de toutes ces objections.
§ 1. Nous avons déjà émis. Voir plus haut, ch. III, § 1. Comme l’a dit Euripide. Les Bacchantes, v. 378-384. Montesquieu a consacré un chapitre de l’Esprit des Lois, liv. IV, ch. VIII, à expliquer pourquoi les anciens attachaient tant d’importance à la musique.
§ 5. L’étude de la musique. Sur cette question, voir Platon, Lois, liv. II, p. 88 et suiv., et 112. Les sentiments d’Aristote sur la musique sont à peu près ceux de Platon.
§ 6. Assure-t-on, ou peut-être aussi :« assurent-ils» .
§ 7. Plus tard., Voir plus loin, ch. VI.
CHAPITRE V. Suite de la théorie de l’éducation. La musique n’est point un simple plaisir ; elle peut exercer une grande influence sur les âmes ; faits divers qui le prouvent ; différence de la musique et des autres arts, particulièrement de la peinture ; la puissance morale de la musique étant incontestable, il faut la faire entrer dans l’éducation ; et c’est surtout en ce sens qu’elle peut être utile.
§ 1. En premier lieu, la musique doit-elle être comprise dans l’éducation, ou doit-on l’en exclure ? Et qu’est-elle réellement dans la triple attribution qu’on lui donne ? une science, un jeu, ou un simple passe-temps ? On peut hésiter entre ces trois caractères de la musique, car elle les présente également tous les trois. Le jeu n’a pour objet que de délasser ; mais il faut aussi que le délassement soit agréable ; car il doit être un remède aux soucis du travail. Il faut également qu’un passe-temps, tout honnête qu’il est, soit en outre agréable ; car le bonheur n’est qu’à ces deux conditions ; et la musique, tout le monde en convient, est un délicieux plaisir, isolée ou accompagnée du chant.
§ 2. Musée l’a bien dit : …. Le chant, vrai charme de la vie. Aussi ne manque-t-on pas de la faire entrer dans toutes les réunions, dans tous les divertissements, comme une véritable jouissance. Ce motif-là suffirait donc à lui seul pour la faire admettre dans l’éducation. Tout ce qui procure des plaisirs innocents et purs peut concourir au but de la vie, et surtout peut être un moyen de délassement. Rarement l’homme atteint l’objet suprême de la vie ; mais il a souvent besoin de repos et de jeux ; et ne serait-ce que pour le simple plaisir qu’elle donne, ce serait encore tirer bon parti de la musique que de la prendre comme un délassement.
§ 3. Les hommes font parfois du plaisir le but capital de leur vie ; le but suprême quand l’homme l’atteint, lui procure bien aussi, si l’on veut, du plaisir ; mais ce n’est pas le plaisir qu’on rencontre à chaque pas ; en cherchant l’un on s’arrête à l’autre, que l’on confond trop aisément avec ce qui doit être l’objet de tous nos efforts. Ce but essentiel de la vie ne doit pas être recherché pour les biens qu’il peut donner ; et comme lui, les plaisirs dont il s’agit ici sont recherchés, non point à cause des résultats qui les doivent suivre, mais seulement à cause de ce qui les a précédés, c’est-à-dire, du travail et des soucis. Voilà même sans doute pourquoi l’on pense trouver le véritable bonheur dans ces plaisirs, qui cependant ne le donnent pas.
§ 4. Quant à cette opinion commune qui recommande la culture de la musique, non pas pour elle seule, mais comme un moyen fort utile de délassement, on peut se demander, tout en l’approuvant, [1340a] si la musique est véritablement si secondaire, et si l’on ne peut pas lui assigner un plus noble objet que ce vulgaire emploi. Ne doit-on lui demander que ce plaisir banal qu’elle excite chez tous les hommes ? car on ne peut nier qu’elle ne provoque un plaisir tout physique, qui charme sans distinction tous les âges, tous les caractères. Ou bien ne doit-on pas rechercher encore si elle peut exercer quelque influence sur les cœurs, sur les âmes ? Il suffirait, pour en démontrer la puissance morale, de prouver qu’elle peut modifier nos sentiments.
§ 5. Or certainement elle les modifie. Qu’on voie l’impression produite sur les auditeurs par les œuvres de tant de musiciens, surtout par celles d’Olympus. Qui nierait qu’elles enthousiasment les âmes ? Et qu’est-ce que l’enthousiasme, si ce n’est une émotion toute morale ? Il suffit même, pour renouveler les vives impressions que cette musique nous donne, de l’entendre répéter sans l’accompagnement ou sans les paroles.
§ 6. La musique est donc une véritable jouissance ; et comme la vertu consiste précisément à savoir jouir, aimer, haïr comme le veut la raison, il s’ensuit que rien ne mérite mieux notre étude et nos soins que l’habitude de juger sainement des choses, et de placer notre plaisir dans des sensations honnêtes et des actions vertueuses ; or rien n’est plus puissant que le rythme et les chants de la musique, pour imiter aussi réellement que possible la colère, la bonté, le courage, la sagesse même et tous ces sentiments de l’âme, et aussi bien tous les sentiments opposés à ceux-là. Les faits suffisent à démontrer combien le seul récit de choses de ce genre peut changer les dispositions de l’âme ; et lorsqu’en face de simples imitations, on se laisse prendre à la douleur, à la joie, on est bien près de ressentir les mêmes affections en présence de la réalité. Si, à l’aspect d’un portrait, on est ému de plaisir, rien qu’à regarder la forme qu’on a sous les yeux, on sera certainement heureux de contempler la personne même dont l’image avait d’abord charmé.
§ 7. Les autres sens, tels que le toucher et le goût, ne produisent en rien des impressions morales ; le sens de la vue les rend avec calme et par degrés, et les images qui sont l’objet de ce sens finissent peu à peu par agir sur les spectateurs qui les contemplent. Mais ce n’est point là précisément une imitation des affections morales ; ce n’est que le signe revêtu de la forme et de la couleur qu’elles prennent, et s’arrêtant aux modifications toutes corporelles qui révèlent la passion. Or, quelque importance qu’on attache à ces sensations de la vue, on ne conseillera jamais à la jeunesse de contempler les ouvrages de Pauson, tandis qu’on pourra lui recommander ceux de Polygnote, ou de tout autre peintre aussi moral que lui.
§ 8. La musique, au contraire, est évidemment une imitation directe des sensations morales. Dès que la nature des harmonies vient à varier, les impressions des auditeurs changent avec chacune d’elles et les suivent. À une harmonie plaintive, [1340b] comme celle du mode appelé mixolydien, l’âme s’attriste et se resserre ; d’autres harmonies attendrissent le cœur, et celles-là sont les moins graves ; entre ces extrêmes, une autre harmonie procure surtout à l’âme un calme parfait, et c’est le mode dorien, qui semble seul donner cette impression ; le mode phrygien, au contraire, nous transporte d’enthousiasme.
§ 9. Ces diverses qualités de l’harmonie ont été bien comprises par les philosophes qui ont traité de cette partie de l’éducation, et leur théorie ne s’appuie que sur le témoignage même des faits. Les rythmes ne varient pas moins que les modes : les uns calment l’âme, les autres la bouleversent ; et les allures de ces derniers peuvent être ou plus vulgaires ou de meilleur goût. Il est donc impossible, d’après tous ces faits, de ne pas reconnaître la puissance morale de la musique ; et puisque cette puissance est bien réelle, il faut nécessairement faire entrer aussi la musique dans l’éducation des enfants.
§ 10. Cette étude même est en parfaite analogie avec les dispositions de cet âge, qui ne souffre jamais patiemment ce qui lui cause de l’ennui, et la musique par sa nature n’en apporte jamais. L’harmonie et le rythme semblent même des choses inhérentes à la nature humaine ; et des sages n’ont pas craint de soutenir que l’âme n’était qu’une harmonie, ou que tout au moins elle était harmonieuse.
§ 2. Musée, poète qui vivait quatre ou cinq siècles au moins avant Aristote. Il ne faut pas le confondre avec un autre poète du même nom, qui est beaucoup plus récent que le siècle d’Alexandre, et dont il nous reste le petit poème d’Héro et Léandre.
§ 5. Olympus vivait, à ce qu’on croit, vers le Xe siècle avant J.-C.
§ 7. Pauson… Polygnote. Polygnote de Thasos et Pauson d’Éphèse étaient un peu antérieurs au temps d’Aristote.
§ 8. Mixolydien. Voir, pour tout ce qui concerne la musique ancienne, l’excellente dissertation de Boeckh dans ses notes sur Pindare, IIe partie du Ier volume, p. 203 à 269. Le mixolydien se distinguait en grave et en aigu, et répondait à notre la naturel et à notre la dièse. Le mode dorien.. Pour la musique dorienne, voir plus loin, livre VI (4), chapitre III, § 4, et Ott. Millier, die Dorier, tome II, p. 316.
§ 9. Les philosophes qui ont traité… Aristote a sans doute en vue les travaux de l’école pythagoricienne, et aussi les travaux fort savants dont la musique était de son temps devenue l’objet, surtout dans son école. Voir plus loin, ch. VII, § 3.
§ 10. Et des sages… Aristote, ici, semble approuver en quelque sorte cette opinion ; mais il l’a combattue tout au long dans le Traité de l’Ame, liv. I, ch. IV, § 1. Une harmonie. Voir le Phédon de Platon, p 250 et suiv. traduction de M. V. Cousin.
CHAPITRE VI. Suite de la théorie de l’éducation. Il faut que les enfants exécutent personnellement la musique ; avantages de l’exécution musicale ; bornes dans lesquelles il convient de la renfermer ; choix des instruments ; tous ne doivent pas être admis ; proscription de la flûte ; phases diverses par lesquelles est passée l’étude de cet instrument ; il a été condamné par Minerve elle-même, si l’on en croit la Fable.
§ 1. Mais doit-on enseigner aux enfants à exécuter eux-mêmes la musique vocale et la musique instrumentale, ou doit-on s’en abstenir ? C’est là une question que nous avons posée plus haut, et nous y reviendrons ici. On ne peut nier que l’influence morale de la musique ne soit nécessairement très différente, selon qu’on exécute personnellement ou qu’on n’exécute pas ; car il est impossible, ou du moins fort difficile, d’être en ce genre bon juge des choses qu’on ne pratique pas soi-même Il faut en outre à l’enfance une occupation manuelle. La crécelle même d’Archytas n’était pas mal inventée, puisqu’en occupant les mains des enfants, elle les empêchait de rien briser dans la maison ; car l’enfance ne peut se tenir un seul instant en repos. La crécelle est un jouet excellent pour le premier âge ; l’étude de la musique est la crécelle de l’âge qui suit ; et ne serait-ce que par ce motif, il nous semble évident qu’il faut enseigner aussi aux enfants à exécuter eux-mêmes la musique.
§ 2. Il est aisé d’ailleurs de déterminer jusqu’où cette étude doit s’étendre selon les différents âges, pour rester toujours convenable, et de repousser les objections qui prétendent que c’est là une occupation qui ne peut faire que de vulgaires virtuoses. D’abord, puisque, pour bien juger de cet art, il faut le pratiquer soi-même, j’en conclus qu’il faut que les enfants apprennent à exécuter. Plus tard, ils pourront renoncer à ce travail personnel ; mais alors ils seront en état d’apprécier les belles choses et d’en jouir comme il faut, grâce aux études de leur jeunesse.
§ 3. Quant au reproche qu’on adresse parfois à l’exécution musicale, de réduire l’homme au rôle de simple artiste, il suffit, pour le réfuter, de préciser ce qu’il convient de demander, en fait de talent d’exécution musicale, à des hommes qu’on prétend former à la vertu politique, [1341a] quels chants et quels rythmes on doit leur apprendre, et quels instruments on doit leur faire étudier. Toutes ces distinctions sont fort importantes, puisque c’est en les faisant qu’on peut ré-pondre à ce prétendu reproche ; car je ne nie point que certaine musique ne puisse entraîner les abus qu’on signale.
§ 4. Il faut donc évidemment reconnaître que l’étude de la musique ne doit nuire en rien à la carrière ultérieure de ceux qui l’apprennent, et qu’elle ne doit point dégrader le corps, et le rendre incapable des fatigues de la guerre ou des occupations politiques ; enfin qu’elle ne doit empêcher ni la pratique actuelle des exercices du corps, ni, plus tard, l’acquisition des connaissances sérieuses. Pour que l’étude de la musique soit véritablement ce qu’elle doit être, on ne doit prétendre, ni à faire des élèves pour les concours solennels d’artistes, ni à enseigner aux enfants ces vains prodiges d’exécution qui de nos jours se sont introduits d’abord dans les concerts, et qui ont passé de là dans l’éducation commune. De ces finesses de l’art, on ne doit prendre que ce qu’il en faut pour sentir toute la beauté des rythmes et des chants, et avoir de la musique un sentiment plus complet que ce sentiment vulgaire qu’elle fait éprouver même à quelques espèces d’animaux, aussi bien qu’à la foule des esclaves et des enfants.
§ 5. Les mêmes principes servent à régler le choix des instruments dans l’éducation. Il faut proscrire la flûte et les instruments qui ne sont qu’à l’usage des artistes, comme la cithare, et ceux qui s’en rapprochent ; il ne faut admettre que les instruments propres à former l’oreille et à développer généralement l’intelligence. La flûte, d’ailleurs, n’est pas un instrument moral ; elle n’est bonne qu’à exciter les passions, et l’on doit en limiter l’usage aux circonstances où l’on a pour but de corriger plutôt que d’instruire. Ajoutons qu’un autre des inconvénients de la flûte, sous le rapport de l’éducation, c’est d’empêcher la parole pendant qu’on l’é tudie. Ce n’est donc pas à tort que, de-puis longtemps, on y a renoncé pour les enfants et pour les hommes libres, bien que, dans l’origine, on la leur fît apprendre.
§ 6. Dès que nos pères purent goûter les douceurs du loisir par suite de la prospérité, ils se livrèrent avec une magnanime ardeur à la vertu ; tout fiers de leurs exploits passés, et surtout de leurs succès depuis la guerre Médique, ils cultivèrent toutes les sciences avec plus de passion que de discernement, et ils élevèrent même l’art de la flûte à la dignité d’une science. On vit à Lacédémone un chorège donner, le ton au chœur en jouant lui-même de la flûte ; et ce goût devint si national à Athènes, qu’il n’était pas d’homme libre qui n’apprît cet art. C’est ce que prouve assez le tableau que Thrasippe consacra aux dieux, quand il fit les frais d’une des comédies d’Ecphantidès.
§ 7. Mais l’expérience fit bientôt rejeter la flûte, quand on jugea mieux de ce qui peut, en musique, contribuer ou nuire à la vertu. On bannit aussi plusieurs des anciens instruments, les pectides, les barbitons, et ceux qui n’excitent dans les auditeurs que des idées de volupté, les heptagones, les trigones et les sambuques, [1341b] et tous ceux qui exigent un trop long exercice de la main.
§ 8. Une vieille tradition mythologique, qui est fort raisonnable, proscrit aussi la flûte, en nous apprenant que Minerve, qui l’avait inventée, ne tarda point à l’abandonner. On a encore spirituellement prétendu que le dépit de la déesse contre cet instrument venait de ce qu’il déformait le visage ; mais on peut croire aussi que Minerve rejetait l’étude de la flûte, parce qu’elle ne sert en rien à perfectionner l’intelligence ; car, de fait, Minerve est à nos yeux le symbole de la science et de l’art.
§ 1. La crécelle même d’Archytas. Archytas de Tarente, philosophe pythagoricien, était un peu antérieur au temps d’Aristote.
§ 4. De nos jours. Les progrès et les innovations de tout genre dans la musique grecque se rapportent précisément au temps où vivait Aristote, et son école même semble y avoir beaucoup contribué par Aristoxène.
§ 5. La flûte… n’est pas un instrument moral. Il nous est assez difficile aujourd’hui de comprendre cet anathème contre la flûte, bien qu’il ait été sanctionné par l’autorité même de Minerve. Voir plus bas, § 8.
§ 6. À Lacédémone Voir Ott. Millier, die Dorier, t. II, p. 328 et suiv. Ecphantidès. Ecphantidès a, dit-on, été un des plus anciens poètes comiques d’Athènes ; il paraît avoir existé vers la fin du VIe siècle avant J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 350. On ne connaît pas d’ailleurs autrement le fait auquel Aristote veut faire allusion ici.
§ 7. Pectides… sambuques. Tous ces instruments étaient à cordes. Voir la République de Platon, liv. III, p. 153 et suiv, traduct. de M. Cousin.
CHAPITRE VII. Suite de la théorie de l’éducation. Choix des harmonies et des rythmes qui doivent entrer dans l’éducation des enfants ; les chants sont de trois espèces : moral, animé, passionné ; les premiers doivent presque seuls faire partie de l’enseignement ; le mode dorien est surtout convenable ; critique de quelques opinions de Platon.
§ 1. Nous repoussons donc, en fait d’instrument et d’exécution, ces études qui n’appartiennent qu’aux virtuoses ; et nous entendons par là celles qui ne sont destinées qu’aux concours solennels de musique. On ne s’y livre jamais dans le but de s’améliorer moralement soi-même ; on ne songe qu’au plaisir non moins grossier des futurs auditeurs. Aussi je n’en fais pas une occupation digne d’un homme libre ; c’est un travail de mercenaire, et il n’est propre qu’à faire des artistes de profession. Le but qu’en ceci l’artiste propose à tous ses efforts est mauvais ; il doit abaisser son œuvre à la portée de spectateurs dont souvent la grossièreté avilit ceux qui cherchent à leur plaire, et qui se dégradent même le corps par les mouvements qu’exige le jeu de leur instrument.
§ 2. Quant aux harmonies et aux rythmes, doit-on les faire entrer tous indistinctement dans l’éducation, ou doit-on en faire un choix ? N’admettrons-nous, comme font aujourd’hui ceux qui s’occupent de cette partie de l’enseignement, que deux éléments en musique, la mélopée et le rythme ? Ou bien en ajouterons-nous un troisième ? Il importe de connaître bien précisément la puissance de la mélopée et du rythme, sous le rapport de l’éducation. Que doit-on préférer, la perfection de l’une ou la perfection de l’autre ?
§ 3. Comme toutes ces questions, à notre avis, ont été fort bien discutées par quelques musiciens de profession, et par quelques philosophes qui avaient pratiqué l’enseignement même de la musique, nous renvoyons aux détails très précis de leurs ouvrages tous ceux qui voudraient approfondir ce sujet ; et ne traitant ici de la musique qu’au point de vue du législateur, nous nous bornerons à quelques généralités fondamentales.
§ 4. Nous admettons la division faite entre les chants par quelques philosophes ; et nous distinguerons comme eux le chant moral, le chant animé, le chant passionné. Dans la théorie de ces auteurs, chacun de ces chants répond à une harmonie spéciale qui lui est analogue. En partant de ces principes, nous pensons que l’on peut tirer de la musique plus d’un genre d’utilité ; elle peut servir à la fois à instruire l’esprit et à purifier l’âme. Nous disons ici, d’une manière toute générale, purifier l’âme ; mais nous reviendrons plus clairement sur ce sujet dans nos études sur la Poétique. En troisième lieu, la musique peut être employée comme délassement, et servir à détendre l’esprit et à le reposer de ses travaux. [1342a] Il faudra faire évidemment un égal usage de toutes les harmonies, mais dans des buts divers pour chacune d’elles. Pour l’étude, on choisira les plus morales ; les plus animées et les plus passionnées seront réservées pour les concerts, où l’on entend de la musique sans en faire soi-même.
§ 5. Ces impressions, que quelques âmes éprouvent si puissamment, sont senties par tous les hommes, bien qu’à des degrés divers ; tous, sans exception, sont portés par la musique à la pitié, à la crainte, à l’enthousiasme. Quelques personnes cèdent plus facilement que d’autres à ces impressions ; et l’on peut voir comment, après avoir entendu une musique qui leur a bouleversé l’âme, elles se calment tout à coup en écoutant les chants sacrés ; c’est pour elles une sorte de guérison et de purification morale.
§ 6. Ces brusques changements se passent nécessairement aussi dans les âmes qui se sont laissées aller, sous le charme de la musique, à la pitié, à la terreur, ou à toute autre passion. Chaque auditeur est remué selon que ces sensations ont plus ou moins agi sur lui ; mais tous bien certainement ont subi une sorte de purification, et se sentent allégés par le plaisir qu’ils ont éprouvé. C’est par le même motif que les chants qui purifient l’âme nous apportent une joie sans mélange ; aussi faut-il laisser les harmonies et les chants trop expressifs aux artistes qui exécutent la musique au théâtre.
§ 7. Mais les auditeurs sont de deux espèces : les uns, hommes libres et éclairés ; les autres, artisans et mercenaires grossiers, qui ont également besoin de jeux et de spectacles pour se délasser de leurs fatigues. Comme dans ces natures inférieures, Pâme a été détournée de sa voie régulière, il leur faut des harmonies aussi dégradées qu’elles, et des chants d’une couleur fausse et d’une rudesse qui ne se détend jamais. Chacun ne trouve de plaisir que dans ce qui répond à sa nature ; et voilà pourquoi nous accordons aux artistes qui luttent entre eux le droit d’accommoder la musique qu’ils exécutent aux grossières oreilles qui la doivent entendre. § 8. Mais dans l’éducation, je le répète, on n’admettra que les chants et les harmonies qui portent un caractère moral. Telle est, par exemple, avons-nous dit, l’harmonie dorienne. Il faut accueillir aussi toute autre harmonie que pourraient proposer ceux qui sont versé s, soit dans la théorie philosophique, soit dans l’enseignement de la musique. Socrate a d’autant plus tort, dans la République de Platon, de n’admettre que le mode phrygien à côté du dorien, qu’il a proscrit l’étude de la flûte. [1342b] Dans les harmonies, le mode phrygien est à peu près ce qu’est la flûte parmi les instruments ; l’un et l’autre donnent également à l’âme des sensations impétueuses et passionnées.
§ 9. La poésie elle-même le prouve bien ; dans les chants qu’elle consacre à Bacchus et dans toutes ses productions analogues, elle exige avant tout l’accompagnement de la flûte. C’est particulièrement dans les chants phrygiens que ce genre de poésie trouve à se satisfaire ; par exemple, le dithyrambe, dont personne ne conteste la nature toute phrygienne. Les gens éclairés dans ces matières en citent bien des exemples, entre autres celui de Philoxène, qui, après avoir essayé de composer son dithyrambe, les Fables, sur le mode dorien, fut obligé, par la nature même de son poème, de retomber dans le mode phrygien, qui seul y pouvait convenir.
§ 10. Quant à l’harmonie dorienne, chacun convient qu’elle a plus de gravité que toutes les autres, et que le ton en est plus mâle et plus moral. Partisan déclaré comme nous le sommes, du principe qui cherche toujours le milieu entre les extrêmes, nous soutiendrons que l’harmonie dorienne, à laquelle nous accordons ce caractère parmi toutes les autres harmonies, doit évidemment être enseignée de préférence à la jeunesse Deux choses sont ici à considérer, le possible et le convenable ; car le possible et le convenable sont les principes qui doivent surtout guider tous les hommes ; mais c’est l’âge seul des individus qui peut déterminer l’un et l’autre. Aux hommes fatigués par l’âge, il serait bien difficile de moduler des chants vigoureusement soutenus, et la nature elle-même leur inspire plutôt des modulations molles et douces.
§ 11. Aussi quelques-uns des auteurs, qui se sont occupés de la musique, ont-ils encore avec raison reproché à Socrate d’avoir banni de l’éducation les molles harmonies, sous prétexte qu’elles ne convenaient qu’à l’ivresse. Socrate a eu tort de croire qu’elles se rapportaient à l’ivresse, dont le caractère est une sorte de frénésie, tandis que celui de ces chants n’est que de la faiblesse. Il est bon, pour l’époque où l’on atteindra l’âge de la vieillesse, d’étudier les harmonies et les chants de cette espèce ; je crois même qu’on pourrait, parmi eux, en trouver un qui conviendrait aussi fort bien à l’enfance, et qui réunirait à la fois la décence et l’instruction ; tel se-rait, à notre avis, le mode lydien, de préférence à tout autre.
§ 12. Ainsi, en fait d’éducation musicale, trois choses sont essentiellement requises : c’est d’abord d’éviter tout excès ; c’est ensuite de faire ce qui est possible ; et enfin, ce qui est convenable. 4
CHAPITRE PREMIER. Des devoirs du législateur ; il ne doit pas se borner à connaître le meilleur gouvernement possible ; il doit savoir aussi, dans la pratique, améliorer les éléments actuels dont il peut disposer ; de là, pour lui, la nécessité de connaître les diverses espèces de constitutions, et les lois spéciales qui sont essentielles à chacune d’elles.
§ 1. Dans tous les arts, dans toutes les sciences qui ne restent point trop partielles, mais qui arrivent à embrasser complètement un ordre entier de faits, chacune doit pour sa part étudier sans exception tout ce qui se rapporte à son objet spécial. Prenons, par exemple, la science des exercices corporels. Quelle est l’utilité de ces exercices ? Comment doivent-ils se modifier suivant les tempéraments divers ? L’exercice le plus salutaire n’est-il pas nécessairement celui qui convient le mieux aux natures les plus vigoureuses et les plus belles ? Quels exercices sont exécutables pour le plus grand nombre des élèves ? En est-il un qui puisse également convenir à tous ? Telles sont les questions que se pose la gymnastique. De plus, quand bien même aucun des élèves du gymnase ne prétendrait acquérir ni la vigueur, ni l’adresse d’un athlète de profession, le pédotribe et le gymnaste n’en sont pas moins capables de lui procurer au besoin un pareil développement de forces. Une remarque analogue serait non moins juste pour la médecine, pour la construction navale, pour la fabrication des vêtements, et pour tous les autres arts en général.
§ 2. C’est donc évidemment à une même science de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement, quelle est la nature de ce gouvernement, et à quelles conditions il serait aussi parfait qu’on peut le désirer, indépendamment de tout obstacle extérieur ; et d’autre part, de savoir quelle constitution il convient d’adopter selon les peuples divers, dont la majeure partie ne saurait probablement recevoir une constitution parfaite. Ainsi, quel est en soi et absolument le meilleur gouvernement, et quel est aussi le meilleur relativement aux éléments qui sont à constituer : voilà ce que doivent savoir le législateur et le véritable homme d’État. On peut ajouter qu’ils doivent encore être capables de juger une constitution qui leur serait hypothétiquement soumise, et d’assigner, d’après les données qui leur seraient fournies, les principes qui la feraient vivre dès l’origine, et lui assureraient, une fois qu’elle serait établie, la plus longue durée possible. Or je suppose ici, comme on voit, un gouvernement qui n’aurait point reçu une organisation parfaite, sans être dénué d’ailleurs des éléments indispensables, mais qui n’aurait pas tiré tout le parti possible de ses ressources, et qui aurait encore beaucoup à faire. § 3. Du reste, si le premier devoir de l’homme d’État est de connaître la constitution qui doit généralement passer pour la meilleure que la plupart des cités puissent recevoir, il faut avouer que le plus souvent les écrivains politiques, tout en faisant preuve d’un grand talent, se sont trompés sur les points capitaux. Il ne suffit pas d’imaginer un gouvernement parfait ; il faut surtout un gouvernement praticable, d’une application facile et commune à tous les États. Loin de là, on ne nous présente aujourd’hui que des constitutions inexécutables, et excessivement compliquées ; ou, si l’on s’arrête à des idées plus pratiques, c’est pour louer Lacédémone, ou un État quelconque, aux dépens de tous les autres États qui existent de nos jours.
§ 4. Mais quand on propose une constitution, il faut qu’elle puisse être acceptée et mise aisément à exécution, en partant de la situation des États actuels. En politique, du reste, il n’est pas moins difficile de réformer un gouvernement que de le créer, de même qu’il est plus malaisé de désapprendre que d’apprendre pour la première fois. Ainsi, l’homme d’État, outre les qualités que je viens d’indiquer, doit être capable, je le répète, d’améliorer l’organisation d’un gouvernement déjà constitué ; et cette tâche lui serait complètement impossible, s’il ne connaissait pas toutes les formes diverses de gouvernement. C’est en effet une erreur grave de croire, comme on le fait communément, qu’il n’y a qu’une seule espèce de démocratie, qu’une seule espèce d’oligarchie. § 5. À cette indispensable connaissance du nombre et des combinaisons possibles des diverses formes politiques, il faut joindre une égale étude, et des lois qui sont en elles-mêmes les plus parfaites, et de celles qui sont le mieux en rapport avec chaque constitution ; car les lois doivent être faites pour les constitutions, tous les législateurs reconnaissent bien ce principe, et non les constitutions pour les lois. La constitution dans l’État, c’est l’organisation des magistratures, la répartition des pouvoirs, l’attribution de la souveraineté, en un mot, la détermination du but spécial de chaque association politique. Les lois au contraire, distinctes des principes essentiels et caractéristiques de la constitution, sont la règle du magistrat dans l’exercice du pouvoir, et dans la répression des délits qui portent atteinte à ces lois.
§ 6. Il est donc absolument nécessaire de connaître le nombre et les différences de chacune des constitutions, ne fût-ce même que pour pouvoir porter des lois ; en effet, les mêmes lois ne sauraient convenir à toutes les oligarchies, à toutes les démocraties, la démocratie et l’oligarchie ayant chacune plus d’une espèce et n’étant pas uniques.
§ 1. Le pédotribe. Voir plus haut, livre V, ch. IV, § 5. § 2. Le législateur et le véritable homme d’État. Il faut remarquer la profondeur toute pratique de ces conseils.
§3. Des constitutions inexécutables. Aristote veut désigner Platon, sans doute, et peut-être aussi Xénophon, dans les lignes suivantes. § 5. Les lois, au contraire. Aristote distingue ici fort nettement la constitution et les lois particulières, qui en découlent. Montesquieu, inspiré par le philosophe grec, bien que peut-être à son propre insu, a traité fort longuement ce très grave sujet. Rousseau n’en a pas dit un mot, parce qu’il n’a pensé qu’à une seule espèce de constitution, et qu’exagérant encore les idées des anciens, il n’a cherché que le gouvernement modèle, sans s’occuper des faits, c’est-à-dire des diverses constitutions possibles et réelles. Il a trop négligé l’histoire.
CHAPITRE II. Résumé des recherches qui précèdent ; indication de celles qui vont suivre. Subordination des mauvais gouvernements entre eux ; des nuances diverses de la démocratie et de l’oligarchie ; la théorie des révolutions devra terminer cet ouvrage politique.
§ 1. Dans notre première étude sur les constitutions, nous avons reconnu trois espèces de constitutions pures : la royauté, l’aristocratie, la république ; et trois autres espèces, déviations dés premières : la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie, la démagogie pour la république. Nous avons parlé déjà de l’aristocratie et de la royauté ; car traiter du gouvernement parfait, c’était traiter en même temps de ces deux f’ormes, qui s’appuient toutes deux sur les principes de la plus complète vertu. Nous avons en outre expliqué les différences de l’aristocratie et de la royauté entre elles, et nous avons dit ce qui constitue spécialement la royauté. Il nous reste encore à parler, et du gouvernement qui reçoit le nom commun de république, et des autres constitutions, oligarchie, démagogie et tyrannie.
§ 2. Il est aisé de trouver aussi, entre ces mauvais gouvernements, l’ordre de dégradation. Le pire de tous sera certainement la corruption du premier et du plus divin des bons gouvernements. Or, la royauté n’existe que de nom sans avoir aucune réalité, ou elle repose nécessairement sur la supériorité absolue de l’individu qui règne. Ainsi, la tyrannie sera le pire des gouvernements, comme le plus éloigné du gouvernement parfait. En second lieu, vient l’oligarchie, dont la distance à l’aristocratie est si grande. Enfin la démagogie est le plus supportable des mauvais gouvernements.
§ 3. Un écrivain, avant nous, a traité le même. sujet ; mais son point de vue différait du nôtre : admettant que tous ces gouvernements étaient réguliers, et qu’ainsi l’oligarchie pouvait être bonne aussi bien que les autres, il a déclaré la démagogie le moins bon des bons gouvernements, et le meilleur des mauvais.
§ 4. Nous, au contraire, nous déclarons radicalement mauvaises ces trois espèces de gouvernements ; et nous nous gardons bien de dire que telle oligarchie est meilleure que telle autre ; nous disons seulement qu’elle est moins mauvaise. Du reste, nous laisserons de côté, pour le moment, cette divergence d’opinion. Mais nous déterminerons d’abord, pour la démocratie et l’oligarchie, le nombre de ces espèces diverses que nous attribuons à l’une et à l’autre. Entre ces différentes formes, quelle est la plus applicable et la meilleure après le gouvernement parfait, s’il est toutefois une constitution aristocratique autre que celle-là qui offre encore quelque mérite ? Ensuite, quelle est, de toutes les formes politiques, celle qui peut convenir à la pluralité des États ?
§ 5. Nous rechercherons encore, parmi les constitutions inférieures, quelle est la constitution préférable pour tel peuple donné ; car évidemment, selon les peuples, la démocratie est meilleure que l’oligarchie ; et réciproquement. Puis, en adoptant l’oligarchie ou la démocratie, comment doit-on en organiser les nuances diverses ? Et pour terminer, après avoir rapidement, mais comme il convient, passé toutes ces questions en revue, nous essayerons de déterminer les causes les plus ordinaires de la chute et de la prospérité des États, soit en général pour toutes les constitutions, soit en particulier pour chacune d’elles.
§ 1. Dans notre première étude. Voir plus haut, liv. III, ch. V. L’aristocratie. Voici un des passages les plus formels qu’on puisse alléguer contre l’ordre actuel des livres de la Politique. Il a été parlé tout au long, dans le IIIe livre, de la royauté ; mais en suivant l’ancien ordre, il n’a pas encore été dit un seul mot de l’aristocratie. Or, Aristote déclare qu’en traitant de la parfaite république, du gouvernement modèle, il a entendu traiter de l’aristocratie. Donc les anciens VIIe et VIlle livres, où il expose le système du gouvernement modèle, viennent avant le IVe. M. Goettling n’a pas pensé à discuter ce passage. Voir l’appendice, la fin du IIIe livre et le commencement du IVe (7e). Du reste, je prie le lecteur qui voudra s’assurer de la légitimité du nouvel ordre des livres, de donner la plus grande attention à ce passage, et de le rapprocher du résumé si formel qu’Aristote fait dans ce chapitre même de la composition entière de son ouvrage. Voir plus bas dans ce paragraphe et § 5. Ce qui constitue spécialement la royauté. Ceci en effet a été traité, livre III, chapitre V, §§ 1 et 2, et chapitres IX et X.
§ 5. Et pour terminer. Ce passage, où Aristote indique la matière des livres suivants, prouve évidemment deux choses : 1° Que le gouvernement modèle, dont il ne parle pas, a été traité antérieurement dans les anciens VIIe et VIIIe livres, qui doivent venir après le IIIe ; 2° Que le prétendu Ve livre, qui traite des révolutions, doit venir en dernier lieu ; et que le VIe livre des éditions ordinaires doit être placé, comme du reste le contenu même l’indique assez, après l’ancien IVe. Je ne comprends pas comment on a pu tirer de ce pas-age un argument pour l’ordre actuel des livres. M. Goettling a oublié de donner ici son avis. Voir l’appendice, la préface, la fin du IIIᵉ livre et le commencement du IVᵉ (7ᵉ).
CHAPITRE III. La différence des constitutions naît de la différence même des éléments sociaux ; la pauvreté et la richesse donnent naissance à deux formes principales de constitutions, la démocratie et l’oligarchie ; caractère essentiel de l’une et de l’autre ; le nombre n’est pas la condition capitale ; c’est la fortune. Énumération des parties nécessaires de l’État ; critique du système de Platon ; toutes les fonctions sociales peuvent être cumulées ; il n’y a que la pauvreté et la richesse qui ne puissent être réunies dans les mêmes mains.
§ 1. Ce qui multiplie les formes de constitutions, c’est précisément la multiplicité des éléments qui entrent toujours dans l’État. D’abord, tout État se compose de familles comme on peut le voir ; ensuite, dans cette multitude d’hommes, il y a nécessairement des riches, des pauvres, et des fortunes intermédiaires. Parmi les riches comme parmi les pauvres, les uns possèdent des armes, les autres n’en ont pas. Le bas peuple se partage en laboureurs, marchands, artisans. Même parmi les classes élevées, il y a bien des nuances de richesses et de propriétés, qui sont plus ou moins étendues. L’entretien des chevaux, par exemple, est une dépense que les riches seuls peuvent en général supporter.
§ 2. Aussi dans les anciens temps, tous les États dont la force militaire consistait en cavalerie étaient des États oligarchiques. La cavalerie était alors la seule arme qu’on connût pour attaquer les peuples voisins. Témoin l’histoire d’Érétrie, de Chalcis, de Magnésie sur les bords du Méandre, et de plusieurs autres villes d’Asie. Aux distinctions qui viennent de la fortune, il faut ajouter celles de naissance, de vertu, et de tant d’autres avantages, indiqués par nous quand nous avons traité de l’aristocratie, et compté les éléments indispensables de tout État. Or, ces éléments de l’État peuvent prendre part au pouvoir, soit dans leur universalité, soit en nombre plus ou moins grand.
§ 3. Il s’ensuit évidemment que les espèces de constitutions doivent être, de toute nécessité, aussi diverses que ces parties mêmes le sont entre elles, suivant leurs espèces différentes. La constitution n’est pas autre chose que la répartition régulière du pouvoir, qui se divise toujours entre les associés, soit en raison de leur importance particulière, soit d’après un certain principe d’égalité commune ; c’est-à-dire qu’on peut faire une part aux riches, et une autre aux pauvres, ou leur donner des droits communs. Ainsi, les constitutions seront nécessairement aussi nombreuses que le sont les combinaisons de supériorité et de différence entre les parties de l’État.
§ 4. Il semble qu’on pourrait reconnaître deux espèces principales dans ces parties, de même qu’on reconnaît deux sortes principales de vents : ceux du nord et ceux du midi, dont les autres ne sont que des dérivations. En politique, ce serait la démocratie et l’oligarchie ; car on suppose que l’aristocratie n’est qu’une forme de l’oligarchie, avec laquelle elle se confond, comme ce qu’on nomme république n’est qu’une forme de la démocratie, de même que parmi les vents, le vent d’ouest dérive du vent du nord ; le vent d’est, du vent du midi. Des auteurs ont même poussé la comparaison plus loin. Dans l’harmonie, disent-ils, on ne reconnaît que deux modes fondamentaux, le dorien et le phrygien ; et dans ce système, toutes les autres combinaisons se rapportent alors à l’un ou à l’autre de ces deux modes.
§ 5. Nous laisserons de côté ces divisions arbitraires des gouvernements qu’on adopte trop souvent, préférant celle que nous en avons donnée nous-même, comme plus vraie et plus exacte. Pour nous, il n’y a que deux constitutions, ou même une seule constitution bien combinée, dont toutes les autres dérivent en dégénérant. Si tous les modes, en musique, dérivent d’un mode parfait d’harmonie, toutes les constitutions dérivent de la constitution modèle ; oligarchiques, si le pouvoir y est plus concentré et plus despotique ; démocratiques, si les ressorts en sont plus relâchés et plus doux. § 6. C’est une erreur grave, quoique fort commune, de faire reposer exclusivement la démocratie sur la souveraineté du nombre ; car, dans les oligarchies aussi, et l’on peut même dire partout, la majorité est toujours souveraine. D’un autre côté, l’oligarchie ne consiste pas davantage dans la souveraineté de la minorité. Supposons un État composé de treize cents citoyens, et parmi eux que les riches, au nombre de mille, dépouillent de tout pouvoir politique les trois cents autres, qui, quoique pauvres, sont libres cependant aussi bien qu’eux, et leurs égaux à tous autres égards que la richesse ; dans cette hypothèse, pourra-t-on dire que l’État est démocratique ? Et de même, si les pauvres en minorité sont politiquement au-dessus des riches, bien que ces derniers soient plus nombreux, on ne pourra pas dire davantage que c’est là une oligarchie, si les autres citoyens, les riches, sont écartés du gouvernement.
§ 7. Certes il est bien plus exact de dire qu’il y a démocratie là où la souveraineté est attribuée à tous les hommes libres, oligarchie là où elle appartient exclusivement aux riches. La majorité des pauvres, la minorité des riches, ne sont que des circonstances secondaires. Mais la majorité est libre, et c’est la minorité qui est riche. Il y aurait sans doute autant d’oligarchie à répartir le pouvoir selon la taille et la beauté, comme on le fait, dit-on, en Éthiopie ; car la beauté et l’élévation de la taille sont des avantages bien peu communs.
§ 8. On n’en aurait pas moins grand tort de fonder uniquement les droits politiques sur des bases aussi légères. Comme la démocratie et l’oligarchie renferment plusieurs sortes d’éléments, il faut faire plusieurs réserves. Il n’y a pas de démocratie là où des hommes libres en minorité commandent à une multitude qui ne jouit pas de la liberté. Je citerai Apollonie, sur le golfe Ionique, et Théra. Dans ces deux villes, le pouvoir, à l’exclusion de l’immense majorité, appartenait à quelques citoyens de naissance illustre, et qui étaient les fondateurs des colonies. Il n’y a pas davantage de démocratie, quand la souveraineté est aux riches, en supposant même qu’ils forment la majorité, comme jadis à Colophon, où, avant la guerre de Lydie, la majorité des citoyens possédait des fortunes considérables. Il n’y a de démocratie réelle que là où les hommes libres, mais pauvres, forment la majorité et sont souverains. Il n’y a d’oligarchie que là où les riches et les nobles, en petit nombre, possèdent la souveraineté.
§ 9. Ces considérations suffisent pour montrer que les constitutions peuvent être nombreuses et diverses, et pourquoi elles le sont. J’ajoute qu’il y a plusieurs espèces dans les constitutions dont nous parlons ici. Quelles sont ces formes politiques ? Comment naissent-elles ? C’est ce que nous allons examiner, en partant toujours des principes que nous avons posés plus haut. On nous accorde que tout État se compose, non d’une seule partie, mais de parties multiples. Or, lorsqu’en histoire naturelle on veut connaître toutes les espèces du règne animal, on commence par déterminer les organes indispensables à tout animal : par exemple quelques-uns des sens qu’il possède, les organes de la nutrition, qui reçoivent et digèrent les aliments, comme la bouche et l’estomac, et de plus l’appareil locomoteur de chaque espèce.
§ 10. En supposant qu’il n’y eût pas d’autres organes que ceux-là, mais qu’ils fussent dissemblables entre eux, que par exemple la bouche, l’estomac, les sens et en outre les appareils locomoteurs ne se ressemblassent pas, le nombre de leurs combinaisons réelles formerait nécessairement autant d’espèces distinctes d’animaux ; car il est impossible qu’une même espèce ait plusieurs genres différents d’un même organe, bouche ou oreille. Toutes les combinaisons possibles de ces organes suffiront donc pour constituer des espèces nouvelles d’animaux, et ces espèces seront précisément aussi multipliées que pourront l’être les combinaisons des organes indispensables. Ceci s’applique exactement aux formes politiques dont nous traitons ici ; car l’État, comme je l’ai dit souvent, se compose non d’un seul élément mais d’éléments fort multiples.
§ 11. Ici, une classe nombreuse prépare les subsistances pour la société, ce sont les laboureurs ; là, les artisans forment une autre classe adonnée à tous les arts sans lesquels la cité ne saurait vivre, les uns absolument nécessaires, les autres de jouissance et d’ornement. Une troisième classe est la classe commerçante, en d’autres termes, la classe qui vend et qui achète dans les grands marchés, dans les boutiques. Une quatrième classe se compose des mercenaires. Une cinquième est formée des guerriers, classe aussi indispensable que toutes les précédentes, si l’État veut se défendre de l’invasion et de l’esclavage ; car est-il possible de supposer qu’un État, vraiment digne de ce nom, puisse être regardé comme esclave par nature ? L’État se suffit nécessairement à lui-même ; l’esclavage ne le peut pas.
§ 12. Dans la République de Platon, cette question a été traitée d’une manière fort ingénieuse, mais bien insuffisante. Socrate y avance que l’État se compose de quatre classes tout à fait indispensables : tisserands, laboureurs, cordonniers, maçons. Puis, trouvant sans doute cette association incomplète, il y ajoute le forgeron, le pasteur de bestiaux, et enfin le négociant et le marchand ; et il croit sans doute avoir rempli par là toutes les lacunes de son premier plan. Ainsi, à ses yeux, tout État ne se forme que pour satisfaire les besoins matériels et non point éminemment dans un but moral, qui n’est pas plus indispensable sans doute, selon Platon, que des cordonniers et des laboureurs.
§ 13. Socrate ne veut même de la classe des guerriers qu’au moment où l’État, venant à accroître son territoire, se trouve en contact et en guerre avec les peuples voisins. Mais parmi ces quatre associés, ou plus, qu’énumère Platon, il faut absolument un individu qui rende la justice, et qui règle les droits de chacun ; et si l’on reconnaît que, dans l’être animé, l’âme est la partie essentielle plutôt que le corps, ne doit-on pas aussi reconnaître qu’au-dessus de ces éléments nécessaires à la satisfaction des besoins inévitables de l’existence, il y a dans l’État la classe des guerriers et celle des arbitres de la justice sociale ? À ces deux-là, ne doit-on pas ajouter encore la classe qui décide des intérêts généraux de l’État, attribution spéciale de l’intelligence politique ? Que toutes ces fonctions soient isolément réparties entre certains individus, ou exercées toutes par les mêmes mains, peu importe à notre raisonnement ; car souvent les fonctions de guerrier et de laboureur se trouvent réunies ; mais s’il faut admettre comme éléments de l’État les uns et les autres, l’élément guerrier n’est certainement pas le moins nécessaire.
§ 14. J’en ajoute un septième qui contribue par sa fortune aux services publics, ce sont les riches ; puis un huitième, ce sont les administrateurs de l’État, ceux qui se consacrent aux magistratures, attendu que l’État ne peut se passer de magistrats, et qu’il faut par conséquent de toute nécessité des citoyens capables de commander aux autres, et qui se dévouent à ce service public, soit pour toute leur vie, soit à tour de rôle. Reste enfin cette portion de l’État dont nous venons de parler, qui décide des affaires générales et qui juge les contestations particulières. Si donc c’est une nécessité pour l’État que l’équitable et sage organisation de tous ces éléments, c’en sera une aussi que, parmi tous ces hommes appelés au pouvoir, il y en ait un certain nombre doués de vertu.
§ 15. On suppose généralement que plusieurs fonctions peuvent convenablement être cumulées, et qu’un même individu peut être à la fois guerrier, laboureur, artisan, juge et sénateur. De plus, tous les hommes revendiquent leur part de mérite, et se croient propres à presque tous les emplois. Mais les seules choses qu’on ne puisse cumuler sont la pauvreté et la richesse ; et voilà pourquoi riches et pauvres semblent les deux portions les plus distinctes de l’État. D’autre part, comme le plus ordinairement ceux-ci sont en majorité, ceux-là en minorité, on les regarde comme deux éléments politiques parfaitement opposés. Par suite, la prédominance des uns ou des autres fait la différence des constitutions, qui semblent en conséquence être bornées à deux seulement, la démocratie et l’oligarchie.
§ 16. Nous avons donc prouvé qu’il existait plusieurs espèces de constitutions, et nous en avons dit la cause ; nous prouverons maintenant qu’il y a aussi plusieurs espèces de démocraties et d’oligarchies.
§ 2. Consistait en cavalerie. Cette observation d’Aristote s’est confirmée dans le moyen âge. La noblesse, qui seule possédait des chevaux, qui formait seule la « chevalerie », fut une oligarchie puissante ; et elle perdit sa prépondérance, minée encore, il est vrai, par d’autres causes, quand l’infanterie commença à prévaloir dans les armées européennes. L’histoire d’Érétrie. On sait fort peu de chose de l’histoire de ces divers États. Quand nous avons traité. Aristote a, en effet, traité ce sujet tout au long, liv. IVe (7e), ch. VII et VIII ; nouvelle preuve que les anciens VIIe et VIIIe livres doivent être placés avant l’ancien IVe. Voir dans ce livre, ch. tII § 1, et plus bas, dans ce chapitre, § 10. M. Goettling a soutenu à tort qu’Aristote voulait rappeler ici le liv. III, ch. IV et V (de l’édit. de Goettling). D’abord, Aristote, dans ces chapitres, ne touche qu’incidemment le sujet dont il parle ici ; et en second lieu, il n’y est pas question le moins du monde de l’aristocratie. Schneider avait bien vu qu’il s’agissait dans ce passage d’un sujet qui ne se trouvait que dans l’ancien VII’elivre, placé dans mon édition le IVe.
§ 4. La démocratie et l’oligarchie. Pour Platon, les deux constitutions mères sont la monarchie et la démocratie, Lois, livre III, page 178. Il semble mettre l’oligarchie au dernier rang, parce qu’elle a le plus de maîtres. Lois, livre IV, p. 220. trad. de M. Cousin. Voir aussi le Politique, p. 459.
§ 7. En Éthiopie.Voir Hérodote, Thalie, ch. XX.
§ S. Apollonie. Voir die Dorier, d’Ott. Müller, t. I, p. 118, et t. II, p. 51 et 156. La mer Ionienne est le golfe Adriatique. Apollonie était une colonie de Corinthe. Théra. Théra, petite île voisine de la Crète. Strabon, liv. X, p. 465. Colophon, ville d’Ionie, dans l’Asie Mineure ; patrie de Xénophane, chef de l’école d’Élée. On ne sait si c’est le même Xénophane dont Athénée nous a conservé un fragment curieux sur le luxe de Colophon. Athénée, Deip., lib. XII, p. 526. Voir l’article de M. Cousin sur Xénophane, p. 20. Et sont souverains. C’est ce que fait chez nous le suffrage universel.
§ 10. Comme je l’ai dit souvent. Voir dans ce même chapitre, § 9, et plus haut, ch. III § 2, et liv. IV, ch. VIII, § 5.
§ 11. Esclave par nature. Voir liv. I, ch. II, § 7.
§ 12. Dans la République de Platon. Les commentateurs, et Pinzger surtout (p. 14), ont accusé Aristote d’erreur ou de mauvaise foi dans l’exposé des idées de Platon. On pourrait dire plutôt que la critique d’Aristote est trop sévère ; mais il ne prête guère à Platon que ce qui se trouve dans la République, livre II, p. 89 et suivantes, trad. de M. Cousin. Il faut ajouter aussi, pour être juste, que Socrate ne prétend pas traiter la question d’une manière didactique et complète. Dans un but moral. Si cette critique est exacte quand elle s’adresse à ce passage de la Répu-blique, elle cesse tout à fait de l’être quand on l’applique à l’ensemble du système de Platon.
§ 14. Aux services publics. Voir Boeckh, Econ. polit. des Athén., liv. III, ch. XXI.
§ 15. Nous avons donc prouvé. Voir plus haut, ch. II et III de ce livre.
CHAPITRE IV. Espèces diverses de la démocratie ; leurs caractères et leurs causes ; elles sont au nombre de cinq. Influence désastreuse des démagogues élans les démocraties où la loi a cessé d’être souveraine ; tyrannie du peuple égaré par ses flatteurs.
§ 1. Cette multiplicité d’espèces dans la démocratie et l’oligarchie est une conséquence évidente des raisonnements qui précèdent, puisque nous avons reconnu que la classe inférieure a bien des nuances, et que ce qu’on appelle la classe distinguée n’en a pas moins. Dans la classe inférieure, on peut reconnaître les laboureurs, les artisans, les commerçants, qu’ils vendent ou qu’ils achètent ; les gens de mer, qu’ils soient militaires ou spéculateurs, caboteurs ou pêcheurs. Souvent ces professions diverses renferment une foule d’individus. Byzance et Tarente sont peuplées de pêcheurs ; Athènes, de matelots ; Égine et Chios, de négociants ; Ténédos, de caboteurs. On peut encore comprendre dans la classe inférieure les manœuvres, les gens de fortune trop médiocre pour vivre sans travailler, ceux qui ne sont citoyens et libres que de père ou de mère seulement, et enfin tous les hommes dont les moyens d’existence se rapprochent de ceux que nous venons d’énumérer. Dans la classe élevée, les distinctions se fondent sur la fortune, la noblesse, le mérite, les lumières et sur d’autres avantages analogues.
§ 2. La première espèce de démocratie est caractérisée par l’égalité ; et l’égalité, fondée par la loi dans cette démocratie, signifie que les pauvres n’auront pas de droits plus étendus que les riches, que ni les uns ni les autres ne seront exclusivement souverains, mais qu’ils le seront dans une proportion pareille. Si donc la liberté et l’égalité sont, comme parfois on l’assure, les deux bases fondamentales de la démocratie, plus cette égalité des droits politiques sera complète, plus la démocratie existera dans toute sa pureté ; car le peuple y étant le plus nombreux, et l’avis de la majorité y faisant loi, cette constitution est nécessairement une démocratie. Voilà donc une première espèce.
§ 3. Après elle, en vient une autre où les fonctions publiques sont à la condition d’un cens qui d’ordinaire est fort modique. Les emplois y doivent être accessibles à tous ceux qui possèdent le cens fixé, et fermés à ceux qui ne le possèdent pas. Dans une troisième espèce de démocratie, tous les citoyens dont le titre n’est pas contesté, arrivent aux magistratures ; mais la loi règne souverainement. Dans une autre, il suffit pour être magistrat d’être citoyen à un titre quelconque, la souveraineté restant encore à la loi. Une cinquième espèce admet d’ailleurs les mêmes conditions ; mais on transporte la souveraineté à la multitude, qui remplace la loi.
§ 4. C’est qu’alors ce sont les décrets populaires, et non plus la loi, qui décident. Ceci se fait, grâce à l’influence des démagogues. En effet, dans les démocraties où la loi gouverne, il n’y a point de démagogues ; et les citoyens les plus respectés ont la direction des affaires. Les démagogues ne se montrent que là où la loi a perdu la souveraineté. Le peuple alors est un vrai monarque, unique mais composé par la majorité, qui règne, non point individuellement, mais en corps. Homère a blâmé la multiplicité des chefs ; mais l’on ne saurait dire s’il prétendait parler, comme nous le faisons ici, d’un pouvoir exercé en masse, ou d’un pouvoir réparti entre plusieurs chefs qui l’exercent chacun en particulier. Dès que le peuple est monarque, il prétend agir en monarque, parce qu’il rejette le joug de la loi, et il se fait despote ; aussi, les flatteurs sont-ils bientôt en honneur.
§ 5. Cette démocratie est dans son genre ce que la tyrannie est à la royauté. De part et d’autre, mêmes vices, même oppression des bons citoyens : ici les décrets, là les ordres arbitraires. De plus, le démagogue et le flatteur, ont une ressemblance frappante. Tous deux ils ont un crédit sans bornes, l’un sur le tyran, l’autre sur le peuple ainsi corrompu.
§ 6. Les démagogues, pour substituer la souveraineté des décrets à celle des lois, rapportent toutes les affaires au peuple ; car leur propre puissance ne peut que gagner à la souveraineté du peuple, dont ils disposent eux-mêmes souverainement par la confiance qu’ils savent lui surprendre. D’un autre côté, tous ceux qui croient avoir à se plaindre des magistrats ne manquent pas d’en appeler au jugement exclusif du peuple ; celui-ci accueille volontiers la requête, et tous les pouvoir légaux sont alors anéantis.
§ 7. C’est là, on peut le dire avec raison, une déplorable démagogie. On peut lui reprocher de n’être plus réellement une constitution. Il n’y a de constitution qu’à la condition de la souveraineté des lois. Il faut que la loi décide des affaires générales, comme le magistrat décide des affaires particulières, dans les formes prescrites par la constitution. Si donc la démocratie est une des deux espèces principales de gouvernement, l’État où tout se fait à coups de décrets populaires, n’est pas même à vrai dire une démocratie, puisque les décrets ne peuvent jamais statuer d’une manière générale.
§ 8. Voilà, du reste, ce que nous avions à dire sur les formes diverses de la démocratie.
§ 1. Tarente, dans la Grande-Grèce, dans l’Italie méridionale ; Byzance, où fut depuis Constantinople ; Égine prés des côtes de l’Attique ; Ténédos ; île de la mer Égée, colonies doriennes. Voir die Dorier, d’Ott. Müller, t. II, p. 416, et passim, et Strabon, livre VI, p. 210. Tarente avait été fondée par des Spartiates.Voir plus loin, liv.Vlll (5e), ch. VI, § 2, quelques détails sur cette colonie.
§ 4. Homère, Iliade, chant II, vers 204.
§ 7. À coups de décrets. Quelques commentateurs ont pensé qu’Aristote voulait faire ici la satire du gouvernement athénien.
CHAPITRE V. Espèces diverses de l’oligarchie ; elles sont au nombre de quatre. — Influence générale des mœurs sur la nature du gouvernement. — Des causes des diverses espèces de démocratie et d’oligarchie. — Examen des formes de gouvernement autres que la démocratie et l’oligarchie. — Quelques mots sur l’aristocratie.
§ 1. Le caractère distinctif de la première espèce d’oligarchie, c’est la fixation d’un cens assez élevé pour que les pauvres, bien qu’en majorité, ne puissent atteindre au pouvoir, ouvert à ceux-là seuls qui possèdent le revenu fixé par la loi. Dans une seconde espèce, le cens exigé pour prendre part au gouvernement est considérable ; et le corps des magistrats a le droit de se recruter lui-même. Il faut dire toutefois que, si les choix portent alors sur l’universalité des censitaires, l’institution semble plutôt aristocratique ; et qu’elle n’est réellement oligarchique que quand le cercle des choix est restreint. Une troisième espèce d’oligarchie se fonde sur l’hérédité des emplois passant du père au fils. Une quatrième joint à ce principe de l’hérédité celui de la souveraineté des magistrats substituée au règne de la loi. Cette dernière forme correspond assez bien à la tyrannie parmi les gouvernements monarchiques ; et parmi les démocraties, à l’espèce dont nous avons parlé en dernier lieu. Cette espèce d’oligarchie se nomme dynastie, ou gouvernement de la force.
§ 2. Telles sont les formes diverses d’oligarchie et de démocratie. Il faut toutefois ajouter ici une observation importante : c’est que souvent, sans que la constitution soit démocratique, le gouvernement, par la tendance des mœurs et des esprits, est populaire ; et réciproquement en d’autres cas, bien que la constitution légale soit plutôt démocratique, la tendance des mœurs et des esprits est oligarchique. Mais cette discordance est presque toujours le résultat d’une révolution. C’est qu’on se garde de brusquer les innovations ; on préfère se contenter d’abord d’empiétements progressifs et peu considérables ; on laisse bien subsister les lois antérieures ; mais les chefs de la révolution n’en sont pas moins les maîtres de l’État.
§ 3. C’est une conséquence évidente des principes posés précédemment, qu’il n’y ait ni plus ni moins d’espèces d’oligarchies et de démocraties que nous ne l’avons dit. En effet, il y a nécessité que les droits politiques appartiennent, ou bien à toutes les parties du peuple énumérées plus haut, ou bien seulement à quelques-unes d’entre elles, à l’exclusion des autres. Quand les agriculteurs et les gens de moyenne fortune sont souverains de l’État, l’État doit être régi par la loi, puisque les citoyens, occupés des travaux qui les font vivre, n’ont pas le loisir de vaquer aux affaires publiques ; ils s’en remettent donc à la loi, et ne se réunissent en assemblée politique que dans les cas tout à fait indispensables. Du reste, le droit politique appartient sans aucune distinction à tous ceux qui possèdent le cens légal ; car ce serait de l’oligarchie que de ne pas rendre cette prérogative complètement générale. Mais la plupart des citoyens, étant privés de revenus assurés, n’ont point de temps à donner aux affaires générales ; et voilà déjà comment s’établit cette première espèce de démocratie.
§ 4. L’espèce qui vient en second lieu dans l’ordre que nous nous sommes tracé, est celle où tous les citoyens dont l’origine n’est pas contestée ont des droits politiques ; mais de fait ceux-là seuls en jouissent qui peuvent vivre sans travailler. Dans cette démocratie, les lois sont encore souveraines, parce que les citoyens en général ne sont pas assez riches de leurs revenus personnels. Dans la troisième espèce, il suffit d’être libre pour posséder des droits politiques. Mais ici encore, la nécessité du travail empêche presque tous les citoyens d’exercer leurs droits ; et la souveraineté de la loi n’est pas moins indispensable que dans les deux premières espèces.
§ 5. La quatrième est celle qui s’est produite la dernière chronologiquement parlant. Des États s’étant formés beaucoup plus étendus que ne l’avaient été jadis les premiers, et des revenus considérables y répandant l’aisance, la multitude acquit par son importance tous les droits politiques ; et les citoyens purent alors vaquer en commun à la direction des affaires générales, parce qu’ils eurent du loisir, et que des indemnités assurèrent même aux moins aisés le temps nécessaire pour s’y livrer. Ce sont même alors ces citoyens pauvres qui ont le plus de loisir : ils n’ont point à s’inquiéter de l’administration de leurs intérêts particuliers, cause qui empêche si souvent les riches de se rendre aux assemblées du peuple et aux tribunaux dont ils sont membres ; et il arrive par là que la multitude devient souveraine à la place des lois. Telles sont les causes nécessaires qui déterminent le nombre et les diversités des démocraties.
§ 6. La première espèce d’oligarchie est celle où la majorité des citoyens possède des fortunes qui sont moindres que celle dont nous venons de parler, et qui sont peu considérables. Le pouvoir est attribué à tons ceux qui jouissent du revenu légal ; et le grand nombre de citoyens qui acquièrent ainsi des droits politiques, a été cause qu’on a dû remettre la souveraineté à la loi, et non point aux hommes. Fort éloignés, par leur nombre, de l’unité monarchique, trop peu riches pour jouir d’un loisir absolu, et pas assez pauvres pour devoir vivre aux dépens de l’État, il y a nécessité pour eux de proclamer la loi souveraine, au lieu de se faire eux-mêmes souverains.
§ 7. En supposant les possesseurs moins nombreux que dans la première hypothèse, et les fortunes plus considérables, c’est la seconde espèce d’oligarchie. L’ambition s’accroît alors avec la puissance, et les riches nomment eux-mêmes parmi les autres citoyens ceux qui entrent dans les emplois du gouvernement. Trop peu puissants encore pour régner sur la loi, ils le sont assez cependant pour faire rendre la loi qui leur accorde ces immenses prérogatives.
§ 8. En concentrant encore dans un moindre nombre de mains les fortunes devenues plus grandes, on arrive au troisième degré de l’oligarchie, où les membres de la minorité occupent personnellement les fonctions, mais conformément à la loi qui les rend héréditaires. En supposant pour les membres de l’oligarchie un nouvel accroissement dans leurs richesses et dans le nombre de leurs partisans, ce gouvernement héréditaire est tout près de la monarchie. Les hommes y règnent, et non plus la loi. Cette quatrième forme de l’oligarchie correspond à la dernière forme de la démocratie.
§ 9. À côté de la démocratie et de l’oligarchie, il existe deux autres formes politiques, dont l’une est reconnue par tous les auteurs, et a été reconnue par nous aussi, pour faire partie des quatre principales constitutions, en admettant, suivant l’opinion commune, que ces constitutions soient la monarchie, l’oligarchie, la démocratie et ce qu’on appelle l’aristocratie. Une cinquième forme politique est celle qui reçoit le nom générique de toutes les autres, et qu’on nomme communément République ; comme elle est fort rare, elle échappe souvent aux auteurs qui prétendent énumérer les espèces diverses de gouvernements, et qui ne reconnaissent que les quatre qui viennent d’être nommées plus haut, comme Platon l’a fait dans ses deux Républiques.
§ 10. On a bien raison d’appeler gouvernement des meilleurs le gouvernement dont nous avons nous-même traité précédemment. Ce beau nom d’aristocratie ne s’applique vraiment, avec toute justesse, qu’à l’État composé de citoyens qui sont vertueux dans toute l’étendue du mot, et qui n’ont point seulement quelque vertu spéciale. Cet État est le seul où l’homme de bien et le bon citoyen se confondent dans une identité absolue. Partout ailleurs on n’a de vertu que relativement à la constitution particulière sous laquelle on vit.
§ 11. Il est bien encore quelques combinaisons politiques qui, différant de l’oligarchie et de ce qu’on nomme république, reçoivent le nom d’aristocraties ; ce sont les systèmes où les magistrats sont choisis d’après le mérite au moins autant que d’après la richesse. Ce gouvernement alors s’éloigne réellement de l’oligarchie et de la république, et prend le nom d’aristocratie ; c’est qu’en effet il n’est pas besoin que la vertu soit l’objet spécial de l’État lui-même, pour qu’il renferme dans son sein des citoyens aussi distingués par leurs vertus que peuvent l’être ceux de l’aristocratie. Quand donc la richesse, la vertu et la multitude ont des droits politiques, la constitution peut être encore aristocratique, comme à Carthage ; et même quand la loi ne tient compte, comme à Sparte, que des deux derniers éléments, la vertu et la multitude, la constitution est un mélange de démocratie et d’aristocratie. Ainsi, l’aristocratie, outre sa première et plus parfaite espèce, a encore les deux formes que nous venons de dire ; elle en a même une troisième que présentent tous les États qui penchent, plus que la république proprement dite, vers le principe oligarchique.
§ 1. Dynastie. Ce mot, que j’ai dû paraphraser, signifie proprement le gouverneraient héréditaire des forts. C’est pour Aristote le dernier terme de l’oligarchie. Sainte-Croix (des Anciens Gouv. fédér., liv. Il, ch. VIII), propose de le rendre paru polytyrannie ; c’est en effet la pensée de l’auteur, quoique l’expression ne soit pas très juste.
§ 4. Que nous nous sommes tracé. Voir plus haut, ch. IV, § 3. Seulement, dans ce dernier passage, Aristote a mis en troisième lieu l’espèce qu’il met ici en seconde ligne. Les nouvelles divisions présentées ici ne sont pas d’accord avec les précédentes, et l’on peut trouver qu’elles font double emploi à certains égards, bien qu’Aristote recherche non plus les caractères, mais les causes des diverses espèces de démocratie. Il y a quelque désordre dans tout ce passage.
§ 9. Suivant l’opinion commune. Ce n’est pas celle d’Aristote, puisqu’il réduit, avec raison, à trois, et non à quatre, les principales Constitutions. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 1, et dans ce liv. VI, ch. II, § 1.
§ 10. Précédemment. M. Thurot prétend qu’il s’agit ici d’une partie du IIIe liv. que nous ne possédons pas. M. Goettling croit que ce sujet a été discuté par Aristote dans les ch. V et XII du IIIe livre (éd. de Schneider), où l’aristocratie n’a point été traitée à fond, mais simplement nommée. Il est évident qu’il est ici question des IVe (7e) et Ve (8e) livres. Voir ci-dessus, ch, II, §§ 1, et 5, et ch. III, §§ 2 et 10. Voir aussi la fin du IIIe liv. et l’appendice.
§ 11. Comme à Carthage. Voir liv. II, ch. VIII. Comme à Sparte. Voir, id., ch. VI. Sa première et plus parfaite espèce. Le mot du texte pourrait être pris ici pour signifier l’aristocratie dont il a été parlé « en premier lieu », aussi.bien que pour signifier la première, la meilleure des aristocraties. Pris dans ce sens, ce passage serait un argument de plus ajouté à tous ceux que j’ai déjà indiqués, pour le changement d’ordre dans les livres. Voir plus haut, § 10, dans ce chapitre, et plus loin, ch. VI, § 5. Voir aussi l’appendice.
CHAPITRE VI. Idée générale de la république ; ses rapports avec la démocratie. Éléments que l’État doit combiner ; la liberté et la richesse sont ceux qui forment surtout la république, en se mélangeant diversement ; rapports de la république avec l’aristocratie.
§ 1. Nous n’avons plus à nous occuper que de deux gouvernements, celui qu’on appelle vulgairement la république, et la tyrannie. Si je place ici la république, bien qu’elle ne soit pas, non plus que les aristocraties dont je viens de parler, un gouvernement dégradé, c’est qu’à vrai dire tous les gouvernements sans exception ne sont que des corruptions de la constitution parfaite. Mais on classe ordinairement la république avec ces aristocraties ; et elle donne, comme elles, naissance à d’autres formes encore moins pures, ainsi que je l’ai dit au début. La tyrannie doit nécessairement recevoir la dernière place, parce qu’elle est moins que toute autre forme politique un vrai gouvernement, et que nos recherches ont pour but l’étude des gouvernements.
§ 2. Après avoir indiqué les motifs de notre classification, passons à l’examen de la république. Nous en sentirons mieux le véritable caractère, après l’examen que nous avons fait de la démocratie et de l’oligarchie ; car la république n’est précisément que le mélange de ces deux formes. On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent à la démocratie, et celui d’aristocratie, aux gouvernements qui inclinent à l’oligarchie ; c’est que le plus ordinairement les lumières et la noblesse sont le partage des riches ; ils sont comblés en outre de ces avantages que d’autres achètent si souvent par le crime, et qui assurent à leurs possesseurs un renom de vertu et une haute considération.
§ 3. Comme le système aristocratique a pour but de donner la suprématie politique à des citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité d’hommes vertueux et estimables. Or, il semble impossible qu’un gouvernement dirigé par les meilleurs citoyens, ne soit pas un excellent gouvernement, un mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes corrompus. Et réciproquement, il semble impossible que là où l’administration n’est pas bonne, l’État soit gouverné par les meilleurs citoyens. Mais il faut remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon gouvernement, et qu’il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il n’y a donc de bon gouvernement d’abord que celui où l’on obéit à la loi, puis ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison ; car on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L’excellence de la loi peut du reste s’entendre de deux façons : la loi est, ou la meilleure possible, relativement aux circonstances ; ou la meilleure possible, d’une manière générale et absolue.
§ 4. Le principe essentiel de l’aristocratie paraît être d’attribuer la prédominance politique à la vertu ; car le caractère spécial de l’aristocratie, c’est la vertu, comme la richesse est celui de l’oligarchie, et la liberté, celui de la démocratie. Toutes trois admettent d’ailleurs la suprématie de la majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres, la décision prononcée par le plus grand nombre des membres du corps politique, a toujours force de loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c’est qu’ils cherchent presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la fortune et de la liberté ; et la richesse semble presque partout tenir lieu de mérite et de vertu.
§ 5. Trois éléments dans l’État se disputent l’égalité ; ce sont la liberté, la richesse et le mérite. Je ne parle pas d’un quatrième qu’on appelle la noblesse ; car il n’est qu’une conséquence des deux autres, et la noblesse est une ancienneté d& richesse et de talent. Or, la combinaison des deux premiers éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois donne l’aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la véritable aristocratie, dont j’ai parlé d’abord.
§ 6. Ainsi, nous avons démontré qu’à côté de la monarchie, de la démocratie et de l’oligarchie, il existe encore d’autres systèmes politiques. Nous avons expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre elles, et les différences des républiques aux aristocraties ; enfin on doit voir clairement que toutes ces formes sont moins éloignées qu’on ne pourrait le croire les unes des autres.
§ 1. Des corruptions de la constitution parfaite. Voir plus haut, ch. III, § 5. Au début. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 2.
§ 3. Fondée sur la raison. Voir liv. III, ch, VI, § 13.
§ 5. Une ancienneté de richesse. Voir liv. I, ch. II, § 19. Dont j’ai parlé d’abord. Voir plus haut, liv. IV et V.
CHAPITRE VII. La république est une combinaison de l’oligarchie et de la démocratie ; moyens divers de faire cette combinaison ; caractère d’une vraie république ; exemple tiré du gouvernement lacédémonien ; la république doit se maintenir par l’amour seul des citoyens.
§ 1. Comme conséquence de ces premières considérations, nous examinerons maintenant comment la république proprement dite se forme à côté de l’oligarchie et de la démocratie, et comment elle doit être constituée. Cette recherche aura de plus l’avantage de montrer nettement les limites de l’oligarchie et de la démocratie ; car c’est en empruntant quelques principes à l’une et à l’autre de ces deux constitutions si opposées, que nous formerons la république, comme on reforme un objet de reconnaissance, en en réunissant les parties séparées.
§ 2. Il y a ici trois modes possibles de combinaison et de mélange. D’abord, on peut réunir la législation de l’oligarchie et de la démocratie sur une matière quelconque, par exemple sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans l’oligarchie, on met le riche à l’amende s’il ne se rend pas au tribunal, et l’on ne paye pas le pauvre pour y siéger ; dans les démocraties au contraire, indemnité aux pauvres, sans amende pour les riches. C’est un terme commun et moyen de ces institutions diverses que la réunion de toutes deux : amende aux riches, indemnité aux pauvres ; et l’institution nouvelle est républicaine, car elle n’est que le mélange des deux autres. Voilà pour le premier mode de combinaison.
§ 3. Le second consiste à prendre une moyenne entre les dispositions arrêtées par l’oligarchie et par la démocratie. Ici, par exemple, le droit d’entrée à l’assemblée politique s’acquiert sans aucune condition de cens, ou du moins par un cens modique, là par un cens extrêmement élevé ; le moyen terme est de n’adopter aucun des taux fixés de part et d’autre ; il faut prendre la moyenne entre les deux. Troisièmement, on peut à la fois faire des emprunts, et à la loi oligarchique et à la loi démocratique. Ainsi, la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique ; de même que ne point exiger de cens pour les magistratures appartient à la démocratie, et qu’en exiger un appartient à l’oligarchie. L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions, dans l’une et dans l’autre ; à l’oligarchie, elles prendront l’élection ; à la démocratie, l’affranchissement du cens. Voilà comment on peut combiner l’oligarchie et la démocratie.
§ 4. Mais pour que le résultat sorti de ces combinaisons soit un mélange parfait d’oligarchie et de démocratie, il faut qu’on puisse nommer indifféremment l’État qui en est le produit, oligarchique ou démocratique ; car ce n’est là évidemment que ce qu’on entend par un mélange parfait. Or, c’est toujours le moyen terme qui présente cette qualité, parce qu’on y retrouve les deux extrêmes.
§ 5. On peut citer comme exemple la constitution lacédémonienne. D’un côté, bien des gens affirment que c’est une démocratie, parce qu’en effet on y découvre plusieurs éléments démocratiques ; par exemple, l’éducation commune des enfants, qui est exactement la même pour les enfants des riches et pour les enfants des pauvres, les enfants des riches étant élevés précisément comme ceux des pauvres pourraient l’être ; l’égalité, qui continue même dans l’âge suivant et quand ils sont hommes, sans aucune distinction du riche au pauvre ; puis l’égalité parfaite des repas communs à tous ; l’identité de vêtement qui laisse le riche absolument vêtu comme pourrait l’être le premier pauvre quelconque ; enfin l’intervention du peuple dans les deux grandes magistratures, dont il choisit l’une, le sénat, et possède l’autre, l’éphorie. D’autre part, on soutient que la constitution de Sparte est une oligarchie, parce que, de fait, elle renferme bien des éléments oligarchiques. Ainsi, toutes les fonctions y sont électives ; pas une n’est conférée par le sort ; quelques magistrats en petit nombre y prononcent souverainement l’exil ou la mort, sans compter encore d’autres institutions non moins oligarchiques.
§ 6. Une république où se combinent parfaitement l’oligarchie et la démocratie doit donc paraître à la fois l’une et l’autre, sans être précisément aucune des deux. Elle doit pouvoir se maintenir par ses propres principes, et non par des secours qui lui seraient étrangers ; et quand je dis qu’elle doit subsister par elle-même, ce n’est pas en repoussant de son sein la plus grande partie de ceux qui veulent participer au pouvoir, avantage qu’un mauvais gouvernement peut se donner aussi bien qu’un bon ; mais je comprends que c’est en se conciliant l’accord unanime des membres de la cité, dont aucun ne voudrait changer le gouvernement.
§ 7. Je ne pousserai pas plus loin ces remarques sur les moyens de constituer la république, et toutes les autres formes politiques nommées aristocraties.
§ 1. Un objet de reconnaissance. Mot à mot : « Symbole » . Le contexte explique assez ce que ce mot veut dire. C’est un objet composé de deux parties qui peuvent être aisément séparées, pour être ensuite réunies. C’était souvent une pièce de monnaie ou de métal, un morceau de bois, etc. Deux personnes qui s’aimaient tendrement se partageaient le « symbole », comme gage de fidélité et de souvenir. Cet usage touchant et fort antique subsiste encore parmi nous.
§ 5. La constitution lacédémonienne. Voir plus haut, ch. v, § 5, et liv. II, ch. VI ; voir aussi l’excellent traité de Cragius, p. 250. Sur le mélange des pouvoirs à Sparte, il faut surtout voir le morceau décisif des Lois de Platon, livre IV, p. 225, trad. de M. Cousin.
CHAPITRE VIII. Quelques considérations sur la tyrannie ; ses rapports avec la royauté et la monarchie absolue ; c’est toujours un gouvernement de violence.
S 1. Il nous resterait à parler de la tyrannie, non qu’elle doive par elle-même nous arrêter longtemps ; mais seulement pour compléter nos recherches en l’y comprenant, puisque nous l’avons admise parmi les formes possibles de gouvernement. Nous avons traité précédemment de la royauté, en nous attachant surtout à la royauté proprement dite, c’est-à-dire à la royauté absolue ; et nous en avons montré les avantages et les dangers, la nature, l’origine et les applications diverses.
§ 2. Dans le cours de ces considérations sur la royauté, nous avons indiqué deux formes de tyrannie, parce que ces deux formes se rapprochent assez de la royauté, et que, comme elle, c’est la loi qui les a fondées. Nous avons dit que quelques nations barbares se choisissent des chefs absolus, et que dans les temps les plus reculés, les Grecs se donnèrent des monarques de ce genre, nommés æsymnètes. Ces pouvoirs avaient d’ailleurs entre eux quelques différences : ils étaient royaux, en ce que la loi et la volonté des sujets leur donnaient naissance, mais tyranniques, en ce que l’exercice en était despotique et tout à fait arbitraire.
§ 3. Reste une troisième espèce de tyrannie qui semble mériter plus particulièrement ce nom, et qui correspond à la royauté absolue. Cette tyrannie n’est pas autre que la monarchie absolue qui, loin de toute responsabilité et dans l’intérêt seul du maître, gouverne des sujets qui valent autant et mieux que lui, sans consulter en rien leurs intérêts spéciaux. Aussi est-ce un gouvernement de violence ; car il n’est pas un cœur libre qui supporte patiemment une semblable domination.
§ 4. Nous croyons en avoir assez dit sur la tyrannie, sur le nombre de ses formes, et les causes qui l’amènent.
§ 1. Il nous resterait. Aristote dit ici qu’il ne lui reste plus qu’à parler de la tyrannie. Il n’aurait cependant pas traité de l’aristocratie, qui est la seconde forme de gouvernement dans sa classification, si l’on admet l’ordre actuel des livres. Il faut donc qu’il en ait antérieurement traité ; et en effet, c’est le sujet de l’ancien VIIe livre, qui doit être placé, comme on l’a fait dans cette édition, avec l’ancien VIIIe, à la suite du IIIe. Voir ci-dessus, ch. v, § 10, et l’appendice. Nous l’avons admise. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 4. Précédemment de la royauté. Voir plus haut, liv. III, ch. IX et X, § 1.
§ 2. Assez de la royauté. Voir plus haut, liv. III, ch. IX, § 3. Aesyninètes. Voir plus haut, liv. III, ch. IX, § 5.
CHAPITRE IX. Suite de la théorie de la république proprement dite ; excellence politique de la classe moyenne ; diverses qualités sociales qu’elle seule présente ; elle est la véritable base de la république. Rareté excessive de cette forme de gouvernement.
§ 1. Quelle est la meilleure constitution ? Quelle est la meilleure organisation de la vie pour les États en général, et pour la majorité des hommes, sans parler ni de cette vertu qui dépasse les forces ordinaires de l’humanité, ni d’une instruction qui exige les dispositions naturelles et les circonstances les plus heureuses ; sans parler non plus d’une constitution idéale, mais en se bornant, pour les individus, à cette vie que la plupart peuvent mener, et pour les États, à ce genre de constitution qu’ils peuvent presque tous recevoir ?
§ 2. Les aristocraties vulgaires dont nous voulons parler ici, ou sont en dehors des conditions de la plupart des États existants, ou se rapprochent de ce qu’on nomme la république. Nous examinerons donc ces aristocraties après la république, comme si elles ne formaient qu’un seul et même genre ; les éléments de notre jugement sur toutes deux sont parfaitement identiques. Si nous avons eu raison de dire, dans la Morale, que le bonheur consiste dans l’exercice facile et permanent de la vertu, et que la vertu n’est qu’un milieu entre deux extrêmes, il s’ensuit nécessairement que la vie la plus sage sera celle qui se maintient dans ce milieu, en se contentant toujours de cette position moyenne que chacun est capable d’atteindre.
§ 3. C’est évidemment d’après les mêmes principes qu’on pourra juger de l’excellence ou des vices de l’État ou de la constitution ; car la constitution est la vie même de l’État. Or, tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l’on convient que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu’il y a de mieux, il s’ensuit évidemment qu’en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la plus convenable de toutes.
§ 4. Elle sait en effet se plier plus aisément que toute autre aux ordres de la raison, qu’on écoute si difficilement quand on jouit de quelque avantage extraordinaire, en beauté, en force, en naissance, en richesse ; ou quand on souffre de quelque infériorité excessive, de pauvreté, de faiblesse et d’obscurité. Dans le premier cas, l’orgueil que donne une position si brillante pousse les hommes aux grands attentats ; dans le second, la perversité se tourne aux délits particuliers ; et les crimes ne se commettent jamais que par orgueil ou par perversité. Négligentes de leurs devoirs politiques dans le sein de la ville ou au sénat, les deux classes extrêmes sont également dangereuses pour la cité.
§ 5. Il faut dire encore qu’avec cette excessive supériorité que donnent l’influence de la richesse, un nombreux parti, ou tel autre avantage, l’homme ne veut ni ne sait obéir. Dès l’enfance, il contracte cette indiscipline dans la maison paternelle ; et le luxe dont on l’a constamment entouré ne lui permet pas d’obéir, même à l’école. D’autre part, une extrême indigence ne dégrade pas moins. Ainsi, la pauvreté empêche de savoir commander, et elle n’apprend à obéir qu’en esclave ; l’extrême opulence empêche l’homme de se soumettre à une autorité quelconque, et ne lui enseigne qu’à commander avec tout le despotisme d’un maître.
§ 6. On ne voit alors dans l’État que maîtres et esclaves, et pas un seul homme libre. Ici jalousie envieuse, là vanité méprisante, si loin l’une et l’autre de cette fraternité sociale qui est la suite de la bienveillance. Et qui voudrait d’un ennemi à ses côtés, même pour un instant de route ? Ce qu’il faut surtout à la cité, ce sont des êtres égaux et semblables, qualités qui se trouvent avant tout dans les situations moyennes ; et l’État est nécessairement mieux gouverné quand il se compose de ces éléments, qui en forment, selon nous, la base naturelle.
§ 7. Ces positions moyennes sont aussi les plus sûres pour les individus : ils ne convoitent point alors, comme les pauvres, la fortune d’autrui ; et leur fortune n’est point convoitée par autrui, comme celle des riches l’est ordinairement par l’indigence. On vit ainsi loin de tout danger, dans une sécurité profonde, sans former ni craindre de conspiration. Aussi le vœu de Phocylide était-il bien sage : Une aisance modeste est l’objet de mes vœux.
§ 8. Il est évident que l’association politique est surtout la meilleure, quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne ; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d’elles séparément. En se rangeant de l’un ou de l’autre côté, elle rétablit l’équilibre et empêche qu’aucune prépondérance excessive ne se forme. C’est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune médiocre, mais suffisant à tous leurs besoins. Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie ; la tyrannie sort du sein d’une démagogie effrénée, ou d’une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous parlerons des révolutions.
§ 9. Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c’est qu’elle est la seule qui ne s’insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu’à la présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au contraire, la masse entière se divise très facilement en deux camps sans aucun intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C’est aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au pouvoir politique, parce que le nombre des pauvres venant à s’accroître, sans que celui des fortunes moyennes s’accroisse proportionnellement, l’État se corrompt et arrive rapidement à sa ruine.
§ 10. Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l’appui de ces principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en faisait partie, ainsi que ses vers l’attestent ; Lycurgue appartenait à cette classe, car il n’était pas roi. Charondas et tant d’autres y étaient nés comme eux. Ceci doit également nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques ; c’est que, la moyenne propriété y étant le plus souvent fort rare, et tous ceux qui y dominent, que ce soient d’ailleurs les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, ils ne s’emparent du pouvoir que pour eux seuls, et constituent ou l’oligarchie ou la démagogie.
§ 11. En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe de ses ennemis, ne repose sur l’égalité et sur des droits communs. Comme il n’est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie. C’est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des affaires de la Grèce, n’ont regardé qu’à leur propre constitution pour faire prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l’oligarchie, tantôt la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le moins du monde des intérêts de leurs tributaires.
§ 12. Aussi n’a-t-on jamais vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et pour bien peu de temps. Il ne s’est rencontré qu’un seul homme, parmi tous ceux qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi une constitution de ce genre ; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé dans les États à chercher l’égalité ; ou bien l’on tâche de s’emparer du pouvoir, ou bien l’on se résigne à l’obéissance quand on n’est pas le plus fort. Ces considérations suffisent pour montrer quel est le meilleur gouvernement, et ce qui en fait l’excellence.
§ 13. Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de démocraties et d’oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel ordre on doit les classer ; celle-ci la première, celle-là la seconde, et ainsi de suite, selon qu’elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au type parfait que nous avons esquissé. Nécessairement elles seront d’autant meilleures qu’elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d’autant moins bonnes qu’elles en seront plus éloignées. J’excepte toujours les cas spéciaux, et j’entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier.
§ 3. Dans la Morale. Voir plus haut la même théorie, au commencement du IVe (70) livre. Le passage auquel Aristote se réfère est dans la Morale à Nicomaque, liv. II, ch. VI, § 7, p. 36 de ma traduction. § 4. Elle sait en effet. Il faut bien remarquer que dans cette discussion sur la classe moyenne, Aristote vante surtout ses vertus d’obéissance ; et il a parfaitement raison. Quant aux vertus de commandement, qui sont tout autrement précieuses, elles sont aussi tout autrement rares que les premières. Voir Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, liv. II, ch. XI.
§ 6. Ce sont des êtres égaux. Ce principe qu’Aristote a répété dans tout le cours de son ouvrage, suffirait seul pour repousser les accusations dont il a été l’objet. Un partisan de la tyrannie ou de la monarchie absolue ne réclamerait pas l’égalité comme base nécessaire de l’Etat. Voir la préface, et liv. III, ch. VIII.
§ 7. Les plus sûres. Dans le récit d’Er l’Arménien, l’âme d’Ulysse aux enfers choisit la vie tranquille d’un simple particulier, République de Platon liv. X, page 292, traduction de M. V. Cousin. Phocylide, de Milet, poéte gnomique, était contemporain de Solon. Il nous reste sous son nom un recueil de sentences en vers ; mais on doute que ce recueil soit authentique. Phocylide est un des plus anciens moralistes de la Grèce, si ce n’est même le plus ancien.
§ 8. Plus tard. Voir le VIIIe (5e) livre, ch. 1 et suiv.
§ 9. Les grandes cités. On pourrait dire que de nos jours c’est tout le contraire : les capitales sont en général le foyer des révolutions.
§ 10. Lycurgue. On peut contester cette assertion d’Aristote. Lycurgue, sans être roi, appartenait aux classes élevées, puisqu’à défaut de son neveu Charilaüs, dont il fut le tuteur, il devait monter sur le trône.
§ 11. La haute direction des affaires. Les Lacédémoniens et les Athéniens. Aristote a fait plusieurs fois cette observation dans le cours de son ouvrage. Voir liv. VIII° (5e), ch. VI, dernier paragraphe.
§ 12. Un seul homme. On ne s’accorde point sur le personnage qu’Aristote entend désigner ici ; on a nommé Gélon de Syracuse, Théopompe de Lacédémone, Clisthène, etc.Schneider voulait que ce fût Thésée. Voir plus haut, liv. II, ch. IXx, § 2. Au IIe livre, ch. IV, Aristote a fait l’analyse de la constitution de Phaléas, fondée sur l’égalité ; peut-être s’agit-il ici de ce législateur ; mais on ignore si Phaléas a personnellement gouverné. M. Goettling pense qu’il s’agit de Pittacus de Mitylène.
§ 13. Que nous avons esquissé. Ceci suppose encore qu’il a été antérieurement question du gouvernement parfait. Voir, dans ce livre, chapitre v, § 10, et l’appendice.
CHAPITRE X. Principes généraux applicables à ces diverses espèces de gouvernement. Qualité et quantité des citoyens jouissant des droits politiques ; il est nécessaire de combiner avec équité les divers éléments de l’État, et de leur faire à chacun leur part ; ruses de l’oligarchie ; ruses contraires de la démocratie ; règles à suivre envers les pauvres. Considérations historiques ; importance toujours croissante de l’infanterie, tirée des rangs du peuple.
§ 1. Passons à une question qui tient de bien près à toutes celles-là ; c’est celle de l’espèce et de la nature du gouvernement selon les peuples à gouverner. Un premier principe général s’applique à tous les gouvernements : toujours la portion de la cité qui veut le maintien des institutions doit être plus forte que celle qui en veut le renversement. Dans tout État, il faut distinguer deux objets : la quantité et la qualité des citoyens. Par qualité, j’entends la liberté, la richesse, les lumières, la naissance ; par quantité, j’entends la prépondérance numérique.
§ 2. La qualité peut appartenir à telle portion des éléments politiques, et la quantité se trouver dans telle autre. Ainsi, les gens sans naissance peuvent être plus nombreux que ceux de naissance illustre ; les pauvres, plus nombreux que les riches, sans toutefois que la supériorité du nombre puisse compenser la différence en qualité. Aussi, doit-on tenir bien compte de ces rapports proportionnels. Partout où, même ce rapport étant gardé, la multitude des pauvres a la supériorité, la démocratie s’établit naturellement avec toutes ses combinaisons diverses, suivant l’importance relative de chaque partie du peuple. Par exemple, si les laboureurs sont les plus nombreux, c’est la première de toutes les démocraties ; si les artisans et les mercenaires sont en plus grand nombre, c’est la dernière ; les autres espèces se classent également entre ces deux extrêmes.
§ 3. Partout où la classe riche et distinguée l’emporte plus en qualité. qu’elle ne le cède en nombre, l’oligarchie se constitue de la même manière avec toutes ses nuances, selon la tendance particulière de la masse oligarchique qui l’emporte. Mais le législateur ne doit jamais avoir en vue que la moyenne propriété. S’il fait des lois oligarchiques, c’est à elle qu’il doit penser ; s’il fait des lois démocratiques, c’est encore elle qu’il doit ranger à ces lois.
§ 4. La constitution n’est solide que là où la classe moyenne l’emporte en nombre sur les deux classes extrêmes, ou du moins sur chacune d’elles. Les riches n’ourdiront jamais contre elle de complots bien redoutables de concert avec les pauvres ; car riches et pauvres redoutent également le joug qu’ils s’imposeraient mutuellement. Que s’ils veulent un pouvoir d’intérêt général, ils ne pourront le trouver que dans la classe moyenne. La défiance réciproque qu’ils ont entre eux les empêchera toujours de s’arrêter à un pouvoir alternatif ; on ne se fie jamais qu’à un arbitre ; et l’arbitre ici, c’est la classe intermédiaire. Plus la combinaison politique qui forme l’État est parfaite, plus la constitution a des chances de durée.
§ 5. Presque tous les législateurs, même ceux qui ont voulu fonder des gouvernements aristocratiques, ont commis deux erreurs à peu près égales : d’abord en accordant trop aux riches ; puis en trompant les classes inférieures. Avec le temps nécessairement il sort toujours d’un faux bien un mal véritable ; car l’ambition des riches a ruiné plus d’États que l’ambition des pauvres.
§ 6. Les artifices spécieux dont on prétend leurrer le peuple en politique s’appliquent à cinq objets : l’assemblée générale, les magistratures, les tribunaux, la possession des armes, et les exercices du gymnase. Pour l’assemblée générale, on donne à tous les citoyens le droit d’y assister ; mais on a soin d’imposer aux riches une amende s’ils ne s’y rendent pas, et cette amende ne s’applique qu’à eux seuls, ou du moins elle est beaucoup plus forte contre eux que contre les pauvres ; pour les magistratures, on interdit aux riches qui ont le cens, la faculté de les refuser, et on la laisse aux pauvres ; pour les tribunaux, on prononce une amende contre les riches qui s’abstiennent de juger, et on accorde l’impunité aux pauvres ; ou bien l’amende est énorme pour ceux-là et n’est presque rien pour ceux-ci, comme dans les lois de Charondas.
§ 7. Quelquefois il suffit d’avoir été inscrit sur les registres civiques, pour avoir entrée à l’assemblée générale et au tribunal ; mais, une fois inscrit, si l’on manque à ces deux devoirs, on est passible d’une amende effrayante. Elle a pour but de faire qu’on s’abstienne de s’inscrire ; et, comme l’on n’est pas inscrit, l’on ne fait alors partie ni du tribunal ni de l’assemblée. Mêmes systèmes de lois pour la possession des armes, pour les exercices gymnastiques : on permet aux pauvres de n’être point armés ; on punit d’une amende les riches qui ne le sont pas ; pour les gymnases, point d’amende contre les pauvres, amende contre les riches qui ne s’y rendent point : ceux-ci y vont, crainte de l’amende ; les autres n’y paraissent jamais, parce qu’ils n’ont point à la redouter. Telles sont les ruses mises en usage par les lois dans les constitutions oligarchiques.
§ 8. Dans les démocraties, le système de ruse est tout à fait opposé : indemnité au pauvres qui assistent au tribunal et à l’assemblée générale ; impunité pour les riches qui n’y vont pas. Pour que la combinaison politique soit équitable, il faut évidemment emprunter quelque chose aux deux systèmes contraires : salaire pour les pauvres et amende pour les riches. Tous alors, sans exception, prennent part aux affaires de l’État ; autrement, le gouvernement n’appartient jamais qu’aux uns à l’exclusion des autres. Le corps politique ne doit être composé que de citoyens armés. Quant au cens, il n’est guère possible d’en fixer la quotité d’une manière absolue et invariable ; mais il faut lui donner la base la plus large qu’il puisse recevoir, pour que le nombre de ceux qui ont part au gouvernement dépasse le nombre de ceux qui en sont exclus.
§ 9. Les pauvres, même quand on leur refuse l’honneur des fonctions publiques, ne réclament pas et restent tranquilles, pourvu qu’on ne vienne pas les outrager et lès dépouiller du peu qu’ils possèdent. Cette équité envers les pauvres n’est pas, du reste, chose du tout facile ; car les chefs du gouvernement ne sont pas toujours les plus doux des hommes. En temps de guerre, les pauvres, par suite de leur indigence, resteront dans l’inaction, à moins que l’État ne les nourrisse ; mais si l’on veut les entretenir, ils marcheront volontiers au combat.
§ 10. Dans quelques États, il suffit, non pas seulement de porter les armes, mais même de les avoir portées, pour jouir du droit de cité. À Malie, le corps politique se compose de tous les guerriers ; et l’on ne choisit les magistrats que parmi ceux qui font partie de l’armée. Les premières républiques qui, chez les Grecs, succédèrent aux royautés, n’étaient formées que de guerriers portant les armes. Dans l’origine même, tous les membres du gouvernement étaient des cavaliers ; car la cavalerie faisait alors toute la force des armées et assurait le succès dans les combats. De fait, l’infanterie, quand elle est sans discipline, est de peu de secours. Dans ces temps reculés, on ne connaissait point encore par expérience toute la puissance de la tactique pour les fantassins, et l’on plaçait toutes ses ressources dans la cavalerie.
§ 11. Mais à mesure que les États s’étendirent, et que l’infanterie prit plus d’importance, le nombre des hommes jouissant des droits politiques s’accrut dans une égale proportion. Aussi, nos ancêtres appelaient-ils démocratie ce que nous nommons aujourd’hui république. Ces antiques gouvernements étaient, à vrai dire, des oligarchies ou des royautés ; les hommes y étaient trop rares pour que la classe moyenne y fût considérable. Peu nombreux, et soumis d’ailleurs à un ordre sévère, ils savaient supporter mieux le joug de l’obéissance.
§ 12. En résumé, nous avons vu pourquoi les constitutions sont si multiples, pourquoi il en existe encore d’autres que celles que nous avons nommées, la démocratie, ainsi que le reste des gouvernements, ayant beaucoup de nuances diverses ; nous avons ensuite étudié les différences de ces constitutions et les causes qui les amènent ; enfin nous avons vu quelle était la forme politique la plus parfaite, à parler d’une manière générale, et quelle était la meilleure relativement aux peuples à constituer.
§ 2. Avec toutes ses combinaisons diverses. Voir plus haut, ch. IV, §1.
§ 5. En accordant trop aux riches. Il est difficile, après une déclaration aussi nette, de comprendre comment Rousseau a pu se tromper sur la véritable pensée d’Aristote ; Contrat Social, liv. III, ch. V.
§ 6. Les exercices du gymnase. Nous ne sentons plus cette importance politique que les anciens législateurs attachaient à la gymnastique. Les gouvernements s’inquiètent aujourd’hui fort peu que les populations naissent contrefaites et rachitiques. L’hygiène publique est, de nos jours, une affaire de police dont on s’occupe à peine ; chez les anciens, c’était une affaire constitutionnelle. La force physique est peut-être moins nécessaire dans la civilisation actuelle ; mais la santé l’est toujours autant. Au reste, dans tout ce qui touche à l’individu, les droits du gouvernement, jadis si étendus, sont aujourd’hui à peu près nuls ; et c’est peut-être un malheur. On ne peut douter que, si la gymnastique venait à renaître réellement parmi nous, comme semblent l’annoncer quelques essais fort louables, la loi ne dùt en régler l’usage dans les établissements publics, comme elle a réglé le cours des études dans les lycées, et certains exercices corporels dans les écoles militaires.
§ 6. Dans les Lois de Charondas. Voir liv. II, ch. IX, § 5.
§ 8. Que de citoyens armés. L’État ne pouvait vivre autrement, menacé au dedans par les esclaves qu’il renfermait, au dehors par ses voisins jaloux.
§ 10. À Malie. Les Maliens habitaient près du mont Œta, sur les bords du Sperchius ; ils étaient renommés pour leur courage ; et leur adresse comme frondeurs n’était pas moins célèbre. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 43.
§ 11. La classe moyenne. Le même phénomène s’est reproduit dans nos sociétés modernes ; la classe moyenne s’y est constamment accrue ; et le gouvernement est d’autant plus stable qu’elle est plus nom breuse.
CHAPITRE XI. Théorie des trois pouvoirs dans chaque espèce de gouvernement législatif, ou l’assemblée générale ; exécutif, ou les magistrats ; et judiciaire, ou les tribunaux. — Organisation du pouvoir législatif ; ses nuances diverses dans la démocratie, dans l’oligarchie. Des sentences judiciaires laissées à la décision de l’assemblée générale ; vices du système actuel.
§ 1. Reprenons maintenant l’étude de tous ces gouvernements en masse et un à un, en remontant, pour ce qui va suivre, aux principes mêmes sur lesquels tous les gouvernements reposent. Dans tout État, il est trois parties, dont le législateur, s’il est sage, s’occupera, par-dessus tout, à bien régler les intérêts. Ces trois parties une fois bien organisées, l’État tout entier est nécessairement bien organisé lui-même ; et les États ne peuvent différer réellement que par l’organisation différente de ces trois éléments. Le premier de ces trois objets, c’est l’assemblée générale délibérant sur les affaires publiques ; le second, c’est le corps des magistrats, dont il faut régler la nature, les attributions et le mode de nomination ; le troisième, c’est le corps judiciaire.
§ 2. L’assemblée générale décide souverainement de la paix et de la guerre, de la conclusion et de la rupture des traités ; elle fait les lois, prononce la peine de mort, l’exil, la confiscation, et reçoit les comptes des magistrats. Il faut ici nécessairement prendre un des deux partis suivants : ou laisser toutes les décisions au corps politique tout entier, ou les attribuer toutes à une minorité, par exemple à une ou plusieurs magistratures spéciales ; ou bien les partager, et attribuer celles-ci à tous les citoyens, celles-là à quelques-uns seulement.
§ 3. L’attribution générale est de principe démocratique ; car la démocratie recherche surtout ce genre d’égalité. Mais il se présente ici plusieurs manières d’admettre l’universalité des citoyens à la jouissance des droits de l’assemblée publique. D’abord, ils peuvent délibérer par section, comme dans la république de Téléclès de Milet, et non point en masse. Souvent toutes les magistratures se réunissent pour délibérer ; mais comme elles sont temporaires, tous les citoyens y arrivent à tour de rôle, jusqu’à ce que toutes les tribus et les fractions les plus petites de la cité y aient successivement passé. Le corps entier des citoyens ne se réunit alors que pour sanctionner les lois, régler les affaires relatives au gouvernement lui-même, et entendre promulguer les décrets des magistrats.
§ 4. On peut, en second lieu, tout en admettant la réunion en masse, ne la provoquer que dans les cas suivants : l’élection des magistrats, la sanction législative, la paix ou la guerre, et les comptes publics. On abandonne alors le reste des affaires aux magistratures spéciales, dont les membres sont d’ailleurs, ou électifs ou désignés par le sort, sur l’universalité des citoyens. On peut aussi, en conservant l’assemblée générale pour l’élection des magistratures ordinaires, pour les comptes publics, pour la paix ou les alliances, ne laisser les autres affaires, où l’expérience et les lumières sont indispensables, qu’à des magistrats spécialement choisis pour en connaître.
§ 5. Reste enfin un quatrième mode, où l’assemblée générale a toutes les attributions sans exception, et où les magistrats, ne pouvant rien décider souverainement, n’ont que la proposition des lois. C’est là le dernier degré de la démagogie, telle qu’elle existe de nos jours, correspondant, comme nous l’avons dit, à l’oligarchie violente et à la monarchie tyrannique. Ces quatre modes possibles d’assemblée générale sont tous démocratiques.
§ 6. Dans l’oligarchie, la décision de toutes les affaires est confiée à une minorité ; et ce système admet aussi plusieurs nuances. Si le cens est fort modéré et qu’un assez grand nombre de citoyens puissent, par cette modicité même, y atteindre ; si l’on respecte religieusement les lois, sans jamais les violer, et que tout individu payant le cens ait part au pouvoir, l’institution est bien toujours oligarchique dans son principe, mais, par la douceur des formes, elle devient républicaine. Si au contraire tous les citoyens ne peuvent pas prendre part aux délibérations, mais que tous les magistrats soient élus et observent les lois, le gouvernement est oligarchique comme le premier. Mais si la minorité, maîtresse souveraine des affaires générales, se recrute elle seule et par voie d’hérédité, et si elle est au-dessus des lois, c’est nécessairement le dernier terme de l’oligarchie.
§ 7. Quand la décision de certains objets, tels que la paix et la guerre, est remise à quelques magistrats, le droit d’entendre les comptes généraux de l’État étant laissé à la masse des citoyens, et que ces magistrats ont la décision des autres affaires, étant d’ailleurs électifs ou désignés par le sort, le gouvernement est aristocratique ou républicain. Si l’on a recours à l’élection pour certaines affaires, et pour quelques autres à la voie du sort, soit sur la masse, soit sur une liste de candidats ; ou bien si l’élection et le sort s’appliquent à l’universalité des citoyens, le système est en partie républicain et aristocratique, et en partie purement républicain. Telles sont toutes les modifications que peut recevoir l’organisation du corps délibérant ; et chaque gouvernement l’organise selon les conditions que nous venons d’indiquer.
§ 8. Dans la démocratie, et surtout dans ce genre de démocratie qu’on croit aujourd’hui digne de ce nom à plus juste titre que toutes les autres, en d’autres termes, dans la démocratie oit la volonté du peuple est au-dessus de tout, même des lois, il serait bon, dans l’intérê t des délibérations, d’adopter le système des oligarchies pour les tribunaux. L’oligarchie se sert de l’amende pour forcer de venir au tribunal ceux dont la présence lui semble y être nécessaire. La démocratie, qui donne une indemnité aux pauvres pour les fonctions judiciaires, devrait suivre aussi la même méthode pour les assemblées générales. La délibération ne peut que gagner à ce que tous les citoyens en masse y prennent part, la foule s’éclairant des lumières des gens distingués, et ceux-ci profitant des instincts de la foule. On pourrait encore avec avantage prendre un nombre égal de votants de part et d’autre, en procédant à leur désignation par l’élection ou par le sort. Enfin, dans le cas où le peuple l’emporterait excessivement en nombre sur les hommes politiquement capables, on pourrait accorder l’indemnité, non à tous, mais seulement à autant de pauvres qu’il y aurait de riches, et éliminer tout le reste.
§ 9. Dans le système oligarchique, il faut, ou choisir à l’avance quelques individus dans la masse, ou constituer une magistrature, qui, du reste, existe déjà dans quelques États, et dont les membres se nomment Commissaires et Gardiens des lois. L’assemblée publique ne s’occupe alors que des objets préparés par ces magistrats. C’est un moyen de donner à la masse voix délibérative dans les affaires, sans qu’elle puisse en rien porter atteinte à la constitution. Il est possible encore de n’accorder au peuple que le droit de sanctionner ainsi les décrets qui lui sont présentés, sans qu’il puisse jamais décider en sens contraire. Enfin l’on peut accorder à la masse voix consultative, en laissant la décision suprême aux magistrats.
§ 10. Quant aux condamnations, il faut prendre le contre-pied de l’usage maintenant adopté dans les républiques. La décision du peuple doit être souveraine quand il absout ; elle ne doit pas l’être quand il condamne ; et il faut dans ce dernier cas en référer aux magistrats. Le système actuel est détestable : la minorité peut souverainement absoudre ; mais quand elle condamne, elle abdique sa souveraineté, et a toujours soin d’en référer au jugement du peuple entier.
§ 11. Je m’arrête ici en ce qui concerne le corps délibérant, c’est-à-dire le véritable souverain de l’État.
§ 1. Le premier. Voilà la théorie des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire ; il n’est pas besoin de la recommander à l’attention du lecteur. Montesquieu (livre Xl, ch. VI) l’a un peu changée, et il a omis de rappeler qu’elle était due à Aristote. Voir ci-dessus, liv. IV (7), ch. VI, § 1. Voir la discussion sur Montesquieu dans la préface.
§ 3. Téléclès de Milet. Cc person nage n’est connu que par ce passage d’Aristote. Est-ce un législateur ? Est-ce un simple théoricien ?
§ 5. Comme nous l’avons dit. Voir plus haut, ch. IV, § 5.
§ 6. Payant le cens. Voit Boechh, Écon. pol. des Athén., liv. III, ch. XI. Le cens est la question essentielle partout où il est admis.
§ 8. Même des lois. Voir plus haut, liv. VI (4), ch. IV, § 7, un passage analogue.
CHAPITRE XII. Du pouvoir exécutif, ou de l’organisation des magistratures. Difficultés de cette question ; idée générale du magistrat ; son caractère distinctif ; différence des grands et des petits États ; dans les uns, on peut diviser les magistratures ; dans les autres, il faut souvent les réunir en une seule main. Les magistratures varient avec les constitutions ; combinaisons différentes suivant lesquelles on peut les établir ; les électeurs, les éligibles ; le mode de nomination ; nuances diverses suivant les diverses constitutions.
§ 1. La question qui suit celle de l’organisation de l’assemblée générale, c’est la question de la répartition des magistratures. Ce second élément du gouvernement ne présente pas moins de variétés que le premier, sous le rapport du nombre des pouvoirs, de leur étendue et de leur durée. Cette durée est tantôt de six mois, ou même moins longue, tantôt d’une année ou davantage. Les pouvoirs doivent-ils être conférés à vie et à longues échéances, ou suivant un système différent ? Faut-il qu’un même individu puisse en être revêtu à plusieurs reprises, ou bien seulement une fois, sans jamais pouvoir y aspirer une seconde ?
§ 2. Et quant à la composition même des magistratures, quels en seront les membres ? Qui les nommera ? Dans quelle forme les nommera-t-on ? Il faut connaître toutes les solutions possibles de ces diverses questions, et les appliquer ensuite, selon le principe et l’utilité des différents gouvernements. Il est d’abord assez embarrassant de préciser ce qu’on doit entendre par magistratures. L’association politique exige bien des sortes de fonctionnaires, et l’on aurait tort de considérer comme de vrais magistrats tous ceux qui reçoivent quelque pouvoir, soit par l’élection, soit par la voie du sort. Les pontifes, par exemple, ne sont-ils pas tout autre chose que des magistrats politiques ? Les chorèges, les hérauts, les ambassadeurs ne sont-ils pas aussi des fonctionnaires électifs ?
§ 3. Mais certaines charges sont toutes politiques, et agissent dans un ordre spécial de faits, ou sur le corps entier des citoyens : le général, par exemple, commande à tous les membres de l’armée ; ou bien sur une portion seulement de la cité : telles sont les charges d’inspecteur des femmes ou des enfants. D’autres fonctions sont, on peut dire, d’économie publique ; par exemple, celles d’intendant des vivres, qui sont aussi électives. D’autres enfin sont serviles, et on les confie à des esclaves, quand l’État est assez riche pour les payer. D’une manière générale, les seules véritables magistratures sont les fonctions qui donnent le droit de délibérer sur certains objets, de décider et d’ordonner. J’appuie surtout sur cette dernière condition ; car ordonner est le caractère réellement distinctif de l’autorité. Ceci d’ailleurs n’importe pour ainsi dire en rien dans l’usage ordinaire ; on n’a jamais disputé sur la dénomination des magistrats, et c’est un point de controverse purement théorique.
§ 4. Quelles sont les magistratures essentielles à l’existence de la cité ? Quel en est le nombre ? Quelles sont les magistratures qui, sans être indispensables, contribuent cependant à une bonne organisation de l’État ? Voilà des questions qu’on peut s’adresser à l’égard d’un État quelconque, quelque petit d’ailleurs qu’il puisse être. Dans les grands États, chaque magistrature peut et doit avoir des attributions qui lui sont toutes spéciales. La multitude des citoyens permet de multiplier les fonctionnaires. Dès lors, certains emplois ne sont obtenus par le même individu qu’à de longs intervalles, et quelques-uns ne le sont même jamais qu’une seule fois. On ne peut nier que chaque emploi ne soit bien mieux rempli, quand la sollicitude du magistrat est ainsi limitée à un seul objet, au lieu de s’étendre à une foule d’objets divers.
§ 5. Dans les petits États, au contraire, il faut concentrer bien des attributions diverses dans quelques mains ; les citoyens sont trop rares pour que le corps des magistrats puisse être nombreux. Où trouver en effet des remplaçants ? Les petits États ont souvent besoin des mêmes magistratures, des mêmes lois que les grands ; seulement, dans les uns, les fonctions reviennent fréquemment aux mêmes mains ; dans les autres, cette nécessité ne se reproduit que de loin à loin. Mais rien n’empêche de confier à un même homme plusieurs fonctions à la fois, pourvu que ces fonctions ne se contrarient point entre elles. La pénurie des citoyens force nécessairement à multiplier les attributions des emplois ; et l’on peut alors comparer les emplois publics à ces instruments à plusieurs fins, qui servent en même temps de lances et de flambeaux.
§ 6. Nous pourrions d’abord déterminer le nombre des emplois indispensables dans tout État, et de ceux qui, sans être aussi absolument nécessaires, lui font cependant besoin. En partant de cette donnée, il serait facile de découvrir quels sont ceux que l’on peut réunir sans danger en une seule main. Il faudrait distinguer encore avec soin ceux dont un même magistrat peut être chargé suivant les localités, et ceux qui pourraient être, en tous lieux, réunis sans inconvénient. Ainsi, en fait de police urbaine, est-il nécessaire d’établir un magistrat spécial pour la surveillance du marché public, un autre magistrat pour tel autre lieu ? Ou bien ne faut-il qu’un magistrat unique pour la cité entière ? La division des attributions doit-elle se régler sur les choses ou sur les personnes ? Je veux dire : faut-il qu’un fonctionnaire, par exemple, soit chargé de toute la police urbaine, et un autre de la surveillance des femmes et des enfants ?
§ 7. En envisageant la question par rapport à la constitution, on peut demander si, dans chaque système politique, l’espèce des fonctions est différente, ou si elle reste partout identique. Ainsi, dans la démocratie, dans l’oligarchie, l’aristocratie, la monarchie, les hautes magistratures sont-elles les mêmes, bien qu’elles ne soient pas confiées à des individus égaux ni même à des individus semblables ? Mais ne varient-elles pas avec les divers gouvernements ? Dans l’aristocratie, par exemple, ne sont-elles pas remises aux gens éclairés ? dans l’oligarchie, aux gens riches, et dans la démocratie, aux hommes libres ? Quelques-unes des magistratures ne doivent-elles pas être organisées sur ces bases diverses ? Ou bien, n’est-il pas des cas où il est bon qu’elles soient les mêmes de part et d’autre ? N’en est-il pas où il est bon qu’elles soient différentes ? Ne convient-il pas qu’avec les mêmes attributions, leur pouvoir soit tantôt restreint et tantôt fort étendu ?
§ 8. Il est certain que quelques magistratures sont exclusivement spéciales à un système : telle est celle de commissions préparatoires, si contraires à la démocratie, qui exige un sénat. Il n’est pas moins sûr qu’il faut des fonctionnaires analogues chargés de préparer les délibérations du peuple, afin d’épargner son temps. Mais si ces fonctionnaires sont en petit nombre, l’institution est oligarchique ; et comme des commissaires ne peuvent jamais être fort nombreux, l’institution appartient essentiellement à l’oligarchie. Mais partout où il existe simultanément un comité et un sénat, le pouvoir des commissaires est toujours au-dessus de celui des sénateurs. Le sériât est de principe démocratique ; le comité, de principe oligarchique. Le pouvoir du sénat est encore annulé dans les démocraties où le peuple s’assemble en masse, pour décider lui-même de toutes les affaires.
§ 9. Le peuple prend ordinairement ce soin quand il est riche, ou bien quand une indemnité rétribue sa présence à l’assemblé générale ; alors, grâce au loisir dont il jouit, il se réunit fréquemment et juge de tout par lui-même. La pédonomie, la gynéconomie, ou toute autre magistrature spécialement chargée de surveiller la conduite des enfants et des femmes, est d’institution aristocratique, et n’a rien de populaire. Comment, en effet, défendre aux femmes pauvres de se montrer hors de leur maison ? Elle n’a rien non plus d’oligarchique ; car comment empêcher le luxe des femmes dans l’oligarchie ?
§ 10. Du reste, je ne pousserai pas plus loin ces considérations. Mais nous essayerons maintenant de traiter à fond de l’établissement des magistratures. Les différences ne peuvent porter que sur trois termes divers dont les combinaisons doivent donner tous les modes possibles d’organisation. Ce trois termes sont : d’abord les électeurs, en second lieu les éligibles, enfin le mode de nomination. Ces termes peuvent se présenter tous trois sous trois aspects différents. Le droit de nommer les magistrats appartient, ou à l’universalité des citoyens, on seulement à une classe spéciale. L’éligibilité est, ou le droit de tous, ou un privilège attaché, soit au cens, soit à la naissance, soit au mérite, soit à tel autre avantage. Par exemple, à Mégare, le droit était réservé à ceux qui avaient conspiré et combattu pour détruire la démocratie. Enfin le mode de nomination peut varier du sort à l’élection.
§ 11. D’autre part, il peut y avoir combinaison de ces modes deux à deux, et je veux dire par là que telles magistratures peuvent être nommées par une classe spéciale, en même temps que telles autres le seront par l’universalité des citoyens ; ou bien que l’éligibilité sera pour les unes un droit général, en même temps qu’elle sera un privilège pour certaines autres ; ou enfin, celles-ci seront nommées au sort, celles-là par élection. Chacune de ces trois combinaisons peut offrir quatre modes : 1° tous les magistrats pris dans l’universalité des citoyens par la voie de l’élection ; 2° tous les magistrats pris dans l’universalité des citoyens par la voie du sort ; 3° et 4° et l’éligibilité étant appliquée à tous les citoyens à la fois, ce peut être, ou successivement par tribus, par cantons, par phratries, de manière que toutes les classes y passent à leur tour ; 5° et 6° ou bien l’éligibilité peut être toujours appliquée à tous les citoyens en masse, l’un de ces modes étant adopté pour certaines fonctions, l’autre mode l’étant pour quelques autres. D’autre part, le droit de nommer étant le privilège de quelques citoyens, les magistrats peuvent être pris : 7° sur le corps entier des citoyens, par la voie de l’élection ; 8° sur le corps entier des citoyens, par la voie du sort ; 9° sur une portion des citoyens, par la voie de l’élection ; 10° sur une portion des citoyens, par la voie du sort ; 11° on peut enfin nommer à certaines fonctions suivant la première forme ; 12° à certaines autres, suivant la seconde, c’est-à-dire, appliquer au corps entier des citoyens le choix —pour certaines fonctions, le sort pour certaines autres. Voilà donc douze modes d’établissement pour les magistratures, sans compter encore les combinaisons mi-parties.
§ 12. De tous ces modes d’organisation, deux seulement sont démocratiques : c’est l’éligibilité à toutes les magistratures accordée à tous les citoyens, éligibilité au sort, éligibilité à l’élection ; ou simultanément, telle fonction au sort, telle autre à l’élection. Si tous les citoyens sont appelés à nommer, non pas en masse, mais successivement, et que la nomination se fasse, soit sur l’universalité des citoyens, soit parmi quelques privilégiés, par le sort ou par l’élection, ou par ces deux voies en même temps ; ou bien, si telles magistratures sont prises sur la masse des citoyens, et telles autres réservées à quelques classes spéciales, pourvu que. ce soit par les deux modes à la fois, c’est-à-dire, le sort pour les unes et le choix pour les autres, l’institution est républicaine. Si le droit de nomination dans l’universalité des citoyens appartient à quelques-uns seulement, et que les magistratures soient données les unes par le sort, les autres par l’élection, ou par ces deux voies réunies, le sort et l’élection, l’institution est oligarchique ; mais le second mode l’est encore plus que le premier.
§ 13. Si l’éligibilité appartient à tous pour certaines fonctions, et à quelques-uns seulement pour certaines autres, soit au sort, soit à l’élection, le système est républicain et aristocratique. La nomination et l’éligibilité réservées à une minorité constituent un système oligarchique, s’il n’y a pas de réciprocité entre tous les citoyens, soit qu’on emploie le sort ou les deux modes simultanément. Mais si les privilèges nomment sur l’universalité des citoyens, le système n’est plus oligarchique. Le droit d’élection accordé à tous avec l’éligibilité à quelques-uns est un système aristocratique.
§ 14. Tel est le nombres des combinaisons possibles, suivant les espèces diverses des constitutions. On pourra voir aisément quel système il convient d’appliquer aux différents États, quel mode d’établissement il faut adopter pour les magistratures, et quelles attributions il faut leur accorder. J’entends par attributions d’une magistrature, par exemple, qu’on charge celle-ci des revenus de l’État, celle-là de sa défense. Les attributions peuvent être fort variées, depuis le commandement des armées jusqu’à la juridiction relative aux contrats passés sur le marché public.
§ 2. Les choréges. Ceux qui faisaient les dépenses des chœurs de musique ou de danse, dans les pièces de théàtre, pour les fêtes publiques.
§ 5. Ces instruments à plusieurs fins. C’étaient apparemment des lances au bout desquelles pouvait s’adapter une lanterne. Aristote se sert encore de ce mot, Des Parties des Animaux, livre IV, ch. VI, p. 683, a, 25, éd. de Berlin. Voir l’Onom. de J. Pollux, liv. X, ch. CXVIII ; et plus haut, liv. 1, ch. 1, § 5. J’ai dû paraphraser un peu le texte, afin de le rendre parfaitement clair.
§ S. De commissions préparatoires. Aristote veut sans doute ici rappeler les Rapporteurs établis par l’oligarchie des Quatre-Cents à Athènes, la première année de la XCIIe olympiade, l’an 411 avant J.-C. Ce fut après la défaite de Sicile.
§ 10. À Mégare, ville dorienne, entre l’Attique et l’isthme de Corinthe. Aristote parle encore de cette république et des révolutions qu’elle a subies, livre VIII (5), ch. II, § 6, et ch. IV, § 3. Dans la Poétique, ch. III, § 4, page 14 de ma traduction, il rappelle aussi la démocratie de Mégare. L’événement auquel il fait allusion remonte à la troisième année de la LXXXIIIe olympiade, 446 ans avant J.-C. § 11. Combinaison de ces modes. Tout ce passage est d’une conception assez difficile. M. Goettling, pour l’éclaircir, a dressé un tableau dont je donnerai ici l’analyse. Il a bien saisi, selon moi, le sens de cette nomenclature semi-politique, semi-arithmétique. Aristote reconnaît d’abord trois divisions principales. Ce sont : 1° Les électeurs ; 2° Les éligibles ; 3° Le mode de nomination. Chacune de ces divisions principales peut subir trois modifications : Les électeurs peuvent être : (A) le corps entier des citoyens, (B) certaine classe privilégiée, (C) ou enfin le corps entier des citoyens pour certaines fonctions, et une classe privilégiée pour certaines autres. Les éligibles peuvent présenter les mêmes diversités : (A’) (B’) (C’). Le mode de nomination peut être : (A « ) le sort, (B » ) l’élection, (C") ou enfin l’élection pour certaines fonctions, et le sort pour certaines autres. Chacune de ces modifications peut admettre quatre nuances distinctes : Ainsi, pour les électeurs, La première modification est que le corps entier des citoyens ait le droit d’élire. En partant de cette base, voici les quatre nuances : a’) Tous les citoyens étant électeurs, ils prennent les éligibles sur le corps entier des citoyens, par le choix. b’) Id. id, id., par le sort. c’) Tous les citoyens étant électeurs, ils prennent les éligibles dans certaines classes privilégiées, par le choix. (d’) Ici. id. id. id., par le sort. La seconde modification suppose que les électeurs forment une classe privilégiée. En partant de cette base, voici quatre nouvelles nuances : (a") Électeurs privilégiés prenant les éligibles sur la masse, par le choix ; (b") Id. id. id., par le sort. (c") Électeurs privilégiés prenant les éligibles dans certaines classes, par le choix ; (d") Id. id. id., par le sort. La troisième modification suppose que tous les citoyens nomment à certaines fonctions, en même temps qu’une classe privilégiée nommera à certaines autres. En partant encore de cette hase, voici trois dernières nuances : (a"’) Tous nommant à quelques fonctions, et des privilégiés nommant à quelques autres, ils peuvent prendre sur la masse, par le choix ; (b"’) Id. id. ic., par le sort. (c’") Tous nommant à quelques fonctions, et des privilégiés nommant à quelques autres, ils peuvent prendre sur les classes privilégiées, par le choix ; (d) Id. id. id., par le sort. Restent enfin les combinaisons mi-parties. Aristote explique lui-même que ces combinaisons sont au nombre de trois pour chaque modification. Il est évident que ces douze nuances, expliquées ici pour la première division principale, pour les électeurs, se reproduisent pour la seconde division et pour la troisième. Mais, pour l’une et pour l’autre, il y aurait à changer l’ordre des termes, qui resteraient toujours les mêmes.
§ 13. Le système n’est plus oligarchique. Ces mots sont empruntés à la vieille traduction ; aucun manuscrit ne les donne : mais ils me semblent tout à fait indispensables, et j’ai cru pouvoir les rétablir.
CHAPITRE XIII. Du pouvoir judiciaire, ou de l’organisation des tribunaux ; leur personnel, leurs attributions, mode de leur formation ; espèces diverses de tribunaux ; nomination des juges ; nuances diverses qu’elle peut revêtir suivant la diversité des constitutions.
§ 1. Des trois éléments politiques énumérés plus haut, il ne nous reste plus qu’à parler des tribunaux. Nous suivrons les mêmes principes pour en étudier les modifications diverses. Les différences des tribunaux entre eux ne peuvent reposer que sur trois points : leur personnel, leurs attributions, leur mode de formation. Quant au personnel, les juges peuvent être pris dans l’universalité ou dans une partie seulement des citoyens ; quant aux attributions, les tribunaux peuvent être de plusieurs genres ; enfin, quant au mode de formation, ils peuvent être créés à l’élection ou au sort. Déterminons d’abord quelles sont les diverses espèces de tribunaux. Elles sont au nombre de huit : 1° tribunal pour apurer les comptes publics ; 2° tribunal pour juger les dommages portés à l’État ; 3° tribunal pour juger des attentats à la constitution ; 4° tribunal pour les demandes en indemnité, tant des particuliers que des magistrats ; 5° tribunal où se porteront les causes civiles les plus importantes ; 6° tribunal pour les affaires de meurtre ; 7° tribunal pour les étrangers.
§ 2. Le tribunal de l’homicide peut se subdiviser, selon que les mêmes juges ou des juges différents connaissent du meurtre prémédité ou involontaire, selon que le fait est avoué, mais qu’il y a doute sur le droit du prévenu. Le tribunal criminel peut avoir une quatrième subdivision pour les meurtriers venant purger leur contumace : tel est, par exemple, à Athènes, le tribunal du Puits. Du reste, ces cas judiciaires ne se présentent jamais que fort rarement, même dans les États les plus grands. Le tribunal des étrangers peut se partager selon qu’il connaît des causes entre étrangers, ou bien entre des étrangers et des nationaux. 8° Enfin le dernier genre de tribunaux prononcera sur toutes les petites causes dont l’objet sera de une à cinq drachmes, ou un peu plus. Ces causes, quelque petites qu’elles soient, doivent en effet être jugées comme les autres, et ne peuvent être remises n la décision des juges ordinaires.
§ 3. Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre sur l’organisation de ces tribunaux, et des tribunaux chargés des causes de meurtre et des causes des étrangers ; mais nous parlerons des tribunaux politiques, dont l’organisation vicieuse peut amener tant de troubles et de révolutions dans l’État. L’universalité des citoyens étant apte à toutes les fonctions judiciaires, les juges peuvent être nommés tous au sort, ou tous à l’élection, et prononcer sur les affaires, tantôt au sort, tantôt à l’élection. L’aptitude étant limitée à quelques juridictions spéciales, les juges peuvent être nommés, les uns au sort, les autres à l’élection. Après ces quatre modes de formation, où figure le corps entier des citoyens, il y en a également quatre autres pour le cas où l’entrée du tribunal est le privilège d’une minorité. La minorité qui connaît de toutes les causes, peut être aussi nommée au choix ou nommée au sort ; ou bien elle peut provenir à la fois du sort pour telles affaires, et de l’élection pour telles autres. Enfin quelques tribunaux, même avec des attributions toutes pareilles, peuvent être formés, les uns au sort, les autres à l’élection. Tels sont les quatre nouveaux modes correspondant à ceux que nous venons d’indiquer.
§ 4. On peut encore combiner deux à deux ces hypothèses diverses. Par exemple, les juges de certaines causes peuvent être pris sur la masse des citoyens, et les juges de certaines autres, dans quelques classes seulement ; ou bien de l’une et l’autre façon à la fois, les membres d’un même tribunal sortant, ceux-ci de la masse, ceux-là de classes privilégiées, soit au sort, soit à l’élection, soit par les deux modes simultanément.
§ 5. Voilà toutes les modifications que peut recevoir l’organisation judiciaire. Les premières sont démocratiques, parce qu’elles accordent toutes la juridiction générale à l’universalité des citoyens ; les secondes sont oligarchiques, parce qu’elles restreignent la juridiction générale à certaines classes ; et les troisièmes enfin sont aristocratiques et républicaines, parce qu’elles admettent à la fois et l’universalité des citoyens et une minorité privilégiée.
FIN DU LIVRE SIXIÈME
§ 1. Aristote, après avoir annoncé que les tribunaux de diverses espèces sont au nombre de huit, n’en énumère d’abord que sept : le huitième n’est désigné que plus bas, p. 357, l. 12. Cette classification ne paraît point avoir été comprise par Chalcondyle, qui, après le cinquième tribunal, ajoute en marge : « le sixième pour juger les injures » . Cette leçon n’est donnée par aucun autre manuscrit ; elle est d’ailleurs contraire à la pensée de l’auteur, et l’on peut croire qu’elle n’appartient qu’au copiste. M,. Goettling, cependant, approuve cette addition du manuscrit 2023.
§ 2. Le tribunal du Puits. Le Puits était un lieu situé près du Pirée, sur le bord de la mer. Quand un exilé, accusé durant son absence d’un nouveau crime, voulait venir se justifier, il se rendait sur un vaisseau, vis-à-vis du Puits, et de là plaidait sa cause devant les juges, assis sur le rivage qu’il lui était interdit de toucher. Voir Pausanias, Attique, p. 42. De une cinq drachmes. Ce tribunal se nommait à Athènes Parabyste. Voir Pausanias, Att., p. 41 et suiv., éd. Firmin Didot. Il est évident, du reste, qu’Aristote a eu ici en vue toute l’organisation judiciaire d’Athènes. Voie le commencement et la fin du VIIe (6e) livre. ’POLITIQUE
LIVRE VII. (Ordinairement placé le sixième.)
DE L’ORGANISATION DU POUVOIR DANS LÀ DÉMOCRATIE ET DANS L’OLIGARCHIE.
CHAPITRE PREMIER. Des conséquences qui découlent du principe de la démocratie ; applications plus ou moins complètes qu’on en peut faire. Caractère de la démocratie, la liberté, qui a pour conséquences l’alternative du pouvoir et l’indépendance absolue des actions individuelles ; organisation spéciale du pouvoir dans la démocratie ; l’assemblée générale, le sénat ; rétribution des fonctionnaires ; de l’égalité démocratique.
§ 1. [1316b] Nous avons donc énuméré tous les aspects divers sous lesquels se présentent dans l’État l’assemblée délibérante ou le souverain, les magistratures et les tribunaux ; nous avons montré comment l’organisation de ces éléments se modifie avec les principes mêmes de la constitution ; de plus, nous avons traité antérieurement de la chute et de la stabilité des gouvernements, et nous avons dit quelles sont les causes qui amènent l’une et assurent l’autre. Mais comme nous avons reconnu plusieurs nuances dans la démocratie, et dans les autres gouvernements politiques, nous croyons utile de relever tout ce que nous pouvons avoir laissé de côté, et de déterminer pour chacun d’eux le mode d’organisation qui lui est spécial et le plus avantageux.
§ 2. Nous examinerons en outre toutes les combinaisons que peuvent former, en se mêlant, les divers systèmes dont nous avons parlé. [1317a] Réunis entre eux, ils peuvent altérer le principe fondamental du gouvernement, et rendre, par exemple, l’aristocratie oligarchique, ou pousser les républiques à la démagogie. Par ces combinaisons mi-parties, que je me propose d’examiner ici, et qui n’ont point encore été étudiées, voici ce que j’entends : l’assemblée générale et l’élection des magistrats étant dans le système oligarchique, l’organisation judiciaire peut être aristocratique ; ou bien les tribunaux et l’assemblée générale étant organisés oligarchiquement, l’élection des magistrats peut l’être d’une manière tout aristocratique. On pourrait supposer, si l’on veut, tel autre mode de combinaison, pourvu que les parties essentielles du gouvernement ne soient point constituées dans un système unique. § 3. Nous avons également dit à quels États la démocratie convient, quel peuple peut supporter les institutions oligarchiques, et quels sont, suivant les cas, les avantages des autres systèmes. Mais il ne suffit pas de savoir quel est le système que, selon les circonstances, il convient de préférer pour les États ; ce qu’il faut surtout connaître, c’est le moyen d’établir ce gouvernement-là ou tel autre. Examinons rapidement cette question. Parlons d’abord de la démocratie, et nos explications suffiront pour faire bien comprendre la forme politique diamétralement opposée à celle-là, et qu’on appelle vulgairement l’oligarchie.
§ 4. Nous n’omettrons dans cette recherche aucun des principes démocratiques, ni aucune des conséquences qui paraissent en découler ; car c’est de leur combinaison que résultent les nuances de la démocratie, si nombreuses et si diverses. J’assigne deux causes à ces variétés de la démocratie. La première, et je l’ai dit, c’est la variété même des classes, qui la composent, ici des laboureurs, là des artisans, ailleurs des mercenaires. La combinaison du premier de ces éléments avec le second, ou du troisième avec les deux autres, forme non pas seulement une démocratie plus ou moins bonne, mais essentiellement différente.
§ 5. Quant à la seconde cause, la voici : les institutions qui dérivent du principe démocratique, et qui en paraissent une conséquence toute spéciale, changent complétement, par leurs combinaisons diverses, la nature des démocraties. Ces institutions peuvent être moins nombreuses dans tel État, plus nombreuses dans tel autre, ou enfin se trouver toutes réunies dans un troisième. Il importe de les connaître toutes sans exception, soit que l’on ait à établir une constitution nouvelle, soit qu’on doive en réformer une ancienne. Les fondateurs d’États cherchent à grouper autour de leur principe général tous les principes spéciaux qui en dépendent. Mais ils se trompent dans l’application, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer en traitant de la ruine et du salut des États. Exposons maintenant les bases sur lesquelles s’appuient les divers systèmes, les caractères qu’ils présentent ordinairement, et enfin le but qu’ils se proposent.
§ 6. Le principe du gouvernement démocratique, c’est la liberté. [1317b] On croirait presque, à entendre répéter cet axiome, qu’on ne peut même pas trouver de liberté ailleurs ; car la liberté, dit-on, est le but constant de toute démocratie. Le premier caractère de la liberté, c’est l’alternative du commandement et de l’obéissance. Dans la démocratie, le droit politique est l’égalité, non pas d’après le mérite, mais suivant le nombre. Cette base du droit une fois posée, il s’ensuit que la foule doit être nécessairement souveraine, et que les décisions de la majorité doivent être la loi dernière, la justice absolue ; car on part de ce principe, que tous les citoyens doivent être égaux. Aussi, dans la démocratie, les pauvres sont-ils souverains à l’exclusion des riches, parce qu’ils sont les plus nombreux, et que l’avis de la majorité fait loi. Voilà donc un des caractères distinctifs de la liberté ; et les partisans de la démocratie ne manquent pas d’en faire une condition indispensable de l’État.
§ 7. Son second caractère, c’est la faculté laissée à chacun de vivre comme il lui plaît ; c’est là, dit-on, le propre de la liberté, comme c’est le propre de l’esclavage de n’avoir pas de libre arbitre. Tel est le second caractère de la liberté démocratique. Il en résulte que, dans la démocratie, le citoyen n’est tenu d’obéir à qui que ce soit ; ou s’il obéit, c’est à la condition de commander à son tour ; et voilà comment, dans ce système, on ajoute encore à la liberté, qui vient de l’égalité.
§ 8. Le pouvoir, dans la démocratie, étant soumis à ces nécessités, voici les seules combinaisons qu’il peut recevoir. Tous les citoyens doivent être électeurs et éligibles. Tous doivent commander à chacun, et chacun à tous, alternativement. Toutes les charges doivent y être données au sort, ou du moins toutes celles qui n’exigent ni expérience ni talent spécial. Il ne doit y avoir aucune condition de cens ; ou, s’il y en a, il doit être minime. Nul ne doit exercer deux fois la même charge, ou du moins fort rarement, et seulement pour les moins importantes, excepté toutefois les fonctions militaires. Les emplois doivent être de courte durée, sinon tous, du moins tous ceux qui peuvent être soumis à cette condition. Tous les citoyens doivent être juges dans toutes les affaires, ou du moins dans presque toutes, dans les plus intéressantes, les plus graves, telles que les comptes de l’État et les objets purement politiques, et enfin dans les conventions particulières. L’assemblée générale doit être souveraine sur toutes les matières, ou du moins sur les principales, et l’on doit ôter tout pouvoir aux magistratures secondaires, ou ne leur en laisser que sur des objets insignifiants.
§ 9. Un sénat est une institution très démocratique, là où l’universalité des citoyens ne peut recevoir du trésor public une indemnité de présence aux assemblées ; mais là ou le salaire existe, le pouvoir du sénat est bientôt annulé. Le peuple, riche de son salaire légal, évoque bientôt tout à lui, comme je l’ai dit dans la partie de ce traité qui précède immédiatement celle-ci. Mais il faut avant tout faire en sorte que tous les emplois soient rétribués : assemblée générale, tribunaux, magistratures inférieures ; ou du moins, il faut rétribuer ceux des magistrats, des juges, des sénateurs, des membres de l’assemblée et des fonctionnaires, qui sont tenus de prendre leurs repas en commun. Si les caractères de l’oligarchie sont la naissance, la richesse, l’instruction, ceux de la démocratie seront la roture, la pauvreté, l’exercice d’un métier.
§ 10. Il faut bien se garder de créer aucune fonction à vie ; et si quelque magistrature ancienne a sauvé ce privilége de la révolution démocratique, il faut en limiter les pouvoirs et la remettre au sort au lieu de la laisser à l’élection. Telles sont les institutions communes à toutes les démocraties. Elles découlent directement du principe qu’on proclame démocratique, c’est-à-dire, de l’égalité parfaite de tous les citoyens, n’ayant de différence entre eux que celle du nombre, condition qui paraît être essentielle à la démocratie et que chérit la foule. L’égalité veut que les pauvres n’aient pas plus de pouvoir que les riches, qu’ils ne soient pas seuls souverains, mais que tous le soient dans la proportion même de leur nombre ; on ne trouve pas de moyen plus efficace de garantir à l’État l’égalité et la liberté.
§ 11. Ici l’on peut demander encore quelle sera cette égalité. Faut-il répartir les citoyens de manière que le cens possédé par mille d’entre eux soit égal au cens possédé par cinq cents autres, et accorder alors à la masse des premiers autant de droits qu’aux seconds ? Ou bien, si l’on proscrit cette espèce d’égalité, doit-on prendre, parmi les cinq cents d’une part et parmi les mille de l’autre, un nombre pareil de citoyens également investis du droit d’élire les magistrats et d’assister aux tribunaux ? Est-ce là le système le plus équitable selon le droit démocratique ? Ou faut-il donner la préférence à celui qui ne tient absolument compte que du nombre ? À entendre les partisans de la démocratie, la justice est uniquement dans la décision de la majorité ; à en croire les partisans de l’oligarchie, la justice est la décision des riches ; car à leurs yeux la richesse est la seule base raisonnable en politique.
§ 12. De part et d’autre, je vois toujours inégalité, injustice. Les principes oligarchiques mènent droit à la tyrannie ; car si un individu est plus riche à lui seul que tous les autres riches ensemble, il faut, en suivant les maximes du droit oligarchique, que cet individu soit souverain ; car il a seul vraiment le droit de l’être. Les principes démocratiques mènent directement à l’injustice ; car la majorité, souveraine par son nombre, se partagera bientôt les biens des riches, ainsi que je l’ai déjà dit. Pour trouver une égalité que chaque parti puisse admettre, il faut la chercher dans le principe même que tous deux donnent à leur droit politique. Ainsi, des deux côtés, on soutient que la volonté de la majorité doit être souveraine.
§ 13. J’admets donc ce principe ; mais je le limite. L’État se compose de deux parties, les riches et les pauvres ; que la décision des uns et des autres, c’est-à-dire de leur double majorité, fasse loi. S’il y a dissentiment, que ce soit l’avis des plus nombreux et de ceux dont le cens est le plus considérable qui l’emporte. Supposons dix riches et vingt pauvres ; six riches pensent d’une façon, quinze pauvres pensent d’une autre ; les quatre riches restants se joignent aux quinze pauvres ; les cinq pauvres restants se joignent aux six riches. Je demande que ceux-là l’emportent, quels qu’ils soient, dont le cens cumulé de part et d’autre sera le plus considérable.
§ 14. Si le cens est égal des deux côtés, le cas n’est pas plus embarrassant que ne l’est aujourd’hui un partage de votes dans l’assemblée publique ou au tribunal. On laisse alors prononcer le sort, ou l’on a recours à tout autre expédient du même genre. Quelle que soit d’ailleurs la difficulté d’arriver au vrai en fait d’égalité et de justice, on y aura toujours moins de peine que d’arrêter par la persuasion des gens assez forts pour satisfaire leurs avides désirs. La faiblesse réclame toujours égalité et justice ; la force ne s’en inquiète en rien.
§ 1. Donc. Voir le début des livres II, V (8) et VIII (5). Antérieurement. Ce qui regarde les trois pouvoirs a été traité à la fin du livre VI (4), ch. xi et suiv. ; et le sujet du livre VII (6) y fait parfaitement suite. Quant à la théorie des révolutions, le souvenir qui est placé ici, et qui sera encore rappelé plus bas, même chapitre, § 5, ne tient absolument en rien au sujet de ce livre, et je n’hésite pas à déclarer ces mots interpolés. De plus nous avons traité… et assurent l’autre. Voir plus haut, 1. VI (4), ch. II, § 1 et suiv., et l’App.
§ 2. Réunis entre eux. Aristote, après avoir exposé ce qu’est en soi chacun des trois pouvoirs, examine ensuite ce que la combinaison de ces pouvoirs peut produire, quand ils ne sont pas constitués tous les trois dans un seul et même système politique. Entre ces deux idées, si connexes et si simples, il n’y a de place pour aucune autre ; mais surtout il n’y a point place pour une théorie des révolutions. L’éditeur qui, le premier, a inséré l’ancien livre Ve entre les anciens IVe et VIe, a commis une méprise qui semble peu excusable. Voir l’Appendice.
§ 3. Nous avons également dit, Voir plus haut, 1. VI (4), ch. IV.
§ 4. Je l’ai déjà dit. Voir plus haut, l. VI (4), ch. II, § 1 et suiv.
§ 5. Ainsi que je t’ai déjà fait remarquer. Il est vrai que, selon l’ancien ordre des livres, Aristote a déjà exprimé cette pensée dans le livre V, placé le VIIIe dans cette traduction, ch. I, § 1 ; mais il est vrai aussi qu’en cet endroit même il renvoie à un autre qui se trouve livre III, ch. V, § 8 et suiv., où il a développé cette pensée beaucoup plus complétement. Ainsi, le passage dont il est ici question, loin de prouver que l’ancien livre VI doit venir après l’ancien livre V, prouve peut-être seulement que le premier éditeur d’Aristote n’avait pas lu assez attentivement l’ouvrage qu’il publiait. Voir les notes des deux premiers paragraphes de ce chapitre et l’Appendice. Je déclare donc encore interpolés ces mots : ainsi que je l’ai dit… des États.
§ 6. C’est la liberté. Voir les théories de Montesquieu, Esprit des lois, l1. XI, ch. II.
§ 8. Ou du moins sur les principales. Ces mots semblent à M. Coettling avoir été ajoutés par quelque grammairien. Je les crois nécessaires ; mais dans le texte, ils sont rejetés un peu loin.
§ 9. Un sénat est une institution très démocratique. Voir la même pensée plus haut, l. VI, ch. XII, § 8.
§ 12. Ainsi que je l’ai déjà dit. Voir plus haut, liv. III, ch. VI, § 1.
§ 14. La faiblesse. Chaque jour confirme la vérité de cette maxime très profonde, mais certainement peu consolante.
CHAPITRE II. Suite de la théorie sur l’organisation du pouvoir dans la démocratie ; le peuple agriculteur est le plus propre à la démocratie ; institutions qui lui conviennent ; lois faites dans quelques États pour favoriser l’agriculture. Du peuple pasteur. De la démagogie extrême ; des moyens qui lui sont propres ; des limites qu’elle doit toujours garder.
§ 1. Des quatre formes de démocratie que nous avons reconnues, la meilleure est celle que j’ai placée la première dans les considérations que je viens de présenter ; elle est aussi la plus ancienne de toutes : j’entends la première, d’après la division que j’ai indiquée dans les classes du peuple. La classe la plus propre au système démocratique est celle des laboureurs ; aussi la démocratie s’établit sans peine partout où la majorité vit de l’agriculture et de l’élève des troupeaux. Comme elle n’est pas fort riche, elle travaille sans cesse et ne peut s’assembler que rarement ; et comme elle ne possède pas le nécessaire, elle s’applique aux travaux qui la nourrissent, et n’envie pas d’autres biens que ceux-là. Travailler vaut mieux encore que gouverner et commander, là où l’exercice du pouvoir ne procure pas de grands profits ; car les hommes en général préfèrent l’argent aux honneurs.
§ 2. Ce qui le prouve bien, c’est que jadis même nos ancêtres supportaient les tyrannies qui pesaient sur eux, et qu’on supporte aujourd’hui sans murmure les oligarchies existantes, pourvu qu’on puisse librement vaquer au soin de ses intérêts, sans redouter de spoliations. On fait alors rapidement fortune, ou du moins l’on échappe à la misère. Souvent même on voit le simple droit d’élire les magistrats et d’en exiger des comptes, suffire à l’ambition de ceux qui peuvent en avoir, puisque, dans plus d’une démocratie, sans participer à l’élection des chefs, et tout en laissant ce droit à quelques électeurs qui sont pris successivement dans la masse entière des citoyens, comme on le fait à Mantinée, la majorité se montre satisfaite, parce qu’elle dispose souverainement des délibérations. C’est bien là, on doit le reconnaître encore, une espèce de démocratie ; et Mantinée était jadis un État réellement démocratique.
§ 3. Dans cette espèce de démocratie, dont j’ai déjà parlé plus haut, c’est un principe excellent et d’une application assez ordinaire, de mettre au rang des droits accordés à tous les citoyens l’élection des magistrats, l’examen des comptes et l’entrée des tribunaux, et de soumettre les hautes fonctions aux nécessités de l’élection et du cens, en proportionnant le cens à l’importance même des emplois ; ou bien encore, en négligeant cette condition du cens pour toutes les magistratures, de ne choisir que ceux qui peuvent, par leur fortune, convenablement remplir le poste où on les appelle. Un gouvernement est toujours fort, quand il est établi d’après ces principes. De cette façon, le pouvoir passe toujours aux mains les plus honorables, et le peuple ne ressent point de jalousie contre les hommes estimables que sa volonté appelle aux affaires. Cette combinaison suffit même à satisfaire les hommes distingués. Ils n’ont point à redouter pour eux-mêmes l’autorité de gens qui leur seraient inférieurs ; et personnellement, ils gouverneront avec équité, parce qu’ils sont responsables de leur gestion devant des citoyens d’une autre classe que la leur.
§ 4. Il est toujours bon pour l’homme d’être tenu en bride, et de ne pouvoir se livrer à tous ses caprices ; car l’indépendance illimitée de la volonté individuelle ne saurait être une barrière contre les vices que chacun de nous porte dans son sein. De là, résulte nécessairement pour les États cet immense avantage que le pouvoir est exercé par des hommes éclairés qui ne commettent pas de fautes graves, et que le peuple n’est point opprimé et avili. C’est là, sans contredit, la meilleure des démocraties. Et d’où vient sa perfection ? Des mœurs mêmes du peuple qu’elle régit.
§ 5. Presque tous les anciens gouvernements avaient des lois excellentes pour rendre le peuple agriculteur. Ou elles limitaient, d’un façon absolue, la possession individuelle des terres à une certaine mesure qu’on ne pouvait dépasser ; ou elles fixaient l’emplacement des propriétés, tant autour de la ville que dans les parties plus éloignées du territoire. Parfois même, à ces premières précautions, elles ajoutaient la défense de jamais vendre les lots primitifs. On cite aussi cette loi à peu près pareille, attribuée à Oxylus, et qui interdisait de prêter sur hypothèques immobilières.
§ 6. Si l’on voulait aujourd’hui réformer bien des abus, on pourrait recourir à la loi des Aphytéens, qui serait d’une excellente application pour l’objet qui nous occupe. Quoique la population de leur État soit très nombreuse, et son territoire peu étendu, cependant tous les citoyens sans exception y cultivent un coin de terre. On a soin de ne soumettre à l’impôt qu’une portion des propriétés ; et les parts territoriales sont toujours assez fortes pour que le cens des plus pauvres dépasse la quotité légale.
§ 7. Après le peuple agriculteur, le peuple le plus propre à la démocratie, c’est le peuple pasteur et vivant de ses troupeaux. Ce genre d’existence se rapproche beaucoup de l’existence agricole ; et les peuples pasteurs sont merveilleusement préparés aux travaux de la guerre, d’un tempérament robuste, et capables de supporter les fatigues du bivouac. Quant aux classes différentes de celles-là, et dont se composent presque toutes les autres espèces de démocraties, elles sont bien inférieures à ces deux premières ; leur existence est dégradée ; et la vertu n’a rien à faire avec les occupations habituelles des artisans, des marchands, des mercenaires. Toutefois il faut remarquer que, tourbillonnant sans cesse dans les marchés et les rues de la cité, cette masse se réunit sans peine, on peut dire, en assemblée publique. Les laboureurs, au contraire, disséminés dans les champs, se rencontrent rarement entre eux et ne sentent pas autant ce besoin de se réunir.
§ 8. Mais si le territoire est distribué de telle sorte que les champs soient fort éloignés de la ville, on peut établir aisément dans cette condition une excellente démocratie et même une république. La majorité des citoyens est forcée alors d’émigrer de la ville et d’aller vivre dans les campagnes ; et l’on sta¬tuerait que la tourbe des marchands ne pourra se réunir jamais en assemblée générale, sans la présence de la masse agricole. Tels sont les principes sur lesquels doit reposer l’institution de la première et de la meilleure des démocraties. On peut sans peine en déduire l’organisation de toutes les autres, dont les dégénérations se succèdent selon les diverses classes du peuple, jusqu’à cette classe dégradée qu’il faut toujours exclure.
§ 9. Quant à cette forme dernière de la démagogie, où l’universalité des citoyens prend part au gouvernement, tout État n’est pas fait pour la supporter ; et l’existence en est fort précaire, à moins que les mœurs et les lois ne s’accordent à la maintenir. Nous avons indiqué plus haut la plupart des causes qui ruinent cette forme politique et les autres États républicains. Pour établir ce genre de démocratie et transférer tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement d’inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu’ils peuvent ; ils n’hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non seulement ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d’un des deux côtés : je veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces hommes-là dirigent.
§ 10. Ce sont des moyens tout à fait à la portée des démagogues. Toutefois, qu’ils n’en fassent usage que jusqu’à ce queles classes inférieures l’emportent en nombre sur les hautes classes, et les classes moyennes ; qu’ils se gardent bien d’aller au delà ; car en dépassant cette limite, on se donne une foule indisciplinable, et l’on exaspère les classes élevées, qui supportent si difficilement l’empire de la démocratie. La révolution de Cyrène n’eut point d’autres causes. On ne remarque point le mal tant qu’il est léger ; mais il s’accroît, et il frappe alors tous les yeux.
§ 11. On peut, dans l’intérêt de cette démocratie, employer les moyens dont Clisthène fit usage à Athènes pour fonder le pouvoir populaire, et qu’appliquèrent aussi les démocrates de Cyrène. Il faut créer en plus grand nombre de nouvelles tribus, de nouvelles phratries ; il faut substituer aux sacrifices particuliers des fêtes religieuses, peu fréquentes mais publiques ; il faut confondre autant que possible les relations des citoyens entre eux, en ayant soin de rompre toutes les associations antérieures.
§ 12. Toutes les ruses des tyrans peuvent même trouver place dans cette démocratie, par exemple, la désobéissance permise aux esclaves, chose peut-être utile jusqu’à certain point, la licence des femmes et des enfants. On accordera de plus à chacun la faculté de vivre comme bon lui semble. À cette condition, bien des gens ne demanderont pas mieux que de soutenir le gouvernement ; car les hommes en général préfèrent une vie sans discipline à une vie sage et régulière.
§ 1. Je viens de présenter. Le sujet que rappelle ici Aristote a été traité par lui, liv. VI (4e), ch. iv, § 2. Quand il veut parler d’une question antérieure, il se sert des mots : « dans les premières études, antérieurement » . Ici le texte a un sens plus précis, et il indique que la partie de l’ouvrage qu’Aristote veut désigner précède immédiatement celle-ci. Ce passage est encore une nouvelle preuve en faveur de mon opinion sur l’ordre des livres. Voir plus haut, dans ce livre, ch. 1, §§ 1, 5, 9, et liv. VI (4e), ch. ii, § 1 et suiv. Voir aussi l’Appendice.
Aussi la démocratie. Cette remarque est profonde, et l’on ne peut douter que la démocratie n’ait dû à cette cause les progrès immenses qu’elle a faits en France. Elle travaille sans cesse.Voir liv. XVIII, Montesquieu, Esprit des Lois, ch. i.
§ 2. À Mantinée. On peut entre-voir, dans cette organisation de la république de Mantinée, une forme à peu près représentative. C’est peut-être la seule trace qu’en offre l’antiquité. On sait que Mantinée fut détruite par Agésilas dans la XCVIIIe olympiade, vers 387 avant J.-C., et rebâtie plus tard. On peut croire que ce système de gouvernement a été en vigueur à Mantinée, tant avant la destruction de la ville qu’après son rétablissement.
§ 3. Dont j’ai déjà parlé plus haut. Voir des théories analogues, § 1.
§ 5. Individuelle. Voir plus bas, liv. VIII (5e), ch. vi, § 6. Les lots primitifs. Voir plus haut, livre II, ch. vi, § 10. Oxylus. Oxylus paraît avoir régné sur les Eléens. Pausanias est le seul auteur qui en parle (Voyage de l’Elide, ch. III et IV). On ne sait sur cette loi d’Oxylus que ce qu’en dit ici Aristote.
§ 6. Aphytéens. J’ai dû adopter ici la correction de Sylburge, quoique tous les manuscrits donnent « Aphytaliens », ainsi que la vieille traduction. Héraclide de Pont, à la fin de son petit traité sur les Etats, a dit quelques mots des Aphytéens, dont il vante la justice et la probité. Aphytis est, suivant Xénophon (Hellenic., lib.V, cap. III, § 19), une ville de Thrace. Voir, à ce mot, Etienne de Byzance.
§ 7. Vivant de ses troupeaux. Voir plus haut ce qui est dit des agrculteurs, § 1.
§ 9. Cette forme dernière de la démagogie. Aristote, ici, a sans doute en vue la démocratie athénienne. Nous avons indiqué plus haut. Voir plus haut la même pensée, liv. VI, ch. iv, § 4.
§ 10. La révolution de Cyrène. Voir Héraclide de Pont, p. 510, et Hérodote, Melpomène, ch. CLII et suiv. p. 228, édition Firmin Didot.
§ 11. Clisthène établit dix tribus au lieu de quatre. Voir plus haut, livre III, chap. I, § 10. Machiavel donne à peu près le même conseil qu’Aristote. Discours sur les Déc. de Tite-Live, liv. I, ch. xxvi.
CHAPITRE III. Suite de la théorie de l’organisation du pouvoir dans la démocratie. Conditions nécessaires à la durée des démocraties ; ne pas exagérer les conséquences du principe démocratique ; éviter l’oppression des riches et les confiscations au profit du trésor public ; s’attacher à procurer au peuple une aisance générale ; moyens employés par quelques gouvernements.
§ 1. Pour le législateur et pour ceux qui veulent fonder un gouvernement démocratique, instituer ce gouvernement n’est ni la seule ni la plus grande difficulté ; c’est bien plutôt de savoir le faire vivre. Un gouvernement quel qu’il soit peut toujours bien durer deux ou trois jours. Mais en étudiant, comme nous l’avons fait plus haut, les causes de salut et de ruine pour les États, on peut essayer de tirer de cet examen des garanties de stabilité politique, en écartant avec soin toutes les chances de dissolution et en ne faisant que des lois, formelles ou tacites, qui toutes renferment les principes sur lesquels repose la durée des États. Il faut se bien garder encore de prendre pour démocratique ou oligarchique tout ce qui renforcera, dans le gouvernement, le principe de la démocratie ou de l’oligarchie ; on doit s’attacher bien plutôt à ce qui fera vivre l’État le plus longtemps possible.
§ 2. Aujourd’hui pour plaire au peuple, les démagogues font prononcer des confiscations énormes par les tribunaux. Quand on aime l’État qu’on dirige, on prend un système tout opposé ; et l’on fait passer en loi que les biens des condamnés pour crimes de haute trahison ne reviendront jamais au trésor public, mais qu’ils seront consacrés aux dieux. C’est le moyen d’amender également les coupables, qui n’en sont pas moins punis, et d’empêcher la foule, qui n’y doit rien gagner, de condamner si fréquemment les accusés soumis à sa juridiction. Il faut en outre prévenir la multiplicité de ces jugements publics, en portant de fortes amendes contre ceux qui échouent dans leurs accusations ; car d’ordinaire les accusateurs s’en prennent à la classe distinguée plutôt qu’aux gens du peuple. Or il faut que tous les citoyens soient attachés le plus possible à la constitution, ou que du moins ils ne regardent pas comme des ennemis les souverains mêmes de l’État.
§ 3. Les espèces les plus vicieuses de la démocratie existent en général dans des États fort populeux, où il est difficile de réunir des assemblées publiques sans payer ceux qui s’y rendent. Aussi, les hautes classes redoutent-elles cette nécessité quand l’État n’a pas de revenus propres ; car il faut alors lui créer des ressources, soit par des contributions spéciales, soit par des confiscations, que prononcent des tribunaux corrompus. Or, ce sont là des causes de ruine pour bien des démocraties. Là donc oà l’État n’a pas de revenus, il faut que les assemblées publiques soient rares, et les membres des tribunaux fort nombreux, mais ne siégeant que quelques jours. Ce système a le double avantage, d’abord que les riches n’auront point à craindre de trop grandes dépenses, quoique ce ne soit pas à eux, mais aux pauvres qu’on donne le salaire judiciaire ; et ensuite ceci fera que la justice sera beauoup mieux rendue, parce que les riches ne veulent jamais quitter leurs affaires pour plusieurs jours, et ne consentent à les laisser que pour quelques instants.
§ 4. Si l’État est opulent, il faut se garder d’imiter les démagogues d’aujourd’hui. Ils partagent au peuple tout l’excédant des recettes, et prennent part comme les autres à la répartition ; mais les besoins restent toujours les mêmes ; car donner de tels secours à la pauvreté, c’est vouloir emplir un tonneau sans fond. L’ami sincère du peuple tâchera de prévenir pour la foule l’excès de la misère, qui pervertit toujours la démocratie ; et il mettra tous ses soins à rendre l’aisance permanente. Il est bon, dans l’intérêt même des riches, d’accumuler les excédants des recettes publiques, pour les répartir en une seule fois aux pauvres, surtout si les portions individuelles suffisent à l’achat d’un petit immeuble, ou du moins à l’établissement d’un commerce ou d’une exploitation agricole. Si l’on ne peut faire participer tout d’un coup la masse entière à ces distributions, qu’on procède par tribu ou suivant toute autre division successive. Les riches doivent certainement dans ce cas contribuer aux charges nécessaires de l’État ; mais qu’on renonce à exiger d’eux des dépenses sans utilité.
§ 5. À Carthage, le gouvernement a toujours su, par des moyens analogues, gagner l’affection du peuple ; il envoie sans cesse quelques gens du peuple s’enrichir dans les colonies. Les classes élevées, si elles sont habiles et intelligentes, auront soin d’aider les pauvres et de les tourner constamment vers le travail, en leur créant des ressources. Elles feront bien aussi d’imiter le gouvernement de Tarente. En accordant aux pauvres l’usage commun des propriétés, le gouvernement s’est acquis le dévouement de la foule. D’un autre côté, il a fait doubles tous les emplois, mettant l’un à l’élection, l’autre au sort ; prenant le sort pour que le peuple puisse arriver aux fonctions publiques, l’élection pour qu’elles soient mieux remplies. On peut encore obtenir le même résultat, en faisant que les, membres d’une même magistrature soient les uns désignés par le sort, et les autres choisis à l’élection.
§ 6. Tels sont les principes qu’il convient de suivre dans l’institution de la démocratie.
§1. Comme nous l’avons dit plus haut. je crois que ces mots sont interpolés. Voir les motifs que j’ai donnés plus haut, aux notes des paragraphes 1 et 5 du chap. Ier de ce livre. En admettant que l’ancien livre V dût être placé avant le VIe, il y aurait lieu de s’étonner qu’en parlant à la fin du chapitre précédent des manœuvres de la tyrannie, communes aussi à la démocratie, Aristote n’eût pas rappelé, selon sa méthode habituelle, qu’il en avait précédemment traité.
§ 5. À Carthage. Voir livre II, ch. VIII, § 1. Le gouvernement de Tarente. Voir plus bas, liv. VIII(5), ch. II, § 8, et Fleyne, Opuscula acad., t. II, p. 217. On sait peu de chose de Tarente.
CHAPITRE IV. De l’organisation du pouvoir dans les oligarchies ; le bases en sont généralement toutes contraires à celles de la démocratie ; conditions diverses du cens. L’administration des oligarchies exige infiniment de prudence, parce que le principe est mauvais ; nécessité du bon ordre ; rapport des diverses nuances de l’oligarchie à la composition de l’armée. Les oligarques doivent s’imposer des dépenses publiques ; fautes de la plupart des oligarchies.
§ 1. On peut aisément voir, d’après les principes qui précèdent, quels sont ceux de l’établissement oligarchique. Il faudra, pour chaque espèce d’oligarchie, prendre le contre-pied de ce qui concerne l’espèce correspondante de démocratie. Ceci est surtout applicable à la mieux combinée et à la première des oligarchies ; et cette première oligarchie se rapproche beaucoup de la république proprement dite. Le cens doit y être varié, plus fort pour les uns, plus faible pour les autres : plus faible pour les magistratures vulgaires et d’utilité indispensable, plus fort pour les magistratures élevées. Du moment qu’on possède le cens légal, on doit arriver aux emplois ; et le nombre des gens du peuple entrant au pouvoir en vertu du cens, doit être combiné de telle sorte que la portion de la cité qui aura des droits politiques soit plus forte que celle qui n’en aura pas. On aura soin, du reste, que ce qu’il y a de plus distingué parmi le peuple soit ainsi admis à participer au pouvoir.
§ 2. Il faut resserrer un peu ces bases pour obtenir l’oligarchie qui succède à cette première espèce. Quant à la nuance oligarchique qui répond à la dernière nuance de la démocratie, et qui, comme elle, est la plus violente et la plus tyrannique, ce gouvernement exige d’autant plus de prudence qu’il est plus mauvais. Les corps sainement constitués, les navires bien construits et montés par des marins habiles, peuvent endurer, sans crainte de périr, les fautes les plus graves ; mais les corps maladifs, les navires déjà fatigués et abandonnés à des matelots ignorants, ne peuvent au contraire supporter les moindres erreurs. De même pour les constitutions politiques : plus elles sont mauvaises, plus elles exigent de précautions.
§ 3. En général, les démocraties trouvent leur salut dans l’abondance même de leur population. Le droit du nombre y remplace le droit du mérite. L’oligarchie, au contraire, ne peut vivre et se sauver que par le bon ordre. La masse presque entière du peuple se composant de quatre classes principales : les laboureurs, les artisans, les mercenaires, les commerçants ; et quatre espèce d’armes aussi étant nécessaires à la guerre : la cavalerie, les hoplites, l’infanterie légère et la marine, dans un pays naturellement propre à l’élève des chevaux, l’oligarchie peut sans peine se constituer très puissamment ; car la cavalerie, qui fait alors la force et la sécurité nationales, exige toujours pour son entretien beaucoup de fortune. Là où les hoplites sont en grand nombre, la seconde espèce d’oligarchie peut s’établir ; car cette infanterie pesante se compose généralement de riches plutôt que de pauvres. Au contraire, l’infanterie légère et la marine sont des éléments tout démocratiques.
§ 4. Aussi, dans les États où ces deux éléments se rencontrent en masse, les riches, comme on peut le voir de nos jours, ont-ils souvent le dessous quand on en vient à la guerre civile. Pour porter remède à ce mal, on peut imiter la méthode des généraux qui, dans le combat, savent mêler à la cavalerie et aux hoplites une proportion convenable de troupes moins pesantes. Dans les séditions, les pauvres l’emportent souvent sur les riches, en ce que, moins lourdement armés, ils peuvent combattre avec avantage contre la cavalerie et la grosse infanterie.
§ 5. Aussi, l’oligarchie qui prend son infanterie légère dans les dernières classes du peuple, ne la forme que contre elle-même. Il faut au contraire, en profitant de la diversité des âges et en tirant parti des plus âgés comme des plus jeunes, faire exercer les fils des oligarques dès leur enfance à toutes les manœuvres de l’infanterie légère, et les appliquer, dès qu’ils sortent de l’adolescence, aux plus rudes travaux, comme de véritables athlètes. L’oligarchie d’ailleurs aura soin d’accorder des droits politiques au peuple, soit à la condition du cens légal, comme je l’ai déjà dit, soit, comme le fait la constitution de Thèbes, en exigeant qu’on ait cessé, depuis un certain laps de temps, toute occupation illibérale ; soit comme à Marseille, où l’on désigne ceux qui, par leur mérite, peuvent obtenir des emplois, qu’ils fassent déjà partie du gouvernement ou qu’ils soient en dehors.
§ 6. Quant aux principales magistratures, réservées nécessairement à ceux qui jouissent des droits politiques, il faudra leur prescrire les dépenses publiques qu’elles devront acquitter. Le peuple alors ne se plaindra plus de ne point arriver aux emplois, et sa jalousie pardonnera sans peine à ceux qui doivent acheter si cher l’honneur de les remplir. Pour leur installation, les magistrats devront faire des sacrifices magnifiques, et construire quelques monuments publics ; le peuple, alors, prenant part aux banquets et aux fêtes, et voyant la ville splendidement décorée de temples et d’édifices, souhaitera le maintien de la constitution ; et ce sera pour les riches autant de superbes témoignages des dépenses qu’ils auront faites. Aujourd’hui, les chefs des oligarchies, loin d’agir ainsi, font précisément tout le contraire : ils cherchent le profit aussi ardemment que l’honneur ; et l’on peut dire avec vérité que ces oligarchies ne sont que des démocraties réduites à quelques gouvernants.
§ 7. Telles sont les bases qu’il convient de donner aux démocraties et aux oligarchies.
§ 3. Quatre classes principales. Voir plus haut, liv. VI, ch. III, § 11.
§ 4. Ils peuvent combattre avec avantage. Dans le moyen âge, les vilains, armés à la légère, ont été les écrasés presque toutes les fois qu’ils se sont mesurés contre les nobles, les chevaliers. Les vilains, c’est-à-dire le peuple, ont cependant fini par triompher, comme les démocraties dont parle Aristote, mais par des moyens différents.
§ 5. Comme je l’ai déjà dit. Voir plus haut, § 1. La constitution de Thèbes. Voir ci-dessus, liv. III, ch. III, § 4. Comme à Marseille. Voir plus bas, liv. VIII (5e), ch. v, § 2.
CHAPITRE V. Esquisse des diverses magistratures indispensables ou utiles à la cité. Objets auxquels ces magistratures s’appliquent ; le marché, l’entretien des rues et des chemins, etc. ; les campagnes ; les finances de l’État ; les actes publics ; l’exécution des sentences judiciaires ; les affaires militaires ; apurement des comptes publics ; présidence de l’assemblée générale ; le culte religieux et civil ; surveillance des femmes et des enfants. — Fin de la théorie sur l’organisation du pouvoir.
§ 1. Une suite naturelle de ce qui précède est de déterminer avec exactitude le nombre des diverses magistratures, leurs attributions, et les conditions nécessaires pour les remplir. C’est un sujet que nous avons déjà précédemment touché. D’abord un État ne saurait être sans certaines magistratures, qui lui sont indispensables ; il ne saurait être bien régi sans les magistratures qui assurent le bon ordre et la tranquillité. Ensuite, il y a également nécessité, comme je l’ai déjà dit, que les fonctions soient peu nombreuses dans les petits États et multipliées dans les grands ; et il importe de bien connaître celles qui peuvent être cumulées et celles qui sont incompatibles. § 2. En ce qui concerne les besoins indispensables de la cité, le premier objet de surveillance, c’est le marché public, qui doit être sous la direction d’une autorité veillant aux conventions qui s’y passent et à sa bonne tenue. Dans presque toutes les villes, il y a nécessité pour les citoyens de vendre et d’acheter, afin de satisfaire leurs mutuels besoins ; et c’est là peut-être la plus importante garantie de ce bien-être qu’ont cherché, ce semble, les membres de la cité, en se réunissant dans une association commune.
§ 3. Un autre objet qui vient après celui-ci, et qui y tient de fort près, c’est la conservation des propriétés publiques et particulières. Cette charge comprend la tenue régulière de la cité, l’entretien et la réparation des édifices qui se dégradent et des chemins publics, le règlement des limites pour chaque propriété, afin de prévenir les contestations ; en un mot, toutes les matières de même ordre que celles-ci. Ce sont là des fonctions, comme on les appelle ordinairement, de police urbaine. Or, elles sont fort variées, et l’on peut, dans les États bien peuplés, les partager entre plusieurs mains. Ainsi, on établit des architectes spéciaux pour les murailles, des inspecteurs des eaux et fontaines, des surveillants du port.
§ 4. Il est une autre magistrature analogue à celle-là et aussi nécessaire qu’elle, s’occupant des mêmes soins, mais qui ne régit que les campagnes et l’extérieur de la cité. Les fonctionnaires qui l’exercent sont nommés tantôt Inspecteurs des champs, tantôt Conservateurs des forêts. Ainsi voilà déjà pour la cité trois ordres de fonctions indispensables. Une quatrième magistrature, qui ne l’est pas moins, est celle qui doit percevoir les deniers communs, garder le trésor de l’État, et répartir les fonds entre les divers chapitres de l’administration publique. Ces fonctionnaires se nomment Receveurs et Trésoriers. Une autre classe de fonctionnaires est chargée de l’enregistrement des actes passés entre particuliers, et des arrêts rendus par les tribunaux. Ce sont eux aussi qui doivent recevoir la déclaration des poursuites et des instances judiciaires. Parfois cette dernière magistrature se divise en plusieurs autres ; mais elle n’en a pas moins toutes les attributions que je viens d’énumérer. Ceux qui la remplissent sont appelés Archivistes, Greffiers, Conservateurs, ou désignés par tout autre nom pareil.
§ 5. La magistrature qui vient après celle-ci et qui est la plus nécessaire, mais aussi la plus délicate de toutes, est chargée de l’exécution des condamnations judiciaires, de la poursuite préalable des jugements et de la garde des prisonniers. Ce qui la rend surtout pénible, c’est l’animadversion générale qu’elle soulève. Aussi, quand le profit n’est pas considérable, on ne trouve personne pour la remplir, ou du moins pour la remplir selon toute la sévérité des lois. Elle est cependant indispensable ; car il serait bien inutile de rendre la justice, si les arrêts ne devaient pas recevoir de suite ; et la société civile n’est pas plus possible sans l’exécution des jugements que sans la justice même qui les rend.
§ 6. Mais il est bon que ces difficiles fonctions n’appartiennent point à une magistrature unique. Il faut les partager entre les membres des divers tribunaux, et suivant la nature des actions et des instances judiciaires. En outre, les magistratures qui sont étrangères au jugement pourront se charger parfois de l’exécution ; et dans les causes où figurent des jeunes gens, les exécutions seront confiées de préférence à de jeunes magistrats. Quant aux poursuites qui atteignent des magistrats en place, il faut avoir soin que la magistrature qui exécute soit autre que celle qui a condamné ; que, par exemple, les inspecteurs de la ville appliquent les arrêts des inspecteurs du marché, comme les arrêts des premiers seront appliqués par d’autres. Plus l’animadversion excitée contre les agents sera faible, plus l’exécution sera complète. C’est doubler la haine que de remettre aux mêmes mains la condamnation et l’exécution ; c’est rendre l’exécration générale que d’étendre à tous les objets les fonctions de juge et d’exécuteur, en les laissant toujours aux mêmes individus.
§ 7. Souvent on distingue les fonctions de geôlier de celles d’exécuteur : témoin à Athènes, le tribunal des Onze. Cette séparation de fonctions est bonne ; et l’on doit chercher aussi des moyens adroits pour rendre moins odieux l’emploi de geôlier, qui est tout aussi nécessaire que les autres emplois dont nous avons parlé. Les honnêtes gens repoussent cette charge de toutes leurs forces, et il est dangereux de la confier à des hommes corrompus ; car il faudrait plutôt les garder eux-mêmes que leur remettre la garde d’autrui. Il importe donc que la magistrature chargée de ces fonctions ne soit ni unique ni perpétuelle. Elles seront données à des jeunes gens, partout où la jeunesse et les gardes. de la ville sont organisés militairement ; et diverses magistratures devront s’acquitter tour à tour de ces pénibles soins.
§ 8. Telles sont en première ligne les magistratures qui paraissent les plus nécessaires à la cité. Viennent ensuite d’autres fonctions qui ne sont pas moins indispensables, mais qui sont d’un ordre plus relevé ; car elles exigent un mérite éprouvé, et c’est la confiance seule qui les accorde. Ce sont celles qui concernent la défense de la cité et toutes les affaires militaires. En temps de paix, comme en temps de guerre, il faut veiller également à la garde des portes et des murailles et à leur entretien. Il faut enregistrer les citoyens et les distribuer dans les divers corps armés.
§ 9. Les magistratures qui reçoivent toutes ces attributions sont plus ou moins nombreuses, selon les localités ; dans les petites villes, un seul fonctionnaire peut veiller à tous ces objets. Les magistrats qui remplissent ces emplois se nomment généraux, ministres de la guerre. De plus, si l’État possède des cavaliers, des hoplites, de l’infanterie légère, des archers, des matelots, chaque troupe a parfois ses fonctionnaires spéciaux, nommés alors chefs des matelots, des cavaliers, des phalanges ; ou bien même, suivant les subdivisions de ces premières charges, chefs de galères, chefs de bataillon, chefs de tribu, chefs de tel autre corps qui n’est qu’une partie des premiers. Chacune de ces fonctions est une branche de l’administration militaire, qui renferme toutes les nuances qu’on vient d’indiquer.
§ 10. Quelques magistratures, et l’on pour-rait peut-être dire toutes, maniant souvent les fonds publics, il faut nécessairement que celle qui reçoit et apure les comptes des autres, en soit totalement séparée, et n’ait exclusivement que ce soin. Les fonctionnaires qui la remplissent se nomment tantôt Contrôleurs, tantôt Examinateurs, ou Vérificateurs, ou Agents du trésor. Au-dessus de ces magistratures et de beaucoup la plus puissante de toutes, car c’est d’elle souvent que dépendent la fixation et la rentrée des impôts, est cette magistrature qui préside l’assemblée générale, dans les Etats où le peuple est souverain. Il faut en effet des fonctionnaires spéciaux pour convoquer le souverain en assemblée. Tantôt on les appelle Com¬missaires préparateurs, parce qu’ils préparent les délibérations, tantôt Sénateurs, surtout dans les Etats où le peuple décide en dernier ressort. Telles sont à peu près toutes les magistratures politiques.
§ 11. Reste encore un soin fort différent de tous les précédents : c’est celui qu’on doit au culte des Dieux, et qu’on remet à des pontifes, à des inspecteurs des choses saintes, qui veillent à l’entretien et à la réparation des temples et des autres objets consacrés aux Dieux. Parfois cette magistrature est unique, et c’est le plus ordinaire dans les petits États ; parfois elle se partage en plusieurs charges tout à fait distinctes du sacerdoce, et confiées à des ordonnateurs des fêtes saintes, à des inspecteurs des temples, à des trésoriers des revenus sacrés. Vient ensuite la magistrature totalement séparée, à qui est confié le soin de tous les sacrifices publics que la loi n’attribue point aux pontifes, et qui ne tirent leur importance que du foyer national. Les magistrats de cette classe se nomment ici Archontes, là Rois, ailleurs Prytanes.
§ 12. En résumé, l’on peut dire que les magistratures indispensables à l’État s’appliquent au culte, à la guerre, aux contributions et aux dépenses publiques, aux marchés, à la police de la ville, des ports et des campagnes ; puis aux tribunaux, aux conventions entre particuliers, aux actions judiciaires, à l’exécution des jugements, à la garde des condamnés, à l’examen, à la vérification et à l’apurement des comptes publics, et enfin, aux délibérations sur les affaires générales de l’État.
§ 13. C’est surtout dans les cités plus paisibles, et oit d’ailleurs l’opulence générale n’empêche pas le bon ordre, qu’on établit des magistratures chargées de surveiller les femmes, les enfants, la tenue des gymnases, et d’y assurer l’exécution des lois. On peut citer encore les magistrats chargés de veiller aux jeux solennels, aux fêtes de Bacchus et à tous les objets de cette nature. Quelques-unes de ces magistratures sont évidemment contraires aux principes de la démocratie : par exemple, la surveillance des femmes et des enfants ; dans l’impossibilité d’avoir des esclaves, les pauvres sont forcés d’associer à leurs travaux leurs enfants et leurs femmes. Des trois systèmes de magistratures entre lesquelles l’élection répartit les fonctions suprêmes de l’Etat, gardiens des lois, commissaires, sénateurs, le premier est aristocratique ; le second, oligarchique ; le troisième enfin, démocratique.
§ 14. Dans cette esquisse rapide, toutes les fonctions publiques, ou peu s’en faut, ont été passées en revue.
§ 1. Une suite naturelle. Conring et Schneider supposent ici une lacune où Aristote aurait parlé de l’organisation des aristocraties et des républiques, et peut-être aussi des monarchies. Cette conjecture doit paraître peu probable. Ce sujet a été déjà traité, liv. VI (4e), ch. v et vi ; et, de plus, Aristote s’est borné à considérer ici, comme il le dit lui-même, liv. VI, ch. iii, § 4, les deux formes politiques les plus ordinaires, la démocratie et l’oligarchie.
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Précédemment. L. VI, ch. xii, § 10. Comme je l’ai déjà dit. Liv. VI, ch. xii, § 6.
§ 2. C’est le marché public. Voir Bceckh, Économie. politique des Athéniens, liv. I, ch. ix.
§ 4. Receveurs et trésoriers. Voir Boeckh, livre II, ch. iv, § 6. Archivistes. —Boeckh, liv. II, chapitre viii.
§ 7. Témoin à Athènes. Le tribunal des Onze était chargé de la garde des détenus et de l’exécu tion des jugements criminels. Pour le former, chaque tribu fournissait un magistrat, et on adjoignait à ces dix premières. personnes un secrétaire. Voir Sigonius, de Rep. Athen., lib. IV, cap. iii ; apud Gronov., Antiq. Graec., t. V, p. 1610. Voir le Criton de Platon, page 130.
§ 10. Contrôleurs. Voir Boecl : h, Economie politique des Athéniens, livre II, chapitre viii, pages 313 et suiv POLITIQUE
LIVRE VIII. (Ordinairement placé le cinquième.)
THÉORIE GÉNÉRALE DES RÉVOLUTIONS.
CHAPITRE PREMIER. Théorie des révolutions ; sa place dans cet ouvrage politique : cause générale de la diversité des constitutions ; le besoin d’égalité mal compris. Procédés généraux des révolutions ; elles s’adressent soit aux choses, soit aux personnes. De l’égalité positive et de l’égalité proportionnelle ; la république a des chances particulières de stabilité.
§ 1. Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d’une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les États, les caractères qu’elles prennent selon les constitutions, et les relations qu’ont le plus ordinairement les principes qu’elles quittent avec ceux qu’elles adoptent ; d’autre part, nous rechercherons quels sont pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation ; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d’eux.
§ 2. Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques, quelque divers qu’ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens ; mais tous s’en écartent dans l’application. La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient être égaux d’une manière absolue. L’oligarchie est née de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale, une inégalité qui n’était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n’étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu’ils devaient l’être en tout et sans limite.
§ 3. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, dans toutes ses attributions, fût également réparti ; les autres, appuyés sur cette inégalité, n’ont pensé qu’à accroître leurs privilèges ; car les augmenter, c’était augmenter l’inégalité. Tous ces systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Aussi, de part et d’autre, dès que l’on n’obtient pas en pouvoir politique tout ce que l’on croit si faussement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d’en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d’un mérite supérieur, quoique ceux-là n’usent jamais de ce choit ; mais de fait, l’inégalité absolue n’est raisonnable que pour eux. Ce qui n’empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c’est-à-dire qu’ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, grâce à cette seule inégalité, fort au-dessus de l’égalité commune.
§ 4. Telle est la cause générale, et l’on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu’elles amènent. Dans les changements qu’elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s’attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l’oligarchie à la démocratie, ou réciproquement ; ou bien, la république et l’aristocratie à l’une et à l’autre ; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s’adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu’elle la trouve ; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution. Les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques.
§ 5. Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l’oligarchie existant, la révolution l’augmente ou la restreint ; de même pour la démocratie, qu’elle fortifie ou qu’elle affaiblit ; et pour tout autre système, soit qu’elle y ajoute, soit qu’elle en retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu’une partie de la constitution, et par exemple n’a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C’est ainsi qu’a, Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la Royauté ; et Pausanias, l’Ephorie.
§ 6. C’est ainsi qu’à Épidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu’un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd’hui même, il y suffit du décret d’un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée géné rale ; et dans cette constitution, l’archonte unique est un reste d’oligarchie. L’inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu’elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable ; et c’est en général pour conquérir l’égalité que l’on s’insurge.
§ 7. Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s’entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l’égalité, l’identité en multitude, en étendue ; par le mérite, l’égalité proportionnelle. Ainsi, numériquement, trois surpasse deux comme deux surpasse un ; mais proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu’un est à deux ; c’est la moitié de part et d’autre. On peut être d’accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l’ai déjà dit plus haut : les uns, égaux en un point, se croient égaux d’une manière absolue ; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.
§ 8. De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu sont le partage du petit nombre ; et les qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable ; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l’égalité réelle ou proportionnelle dans toutes ses conséquences ; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu’il est impossible que, de l’erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l’égalité suivant le nombre, et l’égalité suivant le mérite.
§ 9. Quoi qu’il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l’oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l’insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s’insurge contre elle-même ou contre le peuple ; dans les démocraties, elle n’a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s’insurge jamais contre lui-même, ou du moins, les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l’oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements.
§ 1. À peu près épuisées. Voir le début des livres II, V (8e) et VII (6e). Cette assertion si claire, par laquelle s’ouvre ce livre, me paraît confirmer une fois de plus et pleinement l’ordre que j’ai adopté. Aristote a traité presque toutes les parties de son sujet ; il ne lui reste en effet qu’à parler des révolutions. Voir l’Appendice, où cette question est discutée longuement, et où l’ordre nouveau me semble tout à fait justifié et démontré.
§ 2. Nous avons déjà indiqué. Voir plus haut, liv. III, ch. v, § 8et suiv. La même pensée se retrouve dans plusieurs passages.
§ 3. Raisonnable que pour eux. Aristote a déjà plusieurs fois ex-primé cette pensée. Il a toujours fait les réserves les plus formelles pour le mérite et pour le génie, qui lui paraissent des exceptions trop rares et trop belles, pour que la société n’en fasse pas une estime toute particulière. L’expérience de tous les temps est d’accord avec la théorie du philosophe. Les titres de la capacité n’ont jamais été régulièrement, légalement reconnus ; mais l’histoire est là pour attester qu’en fait ils ont été rarement méprisés. Voir un passage tout à fait analogue, liv. III, ch. viii, § 1. La richesse de leurs ancêtres. Aristote fait ici fort bon marché des droits de la naissance et de la noblesse. Voir livre I, chapitre II, § 19, et livre VI (4e), chapitre VII, § 5.
§ 5. Lysandre. Le projet de Lysandre était de substituer l’élection à l’hérédité pour la dignité royale, et de renverser ainsi la famille des Héraclides. Des poursuites commencées contre lui ne purent fournir des preuves suffisantes. Lysandre mourut sept ans après, dans un combat contre les Béotiens, la première année de la XCVIe olympiade, 396 av. J : C. Voir Diod. de Sicile, liv. XIV, ch. XIII p. 555 et suiv., éd. Firmin Didot, et Ott. Müller, die Dorien, t. II, p. 409. Pausanias, l’Bphorie. Le vrai crime de Pausanias fut d’avoir conspiré contre la liberté de Sparte et de la Grèce, avec le grand-roi. Voir Thucyd., livre I, chap. cxxviii-cxxxv. Pausanias mourut la quatrième année de la LXXVe olympiade, 477 avant J.-C. Voir Diod. de Sicile, livre XI, chap. XLV, § 7, p. 384, éd. de Firmin Didot.
§ 6. À Épidamne,. Voir plus haut, liv. III, ch. II, § 1, et Ott. Müller, die Dorien, t. II, p. 156. En assemblée générale. D’après l’expression du texte, Chalcondyle et plusieurs commentateurs ont pensé qu’il s’agissait ici de la place Héliée, à Athènes. Du moins Chalcondyle a mis dans le manuscrit 2023 une glose marginale, où il explique ce qu’était à Athènes le tribunal des héliastes. C’est une erreur ; il ne peut pas être ici question d’Athènes, qui n’a jamais eu d’archonte unique. M. Ott. Müller et M. Goettling ont pensé avec raison qu’il s’agissait de l’assemblée générale des citoyens, qui, dans toutes les républiques Doriennes, s’appelait du nom dont se sert Aristote. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, pages 86 et 156, et M. Goettling, p. 390.
§ 7. Est double. Cette distinction, très importante en politique comme ailleurs, est de Platon ; voir les Lois, liv. VI, p. 317. Je l’ai déjà dit plus haut. Voir ci-dessus, dans ce chapitre, § 1, et les passages auxquels celui-là renvoie.
§ 9. La classe moyenne. Voir, liv. VI (4e), ch. ix, toute la théorie d’Aristote sur l’importance et les vertus politiques de la classe moyenne. Voir aussi ma préface et ma discussion sur ce point.
CHAPITRE II. Causes diverses des révolutions ; disposition des esprits ; but des révolutions ; circonstances déterminantes ; ces circonstances sont très complexes ; on peut en distinguer un plus ou moins grand nombre : l’ambition des richesses, celle des honneurs, l’insulte, la peur, le mépris, l’accroissement disproportionné d’une classe, la brigue, la négligence, les causes insensibles, la diversité d’origine. Citations historiques à l’appui de ces considérations.
§ 1. Puisque nous voulons étudier d’où naissent les discordes et les bouleversements politiques, examinons en d’abord, d’une manière toute générale, l’origine et les causes. Toutes ces causes, on doit dire, peuvent être ramenées à trois chefs, que nous indiquerons en peu de mots : ce sont la disposition morale de ceux qui s’insurgent, le but de l’insurrection, et en troisième lieu, les circonstances déterminantes qui amènent le trouble et la discorde parmi les citoyens. Nous avons déjà dit ce qui dispose en général les esprits à une révolution ; et cette cause est la principale de toutes. Les citoyens se soulèvent, tantôt par le désir de l’égalité, lorsqu’ils se voient, tout égaux qu’ils se prétendent, sacrifiés à des privilégiés ; tantôt par le désir de l’inégalité et de la prédominance politiques, lorsque, en dépit de l’inégalité qu’ils se supposent, ils n’ont pas plus de droits que les autres, ou n’en ont que d’égaux, ou même de moins étendus.
§ 2. Ces prétentions peuvent être raisonnables, comme aussi elles peuvent être injustes. Par exemple, inférieur, on s’insurge pour obtenir l’égalité ; l’égalité une fois obtenue, on s’insurge pour dominer. Telle est donc, en général, la disposition d’esprit des citoyens qui commencent la révolution. Leur but, quand ils s’insurgent, c’est d’atteindre la fortune et les honneurs, ou bien de fuir l’obscurité et la misère ; car souvent la révolution n’a eu pour objet que de soustraire quelques citoyens, ou leurs amis, à une flétrissure ou au payement d’une amende.
§ 3. Enfin, quant aux causes et aux influences particulières qui déterminent la disposition morale et les désirs que nous avons signalés, elles sont, si l’on veut au nombre de sept, bien qu’on puisse à son gré en compter encore davantage. Deux d’abord sont identiques aux causes indiquées plus haut, bien qu’elles n’agissent point ici de la même manière. L’ambition des richesses et celle des honneurs, dont nous venons de parler, peuvent allumer la discorde, sans qu’on prétende pour soi-même ni aux unes, ni aux autres, mais seulement parce qu’on s’indigne de les voir justement ou injustement aux mains d’autrui. À ces deux premières causes, on peut joindre l’insulte, la peur, la supériorité, le mépris, l’accroissement disproportionné de quelques parties de la cité. On peut aussi, et d’un autre point de vue, compter comme causes de révolutions, la brigue, la négligence, les causes insensibles, et enfin les diversités d’origine.
§ 4. On voit, sans la moindre peine et avec pleine évidence, tout ce que l’insulte et l’intérêt peuvent avoir d’importance politique, et comment ces deux causes amènent des révolutions. Quand les hommes qui gouvernent sont insolents et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de si injustes privilèges, qu’ils fassent d’ailleurs fortune aux dépens des particuliers ou aux dépens du public. Il n’est pas plus difficile de comprendre quelle influence les honneurs peuvent exercer, et comment ils peuvent causer des séditions. On s’insurge quand on se voit privé personnellement de toute distinction, et que les autres en sont comblés. Il y a une égale injustice quand les uns sont honorés, les autres avilis hors de toute proportion ; il n’y a réellement justice que si la répartition du pouvoir est en rapport avec le mérite particulier de chacun. La supériorité est aussi une source de discordes civiles, quand s’élève l’influence prépondérante soit d’un seul individu, soit de plusieurs, dans le sein de l’État ou du gouvernement lui-même ; elle donne ordinairement naissance à une monarchie ou à une dynastie oligarchique.
§ 5. Aussi a-t-on imaginé dans quelques États, contre ces grandes fortunes politiques, le moyen de l’ostracisme ; c’est ce que firent Argos et Athènes. Mais il vaut bien mieux prévenir dès leur début les supériorités de ce genre, plutôt que de les guérir par un tel remède, après qu’on les a laissées se former. La peur cause des séditions, lorsque des coupables, dans la crainte du châtiment, se révoltent ; ou lorsque dans la prévision d’un attentat, les citoyens se soulèvent avant qu’il ne soit commis contre eux. Ainsi à Rhodes, les principaux citoyens s’insurgèrent contre le peuple, pour se soustraire aux jugements qui les avaient frappés.
§ 6. Le mépris aussi donne naissance à des séditions et à des entreprises révolutionnaires : dans l’oligarchie, lorsque la majorité exclue de toute fonction publique sent la supériorité de ses forces ; dans la démocratie, lorsque les riches s’insurgent par dédain de la turbulence populaire et de l’anarchie. À Thèbes, après le combat des Œnophytes, le gouvernement démocratique fut renversé, parce que l’administration était détestable ; à Mégare, la démagogie fut vaincue par sa propre anarchie et ses désordres. Autant en advint à Syracuse, avant la tyrannie de Gélon ; et à Rhodes, avant la Défection.
§ 7. L’accroissement disproportionné de quelques classes de la cité cause aussi des bouleversements politiques. C’est comme le corps humain, dont toutes les parties doivent se développer proportionnellement, pour que la symétrie de l’ensemble continue de subsister ; ou bien elle courrait risque de périr, si le pied venait à croître de quatre coudées, et le reste du corps de deux palmes seulement. L’être pourrait même complètement changer d’espèce, s’il se développait sans proportion, non pas seulement de dimensions, mais encore d’éléments constitutifs. Le corps politique se compose également de parties diverses, dont quelques-unes prennent souvent, en secret un développement dangereux : par exemple, la classe des pauvres dans les démocraties et les républiques.
§ 8. Il arrive même quelquefois que ce sont des circonstances toutes fortuites qui amènent ce résultat. À Tarente, la majorité des citoyens distingués ayant été tués dans un combat contre les Japyges, la démagogie remplaça la république ; c’était peu de temps après la guerre Médique. Argos, après la bataille du Sept, où Cléomène le Spartiate avait détruit l’armée Argienne, fut forcée d’accorder le droit de cité à des serfs. À Athènes, les classes distinguées perdirent de leur puissance, parce qu’elles durent servir à leur tour dans l’infanterie, après les pertes qu’avait éprouvées cette arme dans les guerres contre Lacédémone. Les révolutions de ce genre sont plus rares dans la démocratie que dans tous les autres gouvernements ; toutefois, quand le nombre des riches s’accroît et que les fortunes s’augmentent, la démocratie peut dégénérer en oligarchie, soit tempérée, soit violente.
§ 9. Dans les républiques, la brigue suffit pour amener, même sans mouvement tumultueux, le changement de la constitution. À Hérée, par exemple, on abandonna la voie de l’élection pour celle du sort, parce que la première n’avait jamais amené que des intrigants au pouvoir. La négligence aussi peut causer des révolutions, lorsqu’on la pousse jusqu’à laisser tomber le pouvoir aux mains d’hommes ennemis de l’État. À Orée, l’oligarchie fut renversée par cela seul qu’Héracléodore avait été élevé au rang des magistrats ; il substitua la république et la démocratie au système oligarchique. Quelquefois la révolution s’accomplit par suite des plus petits changements ; et je veux dire par là que les lois peuvent subir une altération capitale par un fait qu’on regarde comme sans importance, et qu’on aperçoit à peine. À Ambracie, par exemple, le cens d’abord était fort léger ; à la fin on l’abolit entièrement, sous prétexte qu’un cens aussi faible ne différait pas, ou du moins différait fort peu, de l’absence totale de cens.
§ 10. La diversité d’origine peut aussi produire des révolutions jusqu’à ce que le mélange des races soit complet ; car l’État ne peut pas plus se former du premier peuple venu, qu’il ne se forme dans une circonstance quelconque. Le plus souvent, ces changements politiques ont été causés par l’admission au droit de cité d’étrangers domiciliés dès longtemps, ou nouveaux arrivants. Les Achéens s’étaient réunis aux Trézéniens pour fonder Sybaris ; mais étant bientôt devenus les plus nombreux, ils chassèrent les autres, crime que plus tard les Sybarites durent expier. Les Sybarites ne furent pas, du reste, mieux traités par leurs compagnons de colonie à Thurium ; ils se firent chasser, parce qu’ils prétendaient s’emparer de la meilleure partie du territoire, comme si elle leur eût appartenu en propre. À Byzance, les colons nouvellement arrivés dressèrent un guet-apens aux citoyens ; mais ils furent battus et forcés de se retirer.
§ 11. Les Antisséens, après avoir reçu les exilés de Chios, durent s’en délivrer par une bataille. Les Zancléens furent expulsés de leur propre ville par les Samiens, qu’ils y avaient accueillis. Apollonie du Pont-Euxin eut à subir une sédition pour avoir accordé à des colons étrangers le droit de cité. À Syracuse, la discorde civile alla jusqu’au combat, parce que, après le renversement de la tyrannie, on avait fait citoyens les étrangers et les soldats mercenaires. À Amphipolis, l’hospitalité donnée à des colons de Chalcis devint fatale à la majorité des citoyens, qui se virent chasser de leur territoire. Dans les oligarchies, c’est la multitude qui s’insurge, parce qu’elle se prétend, comme je l’ai déjà dit, lésée par l’inégalité politique, et qu’elle se croit des droits à l’égalité. Dans les démocraties, ce sont les hautes classes qui se soulèvent, parce qu’elles n’ont que des droits égaux, malgré leur inégalité.
§ 12. La position topographique suffit quelquefois à elle seule pour provoquer une révolution ; par exemple, quand la distribution même du sol empêche que la ville n’ait une véritable unité. Ainsi, voyez à Clazomène l’inimitié des habitants du Chytre et des habitants de l’Île ; voyez les Colophoniens, les Notiens. À Athènes, il y a dissemblance entre les opinions politiques dés diverses parties de la ville ; et les habitants du Pirée sont plus démocrates que ceux de la cité. Dans un combat, il suffit de quelques fossés à franchir et des moindres obstacles pour rompre les phalanges ; dans l’État, toute démarcation suffit pour y porter la discorde. Mais le plus puissant motif de désaccord, c’est la vertu d’une part et le vice de l’autre ; la richesse et la pauvreté ne viennent qu’après ; puis enfin bien d’autres causes plus ou moins influentes, et parmi elles, la cause toute physique dont je viens de parler.politique8gr.htm#33
§ 1. Nous avons déjà dit. Voir ci-dessus, chap. I, § 7. Platon ne reconnaît qu’une seule cause de révolution : c’est la discorde entre les membres mêmes du gouvernement. Républ., VIII, page 129, traduction de M. Cousin. L’origine et les causes. Montesquieu a de son point de vue traité un sujet à peu près pareil, en étudiant, dans le VIIIe livre de l’Esprit des Lois, les causes qui corrompent les principes des gouvernements, et qui, par conséquent, les ruinent.
§ 3. Indiquées plus haut. Voir plus haut, § 2. Hobbes (de Corpore politico, cap. viii) a classé les causes de révolution à peu près comme le fait ici Aristote. Voir aussi Machiavel, Décades de Tite-Live, liv. III, ch. vi. Montesquieu a omis de faire une théorie générale des révolutions, et certainement c’est une lacune fort regrettable dans un si bel ouvrage ; il a seulement indiqué ce sujet dans son Ve livre. Rousseau n’a point eu occasion de le traiter directement. On peut dire que c’est une des parties les moins travaillées, quoiqu’une des plus curieuses, de la science politique. Il est assez remarquable que notre grande révolution n’ait point encore inspiré d’ouvrage distingué sur un tel sujet. Voir ma Préface, à la fin.
§ 4. On s’insurge…. Cette cause a certainement exercé la plus grande influence sur notre révolution. — Dynastie oligarchique. Voir liv. VI (40), ch. v, § 1.
§ 5. Le moyen de t’ostracisme. Voir la discussion sur l’ostracisme, liv. III, ch. vii, § 2. À Rhodes. M. Ott. Müller a prétendu (die Dorier, t. II, p. 149) que le fait dont il s’agit ici était le même que celui dont Aristote parle plus bas, § 6, et plus loin, ch. IV, § 2. Je pense comme Müller, bien que, dans le premier cas, Aristote attribue la révolution à la crainte, et dans le second, au mépris, ainsi que l’a remarqué M. Goettling, p. 392. Mais une seule révolution peut avoir à la fois plusieurs causes ; et Aristote peut fort bien avoir considéré le même fait sous les diverses faces qu’il présente. Voir plus loin, même livre, ch. VIII, § 8. Quoi qu’il en puisse être, Goettling, avec Kortiim (Zur Gesch. Hellen. Staats-Verf., p. 113), croit que la première révolution de Rhodes et la troisième, dont parle Aristote, se rapportent à la première année de la XCIVe olympiade, 396 ans avant J.-C., et l’autre, à la deuxième année de la XCIIe olympiade, 410 ans avant J.-C. Cette partie de l’histoire est d’ailleurs fort obscure, et l’érudition ne l’a point encore éclaircie.
§ 6. Le combat des Œnophytes. Voir Thucydide, livre I, ch. CVIII, et Diod. de Sicile, liv. XI, page 61. Cette bataille, où les Athéniens furent vainqueurs des Thébains, fut livrée la quatrième année de la LXXXe olympiade, 458 ans avant J.-C. À Mégare. Voir plus bas, ch. IV, § 3, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 167. Müller suppose que ces excès de la démocratie à Mégare remontent au temps de Théognis, qui y a fait allusion, v. 677, environ 540 ans avant J.-C. À Syracuse. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 156, vers la LXXIIe olympiade, 470 ans avant J.-C. ; Hérodote, Polymnie, chap. CLV. Et à Rhodes. Voir le paragraphe précédent et la note qui s’y rapporte. On a fort peu de renseignements sur Rhodes. Défection. Ce mot fait sans doute allusion à quelque grand événement historique.
§ 8. À Tarente. Voir plus loin, ch. vi, § 2, et plus haut, liv. VII (6e), ch. III, § 5, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 175 et suiv. La bataille dont parle ici Aristote fut livrée la quatrième année de la LXXVIe olympiade, 473 ans avant J.-C., six ans après la bataille de Platée. Voir Hérodote, Polymnie, ch. CLXX, § 2, p. 366, édit. Firmin Didot, et Diodore de Sicile, liv. XI, ch. LII, § 4, p. 388, édit. Firmin Didot. Après la bataille du Sept. Müller (die Dorier, t. I, p. 173, et II, p. 56) pense, d’après un passage de Plutarque (de Mulier. virt., p. 269), que le mot dont se sert Aristote, signifie le septième jour d’un mois dont on ignore le nom. M. Goettling, p. 393, prend ce mot pour un nom de lieu. Voir Hérodote, Erato, ch. LXXVI-LXXX, p. 298 édit Firmin Didot. Pausanias, Corinth., ch. xx, parle de la victoire de Cléomène, qui remonte à la LXIVe olympiade, 524 ans av. J.-C. À Athènes. Thucyd., livre VI, ch. xxxi. Dans les guerres contre Lacédémone. C’est la guerre du Péloponnèse, si fatale pour Athènes.
§ 9. À Hérée. Il y avait une ville de ce nom dans l’Arcadie. À Orée. Colonie athénienne dans l’Étolie. Voir Strabon, liv. X, p. 429. À Ambracie. Ambracie, colonie de Corinthe, sur la mer d’Ionie. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 155.
10. Pour fonder Sybaris. Voir Diod. de Sic., livre XII, p. 420 et suiv, édit. Firmin Didot. À Byzance. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 169 et suiv.
§ 11. Les Antisséens. Voir Strabon, livre I, p. 55. Antisse avait d’abord été une île ; plus tard, par suite de bouleversements physiques, elle fut réunie à l’île de Lesbos. Les Zancléens. Zancle fut d’abord le nom de Messine en Sicile. Hérodote raconte le fait indiqué ici, Erato, ch. XXII et suiv., p. 283, édit. Firmin Didot. Apollonie du Pont. Apollonie du Pont était une colonie ionienne. Voir plus bas, ch. v, § 7. À Syracuse. Voir Hérodote, Polymnie, ch. ct, v, p. 361, éd. Firniin Didot ; Diod. de Sic., liv. XI, ch. LXV, § 5, p. 399, édit. Firmin Didot ; quatrième année de la LXXIVe olympiade, 462 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 158. Voir aussi Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. II. À Amphipolis, ville de Thrace. Voir plus loin, ch. v, § 6. Comme je l’ai déjà dit. Voir plus haut, ch. 1, § 2.
§ 12. À Clazomène. Voir Strabon, liv. XIV, § 36, p. 551, édition Firmin Didot, où le Chytre est appelé Chytrion ; c’était l’emplacement primitif de la ville de Clazomène. Les Colophoniens, les Notiens. Notium, ou Notiée, était la partie basse de Colophon, où se réfugièrent les habitants de la ville haute, quand elle fut prise par les Perses. Voir quelques détails dans Thucydide, livre III, chapitre xxxiv, p. 114, édit. Firmin Didot.
CHAPITRE III. Suite de la théorie précédente ; les causes réelles des révolutions sont toujours fort graves, mais l’occasion peut être futile ; l’égalité même des partis amène souvent des révolutions ; procédés ordinaires des révolutionnaires.
§ I. Les objets réels des révolutions sont toujours très importants, bien que l’occasion en puisse être futile ; on n’a jamais recours à une révolution que pour des motifs sérieux. Les plus petites choses, quand elles touchent les maîtres de l’État, sont peut-être celles qui ont la plus haute gravité. On peut voir ce qui arriva jadis à Syracuse. La constitution fut changée pour une querelle d’amour, qui poussa deux jeunes gens en place à l’insurrection. L’un d’eux fit un voyage ; l’autre, durant son absence, sut gagner l’affection du jeune homme que son collègue aimait. À son retour, celui-ci, pour se venger, parvint à séduire la femme de son rival ; et tous deux, engageant dans leur querelle les membres du gouvernement, causèrent une sédition.
§ 2. Il faut donc, dès l’origine, veiller avec soin sur ces sortes de querelles particulières, et les apaiser dès qu’elles s’élèvent entre les principaux et les plus puissants de l’État. Tous le mal est au début ; car le proverbe est bien sage : « Chose commencée est à demi faite. » Aussi, en toute chose, la faute la plus légère, quand elle est à la base, reparaît proportionnellement dans toutes les autres parties. En général, les divisions qui éclatent entre les principaux citoyens s’étendent à l’État entier, qui finit bientôt par y prendre part. Hestiée nous en fournit un exemple, peu après la guerre Médique. Deux frères se disputaient l’héritage paternel ; le plus pauvre prétendait que son frère avait caché l’argent et le trésor trouvé par leur père ; ils engagèrent dans leur dispute, celui-ci tous les gens du peuple, celui-là, dont la fortune était considérable, tous les gens riches de la cité.
§ 3. À Delphes, une querelle à l’occasion d’un mariage causa les troubles qui durèrent si longtemps. Un citoyen, en se rendant près de sa future épouse, eut un présage sinistre, et refusa de prendre la fiancée en mariage. Les parents, blessés de son refus, cachèrent dans son bagage quelques objets sacrés, pendant qu’il faisait un sacrifice, et ensuite le mirent à mort comme sacrilège. À Mytilène, la sédition excitée à l’occasion de quelques jeunes héritières fut l’origine de tous les malheurs qui suivirent, et de la guerre contre les Athéniens, dans laquelle Pachès s’empara de Mytilène. Un citoyen riche, nommé Timophane, avait laissé deux filles ; Doxandre, qui n’avait pu les obtenir pour ses fils, commença la sédition, et fomenta la colère des Athéniens, dont il était le chargé d’affaires en ces lieux. § 4. À Phocée, ce fut aussi l’union d’une riche héritière qui amena la querelle de Mnasée, père de Mnéson, et d’Euthycrate, père d’Onomarque, et par suite, la guerre sacrée, si funeste aux Phocéens. À Épidaure, ce fut encore une affaire de mariage qui fit changer la constitution. Un citoyen avait promis sa fille à un jeune homme dont le père devenu magistrat condamna le père de la fiancée à l’amende. Pour se venger de ce qu’il regardait comme une insulte, celui-ci fit insurger toutes les classes de la cité, qui n’avaient pas de droits politiques.
§ 5. Pour amener une révolution qui fait passer le gouvernement à l’oligarchie, à la démocratie ou à la république, il suffit qu’on donne des honneurs ou des attributions exagérées à quelque magistrature, à quelque classe de l’État. Ainsi la considération excessive dont l’Aréopage fut entouré à l’époque de la guerre Médique, parut donner beaucoup trop de force au gouvernement. Et dans un autre sens, quand la flotte, dont les équipages étaient composés de gens du peuple, eut remporté la victoire de Salamine, et conquis pour Athènes le commandement de la Grèce, avec la prépondérance maritime, la démocratie ne manqua pas de reprendre tous ses avantages. À Argos, les principaux citoyens, tout glorieux de leur triomphe de Mantinée, contre les Lacédémoniens, voulurent en profiter pour renverser la démocratie.
§ 6. À Syracuse, le peuple, qui avait seul remporté la victoire sur les Athéniens, substitua la démocratie à la république. À Chalcis, le peuple s’empara du pouvoir, aussitôt après avoir tué le tyran Phoxus en même temps que les nobles. À Ambracie, le peuple chassa également le tyran Périandre avec les conjurés qui conspiraient contre lui, et s’investit lui-même de tout le pouvoir.
§ 7. Il faut bien savoir qu’en général, tous ceux qui ont acquis à leur patrie quelque puissance nouvelle, particuliers ou magistrats, tribus ou telle autre partie, quelle qu’elle soit, de la cité, deviennent pour l’État une cause de sédition. Ou l’on s’insurge contre eux par jalousie de leur gloire, ou bien eux-mêmes, enorgueillis de leurs succès, cherchent à détruire l’égalité, dont ils ne veulent plus. Une autre source de révolutions, c’est l’égalité même de forces entre les parties de l’État qui semblent ennemies les unes des autres, entre les riches et les pauvres, par exemple, lorsqu’il n’y a point du tout entre eux de classe moyenne, ou que du moins cette classe est trop peu nombreuse. Mais du moment qu’une des deux parties a une supériorité incontestable et parfaitement évidente, l’autre se garde d’affronter inutilement le danger de la lutte. Et voilà encore pourquoi les citoyens distingués par leur mérite n’excitent jamais pour ainsi dire de sédition ; il sont toujours dans une excessive minorité relativement à la masse. Telles sont en général toutes les causes à peu près, et toutes les circonstances de désordres et de révolution dans les divers systèmes de gouvernement.
§ 8. Les révolutions procèdent tantôt par la violence, tantôt par la ruse. La violence peut agir tout d’abord et à l’improviste ; ou bien l’oppression peut ne venir que longtemps après ; car la ruse peut agir aussi de deux façons : d’abord, par des promesses mensongères, elle fait consentir le peuple à la révolution, et n’a recours que plus tard à la force pour la maintenir contre sa résistance. À Athènes, les Quatre-Cents trompèrent le peuple, en lui persuadant que le Grand loi fournirait à l’État les moyens de continuer la guerre contre Sparte ; et cette fraude leur ayant réussi, ils essayèrent de garder le pouvoir à leur profit. En second lieu, la seule persuasion suffit quelquefois à la ruse, pour conserver la puissance, du consentement de ceux qui obéissent, comme elle lui a suffi pour l’acquérir.
§ 9. Nous pouvons dire qu’en général les causes que nous avons indiquées amènent des révolutions dans les gouvernements de tous genres.
§ 1. À Syracuse. Voir Plutarque, Conseils pour bien gouverner, p. 281, édit. Reisk.
§ 2. Chose commencée… Proverbe cité aussi par Platon, Lois, liv. VI, p. 309, traduction de M Cousin. Hestiée, ville d’Eubée. Voir Diod. de Sic., liv. XV, § 3, p. 20, édition Firmin Didot.
§ 3. À Delphes. Plutarque raconte le même fait, Conseils politiques, p. 35, Reisk. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 182, sur la constitution de Delphes. Voir aussi Machiavel, Discours sur les Décades de Tite-Live, livre III, chap. XXVI. Pachès. Voir Thucyd., liv. III, ch. xxvw, p. 112, édition Firmin Didot, 428 ans av. J.-C. Le chargé d’affaires, le Proxène. Voir Boeckh, Économie politique des Athéniens, liv. I, chap. IX.
§ 4. À Phocée. Voir Diod. de Sic., liv. XVI, p.92, édit. Firmin Didot, la deuxième année de la CVIe olympiade, 356 ans av. J.-C. C’est à peu près l’époque de la naissance d’Alexandre. À Épidaure.Voir plus haut, dans ce livre, ch. I, § 6.
§ 5. L’Aréopage. Voir livre II, chap. IX, § 2. Leur triomphe de Mantinée. La bataille de Mantinée, où périt Épaminondas, fut livrée la deuxième année de la CIVe olympiade, 362 ans avant J : C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 143.
§ 6. À Syracuse. La défaite des Athéniens est de la quatrième année de la XCIe olympiade, 412 ans avant J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 160.
Périandre. Ce Périandre paraît avoir été proche parent de celui de Corinthe. Voir Ott Müller, die Dorier, tome II, page 155 ; voir plus loin, dans ce livre, chapitre VIII, § 9.
§ 8. Les Quatre-Cents. La première année de la XCIIe olympiade, 411 ans avant J.-C. Voir Thucydide, livre VIII, chapitre LXVII, p. 357, édition Firmin Didot.
CHAPITRE IV. Des causes des révolutions dans les démocraties ; la turbulence des démagogues en est la plus ordinaire, comme le prouve l’histoire. Des démagogues, qui sont en même temps chefs de l’armée ; dangers de réunir de trop grandes attributions dans une même main ; utilité du vote par fractions, au lieu du vote en masse.
§ 1. Recherchons maintenant à quelles espèces de gouvernements s’applique spécialement chacune de ces causes, d’après les divisions que nous venons de faire. Dans la démocratie, les révolutions naissent avant tout de la turbulence des démagogues. Pour ce qui concerne les particuliers, ils contraignent par leurs dénonciations perpétuelles les riches eux-mêmes à se réunir pour conspirer ; car la communauté de crainte rapproche les gens les plus ennemis. Dans les affaires publiques, c’est la foule qu’ils poussent au soulèvement. On peut se convaincre que les choses se sont mille fois passées ainsi.
§ 2. À Cos, les excès des démagogues ont amené la chute de la démocratie, en forçant les principaux citoyens à se coaliser contre elle. À Rhodes, les démagogues, qui administraient les fonds destinés à la solde, empêchèrent de payer le prêt qui était dû aux commandants des galères ; et ceux-ci, pour se soustraire à des vexations juridiques, n’eurent d’autre ressource que de conspirer et de renverser le gouvernement populaire. À Héraclée, peu de temps après la colonisation, les démagogues amenèrent aussi la destruction de la démocratie. Par leurs injustices, ils avaient contraint les citoyens puissants à quitter la ville ; mais les exilés se réunirent, et, revenant contre le peuple, ils lui arrachèrent tout son pouvoir.
§ 3. La démocratie de Mégare fut anéantie de la même façon à peu près. Les démagogues, pour se créer de larges confiscations, firent bannir plusieurs des principaux citoyens, ce qui augmenta en peu de temps le nombre des exilés ; ils revinrent bientôt, et, après avoir défait le peuple en bataille rangée, ils établirent un gouvernement oligarchique. Tel fut aussi, à Cume, le sort de la démocratie, que renversa Thrasymaque. L’observation de bien d’autres faits encore démontre que la marche la plus habituelle des révolutions dans la démocratie est celle-ci : tantôt les démagogues, voulant se rendre agréables au peuple, arrivent à soulever les classes supérieures de l’État par les injustices qu’ils commettent envers elles, en demandant le partage des terres, et en les chargeant de toutes les dépenses publiques ; tantôt ils se contentent de la calomnie pour obtenir la confiscation des grandes fortunes.
§ 4. Dans les temps reculés, quand le même personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait promptement en tyrannie ; et presque tous les anciens tyrans ont commencé par être démagogues. Si ces usurpations étaient alors beaucoup plus fréquentes que de nos jours, la raison en est simple : à cette époque, il fallait sortir des rangs de l’armée pour être démagogue ; car on ne savait point encore faire un habile usage de la parole. Aujourd’hui, grâce au progrès de la rhétorique, il suffit de savoir bien parler pour arriver à être chef du peuple ; mais les orateurs n’usurpent point, à cause de leur ignorance militaire ; ou du moins la chose est fort rare.
§ 5. Ce qui multipliait aussi les tyrannies dans ce temps plus que dans le nôtre, c’est que l’on concentrait d’énormes pouvoirs dans une seule magistrature : témoin le prytanée de Milet, où le magistrat revêtu de cette fonction réunissait de si nombreuses et si puissantes attributions. On peut ajouter encore qu’à cette époque les États étaient fort petits. Le peuple, occupé aux champs par les travaux qui le nourrissaient, laissait les chefs qu’il s’était donnés usurper la tyrannie, pour peu qu’ils fussent d’habiles militaires. C’était toujours en gagnant la confiance du peuple que tous arrivaient à leur but ; et le moyen de la gagner, c’était de se déclarer l’ennemi des riches. Voyez Pisistrate, à Athènes, quand il excita la sédition contre les gens de la Plaine ; voyez Théagène, à Mégare, après qu’il eut égorgé les troupeaux des riches, qu’il surprit sur les bords du fleuve. En accusant Daphnæus et les riches, Denys parvint à se faire décerner la tyrannie. La haine qu’il avait vouée aux citoyens opulents lui gagna la confiance du peuple, qui le prit pour son ami le plus sincère.
§ 6. Parfois, une forme plus nouvelle de démocratie se substitue à l’ancienne. Quand les emplois sont à l’élection populaire et sans aucune condition de cens, les gens qui sont au pouvoir se font démagogues, et ils appliquent tous leurs soins à rendre le peuple souverain absolu, même des lois. Pour prévenir ce mal, ou du moins pour le rendre plus rare, on peut faire voter les tribus séparément pour la nomination des magistrats, au lieu de réunir le peuple en assemblée générale.
§ 7. Telles sont donc à peu près toutes les causes qui amènent des révolutions dans les États démocratiques.
§ 1. Dans la démocratie. Voir Montesquieu, Esprit des Lois, livre VIII, chapitre II et suiv. La turbulence des démagogues. Voir livre VI (4e), ch. iv, § 5, le portrait du démagogue.
§ 2. À Cos. Cos, patrie d’Hippocrate. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 109 ; et Hérodote, Polymnie, ch. CLXIII, p. 364. édit. Firmin Didot. À Rhodes. Voir ci-dessus quelques détails fort courts sur Rhodes, dans ce livre, ch. II, § 5. À Héraclée du Pont. Voir plus bas, ch. v, § 5, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 171. L’événement dont il est ici question paraît appartenir à la première année de la CIXe olympiade, 364 ans avant J.-C.
§ 3. Mégare. Voir plus haut, dans ce livre, ch. ii, § 6. À Cume. Aristote veut sans doute parler de Cume en Æolide. Il y avait plusieurs villes du même nom, et notamment celle qui est près de Naples. Voir liv. II, ch. v, § 12.
§ 4. Démagogue en général. Cette observation sur l’importance des talents militaires s’est, depuis Aristote, vérifiée bien des fois. Cromwell et Napoléon, pour ne citer que deux exemples, n’ont pu usurper que parce qu’ils étaient l’un et l’autre les personnages les plus importants de l’armée.
§ 5. Le prytanée de Milet. Je ne sais si le fait rapporté par Diod. de Sic., liv. XII, ch. XXVII, p. 429, éd. Firmin Didot, troisième année de la XCIIIe olympiade, n’a point rapport à celui qui est indiqué ici. Les gens de la Plaine. Les habitants de l’Attique se divisaient en trois classes : gens du littoral, gens de la plaine, gens de la montagne. Voir Hérodote, Clio, chapitre LIX, p. 18, édit. Firmin Didot. Théagène. Aristote en parle encore, Rhétor., liv. I, ch. ii, § 21, p. 29 de ma traduction. Voir ci-dessus, même livre, ch. § 8. Cylon, qui tenta de s’emparer de la tyrannie à Athènes, était gendre de Théagène. (Thucydide, liv. I, ch. CXXVI, p. 47, édit. Firmin Didot.) Denys. Voir Diod. de Sic., liv. VIII, ch. 96, § 4, p. 532, édition Firmin Didot. Daphnæus était général des Syracusains ; Denys le fit assassiner, la troisième année de la XCIIIe olympiade, 360 ans avant Jésus-Christ.
§ 6. Même des lois. Voir livre VI (4e), ch. iv, § 4.
CHAPITRE V. Des causes des révolutions dans les oligarchies ; division des oligarques entre eux ; ceux qui sont exclus du pouvoir s’insurgent, et parfois se font démagogues ; inconduite des oligarques, qui ne savent pas conserver leur fortune personnelle ; causes des révolutions dans l’oligarchie en temps de guerre ; violences des oligarques entre eux ; circonstances tout accidentelles : Les oligarchies et les démocraties passent assez rarement aux gouvernements contraires.
§ 1. Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont au nombre de deux : l’une, c’est l’oppression des classes inférieures, qui acceptent alors le premier défenseur, quel qu’il soit, qui se présenté à leur aide ; l’autre, plus fréquente, c’est lorsque le chef du mouvement sort des rangs mêmes de l’oligarchie. Tel fut, à Naxos, Lygdumis, qui sut bientôt se faire le tyran de ses concitoyens.
§ 2. Quant aux causes extérieures qui renversent l’oligarchie, elles peuvent être fort diverses. Parfois, les oligarques eux-mêmes, mais non pas ceux qui sont au pouvoir, poussent au changement, lorsque la direction des affaires est concentrée dans un très petit nombre de mains, comme à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans plusieurs autres États. Ceux qui étaient exclus du gouvernement s’agitèrent jusqu’à ce qu’ils obtinssent la jouissance simultanée du pouvoir, d’abord pour le père et l’aîné des frères, ensuite pour tous les frères plus jeunes. Dans quelques États, en effet, la loi défend au père et aux fils d’être en même temps magistrats ; ailleurs, les deux frères, l’un plus jeune, l’autre plus âgé, sont soumis à la même exclusion. À Marseille, l’oligarchie devint plus républicaine ; à Istros, elle finit par se changer en démocratie. À Héraclée, le corps des oligarques dut s’étendre jusqu’à comprendre six cents membres.
§ 3. À Cnide, la révolution sortit d’une sédition excitée par les riches eux-mêmes dans leur propre sein ; le pouvoir y était restreint à quelques citoyens ; le père, comme je viens de le dire, ne pouvait siéger en même temps que son fils, et parmi les frères, l’aîné seul pouvait occuper des fonctions publiques. Le peuple mit à profit la discorde des riches, et se choisissant un chef parmi eux, il sut bientôt s’emparer du pouvoir après sa victoire ; car la discorde rend toujours bien faible le parti qu’elle divise. À Érythrée, sous l’antique oligarchie des Basilides, malgré toute la sollicitude réelle des chefs du gouvernement, dont la seule faute était d’être en petit nombre, le peuple, indigné de la servitude, renversa l’oligarchie.
§ 4. Parmi les causes de révolutions que les oligarchies portent dans leur propre sein, il faut compter même la turbulence des oligarques, qui se font démagogues ; car l’oligarchie a aussi ses démagogues, et ils peuvent y être des deux sortes. D’abord, le démagogue peut se rencontrer parmi les oligarques eux-mêmes, quelque peu nombreux qu’ils soient : ainsi à Athènes, Chariclès fut bien certainement un démagogue parmi les Trente ; et Phrynichus joua le même rôle parmi les Quatre-Cents.
§ 5. Ou bien les membres de l’oligarchie se font les chefs des classes inférieures : ainsi à Larisse, les Gardiens de la cité se firent les flatteurs du peuple, qui avait droit de les nommer. C’est le sort de toutes les oligarchies où les membres du gouvernement n’ont pas le pouvoir exclusif de nommer à toutes les fonctions publiques, mais où ces fonctions, tout en restant le privilège des grandes fortunes et de quelques coteries, sont cependant soumises à l’élection des guerriers ou du peuple. On peut voir, par exemple, la révolution d’Abydos. C’est le danger qui menace aussi les oligarchies où les tribunaux ne sont pas formés des membres mêmes du gouvernement ; car alors l’importance des arrêts judiciaires fait qu’on courtise le peuple et qu’on bouleverse la constitution, comme à Héraclée du Pont.
§ 6. Enfin c’est ce qui arrive lorsque l’oligarchie cherche à se trop concentrer ; ceux des oligarques qui réclament l’égalité pour eux sont forcés d’appeler le peuple à leur aide. Une autre cause de révolution pour les oligarchies peut naître de l’inconduite des oligarques, dilapidant leur fortune personnelle par des excès. Une fois ruinés, il ne songent plus qu’à une révolution ; et alors, ou bien ils se saisissent de la tyrannie pour eux-mêmes, ou bien ils la préparent pour d’autres, comme Hipparinus la préparait pour Denys, à Syracuse. À Amphipolis, le faux Cléotime sut amener dans la ville des colons de Chalcis ; et une fois établis, il les rua contre les riches. À Égine, ce fut pour réparer dés revers de fortune que celui qui dirigea le complot contre Charès essaya de changer la forme du gouvernement.
§ 7. Parfois, au lieu de renverser la constitution, les oligarques ruinés pillent le trésor public ; et alors, ou bien la discorde se met dans leurs rangs, ou bien la révolution sort des rangs même des citoyens, qui repoussent les voleurs par la force. Telle fut la révolution d’Apollonie du Pont. Lorsque l’union règne dans l’oligarchie, elle court peu de risques de se détruire elle-même. On peut en trouver la preuve dans le gouvernement de Pharsale. Les membres de l’oligarchie, bien que dans une excessive minorité, y savent, grâce à leur sage modération, commander à de grandes masses de peuple.
§ 8. Mais l’oligarchie est perdue, lorsqu’une autre oligarchie surgit dans son sein. C’est ce qui a lieu quand, le gouvernement entier n’étant composé que d’une faible minorité, les membres de cette minorité n’ont point cependant tous part aux magistratures souveraines : témoin la révolution d’Élis, dont la constitution très oligarchique ne permettait l’entrée du sénat qu’à un très petit nombre des oligarques, parce que les places, au nombre de quatre-vingt-dix, étaient viagères, et que les choix, bornés aux familles puissantes, n’étaient pas meilleurs qu’à Lacédémone.
§ 9. La révolution atteint les oligarchies en temps de guerre aussi bien qu’en temps de paix. Pendant la guerre, le gouvernement est ruiné par sa défiance contre le peuple, qu’il se voit forcé d’employer pour repousser l’ennemi. Alors, ou le chef unique aux mains duquel on remet le pouvoir militaire s’empare de la tyrannie, comme Timophane à Corinthe ; ou bien, si les chefs de l’armée sont nombreux, ils se créent, pour eux-mêmes et par la violence, une oligarchie. Parfois aussi, dans la crainte de ces deux écueils, les oligarchies ont accordé des droits politiques au peuple, dont elles étaient obligées d’employer les forces. En temps de paix, les oligarques, par suite de la défiance mutuelle qu’ils s’inspirent, remettent la garde de la cité à des soldats, sous le commandement d’un chef qui n’appartient à aucun parti politique, mais qui souvent sait devenir le maître de tous. Voilà ce que fit, à Larisse, Samus, sous le règne des Aleuades, qui lui avaient remis le commandement, et ce qu’on vit à Abydos sous le règne des associations, dont l’une était celle d’Iphiade.
§ 10. Souvent la sédition a pour cause les violences des oligarques eux-mêmes les uns envers les autres. Des mariages, des procès, sont pour eux des occasions suffisantes de bouleverser l’État. Nous avons déjà cité quelques faits du premier genre. À Érétrie, l’oligarchie des chevaliers fut renversée par Diagoras, froissé dans de légitimes prétentions de mariage. L’arrêt d’un tribunal causa la révolution d’Héraclée ; une affaire d’adultère, celle de Thèbes. Le châtiment était mérité ; mais le moyen fut séditieux, à Héraclée, contre Euétion ; à Thèbes, contre Archias. L’acharnement de leurs ennemis fut si violent qu’on les exposa tous deux, en place publique, attachés au pilori.
§ 11. Bien des oligarchies se sont perdues par l’excès de leur despotisme, et ont été renversées par des membres du gouvernement même, qui avaient à se plaindre de quelque injustice. C’est l’histoire des oligarchies de Cnide et de Chios. Parfois un événement tout accidentel amène la révolution dans la république et dans les oligarchies. Dans ces systèmes, on exige des conditions de cens pour l’entrée du sénat et des tribunaux, et pour les autres fonctions. Or souvent le premier cens a été fixé d’après la situation du moment, de manière à donner le pouvoir, dans l’oligarchie, seulement à quelques citoyens, et aux classes moyennes, dans la république. Mais quand l’aisance vient à se répandre, par suite de la paix ou de telle autre circonstance favorable, les propriétés, tout en restant les mêmes, augmentent beaucoup de valeur, et payent plusieurs fois le cens, de telle sorte que tous les citoyens finissent par arriver à tous les emplois. Tantôt cette révolution s’opère par degrés, et s’établit petit à petit sans qu’on s’en aperçoive ; tantôt aussi elle s’accomplit plus rapidement.
§ 12. Telles sont les causes de révolutions et de séditions dans les oligarchies. J’ajoute qu’en général les oligarchies et les démocraties passent aux systèmes politiques de même espèce, plus souvent qu’elles ne passent aux systèmes opposés. Ainsi les démocraties et les oligarchies légales deviennent des démocraties et des oligarchies de violence ; et réciproquement.
§ 1. Lygdamis. Vers la LXVIIe olympiade, 510 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p.171. Naxos est une des Cyclades. Athénée, liv. VIII, p. 348, raconte ce fait, d’après Aristote lui-même, dans son analyse de la constitution de Naxos.
§ 2. À Marseille. Aristote avait également analysé la constitution de Marseille ; Athénée l’atteste, livvre VIII, p 516, et en citant l’ouvrage d’Aristote sur la république de Marseille, il parle d’une famille aristocratique, les Protiades, descendant des premiers fondateurs, qui possédait une influence souveraine. Voir Strabon, liv. IV, ch a, § 5, p. 149, édit. Firmin Didot. Le gouvernement de Marseille était encore oligarchique au temps où Strabon écrivait. À Istros. On ne sait rien de l’histoire d’Istros. À Héraclée. Il s’agit probablement encore ici de l’Héraclée du Pont. Voir plus haut, ch. iv, § 2, et plus loin, dans ce chapitre, § 5. § 3. À Cnide. Cette colonie de Sparte était soumise à une oligarchie fort puissante : Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 172. À Érythrée, colonie athénienne dansl’Ionie. On ne sait rien deprécis sur la famille des Basilides.
§ 4. Chariclès. Voir Xénophon, Hellén., liv. II, ch. lu, § 2, p. 351, éd. Firmin Didot ; Memor. Socrat., liv. I, ch. II, § 31, p. 531, édit. Firmin Didot. Phrynichus. Thucyd., liv. VIII, ch. LXVI et XC.
§ 5. À Larisse, ville de Thessalie ; on ne sait rien sur son gouvernement. Voir plus haut, liv. III, ch. i, § 9. La révolution d’Abydos, coIonie de Milet, sur l’Hellespont et sur la côte d’Asie. Voir plus loin, dans ce chapitre, § 9. À Héraclée du Pont. Voir plus haut, ch. iv, § 2. Plusieurs villes portaient ce nom. Je ne sais si Aristote fait une différence entre Héraclée et Héraclée du Pont. Voir plus loin, dans ce chapitre, § 10, et liv. IV (7e), chapitre v, § 7.
§ 6. L’inconduite des oligarques. Mirabeau, dans notre révolution, a joué le même rôle que les oligarques dont Aristote parle ici. On pourrait en citer bien d’autres exemples encore. Hipparinus, frère ou beau-frère de Denys l’Ancien. Voir Diod. de Sic, liv. XVI, ch. VI, § 2, p. 70, édit. Firmin Didot, et Plutarque, vie de Dion, p. 134, édit. Coraï. À Amphipolis. Voir plus haut, même livre, ch. II, § 11, la révolution d’Amphipolis. Contre Charès. Il ne paraît point que le fait dont il est ici question se rapporte à celui que raconte Hérodote, Erato, ch. LXX, page 302, édition Firmin Didot, comme Schneider l’avait cru ; les dates, d’ailleurs, ne peuvent concorder. Charès est le général athénien qui fut battu à Chéronée, en l’an 338 av. J.-C. Voir M. Goettling, p. 399.
§ 7. Apollonie du Pont. Voir plus haut, même livre, ch. II, § 11. Elle court peu de risques. L’histoire de l’oligarchie vénitienne atteste la justesse de cette observation, déjà faite par Platon, Républ., VIII, p. 129. Le gouvernement de Pharsale. Xénophon, Hellén., livre VI, chap. I.
§ 8. La révolution d’Élis. Elis, capitale de l’Élide, à l’ouest du Péloponèse. Son gouvernement se rapprochait beaucoup de celui de Sparte. Voir Ott. Müller, die Dorier, tome II, p. 96, et Thucydide, liv. V, ch. XLVII, p. 223, édit. Firmin Didot. Bornés aux familles puissantes. Ce passage, que Coraï voulait modifier, a été fort bien expliqué par Albert. « Potestativam, dit-il (potentes enim eligebant et saepe indignos) et similem ei quae in Lacedaemonia senum ubi (sicut dictum est in secundo libro, capitulo de Politica Lacedoemonica) potestativa indignorum sæpe fiebat electio » Voir liv. II, ch. VI, § 18. Il n’est besoin d’aucun changement.
§ 9. Timophane à Corinthe. Timophane, frère de Timoléon, qui le fit assassiner. Voir Ott Müller, die Dorier, tome II, page. 152, et le Voyage du jeune Anacharsis, t. II, ch. VIII. Sous lerègne des Aleuades. Les Aleuades, grande famille de Thessalie, qui se prétendait issue d’Hercule. Voir Ott. Müller, die Dorier, tome 1er, pages 109 et 171, et M. Goettling, p. 399. Pour Larisse, voir plus haut, dans ce chapitre, § 5. Ce qu’on vit à Abydos. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 5.
§ 10. Nous avons déjà, cité. Voir plus haut, ch. III, § 3. À Érétrie. Erétrie, ville d’Eubée. La révolution d’Héraclée. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 5, et liv. IV (7e), ch. v, § 7. Euétion, Archias. On ne sait rien de précis sur ces personnages.
§ 11. Des oligarchies de Cnide. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 3. Et de Chios. Chios, grande île, près des côtes de l’Asie Mineure. On sait peu de chose de son histoire. Chios soutint plusieurs fois la guerre contre les Perses, les Lacédémoniens et les Athéniens.
CHAPITRE VI. Des causes de révolution dans les aristocraties ; minorité trop restreinte des membres du gouvernement ; infraction au droit constitutionnel ; influence des deux partis contraires exagérant leur principe ; fortune excessive des principaux citoyens ; causes insensibles ; causes extérieures de destruction. — Fin de la théorie des révolutions dans les États républicains.
§ 1. Dans les aristocraties, la révolution peut venir d’abord de ce que les fonctions publiques sont le partage d’une minorité trop restreinte. Nous avons déjà reconnu que c’était aussi un motif de bouleversement pour les oligarchies ; car l’aristocratie est une sorte d’oligarchie ; et dans l’une comme dans l’autre, le pouvoir appartient à des minorités, bien que les minorités aient de part et d’autre des caractères différents. C’est même là ce qui fait qu’on prend souvent l’aristocratie pour une oligarchie. Le genre de révolution dont nous parlons, s’y produit nécessairement, dans trois cas surtout. D’abord, quand il se rencontre en dehors du gouvernement une masse de citoyens qui, pleins de fierté, se sentent par leur mérite les égaux de tout ce qui les entoure, par exemple, ceux qu’à Sparte on appela les Parthéniens, et dont les pères valaient ceux des autres Spartiates ; on découvrit une conspiration parmi eux, et le gouvernement les envoya fonder une colonie à Tarente.
§ 2. Puis, en second lieu, lorsque des hommes éminents, et qui ne le cèdent en mérite à qui que ce soit, sont outragés par des gens placés au-dessus d’eux : tel fut Lysandre, qu’offensèrent les rois de Lacédémone. Enfin, quand on repousse de toute fonction un homme de cœur, comme Cinadon, qui tenta ce hardi coup de main contre les Spartiates, sous le règne d’Agésilas. La révolution, dans les aristocraties, naît aussi de la misère extrême des uns, de l’opulence excessive des autres ; et ce sont là les conséquences assez habituelles de la guerre. Telle fut encore la situation de Sparte durant les guerres de Messénie, comme l’atteste le poème de Tyrtée nommé l’Eunornie. Quelques citoyens ruinés par la guerre avaient demandé le partage des immeubles. Parfois, la révolution a lieu dans l’aristocratie, parce qu’il y a quelque citoyen qui est puissant, et qui prétend le devenir encore davantage, pour s’emparer de tout le pouvoir à son profit. C’est ce que tenta, dit-on, à Sparte, Pausanias, général en chef de la Grèce durant la guerre Médique, et Hannon, à Carthage.
§ 3. Le mal le plus funeste à l’existence des républiques et des aristocraties, c’est l’infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même. Ce qui cause la révolution alors, c’est que, pour la république, l’élément démocratique et l’élément oligarchique ne se trouvent pas en proportion convenable ; et, pour l’aristocratie, que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés. Mais la désunion se prononce surtout entres les deux premiers éléments, je veux dire la démocratie et l’oligarchie, que cherchent à réunir les républiques et la plupart des aristocraties.
§ 4. La fusion absolue de ces trois éléments est précisément ce qui rend les aristocraties différentes de ce qu’on appelle les républiques, et leur donne plus ou moins de stabilité ; car on range parmi les aristocraties tous les gouvernements qui inclinent à l’oligarchie, et parmi les républiques, tous ceux qui inclinent à la démocratie. Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes, parce que c’est la majorité qui y domine, et que cette égalité dont on y jouit fait chérir’la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu’à satisfaire leur orgueil et leur ambition.
§ 5. De quelque côté, du reste, que penche le principe du gouvernement, il dégénère toujours, grâce à l’influence des deux partis contraires, qui ne pensent jamais qu’à l’accroissement de leur pouvoir : la république, en démagogie, et l’aristocratie, en oligarchie. Ou bien tout au contraire, l’aristocratie dégénère en démagogie, quand les plus pauvres, victimes de l’oppression, font prédominer le principe opposé ; et la république, en oligarchie ; car la seule constitution stable est celle qui accorde l’égalité en proportion du mérite, et qui sait garantir les droits de tous les citoyens.
§ 6. Le changement politique dont je viens de parler s’est produit à Thurium. D’abord, parce que les conditions de cens, mises aux emplois publics, étant trop élevées, elles furent réduites, et les magistratures multipliées ; et puis, parce que les principaux citoyens, malgré le vœu de la loi, avaient accaparé tous les biens-fonds ; car la constitution, tout à fait oligarchique, leur permettait de s’enrichir à leur gré. Mais le peuple, aguerri dans les combats, devint bientôt plus fort que les soldats qui l’opprimaient, et réduisit les propriétés de tous ceux qui en avaient de trop considérables.
§ 7. Ce mélange d’oligarchie que renferment toutes les aristocraties est précisément ce qui procure aux principaux citoyens la facilité de faire des fortunes excessives. À Lacédémone, tous les biens-fonds se sont accumulés dans quelques mains, et les citoyens puissants peuvent s’y conduire absolument comme ils veulent, et contracter des alliances de famille selon leurs convenances personnelles. Ce qui perdit la république de Locres, c’est qu’on permit à Denys de s’y marier. Une catastrophe pareille ne serait jamais arrivée ni dans la démocratie, ni dans une aristocratie sagement tempérée. Le plus souvent les révolutions dans les aristocraties s’accomplissent sans qu’on s’en aperçoive et par une destruction insensible. On se rappelle qu’en traitant du principe général des révolutions, nous avons dit qu’il fallait compter aussi parmi les causes qui les amènent les déviations de principe même les plus légères. D’abord, on néglige un point de la constitution sans importance ; puis, on arrive avec moins de peine à en changer un autre qui est un peu plus grave, jusqu’à ce qu’enfin on en vienne à changer le principe tout entier.
§ 8. Je citerai de nouveau l’exemple de Thurium. Une loi limitait à cinq ans les fonctions de général ; quelques jeunes gens belliqueux, qui jouissaient d’une grande influence auprès des soldats, et qui, dans leur mépris pour les hommes en place, croyaient pouvoir les supplanter aisément, essayèrent en premier lieu de faire rapporter cette loi et d’obtenir par les suffrages du peuple, qui était tout prêt à les leur donner, la perpétuité dés emplois militaires. D’abord, les magistrats, que la question regardait, et qu’on nommait Cosénateurs, voulurent résister ; néanmoins, s’imaginant que cette concession garantirait la stabilité du reste des lois, ils cédèrent comme les autres. Mais lorsque, plus tard, ils prétendirent empêcher de nouveaux changements, ils furent impuissants ; et la république devint bientôt une oligarchie violente, aux mains de ceux qui avaient tenté la première innovation.
§ 9. On peut dire en général de tous les gouvernements qu’ils succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des causes qui leur sont extérieures ; par exemple, quand ils ont à leurs portes un État constitué sur un principe opposé au leur, ou bien quand cet ennemi, tout éloigné qu’il est, possède une grande puissance. Voyez la lutte de Sparte et d’Athènes : partout les Athéniens renversaient les oligarchies, tandis que les Lacédémoniens renversaient des constitutions démocratiques.
§ 10. Telles sont à peu près les causes de bouleversement et de révolution dans les diverses espèces de gouvernements républicains
§ 1. Nous l’avons déjà reconnu. Voir plus haut, ch. V, §2. Les Parthéniens. Durant la première guerre de Messénie, vers la XVIIIe olympiade, 708 ans avant J.— C. Voir Strabon, liv.Vl, ch. III, p.231, édit. Firmin Didot.
§ 2. Lysandre. Voir plus haut, même livre, ch. I, § 5, et la vie de Lysandre, par Plutarque. Cinadon. Voir Xénophon, Hellén., livre III, ch. III, § 4, p. 375, édition Firmin Didot. Tyrtée fut envoyé, comme on sait, aux Lacédémoniens, par Athènes, dans la seconde guerre de Messénie, vers l’an 684 avant J.-C. Nous avons quelques-unes de ses poésies ; elles sont admirables ; mais il ne nous reste rien du poème dont parle ici Aristote.Voir Pausanias, Messén., ch. XVIII. Pausanias. Voir plus haut, même livre, chap. 1, § 5, et liv. IV, ch. XIII, § 13. Voir aussi Thucydide, livre Ier, chap. CXXX et suiv., p. 49, édit. Firmin Didot.
§ 4. Les formes démocratiques. Ceci est un bel éloge de la démocratie.
§ 5. La seule constitution stable. Il faut rapprocher ce passage de plusieurs qui ont été indiqués plus haut, et qui disculpent complétement Aristote des reproches qu’on lui a si souvent et si injustement adressés. Il est difficile de réclamer l’égalité en termes plus positifs. Malheureusement, l’égalité, telle que l’entendirent toujours les anciens, n’était qu’une déplorable injustice : à côté des citoyens, il y a toujours les esclaves. Voir dans ce livre, chap ix, § 7, et la préface.
§ 6. À Thurium., dans la Grande-Grèce. Voir plus loin quelques nouveaux renseignements, dans ce chapitre, § 8 ; et Diodore de Sicile, liv. XII, p. 420 et suiv., édit. Firmin Didot.
§ 7. À Lacédémone. Voir plus haut, liv. II, ch. vi, § 10. — La république de Locres. Voir Diodore de Sicile, liv. XIV, ch. XLIV, § 6, page 579, édit. Firmin Didot, et Athénée, liv. XII, p. 153. Nous avons dit. Voir plus haut, ch. II, § 3, cette théorie si ingénieuse et si vraie.
§ 8. De nouveau. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 6.
§ 9. Un principe opposé au leur. Cette cause de guerre est celle qui a mis la France aux prises avec toute l’Europe après la révolution. La différence de principes est certainenaent aujourd’hui l’obstacle le plus grave à la paix du continent ; c’est, en d’autres termes, « le gouvernement contraire » d’Aristote.
CHAPITRE VII. Théorie des moyens généraux de conservation et de salut pour les États démocratiques, oligarchiques et aristocratiques ; respect des lois ; franchise politique ; courte durée des fonctions ; surveillance active exercée par tous les citoyens ; révision fréquente du cens légal ; précautions à prendre contre les grandes fortunes politiques ; censure pour les mœurs des citoyens ; intégrité des fonctionnaires publics ; concession des petits emplois au peuple ; amour de la majorité des citoyens pour la constitution ; modération dans l’exercice du pouvoir ; soins à donner à l’éducation publique.
§ 1. Cherchons maintenant quels sont, pour les États en général et pour chacun d’eux en particulier, les moyens de conservation. Un premier point évident, c’est que, si nous connaissons les causes qui ruinent les États, nous devons connaître aussi les causes qui les conservent. Le contraire produit toujours le contraire, et la ruine est l’opposé de la conservation.
§ 2. Dans tous les États bien constitués, le premier soin qu’il faut prendre est de ne point déroger, en quoi que ce soit, à la loi, et de se garder avec la plus scrupuleuse attention d’y apporter même les plus faibles atteintes. L’illégalité mine sourdement l’État, de même que de petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner les fortunes. On ne remarque pas les pertes qu’on éprouve, parce qu’on ne les fait point en masse, elles échappent à l’observation et dupent la pensée, comme ce paradoxe des sophistes : « Si chaque partie est petite, le tout aussi doit l’être » . Or c’est là une idée qui est tout à la fois en partie vraie et en partie fausse, car l’ensemble, le tout lui-même n’est pas petit ; mais il se compose de parties qui sont petites. Il faut donc ici d’abord prévenir le mal dès l’origine. En second lieu, il ne faut pas se fier à ces ruses et à ces sophismes qu’on ourdit contre le peuple ; les faits sont là pour les condamner absolument. Nous avons déjà dit plus haut ce que nous entendons par sophismes politiques, manœuvres que l’on croit si habiles.
§ 3. Mais on peut se convaincre que bien des aristocraties, et même quelques oligarchies, doivent leur durée moins à la bonté de cette constitution qu’à la prudente conduite des gouvernants, tant envers les simples citoyens qu’envers leurs collègues ; soigneux d’éviter toute injustice à l’égard de ceux qui sont exclus des emplois, mais ne manquant jamais d’en appeler les chefs au maniement des affaires se gardant de blesser dans leurs préjugés de considération les citoyens qui y prétendent, et les masses, dans leurs intérêts matériels ; surtout conservant entre eux et parmi tous ceux qui prennent part à l’administration des formes toutes démocratiques ; car, entre égaux, ce principe d’égalité que les démocrates croient trouver dans la souveraineté de la majorité, n’est pas seulement juste, il est encore utile.
§ 4. Si donc les membres de l’oligarchie sont nombreux, il sera bon que plusieurs des institutions qui la régissent soient toutes populaires ; que, par exemple, les magistratures ne durent que six mois, pour que tous les oligarques égaux entre eux puissent les exercer tour à tour. Par cela seul qu’ils sont égaux, ils forment une sorte de peuple ; et ceci est si vrai, qu’il peut s’élever parmi eux, comme je l’ai déjà dit, des démagogues. Cette courte durée des fonctions est de plus un moyen de prévenir, dans les aristocraties et dans les oligarchies, la domination des minorités violentes. Quand on reste peu de temps en fonctions, il n’est pas aussi facile d’y faire le mal que quand on y demeure longtemps. C’est uniquement la durée trop prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les États oligarchiques et démocratiques. Ou bien, de part et d’autre, ce sont des citoyens puissants qui visent à la tyrannie : ici les démagogues, là les membres de la minorité héréditaire ; ou bien ce sont des magistrats investis de quelque grand pouvoir, après qu’ils en ont joui longtemps.
§ 5. Les États se conservent, non pas seulement parce que les causes de ruine sont éloignées, mais quelquefois aussi parce qu’elles sont imminentes ; la peur alors fait qu’on s’occupe avec un redoublement de sollicitude des affaires publiques. Aussi, les magistrats qui ont à cœur le maintien de la constitution doivent-ils parfois, en supposant fort proches des dangers éloignés, préparer des paniques de ce genre, pour que les citoyens veillent comme dans une alerte nocturne, et ne désertent pas la garde de la cité. De plus, c’est toujours par des moyens légaux qu’il faut tâcher de prévenir les luttes et les dissensions des citoyens puissants, et de prémunir ceux qui sont en dehors de la querelle, avant qu’ils y prennent part personnellement. Mais reconnaître ainsi les symptômes du mal n’est pas d’un esprit vulgaire, et cette perspicacité n’appartient qu’à l’homme d’État.
§ 6. Pour empêcher, dans l’oligarchie et dans la république, les révolutions que la quotité du cens peut amener, quand il reste immuable au milieu de l’accroissement général du numéraire, il convient de réviser les cotes en les comparant au passé, soit tous les ans, dans les États où le cens est annuel, soit, dans les grands États, tous les trois ans ou tous les cinq ans. Si les revenus se sont accrus, ou réduits, comparativement à ceux qui ont servi d’abord de base aux droits politiques, il faut pouvoir, en vertu d’une loi, élever ou abaisser le cens ; l’élever proportionnellement au niveau de la richesse publique, si elle s’est accrue ; et en cas de diminution, le réduire dans une mesure égale.
§ 7. Si l’on néglige cette précaution dans les États oligarchiques et républicains, il s’établit bientôt, ici l’oligarchie, là le gouvernement héréditaire et violent d’une minorité ; ou bien la démagogie succède à la république ; la république ou la démagogie, à l’oligarchie. Un point également important pour la démocratie, l’oligarchie, en un mot, pour tout gouvernement, c’est de veiller à ce qu’aucune supériorité disproportionnée ne s’élève dans l’État ; c’est de donner aux fonctions peu d’importance et une longue durée, plutôt que de leur abandonner en un seul coup une autorité fort étendue ; car le pouvoir est corrupteur, et tous les hommes ne sont pas capables de supporter la prospérité. Si l’on n’a pu organiser le pouvoir sur ces bases, on doit du moins se bien garder de le retirer tout à la fois, ainsi qu’on l’avait imprudemment donné ; il faut le restreindre petit à petit.
§ 8. Mais c’est surtout par les lois mêmes qu’il convient de prévenir la formation de ces supériorités redoutables, qui s’appuient sur l’immensité de la fortune, sur les forces d’un parti nombreux. Quand on n’a pu les empêcher de se former, il faut faire en sorte qu’elles aillent étaler leur importance à l’étranger. D’un autre côté, comme les innovations peuvent s’introduire d’abord dans les mœurs des particuliers, on doit créer une magistrature chargée de veiller sur ceux dont la vie est peu d’accord avec la constitution : dans la démocratie, avec le principe démocratique ; dans l’oligarchie, avec le principe oligarchique. Cette institution s’appliquerait également à tous les autres gouvernements. Par des motifs semblables, il faut ne jamais perdre de vue les accroissements de prospérité et de fortune que peuvent prendre les diverses classes de la société ; et le moyen de prévenir le mal est de remettre le pouvoir et le maniement des affaires aux éléments opposés de l’État : j’entends par éléments opposés les gens distingués et le vulgaire, d’une part, et de l’autre, les pauvres et les riches. On doit s’attacher ou à confondre dans une union parfaite les pauvres et les riches, ou bien à augmenter la classe moyenne ; car c’est ainsi qu’on empêche les révolutions qui naissent de l’inégalité.
§ 9. Voici un objet capital dans tout État : il faut bien faire en sorte, par la législation ou tout autre moyen aussi puissant, que les fonctions publiques n’enrichissent jamais ceux qui les occupent. Dans les oligarchies surtout, ceci est de la plus haute importance. La masse des citoyens ne s’irrite pas autant d’être exclue des emplois, exclusion qui peut être compensée pour eux par l’avantage de vaquer à leurs propres affaires, qu’elle s’indigne de penser que les magistrats volent les deniers publics ; car alors on a deux motifs de se plaindre, puisqu’on est à la fois privé et du pouvoir et du profit qu’il procure.
§ 10. Une administration honnête, quand on peut l’établir, est même le seul moyen de faire coexister dans l’État la démocratie et l’aristocratie, c’est-à-dire d’accorder aux citoyens distingués et à la foule leurs prétentions respectives. En effet, le principe populaire, c’est la faculté pour tous d’arriver aux emplois ; le principe aristocratique, c’est de ne les confier qu’aux citoyens éminents. Cette combinaison sera réalisée, si les emplois ne peuvent être lucratifs. Les pauvres alors, qui n’auraient rien à gagner, ne voudront pas du pouvoir et penseront de préférence à leurs intérêts personnels ; les riches pourront accepter le pouvoir, parce qu’ils n’ont pas besoin que la richesse publique vienne ajouter à la leur. De cette façon encore, les pauvres s’enrichiront en vaquant à leurs propres affaires, et les hautes classes ne seront point forcées d’obéir à des hommes sans consistance.
§ 11. Pour éviter du reste la dilapidation des revenus publics, qu’on fasse rendre les comptes en présence de tous les citoyens assemblés, et que des copies en soient affichées dans les phratries, les cantons et les tribus ; et pour que les magistrats soient intègres, que la loi ait soin de payer en honneurs ceux qui se distinguent par leur bonne administration. Dans les démocraties, il faut empêcher non seulement qu’on en vienne à partager les biens des riches, mais même qu’on partage l’usufruit ; ce qui, dans quelques États, a lieu par des moyens détournés. Il vaut mieux aussi ne pas accorder aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales, les fêtes aux flambeaux et autres dépenses du même genre.
§ 12. Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du gouvernement doit être fort vive pour les pauvres ; et parmi les emplois, il faut qu’on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux. Le système oligarchique a grand intérêt aussi à ce que les héritages s’acquièrent seulement par droit de naissance, et non à titre de donation, et qu’on ne puisse jamais en cumuler plusieurs. Par ce moyen, en effet, les fortunes tendent à se niveler ; et les pauvres arrivent en plus grand nombre à l’aisance.
§ 13. Une institution également avantageuse à l’oligarchie et à la démocratie, c’est d’assurer l’égalité ou même la prééminence, pour tous les emplois qui ne sont pas de première importance dans l’État, aux citoyens qui ont une moindre part de pouvoir politique : dans la démocratie, aux riches ; dans l’oligarchie, aux pauvres. Quant à ces hautes fonctions, elles doivent être toutes, ou du moins la plupart, exclusivement remises aux mains des citoyens qui jouissent des droits politiques.
§ 14. L’exercice des fonctions suprêmes demande dans ceux qui les obtiennent trois qualités : d’abord un attachement sincère à la constitution, une grande capacité pour les affaires, et en troisième lieu, une vertu et une justice analogues, dans chaque espèce de gouvernement, au principe spécial sur lequel il se fonde ; car le droit variant selon les constitutions diverses, il faut nécessairement aussi que la justice se modifie pour chacune d’elles. Mais ici se présente une question. Comment se décider et choisir quand toutes les qualités requises ne se trouvent pas réunies dans le même individu ? Par exemple, si tel citoyen, doué d’un grand talent militaire, est improbe et peu dévoué à la constitution ; et si tel autre, fort honnête et partisan sincère de la constitution, est sans capacité militaire, lequel des deux choisira-t-on ?
§ 15. Il faut, ce semble, s’attacher ici à bien connaître deux choses : quelle est la qualité vulgaire et quelle est la qualité rare. Ainsi pour le grade de général, il faut regarder à l’expérience plutôt qu’à la probité ; car la probité se rencontre beaucoup plus aisément que le talent militaire. Pour la garde du trésor public, il convient de prendre un tout autre parti. Les fonctions de trésorier exigent beaucoup plus de probité que n’en ont la plupart des hommes, tandis que la dose d’intelligence nécessaire pour les remplir est fort commune. Mais, peut-on dire encore, si un citoyen est à la fois rempli de capacité et d’attachement à la constitution, à quoi bon lui demander en outre de la vertu ? Les deux qualités qu’il possède ne lui suffiront-elles donc pas pour bien faire ? Non sans doute ; car ces deux qualités éminentes peuvent s’unir à des passions sans frein. Les hommes, dans leurs propres intérêts, qu’ils connaissent et qu’ils aiment, ne se servent pas toujours fort bien eux-mêmes ; qui répond qu’ils n’en feront pas autant quelquefois, quand il s’agira dé l’intérêt public ?
§ 16. En général, tout ce qui dans la loi concourt, d’après nos théories, au principe même de la constitution, est essentiel à la conservation de l’État. Mais l’objet le plus important c’est, ainsi que nous l’avons souvent répété, de rendre la partie des citoyens qui veut le maintien du gouvernement plus forte que celle qui en veut la chute. Il faut par-dessus tout se bien garder de négliger ce que négligent aujourd’hui tous les gouvernements corrompus, la modération et la mesure en toutes choses. Bien des institutions, en apparence démocratiques, sont précisément celles qui ruinent la démocratie ; bien des institutions qui paraissent oligarchiques détruisent l’oligarchie.
§ 17. Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu politique, on le pousse aveuglément à l’excès ; mais l’erreur est grossière. Ainsi dans le visage humain, le nez, tout en s’écartant de la ligne droite, qui est la plus belle, pour se rapprocher de l’aquilin et du camus, peut cependant rester encore assez beau et assez agréable ; mais si l’on poussait cette déviation à l’excès, on ôterait d’abord à cette partie la juste mesure qu’elle doit avoir, et elle perdrait enfin toute apparence de nez, par ses propres dimensions qui seraient monstrueuses, et par les dimensions beaucoup trop petites des parties voisines. Cette observation, qui pourrait s’appliquer également à toute autre partie du visage, s’applique absolument aussi à toutes les espèces de gouvernements.
§ 18. La démocratie et l’oligarchie, tout en s’éloignant de la constitution parfaite, peuvent être assez bien constituées pour se maintenir ; mais si l’on exagère le principe de l’une ou de l’autre, on en fera d’abord des gouvernements plus mauvais, et l’on finira par les réduire à n’être plus même des gouvernements. Il faut donc que le législateur et l’homme d’État sachent bien distinguer, parmi les mesures démocratiques ou oligarchiques, celles qui conservent, et celles qui ruinent la démocratie ou l’oligarchie. Aucun de ces deux gouvernements ne saurait être et subsister sans renfermer dans son sein des riches et des pauvres. Mais quand l’égalité vient à s’établir dans les fortunes, la constitution est nécessairement changée ; et en voulant détruire des lois faites en vue de certaines supériorités politiques, on détruit avec elles la constitution même.
§ 19. Les démocraties et les oligarchies commettent ici une faute également grave. Dans les démocraties oit la foule peut faire souverainement les lois, les démagogues, par leurs attaques continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux camps, tandis qu’ils devraient dans leurs harangues ne paraître préoccupés que de l’intérêt des riches ; de même que, dans les oligarchies, le gouvernement ne devrait sembler avoir en vue que l’intérêt du peuple. Les oligarques devraient surtout renoncer à prêter des serments comme ceux qu’ils prêtent aujourd’hui ; car voici les serments que de nos jours ils font dans quelques États : « JE SERAI L’ENNEMI CONSTANT DU PEUPLE ; JE LUI FERAI TOUT LE MAL QUE JE POURRAI LUI FAIRE. » Il faudrait concevoir la chose d’une façon tout opposée, et en prenant un masque tout différent, dire hautement dans les serments de ce genre : « JE NE NUIRAI JAMAIS AU PEUPLE. »
§ 20. Le point le plus important de tous ceux dont nous avons parlé pour la stabilité des États, bien que de nos jours il soit partout négligé, c’est de conformer l’éducation au principe même de la constitution. Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées par l’approbation unanime de tous les citoyens, deviennent complètement illusoires, si les mœurs et l’éducation ne répondent pas aux principes politiques : démocratiques dans la démocratie, oligarchiques dans l’oligarchie ; car il faut bien le savoir, si un seul citoyen est sans discipline, l’État lui-même participe de ce désordre.
§ 21. Une éducation conforme à la constitution, n’est pas celle qui apprend à faire tout ce qui plaît soit aux membres de l’oligarchie, soit aux partisans de la démocratie ; c’est celle qui enseigne à pouvoir vivre sous un gouvernement oligarchique, ou sous un gouvernement démocratique. Dans les oligarchies actuelles, les fils des hommes au pouvoir vivent dans la mollesse, tandis que les enfants des pauvres, s’endurcissant au travail et à la fatigue, acquièrent le désir et la force de faire une révolution. § 22. Dans les démocraties, surtout dans celles qui paraissent constituées le plus démocratiquement, l’intérêt de l’État est tout aussi mal compris, parce qu’on s’y fait une idée très fausse de la liberté. Selon l’opinion commune, les deux caractères distinctifs de la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la liberté. L’égalité est le droit commun ; et cette égalité, c’est précisément que la volonté de la majorité soit souveraine. Dès lors, liberté et égalité se confondent dans la faculté laissée à chacun de faire tout ce qu’il veut : « Tout à sa guise », comme dit Euripide. C’est là un bien dangereux système ; car il ne faut pas que l’obéissance constante à la constitution puisse paraître aux citoyens un esclavage ; au contraire, ils doivent y trouver sauvegarde et bonheur.
§ 23. Nous avons donc énuméré d’une manière à peu près complète les causes de révolution et de ruine, de salut et de stabilité, pour les gouvernements républicains.
§ 2. Plus haut. Liv. VI (4e), chapitre X, § 6.
§ 3. Bien des aristocraties. On peut rapprocher de ces théories celles de Montesquieu, Esprit des Lois, liv. V, ch. VIII.
§ 4. Comme je l’ai déjà dit. Voir plus haut, ch. V, § 4. Des minorités violentes. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. V, § 1.
§ 5. Avec un redoublement de sollicitude. Voir Montequieu, Esprit des Lois, liv. VIII, ch. V, qui fait les mêmes remarques.
§ 7. Héréditaire et violent. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. V, § 1.
§ 8. Peu d’accord avec la constitution. C’est ce même motif qui fit créer les censeurs à Rome. Aristote avait deviné, sans avoir d’exemple sous les yeux, toute l’importance qu’une pareille magistrature pouvait exercer dans une république bien gouvernée. Voir Rousseau, Contract social, liv. IV, ch. VII. Platon n’a proposé la censure que pour les magistrats ; mais il a organisé avec beaucoup de soin la responsabilité du pouvoir, dont Aristote n’a point parlé. Voir les Lois, livre XII, p. 346 et suiv., trad. de M. Cousin. À confondre dans une union parfaite… Ceci s’est bien vérifié dans l’histoire de presque tous les Etats modernes, mais surtout en France. Le Tiers état acquit dans l’ombre, et sans que les classes privilégiées et la royauté elle-même y prissent garde, des richesses considérables et des lumières supérieures. Il eût été prudent dès lors de lui accorder une part dans le gouvernement des affaires publiques ; et ce système, pris de loin et suivi avec persévérance, aurait certainement adouci la grande catastrophe où périrent la monarchie et la noblesse. Mais les gouvernements, quelque pressant que soit leur intérêt, voient rarement juste, parce que, sans doute, ils sont trop près de la réalité, et qu’elle leur donne des vertiges. Placée plus haut, la philosophie a le coup d’oeil plus calme ; elle voit le mal, et indique le remède, mais inutilement.
§ 11. Des copies. À Athènes, les comptes de l’Etat étaient gravés sur pierre, et exposés publiquement, comme les décrets du peuple. Voir Boeckh, Econ. Pol. des Ath., liv. II, ch. VIII. On peut trouver des inscriptions de ce genre dans Chandler, Inscript. ant., p. 17 ; Visconti, Mémoires, n° 36 ; L. Elgin, Pursuits in Greece, p. 17 et 18. Les représentations théâtrales. On sait que les citoyens riches faisaient, à Athènes, les frais des chœurs de musique et de danse pour le théâtre. Voir Bceckh, Écon. polit. des Athén., liv. III, ch. XXI. Les fêtes aux flambeaux, id., Econ. polit. des Athén., livre III, ch. XXIII. C’étaient des fêtes où l’on faisait des courses aux flambeaux.. Cicéron paraît avoir fait allusion à ce passage, de Officiis, lib. II, cap. LVI. À l’opinion de Théophraste, qui, dans son livre sur les Richesses, approuve les profusions des citoyens opulents, Cicéron oppose le sentiment d’Aristote qui les blâme. Voir Thurot, p. 347.
§ 12. Sur les pauvres. C’est un soin que le gouvernement royal, en 1789, perdit complétement de vue. Il s’étudia, au contraire, à humilier le Tiers état, les pauvres de l’époque. Le Tiers état fit chèrement payer son humiliation, en se rappelant le 5 mai.
§ 14. Le droit variant. Voir livre III, ch. V, §§, 8, 9 et suiv.
§ 16. Souvent répété. Voir liv. VI (4e), ch. X, § 1 ; voir aussi liv. III, ch. XII, § 5, où des idées analogues ont été exprimées.
§ 17. On le pousse aveuglément à l’excès. Platon a montré admirablementla nécessité de tempérer le principe de l’État, Lois, liv. III, p. 190 et 199, trad. de M. Cousin. voir plus haut, ma préface.
§ 19. Renoncer à prêter des serments. « On lit dans les Politiques d’Aristote que, de son temps, dans quelques villes, on jurait et l’on dénonçait haine au peuple, toute haine au peuple ; cela se fait partout ; mais on y jure le contraire. Cette impudence ne se con çoit pas. » Diderot, Politique des Souverains, § 76. Stobée, Sermo 41, p. 243, nous a conservé le serment tout démocratique que prêtaient les jeunes Athéniens, quand ils étaient inscrits sur le registre civique ; ce serment est fort beau.
§ 20. Le point le plus important. Aristote a si bien senti l’importance politique de l’éducation, qu’il lui a consacré un livre et demi de son ouvrage, le IVe (7e) et le Ve (8e). Montesquieu lui a donné tout le livre IV de l’Esprit des Lois. Rousseau a fait l’Émile, dont la publication a eu certainement des conséquences politiques très graves, en appelant sur l’éducation la méditation de tous les esprits sérieux. Il est à remarquer que la Convention est le premier gouvernement, en France, qui se soit occupé politiquement de ce sujet, et elle a eu le bonheur de doter le pays de plusieurs des grands établissements d’instruction publique qu’il possède, et de commencer l’instruction primaire. Depuis 1830, on a suivi ses traces, on a réalisé ses vœux, et l’on n’a fait en cela que reconnaître un des principes les plus évidents et les plus essentiels de toute bonne organisation politique. On peut compter parmi les fautes, nécessaires peut-être, de l’ancienne monarchie, mais parmi celles qui ont été le plus funestes, cet abandon presque absolu de l’éducation populaire ; elle n’a jamais pensé à la tourner à son profit. Voir plus bas, ch. IX, § 2.
§ 21. Les fils des hommes au pouvoir. Voir plus haut, dans ce chapitre, des réflexions pareilles sur ce sujet, § 8.
§ 22. La souveraineté du plus grand nombre. Voir plus haut, livre VII (6e), ch. I, §§ 6 et 11.
De stabilité et de salut. Hégewisch, Essai sur les finances de Rome, p. 44, a remarqué qu’on ne citerait dans l’antiquité aucune révolution causée par le mauvais état des finances, source habituelle — et inévitable de bouleversements politiques dans les temps modernes. L’explication de ceci est fort simple : les Etats de l’antiquité étaient en général démocratiques, et la sollicitude que mettait le peuple à surveiller la dépense publique et à se faire rendre des comptes prévenait toute dilapidation. Il est vrai aussi, d’un autre côté, que le crédit, avec ses dangereux attraits, n’avait point encore été imaginé. La remarque d’Hégewisch est parfaitement juste ; l’histoire en prouve toute l’exactitude.
CHAPITRE VIII. Des causes de révolution et de conservation pour les monarchies, royautés ou tyrannies ; différence du roi et du tyran ; les causes de révolution dans les monarchies sont identiques en partie à celles des républiques. Conspirations contre les personnes et contre le pouvoir ; insultes faites par les tyrans ; influence de la peur, et surtout du mépris ; conspirations tramées par ambition de la gloire ; attaques extérieures contre la tyrannie ; attaques de ses propres partisans ; causes de ruine pour la royauté ; dangers de l’hérédité.
§ 1. Il nous reste à voir quelles sont les causes les plus ordinaires de renversement et de conservation pour la monarchie. Les considérations qu’il convient de présenter sur le destin des royautés et des tyrannies, se rapprochent beaucoup de celles que nous avons indiquées à propos des États républicains. La royauté se rapproche de l’aristocratie, et la tyrannie se compose des éléments de l’oligarchie extrême et de la démagogie ; aussi est-elle pour les sujets le plus funeste des systèmes, parce qu’elle est formée de deux mauvais gouvernements, et qu’elle réunit les lacunes et les vices de l’un et de l’autre.
§ 2. Du reste, ces deux espèces de monarchies sont tout opposées, même dès leur point de départ. La royauté est créée par les hautes classes, qu’elle doit défendre contre le peuple, et le roi est pris dans le sein même des classes élevées, parmi lesquelles il se distingue par sa vertu supérieure, ou par les actions éclatantes qu’elle lui inspire, ou par l’illustration non moins méritée de sa race. Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse, contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l’oppression.
§ 3. On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on peut dire, ont été d’abord des démagogues, qui avaient gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. Quelques tyrannies se sont formées de cette manière quand les États étaient déjà puissants. D’autres, plus anciennes, n’étaient que des royautés violant toutes les lois du pays, et prétendant à une autorité despotique. D’autres ont été fondées par des hommes parvenus en vertu d’une élection aux premières magistratures, parce que jadis le peuple donnait à longue échéance tous les grands emplois et toutes les fonctions publiques. D’autres enfin sont sorties de gouvernements oligarchiques qui avaient imprudemment confié à un seul individu des attributions politiques d’une excessive importance.
§ 4. Grâce à ces circonstances, l’usurpation était alors facile à tous les tyrans ; de fait, ils n’ont eu qu’à vouloir le devenir, parce qu’ils possédaient préalablement ou la puissance royale, ou celle qu’assure une haute considération : témoin Phidon d’Argos et tous les autres tyrans qui débutèrent par être rois ; témoin tous les tyrans d’Ionie, et Phalaris, qui avaient d’abord été revêtus de hautes magistratures : Panoetius à Léontium, Cypsèle à Corinthe, Pisistrate à Athènes, Denys à Syracuse, et tant d’autres tyrans qui, comme eux, sont sortis de la démagogie.
§ 5. La royauté, je le répète, se classe auprès de l’aristocratie, en ce qu’elle est, comme elle, le prix de la considération personnelle, d’une vertu éminente, de la naissance, de grands services rendus, ou de tous ces avantages réunis à la capacité. Tous ceux qui ont rendu d’éminents services à des cités, à des peuples, ou qui étaient assez forts pour en rendre, ont obtenu cette haute distinction : les uns ayant par des victoires préservé le peuple de l’esclavage, comme Codrus ; les autres lui ayant rendu la liberté, comme Cyrus ; d’autres ayant fondé l’État lui-même, ou possédant le territoire, comme les rois des Spartiates, des Macédoniens et des Molosses.
§ 6. Le roi a pour mission spéciale de veiller à ce que ceux qui possèdent n’éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple aucun outrage dans son honneur. Le tyran, au contraire, comme je l’ai dit plus d’une fois, n’a jamais eu vue, dans les affaires communes, que son intérêt personnel. Le but du tyran, c’est la jouissance ; celui du roi, c’est la vertu. Aussi, en fait d’ambition, le tyran songe-t-il surtout à l’argent ; le roi, surtout à l’honneur. La garde d’un roi se compose de citoyens ; celle d’un tyran, d’étrangers.
§ 7. Il est du reste bien facile de voir que la tyrannie a tous les inconvénients de la démocratie et de l’oligarchie. Comme celle-ci, elle ne pense qu’à la richesse, qui nécessairement peut seule lui garantir et la fidélité des satellites, et la jouissance du luxe. La tyrannie se défie aussi des masses, et leur enlève le droit de posséder des armes. Nuire au peuple, éloigner les citoyens de la cité, les disperser, sont des manœuvres communes à l’oligarchie et à la tyrannie. À la démocratie, la tyrannie emprunte ce système de guerre continuelle contre les citoyens puissants, cette lutte secrète et publique qui les détruit, ces bannissements qui les frappent sous prétexte qu’ils sont factieux et ennemis de l’autorité ; car elle n’ignore pas que c’est des rangs des hautes classes que sortiront contre elle les conspirations, que les uns ourdissent dans l’intention de se saisir du pouvoir à leur profit, et les autres, pour se soustraire à l’esclavage qui les opprime. voilà ce que signifiait le conseil de Périandre à Thrasybule ; et ce nivellement des épis qui dépassaient les autres, voulait dire qu’il fallait toujours se défaire des citoyens éminents.
§ 8. Tout ce que je viens de dire montre assez que les causes de révolution doivent être les mêmes à peu près dans les monarchies que dans les républiques. L’injustice, la peur, le mépris, ont presque toujours déterminé les conspirations des sujets contre les monarques. L’injustice les a cependant causées moins souvent encore que l’insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le but que se proposent les conspirations dans les républiques est aussi le même dans les États soumis à un tyran ou à un roi ; elles ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d’honneurs et de richesses, que lui envient tous les autres.
§ 9. Les conspirations s’attaquent, tantôt à la personne de ceux qui ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d’une insulte pousse surtout aux premières ; et comme l’insulte peut être de bien des genres, le ressentiment qu’elle provoque peut avoir autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère en conspirant ne songe qu’à la vengeance ; et elle n’est point ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient déshonoré la sœur d’Harmodius ; Harmodius conspira pour venger sa sœur ; Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre Périandre, tyran d’Ambracie, n’eut pas d’autre motif qu’une plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l’un de ses mignons s’il ne l’avait pas rendu mère.
§ 10. Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l’avait laissé insulter par les partisans d’Attale. Derdas conspira contre Amyntas le Petit, qui s’était vanté d’avoir eu la fleur de sa jeunesse. L’Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l’avait outragé en lui enlevant sa femme.
§ 11. Bien des conspirations n’ont eu pour cause que les attentats dont quelques monarques s’étaient rendus coupables sur la personne d’un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre Archélaüs par Cratée, qui n’avait jamais souffert qu’avec horreur ces indignes rapports. Aussi ne manqua-t-il point de saisir le premier prétexte plausible, beaucoup moins grave cependant que ne l’était celui-là. Archélaüs, après lui avoir promis une de ses filles, lui manqua de parole, et les maria toutes deux, l’une, par suite de sa défaite dans la guerre contre Sirrha et Arrhabæus, au roi d’Elimée ; l’autre, qui était la plus jeune, à Amyntas, fils de ce roi, comptant par là apaiser tout ressentiment entre Cratée et le fils de Cléopâtre. Mais le véritable motif de son inimitié fut l’indignation que ressentait le jeune homme des liens qui l’unissaient au roi.
§ 12. Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le renvoyant pas dans sa patrie, comme il l’avait promis, Hellanocrate se persuada que cette intimité du roi ne venait point d’une passion réelle, et qu’elle n’avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et Héraclide, tous deux d’Ænos, tuèrent Cotys pour venger leur père ; et Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante qu’il lui avait fait subir dans son enfance.
§ 13. Bien souvent on conspire par colère des mauvais traitements que l’on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. À Mytilène, par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la ville, en frappant du bâton tous ceux qu’ils rencontraient, furent massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis ; et plus tard, Smerdis tua Penthilus, qui l’avait maltraité, et dont la femme le poussait à cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs, Décanlnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le premier, c’est qu’il était plein de fureur de ce qu’Archélaiis l’eût livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour l’avoir raillé sur sa mauvaise haleine. Bien des monarques ont payé de semblables outrages de leur vie ou de leur repos.
§ 14. La peur, que nous avons indiquée comme une cause de bouleversement dans les républiques, n’agit pas moins dans les monarchies. Ainsi Artabane tua Xerxès dans la seule crainte qu’on n’apprit au roi qu’il avait fait pendre Darius, malgré l’ordre contraire qu’il en avait reçu. Mais Artabane avait espéré d’abord que Xerxès oublierait cette défense, qu’il lui avait faite au milieu d’un festin. Le mépris amène aussi des révolutions dans les états monarchiques. Sardanapale fut tué par un de ses sujets qui, si l’on en croit la tradition, l’avait vu tenant la quenouille au milieu de ses femmes. En admettant que ce fait soit faux pour Sardanapale, il peut certainement être vrai pour un autre. Dion ne conspira que par mépris contre le Jeune Denys, en voyant que tous ses sujets en faisaient si peu de cas, et qu’il était lui-même plongé dans une perpétuelle ivresse.
§ 15. C’est surtout par des motifs de cet ordre que se déterminent même parfois les amis du tyran ; la confiance dont ils jouissent auprès de lui leur inspire le dédain, et l’espoir de cacher leurs complots. Souvent, quand on se croit en position de saisir le pouvoir de quelque manière que ce soit, il suffit de mépriser le tyran pour conspirer contre lui ; car lorsqu’on est puissant et que, poussé par la conscience de ses forces, on dédaigne le danger, on se décide aisément à l’action. C’est ainsi que bien souvent les généraux n’ont pas d’autres motifs pour conspirer contre les rois qui les emploient. Par exemple, Cyrus renversa Astyage, dont il méprisait la conduite et la puissance, et qui avait renoncé à l’exercice personnel du pouvoir, pour se livrer à tous les excès du plaisir. Seuthès le Thrace conspira de même contre Amodocus, dont il était général. Plusieurs motifs de ce genre peuvent se réunir pour déterminer les conspirations. Parfois, la cupidité se joint au mépris : témoin la conspiration de Mithridate contre Ariobarzane. Ces sentiments agissent surtout puissamment sur les hommes d’un caractère hardi, et qui ont su obtenir près des monarques une haute fonction militaire. Le courage, quand il est aidé de ressources puissantes, devient de l’audace ; et, décidé par ces deux motifs, on conspire parce qu’on se croit à peu près certain du succès.
§ 16. Les conspirations par désir de la gloire ont un tout autre caractère que celles dont nous avons parlé jusqu’à présent. Elles n’ont pour mobiles ni l’envie des richesses immenses, ni le désir des honneurs suprêmes que le tyran possède et qui font si souvent conspirer contre lui. Ce n’est point par des considérations de ce genre que l’homme ambitieux se risque aux dangers d’un complot. Il laisse à d’autres les motifs vils et bas que nous venons de rappeler ; mais de même qu’il s’aventurerait dans toute entreprise inutile, mais qui pourrait donner renom et célébrité, de même il conspire contre le monarque, avide non de puissance mais de gloire.
§ 17. Les hommes de cette trempe sont excessivement rares, parce que de telles résolutions supposent toujours un mépris absolu de sa propre vie, dans le cas où l’entreprise viendrait à échouer. La seule pensée dont on doive alors être animé est celle de Dion ; mais il est difficile qu’elle puisse venir à bien des cœurs. Dion, quand il marcha contre Denys, n’avait avec lui que quelques soldats, déclarant que, quel que fût d’ailleurs le succès, c’en était assez pour lui d’avoir mis la main à cette entreprise, et que mourût-il aussitôt en touchant la terre de Sicile, sa mort serait toujours assez belle.
§ 18. La tyrannie peut être renversée, comme tout autre gouvernement, par une attaque extérieure, venant d’un État plus puissant qu’elle et constitué sur un principe opposé. Il est clair que ce gouvernement voisin, par l’opposition même de son principe, n’attend que le moment de l’attaque ; et dès qu’on le peut, on fait toujours ce qu’on désire. Les États de principes différents sont toujours ennemis entre eux : la démocratie, par exemple, est l’ennemie de la tyrannie, tout autant que le potier peut l’être du potier, comme dit Hésiode ; ce qui n’empêche pas que la démagogie poussée à son dernier terme ne soit aussi une véritable tyrannie. La royauté et l’aristocratie sont ennemies par la différence même de leur principe. Aussi, les Lacédémoniens avaient-ils pour système constant de renverser les tyrannies, comme le firent aussi les Syracusains, tant qu’ils furent régis par un bon gouvernement.
§ 19. La tyrannie trouve dans son propre sein une autre cause de ruine, quand l’insurrection vient de ceux même qu’elle emploie. Témoin la chute de la tyrannie fondée par Gélon ; et de nos jours, celle de Denys. Thrasybule, frère d’Hiéron, s’attachait à flatter toutes les folles passions du fils que Gélon avait laissé, et le plongeait dans les plaisirs pour régner sous son nom. Les familiers du jeune prince conspirèrent, non pas tant pour renverser la tyrannie même, que pour supplanter Thrasybule ; mais les associés qu’ils s’étaient donnés, saisirent cette favorable occasion pour les chasser tous. Quant à Denys, ce fut Dion, son parent, qui marcha contre lui et put, avant de mourir, expulser le tyran à l’aide du peuple soulevé.
§ 20. Des deux sentiments qui causent le plus souvent les conspirations contre les tyrannies, la haine et le mépris, les tyrans méritent toujours au moins l’un, c’est la haine. Mais le mépris qu’ils inspirent amène fréquemment leur chute. Ce qui le prouve bien, c’est que ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir ont su le conserver, et que ceux qui l’ont reçu par héritage l’ont presque aussitôt perdu. Avilis par les dérèglements de leur conduite, ils tombent aisément dans le mépris et fournissent de nombreuses et excellentes occasions aux conspirateurs.
§ 21. On peut ranger aussi la colère dans la même classe que la haine ; l’une et l’autre poussent à des actions toutes pareilles ; seulement la colère est encore plus active que la haine, parce qu’elle conspire avec d’autant plus d’ardeur que la passion ne réfléchit pas. C’est surtout le ressentiment d’une insulte qui livre les cœurs aux emportements de la colère : témoin la chute des Pisistratides et de tant d’autres. Cependant la haine est plus redoutable. La colère est toujours accompagnée d’un sentiment de douleur qui ne laisse pas de place à la prudence ; l’aversion n’a point de douleur qui la trouble dans ses complots. Pour nous résumer, nous dirons que toutes les causes de révolution assignées par nous à l’oligarchie excessive et sans contrepoids, et à la démagogie extrême, s’appliquent également à la tyrannie ; car ces deux formes de gouvernement sont de véritables tyrannies divisées entre plusieurs mains.
§ 22. La royauté a beaucoup moins à redouter les dangers du dehors, et c’est ce qui en garantit la durée. Mais c’est en elle-même qu’il faut rechercher toutes les causes de sa ruine. On peut les réduire à deux : l’une est la conjuration des agents qu’elle emploie ; l’autre est sa tendance au despotisme, quand les rois prétendent accroître leur puissance, même aux dépens des lois. On ne voit guère de nos jours se former encore des royautés ; et celles qui s’élèvent sont bien plutôt des monarchies absolues et des tyrannies que des royautés. C’est qu’en effet la véritable royauté est un pouvoir librement consenti, et jouissant seulement de prérogatives supérieures. Mais comme aujourd’hui les citoyens se valent en général, et qu’aucun n’a une supériorité tellement grande qu’il puisse exclusivement prétendre à une aussi haute position dans l’État, il s’ensuit qu’on ne donne plus son assentiment à une royauté, et que, si quelqu’un prétend régner par la fourbe ou par la violence, on le regarde aussitôt comme un tyran.
§ 23. Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de ruine toute spéciale, à savoir que la plupart de ces rois par héritage deviennent bien vite méprisables, et qu’on ne leur pardonne point un excès de pouvoir,.attendu qu’ils possèdent non pas une autorité tyrannique, mais une simple dignité royale. La royauté est très facile à renverser ; car il n’y a plus de roi du moment qu’on ne veut plus en avoir ; le tyran, au contraire, s’impose malgré la volonté générale.
§ 24. Telles sont pour les monarchies les principales causes de ruine ; je n’en énumère point quelques autres qui se rapprochent de celles-là.
§ 1. Le plus funeste des systèmes. Voir plus bas, § 7, et plus haut, liv. VI (4e), ch. II, § 2, et ch. VI, § 1, les mêmes idées.
§ 3. Toutes les fonctions publiques. Voir Ott. Müller, Aeginet., p. 134 et suiv.
§ 4. Phidon d’Argos paraît avoir régné dans le huitième siècle. On le donne pour un tyran fort audacieux et fort habile. Il établit, dit— on, dans le Péloponèse l’unité des poids et mesures parmi toutes les peuplades doriennes ; il frappa le premier de la monnaie. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 155, et t. II, p. 108 ; et Hérodote, Érato, ch. CXXVII, § 4, p. 313, édit. Firmin Didot. Tous les tyrans d’Ionie. Hérodote, Melpomène, ch. CXXXVII, p. 225, édit. Firmin Didot, fait l’histoire de ces petits tyrans. Phalaris, tyran d’Agrigente, vers la LIVe olympiade, 564 ans avant J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 163. Panætius, dont Aristote parle encore dans ce livre, ch. X, § 4, n’est pas autrement connu. Léontium, ville voisine de Syracuse, en Sicile. Cypsèle à Corinthe. Cypsèle usurpa la tyrannie, à Corinthe, vers la xXXXe olympiade, 658 ans av. J.-C. Pisistrate, 550 ans avant J.-C. Denys à Syracuse. Voir plus haut, dans ce livre, ch. IV, § 5.
§ 5. Je le répète. Voir plus haut, § 1. Comme Codrus. Dans le XIe siècle avant J.-C. Et des Molosses. Voir plus loin, dans ce liv. ch. IX, § 1, quelques mots sur la monarchie des Molosses.
§ 6. Comme je l’ai dit. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 4.
§ 7. De la démocratie et de l’oligarchie. Voir plus haut, § 1. De Périandre. Voir plus haut, liv. III, ch. VIII, § 3.
§ 8. Tout ce que je viens de dire. Voir plus haut, ch. II, § 3.
§ 9. Les conspirations s’attaquent. Voir dans Machiavel ses réflexions sur les conspirations, Discours sur les Décades de Tite-Live, liv. III, ch. VI. Harmodius. Thucydide raconte la conspiration d’Harmodius, liv. I, ch. XX, p. 8, édit. Firmin Didot, et liv. VI, ch. LIV et suiv., p. 266, édit. Firmin Didot.
§ 10. Pausanias tua Philippe. Philippe fut assassiné l’an. 336 avant J.— C. C’est là le fait le plus récent dont il soit question dans la Politique d’Aristote. Pour les détails, voir Diodore de Sicile, livre XVI, ch. XCIII, p. 128, édit. Firmin Di-dot, et le récit de Machiavel, Discours sur les Décades de Tite-Live, liv. II, ch. XXVIII. L’Eunuque. C’est Nicoclès, surnommé l’Eunuque. Il assassina Evagoras, la troi¬ième année de la CIe olympiade, 374 ans avant Jésus-Christ. Voir Diodore de Sicile, livre XV, chapitre XLVII, § 8, page 32, édit. Firmin Didot.
§ 11. Archélaüs. Je ne sais si cet Archélaüs est celui dont il est question dans le Gorgias de Platon, p. 253, traduct. de M. Cousin. Cratée. Diodore de Sicile prétend que Cratée, qu’il appelle Craterus, tua le roi par mégarde à la chasse, liv. XIV, ch. XXXVII, § 5, p. 574, édit. Firmin Didot. Toute cette partie de l’histoire de Macédoine est fort obscure.
§ 12. Parrhon, ou, comme l’appelle Diogène de Laërte, Python, tua Cotys, tyran dEnos, en Thrace, et se réfugia à Athènes. Voir Diog. Laër., liv. III, § 46, et Plutarque, Advers. Colot., t. X, p. 629, et De sui laude, t. XIII, 146. § 13. Les Penthalides. Schneider et Coraï ont corrigé « Penthilides », sans doute à cause de « Penthilus », qui est plus bas. Mais je n’ai point adopté la correction, parce qu’aucun manuscrit ne l’autorise. Smerdis. On ne sait quel est ce Smerdis. Contre Archélaüs. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 11. Décamnichus. Voir Suidas, au mot « Euripide » .
§ 14. La peur que nous avons in¬iquée. Voir plus haut, ch. II, § 3. Artabane tua Xerxès. Dans la quatrième année de la LXXXVIIe olympiade, 465 ans av. J.-C. Voir Ctésias, Persic., cap. XXIX, ap. Photium ; Diodore de Sicile, liv. XI, ch. LXIX, § 1, p. 399, édit. Firmin Didot ; Justin, liv. III, ch. I. La mort de Xerxès est diversement racontée par les historiens. La version qu’a suivie Aristote paraît la plus probable ; toute cette partie de l’histoire est d’ailleurs peu connue.
Dion. L’expédition de Dion contre Denys le Jeune est de la quatrième année de la CIXe olympiade, 357 ans av. J.-C.
§ 15. Cyrus renversa Astyage. Cyrus détrôna Astyage mais il ne le fit pas mourir. Hérodote, Clio, ch. CXXX. Seuthès le Thrace. Voir Xénophon, Anab., liv. VII, ch. II, et Hellén., liv. IV, ch. VIII. La conspiration de Mithridate. Voir Xénoph., Cyrop., liv. VIII, ch. VIII.
§ 17. Celle de Dion. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 14.
§ 18. Constitué sur un principe opposé. Voir plus haut, dans ce livre, ch. VI, § 9. Comme dit Hésiode.Voir les Œuvres et les Jours. Vers 25. Les Lacédémoniens. Voir plus haut, dans ce livre, chap. VI, § 9, où il est dit que les Lacédémoniens renversaient partout les démocraties.
§ 19. Fondée par Gélon. Gélon régna dans la quatrième année de la LXXIIIe olympiade, 484 ans av. J. —C. Il était, depuis six ans, tyran de Gèle. Hérodote, Polymnie, chapitre CLIII et suiv.
§ 20. Ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir. Voir plus bas, § 23, et Machiavel, le Prince, ch. VI. Platon aussi condamne vivement l’hérédité ; Lois, III, pages 183 et suiv., trad. de M. Cousin.
§ 21. La chute des Pisistratides. Voir plus haut, § 9.
§ 22. De royautés… des monarchies. On sent quelle est ici la diférence de ces deux mots : « Roi », c’est le monarque régnant suivant des lois qu’il doit observer et qu’il n’a point faites ; « monarque », c’est le souverain régnant sans autre loi que sa volonté, mais n’abusant pas de sa toute puissance ; le « tyran » enfin abuse du pouvoir qu’il possède. Ces distinctions sont importantes. Voir liv. III, ch. X, § 7.
§ 23. Bien vite méprisables. On peut joindre cette déclaration formelle contre l’hérédité à celle qu’Aristote a déjà faite, livre III, ch. X, § 9. Il faut vouloir fermer les yeux à la lumière, pour prétendre que le philosophe a fait une œuvre de courtisan, et qu’il a cherché, dans la Politique, à flatter Alexandre, dont le droit tout héréditaire s’accordait certainement fort peu avec les principes indépendants de son maître. Il n’y a plus de roi… Voir la même pensée dans Platon, Le Politique, p. 386, traduction de M. Cousin.
CHAPITRE IX. Des moyens de conservation pour les États monarchiques ; la royauté se sauve par la modération. Les tyrannies ont deux systèmes fort différents pour se maintenir : la violence avec la ruse, et la bonne administration ; esquisse du premier système ; ses vices ; esquisse du second système ; ses avantages ; portrait du tyran ; durée des diverses tyrannies ; détails historiques.
§ 1. En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature spéciale de chacun d’eux. La royauté, par exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe moins alors à se faire despote ; il respecte plus dans toutes ses actions l’égalité commune ; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses. Chez les Lacédémoniens, elle n’a tant vécu que parce que, dès l’origine, le pouvoir fut partagé entre deux personnes ; et que plus tard, Théopompe le tempéra par plusieurs institutions, sans compter le contre-poids qu’il lui donna dans l’établissement de l’Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il lui assura plus de durée ; il l’agrandit donc en quelque sorte, loin de la réduire ; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s’il n’avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu’il ne l’avait reçue de ses ancêtres : « Non, » sans doute ; car je la leur laisse beaucoup plus durable. »
§ 2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C’est à Périandre de Corinthe qu’on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d’exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s’élève ; se défaire des gens de cœur ; défendre les repas communs et les associations ; interdire l’instruction et tout ce qui tient aux lumières, c’est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l’on pourrait trouver des amusements communs ; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance ;
§ 3. de plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu’ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d’âme : tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d’autres : savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets ; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu’on est moins franc quand on redoute l’espionnage, et que si l’on parle, tout se sait ;
§ 4. semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens ; mettre aux prises les amis entre eux ; irriter le peuple contre les hautes classes, qu’on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d’appauvrir les sujets, pour que, d’une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l’autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C’est dans cette vue qu’ont été élevés les pyramides d’Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n’ont qu’un seul et même objet, l’occupation constante et l’appauvrissement du peuple.
§ 5. On peut voir un moyen analogue dans un système d’impôts établis comme ils l’étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l’impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l’activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d’un chef militaire. Si la royauté se conserve en s’appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu’elle sait bien que, si tous les sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le faire.
§ 6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie : licence accordée aux femmes dans l’intérieur des familles pour qu’elles trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu’ils dénoncent aussi leurs maîtres ; car le tyran n’a rien à redouter des esclaves et des femmes ; et les esclaves, pourvu qu’on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque ; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur ; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu’ouvre de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n’aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu’elle aime la flatterie, et qu’il n’est point de cœur libre qui s’y abaisse. L’homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d’un utile emploi dans des projets pervers : « Un clou chasse l’autre », dit le proverbe.
§ 7. Le propre du tyran est de repousser tout ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder ces hautes qualités ; et l’éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité et l’indépendance d’un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures, comme attentatoires à sa puissance. C’est encore l’usage du tyran d’inviter à sa table et d’admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux ; ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n’ont aucun motif d’agir contre son autorité. Toutes ces manœuvres et tant d’autres du même genre, que la tyrannie emploie pour se maintenir, sont d’une profonde perversité.
§ 8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie : d’abord, l’abaissement moral des sujets ; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer ; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l’égard des autres ; car la tyrannie ne lieut être renversée qu’autant que des citoyens ont assez d’union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu’ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu’ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c’est l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets ; car on n’entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n’a pas les moyens de la renverser.
§ 9. Ainsi, toutes les préoccupations du tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d’indiquer, et l’on peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois bases : la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur dégradation morale. Telle est donc la première méthode de conservation pour les tyrannies.
§ 10. Quant à la seconde, elle s’attache à des soins radicalement opposés à tous ceux que nous venons d’indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des causes qui ruinent les royautés ; car de même que la royauté compromet son autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la sienne en la rendant plus royale. Il n’est ici qu’un point essentiel qu’elle ne doit jamais oublier : qu’elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner, non pas seulement avec l’assentiment général, mais aussi malgré la volonté générale ; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences.
§ 11. D’abord, il paraîtra s’occuper avec sollicitude des intérêts publics, et il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de l’État, chose que du reste plus d’un tyran a faite ; car il a par là cet avantage de paraître un administrateur plutôt qu’un despote ; il n’a point à redouter d’ailleurs de jamais manquer de fonds tant qu’il reste maître absolu du gouvernement.
§ 12. S’il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés ; car alors ceux à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens : ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D’un autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu’il semble n’agir que dans l’intêrêt de l’administration publique, et seulement pour préparer des ressources en cas de guerre ; en un mot, il doit paraître le gardien et le trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle.
§ 13. Il ne faut pas que le tyran se montre d’un difficile accès ; toutefois son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La chose est du reste fort délicate ; car le tyran est toujours bien près d’être méprisé ; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard une réputation inattaquable. De plus, qu’il se garde bien lui-même, qu’il empêche soigneusement tous ceux qui l’entourent d’insulter jamais la jeunesse de l’un ou l’autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve avec les autres femmes ; car les querelles féminines ont perdu plus d’une tyrannie.
§ 14. S’il aime le plaisir, qu’il ne s’y livre jamais comme le font certains tyrans de notre époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur bonheur et leur félicité. C’est en ceci surtout que le tyran doit user de modération ; et s’il ne le peut, qu’il sache au moins se dérober aux regards de la foule. L’homme qu’on surprend sans peine et qu’on méprise, ce n’est point l’homme tempérant et sobre, c’est l’homme ivre ; ce n’est point celui qui veille, c’est celui qui dort.
§ 15. Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu’on dit à l’usage de la tyrannie. Il faut qu’il embellisse la ville, comme s’il en était l’administrateur et non le maître. Surtout qu’il affiche avec le plus grand soin une piété exemplaire. On ne redoute pas autant l’injustice de la part d’un homme qu’on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux ; et l’on ose moins conspirer contre lui, parce qu’on lui suppose le ciel même pour allié. Il faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu’à une ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action, il faut le combler de tant d’honneurs qu’il ne pense pas pou-voir en obtenir davantage d’un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux le soin des châtiments.
§ 16. Tout gouvernement monarchique, quel qu’il soit, doit se garder d’accroître outre mesure la puissance d’un individu ; ou, si la chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs autres ; c’est le moyen de les maintenir mutuellement. S’il faut nécessairement créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s’adresse pas du moins à un homme audacieux ; car un cœur rempli d’audace est toujours prêt à tout entreprendre ; et s’il faut renverser quelque haute influence, qu’il y procède par degrés, et qu’il ait soin de ne point détruire d’un seul coup les fondements sur lesquels elle repose.
§ 17. Que le tyran, en ne se permettant jamais d’outrage d’aucun genre, en évite deux surtout : c’est de porter la main sur qui que ce soit, et d’insulter la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l’égard des cœurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu’on les froisse dans leurs intétets d’argent ; mais les âmes fières et honnêtes souffrent bien davantage d’une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l’une : ou il faut renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les punitions qu’on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut qu’il paraisse ne céder qu’à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En général, dès qu’il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la réparation l’emporte de beaucoup sur l’offense.
§ 18. Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur vie pourvu qu’ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s’épargne pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite : « Le ressentiment est bien difficile à combattre, car il met sa vie à l’enjeu » .
§ 19. Comme l’État se compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il faut persuader aux uns et aux autres qu’ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et. prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu’il faut prendre pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d’enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit toujours à lui seul pour défendre l’autorité, dont il est l’appui, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l’attaquent.
§ 20. Du reste, nous croyons qu’il serait inutile d’entrer dans de plus longs détails. L’objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi ; non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu’il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu’il s’attire par ses manières l’affection de la foule. Par là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu’il n'excitera ni haine, ni crainte ; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu’il se montre complétement vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu’il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu’on peut l’être.
§ 21. Et cependant, malgré toutes ces précautions, les moins stables des gouvernements sont l’oligarchie et la tyrannie. La plus longue tyrannie a été celle d’Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone ; elle a duré cent ans ; c’est qu’ils surent habilement ménager leurs sujets et se soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le mépris. par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l’amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu’à couronner de ses mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste ; et si l’on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en justice devant l’Aréopage.
§ 22. La plus longue tyrannie est en second lieu celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois. Cypsèle régna personnellement trente ans, et Périandre quarante-quatre ; Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Cesont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle ; car il était démagogue aussi ; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général.
§ 23. Il faut mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des Pisistratides, à Athènes ; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans, il n’en régna réellement que dix-sept ; ses enfants en régnèrent dix-huit : en tout trente-cinq ans. Viennent ensuite les tyrannies d’Hiéron et de Gélon à Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne ; Hiéron régna dix ans ; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. À tout prendre, la plupart des tyrannies n’ont eu qu’une très courte existence.
§ 24. Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent ; et tels sont les moyens de salut qui les maintiennent.
§ 1. Chez les Molosses. Voir plus haut, ch. VIII, § 5. Plutarque nous apprend, vie de Pyrrhos, chap. V, que, tous les ans, les rois molosses renouvelaient dans l’assemblée générale du peuple leur serment d’obéir aux lois. Théopompe le tempéra. Voir liv. II, ch. VI, § 5. Platon aussi rapporte à Théopompe l’institution des Éphores ; Lois, III, 174, trad. de M. Cousin. Voir encore ce qu’il dit de la royauté, id., p. 188. Xénophon, au début de son éloge d’Agésilas, loue les rois de Sparte de n’avoir jamais cherché à étendre leur puissance.
§ 2. Périandre de Corinthe. Périandre, fils de Cypsèle, lui succéda, la première année de la XXXVIIIe olympiade, 623 ans avant J : C. Voir plus haut, livre III, ch. VIII, § 3. Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 165, et Diogène de Laërte, vie de Périandre, livre I, page 37. Platon n’a pas meilleure opinion de Périandre et de son habileté de tyran. Voir la République, liv. I, p. 23, trad. de M. Cousin. Déjà nous avons indiqué.Voir le chapitre précédent, § 7. Réprimer toute supériorité. Voir Platon, Républ., livre VIII, page 173, trad. de M. Cousin.
§ 3. Les délatrices. Je n’ai pas cru devoir adopter, contre le témoignage de tous les mauuscrits, la leçon admise par Schneider et Coraï, d’après Budée, p. 321, et qui substituerait des hommes à des femmes dans ce rôle d’espions à Syracuse. Les passages de Plutarque cités par Budée, Traité de la Curiosité, t. VIII, p. 74, édit. Reisk, et dans la Vie de Dion, ch. XXVIII, sont certainement en faveur de la correction ; mais Aristote, beaucoup plus ancien que Plutarque, était aussi beaucoup mieux placé pour connaître l’histoire de Syracuse ; et M. Goettling pense avec raison qu’il vaudrait mieux corriger le texte de Plutarque par celui d’Aristote. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 159. Comme Hiéron. Hiéron succéda à Gélon, son frère, dans la troisième année de la LXXVe olympiade, 478 ans av. J.-C. Des gens pour tout écouter. Voilà l’origine des espions. Voir Montesquieu, liv. XII, ch. XXIII.
§ 4 D’appauvrir les sujets. Voir la même pensée dans Platon, Républ., liv. VIII, p. 177, traduct. de M. Cousin. Les pyramides d’Égypte. Cette appréciation du but politique des pyramides et d’autres grands travaux de l’antiquité est aussi profonde que réelle. Les monuments sacrés des Cypsélides. Voir plus loin, ch. IX, § 22, et Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 166, et Suidas, au mot Cypsélides. Le temple de Jupiter Olympien. Vitruve, dans la préface de son Traité d’Architecture, parle du temple de Jupiter Olympien. Pausanias en donne la description (in Attica). Ce temple avait quatre stades ou sept cent soixante mètres de tour ; il ne fut achevé que sous le règne de l’empereur Adrien. De Polycrate à Samos. Hérodote, Thalie, ch. LX, décrit ces grands travaux faits à Samos. Polycrate mourut en 522 av. J.— C., après onze ans de règne. Voir le Voyage du Jeune Anacharsis, ch. LXXIV.
§ 6. Le flatteur est en haute estime. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. IV, § 4.
§ 7. Le tyran hait donc ces nobles natures. Voir le Gorgias de Platon, page 370, trad. de M. Cousin. D’une profonde perversité. Après ce portrait du tyran, qui vaut bien en réalité et en finesse tout ce qu’on a jamais écrit sur le même sujet, Aristote condamne formellement toutes ces manœuvres de la tyrannie. Ceci est une nouvelle réponse aux accusations si peu fondées dons sa Politique a été l’objet. Voir dans ce livre, ch. IX, § 21, et plus haut, liv. III, ch. VIII, § 1. Si Machiavel avait eu le soin de fairela même réserve qu’Aristote, il n’aurait point passé, grâce peut-être aussi aux calomnies de la cour de Rome, pour un partisan aussi corrompu qu’éhonté de la tyrannie. Il faut dire qu’il avait pourtant consacré ses talents et sa vie entière au service d’une république. Voir plus bas la note du chap. X, § 6, et la préface. Montesquieu a résumé toutes ces théories sur le tyran, en faisant de la crainte le principe du gouvernement despotique ; Esprit des Lois, liv. III, ch. IX.
§ 9. Ainsi toutes les préoccupations… dégradation morale. Schneider, Coraï, M. Goettling ont pensé que cette répétition appartenait non à Aristote, mais à l’un de ses anciens éditeurs. Rien ne démontre l’inexactitude de cette hypothèse.
§ 10. Quant à la seconde. Ceci est le complément de ce qui a été dit plus haut, dans ce chapitre, § 2. Voir ce que dit Montesquieu des mœurs du monarque ; Esprit des Lois, liv. XII, ch. XXVII.
§ 11. D’abord, il paraîtra s’occuper. Voir le prince de Machiavel, chap. XVI.
§ 13. Le respect. Voir le Prince de Machiavel, ch. xvn ; Montesquieu, liv. XII, ch. XXVI et XXVVI. Bien près d’être méprisé. Id., ch. XIX. Des autres talents. Voir le Prince de Machiavel, ch. XVIII. D’insulter jamais. Voir le Prince de Machiavel, ch. XVIII et XIX, et Montesquieu, liv. XII, ch. XXVIII. Montesquieu rappelle la vengeance de Narsès, celle du comte Julien et celle de la duchesse de Montpensier contre Henri III. Les querelles féminines. Voir les Discours de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, liv. Ill, ch. XXVI. Toutes ces vieilles maximes. Voir dans ce chapitre, § 3 et suiv. On peut rapprocher des conseils qu’Aristote donne aux tyrans ceux que Simonide adresse au tyran de Syracuse, dans le petit traité de Xénophon intitulé Hiéron. On peut lire aussi avec fruit ce que Descartes a dit sur ces matières, en analysaut le Prince de Machiavel, t. IX, p. 388 et suiv., édition de M. Cousin.
§ 15. À tous ses devoirs envers les dieux. Voir le Prince de Machiavel, chapitre XVI. Le soin des châtiments. Voir plus haut, ivre VI (4°), chapitre II, § 10, le Prince de Machiavel, chapitre XIX, et Montesquieu, livre II, chapitre XXXIII.
§ 17. D’outrage d’aucun genre. Voir Montesquieu, liv. XII, chapitre XXVIII, et en outre les Discours de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, livre II, cha pitres XXVI et XXVIII.
§ 18. Comme dit Héraclite. Héraclite d’Éphèse vivait vers la fin du VIe siècle avant J.-C. — Voir le Prince de Machiavel, ch. XIX.
§ 19. Pour instrument du pouvoir. Voir Montesquieu, livre XII, chapitre XXVII. — On peut, à côté de ce portrait du tyran par Aristote, placer celui qu’eu a fait Platon, à la fin du VIIe livre et au commencement du IXe de la République, Traduct. de N. Cousin, p. 176, 200 et suiv.
§ 20. Un administrateur. J’ai gardé ce mot que donnent tous les manuscrits sans exception : La variante adoptée par Sylburge et les éditeurs qui l’ont suivi se rapporte, il est vrai, fort bien aux expressions mêmes d’Aristote, livre I, chap. I, § 2 ; mais rien ne l’autorise ici, et elle n’est pas indispensable.
§ 21. Les moins stables des gouvernements. Nouvelle condamnation de la tyrannie. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 7. Voir aussi Montesquieu, Esprit des Lois, livre VIII, chap. X. D’Orthagoras et de ses descendants. Orthagoras s’empara de la tyrannie, vers la XXVIe olympiade, 676 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller (die Dorier, t. I, p. 161). Le plus célèbre des descendants d’Orthagoras fut Clisthène ; les autres sont à peine connus. Sicyone était voisine de Corinthe, et au nord-ouest de cette ville.
§ 22. Celle des Cypsélides. Cypsèle régna vers la XXXe olympiade, 658 ans avant J.-C. régna trois ans. Il y a ici une erreur évidente dans les chiffres. Si l’on comprend Psammétichus parmi les Cypséides, et le contexte d’Aristote ne permet guère de l’en exclure, ce n’est plus soixante-treize ans, mais soixante-seize, qu’auront régné les Cypsélides. Ott. Müller, Aeginet., p. 66, a proposé ici une conjecture fort ingénieuse : il veut lire PI (six), au lieu de III (trois) ; la différence consisterait dans un simple trait. On ne sait, du reste, ce que c’est que Psammétichus, dont le nom est égyptien. M. Goettling suppose qu’il ne fait point partie de la race des Cypsélides, et que, commandant des troupes de Périandre, il occupa le trône pendant trois années, au bout desquelles Périandre parvint à le renverser. L’histoire est complétement muette sur tous ces faits ; ce qui paraît certain, d’après le témoignage de tous les chronologistes, c’est que Cypsèle régna trente ans. et Périandre quarante-quatre, ainsi que le dit Aristote.Voir Ott. Müller (die Dorier, t. I, p. 168).
§ 23. Celle des Pisistratides. Pisistrate usurpa en 560, et mourut en 528. Hippias fut chassé d’Athènes en 510 avant J.-C. Gélon mourut. Voir plus haut, ch. VIII, § 9 et suiv. Hiéron régna. Voir plus haut, chap. IX, § 3, dans ce livre. Thrasybule. Voir plus haut, ch. VIII, § 9, dans ce livre quelques détails sur Thrasybule.
CHAPITRE X. Critique de la théorie de Platon sur les révolutions ; erreurs commises par Platon relativement â l’ordre où se succèdent le plus ordinairement les divers gouvernements ; Platon a trop restreint la question.
§ 1. Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions ; mais il n’a pas fort bien traité ce sujet. Il n’assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. À son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps ; et il ajoute que « ces perturbations dont la racine augmentée d’un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles » . Cette dernière partie de son raisonnement n’est peut-être pas fausse ; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l’éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s’appliquerait-elle à cette république qu’il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu’à tout autre État, ou à tout autre objet de ce monde ?
§ 2. Puis, dans cet instant qu’il as-signe à la révolution universelle, même les choses qui n’ont point commencé d’être ensemble changeront ce-pendant à la fois ! et un être né le premier jour de la catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système Lacédémonien. Un système politique quel qu’il soit se change dans le système qui lui est diamétralement opposé plus ordinairement que dans le système qui en est proche. On en peut dire autant de toutes les révolutions qu’admet Socrate, quand il assure que le système Lacédémonien se change en oligarchie, l’oligarchie en démagogie, et celle-là enfin en tyrannie. Mais c’est précisément tout le contraire. L’oligarchie, par exemple, succède à la démagogie bien plus souvent que la monarchie.
§ 3. De plus, Socrate ne dit pas si la tyrannie a ou n’a pas de révolutions ; il ne dit rien des causes qui les amènent, ni du gouvernement qui se substitue à celui-là. On conçoit aisément son silence, qu’il avait grand’peine à ne pas garder ; tout ici doit rester complétement obscur, parce que, dans les idées de Socrate, il faut que de la tyrannie on revienne à cette première république parfaite qu’il a conçue, seul moyen d’obtenir ce cercle sans fin dont il parle. Mais la tyrannie succède aussi à la tyrannie : témoin celle de Clisthène succédant à celle de Myron, à Sicyone. La tyrannie peut encore se changer en oligarchie, comme celle d’Antiléon à Chalcis ; ou en démagogie, comme celle de Gélon à Syracuse ; ou en aristocratie, comme celle de Charilaüs à Lacédémone, et comme on le vit à Carthage.
§ 4. L’oligarchie, de son côté, se change en tyrannie, et c’est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu’on se souvienne qu’à l’oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium ; à Gèle, celle de Cléandre ; à Rhéges, celle d’Anaxilas ; et qu’on se rappelle tant d’autres exemples qu’on pourrait citer également. C’est encore une erreur de faire naître l’oligarchie de l’avidité et des occupations mercantiles des chefs de l’Etat. Il faut bien plutôt en demander l’origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l’égalité politique n’est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne pos¬sèdent pas. Dans presque aucune oligarchie, les magistrats ne peuvent se livrer au commerce ; et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce ; et l’État cependant n’a point encore éprouvé de révolution.
§ 5. Il est encore fort singulier d’avancer que dans l’oligarchie l’Etat est divisé en deux partis, les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de l’oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne ne s’appauvrisse, l’Etat n’en passe pas moins de l’oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvres s’accroît, et de la démocratie à l’oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s’appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s’attacher àune seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l’inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l’opulence.
§ 6. C’est une grave erreur. Ce qui est vrai, c’est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l’État n’en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n’amènent pas non plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d’une exclusion politique, d’une injustice, d’une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n’a souvent pas d’autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l’origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d’oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d’elles était unique en son genre.
§ 1. Dans la République. Voir la République de Platon, livre VIII, p. 130, trad. de M. Cousin, et la note de la page 323. Cette note, fort développée, de M. Cousin, discute et résume toutes les recherches des éditeurs et des commentateurs sur ce passage de Platon ; et le résultat général est que ce passage est pour nous complétement inintelligible. L’était-il également pour les anciens et, ici en particulier, pour Aristote ? La chose n’est pas supposable. Rien dans la citation qu’il en fait ne l’indique. Il trouve bien, il est vrai, la théorie de Platon erronée, puisque la dernière partie est, selon lui, la seule qui ne soit pas fausse ; mais il ne dit pas que l’expression de cette théorie est pour lui un non-sens, comme elle l’est pour nous. Il faut donc croire qu’il la comprenait sans peine tout en la désapprouvant ; on peut en dire autant des commentateurs anciens de Platon, que ce passage ne semble point avoir arrêtés comme inintelligible. S’il ne nous offre aujourd’hui aucun sens, c’est probablement que les expressions géométriques qui y sont employées, ne nous sont pas assez familières. Ce qui paraît le plus probable, c’est qne ces multiplications successives doivent produire le nombre cinq mille quarante, qui a une haute importance dans la théorie politique de Platon (voir plus haut, livre II, ch. in, § 2), et qui marque sans doute aussi la grande période des révolutions. Après une assez longue étude de cette énigme, je n’ai à proposer aucune solution nouvelle. J’aurais peut-être même dû, à l’exemple de M. Cousin, supprimer dans ma traduction un passage aussi peu satisfaisant. Du reste, la critique d’Aristote ne porte pas absolument sur les mots, et l’on peut fort bien la comprendre, indépendamment de la citation qu’il tire de l’ouvrage de son maître. Ilfaut voir aussi sur les causes des révolutions, suivant Platon, les Lois, liv. III, p. 131 et suiv., trad. de M. Cousin. Pour prévenir les révolutions, Platon a créé le corps des Gardiens des Lois. C’est une institution admirable, qui, sous une forme ou sous une autre, devrait se retrouver dans tous les États. Aristote a eu tort de ne point discuter cette pensée de son maître. Voir les Lois, livre XII, à la fin, et les livres V, VI, VII, VIII de la République. Polybe et Machiavel ont tracé aussi le cercle que suivent fatalement les révolutions des États, Histoire générale, liv. IV, ch. V et suiv., et ch. LVII ; et Discours sur les Décades de Tite-Live, I. ch. II.
§ 2. Au système lacédémonien. Voir la République, livre VIII, p. 144, trad. de M. Cousin.
§ 3. La tyrannie succède aussi à la tyrannie. Platon ne fait venir la tyrannie que de la démocratie extrême, Républ., livre VIII, p. 165 et 169, trad. de M. Cousin. De Myron à Sicyone. Myron était un des descendants d’Orthagoras. Voir plus haut, ch. IX, § 21. Antilèon. On ne connaît point autrement Antiléon. À Carthage. Ceci est tout à fait en contradiction avec ce qu’Aristote a dit plus haut, livre II, ch. VIII, § 1, et ce qu’il dira quelques lignes plus bas, dans ce chapitre, § 4. Il faudrait probablement ici Chalcédoine et non Carthage ; on sait que ces deux mots ont été souvent en grec confondus l’un avec l’autre.
§ 4. Panxtius. Voir plus haut, ch. VIII, § 4. Celle de Cléandre. Voir Hérodote, Polymnie, chapitre CLIV. Cléandre existait vers l’époque de la guerre Médique. Celle d’Anaxilas. Hérodote, Erato, ch.XXIII. Anaxilas vivait dans le même temps que Cléandre. L’égalité politique. Voir une remarque toute pareille, livre III, ch. III. §§ 3, 4. À Carthage. Voir plus haut la note sur Carthage, dans ce chapitre, § 3.
§ 5. Socrate néglige. Voir Platon, République, livre VIII, trad. de M. Cousin, p. 141. Tennemann, Histoire de la philosophie, t. III, p. 325, a fait un bel et juste éloge de ce livre de la Politique, qui est certainement le plus remarquable de tous. « Aristote a déposé dans ce livre un trésor d’expérience et de connaissance des hommes, éternellement applicables et utiles. » Puis Tennemann ajoute : « Les moyens de conservation qu’il assigne à la tyrannie ne sont pas au-dessous du génie d’un Machiavel. » Voir plus haut, chapitre IX, § 5. Bodin a imité ce VIIIe livre dans le IVe de sa République. — Voir sur la conclusion de ce livre l’Appendice, où sont discutés les motifs de l’ordre nouveau des livres.
§ 6. Socrate. On peut remarquer qu’Aristote a commencé son ouvrage par une critique des théories de Platon, son maître, et qu’il le termine de même.
* ↑ J’ai conservé la division des chapitres adoptée par les trois derniers éditeurs, Schneider, Coraï et Gœttling, sans l’approuver toutefois complètement. Les paragraphes sont, en général, ceux de Schneider, Coraï et Thurot.
* ↑ Voir plus haut, liv. II, iii, 5
* ↑ Dans l’Économique, dont le livre Iᵉʳ est le seul, à ce qu’il semble, qui appartienne à Aristote.
* ↑ Aristote semble avoir ici en vue l’opinion de Platon. Voir les Lois, liv. IV, p. 203 et suiv., trad. de M. Cousin. Le maître condamne la position maritime pour la cité : le disciple est moins sévère. Cicéron incline à l’avis d’Aristote. Voir la République, livre II, chapitre iii et iv, édition de M. Leclerc.
* ↑ Cette réprobation du commerce pour l’État est la suite des principes établis dans le liv. Iᵉʳ, ch. iii, § 23.
* ↑ C’était la position du Pirée relativement à Athènes, qui y était jointe par des murailles.
* ↑ Voir liv. VIII (5), ch. iv, § 2, et ch. v, § 2.
* ↑ Hippocrate est, comme on sait, un des premiers qui aient observé cette influence des climats sur le caractère et les institutions des peuples. Voir le traité des Eaux, des Airs et des Lieux, éd. et trad. de M. Littré, t. II, p. 53. Hippocrate est allé plus loin : il a montré comment les lois à leur tour agissent sur le caractère des peuples ; et il a attribué l’inactivité générale des Asiatiques aux royautés et aux gouvernements despotiques qui pesaient sur eux. Platon a présenté aussi quelques vues sur ce grand sujet, Lois, liv. V, à la fin. Montesquieu, qui a donné dans son ouvrage, liv. XIV, XV, XVI, XVII, une place si considérable à la théorie des climats, n’aurait pas dû passer sous silence les auteurs de l’antiquité qui l’avaient établie avant lui. La théorie des races a succédé, dans notre siècle, à celle des climats, qu’elle modifiera, mais ne détruira point.
* ↑ Réunie en un seul État. Cette pensée d’Aristote a sans doute quelque rapport aux entreprises politiques des rois de Macédoine. Ce fut Alexandre qui réussit enfin à réunir la Grèce en un seul État ; et ce fut là, en quelque sorte, la condition préalable de sa grande expédition.
* ↑ Quelques écrivains politiques. C’est de Platon qu’Aristote veut ici parler. Voir la République, liv. II, p. 101, trad. de M. Cousin ; mais Platon dit « dureté », comme Aristote plus bas, et non point « férocité », comme Aristote ici le lui fait dire. Aussi des commentateurs ont-ils reproché à Aristote d’attaquer Platon peu loyalement : cette accusation n’est pas très-juste, comme la suite même de la pensée suffit à le prouver. Voir plus haut, liv. IV, ch. ii, § 16, une remarque analogue.
* ↑ § 1. Sésotris. Il résulte des recherches les plus récentes qu'on doit placer Sésotris dix-huit cents ans au moins avant J. C., Aristote parle donc ici d'une institution qui, de son temps, comptait déjà quinze |
1,901 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Politique--Livre_I | La Politique/Livre I | # La Politique/Livre I
## LIVRE I. de la société civile. — de l’esclavage. — de la propriété. — du pouvoir domestique.
### CHAPITRE PREMIER
§ 1. Tout État est évidemment une association ; et toute association ne se forme qu’en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur paraît être bon. Evidemment toutes les associations visent à un bien d’une certaine espèce, et le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres ; et celle-là, on la nomme précisément État et association politique.
§ 2. Des auteurs n’ont donc pas raison d’avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent. C’est supposer qu’entre chacun d’eux toute la différence est du plus au moins, sans être spécifique ; qu’ainsi un petit nombre d’administrés constitueraient le maître ; un nombre plus grand, le père de famille ; un plus grand encore, le magistrat ou le roi ; c’est supposer qu’une grande famille est absolument un petit État. Ces auteurs ajoutent, en ce qui concerne le magistrat et le roi, que le pouvoir de l’un est personnel et indépendant ; et que l’autre, pour me servir des définitions mêmes de leur prétendue science, est en partie chef et en partie sujet.
§ 3. Toute cette théorie est fausse ; il suffira, pour s’en convaincre, d’adopter dans cette étude notre méthode habituelle. Ici, comme partout ailleurs, il convient de réduire le composé à ses éléments indécomposables, c’est-à-dire, aux parties les plus petites de l’ensemble. En cherchant ainsi quels sont les éléments constitutifs de l’État, nous reconnaîtrons mieux en quoi diffèrent ces éléments ; et nous verrons si l’on peut établir quelques principes scientifiques dans les questions dont nous venons de parler. Ici, comme partout ailleurs, remonter à l’origine des choses et en suivre avec soin le développement, est la voie la plus sûre pour bien observer.
§ 4. D’abord, il y a nécessité dans le rapprochement de deux êtres qui ne peuvent rien l’un sans l’autre : je veux parler de l’union des sexes pour la reproduction. Et là rien d’arbitraire ; car chez l’homme, aussi bien que chez les autres animaux et dans les plantes, c’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image.
C’est la nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander, et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore que la nature a voulu que l’être capable par ses facultés corporelles d’exécuter des ordres, obéît en esclave ; et c’est par là que l’intérêt du maître et celui de l’esclave s’identifient.
§ 5. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esclave. C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux de Delphes. Chez elle, un être n’a qu’une destination, parce que les instruments sont d’autant plus parfaits, qu’ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. Chez les Barbares, la femme et l’esclave sont des êtres de même ordre. La raison en est simple : la nature, parmi eux, n’a point fait d’être pour commander. Entre eux, il n’y a réellement union que d’un esclave et d’une esclave ; et les poètes ne se trompent pas en disant :
Oui, le Grec au Barbare a droit de commander,
puisque la nature a voulu que Barbare et esclave ce fût tout un.
§ 6. Ces deux premières associations, du maître et de l’esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille ; et Hésiode l’a fort bien dit dans ce vers :
La maison, puis la femme, et le bœuf laboureur.
car le pauvre n’a pas d’autre esclave que le bœuf. Ainsi donc l’association naturelle de tous les instants, c’est la famille ; Charondas a pu dire, en parlant de ses membres, « qu’ils mangeaient à la même table » ; et Épiménide de Crète, « qu’ils se chauffaient au même foyer ». § 7. L’association première de plusieurs familles, mais formée en vue de rapports qui ne sont plus quotidiens, c’est le village, qu’on pourrait bien justement nommer une colonie naturelle de la famille ; car les individus qui composent le village ont, comme s’expriment d’autres auteurs, « sucé le lait de la famille » ; ce sont ses enfants et « les enfants de ses enfants ». Si les premiers États ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujourd’hui, c’est que ces Etats s’étaient formés d’éléments habitués à l’autorité royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi ; et les colonies de la famille ont filialement suivi l’exemple qui leur était donné. Homère a donc pu dire :
Chacun à part gouverne en maître Ses femmes et ses fils.
Dans l’origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaient ainsi. De là encore cette opinion commune qui soumet les dieux à un roi ; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l’autorité royale, et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à leur image. § 8. L’association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l’on peut dire, à ce point de se suffire absolument à lui-même, né d’abord des besoins de la vie, et subsistant parce qu’il les satisfait tous.
Ainsi l’État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est la fin dernière ; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval, ou d’une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens ; et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur. § 9. De là cette conclusion évidente, que l’Etat est un fait de nature, que naturellement l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère :
Sans famille, sans lois, sans foyer....
L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.
§ 10. Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
§ 11. On ne peut douter que l’État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.
§ 12. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’État et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’État. C’est une brute ou un dieu.
§ 13. La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.
### CHAPITRE II.
Théorie de l’esclavage naturel. — Opinions diverses pour ou contre l’esclavage ; opinion personnelle d’Aristote ; nécessité des instruments sociaux ; nécessité et utilité du pouvoir et de l’obéissance. — La supériorité et l’infériorité naturelles font les maîtres et les esclaves ; l’esclavage naturel est nécessaire, juste et utile ; le droit de la guerre ne peut fonder l’esclavage. — Science du maître ; science de l’esclave.
§ 1. Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l’État s’est formé, il faut nous occuper tout d’abord de l’économie qui régit les familles, puisque l’État est toujours composé de familles. Les éléments de l’économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres. Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d’abord à l’examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la famille sont le maître et l’esclave, l’époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d’individus, et voir ce qu’est chacun d’eux et ce qu’il doit être. § 2. On a donc à considérer, d’une part, l’autorité du maître, puis, l’autorité conjugale ; car la langue grecque n’a pas de mot particulier pour exprimer ce rapport de l’homme et de la femme ; et enfin, la génération des enfants, notion à laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d’énumérer, on pourrait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs confondent avec l’administration domestique, et qui, selon d’autres, en est au moins une branche fort importante ; nous l’étudierons aussi : c’est ce qu’on appelle l’acquisition des biens.
Occupons-nous d’abord du maître et de l’esclave, afin de connaître à fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satisfaisantes que celles qui sont reçues aujourd’hui.
§ 3. On soutient d’une part qu’il y a une science propre au maître et qu’elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous l’avons dit en débutant. D’autres, au contraire, prétendent que le pouvoir du maître est contre nature ; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves, mais que la nature ne met aucune différence entre eux ; et même, par suite, que l’esclavage est inique, puisque la violence l’a produit.
§ 4. D’un autre côté, la propriété est une partie intégrante de la famille ; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque, sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s’ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’instruments spéciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vivant, l’ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un véritable instrument. D’après le même principe, on peut dire que la propriété n’est qu’un instrument de l’existence, la richesse une multiplicité d’instruments, et l’esclave une propriété vivante ; seulement, en tant qu’instrument, l’ouvrier est le premier de tous.
§ 5. Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, « qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux » ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves. Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production ; la propriété au contraire est simplement d’usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l’usage qu’on en fait ; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
§ 6. En outre, comme la production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l’usage, et non la production des choses ; et l’esclave ne sert qu’à faciliter tous ces actes d’usage. Propriété est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie : la partie fait non seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une chose autre qu’elle-même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement le maître de l’esclave, mais il ne tient pas essentiellement à lui ; l’esclave, au contraire, est non seulement l’esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
§ 7. Ceci montre nettement ce que l’esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s’appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l’homme d’un autre, celui qui en tant qu’homme devient une propriété ; et la propriété est un instrument d’usage et tout individuel.
§ 8. Il faut voir maintenant s’il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s’il n’en existe point ; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d’être esclave, ou bien si tout esclavage est un fait contre nature. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L’autorité et l’obéissance ne sont pas seulement choses nécessaires ; elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même qu’ils naissent, sont destinés, les uns à obéir, les autres à commander, bien qu’avec des degrés et des nuances très diverses pour les uns et pour les autres. L’autorité s’élève et s’améliore dans la même mesure que les êtres qui l’appliquent ou qu’elle régit. Elle vaut mieux dans les hommes que dans les animaux, parce que la perfection de l’œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers ; et une œuvre s’accomplit partout où se rencontrent l’autorité et l’obéissance.
§ 9. Ces deux éléments d’obéissance et de commandement se retrouvent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu’elles soient d’ailleurs séparées ou continues. C’est là une condition que la nature impose à tous les êtres animés ; et l’on pourrait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie : telle est, par exemple, l’harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut-être trop loin de notre sujet.
§ 10. D’abord, l’être vivant est composé d’une âme et d’un corps, faits naturellement l’une pour commander, l’autre pour obéir. C’est là du moins le vœu de la nature, qu’il importe de toujours étudier dans les êtres développés suivant ses lois régulières, et non point dans les êtres dégradés. Cette prédominance de l’âme est évidente dans l’homme parfaitement sain d’esprit et de corps, le seul que nous devions examiner ici. Dans les hommes corrompus ou disposés à l’être, le corps semble parfois dominer souverainement l’âme, précisément parce que leur développement irrégulier est tout à fait contre nature.
§ 11. Il faut donc, je le répète, reconnaître d’abord dans l’être vivant l’existence d’une autorité pareille tout ensemble et à celle d’un maître et à celle d’un magistrat ; l’âme commande au corps comme un maître à son esclave ; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évidemment on ne saurait nier qu’il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l’âme ; et pour la partie sensible de notre être, d’obéir à la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous.
§ 12. II en est de même entre l’homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages ; et c’est pour eux un grand avantage, dans l’intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander,et celui-ci, pour obéir.
§ 13. C’est là aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute, à l’homme, et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. Pour ces hommes-là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l’autorité du maître ; car il est esclave par nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c’est qu’il ne peut aller qu’au point de comprendre la raison quand un autre la lui montre ; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peuvent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs impressions.
§ 14. Au reste, l’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes : les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence. La nature même le veut, puisqu’elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves, donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de la société, rendant au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes labeurs, et les destinant seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupations de la guerre et celles de la paix.
§ 15. Souvent, j’en conviens, il arrive tout le contraire ; les uns n’ont d’hommes libres que le corps, comme les autres n’en ont que l’âme. Mais il est certain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu’ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement que les moins beaux doivent être les esclaves des autres ; et si cela est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant de l’âme ; mais la beauté de l’âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle.
Quoi qu’il en puisse être, il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l’esclavage est utile autant qu’il est juste.
§ 16. Du reste, on nierait difficilement que l’opinion contraire renferme aussi quelque vérité. L’idée d’esclavage et d’esclave peut s’entendre de deux façons : on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu à la guerre se reconnaît la propriété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d’illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu’il est horrible, selon eux, que le plus fort, par cela seul qu’il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave.
§ 17. Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d’autre, c’est que la vertu a droit, quand elle en a le moyen, d’user, jusqu’à un certain point, même de la violence, et que la victoire suppose toujours une supériorité, louable à certains égards. Il est donc possible de croire que la force n’est jamais dénuée de mérite, et qu’ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé pour les uns dans la bienveillance et l’humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais chacune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et fausse ; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de commander en maître n’appartient pas à la supériorité de mérite.
§ 18. Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu’ils croient un droit, et une loi a bien toujours quelque apparence de droit, avancent que l’esclavage est juste quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire ; car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l’on n’appellera jamais esclave celui qui ne mérite pas de l’être ; autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d’autres esclaves, parce qu’ils auraient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d’appliquer ce nom d’esclave seulement aux Barbares et de le répudier pour leur propre nation. Cela revient donc à chercher ce que c’est que l’esclavage naturel ; et c’est là précisément ce que nous nous sommes d’abord demandé.
§ 19. Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d’autres, ne sauraient l’être nulle part. Il en est de même pour la noblesse : les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non seulement dans leur patrie, mais en tous lieux ; à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux. Ils supposent donc que telle race est d’une manière absolue libre et noble, et que telle autre ne l’est que conditionnellement. C’est l’Hélène de Théodecte qui s’écrie :
De la race des dieux de tous côtés issue,
Qui donc du nom d’esclave oserait me flétrir?
Cette opinion revient précisément à fonder sur la supériorité et l’infériorité naturelle toute la différence de l’homme libre et de l’esclave, de la noblesse et de la roture. C’est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu’un homme produit un homme, et qu’un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.
§ 20. On peut donc évidemment soulever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l’autre de régner en maître ; on peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l’autorité du maître sur l’esclave est également juste et utile ; ce qui n’empêche pas que l’abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l’intérêt du corps est celui de l’âme ; l’esclave est une partie du maître ; c’est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l’esclave, quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque ; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l’un et l’autre.
§ 21. Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très distincts, et que, malgré ce qu’on en a dit, toutes les autorités ne se confondent pas en une seule : l’une concerne des hommes libres, l’autre des esclaves par nature ; l’une, et c’est l’autorité domestique, appartient à un seul, car toute famille est régie par un seul chef ; l’autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux.
§ 22. On est maître, non point parce qu’on sait commander, mais parce qu’on a certaine nature ; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maîtres à la science qu’ils doivent pratiquer tout aussi bien que les esclaves ; et l’on a déjà professé une science des esclaves à Syracuse, où, pour de l’argent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les détails du service domestiqué. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe : « II y a esclave et esclave, il y a maître et maître ».
§ 23. Tous ces apprentissages forment la science des esclaves. Savoir employer des esclaves forme la science du maître, qui est maître bien moins en tant qu’il possède des esclaves, qu’en tant qu’il en use. Cette science n’est, il est vrai, ni bien étendue, ni bien haute ; elle consiste seulement à savoir commander ce que les esclaves doivent savoir faire. Aussi, dès qu’on peut s’épargner cet embarras, on en laisse l’honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.
La science de l’acquisition, mais de l’acquisition naturelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler ; elle a tout à la fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.
§ 24. Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l’esclave.
### CHAPITRE III.
De la propriété naturelle et artificielle. — Théorie de l’acquisition des biens ; l’acquisition des biens ne regarde pas directement l’économie domestique, qui emploie les biens, mais qui n’a pas à les créer. — Modes divers d’acquisition : l’agriculture, le pacage, la chasse, la pèche, le brigandage, etc. ; tous ces modes constituent l’acquisition naturelle. — Le commerce est un mode d’acquisition qui n’est pas naturel ; double valeur des choses, usage ci, échange ; nécessité et utilité de la monnaie ; la vente ; avidité insatiable du commerce ; réprobation de l’usure.
§ l. Puisque aussi bien l’esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l’acquisition des biens.
La première question est de savoir si la science de l’acquisition ne fait qu’un avec la science domestique, ou si elle en est une branche, ou seulement un auxiliaire. Si elle en est l’auxiliaire, est-ce comme l’art de faire des navettes sert à l’art de tisser? ou bien comme l’art de fondre les métaux sert au statuaire? Les services de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts : là, c’est l’instrument qui est fourni ; ici, c’est la matière. J’entends par matière la substance qui sert à confectionner un objet : par exemple, la laine pour le fabricant, l’airain pour le statuaire. Ceci montre que l’acquisition des biens ne se confond pas avec l’administration domestique, puisque l’une emploie ce que l’autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n’est à l’administration domestique?
§ 2. Reste à savoir si l’acquisition des choses n’est qu’une branche de cette administration, ou bien une science à part. D’abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si l’art de l’agriculture, et en général la recherche et l’acquisition des aliments, est compris dans l’acquisition des biens, ou s’il forme un mode spécial d’acquérir.
§ 3. Mais les genres d’alimentation sont extrêmement variés ; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l’homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l’état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s’isolent, selon que l’exige l’intérêt de leur subsistance, parce que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C’est pour leur faciliter la recherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carnivores et celle des frugivores différent justement en ce qu’ils n’aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d’eux a des goûts particuliers.
§ 4. On en peut dire autant des hommes. Leurs modes d’existence ne sont pas moins divers. Les uns, dans un désœuvrement absolu, sont nomades ; sans peine et sans travail, ils se nourrissent de la chair des animaux qu’ils élèvent. Seulement, comme leurs troupeaux sont forcés, pour trouver pâture, de changer constamment de place, eux aussi sont contraints de les suivre ; c’est comme un champ vivant qu’ils cultivent. D’autres subsistent de proie ; mais la proie des uns n’est pas celle des autres : pour ceux-ci, c’est le pillage ; pour ceux-là, c’est la pêche, quand ils habitent le bord des étangs ou des marais, les rivages des fleuves ou de la mer ; d’autres chassent les oiseaux et les bêtes fauves. Mais la majeure partie du genre humain vit de la culture de la terre et de ses fruits.
§ 5. Voici donc à peu près tous les modes d’existence où l’homme n’a besoin d’apporter que son travail personnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce : nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent à l’aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant à l’une de quoi remplir les lacunes de l’autre : ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.
§ 6. Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aussitôt après leur naissance, et tout aussi bien après leur entier développement. Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu’à ce qu’il soit en état de se pourvoir lui-même. C’est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pendant un certain temps en eux-mêmes les aliments dès nouveau-nés ; ce qu’on nomme le lait n’est pas autre chose.
§ 7. Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement développés ; et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l’homme. Privés, ils le servent et le nourrissent ; sauvages, ils contribuent, si ce n’est tous, au moins la plupart, à sa subsistance et à ses besoins divers ; ils lui fournissent des vêtements et encore d’autres ressources. Si donc la nature ne fait rien d’incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu’elle ait créé tout cela pour l’homme.
§ 8. Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d’acquérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ; c’est une guerre que la nature elle-même a faite légitime. Voilà donc un mode d’acquisition naturelle, faisant partie de l’économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accumuler ces indispensables moyens de subsistance sans lesquels ne se formeraient, ni l’association de l’État, ni l’association de la famille.
§ 9. Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses ; et les emprunts que le bien-être peut faire à ce genre d’acquisition sont bien loin d’être illimités, comme Solon l’a poétiquement prétendu :
L’homme peut sans limite augmenter ses richesses.
C’est qu’au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n’est point d’art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en étendue ; et la richesse n’est que l’abondance des instruments domestiques et sociaux. Il existe donc évidemment un mode d’acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources.
§ 10. Reste maintenant cet autre genre d’acquisition qu’on appelle plus particulièrement, et à juste titre, l’acquisition des biens ; et pour celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété peuvent s’augmenter indéfiniment. La ressemblance de ce second mode d’acquisition avec le premier, est cause qu’ordinairement on ne voit dans tous deux qu’un seul et même objet. Le fait est qu’ils ne sont ni identiques, ni bien éloignés ; le premier est naturel ; l’autre ne vient pas de la nature, et il est bien plutôt le produit de l’art et de l’expérience. Nous en commencerons ici l’étude.
§ 11. Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l’un est spécial à la chose, l’autre ne l’est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l’argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n’avait point été faite pour l’échange. J’en dirai autant de toutes les autres propriétés ; l’échange, en effet, peut s’appliquer à toutes, puisqu’il est né primitivement entre les hommes de l’abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie.
§ 12. Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de l’acquisition naturelle. Dans l’origine, l’échange ne s’étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu’il se produise, il faut que déjà le cercle de l’association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout était commun ; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s’établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C’est encore là le seul genre d’échange que connaissent bien des nations barbares ; il ne va pas au delà du troc des denrées indispensables ; c’est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé ; et ainsi du reste.
§ 13. Ce genre d’échange est parfaitement naturel, et n’est point, à vrai dire, un mode d’acquisition, puisqu’il n’a d’autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C’est là, cependant, qu’on peut trouver logiquement l’origine de la richesse. À mesure que ces rapports de secours mutuels se transformèrent en se développant, par l’importation des objets dont on était privé et l’exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l’usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.
§ 14. On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ; ce fut du fer, par exemple, de l’argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d’abord la dimension et le poids, et qu’enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d’une empreinte particulière, signe de sa valeur.
§ 15. Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d’acquisition, excessivement simple dans l’origine, mais perfectionnée bientôt par l’expérience, qui révéla, dans la circulation des objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16. Voilà comment il semble que la science de l’acquisition a surtout l’argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l’opulence. C’est qu’on place souvent l’opulence dans l’abondance de l’argent, parce que c’est sur l’argent que roulent l’acquisition et la vente ; et cependant cet argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine, n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité? Et n’est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l’abondance n’empêche pas de mourir de faim? C’est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.
§ 17. C’est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l’opulence et la source de la richesse ne sont point ailleurs ; et certes la richesse et l’acquisition naturelles, objet de la science domestique, sont tout autre chose. Le commerce produit des biens, non point d’une manière absolue, mais par le déplacement d’objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c’est l’argent qui paraît surtout préoccuper le commerce ; car l’argent est l’élément et le but de ses échanges ; et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d’acquisition semble bien réellement n’avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guérisons à l’infini ; comme elle, tous les arts placent dans, l’infini l’objet qu’ils poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même leur sert à tous de borne ; bien loin de là, l’acquisition commerciale n’a pas même pour fin le but qu’elle poursuit, puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indéfinis.
§ 18. Mais si l’art de cette richesse n’a pas de bornes, la science domestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l’on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire ; tous les négociants voient s’accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes d’acquisition, employant le même fonds qu’elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l’une ayant un tout autre but que l’accroissement indéfini de l’argent, qui est l’unique objet de l’autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée ; et ils se persuadent fermement qu’il faut à tout prix conserver ou augmenter à l’infini la somme d’argent qu’on possède.
§ 19. Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n’ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n’en ont pas davantage. Ceux-là mêmes qui s’attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances corporelles ; et comme la propriété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien ; de là, naît cette seconde branche d’acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument besoin d’une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et l'on applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas.
§ 20. Ainsi, faire de l’argent n’est pas l’objet du courage, qui ne doit nous donner qu’une mâle assurance ; ce n’est pas non plus l’objet de l’art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l’un la victoire, l’autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu’une affaire d’argent, comme si c’était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.
Voilà donc ce que j’avais à dire sur les divers moyens d’acquérir le superflu ; j’ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l’art de la véritable et nécessaire richesse, j’ai montré qu’il était tout différent de celui-là ; qu’il n’était que l’économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance ; art non pas infini comme l’autre, mais ayant au contraire des limites positives.
§ 21. Ceci rend parfaitement claire la question que nous nous étions d’abord posée, à savoir si l’acquisition des biens est ou non l’affaire du chef de famille et du chef de l’Etat. Il est vrai qu’il faut toujours supposer la préexistence de ces biens. Ainsi, la politique même ne fait pas les hommes ; elle les prend tels que la nature les lui donne, et elle en use. De même, c’est à la nature de nous fournir les premiers aliments, qu’ils viennent de la terre, de la mer, ou de toute autre source ; c’est ensuite au chef de famille de disposer de ces dons comme il convient de le faire ; c’est ainsi que le fabricant ne crée pas la laine ; mais il doit savoir l’employer, en distinguer les qualités et les défauts, et connaître celle qui peut servir et celle qui ne le peut pas.
§ 22. On pourrait demander encore pourquoi, tandis que l’acquisition des biens fait partie du gouvernement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison : si d’un côté le chef de famille et le chef de l’État doivent s’occuper de la santé de leurs administrés, d’un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu’à certain point, concernent son chef, et, jusqu’à certain point, concernent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C’est exclusivement à la nature, je le répète, de donner le premier fonds. C’est à la nature d’assurer la nourriture à l’être qu’elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.
§ 23. L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement comme n’étant pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu d’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.
### CHAPITRE IV
Considérations pratiques sur l’acquisition des biens ; richesse naturelle, richesse artificielle : l’exploitation des bois et des mines est une troisième espèce de richesse. — Auteurs qui ont écrit sur ces matières : Charès de Paros et Apollodore de Lemnos. — Spéculations ingénieuses et sûres pour acquérir de la fortune ; spéculation de Thales ; les monopoles employés par les particuliers et par les États.
§ 1. De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considérations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie ; mais l’application a ses nécessités.
La science de la richesse dans ses branches pratiques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l’emploi des produits les plus avantageux : à savoir, par exemple, si l’on doit se livrer à l’élève des chevaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habilement les espèces les plus profitables selon les localités ; car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l’agriculture, et les terres qu’il faut laisser sans arbres et celles qu’il convient de planter ; elle s’occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l’air et des eaux qui peuvent offrir quelques ressources.
§ 2. Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite.
Quant à la richesse que produit l’échange, son élément principal, c’est le commerce, qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucratives : commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s’appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manœuvres qui n’ont que leurs bras. Il est encore un troisième genre de richesse intermédiaire entre la richesse naturelle et la richesse d’échange, tenant de l’une et de l’autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n’être pas des fruits, n’en ont pas moins leur utilité : c’est l’exploitation des bois ; c’est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.
§ 3. Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu’ils concernent ; pour nous, ils ne seraient que fastidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard ; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres ; les plus serviles, ceux qui l’occupent davantage ; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d’intelligence et de mérite.
§ 4. Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture des champs et des bois. Le reste a été traité dans d’autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseignements peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.
§ 5. Je citerai ce qu’on raconte de Thales de Milet ; c’est une spéculation lucrative, dont on lui a fait particulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante ; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n’avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thales prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, bien que ce ne soit pas là l’objet de leurs soins.
§ 6. On donne ceci pour un grand exemple d’habileté de la part de Thales ; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général à tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des Etats qui, dans un besoin d’argent, ont recours à cette ressource, et s’attribuent un monopole général de toutes les ventes.
§ 7. Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines ; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante.
§ 8. Denys en fut informé ; et tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune, il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Thales : tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des Etats. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d’employer ces moyens-là pour s’enrichir ; et l’on pourrait même dire que c’est de cette seule partie du gouvernement que bien des gouvernants croient devoir s’occuper.
### CHAPITRE V
Du pouvoir domestique ; rapports du mari à la femme, du père aux enfants. — Vertus particulières et générales de l’esclave, de la femme et de l’enfant. — Différence profonde de l’homme et de la femme ; erreur de Socrate ; louables travaux de Gorgias. — Qualités de l’ouvrier. — Importance de l’éducation des femmes et de celle des enfants.
§ 1. Nous avons dit que l’administration de la famille repose sur trois sortes de pouvoirs : celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l’époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républicaine pour la première, et royale pour les autres. L’homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l’être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l’être plus jeune et incomplet.
§ 2. Dans la constitution républicaine, on passe ordinairement par une alternative d’obéissance et d’autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout ; ce qui n’empêche pas qu’on cherche à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu’elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations, par des honneurs. C’est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l’histoire de sa cuvette. Le rapport de l’homme à la femme reste toujours tel que je viens de le dire. L’autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L’affection et l’âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu’aux rois ; et quand Homère appelle Jupiter :
...Père immortel des hommes et des dieux,
il a bien raison d’ajouter qu’il est aussi leur roi ; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu’eux ; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l’enfant. § 3. Il n’est pas besoin de dire qu’on doit mettre bien plus de soin à l’administration des hommes qu’à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu’à la perfection des secondes, qui constituent la richesse ; bien plus de soin à la direction des êtres libres qu’à celle des esclaves. La première question, quant à l’esclave, c’est de savoir si l’on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d’instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l’équité, etc. ; ou bien, s’il ne peut avoir d’autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de doute. Si l’on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n’est pas moins absurde ; car ils sont hommes, et ont leur part de raison. § 4. La question est à peu près la même pour la femme et l’enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales ? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L’enfant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas ? Et d’une manière générale, l’être fait par la nature pour commander et l’être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus différentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d’où vient que l’un doit commander, et l’autre obéir à jamais ? Il n’y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n’existe aucune différence de ce genre. § 5. Exiger des vertus de l’un, n’en point exiger de l’autre serait encore plus étrange. Si l’être qui commande n’a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? Si l’être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir? Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C’est ce que nous avons déjà dit de l’âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes : l’une pour commander, l’autre pour obéir ; et leurs qualités sont bien diverses, l’une étant douée de raison, l’autre en étant privée. § 6. Cette relation s’étend évidemment au reste des êtres ; et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l’obéissance. Ainsi, l’homme libre commande à l’esclave tout autrement que l’époux à la femme, et le père, à l’enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l’âme existent dans tous ces êtres ; mais ils y sont à des degrés bien divers. L’esclave est absolument privé de volonté ; la femme en a une, mais en sous-ordre ; l’enfant n’en a qu’une incomplète. § 7. Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d’eux. L’être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l’architecte qui ordonne ; et l’architecte ici, c’est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu’ils ont à remplir. § 8. Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l’homme n’est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l’un est toute de commandement ; celle de l’autre, toute de soumission. Et j’en dis autant de toutes leurs autres vertus ; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d’examiner les choses en détail. C’est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que « la vertu est une bonne disposition de l’âme », et la pratique de la sagesse ; ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. À de pareilles définitions, je préfère de beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poète d’une des qualités féminines :
Un modeste silence est l’honneur de la femme,
est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme. § 9. L’enfant étant un être incomplet, il s’ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu’elle doit être rapportée à l’être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l’esclave. Nous avons établi que l’utilité de l’esclave s’applique aux besoins de l’existence ; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite ; il n’en aura que ce qu’il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse. § 10. Mais, ceci étant admis, pourra-t-on dire : Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l’intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n’y a-t-il point ici une énorme différence ? L’esclave partage notre vie ; l’ouvrier au contraire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu’autant précisément qu’il a d’esclavage ; car le labeur de l’ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l’esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier. § 11. Il faut donc avouer que le maître doit être pour l’esclave l’origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu’il n’ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l’apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d’indulgence encore que les enfants. Du reste, je m’arrête ici sur ce sujet. Quant à ce qui concerne l’époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d’eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu’ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s’occuper dans les études politique. §12. En effet tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l’État ; or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l’ensemble. Il faut donc que l’éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l’organisation politique, s’il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l’État le soit comme eux. Or c’est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres ; et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l’État.
§ 13. En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous finirons ici une discussion qui nous semble épuisée ; et nous passerons à un autre sujet, c’est-à-dire, à l’examen des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.
* ↑ J’ai conservé la division des chapitres adoptée par les trois derniers éditeurs, Schneider, Coraï et Gœttling, sans l’approuver toutefois complètement. Les paragraphes sont, en général, ceux de Schneider, Coraï et Thurot. |