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1,309 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Charte_internationale_des_Droits_de_l%E2%80%99Homme_%281948%29--D%C3%A9claration_universelle_des_Droits_de_l%E2%80%99Homme | Charte internationale des Droits de l’Homme (1948)/Déclaration universelle des Droits de l’Homme | # Charte internationale des Droits de l’Homme (1948)/Déclaration universelle des Droits de l’Homme
DP-ONU
Sommaire : Préambule | Article premier | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | 16 | 17 | 18 | 19 | 20 | 21 | 22 | 23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 | 30
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme,
Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression,
Considérant qu’il est essentiel d’encourager le développement de relations amicales entre nations,
Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
Considérant qu’une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement,
L’Assemblée Générale
Proclame la présente Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.
Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.
Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique.
Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.
Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi.
Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé.
Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
1. Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées.
2. Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’acte délictueux a été commis.
Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.
1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.
1. Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays.
2. Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
1. Tout individu a droit à une nationalité.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.
1. À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.
2. Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux.
3. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État.
1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.
Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
1. Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques.
2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association.
1. Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis.
2. Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays.
3. La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote.
Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.
1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
4. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques.
1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
2. La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.
1. Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite.
2. L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.
3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants.
1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur.
Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.
1. L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible.
2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
3. Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies.
Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés. |
1,310 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_du_4_octobre_1958_%28Version_%C3%A0_jour_de_l%E2%80%99entr%C3%A9e_en_vigueur_du_trait%C3%A9_de_Lisbonne%29 | Constitution du 4 octobre 1958 (Version à jour de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne) | # Constitution du 4 octobre 1958 (Version à jour de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne)
## Texte intégral de la Constitution du 4 octobre 1958 en vigueur
Texte intégral en vigueur à jour de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008
### Préambule
Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004.
En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique.
### Article premier
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.
## Titre premier — De la souveraineté
### Article 2
La langue de la République est le français.
L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge.
L’hymne national est « La Marseillaise ».
La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
### Article 3
La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.
Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret.
Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques.
### Article 4
Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1ᵉʳ dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.
## Titre II — Le président de la République
### Article 5
Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État.
Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités.
### Article 6
Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct.
Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs.
Les modalités d’application du présent article sont fixées par une loi organique.
### Article 7
Le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Si celle-ci n’est pas obtenue au premier tour de scrutin, il est procédé, le quatorzième jour suivant, à un second tour. Seuls peuvent s’y présenter les deux candidats qui, le cas échéant après retrait de candidats plus favorisés, se trouvent avoir recueilli le plus grand nombre de suffrages au premier tour.
Le scrutin est ouvert sur convocation du gouvernement.
L’élection du nouveau président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l’expiration des pouvoirs du président en exercice.
En cas de vacance de la présidence de la République pour quelque cause que ce soit, ou d’empêchement constaté par le Conseil constitutionnel saisi par le gouvernement et statuant à la majorité absolue de ses membres, les fonctions du président de la République, à l’exception de celles prévues aux articles 11 et 12 ci-dessous, sont provisoirement exercées par le président du Sénat et, si celui-ci est à son tour empêché d’exercer ces fonctions, par le gouvernement.
En cas de vacance ou lorsque l’empêchement est déclaré définitif par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour l’élection du nouveau président a lieu, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel, vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus après l’ouverture de la vacance ou la déclaration du caractère définitif de l’empêchement.
Si, dans les sept jours précédant la date limite du dépôt des présentations de candidatures, une des personnes ayant, moins de trente jours avant cette date, annoncé publiquement sa décision d’être candidate décède ou se trouve empêchée, le Conseil constitutionnel peut décider de reporter l’élection.
Si, avant le premier tour, un des candidats décède ou se trouve empêché, le Conseil constitutionnel prononce le report de l’élection.
En cas de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats les plus favorisés au premier tour avant les retraits éventuels, le Conseil constitutionnel déclare qu’il doit être procédé de nouveau à l’ensemble des opérations électorales ; il en est de même en cas de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats restés en présence en vue du second tour.
Dans tous les cas, le Conseil constitutionnel est saisi dans les conditions fixées au deuxième alinéa de l’article 61 ci-dessous ou dans celles déterminées pour la présentation d’un candidat par la loi organique prévue à l’article 6 ci-dessus.
Le Conseil constitutionnel peut proroger les délais prévus aux troisième et cinquième alinéas sans que le scrutin puisse avoir lieu plus de trente-cinq jours après la date de la décision du Conseil constitutionnel. Si l’application des dispositions du présent alinéa a eu pour effet de reporter l’élection à une date postérieure à l’expiration des pouvoirs du président en exercice, celui-ci demeure en fonction jusqu’à la proclamation de son successeur.
Il ne peut être fait application ni des articles 49 et 50 ni de l’article 89 de la Constitution durant la vacance de la présidence de la République ou durant la période qui s’écoule entre la déclaration du caractère définitif de l’empêchement du président de la République et l’élection de son successeur.
### Article 8
Le président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du gouvernement.
Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du gouvernement et met fin à leurs fonctions.
### Article 9
Le président de la République préside le Conseil des ministres.
### Article 10
Le président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée.
Il peut, avant l’expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ces articles. Cette nouvelle délibération ne peut être refusée.
### Article 11
Le président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.
Lorsque le référendum est organisé sur proposition du gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d’un débat.
Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d’une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an.
Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le respect des dispositions de l’alinéa précédent sont déterminées par une loi organique.
Si la proposition de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique, le président de la République la soumet au référendum.
Lorsque la proposition de loi n’est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l’expiration d’un délai de deux ans suivant la date du scrutin.
Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet ou de la proposition de loi, le président de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation.
### Article 12
Le président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale.
Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution.
L’Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour une durée de quinze jours.
Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections.
### Article 13
Le président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres.
Il nomme aux emplois civils et militaires de l’État.
Les conseillers d’État, le grand chancelier de la Légion d’Honneur, les ambassadeurs et envoyés extraordinaires, les conseillers maîtres à la Cour des Comptes, les préfets, les représentants de l’État dans les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 et en Nouvelle-Calédonie, les officiers généraux, les recteurs des académies, les directeurs des administrations centrales sont nommés en Conseil des ministres.
Une loi organique détermine les autres emplois auxquels il est pourvu en Conseil des ministres ainsi que les conditions dans lesquelles le pouvoir de nomination du président de la République peut être par lui délégué pour être exercé en son nom.
Une loi organique détermine les emplois ou fonctions, autres que ceux mentionnés au troisième alinéa, pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du président de la République s’exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. La loi détermine les commissions permanentes compétentes selon les emplois ou fonctions concernés.
### Article 14
Le président de la République accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités auprès de lui.
### Article 15
Le président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la Défense nationale.
### Article 16
Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la Nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels.
Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée.
### Article 17
Le président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel.
### Article 18
Le président de la République communique avec les deux assemblées du Parlement par des messages qu’il fait lire et qui ne donnent lieu à aucun débat.
Il peut prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès. Sa déclaration peut donner lieu, hors sa présence, à un débat qui ne fait l’objet d’aucun vote.
Hors session, les assemblées parlementaires sont réunies spécialement à cet effet.
### Article 19
Les actes du président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1ᵉʳ alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables.
## Titre III — Le gouvernement
### Article 20
Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation.
Il dispose de l’administration et de la force armée.
Il est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50.
### Article 21
Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de la Défense nationale. Il assure l’exécution des lois. Sous réserve des dispositions de l’article 13, il exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires.
Il peut déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres.
Il supplée, le cas échéant, le président de la République dans la présidence des conseils et comités prévus à l’article 15.
Il peut, à titre exceptionnel, le suppléer pour la présidence d’un Conseil des ministres en vertu d’une délégation expresse et pour un ordre du jour déterminé.
### Article 22
Les actes du Premier ministre sont contresignés, le cas échéant, par les ministres chargés de leur exécution.
### Article 23
Les fonctions de membre du gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle.
Une loi organique fixe les conditions dans lesquelles il est pourvu au remplacement des titulaires de tels mandats, fonctions ou emplois.
Le remplacement des membres du Parlement a lieu conformément aux dispositions de l’article 25.
## Titre IV — Le Parlement
### Article 24
Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques.
Il comprend l’Assemblée nationale et le Sénat.
Les députés à l’Assemblée nationale, dont le nombre ne peut excéder cinq cent soixante-dix-sept, sont élus au suffrage direct.
Le Sénat, dont le nombre de membres ne peut excéder trois cent quarante-huit, est élu au suffrage indirect. Il assure la représentation des collectivités territoriales de la République.
Les Français établis hors de France sont représentés à l’Assemblée nationale et au Sénat.
### Article 25
Une loi organique fixe la durée des pouvoirs de chaque assemblée, le nombre de ses membres, leur indemnité, les conditions d’éligibilité, le régime des inéligibilités et des incompatibilités.
Elle fixe également les conditions dans lesquelles sont élues les personnes appelées à assurer, en cas de vacance du siège, le remplacement des députés ou des sénateurs jusqu’au renouvellement général ou partiel de l’assemblée à laquelle ils appartenaient ou leur remplacement temporaire en cas d’acceptation par eux de fonctions gouvernementales.
Une commission indépendante, dont la loi fixe la composition et les règles d’organisation et de fonctionnement, se prononce par un avis public sur les projets de texte et propositions de loi délimitant les circonscriptions pour l’élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs.
### Article 26
Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Aucun membre du Parlement ne peut faire l’objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d’une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu’avec l’autorisation du Bureau de l’assemblée dont il fait partie. Cette autorisation n’est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.
La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d’un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l’assemblée dont il fait partie le requiert.
L’assemblée intéressée est réunie de plein droit pour des séances supplémentaires pour permettre, le cas échéant, l’application de l’alinéa ci-dessus.
### Article 27
Tout mandat impératif est nul.
Le droit de vote des membres du Parlement est personnel.
La loi organique peut autoriser exceptionnellement la délégation de vote. Dans ce cas nul ne peut recevoir délégation de plus d’un mandat.
### Article 28
Le Parlement se réunit de plein droit en une session ordinaire qui commence le premier jour ouvrable d’octobre et prend fin le dernier jour ouvrable de juin.
Le nombre de jours de séance que chaque assemblée peut tenir au cours de la session ordinaire ne peut excéder cent vingt. Les semaines de séance sont fixées par chaque assemblée.
Le Premier ministre, après consultation du président de l’assemblée concernée, ou la majorité des membres de chaque assemblée peut décider la tenue de jours supplémentaires de séance.
Les jours et les horaires des séances sont déterminés par le règlement de chaque assemblée.
### Article 29
Le Parlement est réuni en session extraordinaire à la demande du Premier ministre ou de la majorité des membres composant l’Assemblée nationale, sur un ordre du jour déterminé.
Lorsque la session extraordinaire est tenue à la demande des membres de l’Assemblée nationale, le décret de clôture intervient dès que le Parlement a épuisé l’ordre du jour pour lequel il a été convoqué et au plus tard douze jours à compter de sa réunion.
Le Premier ministre peut seul demander une nouvelle session avant l’expiration du mois qui suit le décret de clôture.
### Article 30
Hors les cas dans lesquels le Parlement se réunit de plein droit, les sessions extraordinaires sont ouvertes et closes par décret du président de la République.
### Article 31
Les membres du gouvernement ont accès aux deux assemblées. Ils sont entendus quand ils le demandent.
Ils peuvent se faire assister par des commissaires du gouvernement.
### Article 32
Le président de l’Assemblée nationale est élu pour la durée de la législature. Le président du Sénat est élu après chaque renouvellement partiel.
### Article 33
Les séances des deux assemblées sont publiques. Le compte rendu intégral des débats est publié au Journal officiel.
Chaque assemblée peut siéger en comité secret à la demande du Premier ministre ou d’un dixième de ses membres.
## Titre V — Des rapports entre le gouvernement et le Parlement
### Article 34
La loi fixe les règles concernant :
* les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ; les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ;
* la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ;
* la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l’amnistie ; la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ;
* l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; le régime d’émission de la monnaie.
La loi fixe également les règles concernant :
* le régime électoral des assemblées parlementaires, des assemblées locales et des instances représentatives des Français établis hors de France ainsi que les conditions d’exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ;
* la création de catégories d’établissements publics ;
* les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État.
* les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé.
La loi détermine les principes fondamentaux :
* de l’organisation générale de la défense nationale ;
* de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ;
* de l’enseignement ;
* de la préservation de l’environnement ;
* du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ;
* du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale.
Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique.
Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique.
Des lois de programmation déterminent les objectifs de l’action de l’État.
Les orientations pluriannuelles des finances publiques sont définies par des lois de programmation. Elles s’inscrivent dans l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques.
Les dispositions du présent article pourront être précisées et complétées par une loi organique.
### Article 34-1
Les assemblées peuvent voter des résolutions dans les conditions fixées par la loi organique.
Sont irrecevables et ne peuvent être inscrites à l’ordre du jour les propositions de résolution dont le gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ou qu’elles contiennent des injonctions à son égard.
### Article 35
La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement.
Le gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote.
Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort.
Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante.
### Article 36
L’état de siège est décrété en Conseil des ministres.
Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement.
### Article 37
Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire.
Les textes de forme législative intervenus en ces matières peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d’État. Ceux de ces textes qui interviendraient après l’entrée en vigueur de la présente constitution ne pourront être modifiés par décret que si le Conseil constitutionnel a déclaré qu’ils ont un caractère réglementaire en vertu de l’alinéa précédent.
### Article 37-1
La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental.
### Article 38
Le gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d’État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.
À l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif.
### Article 39
L’initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement.
Les projets de loi sont délibérés en Conseil des ministres après avis du Conseil d’État et déposés sur le bureau de l’une des deux assemblées. Les projets de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale sont soumis en premier lieu à l’Assemblée nationale. Sans préjudice du premier alinéa de l’article 44, les projets de loi ayant pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales sont soumis en premier lieu au Sénat.
La présentation des projets de loi déposés devant l’Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique.
Les projets de loi ne peuvent être inscrits à l’ordre du jour si la Conférence des présidents de la première assemblée saisie constate que les règles fixées par la loi organique sont méconnues. En cas de désaccord entre la conférence des présidents et le gouvernement, le président de l’assemblée intéressée ou le Premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai de huit jours.
Dans les conditions prévues par la loi, le président d’une assemblée peut soumettre pour avis au Conseil d’État, avant son examen en commission, une proposition de loi déposée par l’un des membres de cette assemblée, sauf si ce dernier s’y oppose.
### Article 40
Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique.
### Article 41
S’il apparaît au cours de la procédure législative qu’une proposition ou un amendement n’est pas du domaine de la loi ou est contraire à une délégation accordée en vertu de l’article 38, le gouvernement ou le président de l’assemblée saisie peut opposer l’irrecevabilité.
En cas de désaccord entre le gouvernement et le président de l’assemblée intéressée, le Conseil constitutionnel, à la demande de l’un ou de l’autre, statue dans un délai de huit jours.
### Article 42
La discussion des projets et des propositions de loi porte, en séance, sur le texte adopté par la commission saisie en application de l’article 43 ou, à défaut, sur le texte dont l’assemblée a été saisie.
Toutefois, la discussion en séance des projets de révision constitutionnelle, des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale porte, en première lecture devant la première assemblée saisie, sur le texte présenté par le gouvernement et, pour les autres lectures, sur le texte transmis par l’autre assemblée.
La discussion en séance, en première lecture, d’un projet ou d’une proposition de loi ne peut intervenir, devant la première assemblée saisie, qu’à l’expiration d’un délai de six semaines après son dépôt. Elle ne peut intervenir, devant la seconde assemblée saisie, qu’à l’expiration d’un délai de quatre semaines à compter de sa transmission.
L’alinéa précédent ne s’applique pas si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l’article 45. Il ne s’applique pas non plus aux projets de loi de finances, aux projets de loi de financement de la sécurité sociale et aux projets relatifs aux états de crise.
### Article 43
Les projets et propositions de loi sont envoyés pour examen à l’une des commissions permanentes dont le nombre est limité à huit dans chaque assemblée.
À la demande du gouvernement ou de l’assemblée qui en est saisie, les projets ou propositions de loi sont envoyés pour examen à une commission spécialement désignée à cet effet.
### Article 44
Les membres du Parlement et le gouvernement ont le droit d’amendement. Ce droit s’exerce en séance ou en commission selon les conditions fixées par les règlements des assemblées, dans le cadre déterminé par une loi organique.
Après l’ouverture du débat, le gouvernement peut s’opposer à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission.
Si le gouvernement le demande, l’assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement.
### Article 45
Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement en vue de l’adoption d’un texte identique. Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis.
Lorsque, par suite d’un désaccord entre les deux Assemblées, un projet ou une proposition de loi n’a pu être adopté après deux lectures par chaque assemblée ou, si le gouvernement a décidé d’engager la procédure accélérée sans que les Conférences des présidents s’y soient conjointement opposées, après une seule lecture par chacune d’entre elles, le Premier ministre ou, pour une proposition de loi, les présidents des deux assemblées agissant conjointement, ont la faculté de provoquer la réunion d’une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion.
Le texte élaboré par la commission mixte peut être soumis par le gouvernement pour approbation aux deux Assemblées. Aucun amendement n’est recevable sauf accord du gouvernement.
Si la commission mixte ne parvient pas à l’adoption d’un texte commun ou si ce texte n’est pas adopté dans les conditions prévues à l’alinéa précédent, le gouvernement peut, après une nouvelle lecture par l’Assemblée nationale et par le Sénat, demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. En ce cas, l’Assemblée nationale peut reprendre soit le texte élaboré par la commission mixte, soit le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat.
### Article 46
Les lois auxquelles la Constitution confère le caractère de lois organiques sont votées et modifiées dans les conditions suivantes.
Le projet ou la proposition ne peut, en première lecture, être soumis à la délibération et au vote des assemblées qu’à l’expiration des délais fixés au troisième alinéa de l’article 42. Toutefois, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l’article 45, le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt.
La procédure de l’article 45 est applicable. Toutefois, faute d’accord entre les deux Assemblées, le texte ne peut être adopté par l’Assemblée nationale en dernière lecture qu’à la majorité absolue de ses membres.
Les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées.
Les lois organiques ne peuvent être promulguées qu’après déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution.
### Article 47
Le Parlement vote les projets de loi de finances dans les conditions prévues par une loi organique.
Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de quarante jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l’article 45.
Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance.
Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés.
Les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n’est pas en session.
### Article 47-1
Le Parlement vote les projets de loi de financement de la sécurité sociale dans les conditions prévues par une loi organique.
Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l’article 45.
Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance.
Les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n’est pas en session et, pour chaque assemblée, au cours des semaines où elle a décidé de ne pas tenir séance, conformément au deuxième alinéa de l’article 28.
### Article 47-2
La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du gouvernement. Elle assiste le Parlement et le gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens.
Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière.
### Article 48
Sans préjudice de l’application des trois derniers alinéas de l’article 28, l’ordre du jour est fixé par chaque assemblée.
Deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l’ordre que le gouvernement a fixé, à l’examen des textes et aux débats dont il demande l’inscription à l’ordre du jour.
En outre, l’examen des projets de loi de finances, des projets de loi de financement de la sécurité sociale et, sous réserve des dispositions de l’alinéa suivant, des textes transmis par l’autre assemblée depuis six semaines au moins, des projets relatifs aux états de crise et des demandes d’autorisation visées à l’article 35 est, à la demande du gouvernement, inscrit à l’ordre du jour par priorité.
Une semaine de séance sur quatre est réservée par priorité et dans l’ordre fixé par chaque assemblée au contrôle de l’action du gouvernement et à l’évaluation des politiques publiques.
Un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l’initiative des groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’à celle des groupes minoritaires.
Une séance par semaine au moins, y compris pendant les sessions extraordinaires prévues à l’article 29, est réservée par priorité aux questions des membres du Parlement et aux réponses du gouvernement.
### Article 49
Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.
L’Assemblée nationale met en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l’alinéa ci-dessous, un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même session extraordinaire.
Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session.
Le Premier ministre a la faculté de demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale.
### Article 50
Lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du gouvernement, le Premier ministre doit remettre au président de la République la démission du gouvernement.
### Article 50-1
Devant l’une ou l’autre des assemblées, le gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un groupe parlementaire au sens de l’article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité.
### Article 51
La clôture de la session ordinaire ou des sessions extraordinaires est de droit retardée pour permettre, le cas échéant, l’application de l’article 49. À cette même fin, des séances supplémentaires sont de droit.
### Article 51-1
Le règlement de chaque assemblée détermine les droits des groupes parlementaires constitués en son sein. Il reconnaît des droits spécifiques aux groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’aux groupes minoritaires.
### Article 51-2
Pour l’exercice des missions de contrôle et d’évaluation définies au premier alinéa de l’article 24, des commissions d’enquête peuvent être créées au sein de chaque assemblée pour recueillir, dans les conditions prévues par la loi, des éléments d’information.
La loi détermine leurs règles d’organisation et de fonctionnement. Leurs conditions de création sont fixées par le règlement de chaque assemblée.
## Titre VI — Des traités et accords internationaux
### Article 52
Le président de la République négocie et ratifie les traités.
Il est informé de toute négociation tendant à la conclusion d’un accord international non soumis à ratification.
### Article 53
Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’État, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi.
Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés.
Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées.
### Article 53-1
La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des Droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées.
Toutefois, même si la demande n’entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif.
### Article 53-2
La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998.
### Article 54
Si le Conseil constitutionnel, saisi par le président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution.
### Article 55
Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie.
## Titre VII — Le Conseil constitutionnel
### Article 56
Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n’est pas renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans. Trois des membres sont nommés par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale, trois par le président du Sénat. La procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13 est applicable à ces nominations. Les nominations effectuées par le président de chaque assemblée sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l’assemblée concernée.
En sus des neuf membres prévus ci-dessus, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens présidents de la République.
Le président est nommé par le président de la République. Il a voix prépondérante en cas de partage.
### Article 57
Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parlement. Les autres incompatibilités sont fixées par une loi organique.
### Article 58
Le Conseil constitutionnel veille à la régularité de l’élection du président de la République.
Il examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin.
### Article 59
Le Conseil constitutionnel statue, en cas de contestation, sur la régularité de l’élection des députés et des sénateurs.
### Article 60
Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats.
### Article 61
Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l’article 11 avant qu’elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.
Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le président de la République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.
Dans les cas prévus aux deux alinéas précédents, le Conseil constitutionnel doit statuer dans le délai d’un mois. Toutefois, à la demande du gouvernement, s’il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours.
Dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation.
### Article 61-1
Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.
### Article 62
Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application.
Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
### Article 63
Une loi organique détermine les règles d’organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de contestations.
## Titre VIII — De l’autorité judiciaire
### Article 64
Le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature.
Une loi organique porte statut des magistrats.
Les magistrats du siège sont inamovibles.
### Article 65
Le Conseil supérieur de la magistrature comprend une formation compétente à l’égard des magistrats du siège et une formation compétente à l’égard des magistrats du parquet.
La formation compétente à l’égard des magistrats du siège est présidée par le premier président de la Cour de cassation. Elle comprend, en outre, cinq magistrats du siège et un magistrat du parquet, un conseiller d’État désigné par le Conseil d’État, un avocat ainsi que six personnalités qualifiées qui n’appartiennent ni au Parlement, ni à l’ordre judiciaire, ni à l’ordre administratif. Le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat désignent chacun deux personnalités qualifiées. La procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13 est applicable aux nominations des personnalités qualifiées. Les nominations effectuées par le président de chaque assemblée du Parlement sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l’assemblée intéressée.
La formation compétente à l’égard des magistrats du parquet est présidée par le procureur général près la Cour de cassation. Elle comprend, en outre, cinq magistrats du parquet et un magistrat du siège, ainsi que le conseiller d’État, l’avocat et les six personnalités qualifiées mentionnés au deuxième alinéa.
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du siège fait des propositions pour les nominations des magistrats du siège à la Cour de cassation, pour celles de premier président de cour d’appel et pour celles de président de tribunal de grande instance. Les autres magistrats du siège sont nommés sur son avis conforme.
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet donne son avis sur les nominations qui concernent les magistrats du parquet.
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du siège statue comme conseil de discipline des magistrats du siège. Elle comprend alors, outre les membres visés au deuxième alinéa, le magistrat du siège appartenant à la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet.
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet donne son avis sur les sanctions disciplinaires qui les concernent. Elle comprend alors, outre les membres visés au troisième alinéa, le magistrat du parquet appartenant à la formation compétente à l’égard des magistrats du siège.
Le Conseil supérieur de la magistrature se réunit en formation plénière pour répondre aux demandes d’avis formulées par le président de la République au titre de l’article 64. Il se prononce, dans la même formation, sur les questions relatives à la déontologie des magistrats ainsi que sur toute question relative au fonctionnement de la justice dont le saisit le ministre de la justice. La formation plénière comprend trois des cinq magistrats du siège mentionnés au deuxième alinéa, trois des cinq magistrats du parquet mentionnés au troisième alinéa, ainsi que le conseiller d’État, l’avocat et les six personnalités qualifiées mentionnés au deuxième alinéa. Elle est présidée par le premier président de la Cour de cassation, que peut suppléer le procureur général près cette cour.
Sauf en matière disciplinaire, le ministre de la justice peut participer aux séances des formations du Conseil supérieur de la magistrature.
Le Conseil supérieur de la magistrature peut être saisi par un justiciable dans les conditions fixées par une loi organique.
La loi organique détermine les conditions d’application du présent article.
### Article 66
Nul ne peut être arbitrairement détenu.
L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi.
### Article 66-1
Nul ne peut être condamné à la peine de mort.
## Titre IX — La Haute Cour
### Article 67
Le président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.
Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.
Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions.
### Article 68
Le président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.
La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l’autre qui se prononce dans les quinze jours.
La Haute Cour est présidée par le président de l’Assemblée nationale. Elle statue dans un délai d’un mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d’effet immédiat.
Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des deux tiers des membres composant l’assemblée concernée ou la Haute Cour. Toute délégation de vote est interdite. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution.
Une loi organique fixe les conditions d’application du présent article.
## Titre X — De la responsabilité pénale des membres du gouvernement
### Article 68-1
Les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis.
Ils sont jugés par la Cour de justice de la République.
La Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi.
### Article 68-2
La Cour de justice de la République comprend quinze juges : douze parlementaires élus, en leur sein et en nombre égal, par l’Assemblée nationale et par le Sénat après chaque renouvellement général ou partiel de ces assemblées et trois magistrats du siège à la Cour de cassation, dont l’un préside la Cour de justice de la République.
Toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès d’une commission des requêtes.
Cette commission ordonne soit le classement de la procédure, soit sa transmission au procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisine de la Cour de justice de la République.
Le procureur général près la Cour de cassation peut aussi saisir d’office la Cour de justice de la République sur avis conforme de la commission des requêtes.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.
### Article 68-3
Les dispositions du présent titre sont applicables aux faits commis avant son entrée en vigueur.
## Titre XI — Le Conseil économique, social et environnemental
### Article 69
Le Conseil économique, social et environnemental, saisi par le gouvernement, donne son avis sur les projets de loi, d’ordonnance ou de décret ainsi que sur les propositions de loi qui lui sont soumis.
Un membre du Conseil économique, social et environnemental peut être désigné par celui-ci pour exposer devant les assemblées parlementaires l’avis du Conseil sur les projets ou propositions qui lui ont été soumis.
Le Conseil économique, social et environnemental peut être saisi par voie de pétition dans les conditions fixées par une loi organique. Après examen de la pétition, il fait connaître au gouvernement et au Parlement les suites qu’il propose d’y donner.
### Article 70
Le Conseil économique, social et environnemental peut être consulté par le gouvernement et le Parlement sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental. Le gouvernement peut également le consulter sur les projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques. Tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental lui est soumis pour avis.
### Article 71
La composition du Conseil économique, social et environnemental, dont le nombre de membres ne peut excéder deux cent trente-trois, et ses règles de fonctionnement sont fixées par une loi organique.
## Titre XI bis — Le Défenseur des droits
### Article 71-1
Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés par les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics, ainsi que par tout organisme investi d’une mission de service public, ou à l’égard duquel la loi organique lui attribue des compétences.
Il peut être saisi, dans les conditions prévues par la loi organique, par toute personne s’estimant lésée par le fonctionnement d’un service public ou d’un organisme visé au premier alinéa. Il peut se saisir d’office.
La loi organique définit les attributions et les modalités d’intervention du Défenseur des droits. Elle détermine les conditions dans lesquelles il peut être assisté par un collège pour l’exercice de certaines de ses attributions.
Le Défenseur des droits est nommé par le président de la République pour un mandat de six ans non renouvelable, après application de la procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13. Ses fonctions sont incompatibles avec celles de membre du gouvernement et de membre du Parlement. Les autres incompatibilités sont fixées par la loi organique.
Le Défenseur des droits rend compte de son activité au président de la République et au Parlement.
## Titre XII — Des collectivités territoriales
### Article 72
Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d’une ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa.
Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon.
Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences.
Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences.
Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune.
Dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, représentant de chacun des membres du gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois.
### Article 72-1
La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence.
Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d’acte relevant de la compétence d’une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.
Lorsqu’il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d’un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi.
### Article 72-2
Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi.
Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l’assiette et le taux dans les limites qu’elle détermine.
Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre.
Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.
La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales.
### Article 72-3
La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.
La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française sont régis par l’article 73 pour les départements et les régions d’outre-mer et pour les collectivités territoriales créées en application du dernier alinéa de l’article 73, et par l’article 74 pour les autres collectivités.
Le statut de la Nouvelle-Calédonie est régi par le titre XIII.
La loi détermine le régime législatif et l’organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises et de Clipperton.
### Article 72-4
Aucun changement, pour tout ou partie de l’une des collectivités mentionnées au deuxième alinéa de l’article 72-3, de l’un vers l’autre des régimes prévus par les articles 73 et 74, ne peut intervenir sans que le consentement des électeurs de la collectivité ou de la partie de collectivité intéressée ait été préalablement recueilli dans les conditions prévues à l’alinéa suivant. Ce changement de régime est décidé par une loi organique.
Le président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut décider de consulter les électeurs d’une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif. Lorsque la consultation porte sur un changement prévu à l’alinéa précédent et est organisée sur proposition du gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d’un débat.
### Article 73
Dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités.
Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s’exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement.
Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement, à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement.
Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique.
La disposition prévue aux deux précédents alinéas n’est pas applicable au département et à la région de La Réunion.
Les habilitations prévues aux deuxième et troisième alinéas sont décidées, à la demande de la collectivité concernée, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. Elles ne peuvent intervenir lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti.
La création par la loi d’une collectivité se substituant à un département et une région d’outre-mer ou l’institution d’une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités ne peut intervenir sans qu’ait été recueilli, selon les formes prévues au second alinéa de l’article 72-4, le consentement des électeurs inscrits dans le ressort de ces collectivités.
### Article 74
Les collectivités d’outre-mer régies par le présent article ont un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République.
Ce statut est défini par une loi organique, adoptée après avis de l’assemblée délibérante, qui fixe :
* les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables ;
* les compétences de cette collectivité ; sous réserve de celles déjà exercées par elle, le transfert de compétences de l’État ne peut porter sur les matières énumérées au quatrième alinéa de l’article 73, précisées et complétées, le cas échéant, par la loi organique ;
* les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions de la collectivité et le régime électoral de son assemblée délibérante ;
* les conditions dans lesquelles ses institutions sont consultées sur les projets et propositions de loi et les projets d’ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que sur la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa compétence.
La loi organique peut également déterminer, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de l’autonomie, les conditions dans lesquelles :
* le Conseil d’État exerce un contrôle juridictionnel spécifique sur certaines catégories d’actes de l’assemblée délibérante intervenant au titre des compétences qu’elle exerce dans le domaine de la loi ;
* l’assemblée délibérante peut modifier une loi promulguée postérieurement à l’entrée en vigueur du statut de la collectivité, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi notamment par les autorités de la collectivité, a constaté que la loi était intervenue dans le domaine de compétence de cette collectivité ;
* des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ;
* la collectivité peut participer, sous le contrôle de l’État, à l’exercice des compétences qu’il conserve, dans le respect des garanties accordées sur l’ensemble du territoire national pour l’exercice des libertés publiques.
Les autres modalités de l’organisation particulière des collectivités relevant du présent article sont définies et modifiées par la loi après consultation de leur assemblée délibérante.
### Article 74-1
Dans les collectivités d’outre-mer visées à l’article 74 et en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement peut, par ordonnances, dans les matières qui demeurent de la compétence de l’État, étendre, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole ou adapter les dispositions de nature législative en vigueur à l’organisation particulière de la collectivité concernée, sous réserve que la loi n’ait pas expressément exclu, pour les dispositions en cause, le recours à cette procédure.
Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis des assemblées délibérantes intéressées et du Conseil d’État. Elles entrent en vigueur dès leur publication. Elles deviennent caduques en l’absence de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication.
### Article 75
Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé.
### Article 75-1
Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France.
## Titre XIII — Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie
### Article 76
Les populations de la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se prononcer avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 et publié le 27 mai 1998 au Journal officiel de la République française.
Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988.
Les mesures nécessaires à l’organisation du scrutin sont prises par décret en Conseil d’État délibéré en Conseil des ministres.
### Article 77
Après approbation de l’accord lors de la consultation prévue à l’article 76, la loi organique, prise après avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie, détermine, pour assurer l’évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires à sa mise en œuvre :
* les compétences de l’État qui seront transférées, de façon définitive, aux institutions de la Nouvelle-Calédonie, l’échelonnement et les modalités de ces transferts, ainsi que la répartition des charges résultant de ceux-ci ;
* les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions de la Nouvelle-Calédonie et notamment les conditions dans lesquelles certaines catégories d’actes de l’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie pourront être soumises avant publication au contrôle du Conseil constitutionnel ;
* les règles relatives à la citoyenneté, au régime électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier ;
* les conditions et les délais dans lesquels les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l’accession à la pleine souveraineté.
Les autres mesures nécessaires à la mise en œuvre de l’accord mentionné à l’article 76 sont définies par la loi.
Pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se réfèrent l’accord mentionné à l’article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie est le tableau dressé à l’occasion du scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non admises à y participer.
## Titre XIV — De la francophonie et des accords d’association
### Article 87
La République participe au développement de la solidarité et de la coopération entre les États et les peuples ayant le français en partage.
### Article 88
La République peut conclure des accords avec des États qui désirent s’associer à elle pour développer leurs civilisations.
## Titre XV — De l’Union européenne
### Article 88-1
La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.
### Article 88-2
La loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l’Union européenne.
### Article 88-3
Sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux seuls citoyens de l’Union résidant en France. Ces citoyens ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d’adjoint ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l’élection des sénateurs. Une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées détermine les conditions d’application du présent article.
### Article 88-4
Le gouvernement soumet à l’Assemblée nationale et au Sénat, dès leur transmission au Conseil de l’Union européenne, les projets d’actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d’actes de l’Union européenne.
Selon des modalités fixées par le règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant d’une institution de l’Union européenne.
Au sein de chaque assemblée parlementaire est instituée une commission chargée des affaires européennes.
### Article 88-5
Tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un État à l’Union européenne est soumis au référendum par le président de la République.
Toutefois, par le vote d’une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, le Parlement peut autoriser l’adoption du projet de loi selon la procédure prévue au troisième alinéa de l’article 89.
### Article 88-6
L’Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d’un projet d’acte législatif européen au principe de subsidiarité. L’avis est adressé par le président de l’assemblée concernée aux présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission européenne. Le gouvernement en est informé.
Chaque assemblée peut former un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne contre un acte législatif européen pour violation du principe de subsidiarité. Ce recours est transmis à la Cour de justice de l’Union européenne par le gouvernement.
À cette fin, des résolutions peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, selon des modalités d’initiative et de discussion fixées par le règlement de chaque assemblée. À la demande de soixante députés ou de soixante sénateurs, le recours est de droit.
### Article 88-7
Par le vote d’une motion adoptée en termes identiques par l’Assemblée nationale et le Sénat, le Parlement peut s’opposer à une modification des règles d’adoption d’actes de l’Union européenne dans les cas prévus, au titre de la révision simplifiée des traités ou de la coopération judiciaire civile, par le traité sur l’Union européenne et le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.
## Titre XVI — De la révision
### Article 89
L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.
Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l’article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum.
Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l’Assemblée nationale.
Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire.
La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision.
* ↑ Note Wikisource : à la date d’import du fichier, c-à-d au 1er aout 2022 |
1,311 | https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_des_Droits_de_l%E2%80%99Homme_et_du_Citoyen_de_1789 | Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 | # Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789
Pour les autres éditions de ce texte, voir Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnoît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivans de l’Homme et du Citoyen.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protége, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance.
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi.
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.
La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés.
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentans, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiète, le recouvrement et la durée.
La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.
Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.
Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
Extrait du Procès-Verbal de l’Assemblée Nationale, du Jeudi premier Octobre 1789.
L’Assemblée a arrêté que M. le Président se retirera devers le Roi, à l’effet de présenter à son acceptation la Déclaration des Droits.
Collationné conforme à l’original.
Signé, MOUNIER, Président ; le Vicomte de Mirabeau, Démeunier, Bureaux de Pusy, l’Év. de Nancy, Faydel, l’Abbé d’Eymar, Secrétaires. |
1,314 | https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tapes_vers_la_paix_int%C3%A9rieure | Étapes vers la paix intérieure | # Étapes vers la paix intérieure
Dans ma jeunesse, je fis deux découvertes très importantes. Tout d'abord, je découvris que gagner de l'argent et le dépenser sans discernement n'avait aucun sens. Je sentais que ma raison de vivre était ailleurs, mais à cette époque, je ne savais pas très bien pourquoi je vivais. Une recherche très approfondie du sens à donner à ma vie me conduisit, un lendemain d'une nuit passée entièrement en forêt, à un point dont je sais aujourd'hui qu'il a été un point de rupture radicale. Je me suis sentie totalement prête à donner ma vie, sans la moindre réserve, à consacrer ma vie au service. J'avais atteint un point de non retour. Après une telle expérience, il n'est plus possible de revenir à une vie centrée sur elle-même.
C'est ainsi que j'abordai la seconde phase de ma vie. Je commençai à vivre de manière à pouvoir donner ce que je pouvais donner, au lieu de prendre ce qu'il m'était possible de prendre. Je pénétrai dans un monde neuf et merveilleux. Ma vie commença à prendre sens. Je reçus la grâce merveilleuse d'une excellente santé. Depuis, je n'eux plus ni refroidissement, ni maux de tête (la plupart des maladies ont des causes psychiques). C'est à ce moment que je réalisai que ma vie serait consacrée à travailler pour la paix, dans tous les domaines : la paix entre les peuples, la paix entre les groupes, la paix entre les individus et ce qui est extrêmement important, la paix intérieure. Un long chemin sépare néanmoins le désir de donner sa vie du don lui-même. Pour moi, cela signifia quinze années de préparation et de recherche intérieures.
Pendant cette période, j'appris à discerner ce que les psychologues nomment le Soi et la conscience. Je compris peu à peu que tout se passe comme si nous avions deux personnalités, ou deux natures, ou deux volontés, avec deux points de vue différents. Étant donné que ces deux points de vue sont très différents, je vécus alors une lutte entre mes deux personnalités, avec des hauts et des bas. Au milieu de ce combat, je vécus l'expérience d'un sommet merveilleux. Pour la première fois, je ressentis ce qu'est la paix intérieure : une unité, une unité avec tous les êtres humains, une unité avec toute la Création. Depuis, je ne me suis plus jamais sentie vraiment séparée. Toujours à nouveau, je pouvais revenir à ce sommet merveilleux pour y rester pendant longtemps. Je n'en retombais que pour de courtes périodes. Un matin, je sentis que je n'aurai plus jamais à redescendre dans la vallée. Je sentis que, pour moi, la lutte était terminée, que j'avais enfin réussi à donner ma vie, et à trouver la paix intérieure. J'avais atteint un nouveau point de non retour. Tu n'as plus à combattre. La lutte est terminée : en effet, tu veux faire le bien, sans avoir à te forcer.
Mais mon développement ne se termina pas pour autant. Je fis de grands progrès dans cette troisième phase de ma vie. Et pourtant, il me semblait que le motif central du puzzle de ma vie était achevé, et qu'il ne s'agissait plus que d'ajouter des morceaux du bord. Il y a toujours un côté qui grandit, mais le développement est harmonieux. On a l'impression d'être constamment immergé dans l'amour, la liberté, la joie, comme dans une enveloppe protectrice. Ceci donne une force qui te permet d'affronter directement toute situation. Ceux qui te voient de l'extérieur peuvent estimer que tu as de grands problèmes, mais cette source interne d'énergie te permet de résoudre facilement ces problèmes. Rien ne paraît dificile. Tu possèdes le calme, la gaieté, du temps pour tout. Tu n'as plus à lutter pour quoi que ce soit, ni à te donner du mal. La vie est pleine, la vie est bonne, mais elle n'est jamais encombrée. Ceci est un point important : si ta vie est en harmonie avec ta place dans l'ordre du monde, et si tu respectes les lois qui régissent cet univers, ta vie sera pleine et bonne, mais pas encombrée. Si elle est encombrée, c'est que tu en fais plus que ce qui est bon pour toi, dans le plan de l'univers.
À présent, la vie ne consiste plus à prendre, mais à donner. Dès que tu te concentres sur le don, tu découvres ceci : de même que tu ne peux rien donner sans recevoir, tu ne peux rien recevoir sans donner --- même des choses merveilleuses comme la santé, le bonheur et la paix intérieure. Tu ressens une énergie infinie, inépuisable, aussi inépuisable que l'air. Tu as l'impression d'être directement branchée à la source de l'énergie de l'univers.
À présent, tu contrôles ta vie. Tu comprends qu'il est impossible de contrôler l'égo. L'égo est contrôlé par le désir de confort, le bien-être du corps, les exigences de l'esprit et les explosions des passions. Je puis à présent dire à mon corps : Couche-toi ici, sur ce sol de ciment et endors-toi. Et il m'obéit. Je puis dire à mon esprit : Concentre-toi sur ce problème et débranche tout le reste. Et il obéit. Je puis dire à mes sentiments : Restez calmes, même si la situation est terrible. Et ils se calment. La vie change complètement. Un grand philosophe a dit : Celui qui semble avoir perdu le rythme, obéit peut-être à une autre cadence. Tu obéis à une autre cadence, à celle de ta nature supérieure, et non plus à celle de ta nature inférieure.
Ce n'est qu'à cette époque, en 1953, que je me suis sentie conduite, appelée ou poussée à entreprendre mon pélerinage pour la paix sur terre, un voyage au sens traditionnel. La tradition du pélerinage veut que l'on parte à pieds, avec confiance, dans la prière, pour rencontrer les gens. Je porte une tunique avec une inscription Pélerin pour la Paix sur le devant. Je considère que c'est désormais mon nom. Il souligne ma mission plutôt que ma personne. Sur le dos, il est inscrit : 40 000 km à pieds pour la paix. Cette tunique interpelle les gens dans la rue. Losque je parcours les routes et que je traverse les villes, les gens m'abordent, et ceci me permet de parler de paix avec eux. J'ai parcouru 40 000 km à pieds, sans un centime en poche. Je ne possède que ce que je porte sur moi et dans mon petit sac. Je ne suis membre d'aucune organisation. Je marche, jusqu'à ce que l'on m'offre un abri, et je jeûne jusqu'à ce que l'on m'offre à manger. Je poursuivrai mon pélerinage jusqu'à ce que l'humanité découvre le chemin qui conduit à la paix. Et je puis dire, en toute honnêteté, que j'ai reçu tout ce dont j'avais besoin pour mon voyage, sans avoir rien demandé. Ceci montre combien en réalité les êtres humains sont bons.
Je porte toujours avec moi mon message de paix : Voici le chemin qui conduit à la paix --- surmonte le mal par le bien, le mensonge par la vérité, la haine par l'amour.
Ce message n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c'est de le mettre en pratique. Sa mise en pratique n'est pas seulement valable sur le plan international, mais aussi sur le plan individuel. Je pense que la situation mondiale est un reflet de la situation qui existe dans le cœur des êtres humains, un reflet de notre propre immaturité. Si nous étions des êtres équilibrés, mûrs, la guerre ne poserait aucun problème --- elle serait impossible.
Nous pouvons tous travailler pour la paix. Nous pouvons y travailler là où nous nous trouvons, à l'intérieur de nous-mêmes. Plus nous avons de paix en nous-mêms, plus nous rayonnons cette paix autour de nous. Je crois que le désir de survie ne nous procure qu'une paix mondiale instable, qui pour durer, doit s'accompagner d'un grand réveil intérieur. Je crois que la découverte de l'énergie nucléaire nous a fait entre dans une ère nouvelle. Cette ère nouvelle nécessite une Renaissance nouvelle, qui nous amène à un niveau de conscience supérieur pour nous permettre de résoudre les problèmes de ère nouvelle. C'est pourquoi mon premier objectif est la paix intérieure, comme étape vers la paix dans le monde.
Lorque je parle des étapes vers une paix intérieure, j'en parle suite à ma propre expérience. Il n'y a pas un nombre fixe d'étapes. Il peut y en avoir plus ou moins. Les étapes vers la paix intérieure n'ont pas non plus à être franchies dans un ordre donné. La première étape pour l'un sera la dernière pour l'autre. À chacun de choisir comme première étape celle qui lui semble la plus facile. Dès que l'on a franchi quelques étapes, les autres sembleront plus faciles. Il est aussi possible de se compléter. Personne parmi nous ne doit se sentir appelé à entreprendre un pélerinage, et je n'essaie d'y entraîner personne, mais nous pouvons collaborer dans la recherche d'une harmonie pour notre propre vie. Je crois qu'en m'entendant aborder l'une ou l'autre des étapes vers la paix intérieure, tu reconnaîtras des étapes que tu as également franchies.
J'aimerais d'abord évoquer quelques préliminaires qui m'ont été nécessaires.
La première préparation est une attitude juste face à la vie. Cela signifie : ne fuis plus la réalité. Ne vis plus superficiellement. Il y a des millions de gens qui ne trouvent rien qui en vaille réellement la peine. Accepte d'affronter ouvertement la vie, quitte la superficialité et vas en profondeur, là où se trouvent la vérité et la réalité. C'est ce que nous allons faire maintenant.
C'est en cela que réside toute l'essence d'une attitude valable face aux problèmes de la vie. Si tu pouvais embrasser tout l'horizon, si tu pouvais discerner toute l'histoire, tu comprendrais que tu ne rencontres jamais aucun problème qui n'ait son utilité pour ta vie, qui ne puisse contribuer à ta croissance intérieure. Lorsque tu as compris cela, tu considères chaque problème comme une occasion cachée. Si tu renonces à affronter les problèmes, tu erres dans ta vie et tu ne peux grandir intérieurement. Ce n'est qu'en résolvant les problèmes en accord avec une vision supérieure que nous pourrons croître intérieurement. Les problèmes de la communauté doivent être résolus collectivement, et personne ne trouvera de paix intérieure s'il évite d'apporter sa contribution à la solution de problèmes collectifs comme le désarmement et la paix mondiale. C'est pourquoi nous devons toujours réfléchir ensemble à ces problèmes et en parler ensemble et travailler ensemble à leur solution.
La seconde préparation consiste à mettre notre vie en accord avec les lois qui régissent l'univers. Il n'y a pas que le monde et les créatures qui aient été créés. Il y a également les lois qui les régissent. Ces lois concernent aussi bien le domaine physique que le domaine psychique. Elles déterminent le comportement humain. Si nous le comprenons et que nous essayons de mettre notre vie en accord avec ces lois, notre vie deviendra harmonieuse. Si nous négligeons ces lois, nous nous créons des difficultés à nous-mêmes. Nous devenons nos pires ennemis. Dès que, par notre ignorance, nous sortons de cette harmonie, nous souffrons. Lorsque nous croyons tout savoir mieux et que nous ne vivons pas en harmonie, nous souffrons beaucoup. Ces lois sont bien connues et reconnues, et pour cette raison, elles doivent être aussi bien vécues.
Je m'attachai à un projet très intéressant : je commençai à vivre toutes les bonnes choses auxquelles je croyais. Je ne me suis pas précipitée pour les essayer toutes à la fois. Bien mieux, j'ai commencé à cesser de faire ce que je savais être faux. Ceci peut aller très vite. C'est la voie la plus facile. Se transformer est très long et très difficile. Lorsque j'avais négligé de faire quelque chose dont je savais que cela devait être fait, je le faisais immédiatement. La vie a toujours besoin d'un certain délai pour rattraper la foi, mais c'est possible. Aujourd'hui, si je crois quelque chose, je le fais également. Autrement, ma vie n'aurait aucun sens. Plus je vis selon mes convictions les plus profondes, plus je reçois, et plus je suis ouverte à de nouvelles intuitions.
Ces lois sont valables pour chacun d'entre nous. Mais il y a encore une troisième préparation, qui concerne quelque chose de particulier à chaque être humain. Chacun d'entre nous a une place bien précise dans l'ordre du monde. Si tu ne sais pas encore très bien quelle est ta place, je te propose te tenter de la trouver dans un silence absolu. C'est lorsque je marche au milieu des merveilles de la nature, ouverte à tout, en silence, que j'eus de merveilleuses intuitions. Lorsque tu fais toutes les bonnes choses auxquelles tu te sens appelé, même si au début ce ne sont que de très petites choses, tu commences à jouer le rôle qui t'est attribué dans l'ordre du monde. Tu leur donnes la priorité sur les choses superficielles qui troublent généralement la vie humaine.
Il ya des gens qui savent et qui n'agissent pas. Ceci est d'une tristesse infinie. Je me souviens d'un jour, où, sur une route, une très belle voiture s'arrêta à ma hauteur. L'homme me dit : Comme c'est beau d'obéir à votre vocation ! Je lui répondis : Je crois fermement que c'est à chacun de faire ce qu'il croit être juste. Il commençait à me raconter ce qui le motivait. C'était une bonne cause, qui valait la peine d'être poursuivie. Je m'enthousiasmai vraiment, persuadée qu'il y travaillait. Je lui dis : C'est merveilleux. Et comment faites-vous ? Il me répondit : Oh, je n'y travaille pas. Ce genre de travail n'est pas rentable. Je n'oublierai jamais combien cet homme semblait désespérément malheureux. À notre époque matérialiste, nous mesurons le succès à l'aide de critères totalement erronés. Nous le mesurons en dollars et en biens matériels. Et pourtant, ce n'est pas à ce niveau que se trouvent le bonheur ni la paix intérieure. Si tu crois en quelque chose et que tu n'agis pas en conséquence, tu es vraiment quelqu'un de très malheureux.
Il y a encore une quatrième préparation, à savoir la simplification de la vie, la mise en accord dans sa vie du bien-être intérieur avec le bien-être extérieur. Dès que j'eus consacré ma vie au service, je sentis qu'il ne m'était plus possible de recevoir plus que ce dont j'avais besoin, alors que dans le monde tant de gens ont moins que ce dont ils ont besoin. Ceci m'amena à restreindre mes besoins aux choses vraiment nécessaires. Je pensais que cela serait difficile et que je traverserais des périodes pénibles, mais je me trompais. À présent que je ne possède que ce que je porte sur moi et dans mon sac, j'ai l'impression qu'il ne me manque rien. Ce que je désire correspond exactement à ce dont j'ai besoin. Il te serait absolument impossible de me faire accepter quelque chose dont je n'aurai pas besoin. J'ai découvert cette grande vérité, à savoir qu'une possession inutile est un poids inutile. Ceci ne veut pas dire que chacun a les mêmes besoins. Tes besoins peuvent être beaucoup plus grands que les miens. Si tu as une famille, il te faut un foyer pour tes enfants. Mais je crois que tout ce qui dépasse les besoins --- et je ne parle pas seulement des besoins physiques --- peut devenir un fardeau.
La simplicité de la vie donne une grande liberté. Lorsque j'ai compris cela, j'ai réalisé dans ma vie l'harmonie entre le bien-être extérieur et le bien-être intérieur. Il me faut ajouter quelque chose d'important, qui ne concerne pas la vie de l'individu, mais celle de la société. Notre monde s'est tellement éloigné de cette harmonie, nous sommes tellement obnubilés par le côté matériel, que nous sommes même capables d'utiliser l'énergie nucléaire pour en faire des bombes et exterminer le genre humain. Ceci est dû au fait que nous avons tellement négligé notre équilibre intérieur par rapport à notre bien-être matériel. Il est nécessaire, à l'avenir, de développer le domaine intérieur, psychologique, pour pouvoir mettre en accord les deux domaines, et utiliser avec discernement le bien-être matériel que nous avons atteint.
Je découvris aussi que diverses formes de purifications m'étaient demandées. La première est très simple : c'est la purification du corps. Il s'agit de ta manière de vivre. Manges-tu avec mesure ? Manges-tu pour vivre ? La plupart des gens que je connais vivent pour manger. Sais-tu quand t'arrêter de manger ? Ceci est très important à savoir. Tes habitudes de sommeil sont-elles raisonnables ? J'essaie d'aller très tôt au lit et d'avoir beaucoup d'heures de sommeil. As-tu suffisamment d'air pur ? de soleil ? de contacts avec la nature ? On pourrait penser que ce domaine serait le premier dans lequel l'être humain accepterait de travailler. Mon expérience m'a prouvé que c'est souvent le dernier. En effet, cela implique l'abandon de quelques mauvaises habitudes, et il n'y a rien à quoi nous ne soyons plus attachés.
Je ne puis assez souligner la seconde purification, car c'est la purification des pensées. Si tu pouvais réaliser combien tes pensées ont de force, tu ne pourrais plus avoir de pensées négatives. Les pensées positives peuvent exercer une grande force en direction du bien. Si elles sont négatives, elles peuvent --- et le font --- te rendre physiquement malade.
Je me souviens d'un homme de 65 ans qui manifestait les symptômes d'une maladie chronique. Je m'entretins avec lui et je découvris sans pouvoir tout de suite me l'expliquer, une certaine amertume en lui. Il s'entendait bien avec sa femme et avec ses enfants adultes, et il s'entendait bien avec son entourage, mais l'amertume était partout présente. Je découvris qu'il en voulait à son père, mort depuis longtemps, parce qu'il avait permis à son frère d'étudier et pas à lui. Dès qu'il arriva à se débarasser de cette amertume, la maladie s'atténua, et bientôt elle disparu.
Si tu éprouves encore la moindre amertume à l'encontre de quelqu'un, ou que tu as une pensée négative, quelle qu'elle soit, il faut t'en débarasser immédiatement. Elle ne blesse personne d'autre que toi-même. On dit que la haine blesse celui qui hait et non celui qui est haï. Il ne te suffit pas de faire et de dire ce qui est juste, il te faut aussi penser ce qui est juste pour que ta vie devienne harmonieuse.
La troisième purification est la purification des désirs. Que désires-tu ? Désires-tu de nouveaux habits ou des distractions ou de nouveaux meubles ou une voiture ? Il te faut atteindre le point où tu n'aurais plus qu'un seul désir, celui de connaître ta place dans l'ordre du monde et de la remplir. En y réfléchissant, y a-t-il quelque chose d'autre qui vaille vraiment la peine d'être recherché ?
La quatrième purification est la purification des motifs. Quelles sont les raisons qui te poussent à entreprendre ceci ou cela ? Si c'est simplement l'avidité ou l'égoïsme, ou la glorification du Soi, je te dirais : Ne le fais pas. Ne fais rien pour de tels motifs. Mais ce n'est pas si facile, car nous faisons les choses pour de très bonnes et de très mauvaises raisons. Prenons un homme d'affaires. Ses motifs ne sont sans doute pas les plus nobles. Mais il y a aussi le souci pour sa famille, et parfois le désir d'être utile à la collectivité. Des motifs mélangés.
Si tu veux trouver la paix intérieure, tes motifs doivent être tournés vers l'extérieur : le désir de service, le don et non la possession. J'ai connu un homme, un bon architecte. À l'évidence, son métier lui convenait très bien, mais il l'exerçait pour de mauvaises raisons, à savoir gagner le plus d'argent possible, et s'élever au-dessus du niveau des Dupont et Durand. Il travaillait à s'en rendre malade, et je le rencontrai peu après. Je l'amenai à rendre de petits services. Je lui parlai des joies du service, sachant que lorsqu'il y aurait goûté une fois, il ne pourrait plus jamais retomber dans une vie entièrement égoïste. Nous avons échangé quelques lettres après cette rencontre. La troisième année de mon pélerinage, mon chemin me conduisit dans sa ville. Quand j'allai lui rendre visite, je le reconnus à peine. Il avait complètement changé. Il était toujours architecte. Il était en train de tracer un plan et me dit : Vois-tu, je réalise ceci de manière à ne pas dépasser leurs possibilités matérielles. Ensuite, je le construirai sur leur petit bout de terrain pour que ce soit beau. Il travaillait pour rendre service aux gens pour lesquels il dessinait ce plan. Sa femme me raconta que son bureau s'était agrandi et que les gens venaient de très loin pour lui faire dessiner les plans de leur maison. J'ai rencontré quelques personnes qui pour changer leur vie ont dû changer leur métier. Mais j'en ai rencontré bien plus qui n'ont eu que leurs raisons d'agir à changer pour changer leur vie.
Et enfin, il faut lâcher prise. Si tu as lâché prise pour l'essentiel, tu as trouvé la paix intérieure qui naît de l'abandon de la volonté de tout décider par soi-même. Tu peux t'y exercer en renonçant à tout mauvais projet vers lequel tu te sens poussé, sans cependant le refouler. Si tu te sens pousser à faire ou à dire quelque chose qui n'est pas bien, il t'est toujours possible de penser ou de dire quelque chose de bien. Détourne-toi consciemment de ce qui est mauvais, et utilise la même énergie pour faire ou dire quelque chose de bien. Cela marche.
Ensuite, il faut abandonner tout sentiment de séparation. Au début, nous nous sentons séparés et nous jugeons tout par rapport à nous, comme si nous étions le centre de l'univers. Même si la raison nous dit que c'est faux, nous agissons cependant comme si c'était le cas. En réalité, nous sommes les cellules du corps de l'humanité. Nous ne sommes pas séparés de nos frères humains. Ce n'est qu'à partir de ce point de vue supérieur que tu peux comprendre ce que signifie : Aime ton prochain comme toi-même. À partir de ce point de vue, il n'y a plus qu'une seule voie réaliste pour atteindre l'objectif qui est le bien commun. Aussi longtemps que tu ne travailles que pour ton petit moi égoïste, tu n'es qu'une seule cellule contre toutes les autres cellules, et tu t'exclus de l'harmonie.
Dès que tu commences à travailler pour le bien commun, tu te trouves en accord avec tous les êtres humains. Ceci est la manière la plus harmonieuse de vivre.
Il y a encore une troisième forme d'abandon, c'est l'abandon de tous les liens. Les biens matériels doivent être remis à leur place. Ils sont là pour être utilisés. Il est absolument juste de les utiliser. C'est pour ceci qu'ils existent. Tout ce que tu ne peux lâcher quand tu n'en as plus besoin te possède. À notre époque matérialiste, nombreux sont ceux qui sont possédés par leurs possessions. Nous ne sommes pas libres.
Il y a encore une autre forme de possession. Tu ne possède aucun être humain, quel que soit son lien avec toi. Aucun mari ne possède sa femme, aucune femme ne possède son mari, aucun parent ne possède ses enfants. Lorsque nous croyons posséder un être humain, nous avons tendance à prendre sa vie en mains. Ceci conduit à une situation extrêmement dysharmonieuse. Ce n'est qu'au moment où nous reconnaissons que nous ne les possédons pas, qu'ils doivent vivre en accord avec leurs propres motivations intérieures, que nous cessons de vouloir conduire leur vie à leur place, c'est à ce moment seulement que nous découvrons que nous pouvons vivre en harmonie avec eux.
Et pour terminer, il faut abandonner tout sentiment négatif. Je n'évoquerai qu'un sentiment négatif, éprouvé par les personnes les meilleures, qu'elles ne peuvent abandonner, à savoir les soucis. Je n'entends pas par là le désir de faire tout ce qui est possible de faire dans une situation donnée. Par souci, j'entends ruminer en rond, inutilement, des choses que l'on ne peut plus changer. Voici un exemple. On se fait rarement du souci pour le moment présent, il est généralement accepté. Quand on se fait du souci, c'est en général pour se torturer avec un passé que l'on aurait dû oublier depuis longtemps, ou alors pour l'avenir qui n'est même pas encore là. Nous avons tendance à ne prendre conscience que superficiellement du présent. Mais comme c'est le seul moment qu'il nous soit possible de vivre, si tu ne le vis pas, tu ne pourras jamais te sentir vraiment bien dans ta vie. Si tu vis le moment présent, alors tu ne te feras pas de souci. Pour moi, chaque instant apporte une nouvelle occasion de me rendre utile.
Une dernière remarque sur les sentiments négatifs qui m'a déjà souvent aidé, et qui en a aidé d'autres. Rien de ce qui vient du dehors, aucun être humain qui m'approche de l'extérieur ne peut me blesser intérieurement. J'ai compris qu'il n'y a que mes propres mauvaises actions, que je puis contrôler, qui puissent me blesser psychiquement. Mes propres mauvaises actions, bien que rusées, je puis les contrôler, ainsi que ma propre incapacité d'agir, dans certaines situations qui exigent que j'agisse, comme la situation mondiale actuelle.
Quelle libération lorsque j'eus compris cela. Je cessai immédiatement de me faire du mal à moi-même. À présent, on pourrait m'infliger les pires des maux, je ne ressentirais qu'une immense compassion pour cette personne tombée hors de l'harmonie, malade psychiquement, capable d'infliger le mal. Je ne me ferai certainement pas mal à moi-même par de fausses réactions comme l'amertume ou la colère. Tu peux entièrement contrôler le fait de te laisser ou non blesser psychiquement, et tu peux cesser, à chaque instant, de te blesser toi-même.
Voilà les étapes vers la paix intérieure que je souhaite partager avec toi. Il n'y a rien de neuf dans tout cela. Il s'agit de vérités généralement admises. Je les ai simplement évoquées dans mon propre langage, et j'ai traduit des concepts à partir de ma propre expérience. Les lois qui régissent l'univers travaillent pour le meilleur dès que nous leur obéissons. Chaque transgression de ces lois ne peut être que de courte durée, contenant en elle-même la source de sa propre destruction. Dans chaque vie humaine, le bien permet à chaque instant à l'être humain d'obéir à ces lois, et beaucoup choisissent librement de le faire. C'est donc à nous de décider quand nous obéirons et quand nous trouverons l'harmonie à la fois en nous et dans notre monde.
## Résumé
### Quatre préparatifs
* Prends une attitude juste face à la vie.
Arrête de fuir ou de vivre en surface. Cette attitude ne suscite que dysharmonie dans ta vie. Affronte ouvertement la vie et plonge au-delà de la surface facile, pour découvrir ses vérités et ses réalités. Résous les problèmes que la vie te pose et tu verras que leur solution contribue à ton propre développement intérieur. La recherche collective d'une solution à des problèmes collectifs mène également à ton développement. Il ne faut jamais écarter de tels problèmes.
* Vis de bonne foi.
Les lois qui régissent le comportement humain s'appliquent aussi rigoureusement que les lois de la pesanteur. L'obéissance à ces lois nous mène à l'harmonie. Comme beaucoup de ces lois sont universellement admises, tu peux commencer en vivant concrètement selon tes bonnes convictions.
* Trouve ta place dans l'ordre du monde.
Tu as un rôle à jouer dans l'ordre du monde. Ce n'est qu'en toi-même que tu peux découvrir la nature de ce rôle. Tu peux le rechercher dans le silence absolu. Tu peux commencer à vivre en harmonie, en faisant toutes les bonnes actions vers lesquelles tu te sens attiré, en leur donnant la priorité dans ta vie sur les choses superficielles qui encombrent la vie de la plupart des êtres humains.
* Simplifie ta vie pour mettre en accord les aspirations intérieures et extérieures.
Les biens inutiles sont un fardeau inutile. Souvent la vie n'est pas seulement encombrée de biens inutiles, mais encore d'activités dépourvues de sens. Une vie encombrée est une vie inharmonieuse qui doit être simplifiée. Dans la vie, les désirs et les besoins doivent se confondre. Cette harmonie est indispensable, tant pour la vie personnelle que pour la vie collective.
### Quatre purifications
* Purification du temple du corps
Es-tu libéré de toutes tes mauvaises habitudes ? Dans ton alimentation, donnes-tu la préférence aux aliments indispensables à la vie ? aux fruits, aux céréales complètes, aux légumes, aux noix ? Vas-tu tôt au lit et as-tu suffisamment de sommeil ?
As-tu suffisamment d'air pur ? de soleil ? de contact avec la nature ? Si tu peux répondre oui à ces questions, tu es déjà très en avance dans la voie de la purification du temple du corps.
* Purification des pensées
Il ne suffit pas de faire ce qui est juste. Il faut aussi penser ce qui est juste. Les pensées positives peuvent constituer une grande force pour le bien. Les pensées négatives peuvent te rendre physiquement malade. Il ne peut subsister aucun conflit entre toi et les autres. Tu ne pourras trouver l'harmonie intérieure que lorsque tu auras cessé d'avoir des pensées inharmonieuses.
* Purification des désirs
Comme tu es sur Terre pour vivre en accord avec les lois qui régissent le comportement humain et conformément à ton rôle dans l'ordre du monde, tes désirs devraient tendre vers cet idéal.
* Purification des motifs
Il est évident que tes motifs ne doivent jamais être l'avidité, l'égoïsme ou l'exaltation du soi, ni même la recherche égoïste de ta propre paix intérieure. Ton objectif doit être le service de ton prochain, et alors seulement, ta vie deviendra harmonieuse.
### Il faut te détacher de quatre choses
* Abandon de la volonté de décider par soi-même
C'est comme s'il y avait deux personnes en toi, le Soi inférieur, qui généralement te domine par l'égoïsme, et le Soi supérieur, qui n'attend qu'une chose, c'est de te guider merveilleusement. Tu dois mettre en retrait le Soi inférieur en renonçant à faire toutes les mauvaises actions vers lesquelles tu te sens entraîné, et ceci, non en les refoulant, mais en les transformant, pour que le Soi supérieur puisse prendre en charge ta vie.
* Abandon du sentiment d'être séparé
Chacun d'entre nous, dans le monde entier, est une cellule du corps de l'humanité. Tu n'es pas séparé des autres êtres humains, et tu ne peux trouver l'harmonie à toi tout seul. Tu ne trouveras l'harmonie que lorsque tu auras pris conscience de l'unité de tout être et que tu travailleras pour le bien de tous.
* Le détachement des liens
Ce n'est que lorsque tu te seras détaché de tous les liens que tu seras vraiment libre. Les biens matériels sont là pour être utilisés. Tout ce dont tu ne peux te séparer lorsque cela ne t'est plus utile te possède. Tu ne peux vivre en harmonie avec les être humains si tu as l'impression de les posséder et que tu essaies de contrôler leur vie.
* L'abandon de tout sentiment négatif
Travaille à te détacher de tous les sentiments négatifs. Si tu vis dans l'instant présent, qui est véritablement le seul instant que tu as à vivre, tu auras moins tendance à te faire des soucis. Si tu comprends que ceux qui agissent mal sont psychiquement malades, ton amertume se transformera en compassion. Lorsque tu comprendras que toutes tes souffrances intérieures sont provoquées par tes propres mauvaises actions, ou tout ce que tu négliges d'entreprendre, tu cesseras de te blesser toi-même.
## Pensées
Chacun d'entre nous peut consacrer sa vie au bien. À chaque rencontre, demande-toi ce que tu pourrais dire d'encourageant --- une parole gentille, un conseil utile, un témoignage d'admiration. Dans chaque situation, demande-toi ce que tu peux faire de bien --- un don bien pensé, une attitude pleine d'attention, une main secourable.
Il existe un critère qui permet d'évaluer la justesse des pensées et des actes, à savoir : t'ont-ils apporté la paix intérieure ? S'il y a quelque chose qui cloche, il faut chercher plus avant.
Si tu aimes vraiment les gens, ils réagiront de manière amicale. Lorsque je blesse quelqu'un, c'est moi-même que je blesse. Je sais que si mon attitude avait été correcte, je ne l'aurai pas blessé, même si nos avis divergent. << Avant de laisser parler la langue, il faut qu'elle perde l'aiguillon qui blesse.
À ceux qui se sentent déprimés, je dirai : essaie de t'entourer de belle musique et de belles fleurs. Essaie de lire des textes et de te souvenir de choses qui t'inspirent. Essaie de faire une liste de toutes les choses qui t'inspirent de la reconnaissance. S'il y a une bonne action que tu veux faire depuis longtemps, fais-là. Fais-toi un plan et suis-le.
Même si les autres te témoignent de la pitié, n'aie jamais pitié de toi. Ceci a une influence mortelle sur le bien-être spirituel. Considère chaque problème, quelle que soit sa gravité, comme une occasion de croissance spirituelle, et tires-en le meilleur parti.
Dans tout ce que tu lis, dans toutes tes rencontres, retiens toujours le bon côté, ce que ton propre maître intérieur te signale être bon pour toi. Laisse tomber le reste. Pour savoir comment te conduire justement et en vérité, il est bien préférable de t'en remettre à ton propre maître intérieur plutôt qu'à des êtres humains ou à des lectures. Les livres et les humains ne peuvent que t'inspirer. S'ils n'éveillent rien en toi, ils sont sans importance.
Nul n'est vraiment libre s'il est encore attaché à des biens matériels ou à des lieux ou à des êtres humains. Nous devons pouvoir utiliser les objets quand nous en avons besoin, et nous en détacher sans regrets lorsqu'ils ont perdu toute utilité. Nous devons être capables d'être reconnaissants pour l'endroit dans lequel nous nous trouvons, et d'en jouir, et pouvoir néanmoins le quitter sans regrets si nous sommes appelés ailleurs. Nous devons pouvoir vivre en amitié avec des gens sans avoir le sentiment de les posséder et de devoir prendre en mains leur vie. Tout ce que tu cherches à retenir te maintient prisonnier. Si tu veux la liberté, tu dois donner la liberté.
La vie spirituelle est la vraie vie. Tout le reste est illusion et tromperie. Seuls ceux qui se soumettent à Dieu seul sont vraiment libres. Seuls ceux qui tendent vers le but suprême trouveront l'harmonie dans leur vie. Ceux qui agissent pour les motifs les plus élevés deviennent une force pour le bien. Il n'est pas important de toucher de manière visible les autres. Il ne faut jamais rechercher ou souhaiter de résultats. Sache que toute attitude juste de ta part, que chaque bonne parole que tu auras dite, que chaque pensée positive a un effet bénéfique.
Chacun peut travailler pour la paix. Chaque fois que tu introduis l'harmonie dans une situation de conflit, tu contribues à la paix générale. Dans la mesure où ta propre vie est en paix, tu la rayonnes dans ton entourage et dans le monde.
Ce que l'on reçoit de l'extérieur peut être comparé au savoir. Cela conduit à une croyance qui n'est que rarement assez forte pour s'incarner dans l'action. Ce qui a mûri à l'intérieur, après s'être confronté avec le monde extérieur, ou encore ce que l'on a reçu directement de l'intérieur (comme dans mon cas), peut être comparé à la sagesse. Elle mène à la connaissance qui pousse à l'action.
Dans notre développement spirituel, il nous est souvent demandé de prendre de nouveaux départs et de clore beaucoup de chapitres de notre vie, jusqu'au moment où nous ne sommes plus attachés aux biens matériels et où nous devenons capables d'aimer tous les êtres humains sans nous sentir liés à eux.
Tu ne peux laisser derrière toi aucune situation sans te sentir blessé, sauf si tu la quittes dans l'amour.
Si tu veux enseigner à d'autres êtres humains, jeunes ou vieux, tu dois les prendre là où ils se trouvent, à leur niveau de conscience. Si tu vois qu'ils ont déjà dépassé ton niveau de conscience, laisse-toi enseigner par eux. Comme les étapes vers la paix intérieure peuvent être parcourues dans un ordre très variable, nous pouvons tous apprendre les uns des autres.
Nous pouvons résister à la violence physique même si nous n'avons pas encore appris le chemin de l'amour. La violence physique existera aussi longtemps que nous n'aurons pas choisi la voie de l'amour. Les lois ne peuvent apporter que la paix intérieure. La voie de la paix intérieure passe par l'amour.
Concentre-toi sur le don, afin de pouvoir t'ouvrir pour recevoir. Concentre-toi sur une vie dirigée par tes intuitions supérieures, afin de pouvoir t'ouvrir à de nouvelles intuitions.
Parfois ton corps te cause des difficultés qui te rappellent qu'il n'est qu'un vêtement transparent, et que la réalité anime le corps comme une force indestructible.
La paix intérieure conduit à un développement spirituel harmonieux. C'est le soi supérieur qui dirige ta vie. Tu es prêt à faire librement la volonté de Dieu, sans devoir t'y forcer.
Rien ne menace ceux qui font la volonté de Dieu. Et la volonté de Dieu, c'est l'amour et la foi. Ceux qui éprouvent de la haine et de la peur ne vivent pas en accord avec la volonté de Dieu.
Il existe toujours une voie juste.
Notre souffrance est causée par notre immaturité. Si nous étions des êtres humains mûrs, il n'y aurait plus de guerre. Elles seraient impossibles.
Bien entendu, je fais confiance à la loi de l'amour. Étant donné que l'univers est en accord avec les lois de l'amour, en quoi d'autre pourrais-je placer ma confiance ?
Je puise la connaissance directement à la source de la connaissance et non dans ses reflets. Je fais également place en moi à des connaissances nouvelles en vivant selon mes intuitions. Il est impossible de méconnaître une intuition qui vient directement de la source. Elle s'accompagne d'une compréhension totale, qui permet de l'expliquer et d'en parler.
Juger autrui ne t'apporte rien et te blesse spirituellement. Ce n'est qu'en amenant les autres à se juger eux-mêmes que tu atteins un objectif important.
Ne pense jamais qu'un effort véritable soit inutile --- chaque effort réel produit de bons fruits, que nous en voyions ou non les résultats. Concentre-toi seulement sur la pensée, la vie et l'action pour la paix, tâche de communiquer ton enthousiasme pour la paix aux autres, et remets les résultats entre les mains de Dieu.
Tu ne peux changer personne, sauf toi-même. Ce n'est que lorsque tu seras devenu toi-même un bon exemple que tu pourras amener les autres à se transformer eux-mêmes.
Dans toute situation de conflit, il faut rechercher une solution qui tienne compte des intérêts de toutes les parties concernées, plutôt qu'une solution qui t'avantage toi-même. Seule une solution qui tient compte de toutes les parties concernées peut être utile à long terme.
Si ton travail doit porter des fruits, tes motifs doivent être valables.
## Extraits de ma correspondance
Q. Travailles-tu pour vivre ?
R. Je travaille pour vivre d'une manière un peu particulière. Je donne ce qu'il m'est possible de donner, des pensées, des paroles et des actes, à ceux que je rencontre et à l'humanité. En échange, je prends ce que les gens veulent bien me donner, mais je ne leur demande rien. Ils sont bénis grâce à leurs dons, et moi je le suis par les miens.
Q. Pourquoi n'acceptes-tu pas d'argent ?
R. Je parle de vérité spirituelle, et il ne faudrait jamais vendre la vérité spirituelle. Ceux qui la vendent se blessent eux-mêmes spirituellement. L'argent qui me vient dans mon courrier --- sans que je l'ai demandé --- je l'utilise pour les frais d'impression et les timbres. Ceux qui essaient d'acheter une vérité spirituelle essaient de se la procurer avant d'être prêt à la recevoir. Dans cet univers merveilleux, bien ordonné, elle leur sera donnée dès qu'ils seront prêts à la recevoir.
Q. Ne te sens-tu jamais seule, découragée ou lasse ?
R. Non. Quand tu converses constamment avec Dieu, tu ne peux pas te sentir seule. Lorsque tu collabores au plan merveilleux de Dieu, et que tu sais que chaque vrai effort porte de bons fruits, tu ne peux pas être découragée. Si tu as trouvé la paix intérieure, tu es en contact avec la source d'énergie de l'univers, et tu ne peux te sentir lasse.
Q. Que signifie lâcher prise pour l'être humain ?
R. Lâcher prise ne signifie pas arrêter toute activité, mais modifier son activité dans le sens d'une vie plus consacrée au service. Ceci devrait en conséquence être la partie la plus belle de ta vie, un temps d'activité joyeuse pleine de sens.
Q. Comment puis-je me sentir proche de Dieu ?
R. Dieu est amour et chaque fois que tu t'exprimes à l'extérieur avec amour et bonté, tu exprimes le divin. Dieu est vérité, et chaque fois que tu cherches la vérité, tu cherches Dieu. Dieu est beauté, et chaque fois que tu admires la beauté d'une fleur ou d'un coucher de soleil, tu entres en contact avec Dieu. Dieu est l'intelligence qui crée tout ce qui unit, relie et donne vie à tout. C'est ainsi que tu es Dieu et que Dieu est en toi. Tu ne peux aller nulle part où Dieu ne soit pas. Les lois de Dieu régissent tout, les lois physiques comme les lois psychiques. Si tu ne les observes pas, tu es malheureux. Tu te sens séparé de Dieu. Si tu leur obéis, tu te sens en harmonie, tu te sens proche de Dieu.
Q. Que signifie faire le bien ? Et comment puis-je y consacrer ma vie ?
R. Le bien est ce qui est bien pour toi et bien pour les autres. Tu peux recevoir des intuitions de l'extérieur, mais en fin de compte, c'est à toi de déterminer à quelles bonnes actions tu veux consacrer ta vie. Ensuite, tu peux faire un plan pour déterminer comment vivre une vie bonne et suivre ce plan. Un tel plan peut concerner des choses qui enrichiront le corps, comme la marche et l'exercice physique, ou qui stimulent l'esprit, comme les lectures enrichissantes, ou qui élèvent les sentiments comme de la belle musique. Mais s'il doit être utile sur le plan spirituel, il doit en premier lieu être inspiré par le service d'autrui.
Q. Lorsque je me trouve face à un problème, puis-je le résoudre intellectuellement ?
R. S'il s'agit d'un problème de santé, demande-toi Ai-je fais du mal à mon corps ? S'il s'agit d'un problème psychologique, demande-toi Ai-je été aussi aimante que Dieu me le demande ? S'il s'agit d'un problème financier, demande-toi Ai-je vécu à la mesure de mes moyens ? Ce que tu fais dans le présent détermine l'avenir. En conséquence, utilise le présent pour créer un avenir merveilleux. Tes pensées créent sans arrêt ton équilibre intérieur. Elles contribuent également à influer sur ton entourage. Fixe tes pensées sur le bien, pense à ce qui pourrait arriver de meilleur, pense à Dieu.
Q. Comment puis-je commencer à vivre réellement ?
R. Je commençai à vivre réellement lorsque je commençai à étudier chaque situation pour savoir comment l'utiliser pour le service. J'appris que je ne devais pas imposer mon aide, mais l'offrir, tout simplement. Je pouvais tendre une main secourable, ou offrir un sourire amical ou une parole encourageante. J'appris que nous pouvons conserver les choses importantes de la vie en donnant.
Q. Comment une simple mère de famille, ou une épouse peuvent-elles trouver ce que tu sembles posséder ?
R. Celui qui vit en famille, comme la majorité des êtres humains, trouve la paix intérieure de la même manière que moi. Obéis aux lois de Dieu qui sont les mêmes pour chacun d'entre nous. Et pas seulement aux lois physiques, mais aussi aux lois psychiques qui déterminent le comportement humain. Tu peux commencer en vivant réellement selon tes convictions --- comme je l'ai fait moi-même. Trouve ton rôle particulier dans le plan divin qui réserve à chaque être humain une place. Conformes-y tes actes. Tu peux le discerner dans le silence absolu, comme je l'ai fait moi-même. Vivre en famille ne constitue pas un empêchement à la croissance spirituelle, c'est bien souvent même un avantage. Nous continuons à nous développer en recherchant des solutions à nos problèmes. Vivre en famille pose beaucoup de problèmes qui nous aident à grandir. Lorsque nous vivons en famille, notre première tâche consiste à surmonter notre égoïsme et à nous concentrer sur notre famille. Le pur amour est la volonté de donner sans idée de recevoir en retour, et la famille offre la possibilité la meilleure du pur amour : l'amour d'une mère ou d'un père pour ses enfants.
Q. Est-ce que la croissance de la beauté intérieure est toujours accompagnée de souffrance ?
R. Ta croissance spirituelle sera douloureuse jusqu'au moment où tu feras volontairement la volonté de Dieu, sans devoir t'y forcer. Si tu n'es pas en accord avec la volonté de Dieu, tu auras des problèmes, dont l'objectif sera de te mettre en accord. Si tu fais librement la volonté de Dieu, tu éviteras les problèmes.
Q. N'atteindrais-je jamais une phase de calme où je ne ressente plus la nécessité de me développer ?
R. Lorsque tu as trouvé la paix intérieure, tu ne ressens plus la nécessité de te développer. Tu es heureuse d'être, ce qui signifie également que tu suis les directives divines. Tu continues à te développer, mais harmonieusement.
Q. Qu'est-ce qu'un être humain vraiment religieux ?
R. Je dirais qu'un être humain vraiment religieux a une attitude religieuse : une attitude aimante face aux autres êtres vivants, une attitude obéissante face à Dieu, face aux lois de Dieu et aux desseins de Dieu, et une attitude religieuse face à lui-même. Il sait qu'il est autre chose qu'un être égoïste, autre chose qu'un simple corps, et que la vie est plus que simplement la vie terrestre.
Q. Comment surmonte-t-on la peur ?
R. Je dirais qu'on surmonte la peur par une attitude religieuse. Si tu as une attitude aimante face à ton prochain, tu n'auras pas peur de lui. << L'amour parfait bannit la crainte. Une attitude obéissante face à Dieu te rend constamment conscient de la présence de Dieu. Tu ne peux plus avoir peur. Si tu sais que tu ne fais qu'habiter ton corps passager, et qu'en réalité tu animes ton corps, comment pourrais-tu avoir peur ?
## Pélerin pour la paix
### Extraits de lettres
#### Quatre lettres
Un jour, alors que j'étais en train de répondre à mon courrier, une femme me dit : Que peuvent faire les gens pour la paix ? Je répondis : << Voyons un peu ce que disent ces lettres. La première disait : Je suis une paysanne. Depuis que je vous ai parlé, j'ai compris que je devais faire quelque chose pour la paix, d'autant plus que j'élève mes quatre fils. À présent, j'écris chaque jour une lettre à un membre d'un gouvernement, ou des Nations Unies, à une personne qui a contribué à la cause de la paix. Je l'en remercie, pour le soutenir moralement. La lettre suivante disait : La paix mondiale me semblait être quelque chose de démesuré. Depuis que je vous ai parlé, j'ai résolu un conflit qui m'opposait à ma belle-sœur. La dernière lettre : Depuis que je vous ai parlé, j'ai arrêté de fumer. Lorsque tu fais quelque chose pour la paix du monde, ou pour la paix entre les groupes, entre des individus ou pour ta propre paix intérieure, tu améliores la situation globale de la paix. Chaque fois que tu introduis de l'harmonie dans une situation conflictuelle, tu contribues à la cause de la paix.
#### Les choses les plus précieuses
Après un séjour merveilleux dans le désert, je marche à nouveau dans les rues d'une ville où j'ai vécu à une certaine époque. Il est une heure de l'après-midi. Des centaines d'êtres humains, bien habillés, aux figures pâles ou maquillées se hâtent selon des itinéraires déterminés, allant à leur travail ou en revenant. Vêtue de ma chemise délavée et de mes pantalons usés, je marche au milieu d'eux. Les semelles de caoutchouc de mes baskets souples ne font aucun bruit au milieu du claquement des souliers élégants, étroits, à talons hauts. Dans les quartiers pauvres, on me tolère. Dans les quartiers chics, on me lance des regards étonnés et souvent méprisants. De part et d'autre de la rue sont exposés des objets proposés à l'achat, que nous pouvons acquérir à condition d'accepter de vivre une vie ordonnée, jour après jour, année après année. Certains objets sont plus ou moins utiles, d'autres sont de la pure camelote. Certains objets sont d'une certaine beauté, d'autre sont effroyablement laids. Des milliers d'objets sont exposés. Pourtant les choses les plus précieuses sont absentes. Ni la liberté, ni la santé, ni le bonheur, ni la paix du cœur ne sont exposés. Pour obtenir ces choses, mes amis, il est probable qu'il vous faudra à votre tour quitter les sentiers battus au risque d'être dévisagés avec mépris.
#### Le négatif opposé au positif
J'ai choisi la voie positive. Au lieu de m'apesantir sur les maux que je combats, je souligne le bien pour lequel je vis. Celui qui choisit la voie négative s'attarde sur le mal, passe son temps à le juger, à le critiquer, parfois même à l'injurier. La voie négative a un effet négatif sur l'être humain qui la choisit, alors que la voie positive l'enrichit. Lorsque le mal est attaqué, il se défend et en sort renforcé, même s'il était faible et désordonné. S'il n'y a pas d'attaque et que de bonnes influences s'exercent dans une situation donnée, non seulement le mal disparaît, mais celui qui fait le mal est transformé. La voie positive construit, la voie négative irrite. Lorsque tu irrites les gens, ils réagissent conformément à leurs instincts primaires, souvent violemment, irrationnellement. Si tu abordes positivement les gens, ils réagissent conformément à leur nature supérieure, avec bon sens et sensibilité. L'irritation est un état transitoire. Le travail positif, l'inspiration peut avoir un effet qui dure toute une vie.
#### Heureux...
Heureux ceux qui n'attendent aucun remerciement quand ils donnent, car ils seront richement récompensés.
Heureux ceux qui traduisent en actes leurs convictions. La vérité de Dieu leur sera révélée à jamais.
Heureux ceux qui font la volonté de Dieu sans s'attacher aux résultats, car leur récompense sera grande.
Heureux ceux qui aiment leur prochain et lui font confiance. Ils pénètrent jusqu'au bien en l'être humain et obtiennent une réponse aimante.
Heureux ceux qui ont vu la réalité, car ils savent que ce n'est pas l'extérieur qui est réel et indestructible, mais ce qui anime l'intérieur.
Heureux ceux qui ont donné leur vie et ont été bénis quand ils ont eu le courage et la foi de surmonter les difficultés du chemin, car ils seront bénis une seconde fois.
Heureux ceux qui avancent sur la voie spirituelle sans rechercher égoïstement la paix intérieure, car ils la trouveront.
Heureux ceux qui n'essaient pas d'enfoncer les portes du royaume, mais qui au contraire tentent de s'en approcher dans l'humilité, l'amour et la pureté, car ils les traverseront de part en part.
#### Tu peux rencontrer Dieu
Il existe une force, plus grande que nous, qui agit en nous comme partout ailleurs dans l'univers. J'appelle cette force Dieu. Sais-tu ce que signifie rencontrer Dieu, se placer sous le commandement de Dieu, avoir constamment conscience de la présence de Dieu ? La connaissance de Dieu signifie être si plein de joie que celle-ci déborde et continue à agir pour bénir le monde. Je n'ai plus qu'un seul désir. Faire la volonté de Dieu. Il n'y a plus aucun problème. Si Dieu m'appelle à un pélerinage, je m'y engage avec joie. Si Dieu m'appelle à d'autres tâches, je les remplis avec la même joie. Si mes actes m'attirent des critiques, je les supporte la tête haute. Si mes actes m'attirent des félicitations, je les transmets immédiatement à Dieu, car je ne suis rien qu'un petit instrument, à travers lequel Dieu agit. Si Dieu m'appelle à une tâche, il me donne également force et soutien. Il me montre la voie et m'inspire les paroles justes. Que la voie soit aisée ou difficile, je chemine dans la lumière de l'amour de Dieu, dans sa paix, dans sa joie, et j'adresse à Dieu des chants de reconnaissance et de louange. Voici ce qu'est la connaissance de Dieu. Et il n'est pas réservé aux grands de connaître Dieu. C'est au petit peuple, comme toi et moi. Dieu nous cherche toujours, toi et moi. Tu peux trouver Dieu, il suffit de le chercher, dans l'obéissance aux lois divines, dans l'amour pour les êtres humains, dans l'abandon de ta volonté de décider par toi-même, l'abandon de tes attachements, de tes pensées et sentiments négatifs. Et si tu trouves Dieu, ceci se passe dans le silence : tu trouves Dieu au plus profond de toi-même.
#### La liberté de la simplicité
Certains croient que ma vie consacrée à la simplicité et au service est dure et sans joie. Ils ne connaissent pas la liberté que procure la simplicité. J'en sais assez sur l'alimentation pour bien nourrir mon corps, et je jouis d'une excellente santé. J'apprécie la nourriture, mais je mange pour vivre et je ne vis pas pour manger. Je sais quand m'arrêter. Je ne suis pas esclave de la mode. Je ne suis pas esclave du confort. Je dors aussi bien dans un lit douillet que dans l'herbe qui borde la route. Je ne m'encombres pas de biens inutiles ou d'activités dépourvues de sens. Ma vie est pleine et bonne, sans être encombrée, et je fais mon travail facilement et avec joie. Je me sens entourée de beauté. Je perçois la beauté en chaque être humain que je rencontre, car je vois Dieu en tout. Je discerne les lois qui régissent cet univers, et je trouve l'harmonie en m'y conformant avec bonheur et dans la joie. Je discerne mon rôle dans l'ordre du monde, et je trouve l'harmonie en le vivant avec bonheur et dans la joie. Je reconnais mon unité avec l'humanité et mon unité avec Dieu. Mon bonheur déborde dans l'amour et le don face à chacun et en tout lieu.
#### Au sujet de la peur
Il n'y a pas de plus grand obstacle à la paix du monde et à la paix intérieure que la peur. Nous développons une haine inexplicable pour celui que nous craignons. La peur et la haine s'accumulent en nous. Ceci nous blesse spirituellement et augmente les tensions dans ce monde. Par cette concentration négative, nous attirons vers nous ce que nous craignons. Si nous ne craignons rien et que nous rayonnons l'amour, nous pouvons nous attendre au bien. Le monde attend tellement un message et un exemple d'amour et de foi.
#### Au sujet des êtres humains de notre temps
Si nous voulons apporter une contribution à l'avènement de l'âge d'or, nous devons voir le bien dans l'être humain. Nous devons savoir qu'il est là, quelle que soit la profondeur à laquelle il est enfoui. Oui, l'apathie et l'égoïsme sont également présents, mais le bien est également présent. Et on ne peut l'atteindre au moyen de la raison, mais par l'amour et par la foi. L'amour peut sauver les êtres humains de la destruction nucléaire. Aime Dieu, tourne-toi vers Lui avec toute ta capacité d'accueil et de responsabilité. Aime ton prochain, tourne-toi vers lui avec amitié, prêt à donner. Prépare-toi à devenir un enfant de Dieu en suivant la voie de l'amour.
#### Sur l'immaturité
La grande souffrance de l'humanité provient de son immaturité. Si les êtres humains étaient adultes, la guerre ne serait pas un problème, elle serait impossible. Dans leur immaturité, les êtres humains veulent à la fois la paix et ce qui cause la guerre. Mais de même que les enfants atteignent l'âge adulte, les êtres humains sont capables de mûrir. Nos institutions et nos gouvernements reflètent notre immaturité. Si nous mûrissons, nous choisirons de meilleures autorités et construirons des institutions meilleures. En définitive, la cause de tous les maux est notre refus de travailler à notre propre amélioration.
#### Formule magique
Il existe une formule magique qui permet de résoudre tous les problèmes : Cherche à résoudre le problème et non à gagner tel ou tel avantage. Une formule magique évite tout problème : Prends garde à ne pas attaquer, et non pas à ne pas être attaqué.
#### Mon message
Mes amis, la situation mondiale est grave. L'humanité chancelle et avance avec des pas hésitants sur l'arête qui sépare le chaos de l'âge d'or. Des forces puissantes la poussent en direction du chaos. Si nous, les êtres humains qui vivons sur cette terre ne nous réveillons pas de notre léthargie et ne nous arrachons pas rapidement et résolument au chaos, tout ce que nous aimons sera balayé dans la destruction totale qui fondra sur nous.
Voilà quelle est la voie de la paix : Surmonte le mal par le bien, le mensonge par la vérité, et la haine par l'amour.
Je t'en prie, ne dis pas étourdiment que ce ne sont que des formules religieuses, impraticables dans la vie courante. Il s'agit de lois qui déterminent le comportement humain et qui s'appliquent aussi rigoureusement que les lois de la pesanteur dans le domaine physique. Négliger ces lois dans sa vie conduit au chaos. En obéissant à ces lois, cela permettrait à notre monde angoissé, las de la guerre, d'entrer dans une ère de paix, un temps de plénitude de vie dont la dimension dépasserait nos rêves les plus fous.
#### Activités décentralisées pour la paix
Vous pouvez fonder un groupe de paix à partir d'un groupe de prière pour la paix, pour rechercher la voie de la paix. L'étude de textes sur la paix intérieure peut constituer un bon début, par exemple ce fascicule. Lisez un paragraphe, méditez-le en silence et discutez-en ensemble. Celui qui arrive à comprendre et à discerner la vérité spirituelle qui s'y trouve est prêt à travailler pour la paix.
Ensuite, vous pouvez fonder un groupe de recherche sur la paix. Nous devons nous faire une idée la plus claire possible sur la situation actuelle du monde et sur ce qui est nécessaire pour la transformer en une situation de paix. Il est clair que toutes les guerres doivent disparaître. Il est évident que nous devons trouver les moyens de déposer, tous ensemble, nos armes. Nous devons construire des mécanismes qui empêchent la violence physique dans un monde où la violence psychologique continue d'exister. Toutes les nations doivent renoncer aux Nations Unies au droit de faire la guerre. Nous, les êtres humains du monde, devons apprendre à placer le bien de l'humanité au dessus du bien de quelque groupe particulier que ce soit. La famine et la souffrance doivent être soulagées, la guerre et la haine doivent disparaître. Il faut travailler à la paix entre les groupes. Notre problème national numéro un est l'adaptation de notre économie à une situation de paix. Nous avons besoin d'un ministère de la paix dans le gouvernement de notre pays qui fasse une recherche approfondie sur les moyens pacifiques de résoudre les conflits. Alors seulement nous pourrons adresser la même demande aux autres pays.
Après avoir compris la situation mondiale et recherché les étapes nécessaires pour résoudre les problèmes, vous êtes prêt à vous engager dans un groupe d'action pour la paix. Celui-ci peut se développer progressivement en réagissant à chaque problème que vous avez compris. (...) Il peut s'agir de l'envoi de lettres, de réunions publiques, la diffusion d'ouvrages sur la paix, des discussions avec ses voisins sur la paix, des semaines pour la paix, des fêtes pour la paix, des marches pour la paix. Il peut également s'agir de voter pour quelqu'un qui s'engagera avec détermination pour la paix. Les actions sont très diverses, chacun peut y trouver ce qui lui convient le mieux.
Dans notre temps de crise, il faudrait qu'il y ait un groupe actif pour la paix dans chaque ville. Pour commencer, un tel groupe n'a besoin que d'une poignée de personnes. Il peut commencer grâce à toi. |
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Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Bateau ivre<link itemprop='mainEntityOfPage' href='https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Bateau_ivre' />.
### Le bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs, et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. — Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur,
Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : — Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons. |
1,318 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal_%281861%29--L%E2%80%99Homme_et_la_Mer | Les Fleurs du mal (1861)/L’Homme et la Mer | # Les Fleurs du mal (1861)/L’Homme et la Mer
Pour les autres éditions de ce texte, voir L'Homme et la Mer.
### XIV L’HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables ! |
1,319 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Pour_le_bien-%C3%AAtre_de_tous | Pour le bien-être de tous | # Pour le bien-être de tous
## Sommaire
* 1 Préface
* 2 Les Racines de la Vérité
* 3 Les Veines de la Richesse
* 4 Une Justice équitable
* 5 Ad valorem
* 6 Conclusion
## Préface
En Occident, les gens pensent généralement que le devoir d’un homme est de promouvoir le bonheur de la majorité de l’humanité, et le bonheur est supposé signifier seulement satisfaction physique et prospérité économique. Si les lois de moralité sont brisées dans la conquête du bonheur, cela n’a pas beaucoup d’importance. L’objet à atteindre étant la satisfaction de la majorité, les Occidentaux pensent qu’il n’y a aucun mal si celui-ci est atteint au détriment de la minorité. Les conséquences de cette ligne de pensée sont inscrites en grand sur la face de l’Europe.
Cette recherche exclusive d’un bien-être physique et économique sans tenir compte de la moralité est contraire à la loi divine, comme quelques hommes sages de l’Occident l’ont montré. L’un d’eux était John Ruskin qui exprime dans son livre Unto This Last que les hommes ne peuvent être heureux que s’ils obéissent à la loi divine.
De nos jours, nous Indiens, cherchons à tout prix à imiter l’Occident. S’il est nécessaire d’imiter les vertus de l’Occident, tous admettront que nous nous devons d'éviter toutes les mauvaises choses, et les standards occidentaux sont, sans aucun doute, souvent mauvais.
Les Indiens d’Afrique du Sud sont réduits à une misérable situation. Nous nous expatrions pour gagner de l’argent, et en essayant de devenir riches rapidement, nous perdons de vue la moralité et oublions que Dieu jugera tous nos actes. L’intérêt personnel absorbe nos énergies et paralyse notre capacité de discernement entre le bien et le mal. Le résultat est, qu’au lieu de gagner quelque chose, nous perdons tout bénéfice en restant en pays étranger, ou au moins, nous n’en prenons pas tout le profit escompté. La moralité est un ingrédient essentiel dans toutes les confessions du monde, et autant que la religion, notre bon sens nous indique la nécessité d’observer la loi morale. D’après Ruskin, nous ne pouvons être heureux qu’en respectant cette loi.
Platon, dans L’Apologie de Socrate, nous donne une idée de notre devoir d’homme. Socrate était bon comme sa parole. Je perçois Unto This Last comme une extension de ses idées. Il nous dit comment les hommes doivent se conduire dans les divers chemins de la vie s’ils ont l’intention de transformer ces idées en actions. Ce qui suit n’est pas une traduction [en gujarati] du livre de Ruskin, mais une paraphrase, parce qu’une traduction ne serait pas particulièrement utile aux lecteurs de Indian Opinion. Même le titre n’a pas été traduit mais paraphrasé en Sarvodaya [le bien-être de chacun], ce qui était le but de Ruskin en écrivant ce livre.
## Les Racines de la Vérité
Parmi les désillusions qui ont affligé l’humanité à différentes périodes, la plus grande peut-être et certainement la moins honorable est l’économie moderne basée sur l’idée qu’un moyen d’action avantageux peut être déterminé en dehors de l’influence d’un caractère social.
Bien sûr, comme dans toutes les autres désillusions, l’économie politique a une idée plausible de sa racine. Les caractères sociaux, dit l’économiste, sont accidentels et des éléments dérangeants de la nature humaine. Mais l’avarice ou le désir de progrès sont des éléments constants. Laissez-nous éliminer les éléments changeants, et considérons l’homme pratiquement comme une machine à faire de l’argent. Examinons par quelles lois du travail, de l’achat et de la vente, le plus de richesse peut être accumulée. Une fois ces lois déterminées, chaque individu pourra y intégrer autant de caractère social perturbant qu’il le souhaite.
Ceci serait une méthode logique d’analyse si les éléments accidentels introduits ensuite étaient de même nature que les caractères examinés en premier. Supposons un corps en mouvement influencé par des forces constantes et changeantes, le plus simple moyen d’observer sa course est de tracer d’abord celle-ci selon les facteurs constants, puis d’introduire ensuite les causes de variations. Mais les éléments perturbateurs du problème social ne sont pas de même nature que les éléments constants. Ils altèrent l’essence de l’objet examiné une fois qu’ils ont été introduits. Ils n’opèrent pas mathématiquement, mais chimiquement, introduisant des conditions qui rendent toutes nos connaissances d’alors inapplicables.
Je ne douterais pas des conclusions de la science économique si j’en acceptais les termes. Mais elles ne m’intéressent pas plus que les conclusions d’une science de la gymnastique qui soutiendrait que les hommes n’ont pas de squelette. On pourrait montrer, avec cette supposition, qu’il serait bénéfique de rouler les gymnastes en boule, de les aplatir en galettes ou de les étirer en câbles. Ces résultats obtenus, le squelette serait réinséré à leur constitution, entraînant divers inconvénients. Le raisonnement pourrait être admirable, les conclusions vraies, et la science seulement déficiente dans son application. L’économie politique moderne est basée sur des raisonnements semblables. Elle imagine l’homme comme un corps sans âme, et construit donc ses lois en conséquence. Comment de telles lois peuvent-elles s’appliquer à l’homme auquel l’âme est un élément prédominant ?
L’économie politique n’est pas du tout une science. Elle n’est d’aucune aide quand les ouvriers font grève. Les patrons ont un point de vue sur la question, les ouvriers un autre, et aucune économie politique ne peut comprendre cela. Conflit après conflit, on s’efforce vainement de montrer que les intérêts des patrons ne sont pas antagonistes à ceux des ouvriers. En fait, rien n’entraîne que des personnes doivent être antagonistes parce que leurs intérêts le sont. S’il n’y a qu’un morceau de pain dans une maison et que la mère et l’enfant sont affamés, leurs intérêts ne sont pas les mêmes. Si la mère le mange, l’enfant le veut. Si l’enfant le mange, la mère doit travailler le ventre vide. Cela n’induit pas qu’il y ait un antagonisme entre eux, qu’ils vont se battre pour le pain, et que la mère, étant la plus forte, l’obtiendra et le mangera. De même, il n’est pas certain, parce que leurs intérêts sont divers, que des personnes éprouveront de l’hostilité pour d’autres et utiliseront la violence ou la ruse pour obtenir un avantage.
Même si l’on considère les hommes comme n’étant dirigés par aucune autre influence morale que celles qui affecte les rats ou les porcs, on ne peut montrer, d’une façon générale, que les intérêts du patron et de l’ouvrier sont opposés. Parce que, selon les circonstances, ils peuvent être divergeants ou non. C’est, en fait, dans l’intérêt des deux que le travail soit correctement fait et que l’ouvrier obtienne un juste salaire. Mais dans la répartition des dividendes, le gain de l’un peut être, ou pas, la perte de l’autre. Ce n’est pas dans l’intérêt du patron de payer un salaire si bas qu’il laissera l’ouvrier malade et déprimé. Ce n’est pas non plus dans l’intérêt de l’ouvrier de percevoir un salaire tellement élevé qu’il conduise son patron à la faillite. Un chauffeur ne devrait par désirer un haut salaire si la compagnie est trop pauvre pour garder la machine en état.
C’est pourquoi toute tentative de déduire des règles d’action de la somme des opportunités est vaine, car aucune action humaine n’a jamais été définie par le Créateur comme guidée par la somme des opportunités, mais par l’équilibre de la justice. Il a donc rendu toutes les tentatives pour déterminer une opportunité toujours plus futiles. Personne ne sait quel sera le résultat final, pour lui-même ou pour d’autres, d’une ligne de conduite donnée. Mais chacun peut savoir, et la plupart d’entre nous savent, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Et nous pouvons tous savoir que les conséquences de la justice seront finalement les meilleures possibles, à la fois pour les autres et pour nous-mêmes, bien que nous ne savons pas ce qui est le mieux, ni comment il viendra.
Dans le terme de justice, je veux inclure l’affection – celle qu’un homme doit à un autre. Toutes les relations justes entre un dirigeant et un exécutant dépendent finalement de cela. Considérons, par exemple, la situation des serviteurs domestiques.
Nous supposerons que le maître de maison essaie seulement d’obtenir autant de travail de ses serviteurs qu’il le peut, au salaire qu’il leur donne. Il ne leur permet jamais d’être désœuvrés. Il les nourrit et les loge aussi mal qu’ils puissent le supporter. En faisant cela, il n’y a aucune violation de sa part de ce qui est communément appelé « justice ». Il emploie les domestiques pour la totalité de leur temps et pour tout service, les limites de sa rigueur étant fixées par la pratique des autres maîtres des environs. Si le serviteur peut obtenir une meilleure place, il est libre de la prendre.
Ceci est la vision politico-économique de cette situation en accord avec les docteurs de cette science qui affirme que par cette procédure, la plus grande quantité moyenne de travail sera obtenue du serviteur, et donc le plus grand bénéfice pour la communauté, et à travers la communauté, au serviteur lui-même.
Ce n’est pourtant pas le cas. Ce le serait si le serviteur était une machine dont la puissance motrice était la vapeur, le magnétisme ou quelque énergie dont on puisse calculer la force. Mais il est au contraire une machine dont la puissance motrice est l’Âme. La force de l’Âme entre dans toutes les équations de l’économiste sans qu’il le sache, et falsifie tous les résultats. La plus grande quantité de travail ne sera pas produite par cette curieuse machine pour de l’argent ou sous la contrainte. Elle le sera quand la force motrice, c’est à dire, la volonté ou l’esprit de la créature, atteind sa puissance maximale par son propre carburant : l’affection.
Il arrive souvent que lorsque le maître est un homme de bon sens et d’énergie, beaucoup de travail matériel peut être obtenu sous la contrainte. Il arrive aussi que lorsque le maître est indolent et faible, son serviteur ne produise qu’une quantité de travail limitée, mal effectué. Mais la loi universelle de la question est que, pour un maître, un serviteur et une quantité donnée d’énergie et de bon sens, le plus grand résultat matériel qu’ils peuvent obtenir ne le sera pas par antagonisme, mais par affection mutuelle.
Et ceci ne sera pas moins vrai si l’indulgence est abusée ou si la gentillesse rencontre l’ingratitude. Car le serviteur qui, gentiment traité, sera ingrat et vindicatif s’il est traité rudement. Et l’homme qui est malhonnête envers un maître libéral sera injurieux envers un maître sévère.
Dans tous les cas et avec toutes les personnes, le traitement généreux produira le résultat le plus efficace. Je considère ici l’affection entièrement comme une puissance motrice, aucunement comme une chose désirable ou noble en elle-même. Je la regarde simplement comme une force irrégulière, rendant futiles tous les calculs de l’économiste ordinaire. L’affection ne devient une vraie puissance motrice que si tous les autres motifs et conditions de l’économiste sont ignorés. Traitez le serviteur aimablement avec l’idée d’obtenir sa gratitude et son travail pour acompte, et vous n’obtiendrez, comme vous le méritez, ni gratitude ni travail pour votre bienveillance. Mais traitez-le aimablement sans aucun dessein matériel, et tous les objectifs économiques seront remplis. Ici comme partout, qui sauvera sa vie la perdra, et qui la perdra la trouvera.
Un autre exemple simple de relations entre un dirigeant et un exécutant est ce qui existe entre le commandant d’un régiment et ses hommes.
Si l’on suppose que l’officier souhaite simplement appliquer les règles de discipline pour rendre le régiment le plus efficace avec le moins d’efforts pour lui-même, il ne sera pas capable, par aucune règle, sur ce principe égoïste, de développer la force maximum de ses subordonnés. Mais s’il a des relations personnelles plus directes avec ses hommes, plus de soins pour leurs intérêts et un plus grand attachement pour leur vie, il développera leur force effective à un degré qu’on ne peut atteindre par d’autres moyens, à travers leur affection pour sa propre personne et leur confiance dans son caractère. Ceci s’applique plus strictement quand le nombre concerné est plus grand : une charge peut souvent être réussie bien que les hommes n’aiment pas leurs officiers. Une bataille a rarement été gagnée s’ils n’aiment pas leur général.
Un groupe de bandits (comme en Haute-Écosse dans les temps anciens) peut être animé par l’affection parfaite, et alors chaque membre est prêt à donner sa vie pour celle de son chef. Mais un groupe d’hommes associés légalement dans le but de produire et de vendre n’est habituellement pas animé par de tels sentiments, et aucun d’eux n’est prêt à donner sa vie pour celle de son chef. Un serviteur ou un soldat est engagé pour un salaire et une période définis. Mais un ouvrier l’est pour un salaire variable suivant la demande de travail, et avec le risque d’être mis au chômage suivant les aléas du commerce. Dans ces conditions, aucune forme d’affection ne peut exister, seulement une forme explosive d’aversion. Deux choses seulement rentrent en considération en la matière :
* Comment le niveau de salaire peut être régulé pour ne pas varier avec la demande de travail.
* Comment est-il possible que des groupes d’ouvriers soient engagés et maintenus, quel que soit l’état du commerce, à un taux fixe de salaire sans augmenter ou diminuer leur nombre, pour leur donner un intérêt permanent à l’établissement où ils sont employés, comme celui des serviteurs d’une vieille famille ou comme l’esprit de corps des soldats dans un régiment d’élite.
I. Un fait curieux dans l’histoire des erreurs humaines est la négation par l’économiste de la possibilité de tels salaires fixes ne variant pas avec la demande de travail.
Nous ne vendrions pas notre Premier Ministre en adjudication à la hollandaise ; si nous étions malades, nous ne chercherions pas un médecin qui prendrait moins que le prix habituel ; en litige, nous ne réduirions pas les honoraires de l’avocat ; pris sous une pluie battante, nous ne marchanderions pas le prix fixé avec le conducteur de bus ou de taxi. Le meilleur travail est et a toujours été, comme tout travail doit l’être, payé à un salaire fixe. Le lecteur répondra peut-être, stupéfait : « Quoi ! Payer le bon et le mauvais travail de même ? »
Certainement. Vous payez déjà à salaire égal, sans rechigner, les bons et les mauvais prêtres, travaillant sur votre âme, les bons et les mauvais médecins, travaillant sur votre corps ; bien mieux, vous pourriez payer à salaire égal, sans vous plaindre, les bons et les mauvais ouvriers de votre maison.
« Oui, mais je choisis mon médecin suivant ce que je pense de la qualité de son travail. » De toutes façons, vous choisissez votre maçon. Le propre du bon ouvrier est d’être choisi. Le bon système respectant tout travail est celui où, ce travail étant payé à un salaire fixe, le bon ouvrier sera employé et le mauvais chômera. Le mauvais système est celui où le mauvais ouvrier a la possibilité d’offrir son travail à moitié prix, et donc prend la place du bon ouvrier ou le force à travailler pour un salaire insuffisant.
II. Cette égalité de salaire, donc, est le premier objet que nous avons à découvrir. Le second est de maintenir un nombre constant d’ouvriers au travail, quelle que soit la demande aléatoire pour l’article qu’ils produisent.
Le salaire qui permet à un ouvrier de vivre est nécessairement plus élevé si son travail est soumis à des interruptions que s’il est assuré et continu. Dans le dernier cas, il obtiendra un revenu plus faible, mais fixe. L’assurance d’un travail régulier pour l’ouvrier est, comme pour son patron, intéressante à long terme, bien qu’elle ne permette pas de gros profits, de prendre de grands risques, ou de spéculer.
Le soldat est prêt à donner sa vie pour son chef. Il a donc un honneur plus grand que l’ouvrier ordinaire. En réalité, le devoir du soldat n’est pas de tuer, mais d’être tué pour la défense des autres. La raison pour laquelle le monde honore le soldat est que sa vie est au service de l’État.
Cela est vrai également pour le respect que nous donnons au juge, au médecin ou au prêtre, fondé finalement sur leur sacrifice. L’homme de loi s’efforcera de juger avec impartialité, et en viendra ce qui peut. Le médecin soignera ses patients avec attention, quelles qu’en soient les difficultés. Le prêtre instruira sa congrégation et la dirigera vers le droit chemin.
Tous les membres effectifs de ces soi-disant professions d’études sont dans l’estime du public plus que le dirigeant d’une firme commerciale, car celui-ci est toujours présumé agir égoïstement. Son travail peut être tout à fait nécessaire à la communauté, mais sa motivation est comprise comme totalement personnelle. Le premier objectif du commerçant est, dans toutes ses affaires, d’obtenir le maximum de profit pour lui-même en échange du minimum pour le consommateur (du moins le public le pense). Se faire reconnaître par un statut politique est le principe nécessaire de son action. Le commerçant le revendique et les consommateurs l’adoptent réciproquement, proclamant par la loi de l’univers que l’attitude d’un acheteur est de marchander et que celle d’un vendeur est de tricher, le public condamne involontairement l’homme de commerce pour sa complaisance avec sa propre situation et le considère pour toujours comme appartenant à un grade inférieur de la personnalité humaine.
Et ils doivent faire avec. Ils auront à découvrir une forme de commerce qui n’est pas exclusivement égoïste. Ou plutôt ils doivent découvrir qu’il n’y a jamais eu et qu’il ne peut exister d’autres formes de commerce, et que ce qu’ils ont appelé commerce n’était que tromperie. Dans le vrai commerce, comme dans la prédication ou le combat conformes à la vérité, il est nécessaire d’admettre l’idée d’une perte volontaire occasionnelle. Cet argent doit être perdu, aussi bien que des vies, dans un sens de devoir. Le marché peut avoir ses martyrs comme l’Eglise, et le commerce a son héroïsme autant que la guerre.
Cinq grandes professions intellectuelles existent dans toutes les nations civilisées :
* La profession du Soldat est de défendre la nation.
* Celle du Prêtre est de l’instruire.
* Celle du Médecin est de la garder en bonne santé.
* Celle du Juge est d’y rendre la justice.
* Celle du Commerçant est de la pourvoir.
Le devoir de tous ces hommes est à l’occasion de mourir pour elle. Car en vérité, l’homme qui ne sait pas quand mourir ne sait pas comment vivre.
Remarquez que la fonction du commerçant est de pourvoir la nation. Ce n’est pas plus sa fonction d’obtenir un profit pour lui-même que celle du prêtre d’obtenir son salaire. Ce salaire est un accessoire nécessaire, mais non le but de sa vie s’il est un vrai prêtre, pas plus que les honoraires sont le but de la vie d’un vrai médecin. Le profit n’est pas non plus le but de la vie d’un véritable commerçant. Pour tous les trois, si ce sont des hommes de vérité, leur travail doit être fait quel que soit leur profit – même pour rien, ou pour le contraire d’un profit ; la fonction du prêtre étant d’instruire, celle du médecin de soigner et celle du commerçant de pourvoir. Il doit appliquer toute sa sagacité et son énergie pour produire le mieux possible les objets qu’il vend, et les distribuer au plus bas prix là où ils sont les plus nécessaires. Parce que la production d’un objet courant demande le concours d’un grand nombre de vies et de mains, le commerçant devient le maître et le responsable d’un grand nombre de gens plus directement qu’un officier militaire ou qu’un prêtre. S’il faillit, la responsabilité des conditions de vie des personnes engagées dans son commerce lui revient en grande part. Son devoir devient, non seulement de produire les biens les meilleurs et les moins chers, mais aussi de rendre l’emploi des personnes engagées dans la production le plus bénéfique pour elles.
Ces deux fonctions demandent pour leur plein exercice la plus haute intelligence autant que la patience, la gentillesse et le tact. Le commerçant doit mettre toute son énergie comme le soldat ou le médecin doivent le faire, pour donner, si nécessaire, leur vie comme il peut leur être demandé.
Il doit principalement veiller à deux choses : premièrement, ses engagements ; deuxièmement, la perfection et la pureté des objets qu’il produit et qu’il vend. Plutôt que d’accepter une détérioration ou une altération, de demander un prix exorbitant et injuste, il doit faire face sans peur à toute forme de détresse, de pauvreté et de travail qui serait nécessaire pour maintenir cette qualité et ses engagements.
Dans sa fonction de responsable des personnes qu’il emploie, l’homme de commerce est investi d’une autorité et d’une responsabilité de chef de famille. Souvent, quand un jeune entre dans un établissement commercial, il est soustrait à l’autorité de sa famille. Son patron doit devenir son père, car celui-ci n’est plus là pour lui fournir une aide pratique et constante. Ainsi le seul moyen pour que le patron soit juste avec ses employés, est qu’il se demande s’il prend de telles décisions et s’il agit réellement avec eux, comme il le ferait avec ses propres enfants.
Supposons que le capitaine d’une frégate prenne son propre fils comme marin. Il doit toujours traiter les hommes dont il a la charge comme il traiterait son fils. Supposons qu’un chef d’entreprise prenne son fils comme simple ouvrier. Il doit toujours traiter chacun de ses employés comme il traiterait son fils. Ceci est la seule règle véritable, efficace et pratique, qui peut être donnée dans le domaine de l’économie.
Le capitaine d’un bateau doit être le dernier à le quitter en cas de naufrage et doit partager la moindre nourriture en cas de famine. De même, en cas de crise, le chef d’entreprise doit en supporter les conséquences avec ses employés, et même prendre sur lui plus qu’il ne leur demande, comme un père se sacrifierait pour ses enfants dans une famine, un naufrage ou une bataille.
Tout ceci semble très étrange. Mais la seule réelle curiosité en la matière est que cela ne soit pas toujours ainsi. Car tout cela est vrai pratiquement et en dernier ressort, toutes les autres doctrines étant impossibles en pratique dans un état progressif de vie nationale, toute la vie que nous possédons maintenant comme nation est mise en danger par quelques esprits forts et quelques cœurs pleins de foi dans les principes économiques enseignés par notre multitude. Mais ces principes conduisent à la destruction nationale. En ce qui concerne les modes et les formes de destruction auxquelles ils conduisent, j’ai l’espoir de détailler dans un prochain chapitre.
## Les Veines de la Richesse
Un économiste ordinaire ferait, en quelques mots, la réponse suivante à nos affirmations : « Il est vrai que certains avantages de nature générale seraient obtenus par le développement des affections sociales. Mais les économistes ne prennent jamais ces avantages en considération. Notre science est simplement “une science qui permet de devenir riche”. Loin d’être erronée, elle est, par expérience, efficace en pratique. Ceux qui en suivent les préceptes s’enrichisssent, et ceux qui s’en écartent deviennent pauvres. Tous les capitalistes d’Europe ont acquis leur fortune en suivant les lois de notre science. Il est vain d’apporter des astuces logiques contre la force des faits accomplis. Tous les hommes d’affaires savent par expérience comment l’argent est gagné et comment il est perdu. »
Excusez-moi : les hommes d’affaires gagnent effectivement de l’argent, mais sans savoir s’ils le font grâce à de nobles moyens ou si leurs gains contribuent au bien-être national. Ils ne connaissent que rarement la signification du mot « riche ». Et s’ils la connaissent, ils ne prennent pas en compte le fait qu’il s’agit d’un mot relatif, qui implique son opposé « pauvre » autant que le mot « nord » implique son opposé « sud ». Les économistes écrivent comme s’il était possible, en suivant certains préceptes scientifiques, que tous deviennent riches ; alors que la richesse est une puissance comme celle de l’électricité, agissant seulement à travers les inégalités ou les négations d’elle-même. La force de la pièce de monnaie que vous avez dans votre poche dépend entièrement de son absence dans la poche de votre voisin. S'il n’en voulait pas, elle ne vous serait d’aucune utilité. Le degré de puissance qu’elle possède dépend précisément de son besoin par votre voisin, et l’art de devenir riche, dans le sens ordinaire de l’économie mercantile, est donc également et nécessairement l’art de maintenir pauvre votre prochain.
Je souhaite que le lecteur comprenne la différence entre les deux économies que l’on peut qualifier l’une de « politique », l’autre de « mercantile ».
L’économie politique consiste simplement en la production, la préservation et la distribution, aux moments et aux lieux les plus appropriés, de choses utiles ou agréables. Le fermier qui récolte son fourrage au bon moment ; le maçon qui fait des briques avec un mortier de bonne qualité ; la femme au foyer qui prend soin des meubles de son salon et garde sa cuisine de tout déchet ; tous sont des économistes politiques dans le vrai sens final, accroissant continuellement la richesse et le bien-être de la nation dont ils sont membres.
L’économie mercantile, elle, signifie l’accumulation, dans les mains de quelques individus, de droits légaux ou de pouvoirs sur le travail des autres. Toutes ces prétentions impliquent précisément autant de pauvreté ou de dettes d’un côté quelles impliquent de richesse ou de droits de l’autre. L’idée de richesse parmi les hommes actifs des nations civilisées fait généralement référence à cette richesse commerciale. Et en estimant leurs possessions, ils calculent plutôt la valeur de leurs chevaux et de leurs champs par la quantité d’argent qu’ils peuvent en obtenir, que la valeur de leur argent par le nombre de chevaux et de champs qu’ils peuvent se procurer.
Les biens concrets sont de peu d’utilité pour son possesseur tant qu’ils ne sont pas accompagnés du pouvoir commercial sur le travail. Supposons quelqu’un doté d’une grande quantité de terres productives et de riches gisements d’or dans son sol, des troupeaux de bétail sans nombre, des maisons, des jardins et des entrepôts ; et supposons, après tout, qu’il ne puisse obtenir aucun employé. Pour avoir des employés, quelques-uns de ses voisins doivent être pauvres et vouloir son or ou son blé. Si personne n’en veut, si personne n’accepte de travailler sous ses ordres, il devra donc lui-même cuire son pain, fabriquer ses vêtements, labourer son champ et garder ses troupeaux. Son or ne lui sera pas plus utile que des cailloux jaunes dans son champ. Ses provisions pourriront car il ne peut les consommer. Il ne pourra pas manger ni porter plus de vêtements qu’un autre homme. Il devra mener une vie simple de dur labeur même pour se procurer un confort ordinaire.
Je présume que les hommes les plus cupides de l’humanité n’accepteraient, dans ces conditions, cette sorte de richesse qu’avec peu d’enthousiasme. Ce qui est réellement désiré sous le nom de richesse, est essentiellement le pouvoir sur les hommes : dans son plus simple sens, le pouvoir d’obtenir, pour notre propre avantage, le travail d’un employé, d’un commerçant ou d’un artiste. Et ce pouvoir de la richesse est bien sûr plus ou moins grand en directe proportion de la pauvreté des hommes sur lesquels il est exercé, et en proportion inverse du nombre de personnes qui sont aussi riches que nous, et qui sont prêtes à payer le même prix pour un article dont l’offre est limitée. Si le musicien est pauvre, il chantera pour un petit salaire, aussi longtemps qu’une seule personne peut le payer. Mais si plusieurs le peuvent, il chantera pour celle qui lui offrira le plus. Ainsi, l’art de devenir riche, dans le sens commun du terme, n’est pas seulement l’art d’accumuler beaucoup d’argent pour nous-mêmes, mais aussi celui de découvrir comment notre voisin peut en obtenir pour le moins possible. En termes exacts, c’est l’art d’établir le maximum d’inégalités en notre faveur.
L’affirmation absurde et irréfléchie que de telles inégalités sont nécessairement avantageuses est la racine de la plupart des sophismes ou interprétations populaires erronées dans le domaine de l’économie. Car le résultat d’une inégalité dépend d’abord des méthodes avec lesquelles elle fut obtenue, et ensuite des intentions auxquelles elle est appliquée. Des richesses injustement acquises nuisent à coup sûr à la nation où elles existent durant leur acquisition ; et injustement dirigées, nuisent plus encore durant leur existence. Mais des richesses justement acquises profitent à la nation pendant leur acquisition ; et noblement utilisées, l’aident plus encore par leur existence.
Ainsi la circulation de la richesse dans la nation ressemble à celle du sang dans le corps. Il existe un flux qui vient des émotions stimulantes ou d’un exercice salutaire, et un autre qui vient de la honte ou de la fièvre. Dans le corps, une effusion apporte la chaleur et la vie, et une autre la putréfaction. De même qu’une mauvaise répartition locale du sang entraîne une diminution de la santé générale du corps physique, toutes les actions morbides de la richesse entraîneront un affaiblissement des ressources du corps politique.
Supposons deux marins naufragés sur une côte inhabitée et obligés de se suffire à eux-mêmes par leur propre travail pendant plusieurs années. S’ils gardent tous deux la santé et travaillent constamment et amicalement ensemble, ils pourront eux-mêmes construire une maison, et avec le temps, posséderont en commun quelques terres cultivées et des provisions stockées pour un usage futur. Toutes ces choses seront, en fait, des biens ou de la propriété. Et s’ils ont tous deux durement travaillé, ils auront chacun droit à une part ou un usage égal de ces richesses. Leur économie politique consisterait simplement dans la préservation attentive et la juste division de leurs possessions.
Pourtant, il se peut qu’au bout de quelque temps, l’un d’eux ne soit pas satisfait de leur association. Ils pourraient donc diviser la terre en parts égales, afin que chacun puisse désormais vivre et travailler sur sa propre terre. Si, après leur séparation, l’un d’eux tombe malade, et ne peut travailler sa terre au moment critique, celui de semer ou de récolter par exemple, il demandera naturellement à son voisin de semer ou de récolter pour lui. Mais son compagnon pourrait dire, en toute justice : « Je ferai ce travail supplémentaire pour toi. Mais tu dois me promettre d’en faire autant pour moi à un autre moment. Je compterai combien d’heures je travaillerai dans ton champ, et tu devras me donner une promesse écrite de travailler le même nombre d’heures dans le mien, si jamais j’ai besoin de ton aide, et si tu peux me l’apporter. » Si la maladie de l’homme handicapé se prolonge, et qu’en diverses circonstances, il acquiert l’aide de son voisin pendant plusieurs années, il devra donner, à chaque occasion, une promesse écrite de travailler sous les ordres de son compagnon pour le même nombre d’heures qu’il a été aidé, aussitôt qu’il en sera capable.
Quelles seront les positions des deux hommes quand l’invalide sera capable de travailler ?
Considérés comme un ’polis’ ou état, ils seront plus pauvres qu’ils ne l’auraient été dans des conditions normales. Leur richesse aura diminué de la quantité que le travail de l’homme malade aurait produite dans l’intervalle. Son ami pourrait avoir travaillé avec une énergie accrue par l’augmentation des besoins, mais sa propre terre aura inévitablement souffert de la diminution de son travail. Et la propriété totale des deux hommes sera moindre qu’elle n’aurait été si tous deux étaient demeurés actifs et en bonne santé.
Mais leurs relations seront aussi profondément altérées. L’homme malade n’aura pas seulement promis son travail pour plusieurs années, mais il aura aussi épuisé sa part de provisions. Il sera donc dépendant de son voisin pour sa nourriture pendant un certain temps. Pour celle-ci, il devra encore promettre son propre travail.
Supposons les promesses écrites entièrement tenues. Celui qui a précédemment travaillé pour deux peut maintenant, s’il le veut, se reposer complètement. Restant inactif, il peut non seulement forcer son compagnon à tenir ses promesses précédentes, mais aussi lui en imposer de nouvelles, à un montant arbitraire, pour la nourriture qu’il doit lui avancer.
Il n’y aurait pas la moindre inégalité (dans le sens ordinaire du mot) dans cet arrangement. Mais si un étranger arrive sur la côte à ce stade avancé de leur économie politique, il trouverait un homme commercialement riche et l’autre commercialement pauvre. Il verrait, non sans surprise, deux hommes vivant séparément, l’un passant ses jours dans l’oisiveté, l’autre travaillant pour deux dans l’espoir de retrouver son indépendance dans un futur éloigné.
Je souhaite que le lecteur note spécialement le fait que l’acquisition d’une richesse mercantile qui consiste en un droit sur du travail signifie une diminution politique de la richesse tangible qui consiste en des biens concrets.
Prenons un autre exemple, plus proche du déroulement ordinaire des affaires du commerce. Supposons que trois hommes, plutôt que deux, forment une petite république isolée, et soient obligés de se séparer pour cultiver différentes terres à quelque distance les uns des autres, chacun produisant une denrée différente, et chacun ayant besoin du produit récolté par les autres. Imaginons que le troisième homme, pour gagner du temps pour les trois, transporte simplement les produits d’une ferme à une autre, et reçoit en échange une part de chacun des biens transportés.
Si ce transporteur apporte toujours à chaque endroit et au bon moment ce qui est prioritairement voulu, les opérations des deux autres fermiers prospèreront, et le plus grand profit possible en produits ou en richesses sera atteint par ce petit arrangement. Mais si le transport entre les propriétaires terriens n’est possible que grâce au transporteur, et si celui-ci garde les articles qui lui ont été confiés jusqu’à une période d’extrême nécessité pour ses partenaires, il peut alors demander aux fermiers en détresse, en échange de leurs biens, qu’ils lui apportent le reste de leur production. Il est aisé de voir que s’il utilise ingénieusement ses opportunités, il possèdera bientôt la plus grande part des surplus produits par ses deux compatriotes. Enfin, dans une année de pénurie, il pourra tout acheter pour lui-même et maintenir dès lors les propriétaires comme ses ouvriers ou ses serviteurs.
Ce serait un cas de richesse commerciale acquise dans les plus exacts principes de l’économie politique moderne. Mais dans ce cas aussi, il est clair que la richesse de l’État ou celle des trois hommes considérés comme une société, sera collectivement moindre qu’elle n’aurait été si le commerçant s’était contenté d’un juste profit. Les opérations des deux fermiers auront été restreintes au maximum. Les limitations d’approvisionnement des denrées nécessaires aux moments critiques, ajoutées au manque de vitalité conséquent à la prolongation d’une lutte pour une meilleure existence, auront diminué les résultats effectifs de leur travail. Et les provisions accumulées par le commerçant ne seront pas équivalentes à celles qui auraient rempli les greniers des fermiers et le sien, s’il avait été honnête.
Par conséquent, quel que soit le profit ou la quantité de richesse nationale, la question se réduit à un problème abstrait de justice. La valeur réelle de la richesse acquise dépend du signe moral qui lui est attaché, de même qu’une quantité mathématique dépend du signe algébrique qui lui est associé. Toute accumulation donnée de richesse commerciale peut indiquer soit des industries prospères, des énergies progressives et des ingénuités productives, soit une luxure mortelle, une tyrannie sans merci et une querelle ruineuse.
Et ces attributs ne sont pas seulement des qualités morales de la richesse que celui qui la recherche peut dédaigner, selon son bon plaisir. Ce sont littéralement des attributs matériels de la richesse, dépréciant ou augmentant la signification monétaire de la somme en question. Une masse d’argent est le résultat d’une action qui, durant son accumulation, a créé, si elle est juste, ou détruit, si elle est injuste, dix fois la quantité originale.
En conséquence, l’idée que des directions peuvent être données pour l’accumulation de richesses sans tenir compte des sources morales, est peut-être le plus insolent et le plus futile de tout ce que les hommes ont transmis à travers leurs vices. Autant que je le sache, il n’y a rien dans notre passé d’aussi disgracieux pour l’intelligence humaine que l’idée moderne que l’adage commercial « d'acheter au cours le plus bas et revendre au plus haut » représente un principe valable d’économie nationale. Acheter au cours le plus bas ? Oui, mais pourquoi le cours est-il si bas ? Le charbon de bois peut être bon marché parmi les ruines de votre maison après un incendie ; et les briques peuvent être bradées dans votre rue après un tremblement de terre ; mais l’incendie et le tremblement de terre ne seront pas en conséquence des bénéfices nationaux. Revendre au plus haut ? Oui, mais pourquoi le prix est-il si élevé ? Vous avez bien vendu votre pain aujourd’hui. Mais est-ce à un homme mourant qui vous a donné sa dernière pièce et qui n’aura plus jamais besoin de pain ? Ou à un homme riche qui, demain, achètera votre ferme par dessus votre tête ? Ou à un soldat en route pour piller la banque où vous avez mis votre fortune ? »
Cela, vous ne pouvez pas le savoir. Vous ne pouvez être sûr que d’une chose : à savoir, que votre action est juste et loyale, ce qui est tout ce qui vous concerne pour l’entreprendre ; soyez sûr que vous avez fait votre part en apportant finalement dans le monde un état de choses qui n’engendrera pas le pillage ou la mort.
Nous avons montré que la valeur principale de l’argent consiste dans son pouvoir sur les êtres humains ; que sans ce pouvoir, de grandes possessions matérielles sont inutiles, et que pour une personne possédant un tel pouvoir, comparativement non nécessaires. Mais le pouvoir sur les êtres humains peut être acquis par d’autres moyens que par l’argent.
Ce pouvoir moral a une valeur monétaire aussi réelle que celle représentée par des monnaies sonnantes. Une main d’homme peut être pleine d’or invisible, et une poignée ou un signe de cette main peut être plus puissant qu’une pluie de lingots.
Voyons plus loin. Si la richesse apparente échoue dans ce pouvoir, elle cesse d’être richesse, car son essence consiste en son autorité sur les hommes. Aujourd’hui, il n’apparaît pas qu’en Angleterre, notre autorité sur les hommes soit absolue.
Finalement, puisque l’essence de la richesse consiste en un pouvoir sur les hommes, ne s’ensuit-il pas que, plus nobles et plus nombreuses seront les personnes sur lesquelles elle a un pouvoir, plus grande sera la richesse ? Il peut même apparaître, après quelques considérations, que les personnes elles-mêmes, et non l’or et l’argent, sont la richesse. Les vraies veines de la richesse sont en chair et en sang, non en pierre. L’achèvement final de toute richesse est la création du plus grand nombre possible d’êtres humains pleins de vie, aux yeux brillants et au cœur joyeux. Dans une époque future encore non envisagée, je peux même imaginer que l’Angleterre, plutôt que d’orner les turbans de ses esclaves avec des diamants de Golkonda, et par là montrer sa richesse matérielle, pourrait au moins, comme une mère chrétienne, acquérir les vertus et les trésors d’une mère non chrétienne, et être capable de diriger ses fils vers le futur, en disant « Ce sont MES joyaux ».
## Une Justice équitable
Quelques siècles avant l’ère chrétienne, un marchand juif, connu pour avoir rassemblé l’une des plus grandes fortunes de son temps (et réputé aussi pour sa grande sagacité pratique), a laissé à ses héritiers quelques maximes générales qui ont été préservées même jusqu’à nos jours. Elles étaient respectées par les Vénitiens qui avaient placé une statue de ce marchand à l’angle de l’un de leurs principaux bâtiments. Ces écrits sont ensuite tombés en désuétude, étant opposés à l’esprit du commerce moderne.
Il a écrit, par exemple : « L’obtention de trésors par des mensonges est une vanité jetée aux yeux de ceux qui cherchent la mort. » Il a ajouté, avec la même signification : « Les trésors de méchanceté ne profitent en rien. Mais la vérité délivre de la mort. » Ces deux passages sont à noter pour leurs assertions que la mort est la seule issue réelle à la somme des acquisitions de richesses par toute combine injuste. Si nous lisons, à la place de « mensonge », titre falsifié, faux prétexte ou publicité trompeuse, nous percevons plus clairement la relation de ces phrases avec le commerce moderne.
L’homme sage a dit encore : « Celui qui oppresse le pauvre pour accroître ses richesses deviendra sûrement pauvre.» Et encore plus fortement : « Ne vole pas le pauvre parce qu’il est pauvre ; ni n’opprime l’affligé en faisant du commerce. Car Dieu détruira l’âme de ceux qui les ont détruits.»
Voler le pauvre parce qu’il est pauvre est tout particulièrement la forme mercantile du vol, consistant à prendre l’avantage des besoins de l’homme pour obtenir son travail ou sa propriété à un prix réduit. Le voleur ordinaire de grands chemins vole le riche, mais le commerçant vole le pauvre.
Mais les deux passages les plus remarquables sont les suivants :
« Le riche et le pauvre se sont rencontrés ; Dieu est leur créateur. Le riche et le pauvre se sont rencontrés ; Dieu est leur lumière. »
« Ils se sont rencontrés. » Ceci pour dire que, aussi longtemps que le monde dure, l’action et la réaction de la richesse et de la pauvreté sont seulement assignées comme une loi du monde, comme le flot du ruisseau vers la mer. « Dieu est leur créateur ». Aussi cette action peut être, soit juste et noble, soit bouleversante et destructive. Elle peut être la rage des flots dévastateurs ou l’écoulement de la vague bienfaisante. L’un ou l’autre de ces effets se produit suivant la connaissance que le riche et le pauvre ont que Dieu est leur lumière.
Le courant des ruisseaux est une image parfaite de la richesse. Où la terre descend, l’eau coule. Ainsi la richesse devrait aller où elle est nécessaire. Mais la disposition et l’administration des rivières peuvent être altérées par la préméditation humaine. Que le torrent soit une bénédiction ou une malédiction dépend du travail et de l’intelligence administrative de l’homme. Des centaines de régions du monde, avec un sol riche et un climat favorable, sont devenues des déserts par la rage de leurs propres rivières ; et non seulement des déserts, mais frappées par la peste. Le torrent qui, droitement dirigé, aurait coulé de champ en champ dans une douce irrigation, purifié l’air, apporté leur nourriture aux hommes et aux bêtes, et porté leurs fardeaux pour eux en son sein, maintenant envahit la plaine et empoisonne le vent : son haleine empeste et sa force affame. De la même manière, les lois humaines peuvent guider le flot de la richesse. Si le torrent est parfaitement dirigé par la tranchée et limité par la digue, il deviendra l’eau de vie, la richesse dans les mains de la sagesse ; si, au contraire, il est laissé à son propre flot incontrôlé, il produira la dernière et la plus mortelle des plaies nationales : l’eau de Marah, qui nourrit les racines du mal.
La nécessité de ces lois de distribution ou de contrainte est curieusement ignorée dans la définition ordinaire de sa propre « science » par l’économiste. Il l’appelle « la science qui permet de devenir riche ». Mais il existe de nombreux arts et sciences qui permettent de devenir riche. Empoisonner les gens sur de grandes propriétés était largement employé au Moyen-Age. L’altération de la nourriture des gens de petites propriétés est largement utilisée aujourd’hui. Tous ces moyens font partie des sciences ou des arts qui permettent de devenir riche.
Ainsi l’économiste en appelant sa science, « une science qui permet de devenir riche », doit préciser les limitations du caractère de sa science. Présumons qu’il veut dire qu’elle est celle « qui permet de devenir riche par des moyens justes ou légaux ». Dans cette définition, que signifie les mots « juste » et « légal » ? Car des procédés peuvent être légaux, sans qu’ils soient, d’aucune manière, justes. Si, en conséquence, nous gardons seulement le mot « juste » dans notre définition, il s’ensuit que, pour devenir riche scientifiquement, nous devrions devenir riches avec justice – et donc savoir ce qui est juste. C’est le privilège des poissons, des rats et des loups, de vivre suivant les lois de l’offre et de la demande. Mais c’est la distinction de l’humanité de vivre suivant celles du droit.
Nous devons donc examiner quelles sont les lois de la justice concernant le paiement du travail.
Le paiement en argent, comme il est dit dans le précédent chapitre, consiste simplement en la promesse à une personne qui travaille pour nous, que, pour le temps ou le travail qu’il passe à notre service aujourd’hui, nous lui accorderons un temps ou apporterons un travail équivalent à son service quand il le demandera à tout moment futur.
Si nous promettons de lui donner moins de travail qu’il nous donne, nous le sous-payons. Si nous promettons de lui donner plus de travail qu’il nous donne, nous le surpayons.
En pratique, quand deux hommes sont prêts à travailler et qu’un seul acheteur veut cette œuvre, ils se font concurrence mutuellement, et celui qui obtient le travail est sous-payé. À l’inverse, quand deux acheteurs veulent l’œuvre et qu’une seule personne est prête à l’effectuer, les demandeurs surenchérissent l’un sur l’autre, et l’ouvrier est surpayé. Le principe central d’un paiement droit et juste se situe entre ces deux situations d’injustice.
Le travail droitement dirigé est bénéfique comme l’est une semence, et le fruit (ou intérêt comme on l’appelle) du travail donné en premier, ou avancé, devrait être pris en compte et équilibré par une quantité supplémentaire de travail dans le remboursement subséquent. En conséquence, la forme typique de marchandage sera : si vous me donnez une heure aujourd’hui, je vous donnerai une heure et cinq minutes sur demande ; si vous me donnez un kilogramme de pain aujourd’hui, je vous donnerai un kilo et cent grammes sur demande, etc.
Maintenant, si deux hommes sont prêts à travailler, et si j’en emploie un qui offre son travail à moitié prix, il sera à moitié affamé et l’autre au chômage. Même si je paie le salaire dû à l’ouvrier que j’ai choisi, le second sera sans travail. Mais mon ouvrier pourra vivre, et j’aurais fait un juste emploi de mon argent. Si je paie le salaire dû à mon ouvrier, je ne pourrai pas amasser des richesses superflues et gaspiller l’argent dans le luxe, et ajouter à la masse de pauvreté dans le monde. L’ouvrier qui reçoit un salaire équitable agira avec justice envers ses subordonnés. Ainsi le torrent de la justice ne séchera pas, mais accumulera une force en s’écoulant. Et une nation avec un tel sens de la justice sera heureuse et prospère.
Ainsi, nous voyons que les économistes se trompent en pensant que la concurrence est bonne pour une nation. Elle permettra seulement à l’acheteur d’obtenir un service injustement bon marché, et le riche deviendra plus riche, et le pauvre plus pauvre. À long terme, cela ne peut que conduire la nation à la ruine. Un ouvrier doit recevoir un juste salaire en accord avec ses capacités. Il y aura alors une sorte de compétition, mais les personnes seront heureuses et pleines de talents, car elles n’auront pas à se concurrencer les unes les autres, mais devront accroître leurs talents pour être employées. C’est le secret de l’attraction des emplois gouvernementaux dans lesquels le salaire est fixé suivant le grade des postes. Un candidat n’a pas à offrir son travail pour un moindre salaire, mais seulement s’il est plus capable que ses compétiteurs. Le cas est le même dans l’armée ou la marine, où il y a peu de corruption. Mais dans le commerce et l’industrie règne une concurrence oppressante qui a pour résultat la fraude, la querelle et le vol. Des biens de mauvaise qualité sont manufacturés. L’industriel, l’ouvrier, le consommateur, chacun est guidé par son propre intérêt. Cela empoisonne toutes les relations humaines. Les ouvriers ont faim et font grève, Les industriels deviennent malhonnêtes et les consommateurs aussi négligent l’aspect éthique de leur propre comportement. Une injustice conduit à beaucoup d’autres, et à la fin, l’employeur, l’exécutant et le consommateur sont mécontents et vont à la ruine. La richesse même des gens agit parmi eux comme une malédiction.
Rien dans l’histoire n’est aussi disgracieux pour l’intelligence humaine que notre acceptation de la doctrine habituelle des économistes comme une science. Je ne connais aucun précédent dans l’histoire d’une nation établissant une désobéissance systématique au premier principe de sa religion déclarée.
Les écrits que nous estimons (verbalement) comme divins, non seulement dénoncent l’amour de l’argent comme l’origine de tous les maux, et comme une idolâtrie répugnante de la déité, mais déclarent que le service de Mammon est l’opposé précis et irréconciliable du service de Dieu. Et toutes les fois qu’ils parlent de richesse et de pauvreté absolues, ils déclarent malédiction aux riches et bénédiction aux pauvres.
La véritable économie politique est l’économie de la justice. Les gens seront heureux tant qu’ils apprennent à rendre justice et à être droit. Tout le reste n’est pas seulement vain, mais conduit tout droit à la destruction. Enseigner aux gens à devenir riches par n’importe quels moyens est leur porter un immense préjudice.
## Ad valorem
Nous avons vu comment les idées sur lesquelles est basée l’économie politique sont fourvoyées. Traduites en action, elles ne peuvent que rendre la nation et l’individu malheureux. Elles rendent le pauvre plus pauvre et le riche plus riche, et ni l’un ni l’autre ne sont plus heureux pour cela.
L’économie ne prend pas en compte la conduite des hommes, mais affirme que l’accumulation de richesses est un signe de prospérité, et que le bonheur des nations ne dépend que de leur richesse. Plus il y a d’industries, dit-elle, le meilleur c’est. Les hommes quittent donc leur ferme et leur village avec son air frais et viennent dans les villes, où ils vivent diminués au milieu du bruit, de la noirceur et d’exhalations mortelles. Ce qui conduit à la détérioration physique de la nation, et accroît l’avarice et l’immoralité. Si quelques-uns parlent d’agir pour éradiquer le vice, les soi-disant hommes sages diront qu’il est absolument inutile que le pauvre reçoive une éducation, et qu’il vaut mieux laisser les choses telles qu’elles sont. Ils oublient pourtant que les riches sont responsables de l’immoralité des pauvres, qui travaillent comme des esclaves pour leur fournir leurs luxes, et qu’ils n'ont aucun moment à eux pour leur propre amélioration. Parce qu’ils envient les riches, les pauvres essaient aussi de devenir riches, et quand ils échouent dans leurs efforts, ils sont en colère. Ils perdent ainsi tout bon sens, et essaient de gagner de l’argent par la fraude. La richesse et le travail sont donc stériles de tous fruits ou utilisés pour se quereller.
Le travail dans le sens réel du terme est celui qui produit des articles utiles, qui soutiennent la vie humaine, tels que la nourriture, les vêtements ou les maisons, et rendent les hommes capables de perfectionner le plus possible les fonctions de leur propre vie, et d’exercer une influence qui facilite la vie des autres. L’établissement de grandes industries dans le but de devenir riche conduit au péché. Beaucoup de gens amassent des richesses, mais peu en font un bon usage. La richesse accumulée qui conduit à la destruction d’une nation ne lui est d’aucune utilité. Les capitalistes des temps modernes sont responsables de la large propagation des guerres injustes dont l’avidité de l’humanité est l’origine.
Certaines personnes disent qu’il n’est pas possible de transmettre le savoir pour améliorer la condition des masses. Laissez-nous vivre comme il nous semble bon et amasser des richesses, disent-elles. Mais cette attitude est immorale. Si un homme juste observe des règles d’éthique et n’est pas influencé par l’avidité, il aura un esprit discipliné, il suivra le droit chemin, et il influencera les autres par ses actes. Si les individus qui constituent une nation sont immoraux, la nation l’est aussi. Si nous nous comportons selon notre bon vouloir, et qu’en même temps, nous reprochons à notre voisin ses erreurs, le résultat ne peut être que regrettable.
Nous voyons donc que l’argent est seulement un instrument qui cause la misère autant que le bonheur. Dans les mains d’un homme juste, il permet la culture de la terre et la récolte de la moisson. Les agriculteurs travaillent avec un contentement innocent et la nation est heureuse. Mais dans les mains d’un homme corrompu, l’argent permet la production de la poudre à canon qui détruit ceux qui la produisent autant que ses victimes. En conséquence, IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains nobles et heureux. L’homme le plus riche est celui qui, ayant amélioré au maximum de sa propre vie, a aussi la plus large influence serviable sur la vie des autres, à la fois par lui-même et par ses possessions.
Nous ne sommes pas ici pour encourager notre propre indulgence, mais pour que chacun de nous travaille en accord avec ses capacités. Si un homme vit dans l’oisiveté, un autre doit travailler deux fois plus. C’est la racine de la détresse du pauvre en Angleterre. Certains travaux comme la taille des bijoux sont futiles, d’autres destructifs comme la guerre. Ils apportent une diminution du capital national, et ne sont pas bénéfiques pour le travailleur lui-même. Les hommes semblent employés, mais en réalité, ils sont inactifs. Les riches oppressent les pauvres par une mauvaise utilisation des richesses. Les employeurs et les employés sont à couteaux tirés entre eux, et les hommes sont réduits au niveau de bêtes.
## Conclusion
Le livre de Ruskin ainsi paraphrasé n’est pas moins une leçon pour les Indiens que pour les Anglais à qui il était premièrement adressé. En Inde, de nouvelles idées sont dans l’air. Les jeunes gens qui reçoivent une éducation occidentale sont pleins d’esprit. Cet esprit devrait être dirigé dans de bonnes directions, autrement il ne peut que nous nuire. « Vive l’autodétermination ! » est un slogan. « Industrialisons le pays ! » en est un autre.
Mais nous comprenons avec difficulté ce que veut dire le swaraj, l’autodétermination. Le Natal, par exemple, en bénéficie, mais son indépendance pourrit le pays car ce pays accable les Noirs et opprime les Indiens. Si par chance, ceux-ci quittaient le Natal, les Blancs se battraient entre eux et apporteraient leur propre destruction. Nous pourrions, au contraire du Natal, avoir notre indépendance comme le Transvaal, où l’un des dirigeants, le Général Smuts, trahit ses promesses, dit une chose et en fait une autre. Il se passe des services des policiers anglais et emploie des Afrikaners à leur place. Je ne crois pas que cela aidera aucune des nationalités dans le long terme. Des hommes égoïstes pilleront leur propre peuple, quand tous les étrangers seront dépossédés.
En conséquence, l’indépendance n’est pas suffisante pour rendre une nation heureuse. Quel serait le résultat de l’autonomie accordée à une bande de voleurs ? Ils ne seront heureux que s’ils sont placés sous le contrôle d’un homme sage et juste qui ne soit pas un voleur lui-même. Les États-Unis, l’Angleterre et la France, par exemple, sont des États puissants, mais rien ne permet de penser que leurs citoyens sont réellement heureux.
Swaraj signifie en réalité contrôle de soi. Celui capable de son propre contrôle observe les règles de moralité, ne triche et ne ment pas, rend son devoir envers ses parents, sa femme et ses enfants, ses employés et ses voisins. Un tel homme jouit de swaraj, où qu’il vive.
Une nation jouit de swaraj si elle possède un grand nombre de tels citoyens.
Il n’est pas juste qu’un peuple en dirige un autre. Le pouvoir britannique en Inde est un mal, mais ne croyons pas que tout sera bien quand les Britanniques quitteront l’Inde. L’existence du pouvoir britannique dans le pays est due à notre désunion, à notre immoralité et à notre ignorance. Si ces défauts nationaux étaient vaincus, non seulement les Britanniques quitteraient l’Inde sans un coup de feu, mais nous jouirions d’un réel swaraj. Quelques Indiens stupides s’excitent et jettent des bombes, mais si tous les Britanniques du pays étaient tués, les assassins deviendraient les dirigeants de l’Inde qui n’aurait que changé de maîtres. Les bombes jetées aujourd’hui sur les Anglais seront dirigées contre les Indiens quand les Anglais ne seront plus là. C’est un Français qui a assassiné le Président de la République française. C’est un Américain qui a assassiné le Président Cleveland. N’imitons pas aveuglément les Occidentaux.
Si l’indépendance ne peut être obtenue en tuant des Anglais, elle ne le sera pas plus en construisant de vastes industries. L’or et l’argent peuvent être accumulés, mais ils ne conduiront pas à l’établissement de l’indépendance. Ruskin a prouvé cela à la perfection. La civilisation occidentale est un jeune bébé, âgé de seulement cinquante ou cent ans. Et elle a déjà réduit l’Europe à une condition pitoyable. Prions que l’Inde soit sauve du destin qui a submergé l’Europe, où les nations empoisonnées sont sur le point de s’attaquer les unes les autres, et ne gardent le silence qu’à cause de l’entassement des armements. Un jour, il y aura une explosion, et alors l’Europe sera un véritable enfer sur terre. Les races non blanches sont considérées comme des proies légitimes par tous les États européens. Quoi d’autre pouvons-nous attendre où la cupidité est la passion dirigeante dans le cœur des hommes ? Les Européens s’abattent sur les nouveaux territoires comme des corbeaux sur un morceau de viande. Je suis conduit à penser que ceci est dû à leur industrie de production de masse.
L’Inde doit vraiment obtenir son indépendance, mais elle doit l’obtenir par de justes méthodes. Notre indépendance doit être un réel swaraj, qui ne peut être obtenu ni par la violence, ni par l’industrialisation. L’Inde était auparavant une terre d’or, car les Indiens avaient alors un cœur d’or. La terre est encore la même, mais c’est un désert, car nous sommes corrompus. Elle ne peut redevenir une terre d’or que si le métal de base qui est notre actuel caractère national est transmuté en or. La pierre philosophale qui peut effectuer cette transformation est un petit mot de deux syllabes : satya (vérité). Si chaque Indien est attaché à la vérité, le swaraj viendra à nous de son propre accord. |
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## Sommaire
* 1 Gandhi, une pensée moderne
* 2 Les Ouvriers de la Dernière Heure
* 3 John Ruskin
* 4 Unto This Last
* 5 Conclusion
## Gandhi, une pensée moderne
Dans un chapitre de son autobiographie intitulé La Magie d'un livre (4ᵉ partie, chapitre XVIII), Gandhi nous dit comment il a découvert Unto This Last de Ruskin pendant un voyage en train en Afrique du Sud :
Impossible de m'en détacher. Dès que je l'eus ouvert, il m'empoigna. De Johannesburg à Durban, le parcours prend vingt-quatre heures. Le train arrivait le soir. Je ne pus fermer l'œil de la nuit. Je résolus de changer de vie en conformant ma nouvelle existence aux idées exprimées dans cet ouvrage. (...) Je crois que ce livre immense me renvoya alors, comme un miroir, certaines de mes convictions les plus profondes ; d'où la grande séduction qu'il exerça sur moi et la métamorphose qu'il causa dans ma vie. (...)
Voici, tels qu'ils m'apparurent, les trois enseignements de cet ouvrage :
* Qu'une vie de labeur - celle du laboureur ou de l'artisan, par exemple - est la seule qui vaille la peine d'être vécue.
Gandhi est né en 1869, à Porbandar, un port du Gujarat, dans l'ouest de l'Inde. En 1889, il part à Londres faire des études de droit.
Après des débuts médiocres comme avocat au Gujarat et à Bombay, il obtient de s'occuper d'une affaire en Afrique du Sud. C'est là qu'il formera sa philosophie et la méthode qu'il nommera satyagraha, l'attachement à la vérité. Vingt ans plus tard, il revient en Inde, accueilli comme un héros.
En 1919, il lance les premières campagnes de désobéissance civile sur une grande échelle, exemple encore inégalé dans l'histoire. Après quelque trente années de luttes, pendant lesquelles Gandhi effectue de nombreux jeûnes et séjours en prison, l'Inde obtient son indépendance, sans avoir utilisé la force militaire. Mais celle-ci est amère : elle est obtenue au prix de la partition de l'Inde et du Pakistan qui résulte en une sanglante guerre civile : environ un million de morts, dix millions de réfugiés des deux cotés de la frontière. Le 30 janvier 1948, il est assassiné par un fanatique hindou membre d'une organisation intégriste qui lui reproche les concessions qu'il a faites aux Musulmans.
Aujourd'hui, encore et plus que jamais, son influence en Inde et dans le monde est importante, sans être toutefois toujours reconnue. Dans de nombreux domaines, les habitudes ou les lois ont évolué dans la direction préconisée par Gandhi. Ce livre en est témoin. Nous avons admis, longtemps après, ce que prônaient Ruskin et Gandhi, alors qu'ils ont été décriés en leur temps.
Aujourd'hui, la pensée de Gandhi pourrait-elle encore apporter à la société occidentale un élément positif nouveau ? Pour une grande partie de l'opinion, cette question est saugrenue, voire déplacée. Comment peut-on prétendre qu'une philosophie venant d'un pays en développement, et de l'un de ceux qui rencontrent le plus de problèmes économiques, sociaux et culturels, pourrait apporter des solutions aux problèmes de la société occidentale ?
La pensée de Gandhi peut paraître inutile et dépassée, mais je pense que celle-ci est résolument tournée vers l'avenir, et prétends qu'elle apporte une réflexion nécessaire à l'évolution du monde entier, et des pays occidentaux en particulier. C'est une opinion peut répandue et contraire à la mode intellectuelle d'aujourd'hui. Ceci pour deux raisons : cette pensée est encore peu connue en dehors d'un milieu militant et dans l'ensemble mal comprise malgré les très nombreuses études et bibliographies qui lui ont été consacré (plus de 1200 ouvrages !). D'autre part, la prétendue supériorité de la civilisation occidentale par rapport aux civilisations orientales, croyance répandue parmi de nombreux intellectuels autant que parmi le grand public, renforce cet a priori.
Pourtant de nombreux auteurs ont déjà montré l'intérêt universel de la philosophie de Gandhi. Déjà en 1924, à l'aube des luttes non-violentes pour l'indépendance de l'Inde, Romain Rolland écrivait que cette philosophie est le véhicule d'une nouvelle raison de vivre, de mourir, et d'agir pour toute l'humanité et apporte à l'Europe épuisée un nouveau viatique.
On a souvent prétendu que la pensée de Gandhi, étant fondée sur l'hindouisme, était inapplicable ailleurs qu'en Inde. En fait, cette idée repose sur une profonde méconnaissance de cette pensée. Bien que certains de ses traits soient propres aux philosophies de l'Orient, une grande partie de la théorie et de la pratique de Gandhi est foncièrement étrangère à l'Orient, et à l'hindouisme en particulier. Un sociologue indien, Asis Nandy, écrit : La nature des réformes sociales qu'il proposait et l'activisme politique qu'il exigeait des Indiens bouleversaient profondément les tendances dominantes de la culture indienne, spécialement celle des Hindous. La pensée et l'action de Gandhi constituaient, par rapport à l'éthos dominant de la civilisation indienne, une attitude fondamentalement déviante. En effet, nous avons tendance à oublier que Gandhi a formé sa pensée en Angleterre, en Afrique du Sud et par la lecture d'auteurs occidentaux : Ruskin, Tolstoï, Thoreau.
Je pense également que la redécouverte de ces auteurs à la lumière de l'interprétation gandhienne et de l'évolution récente du monde serait profitable à la société occidentale. Certaines de leurs œuvres sont introuvables aujourd'hui, en français en particulier. La Bible, et particulièrement le Sermon sur la Montagne, a aussi été une source importante de la pensée de Gandhi.
Seule une petite partie de l'œuvre littéraire de Gandhi a été traduite et publiée en français. On pourrait reprendre, trente ans après, l'argumentaire de présentation de la collection Pensée gandhienne dirigée par Lanza del Vasto aux Editions Denoël. La plupart des livres de cette collection étant épuisés, il est donc encore nécessaire de "combler une lacune dans l'histoire contemporaine et dans la science sociale moderne".
Le Français, est-il écrit, qui voudrait étudier la libération de l'Inde et la révolution originale dont elle fut le fruit, manque de certains documents de première main.
Pour l'étude de la non-violence et de toutes ses implications et applications, quelques-uns des textes fondamentaux que les Indiens et les Anglais ont à leur disposition lui font défaut.
La moitié peut-être [en fait plus de 90% !] de l'œuvre écrite de Gandhi est inédite en France. Quant aux théoriciens les plus éminents du mouvement, ils y restent inconnus, même de nom.
Des 50.000 pages environ que représente cette œuvre, une dizaine de livres environ ont été publiés, dont quatre seulement sont encore disponibles aujourd'hui ! Satyagraha in South-Africa, l'une de ses œuvres majeures, n'a jamais été traduite. Une réédition de certains ouvrages, ainsi que de nouvelles publications, sont donc nécessaires pour permettre aux lecteurs francophones de connaître et de comprendre la pensée de Gandhi.
Une partie des problèmes de la société occidentale, comme l'échec de nombreux mouvements réformateurs, tient à l'ignorance de l'un des principes fondateurs de cette pensée. La perte de la crédibilité de la politique aujourd'hui, comme en témoignent les scandales de ces dernières années liés au financement des partis politiques, découle de l'absence d'un minimum d'éthique dans la conduite et la gestion des affaires publiques. C'est dans ce domaine que la science politique de Gandhi nous serait le plus profitable. En fait, ce n'est pas seulement cette pensée et cette œuvre que nous devons redécouvrir, c'est un ensemble de philosophies, d'auteurs qui montrent que l'approche exclusivement économique des problèmes de société est fondamentalement erronée.
John Ruskin est le chef de cette école. L'un des premiers, il a dénoncé le capitalisme sauvage qui détruit le tissu social et créé la pauvreté. Nous devons admettre que le colonialisme culturel occidental a propagé une vision uniquement mercantile des problèmes, et abandonner l'idée que "tout ce qui accroît la production de ressources données accroît le bien-être.
L'idée que les biens matériels sont importants, et qu'ils sont le point principal dont le bien-être et le bonheur dépendent, est le cœur de notre problème. Par opposition, la pensée de Gandhi repose avant tout sur une éthique, une morale religieuse. Il affirme, sans la moindre hésitation, mais aussi en toute humilité, que ceux qui disent que la religion n'a rien à voir avec la politique, ne savent pas ce que signifie la religion. Et cette foi est tout le contraire de l'intégrisme qui resurgit aujourd'hui dans certaines religions, dans le christianisme et l'islam en particulier.
Gandhi est revenu aux sources de l'hindouisme, comme Franz Alt propose de revenir aux sources du christianisme. Ce dernier explique : Au cours des dernières années, il m'est apparu qu'il n'était plus possible de séparer humanisme, religion, politique ou développement psychique. Ce n'est pas la même chose, mais ils sont indissolublement liés. Notre existence religieuse, politique et privée constitue un tout. (...) Le schisme le plus lourd de conséquences qui ait affecté le christianisme n'est pas la séparation de l'Eglise opérée par Luther, mais la scission entre religion et politique.
Cette argumentation est reprise aujourd'hui par de nombreux auteurs, en général peu connus et en dehors des médias. Rajni Kothari, un auteur indien, écrit : En définitive, Gandhi avait raison : politique et religion sont étroitement jumelées. Ou bien l'Etat est un instrument de la moralité, ou bien il devient un instrument d'une action – que ce soit le progrès ou la gloire nationale, ou la gloire de la personne qui est censée personnifier le destin de tout le peuple. Libéré des impératifs moraux, l'Etat devient totalitaire, quelle que soit sa constitution. Ceci est également vrai pour nos démocraties. Cet article montre bien les causes des graves crises du monde moderne : intégrismes contre dictatures militaires, fanatismes religieux contre oligarchies d'Etat, etc. Il insiste sur l'influence des leaders indiens, et de Gandhi en particulier, pour imprégner la politique d'un code moral, pour lui associer le concept de service, de devoir.
La persistance, consciente ou inconsciente, d'une prétendue supériorité de notre civilisation par rapport à d'autres contribue à maintenir un préjugé défavorable à l'égard de la pensée de Gandhi. Ce préjugé est particulièrement fort contre la civilisation indienne sur le plan économique et social. Il repose sur une méconnaissance de cette civilisation autant que sur un "racisme intellectuel".
Sur le plan social, nous opposons le système des castes au principe des droits de l'homme. En fait, cette société, même avec ses inégalités, a souvent un plus grand respect pour l'être humain que la société occidentale. Bien que la femme ne participe pas à la vie publique dans la société traditionnelle indienne (mais cela est en train de changer), elle est mieux respectée en temps que personne. Par exemple, en Inde, la prostitution est rare et presque exclusivement liée au tourisme étranger, et la pornographie est quasiment inexistante. Dans les domaines qui lui sont traditionnellement réservés, comme la charge de la maison ou l'éducation des enfants, la femme exerce une autorité sans partage. Et en hindi, tout mot peut être mis au féminin !
La persistance de graves problèmes économiques en Inde voudrait montrer la supériorité du matérialisme occidental. Ces mêmes analyses sous-estiment, voire nient, le flux constant de richesses et de personnes qualifiées des pays du Sud vers les pays occidentaux, depuis le début de la colonisation jusqu'à ce jour. On doit souligner que l'indépendance des pays dominés n'a pas arrêté ce flux. Plusieurs auteurs ont bien montré les causes du sous-développement économique de ce pays : la ponction sur l'économie indienne de la puissance colonisatrice britannique, puis des pays capitalistes à cause du prix très bas des produits exportés. Erikson écrit que l'Angleterre, "en dépit de ses lumières et de ses idéaux élevés, a exploité et drainé le subcontinent indien dans quatre domaines de la vie nationale : l'économie, la politique, la culture et l'esprit". L'industrialisation et le développement économique de l'Europe occidentale, en particulier de la France et de l'Angleterre, coïncident avec le développement de leurs puissances coloniales respectives. Au XVIIème siècle, le niveau de vie des paysans indiens était supérieur à celui d'aujourd'hui. Il n'y avait pas de famines en Inde avant l'installation du pouvoir politique colonial. La misère n'est apparue qu'avec la colonisation. Le problème démographique est une conséquence de la misère, et non une cause comme, veulent le faire croire bon nombre d'Occidentaux. Bien sûr, aujourd'hui, un cercle vicieux s'est installé, dont l'Inde a bien du mal à sortir.
Enfin, le système social traditionnel de l'Inde n'a pas pour objectif un enrichissement économique, mais un développement spirituel. Le capitalisme comme le marxisme affirme que l'industrialisation des pays du Sud est nécessaire au bien-être de leur population. Ce que réfute totalement Gandhi. La croyance qui tient la possession d'un bien-être matériel comme le but ultime à atteindre est originaire de l'Occident. L'objectif de l'hindouisme est "la fondation d'une société universelle totalement imprégnée de valeurs religieuses universellement reconnues. (…) Chaque individu devrait ainsi associer dans sa vie la quête personnelle de la connaissance de soi à une contribution nécessaire au bien-être de tous dans la société. (…) Chaque membre de la société doit ainsi contribuer au maintien d'un ordre qui constitue la seule garantie de son propre bien-être."
La société occidentale est donc caractérisée par une recherche du profit personnel. Ce comportement est le plus souvent inconscient et se révèle à la rencontre d'une société qui a une conception de base différente. Cela explique à la fois la fascination des Occidentaux pour la société indienne et le choc psychologique ressenti par eux à la rencontre de cette société. "Le refus d'une source de moralité et d'autorité transcendante à la personne humaine et la promotion de l'homme comme centre de l'univers ayant là charge de le régenter, sont à la base de la conception occidentale du monde." C'est aussi la base de nos problèmes ! Devant l'impasse dans laquelle nous nous sommes engagés, notre seule possibilité est de chercher des solutions à l'extérieur de notre société.
Voici une citation anonyme tirée de "Notre Avenir à Tous" : "Nous, en Asie, à mon sens, nous cherchons un équilibre entre la vie spirituelle et la vie matérielle. J'ai observé que vous aviez essayé de séparer la religion de l'aspect technologique de la vie. N'est-ce pas là exactement l'erreur des pays occidentaux qui mettent au point une technologie sans éthique, sans religion. Si tel est le cas et si nous avons la possibilité de prendre une nouvelle orientation, ne devrions-nous pas conseiller au groupe chargé de la technologie de rechercher un type différent de technologie, fondé non seulement sur la rationalité, mais aussi sur l'aspect spirituel ?" Ce qui est vrai pour la science et la technologie, l'est aussi pour l'économie et la politique.
D'autre part, il est aujourd'hui admis que les ressources de la planète, en particulier énergétiques, ne peuvent soutenir une consommation comparable à celle des pays occidentaux pour l'ensemble de l'humanité. "Un nombre croissant d'observateurs s'accordent pour reconnaître que la situation critique de l'espèce humaine justifie un changement radical de nos objectifs et des moyens d'y parvenir." L'air pur, l'eau potable, les terres cultivables ne sont pas inépuisables. Les quantités disponibles d'énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon, etc.) sont limitées. La production de déchets met en danger notre futur. Gandhi avait déjà prévu cette situation avant qu'elle fasse l'objet de campagnes électorales : "Si la Terre produit assez pour les besoins de chacun, elle ne produit pas suffisamment pour l'avidité de tous." La prise de conscience des problèmes d'écologie est relativement tardive en France en comparaison avec d'autres pays occidentaux. Fait significatif, le rapport de la Commission Mondiale sur l'environnement et le Développement n'a pas été publié en France, et il est considéré comme "le document le plus important de la décennie [1980-1990] sur l'avenir du monde."
La pensée de Gandhi s'oppose principalement à celle de Descartes. Pour ce dernier, la morale n'est qu'une des branches de la philosophie, alors que la morale est le fondement absolu de la pensée de Gandhi. Descartes différencie une morale provisoire et une morale définitive, et soutient que le progrès de la science bénéficie à la morale. L'arme atomique, l'expérience des pays communistes et des chambres à gaz nazies nous montrent où cela nous mène : à la négation des Droits de l'Homme qui fondent nos démocraties ou à la destruction de l'humanité. Gandhi, par contre, subordonne tout progrès scientifique ou technique au contrôle de la morale.
Si ce contrôle n'existe pas, les découvertes scientifiques ne sont pas utilisées pour une plus grande connaissance de l'être humain, mais comme palliatif des problèmes sociaux ou, pire, comme source de profit aux dépens d'êtres humains ou de la nature. Tout progrès scientifique ou technique qui n'est pas accompagné d'un progrès social et spirituel est une déformation vicieuse de notre capacité intellectuelle. Tenter de résoudre un problème par une avancée de la technique plutôt que par un progrès social et spirituel, conduit à déplacer ce problème dans l'espace ou dans le temps. La technocratie, c'est-à-dire un système où les techniciens ont une influence prépondérante – c'est-à-dire le nôtre... – ne peut engendrer une société où l'être humain est pleinement épanoui. La prépondérance du matériel sur l'humain aboutit à des aberrations à tous les niveaux de la société. On nous fait manger du pétrole en "beefsteak" et on fait rouler des véhicules avec du carburant produit avec des végétaux qui pourraient être consommés. On étudie la psychologie humaine grâce à des expériences sur des souris en cage. On greffe des organes d'animaux sur le corps humain. On oublie que l'homme n'est pas une machine qui fonctionne si on lui fournit un carburant chimiquement adéquat. Le même type de raisonnement conduit invariablement à des conclusions erronées, à des monstruosités qui avilissent l'homme. Lanza del Vasto écrit : "Le matérialisme est une erreur qui consiste à traiter les problèmes de la vie et de l'esprit selon des méthodes qui ont fait leur preuve dans l'étude des choses de la matière."
Aujourd'hui, l'éthique et la morale reviennent en force malgré l'influence grandissante du matérialisme dans toutes les sociétés. On peut assister à la formation de Comités d'Ethique dans tous les pays occidentaux, et à la création de banques alternatives où l'éthique, la solidarité et la transparence sont privilégiées par rapport à la recherche du profit.
Pour comprendre la pensée de Gandhi, comme toute pensée d'origine non occidentale, nous devons donc dissocier la notion de culture de celle de civilisation. La civilisation ne peut se définir uniquement par un certain état de la culture, de la science, de la technique, de la politique, de l'économie, du social ou du droit. Si l'idée de civilisation est associée à une idée de valeur, ce ne peut-être que de valeurs morales. Nous déclarons une société positive ou évoluée selon des critères propres à notre civilisation, et qui n'ont rien d'universels. Si nous prenons comme critère l'évolution spirituelle de ses membres, la civilisation indienne, qui a pour leitmotiv la recherche de l'Absolu, ne peut être qu'une "grande" civilisation. Et Gandhi, l'un de ses derniers rénovateurs, ne peut être qu'un homme de morale.
## Les Ouvriers de la Dernière Heure
Gandhi découvrit Unto This Last en mars 1904 en Afrique du Sud grâce à un ami rencontré dans un restaurant végétarien, Henry Polak rédacteur en chef du journal The Critic à Johannesburg. Il décida, non seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec l'enseignement de Ruskin, mais établit Indian Opinion dans une ferme où tous recevraient un salaire égal, sans distinction de fonction, de race ou de nationalité. Peu de temps après, Gandhi acquit cinquante hectares à Phoenix, près de Durban, où il installa sa famille et toute son équipe. Quand le moteur de la presse tomba en panne, il suppléa à la déficience de la mécanique grâce à une presse à main et à la participation de toute la communauté au travail de l'impression.
Dans Unto This Last, Gandhi trouva une grande partie de ses idées sociales et économiques. Ruskin était concerné par les mêmes problèmes et apportait les solutions qui ont plu à Gandhi comme si elles étaient les siennes. Il dit aussi : "Trois modernes ont marqué ma vie d'un sceau profond et ont fait mon enchantement: Raychandbhai [écrivain gujarati connu pour ses polémiques religieuses], Tolstoï, par son livre "Le Royaume des Cieux est en vous", et Ruskin et son Unto This Last." Par la suite, il lira deux autres ouvrages de Ruskin : A Joy for Ever et The Crown of Wild Olive. Gandhi adapta Unto This Last en gujarati en 1908 sous le nom de Sarvodaya, le bien-être de chacun. C'est aussi le nom qu'il donna à sa philosophie. Valji Govindji Desai traduisit cette adaptation en anglais en 1951. Les qualificatifs applicables à l'œuvre de Ruskin le sont aussi à celle de Gandhi. Aussi, je parlerai de "leur" livre.
## John Ruskin
Ruskin est né à Londres en 1819. De sa mère, il tient une stricte éducation religieuse évangéliste, et de son père, son intérêt pour les voyages, les paysages, la peinture et l'architecture. A treize ans, il découvrit les œuvres de Turner ce qui détermina les préoccupations de toute sa vie : la perfection et la véritable beauté de toute chose se trouvent dans les intentions qui ont conduit à sa réalisation. L'année suivante, son père l'emmène en Suisse, où il découvre avec ravissement les paysages alpestres.
En 1842, il obtient un diplôme universitaire à Oxford où il enseignera plus tard. Ses écrits, nombreux et variés, traitent de peinture, d'architecture, et de l'art italien, principalement de Venise et Florence. Il a aussi écrit des contes moraux, des essais de géologie et d'économie politique. Il effectua de nombreux voyages en France et en Italie. Il est mort à Londres en 1900. Pour plus de détails sur la vie et l'œuvre de Ruskin, on se reportera aux biographies qui lui ont été consacrées et à l'excellente édition anglaise de Unto This Last en livre de poche présentée par Clive Wilmer.
La première et la plus importante clé de la politique de Ruskin se trouve dans l'instruction biblique de sa mère. Ruskin a aussi été largement inspiré par Thomas Carlyle (1795-1881). Unto This Last est publié pour la première fois en décembre 1860 dans le mensuel "Cornhill Magazine" sous forme d'articles. Ruskin dit lui-même qu'ils furent "très violemment critiqués", obligeant l'éditeur à interrompre la publication au bout de quatre mois. Les critiques ont vivement attaqué ces essais et les abonnés envoyèrent des lettres de protestation. Mais Ruskin contre-attaque et publie les quatre essais en livre en mai 1862. Au début, Unto This Last se vendit mal. Par la suite, l'ouvrage atteint une certaine renommé jusqu'au début de ce siècle. En 1910, plus de 100 000 copies avaient été vendues, et le livre avait été traduit en français, en allemand, en italien, et par Gandhi, en gujarati. Peu à peu, les économistes professionnels ont reconnu sa valeur. A la fin de sa vie, Ruskin le considérait comme le meilleur et le plus valable de tous ses écrits. Ruskin a eu une large influence sur la législation sociale européenne. Clive Wilmer dit : "L'influence de Ruskin sur notre société est incalculable."
Le but de Unto This Last est double : définir la richesse, et démontrer que certaines conditions morales sont essentielles pour l'obtenir. Ce n'est pas un essai pour définir une nouvelle théorie économique ou pour proposer des politiques particulières. C'est d'abord et avant tout une critique des croyances et des idées populaires. Les économistes avaient défini un "homme économique" qui agit "invariablement pour obtenir la plus grande quantité de nécessités, de facilités ou de luxe, avec la plus petite quantité de travail et d'effort physique nécessaires dans l'état de connaissance existant". Autrement dit, il ne serait motivé que par le désir d'un gain matériel. Ils n'imaginent pas qu'un tel être existe, mais prétendent seulement qu'il est nécessaire d'isoler l'objet de leur investigation, car "c'est la méthode que la science doit obligatoirement suivre". Leurs buts sont de découvrir comment les lois du marché permettent aux personnes le souhaitant d'acquérir des richesses, et l'homme économique leur fournit un bon modèle.
Pour Ruskin, et pour Gandhi, c'est précisément cela que la science ne doit pas faire. Si un tel individu n'existe pas, comment ce modèle pourrait-il être utilisé pour comprendre les actions humaines dans la réalité ? Plus que tout, dans le cas de la nature humaine, comment est-il possible de' séparer la compréhension d'une action de son jugement moral ? Ce que les économistes veulent apparemment proposer, même si ce n'est pas leur intention, est que la société dans son ensemble profite de l'avidité et du matérialisme des individus égoïstes. Il semble qu'ils recommandent une telle conduite. Beaucoup de politiciens et d'industrialistes les comprennent certainement de cette façon, et agissent selon ce qu'ils prennent pour leurs conseils, ce qui suffit à Ruskin et à Gandhi pour démontrer l'irresponsabilité de la méthode.
## Unto This Last
L'expression Unto This Last a pour origine la parabole du vigneron (Matthieu 20.1-16).
Car le Royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec eux d'un denier par jour, et les envoya à sa vigne. Il sortit vers la troisième heure, et il vit d'autres qui étaient sur la place sans rien faire. Il leur dit: "Allez aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable." Et ils s'en allèrent. Il sortit de nouveau vers la sixième et la neuvième heure, et fit de même.
Etant sortit vers la onzième heure, il en trouva d'autres qui étaient sur la place, et leur dit : "Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire ?" Ils répondirent : "Personne ne nous a loués." Allez aussi à ma vigne, leur dit-il.
Quand le soir fut venu, le maître de la vigne dit à son intendant: "Appelle les ouvriers, et paie-les le salaire, en allant des derniers aux premiers." Ceux de la onzième vinrent, et reçurent chacun un denier. Les premiers vinrent ensuite, croyant recevoir davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier. En le recevant, ils murmurèrent contre le maître de la maison, et dirent: "Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites à l'égal de nous, qui avons supporté la fatigue et la chaleur du jour." Il répondit à l'un d'eux : "Mon ami, je ne te fais pas tort. N'as-tu pas convenu avec moi d'un denier ? Prends ce qui te revient et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Ou vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers."
Ruskin tenait la signification spirituelle de ce texte pour admise. Ce qui compte dans Unto This Last est la signification économique de l'enseignement du Christ.
L'appréciation de ce passage n'est jamais directement déclarée, mais une lecture attentive du livre suggère deux idées directives. Premièrement, la relation économique entre un employeur et son employé ne doit pas être vue comme une question de profit ou d'avantage, mais de justice. Ainsi, le maître de maison paie tous ses ouvriers de la même façon, non parce qu'il sous-paie "ceux qui ont supporté la fatigue et la chaleur du jour", mais parce que tous les hommes ont des besoins identiques. Ainsi, la justice doit être vue dans la reconnaissance du besoin et dans la responsabilité réciproque. Ensuite, la parabole soutient ce qui semblait la plus excentrique proposition de Ruskin : le taux de salaire doit être fixe pour un travail donné, quel qu'en soit la qualité. Ce qui est aujourd'hui communément admis, bien que les tenants du libéralisme sauvage souhaitent remettre en cause ce principe.
Gandhi, comme Ruskin, a répété tout au long de sa vie que l'être humain est fondamentalement moral. Il ne dénie pas qu'il est capable d'avidité, d'immoralité et de manque de cœur. Il affirme simplement que l'on ne peut comprendre l'humanité, ni même la nature de la richesse ou de l'avidité, si l'on ne reconnaît pas que l'être humain est aussi capable d'abnégation, d'honneur, de justice et d'amour. Ce que les méthodes scientifiques abstraites semblent avoir découvert en lui ne sera pas seulement faux (et donc inutile), mais découragera ses vertus dans l'intérêt du progrès économique. Et l'individu, divisé entre des motifs nobles et vils, apprendra que les plus vils sont bénéfiques à la société, et se sentira en conséquence justifié dans son choix égoïste.
Unto This Last est d'abord un cri de colère contre l'injustice et l'inhumanité. Les théories des économistes ont outragé ses plus fortes convictions morales. Il critique des penseurs qui proclament avoir fondé une science. Limiter le message du livre à des sentiments moraux serait accepter ce que lui reprochent ses détracteurs : d'être un sentimental qui ne peut faire face à la réalité. Mais le livre est aussi une attaque des méthodes philosophiques et scientifiques que les économistes tiennent pour acceptées. Ruskin et Gandhi résistent totalement à la tendance de la civilisation moderne d'un point de vue intellectuel autant que moral. Ils contestent la méthode, particulière aux temps modernes, qui consiste à travailler par spécialisation. La réalité est déformée quand on isole l'objet de l'étude et quand on détache les considérations matérielles de la morale. Leur argument peut-être relié avec leur objection à la démocratie libérale, qu'ils décrivent comme l'expression politique d'une pensée qui conçoit chaque homme comme la somme de ses intérêts personnels, détaché d'un contexte social. Ils voyaient la division du travail comme une forme d'esclavage. Ils ne mettent pas seulement en cause une théorie générale, mais des situations spécifiquement économiques. Ce qui nous attire dans Unto This Last est la façon précise avec laquelle, à l'analyse s'ajoute l'ironie, la passion et l'imagination.
Le premier essai commence avec une attaque de la notion d'homme économique. Dans la plupart des affaires humaines, il est normal de regarder le gain personnel comme secondaire dans le service désintéressé de son prochain. La même chose doit s'appliquer à l'industrie et au commerce : le travail du fabricant et du vendeur doit être de pourvoir la communauté en biens et en services utiles.
Le second anticipe la charge de sentimentalisme. A l'aide de fables simples, il montre que l'honneur dans les affaires commerciales est non seulement désirable, mais essentiel pour une prospérité véritable. Les économistes ne comprennent pas cet argument car ils isolent l'individu de la société. Le modèle proposé pour l'Etat est la cellule familiale où la survie et la prospérité sont profondément interdépendantes. Ce qui conduit naturellement à la considération de la juste récompense du travail dans le troisième essai. Le concept de justice abstraite existe derrière toutes les transactions humaines. Ce concept est inné, et quand il est violé, celui qui en souffre se sent lui-même la victime d'un crime. Un salaire injuste est donc une forme de vol.
Dans le dernier essai, sont esquissés quelques-uns des critiques écologistes aux cités modernes. Il définit ce qu'est un objet utile, ce que n'avaient pas fait les économistes du XIXème siècle. Puis vient la définition d'une véritable richesse, à savoir, qu'elle ne se trouve pas dans la possession de biens matériels, mais dans le cœur d'individus "nobles et généreux".
Le texte de Gandhi est beaucoup plus court que celui de Ruskin. Dans l'original, les quatre chapitres sont de taille sensiblement équivalente. Dans la paraphrase de Gandhi, leur longueur est décroissante. Il est aussi très différent par le style, moins littéraire, et le vocabulaire, fortement simplifié. Gandhi a supprimé toutes les références à d'autres écrits donnés par Ruskin, principalement ceux de John Stuart Mill, Adam Smith et David Ricardo. Mais des passages entiers sont identiques et l'analyse est la même. Gandhi a ajouté une conclusion où il adapte les arguments de Ruskin à la situation de l'Inde. Aucun autre livre, excepté la Baghavad Gita, n'a eu une influence aussi importante sur la pensée de Gandhi.
## Conclusion
Il est remarquable que les dysfonctionnements actuels de notre société aient été si bien prévus et analysés il y a plus d'un siècle. On peut exactement appliquer les commentaires de Unto This Last, écrits pour le libéralisme du XIXème siècle, à l'économie des pays capitalistes d'aujourd'hui. Ceux-ci ont appliqué à leur système social certaines des propositions de Ruskin et de Gandhi, comme le taux horaire fixe, le salaire minimum, le droit à certains besoins essentiels. Mais l'idée que le niveau de salaire doit être fixe pour un temps de travail équivalent est complètement pervertie dans leurs relations économiques avec les pays du Sud. Les échanges sont totalement faussés par le niveau des taux de change. Dans le cas de l'Inde, la valeur de la roupie a été divisée par cinq en dix ans ! Mais le prix des marchandises et des services échangés, fixé en devises fortes, est resté le même. Pire, les prix des produits vendus ont augmenté, tandis que ceux des produits achetés ont chuté. Les conditions se sont encore aggravées au désavantage des pays les plus pauvres.
Par contre, ce qui n'a pas changé est encore le fléau principal qui ravage la société moderne : la démoralisation de l'économie est la cause des maux de notre société, comme l'apparition d'une nouvelle pauvreté, le chômage dont aucun remède n'endigue la croissance régulière.
Il semble aussi que les communautés fondées par Gandhi en Afrique du Sud, Phoenix Settlement et Tolstoy Farm, aient été inspirées par une innovation de Ruskin : The Guild of St. George. L'œuvre de Ruskin est donc à l'origine de la plupart des principes économiques et sociaux de Gandhi, et de ceux qui l'ont suivi. C'est en conséquence un ouvrage fondamental dans l'évolution des idées et des pratiques alternatives dans la société moderne. |
1,327 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_de_1946%2C_IVe_R%C3%A9publique | Constitution de 1946, IVe République | # Constitution de 1946, IVe République
## Préambule
Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques, économiques et sociaux ci-après :
La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme.
Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République.
Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.
Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix.
Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.
Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises.
Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.
La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.
Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence.
La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales.
La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État.
La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n'entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.
Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix.
La France forme avec les peuples d'outre-mer une Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion.
L'Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité.
Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant tout système de colonisation fondé sur l'arbitraire, elle garantit à tous l'égal accès aux fonctions publiques et l'exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus.
## Titre I - De la souveraineté
### Article premier
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
### Article 2
L'emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge à trois bandes verticales d'égales dimensions.
L'hymne national est La Marseillaise.
La devise de la République est : « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Son principe est : gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple.
### Article 3
La souveraineté nationale appartient au peuple français.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice.
Le peuple l'exerce, en matière constitutionnelle, par le vote de ses représentants et par le référendum.
En toutes autres matières, il l'exerce par ses députés à l'Assemblée nationale, élus au suffrage universel, égal, direct et secret.
### Article 4
Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux et ressortissants français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques.
## Titre II - Du Parlement
### Article 5
Le Parlement se compose de l'Assemblée nationale et du Conseil de la République.
### Article 6
La durée des pouvoirs de chaque assemblée, son mode d'élection, les conditions d'éligibilité, le régime des inéligibilités et incompatibilités sont déterminés par la loi.
Toutefois, les deux chambres sont élues sur une base territoriale, l'Assemblée nationale au suffrage universel direct, le Conseil de la République par les collectivités communales et départementales, au suffrage universel indirect. Le Conseil de la République est renouvelable par moitié.
Néanmoins, l'Assemblée nationale peut élire elle-même à la représentation proportionnelle des conseillers dont le nombre ne doit pas excéder le sixième du nombre total des membres du Conseil de la République.
Le nombre des membres du Conseil de la République ne peut être inférieur à deux cent cinquante ni supérieur à trois cent vingt.
### Article 7
La guerre ne peut être déclarée sans un vote de l'Assemblée nationale et l'avis préalable du Conseil de la République.
### Article 8
Chacune des deux chambres est juge de l'éligibilité de ses membres et de la régularité de leur élection; elle peut seule recevoir leur démission.
### Article 9
L'Assemblée nationale se réunit de plein droit en session annuelle le second mardi de janvier.
La durée totale des interruptions de la session ne peut excéder quatre mois. Sont considérés comme interruptions de sessions les ajournements de séance supérieurs à dix jours.
Le Conseil de la République siège en même temps que l'Assemblée nationale.
### Article 10
Les séances des deux chambres sont publiques. Les comptes rendus in extenso des débats ainsi que les documents parlementaires sont publiés au Journal officiel.
Chacune des deux chambres peut se constituer en comité secret.
### Article 11
Chacune des deux chambres élit son bureau chaque année, au début de la session, à la représentation proportionnelle des groupes.
Lorsque les deux chambres se réunissent pour l'élection du président de la République, leur bureau est celui de l'Assemblée nationale.
### Article 12
Quand l'Assemblée nationale ne siège pas, son bureau, contrôlant l'action du cabinet, peut convoquer le Parlement ; il doit le faire à la demande du tiers des députés ou à celle du président du Conseil des ministres.
### Article 13
L'Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit.
### Article 14
Le président du Conseil des ministres et les membres du Parlement ont l'initiative des lois.
Les projets de loi et les propositions de loi formulés par les membres de l'Assemblée nationale sont déposés sur le bureau de celle-ci.
Les propositions de loi formulées par les membres du Conseil de la République sont déposées sur le bureau de celui-ci et transmises sans débat au bureau de l'Assemblée nationale. Elles ne sont pas recevables lorsqu'elles auraient pour conséquence une diminution de recettes ou une création de dépenses.
### Article 15
L'Assemblée nationale étudie les projets et propositions de loi dont elle est saisie, dans des commissions dont elle fixe le nombre, la composition et la compétence.
### Article 16
L'Assemblée nationale est saisie du projet de budget.
Cette loi ne pourra comprendre que les dispositions strictement financières.
Une loi organique réglera le mode de présentation du budget.
### Article 17
Les députés à l'Assemblée nationale possèdent l'initiative des dépenses.
Toutefois, aucune proposition tendant à augmenter les dépenses prévues ou à créer des dépenses nouvelles ne pourra être présentée lors de la discussion du budget, des crédits provisionnels et supplémentaires.
### Article 18
L'Assemblée nationale règle les comptes de la Nation.
Elle est, à cet effet, assistée de la Cour des comptes.
L'Assemblée nationale peut charger la Cour des comptes de toutes enquêtes et études se rapportant à l'exécution des recettes et des dépenses publiques ou à la gestion de la trésorerie.
### Article 19
L'amnistie ne peut être accordée que par une loi.
### Article 20
Le Conseil de la République examine, pour avis, les projets et propositions de loi votés en première lecture par l'Assemblée nationale.
Il donne son avis au plus tard dans les deux mois qui suivent la transmission par l'Assemblée nationale. Quand il s'agit de la loi du budget, ce délai est abrégé, le cas échéant, de façon à ne pas excéder le temps utilisé par l'Assemblée nationale pour son examen et son vote. Quand l'Assemblée nationale décide l'adoption d'une procédure d'urgence, le Conseil de la République donne son avis dans le même délai que celui prévu pour les débats de l'Assemblée nationale par le règlement de celle-ci. Les délais prévus au présent article sont suspendus pendant les interruptions de session. Ils peuvent être prolongés par décision de l'Assemblée nationale.
Si l'avis du Conseil de la République est conforme ou s'il n'a pas été donné dans les délais prévus à l'alinéa précédent, la loi est promulguée dans le texte voté par l'Assemblée nationale.
Si l'avis n'est pas conforme, l'Assemblée nationale examine le projet ou la proposition de loi en seconde lecture. Elle statue définitivement et souverainement sur les seuls amendements proposés par le Conseil de la République, en les acceptant ou en les rejetant en tout ou en partie. En cas de rejet total ou partiel de ces amendements, le vote en seconde lecture de la loi a lieu au scrutin public, à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale, lorsque le vote sur l'ensemble a été émis par le Conseil de la République dans les mêmes conditions.
### Article 21
Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions.
### Article 22
Aucun membre du Parlement ne peut, pendant la durée de son mandat, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de la chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit. La détention ou la poursuite d'un membre du Parlement est suspendue si la chambre dont il fait partie le requiert.
### Article 23
Les membres du Parlement perçoivent une indemnité fixée par référence au traitement d'une catégorie de fonctionnaires.
### Article 24
Nul ne peut appartenir à la fois à l'Assemblée nationale et au Conseil de la République.
Les membres du Parlement ne peuvent faire partie du Conseil économique, ni de l'Assemblée de l'Union française.
## Titre III - Du Conseil économique
### Article 25
Un Conseil économique, dont le statut est réglé par la loi, examine, pour avis, les projets et propositions de loi de sa compétence. Ces projets lui sont soumis par l'Assemblée nationale avant qu'elle n'en délibère.
Le Conseil économique peut, en outre, être consulté par le Conseil des ministres. Il l'est obligatoirement sur l'établissement d'un plan économique national ayant pour objet le plein emploi des hommes et l'utilisation rationnelle des ressources matérielles.
## Titre IV - Des traités diplomatiques
### Article 26
Les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ont force de loi dans le cas même où ils seraient contraires à des lois françaises, sans qu'il soit besoin pour en assurer l'application d'autres dispositions législatives que celles qui auraient été nécessaires pour assurer leur ratification.
### Article 27
Les traités relatifs à l'organisation internationale, les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l'État, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes et au droit de propriété des Français à l'étranger, ceux qui modifient les lois internes françaises, ainsi que ceux qui comportent cession, échange, adjonction de territoire, ne sont définitifs qu'après avoir été ratifiés en vertu d'une loi.
Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées.
### Article 28
Les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ayant une autorité supérieure à celle des lois internes, leurs dispositions ne peuvent être abrogées, modifiées ou suspendues qu'à la suite d'une dénonciation régulière, notifiée par voie diplomatique. Lorsqu'il s'agit d'un des traités visés à l'article 27, la dénonciation doit être autorisée par l'Assemblée nationale, exception faite pour les traités de commerce.
## Titre V - Du président de la République
### Article 29
Le président de la République est élu par le Parlement.
Il est élu pour sept ans. Il n'est rééligible qu'une fois.
### Article 30
Le président de la République nomme en Conseil des ministres les conseillers d'État, le grand chancelier de la Légion d'honneur, les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires, les membres du conseil supérieur et du comité de la défense nationale, les recteurs des universités, les préfets, les directeurs des administrations centrales, les officiers généraux, les représentants du gouvernement dans les territoires d'outre-mer.
### Article 31
Le président de la République est tenu informé des négociations internationales. Il signe et ratifie les traités.
Le président de la République accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités auprès de lui.
### Article 32
Le président de la République préside le Conseil des ministres. Il fait établir et conserve les procès-verbaux des séances.
### Article 33
Le président de la République préside, avec les même attributions, le conseil supérieur et le comité de la défense nationale et prend le titre de chef des armées.
### Article 34
Le président de la République préside le Conseil supérieur de la magistrature.
### Article 35
Le président de la République exerce le droit de grâce en Conseil supérieur de la magistrature.
### Article 36
Le président de la République promulgue les lois dans les dix jours qui suivent la transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Ce délai est réduit à cinq jours en cas d'urgence déclarée par l'Assemblée nationale.
Dans le délai fixé pour la promulgation, le président de la République peut, par un message motivé, demander aux deux chambres une nouvelle délibération, qui ne peut être refusée.
A défaut de promulgation par le président de la République dans les délais fixés par la présente Constitution, il y sera pourvu par le président de l'Assemblée nationale.
### Article 37
Le président de la République communique avec le Parlement par des messages adressés à l'Assemblée nationale.
### Article 38
Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par le président du Conseil des ministres et par un ministre.
### Article 39
Trente jours au plus, quinze jours au moins avant l'expiration des pouvoirs du président de la République, le Parlement procède à l'élection du nouveau président.
### Article 40
Si, en application de l'article précédent, l'élection doit avoir lieu dans une période où l'Assemblée nationale est dissoute conformément à l'article 51, les pouvoirs du président de la République en exercice sont prorogés jusqu'à l'élection du nouveau président. Le Parlement procède à l'élection de ce nouveau président dans les dix jours de l'élection de la nouvelle Assemblée nationale.
Dans ce cas, la désignation du président du Conseil des ministres a lieu dans les quinze jours qui suivent l'élection du nouveau président de la République.
### Article 41
En cas d'empêchement dûment constaté par un vote du Parlement, en cas de vacance par décès, démission ou toute autre cause, le président de l'Assemblée nationale assure provisoirement l'intérim des fonctions de président de la République ; il sera remplacé dans ses fonctions par un vice-président.
Le nouveau président de la République est élu dans les dix jours, sauf ce qui est dit à l'article précédent.
### Article 42
Le président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.
Il peut être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyé devant la Haute Cour de justice dans les conditions prévues à l'article 57 ci-dessous.
### Article 43
La charge de président de la République est incompatible avec toute autre fonction publique.
### Article 44
Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République.
## Titre VI - Du Conseil des ministres
### Article 45
Au début de chaque législature, le président de la République, après les consultations d'usage, désigne le président du Conseil.
Celui-ci soumet à l'Assemblée nationale le programme et la politique du cabinet qu'il se propose de constituer.
Le président du Conseil et les ministres ne peuvent être nommés qu'après que le président du Conseil ait été investi de la confiance de l'Assemblée au scrutin public et à la majorité absolue des députés, sauf cas de force majeure empêchant la réunion de l'Assemblée nationale.
Il en est de même au cours de la législature, en cas de vacance par décès, démission ou toute autre cause, sauf en ce qui est dit à l'article 52 ci-dessous.
Aucune crise ministérielle intervenant dans le délai de quinze jours de la nomination des ministres ne compte pour l'application de l'article 51.
### Article 46
Le président du Conseil et les ministres choisis par lui sont nommés par décret du président de la République.
### Article 47
Le président du Conseil des ministres assure l'exécution des lois.
Il nomme à tous les emplois civils et militaires, sauf ceux prévus par les articles 30, 46 et 84.
Le président du Conseil assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la défense nationale.
Les actes du président du Conseil des ministres prévus au présent article sont contresignés par les ministres intéressés.
### Article 48
Les ministres sont collectivement responsables devant l'Assemblée nationale de la politique générale du cabinet et individuellement de leurs actes personnels.
Ils ne sont pas responsables devant le Conseil de la République.
### Article 49
La question de confiance ne peut être posée qu'après délibération du Conseil des ministres ; elle ne peut l'être que par le président du Conseil.
Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir qu'un jour franc après qu'elle a été posée devant l'Assemblée. Il a lieu au scrutin public.
La confiance ne peut être refusée au cabinet qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée.
Ce refus entraîne la démission collective du cabinet.
### Article 50
Le vote par l'Assemblée nationale d'une motion de censure entraîne la démission collective du cabinet.
Ce vote ne peut intervenir qu'un jour franc après le dépôt de la motion. Il a lieu au scrutin public.
La motion de censure ne peut être adoptée qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée.
### Article 51
Si, au cours d'une même période de dix-huit mois, deux crises ministérielles surviennent dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la dissolution de l'Assemblée nationale pourra être décidée en Conseil des ministres, après avis du président de l'Assemblée. La dissolution sera prononcée, conformément à cette décision, par décret du président de la République.
Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont applicables qu'à l'expiration des dix-huit premiers mois de la législature.
### Article 52
En cas de dissolution, le cabinet, à l'exception du président du Conseil et du ministre de l'intérieur, reste en fonction pour expédier les affaires courantes.
Le président de la République désigne le président de l'Assemblée nationale comme président du Conseil. Celui-ci désigne le nouveau ministre de l'intérieur en accord avec le bureau de l'Assemblée nationale. Il désigne comme ministres d'État des membres des groupes non représentés au gouvernement.
Les élections générales ont lieu vingt jours au moins, trente jours au plus après la dissolution.
L'Assemblée nationale se réunit de plein droit le troisième jeudi qui suit son élection.
### Article 53
Les ministres ont accès aux deux chambres et à leurs commissions. Ils doivent être entendus quand ils le demandent.
Ils peuvent se faire assister dans les discussions devant les chambres par des commissaires désignés par décret.
### Article 54
Le président du Conseil des ministres peut déléguer ses pouvoirs à un ministre.
### Article 55
En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, le Conseil des ministres charge un de ses membres d'exercer provisoirement les fonctions de président du Conseil des ministres.
## Titre VII - De la responsabilité pénale des ministres
### Article 56
Les ministres sont pénalement responsables des crimes et délits commis dans l'exercice de leurs fonctions.
### Article 57
Les ministres peuvent être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyés devant la Haute Cour de justice.
L'Assemblée nationale statue au scrutin secret et à la majorité absolue des membres la composant, à l'exception de ceux qui seraient appelés à participer à la poursuite, à l'instruction et au jugement.
### Article 58
La Haute Cour est élue par l'Assemblée nationale au début de chaque législature.
### Article 59
L'organisation de la Haute Cour de justice et la procédure suivie sont déterminées par une loi spéciale.
## Section I : Principes
### Article 60
L'Union française est formée, d'une part, de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et territoires d'outre-mer, d'autre part, des territoires et États associés.
### Article 61
La situation des États associés dans l'Union française résulte pour chacun d'eux de l'acte qui définit ses rapports avec la France.
### Article 62
Les membres de l'Union française mettent en commun la totalité de leurs moyens pour garantir la défense de l'ensemble de l'Union. Le gouvernement de la République assume la coordination de ces moyens et la direction de la politique propre à préparer et à assurer cette défense.
## Section II : Organisation
### Article 63
Les organes centraux de l'Union française sont la présidence, le Haut Conseil et l'Assemblée.
### Article 64
Le président de la République française est président de l'Union française, dont il représente les intérêts permanents.
### Article 65
Le Haut Conseil de l'Union française est composé, sous la présidence du président de l'Union, d'une délégation du gouvernement français et de la représentation que chacun des États associés a la faculté de désigner auprès du président de l'Union.
Il a pour fonction d'assister le gouvernement dans la conduite générale de l'Union.
### Article 66
L'Assemblée de l'Union française est composée, par moitié, de membres représentant la France métropolitaine et, par moitié, de membres représentant les départements et territoires d'outre-mer et les États associés.
Une loi organique déterminera dans quelles conditions pourront être représentées les diverses parties de la population.
### Article 67
Les membres de l'Assemblée de l'Union sont élus par les assemblées territoriales en ce qui concerne les départements et territoires d'outre-mer ; ils sont élus, en ce qui concerne la France métropolitaine, à raison de deux tiers par les membres de l'Assemblée nationale représentant la métropole et d'un tiers par les membres du Conseil de la République représentant la métropole.
### Article 68
Les États associés peuvent désigner les délégués à l'Assemblée de l'Union dans des limites et des conditions fixées par une loi et un acte intérieur de chaque État.
### Article 69
Le président de l'Union française convoque l'Assemblée de l'Union française et en clôt les sessions. Il doit la convoquer à la demande de la moitié de ses membres.
L'Assemblée de l'Union française ne peut siéger pendant les interruptions de session du Parlement.
### Article 70
Les règles des articles 8, 10, 21, 22, et 23 sont applicables à l'Assemblée de l'Union française dans les mêmes conditions qu'au Conseil de la République.
### Article 71
L'Assemblée de l'Union française connaît des projets ou propositions qui lui sont soumis pour avis par l'Assemblée nationale ou le gouvernement de la République française ou les gouvernements des États associés.
L'Assemblée a qualité pour se prononcer sur les propositions de résolution qui lui sont présentées par l'un de ses membres et, si elle les prend en considération, pour charger son bureau de les transmettre à l'Assemblée nationale. Elle peut faire des propositions au gouvernement français et au Haut Conseil de l'Union française.
Pour être recevables, les propositions de résolution visées à l'alinéa précédent doivent avoir trait à la législation relative aux territoires d'outre-mer.
### Article 72
Dans les territoires d'outre-mer, le pouvoir législatif appartient au Parlement en ce qui concerne la législation criminelle, le régime des libertés publiques et l'organisation politique et administrative.
En toutes autres matières, la loi française n'est applicable dans les territoires d'outre-mer que par disposition expresse ou si elle a été étendue par décret aux territoires d'outre-mer après avis de l'Assemblée de l'Union.
En outre, par dérogation à l'article 13, des dispositions particulières à chaque territoire pourront être édictées par le président de la République en Conseil des ministres sur avis préalable de l'Assemblée de l'Union.
## Section III : Des départements et territoires d'outre-mer
### Article 73
Le régime législatif des départements d'outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi.
### Article 74
Les territoires d'outre-mer sont dotés d'un statut particulier tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République.
Ce statut et l'organisation intérieure de chaque territoire d'outre-mer ou de chaque groupe de territoires sont fixés par la loi, après avis de l'Assemblée de l'Union française et consultation des assemblées territoriales.
### Article 75
Les statuts respectifs des membres de la République et de l'Union française sont susceptibles d'évolution.
Les modifications de statut et les passages d'une catégorie à l'autre, dans le cadre fixé par l'article 60, ne peuvent résulter que d'une loi votée par le Parlement, après consultation des assemblées territoriales et de l'Assemblée de l'Union.
### Article 76
Le représentant du gouvernement dans chaque territoire ou groupe de territoires est le dépositaire des pouvoirs de la République. Il est le chef de l'administration du territoire.
Il est responsable de ses actes devant le gouvernement.
### Article 77
Dans chaque territoire est instituée une assemblée élue. Le régime électoral, la composition et la compétence de cette assemblée sont déterminés par la loi.
### Article 78
Dans les groupes de territoires, la gestion des intérêts communs est confiée à une assemblée composée de membres élus par les assemblées territoriales.
Sa composition et ses pouvoirs sont fixés par la loi.
### Article 79
Les territoires d'outre-mer élisent des représentants à l'Assemblée nationale et au Conseil de la République dans les conditions prévues par la loi.
### Article 80
Tous les ressortissants des territoires d'outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d'outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens.
### Article 81
Tous les nationaux français et les ressortissants de l'Union française ont la qualité de citoyen de l'Union française qui leur assure la jouissance des droits et libertés garantis par le préambule de la présente Constitution.
### Article 82
Les citoyens qui n'ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé.
Ce statut ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français.
## Titre IX - Du Conseil supérieur de la magistrature
### Article 83
Le Conseil supérieur de la magistrature est composé de quatorze membres :
- le président de la République, président ;
- le garde des sceaux, ministre de la justice, vice-président ;
- six personnalités élues pour six ans par l'Assemblée nationale, à la majorité des deux tiers, en dehors de ses membres, six suppléants étant élus dans les mêmes conditions ;
- six personnalités désignées comme suit : quatre magistrats élus pour six ans, représentant chacune des catégories de magistrats, dans les conditions prévues par la loi, quatre suppléants étant élus dans les mêmes conditions ; deux membres désignés pour six ans par le président de la République en dehors du Parlement et de la magistrature, mais au sein des professions judiciaires, deux suppléants étant élus dans les mêmes conditions.
Les décisions du Conseil supérieur de la magistrature sont prises à la majorité des suffrages. En cas de partage des voix, celle du président est prépondérante.
### Article 84
Le président de la République nomme, sur présentation du Conseil supérieur de la magistrature, les magistrats, à l'exception de ceux du parquet.
Le Conseil supérieur de la magistrature assure, conformément à la loi, la discipline de ces magistrats, leur indépendance et l'administration des tribunaux judiciaires.
Les magistrats du siège sont inamovibles.
## Titre X - Des collectivités territoriales
### Article 85
La République française, une et indivisible, reconnaît l'existence de collectivités territoriales.
Ces collectivités sont les communes et départements, les territoires d'outre-mer.
### Article 86
Le cadre, l'étendue, le regroupement éventuel et l'organisation des communes et départements, territoires d'outre-mer, sont fixés par la loi.
### Article 87
Les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus au suffrage universel.
L'exécution des décisions de ces conseils est assurée par leur maire ou leur président.
### Article 88
La coordination de l'activité des fonctionnaires de l'État, la représentation des intérêts nationaux et le contrôle administratif des collectivités territoriales sont assurés, dans le cadre départemental, par les délégués du gouvernement, désignés en Conseil des ministres.
### Article 89
Des lois organiques étendront les libertés départementales et municipales ; elles pourront prévoir, pour certaines grandes villes, des règles de fonctionnement et des structures différentes de celles des petites communes et comporter des dispositions spéciales pour certains départements ; elles déterminent les conditions d'application des articles 85 à 88 ci-dessus.
## Titre XI - De la révision de la Constitution
### Article 90
La révision a lieu dans les formes suivantes :
La révision doit être décidée par une résolution adoptée à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale.
La résolution précise l'objet de la révision.
Elle est soumise, dans le délai minimum de trois mois, à une deuxième lecture, à laquelle il doit être procédé dans les mêmes conditions qu'à la première, à moins que le Conseil de la République, saisi par l'Assemblée nationale, n'ait adopté à la majorité absolue la même résolution.
Après cette seconde lecture, l'Assemblée nationale élabore un projet de loi portant révision de la Constitution. Ce projet est soumis au Parlement et voté à la majorité et dans les mêmes formes prévues pour la loi ordinaire.
Il est soumis au référendum, sauf s'il a été adopté en seconde lecture par l'Assemblée nationale à la majorité des deux tiers ou s'il a été voté à la majorité des trois cinquièmes par chacune des deux assemblées.
Le projet est promulgué comme loi constitutionnelle par le président de la République dans les huit jours de son adoption.
Aucune révision constitutionnelle relative à l'existence du Conseil de la République ne pourra être réalisée sans l'accord de ce Conseil ou le recours à la procédure de référendum.
### Article 91
Le Comité constitutionnel est présidé par le président de la République.
Il comprend le président de l'Assemblée nationale, le président du Conseil de la République, sept membres élus par l'Assemblée nationale au début de chaque session annuelle à la représentation proportionnelle des groupes et, choisis en dehors de ses membres, trois membres élus dans les mêmes conditions par le Conseil de la République.
Le Comité constitutionnel examine si les lois votées par l'Assemblée nationale supposent une révision de la Constitution.
### Article 92
Dans le délai de promulgation de la loi, le Comité est saisi par une demande émanant conjointement du président de la République et du président du Conseil de la République, le Conseil ayant statué à la majorité absolue des membres le composant.
Le Comité examine la loi, s'efforce de provoquer un accord entre l'Assemblée nationale et le Conseil de la République et, s'il n'y parvient pas, statue dans les cinq jours de sa saisine. Ce délai est ramené à deux jours en cas d'urgence.
Il n'est compétent que pour statuer sur la possibilité de révision des dispositions des titres Ier à X de la présente Constitution.
### Article 93
La loi qui, de l'avis du Comité, implique une révision de la Constitution est renvoyée à l'Assemblée nationale pour nouvelle délibération.
Si le Parlement maintient son premier vote, la loi ne peut être promulguée avant que la présente Constitution n'ait été révisée dans les formes prévues à l'article 90.
Si la loi est jugée conforme aux dispositions des titres Ier à X de la présente Constitution, elle est promulguée dans le délai prévu à l'article 36, celui-ci étant prolongé de la durée des délais prévus à l'article 92 ci-dessus.
### Article 94
Au cas d'occupation de tout ou partie du territoire métropolitain par des forces étrangères, aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie.
### Article 95
La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision.
## Titre XII - Dispositions transitoires
### Article 96
Le bureau de l'Assemblée nationale constituante est chargé d'assurer la permanence de la représentation nationale jusqu'à la réunion des députés à la nouvelle Assemblée nationale.
### Article 97
Dans le cas de circonstances exceptionnelles, les députés en fonction à l'Assemblée nationale constituante pourront, jusqu'à la date prévue à l'article précédent, être réunis par le bureau de l'Assemblée, soit de sa propre initiative, soit à la demande du gouvernement.
### Article 98
L'Assemblée nationale se réunira de plein droit le troisième jeudi qui suivra les élections générales.
Le Conseil de la République se réunira le troisième mardi suivant son élection. La présente Constitution entrera en vigueur à partir de cette date.
Jusqu'à la réunion du Conseil de la République, l'organisation des pouvoirs publics sera régie par la loi du 2 novembre 1945, l'Assemblée nationale ayant les attributions conférées par cette loi à l'Assemblée nationale constituante.
### Article 99
Le gouvernement provisoire constitué en vertu de l'article 98 remettra sa démission au président de la République dès son élection par le Parlement dans les conditions fixées par l'article 29 ci-dessus.
### Article 100
Le bureau de l'Assemblée nationale constituante est chargé de préparer la réunion des assemblées instituées par la présente Constitution et, notamment, de leur assurer, dès avant la réunion de leurs bureaux respectifs, les locaux et les moyens administratifs nécessaires à leur fonctionnement.
### Article 101
Pendant un délai maximum d'un an à compter de la réunion de l'Assemblée nationale, le Conseil de la République pourra valablement délibérer dès que les deux tiers de ses membres auront été proclamés élus.
### Article 102
Le premier Conseil de la République sera renouvelé intégralement dans l'année qui suivra le renouvellement des conseils municipaux, qui devra intervenir dans le délai d'un an à compter de la promulgation de la Constitution.
### Article 103
Jusqu'à l'organisation du Conseil économique, et pendant un délai maximum de trois mois à compter de la réunion de l'Assemblée nationale, il sera sursis à l'application de l'article 25 de la présente Constitution.
### Article 104
Jusqu'à la réunion de l'Assemblée de l'Union française, et pendant un délai maximum d'un an mois à compter de la réunion de l'Assemblée nationale, il sera sursis à l'application des articles 71 et 72 de la présente Constitution.
### Article 105
Jusqu'à la promulgation des lois prévues à l'article 89 de la présente Constitution et sous réserve des dispositions fixant le statut des divers départements et territoires d'outre-mer, les départements et communes de la République française seront administrés conformément aux textes en vigueur, sauf en ce qui concerne les paragraphes 2 et 3 de l'article 97 de la loi du 5 avril 1884 pour l'application desquels la police d'État sera mise à la disposition du maire.
Toutefois, les actes accomplis par le préfet, en sa qualité de représentant du département, seront exécutés par lui sous le contrôle permanent du président de l'assemblée départementale.
Les dispositions de l'alinéa qui précède ne sont pas applicables au département de la Seine.
### Article 106
La présente Constitution sera promulguée par le président du gouvernement provisoire de la République dans les deux jours qui suivront la date de la proclamation des résultats du référendum et dans la forme suivante :
« L'Assemblée nationale constituante a adopté,
« Le peuple français a approuvé,
« Le président du Gouvernement provisoire de la République promulgue la Constitution dont la teneur suit :
« (Texte de la Constitution)
« La présente Constitution, délibérée et adoptée par l'Assemblée nationale constituante, approuvée par le peuple français, sera exécutée comme loi de l'État ».
## Loi constitutionnelle du 7 décembre 1954
tendant à la révision des articles 7 (addition), 9 (1er et 2e alinéas), 11 (1er alinéa), 12, 14 (2e et 3e alinéas), 20, 22 (1re phrase), 45 (2e, 3e et 4e alinéas), 49 (2e et 3e alinéas), 50 (2e alinéa) et 52 (1er et 2e alinéas) de la Constitution
L'Assemblée nationale et le Conseil de la République ont délibéré,
L'Assemblée nationale a adopté,
Le président de la République promulgue la loi constitutionnelle dont la teneur suit :
Article 1. - L'article 7 de la Constitution est ainsi complété : - " L'état de siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi. "
Article 2. - Les premiers et deuxième alinéas de l'article 9 de la Constitutions sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : - " L'Assemblée nationale se réunit de plein droit le premier mardi d'octobre. - Lorsque cette session a duré sept mois au moins, le président du conseil peut en prononcer la clôture par décret pris en conseil des ministres. Dans cette durée de sept mois ne sont pas comprises les interruptions de sessions. Sont considérés comme interruptions de séances les ajournements de séance supérieurs à huit jours francs. "
Article 3. - Le premier alinéa de l'article 11 de la Constitution est modifié ainsi qu'il suit : " Chacune des deux Chambres élit son bureau chaque année au début de la session ordinaire et dans les conditions prévues par son règlement. "
Article 4. - L'article 12 de la Constitution est abrogé et remplacé par les dispositions suivantes : - " Quand l'Assemblée nationale ne siège pas, son bureau peut convoquer le Parlement en session extraordinaire ; le président de l'Assemblée nationale doit le faire à la demande du président du conseil des ministres ou à celle de la majorité des membres composant l'Assemblée nationale. - Le président du conseil prononce la clôture de la session extraordinaire dans les formes prévues à l'article 9. - Lorsque la session extraordinaire a lieu à la demande de la majorité de l'Assemblée nationale ou de son bureau, le décret de clôture ne peut être pris avant que le Parlement n'ait épuisé l'ordre du jour limité pour lequel il a été convoqué. "
Article 5. - Les deuxième et troisième alinéas de l'article 14 de la Consitution sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : - " Les projets de loi sont déposés sur le bureau de l'Assemblée nationale ou sur le bureau du Conseil de la République. Toutefois, les projets de loi tendant à autoriser la ratification des traités prévus à l'article 27, les projets de loi budgétaires ou de finances et les projets comportant diminution de recettes ou création de dépenses doivent être déposées au bureau de l'Assemblée nationale. - Les propositions de loi formulées par les membres du Parlement sont déposées sur le bureau de la Chambre dont ils font partie, et transmises après adoption à l'autre Chambre. Les propositions de loi formulées par les membres du Conseil de la République ne sont pas recevables lorsqu'elles auraient pour conséquence une diminution de recettes ou une création de dépenses. "
Article 6. - L'article 20 de la Constitution est abrogé et remplacé par les dispositions suivantes : " Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement par les deux Chambres du Parlement en vue de parvenir à l'adoption d'un texte identique. - A moins que le projet ou la proposition n'ait été examiné par lui en première lecture, le Conseil de la République se prononce au plus tard dans les deux mois qui suivent la transmission du texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale. - En ce qui concerne les textes budgétaires et la loi de finances, le délai imparti au Conseil de la République ne doit pas excéder le temps précédemment utilisé par l'Assemblée nationale pour leur examen et leur vote. En cas de procédure d'urgence déclarée par l'Assemblée nationale, le délai est le double de celui prévu pour les débats de l'Assemblée nationale par le règlement de celle-ci. - Si le Conseil de la République ne s'est pas prononcé dans les délais prévus au précédents alinéas, la loi est en état d'être promulguée dans le texte voté par l'Assemblée nationale. - Si l'accord n'est pas intervenu, l'examen se poursuit devant chacune des deux Chambres. Après deux lectures par le Conseil de la République, chaque Chambre dispose, à cet effet, du délai utilisé par l'autre Chambre lors de la lecture précédente, sans que ce délai puisse être inférieur à sept jours ou à un jour pour les textes visés au troisième alinéa. - A défaut d'accord dans un délai de cent jours à compter de la transmission du texte au Conseil de la République pour deuxième lecture, ramené à un mois pour les textes budgétaires et la loi de finances et à quinze jours en cas de procédure applicable aux affaires urgentes, l'Assemblée nationale peut statuer définitivement en reprenant le dernier texte voté par elle ou en le modifiant par l'adoption d'un ou plusieurs amendements proposés à ce texte par le Conseil de la République. - Si l'Assemblée nationale dépasse ou prolonge les délais d'examen dont elle dispose, le délai prévu pour l'accord des deux Chambres est augmenté d'autant. - Les délais au présent article sont suspendus pendant les interruptions de session. Ils peuvent être prolongés par décision de l'Assemblée nationale. "
Article 7. - La première phrase de l'article 22 de la Constitution est abrogée et remplacée par les disposistions suivantes : - " Aucun membre du Parlement ne peut, pendant la durée des sessions, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de la Chambre dont il fait partie, sauf en cas de flagrant délit. Tout parlementaire arrêté hors session peut voter par délégation tant que la Chambre dont il fait partie ne s'est pas prononcée sur la levée de son immunité parlementaire. Si elle ne s'est pas prononcée dans les trente jours qui suivront l'ouverture de la session, le parlementaire arrêté sera libéré de plein droit. Sauf les cas de flagrant délit, de poursuites autorisées ou de condamnation définitive, aucun membre du Parlement ne peut, hors session, être arrêté qu'avec l'autorisation du bureau de la Chambre dont il fait partie. "
Article 8. - Les deuxième et troisième alinéas de l'article 45 de la Constitution sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : " Celui-ci choisit les membres de son Cabinet et en fait connaître la liste à l'Assemblée nationale devant laquelle il se présente afin d'obtenir sa confiance sur le programme et la politique qu'il compte poursuivre, sauf en cas de force majeure empêchant la réunion de l'Assemblée nationale. - Le vote a lieu au scrutin secret et à la majorité simple. - Il en est de même au cours de la législature, en cas de vacance de la présidence du Conseil, sauf ce qui est dit à l'article 52. "
Article 9. - Les deuxième et troisième alinéas de l'article 49 de la Constitution sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : " Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir que vingt-quatre heures après qu'elle a été posée devant l'Assemblée. Il a lieu au scrutin public. - La confiance est refusée au Cabinet à la majorité absolue des députés à l'Assemblée. "
Article 10. - Le deuxième alinéa de l'article 50 de la Constitution est abrogé et remplacé par la disposition suivante : " Le vote sur la motion de censure a lieu dans les mêmes conditions et les mêmes formes que le scrutin sur la question de confiance. "
Article 11. - Les premier et deuxième alinéas de l'article 52 de la Constitution sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : - " En cas de dissolution, le Cabinet reste en fonction. - Toutefois, si la dissolution a été précédée de l'adoption d'une motion de censure, le président de la République nomme le président de l'Assemblée nationale président du conseil et ministre de l'intérieur. "
Article 12. - Les nouvelles dispositions de l'article 9 de la Constitution n'entreront en vigueur qu'à partir du premier mardi d'octobre suivant la promulgation de la loi constitutionnelle de révision. |
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### Loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics
L'Assemblée nationale a adopté la loi dont la teneur suit :
#### Article premier
Le pouvoir législatif s'exerce par : la Chambre des députés et le Sénat.
La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions déterminées par la loi électorale.
La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglés par une loi spéciale.
#### Article 2
Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.
#### Article 3
Le Président de la République a l'initiative des lois, concurremment avec les membres des deux chambres. Il promulgue les lois lorsqu'elles ont été votées par les deux chambres ; il en surveille et en assure l'exécution.
Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être assurées que par une loi.
Il dispose de la force armée.
Il nomme à tous les emplois civils et militaires.
Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui.
Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre.
#### Article 4
Au fur et à mesure des vacances qui se produiront à partir de la promulgation de la présente loi, le Président de la République nomme, en Conseil des ministres, les conseillers d'Etat en service ordinaire.
Les conseillers d'Etat ainsi nommés ne pourront être révoqués que par décret rendu en Conseil des ministres.
Les conseillers d'Etat nommés en vertu de la loi du 24 mai 1872 ne pourront, jusqu'à l'expiration de leurs pouvoirs, être révoqués que dans la forme déterminée par cette loi.
Après la séparation de l'Assemblée nationale, la révocation ne pourra être prononcée que par une résolution du Sénat.
#### Article 5
Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat.
En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.
#### Article 6
Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels.
Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.
#### Article 7
En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux chambres procèdent immédiatement à l'élection d'un nouveau Président.
Dans l'intervalle, le Conseil des ministres est investi du pouvoir exécutif.
#### Article 8
Les chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles.
Après que chacune des deux chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision.
Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale.
Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873 à M. le maréchal de Mac-Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur proposition du Président de la République.
#### Article 9
Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles.
### Loi du 24 février 1875 relative à l'organisation du Sénat
L'Assemblée nationale a adopté la loi dont la teneur suit :
#### Article premier
Le Sénat se compose de trois cents membres : deux cent vingt-cinq élus par les départements et les colonies, et soixante-quinze élus par l'Assemblée nationale.
#### Article 2
Les départements de la Seine et du Nord éliront chacun cinq sénateurs.
Les départements de la Seine-Inférieure, Pas-de-Calais, Gironde, Rhône, Finistère, Côtes-du-Nord, chacun quatre sénateurs.
La Loire-Inférieure, Saône-et-Loire, Ille-et-Vilaine, Seine-et-Oise, Isère, Puy-de-Dôme, Somme, Bouches-du-Rhône, Aisne, Loire, Manche, Maine-et-Loire, Morbihan, Dordogne, Haute-Garonne, Charente-Inférieure, Calvados, Sarthe, Hérault, Basses-Pyrénées, Gard, Aveyron, Vendée, Orne, Oise, Vosges, Allier, chacun trois sénateurs.
Tous les autres départements, chacun deux sénateurs.
Le territoire de Belfort, les trois départements de l'Algérie, les quatre colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et des Indes françaises éliront chacun un sénateur.
#### Article 3
Nul ne peut être sénateur s'il n'est Français, âgé de quarante ans au moins et s'il ne jouit de ses droits civils et politiques.
#### Article 4
Les sénateurs des départements et des colonies sont élus à la majorité absolue, et, quand il y a lieu, au scrutin de liste, par un collège réuni au chef-lieu du département ou de la colonie, et composé : 1° des députés ; 2° des conseillers généraux ; 3° des conseillers d'arrondissement ; 4° des délégués élus, un par chaque conseil municipal, parmi les électeurs de la commune.
Dans l'Inde française, les membres du Conseil colonial ou des conseils locaux sont substitués aux conseillers généraux, aux conseillers d'arrondissement et aux délégués des conseils municipaux.
Ils votent au chef-lieu de chaque établissement.
#### Article 5
Les sénateurs nommés par l'Assemblée sont élus au scrutin de liste et à la majorité absolue des suffrages.
#### Article 6
Les sénateurs des départements et des colonies sont élus pour neuf années et renouvelables par tiers, tous les trois ans.
Au début de la première session, les départements seront divisés en trois séries, contenant chacune un égal nombre de sénateurs. Il sera procédé, par la voie du tirage au sort, à la désignation des séries qui devront être renouvelées à l'expiration de la première et de la deuxième période triennale.
#### Article 7
Les sénateurs élus par l'Assemblée sont inamovibles.
En cas de vacance par décès, démission ou autre cause, il sera, dans les deux mois, pourvu au remplacement par le Sénat lui-même.
#### Article 8
Le Sénat a concurremment avec la Chambre des députés, l'initiative et la confection des lois.
Toutefois, les lois de finances doivent être, en premier lieu, déposées à la Chambre des députés et votées par elle.
#### Article 9
Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger soit le Président de la République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'Etat.
#### Article 10
Il sera procédé à l'élection du Sénat un mois avant l'époque fixée par l'Assemblée nationale pour sa séparation.
Le Sénat entrera en fonctions et se constituera le jour même où l'Assemblée nationale se séparera.
#### Article 11
La présente loi ne pourra être promulguée qu'après le vote définitif de la loi sur les pouvoirs publics.
Délibéré en séances publiques à Versailles, le vingt-quatre février mil huit cent soixante-quinze.
Le président, Signé: Audren de Kerdrel.
Les secrétaires, Signé : Félix Voisin, Vandier, Duchatel, vicomte Blin de Bourdon, Louis de Ségur.
Le Président de la République promulgue la présente loi. Mᵃˡ de Mac-Mahon, duc de Magenta.
Le vice-président du conseil, ministre de la guerre, Gᵃˡ de Cissey.
### Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics
L'Assemblée nationale a adopté la loi dont la teneur suit :
#### Article premier
Le Sénat et la Chambre des députés se réunissent chaque année le second mardi de janvier, à moins d'une convocation antérieure faite par le Président de la République.
Les deux chambres doivent être réunies en session cinq mois au moins chaque année. La session de l'une commence et finit en même temps que celle de l'autre.
Le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son secours sur les travaux des assemblées.
#### Article 2
Le Président de la République prononce la clôture de la session. Il a le droit de convoquer extraordinairement les chambres. Il devra les convoquer si la demande en est faite, dans l'intervalle des sessions, par la majorité absolue des membres composant chaque chambre.
Le Président peut ajourner les chambres. Toutefois, l'ajournement ne peut excéder le terme d'un mois ni avoir lieu plus de deux fois dans la même session.
#### Article 3
Un mois avant le terme légal des pouvoirs du Président de la République, les chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l'élection du nouveau Président.
À défaut de convocation, cette réunion aurait lieu de plein droit le quinzième jour avant l'expiration de ces pouvoirs.
En cas de décès ou de démission du Président de la République, les deux chambres se réunissent immédiatement et de plein droit.
Dans le cas où, par application de l'article 5 de la loi du 25 février 1875, la Chambre des députés se trouverait dissoute au moment où la présidence de la République deviendrait vacante, les collèges électoraux seraient convoqués, et le Sénat se réunirait de plein droit.
#### Article 4
Toute assemblée de l'une des deux chambres qui serait tenue hors du temps de la session commune est illicite et nulle de plein droit, sauf le cas prévu par l'article précédent et celui où le Sénat est réuni comme Cour de justice ; et, dans ce dernier cas, il ne peut exercer que des fonctions judiciaires.
#### Article 5
Les séances du Sénat et celles de la Chambre des députés sont publiques.
Néanmoins, chaque chambre peut se former en comité secret, sur la demande d'un certain nombre de ses membres, fixé par le règlement.
Elle décide ensuite, à la majorité absolue, si la séance doit être reprise en public sur le même sujet.
#### Article 6
Le Président de la République communique avec les chambres par des messages qui sont lus à la tribune par un ministre.
Les ministres ont leur entrée dans les deux chambres et doivent être entendus quand ils le demandent. Ils peuvent se faire assister par des commissaires désignés, pour la discussion d'un projet de loi déterminé, par décret du Président de la République.
#### Article 7
Le Président de la République promulgue les lois dans le mois qui suit la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il doit promulguer dans les trois jours les lois dont la promulgation, par un vote exprès de l'une et l'autre chambres, aura été déclarée urgente.
Dans le délai fixé par la promulgation, le Président de la République peut, par un message motivé, demander aux deux chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée.
#### Article 8
Le Président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'Etat le permettent.
Les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l'Etat, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes et au droit de propriété des Français à l'étranger, ne sont définitifs qu'après avoir été votés par les deux chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi.
#### Article 9
Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l'assentiment préalable des deux chambres.
#### Article 10
Chacune des chambres est juge de l'éligibilité de ses membres et de la régularité de l'élection ; elle peut, seule, recevoir leur démission.
#### Article 11
Le bureau de chacune des deux chambres est élu chaque année pour la durée de la session, et pour toute session extraordinaire qui aurait lieu avant la session ordinaire de l'année suivante.
Lorsque les deux chambres se réunissent en Assemblée nationale, leur bureau se compose du président, des vice-présidents et secrétaires du Sénat.
#### Article 12
Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat.
Les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat.
Le Sénat peut être constitué en Cour de justice par un décret du Président de la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d'attentat contre la sûreté de l'Etat.
Si l'instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation du Sénat peut être rendu jusqu'à l'arrêt de renvoi.
Une loi déterminera le mode de procéder pour l'accusation, l'instruction et le jugement.
#### Article 13
Aucun membre de l'une ou de l'autre chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions.
#### Article 14
Aucun membre de l'une ou de l'autre chambre ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de la chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit.
La détention ou la poursuite d'un membre de l'une ou de l'autre chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la chambre le requiert.
### Les révisions des lois constitutionnelles
#### Loi du 21 juin 1879, portant abrogation de l’article 9 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875
##### Article unique
L'article 9 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 est abrogé.
#### Loi du 14 août 1884, portant révision partielle des lois constitutionnelles
##### Article premier
Le paragraphe 2 de l'article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, relative à l'organisation des pouvoirs publics, est modifié ainsi qu'il suit :
« En ce cas, les collèges électoraux sont réunis pour de nouvelles élections dans le délai de deux mois et la Chambre dans les dix jours qui suivront la clôture des opérations électorales. »
##### Article 2
Le paragraphe 3 de l'article 8 de la même loi est complété ainsi qu'il suit :
« La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision.
Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République. »
##### Article 3
Les articles 1 à 7 de la loi constitutionnelle du 24 février 1875, relatifs à l'organisation du Sénat, n'auront plus le caractère constitutionnel.
##### Article 4
Le paragraphe 3 de l'article premier de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, sur les rapports des pouvoirs publics, est abrogé.
#### Loi constitutionnelle du 10 août 1926
##### Article unique
La loi constitutionnelle du 25 février 1875, relative à l'organisation des pouvoirs publics est complétée par un article ainsi conçu :
« L'autonomie de la caisse de gestion des bons de la défense nationale et d'amortissement de la dette publique a le caractère constitutionnel.
Seront affectés à cette caisse, jusqu'à l'amortissement complet des bons de la défense nationale et des titres créés par la caisse :
* Les recettes nettes de la vente des tabacs ;
* Le produit de la taxe complémentaire et exceptionnelle sur la première mutation des droits de succession et les contributions volontaires ; le produit des ressources ci-dessus énumérées au cours du premier exercice qui suivra la promulgation de la présente loi, constitue la dotation annuelle minimum de la caisse d'amortissement.
* En cas d'insuffisance des ressources ci-dessus pour assurer le service des bons gérés par la caisse et des titres créés par elle, une annuité au moins égale, inscrite au budget. » |
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## Sommaire
* 1 Lois constitutionnelles du Canada de 1867
* 2 I. Préliminaires
** 2.1 Titre abrégé
* 3 II. Union
** 3.1 Établissement de l'union
** 3.2 Interprétation des dispositions subséquentes de la loi
** 3.3 Quatre provinces
** 3.4 Provinces d'Ontario et Québec
** 3.5 Provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick
** 3.6 Recensement décennal
* 4 III. Pouvoir exécutif
** 4.1 La Reine est investie du pouvoir exécutif
** 4.2 Application des dispositions relatives au gouverneur-général
** 4.3 Constitution du conseil privé
** 4.4 Pouvoirs conférés au gouverneur-général, en conseil ou seul
** 4.5 Application des dispositions relatives au gouverneur-général en conseil
** 4.6 Le gouverneur-général autorisé à s'adjoindre des députés
** 4.7 Commandement des armées
** 4.8 Siège du gouvernement du Canada
* 5 IV. Pouvoir législatif
** 5.1 Constitution du parlement du Canada
** 5.2 Privilèges etc., des chambres
** 5.3 Première session du parlement
** 5.4 Le Sénat
*** 5.4.1 Nombre de sénateurs
*** 5.4.2 Représentation des provinces au Sénat
*** 5.4.3 Qualités exigées des sénateurs
*** 5.4.4 Nomination des sénateurs
*** 5.4.5 Nombre de sénateurs augmenté en certains cas
*** 5.4.6 Réduction du Sénat au nombre régulier
*** 5.4.7 Maximum du nombre des sénateurs
*** 5.4.8 Sénateurs nommés à vie
*** 5.4.9 Retraite à l'âge de soixante-quinze ans
*** 5.4.10 Les sénateurs peuvent se démettre de leurs fonctions
*** 5.4.11 Cas dans lesquels les sièges des sénateurs deviendront vacants
*** 5.4.12 Nomination en cas de vacance
*** 5.4.13 Questions quant aux qualifications et vacances, etc.
*** 5.4.14 Orateur du Sénat
*** 5.4.15 Quorum du Sénat
*** 5.4.16 Votation dans le Sénat
** 5.5 La Chambre des Communes
*** 5.5.1 Constitution de la Chambre des Communes
*** 5.5.2 Convocation de la Chambre des Communes
*** 5.5.3 Exclusion des sénateurs de la Chambre des Communes
*** 5.5.4 Districts électoraux des quatre provinces
## Lois constitutionnelles du Canada de 1867
Loi concernant l'Union et le gouvernement du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, ainsi que les objets qui s'y rattachent.
Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni :
Considérant de plus qu’une telle union aurait l’effet de développer la prospérité des provinces et de favoriser les intérêts de l’Empire Britannique :
Considérant de plus qu’il est opportun, concurremment avec l’établissement de l’union par autorité du parlement, non seulement de décréter la constitution du pouvoir législatif de la Puissance, mais aussi de définir la nature de son gouvernement exécutif :
Considérant de plus qu’il est nécessaire de pourvoir à l’admission éventuelle d’autres parties de l’Amérique du Nord britannique dans l’union :
## I. Préliminaires
#### Titre abrégé
1 Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1867
2 Abrogé.
## II. Union
#### Établissement de l'union
3 Il sera loisible à la Reine, de l'avis du Très-Honorable Conseil Privé de Sa Majesté, de déclarer par proclamation qu'à compter du jour y désigné, mais pas plus tard que six mois après la passation de la présente loi, les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ne formeront qu'une seule et même Puissance sous le nom de Canada; et dès ce jour, ces trois provinces ne formeront, en conséquence, qu'une seule et même Puissance sous ce nom.
#### Interprétation des dispositions subséquentes de la loi
4 À moins que le contraire n'y apparaisse explicitement ou implicitement, le nom de Canada signifiera le Canada tel que constitué sous la présente loi.
#### Quatre provinces
5 Le Canada sera divisé en quatre provinces, dénommées: Ontario, Québec, Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick.
#### Provinces d'Ontario et Québec
6 Les parties de la province du Canada (telle qu'existant à la passation de la présente loi) qui constituaient autrefois les provinces respectives du Haut et du Bas-Canada, seront censées séparées et formeront deux provinces distinctes. La partie qui constituait autrefois la province du Haut-Canada formera la province d'Ontario; et la partie qui constituait la province du Bas-Canada formera la province de Québec.
#### Provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick
7 Les provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick auront les mêmes délimitations qui leur étaient assignées à l'époque de la passation de la présente loi.
#### Recensement décennal
8 Dans le recensement général de la population du Canada qui, en vertu de la présente loi, devra se faire en mil huit cent soixante et onze, et tous les dix ans ensuite, il sera fait une énumération distincte des populations respectives des quatre provinces.
## III. Pouvoir exécutif
#### La Reine est investie du pouvoir exécutif
9 À la Reine continueront d'être et sont par la présente attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada.
#### Application des dispositions relatives au gouverneur-général
10 Les dispositions de la présente loi relatives au gouverneur général s'étendent et s'appliquent au gouverneur général du Canada, ou à tout autre Chef Exécutif ou Administrateur pour le temps d'alors, administrant le gouvernement du Canada au nom de la Reine, quel que soit le titre sous lequel il puisse être désigné.
#### Constitution du conseil privé
11 Il y aura, pour aider et aviser, dans l'administration du gouvernement du Canada, un conseil dénommé le Conseil Privé de la Reine pour le Canada; les personnes qui formeront partie de ce conseil seront, de temps à autre, choisies et mandées par le Gouverneur-Général et assermentées comme Conseillers Privés; les membres de ce conseil pourront, de temps à autre, être révoqués par le gouverneur-général.
#### Pouvoirs conférés au gouverneur-général, en conseil ou seul
12 Tous les pouvoirs, attributions et fonctions qui, — par une loi du parlement de la Grande-Bretagne, ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, ou de la législature du Haut-Canada, du Bas-Canada, du Canada, de la Nouvelle-Écosse ou du Nouveau-Brunswick, lors de l'union, — sont conférés aux gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs respectifs de ces provinces ou peuvent être par eux exercés, de l'avis ou de l'avis et du consentement des conseils exécutifs de ces provinces, ou avec la coopération de ces conseils, ou d'aucun nombre de membres de ces conseils, ou par ces gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs individuellement, seront, en tant qu'ils continueront d'exister et qu'ils pourront être exercés, après l'union, relativement au gouvernement du Canada, — conférés au gouverneur-général et pourront être par lui exercés, de l'avis ou de l'avis et du consentement ou avec la coopération du Conseil Privé de la Reine pour le Canada ou d'aucun de ses membres, ou par le gouverneur-général individuellement, selon le cas; mais ils pourront, néanmoins (sauf ceux existant en vertu de lois de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande), être révoqués ou modifiés par le parlement du Canada.
#### Application des dispositions relatives au gouverneur-général en conseil
13 Les dispositions de la présente loi relatives au gouverneur-général en conseil seront interprétées de manière à s'appliquer au gouverneur-général agissant de l'avis du Conseil Privé de la Reine pour le Canada.
#### Le gouverneur-général autorisé à s'adjoindre des députés
14 Il sera loisible à la Reine, si Sa Majesté le juge à propos, d'autoriser le gouverneur-général à nommer, de temps à autre, une ou plusieurs personnes, conjointement ou séparément, pour agir comme son ou ses députés dans aucune partie ou parties du Canada, pour, en cette capacité, exercer, durant le plaisir du gouverneur-général, les pouvoirs, attributions et fonctions du gouverneur-général, que le gouverneur-général jugera à propos ou nécessaire de lui ou leur assigner, sujet aux restrictions ou instructions formulées ou communiquées par la Reine; mais la nomination de tel député ou députés ne pourra empêcher le gouverneur-général lui-même d'exercer les pouvoirs, attributions ou fonctions qui lui sont conférés.
#### Commandement des armées
15 À la Reine continuera d'être et est par la présente attribué le commandement en chef des milices de terre et de mer et de toutes les forces militaires et navales en Canada.
#### Siège du gouvernement du Canada
16 Jusqu'à ce qu'il plaise à la Reine d'en ordonner autrement, Ottawa sera le siège du gouvernement du Canada.
## IV. Pouvoir législatif
#### Constitution du parlement du Canada
17 Il y aura, pour le Canada, un parlement qui sera composé de la Reine, d'une chambre haute appelée le Sénat, et de la Chambre des Communes.
#### Privilèges etc., des chambres
18 Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu'aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et par les membres de cette Chambre.
#### Première session du parlement
19 Le parlement du Canada sera convoqué dans un délai de pas plus de six mois après l'union.
20 Abrogé.
### Le Sénat
#### Nombre de sénateurs
21 Sujet aux dispositions de la présente loi, le Sénat se composera de cent cinq membres, qui seront appelés sénateurs. (11)
#### Représentation des provinces au Sénat
22 En ce qui concerne la composition du Sénat, le Canada sera censé comprendre quatre divisions :
1. Ontario;
2. Québec;
3. les provinces Maritimes - la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick ainsi que l'Île-du-Prince-Édouard;
4. les provinces de l'Ouest: le Manitoba, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et l'Alberta;
En ce qui concerne la province de Québec, chacun des vingt-quatre sénateurs la représentant, sera nommé pour l'un des vingt-quatre collèges électoraux du Bas-Canada énumérés dans la cédule A, annexée au chapitre premier des statuts refondus du Canada.
#### Qualités exigées des sénateurs
23 Les qualifications d'un sénateur seront comme suit :
1. Il devra être âgé de trente ans révolus ;
2. Il devra être sujet-né de la Reine, ou sujet de la Reine naturalisé par loi du parlement de la Grande-Bretagne, ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, ou de la législature de l'une des provinces du Haut-Canada, du Bas-Canada, du Canada, de la Nouvelle-Écosse, ou du Nouveau-Brunswick, avant l'union, ou du parlement du Canada, après l'union ;
3. Il devra posséder, pour son propre usage et bénéfice, comme propriétaire en droit ou en équité, des terres ou tenements tenus en franc et commun socage, - ou être en bonne saisine ou possession, pour son propre usage et bénéfice, de terres ou tenements tenus en franc-alleu ou en roture dans la province pour laquelle il est nommé, de la valeur de quatre mille piastres en sus de toutes rentes, dettes, charges, hypothèques et redevances qui peuvent être attachées, dues et payables sur ces immeubles ou auxquelles ils peuvent être affectés;
4. Ses propriétés mobilières et immobilières devront valoir, somme toute, quatre mille piastres, en sus de toutes ses dettes et obligations ;
5. Il devra être domicilié dans la province pour laquelle il est nommé ;
6. En ce qui concerne la province de Québec, il devra être domicilié ou posséder sa qualification foncière dans le collège électoral dont la représentation lui est assignée.
#### Nomination des sénateurs
24 Le gouverneur-général mandera de temps à autre au Sénat, au nom de la Reine et par instrument sous le grand sceau du Canada, des personnes ayant les qualifications voulues; et, sujettes aux dispositions de la présente loi, les personnes ainsi mandées deviendront et seront membres du Sénat et sénateurs.
25. Abrogé.
#### Nombre de sénateurs augmenté en certains cas
26 Si en aucun temps, sur la recommandation du gouverneur-général, la Reine juge à propos d'ordonner que quatre ou huit membres soient ajoutés au Sénat, le gouverneur-général pourra, par mandat adressé à quatre ou huit personnes (selon le cas) ayant les qualifications voulues, représentant également les quatre divisions du Canada, les ajouter au Sénat.
#### Réduction du Sénat au nombre régulier
27 Dans le cas où le nombre des sénateurs serait ainsi en aucun temps augmenté, le gouverneur-général ne mandera aucune personne au Sénat, sauf sur pareil ordre de la Reine donné à la suite de la même recommandation, tant que la représentation de chacune des quatre divisions du Canada ne sera pas revenue au nombre fixe de vingt-quatre sénateurs.
#### Maximum du nombre des sénateurs
28 Le nombre des sénateurs ne devra en aucun temps excéder cent treize.
#### Sénateurs nommés à vie
29 (1) Sous réserve du paragraphe (2), un sénateur occupe sa place au Sénat sa vie durant, sauf les dispositions de la présente loi.
#### Retraite à l'âge de soixante-quinze ans
(2) Un sénateur qui est nommé au Sénat après l'entrée en vigueur du présent paragraphe occupe sa place au Sénat, sous réserve de la présente loi, jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de soixante-quinze ans.
#### Les sénateurs peuvent se démettre de leurs fonctions
30 Un sénateur pourra, par écrit revêtu de son seing et adressé au gouverneur-général, se démettre de ses fonctions au Sénat, après quoi son siège deviendra vacant.
#### Cas dans lesquels les sièges des sénateurs deviendront vacants
31 Le siège d'un sénateur deviendra vacant dans chacun des cas suivants:
1. Si, durant deux sessions consécutives du parlement, il manque d'assister aux séances du Sénat ;
2. S'il prête un serment, ou souscrit une déclaration ou reconnaissance d'allégeance, obéissance ou attachement à une puissance étrangère, ou s'il accomplit un acte qui le rend sujet ou citoyen, ou lui confère les droits et les privilèges d'un sujet ou citoyen d'une puissance étrangère ;
3. S'il est déclaré en état de banqueroute ou de faillite, ou s'il a recours au bénéfice d'aucune loi concernant les faillis, ou s'il se rend coupable de concussion ;
4. S'il est atteint de trahison ou convaincu de félonie, ou d'aucun crime infamant ;
5. S'il cesse de posséder la qualification reposant sur la propriété ou le domicile; mais un sénateur ne sera pas réputé avoir perdu la qualification reposant sur le domicile par le seul fait de sa résidence au siège du gouvernement du Canada pendant qu'il occupe sous ce gouvernement une charge qui y exige sa présence.
#### Nomination en cas de vacance
32 Quand un siège deviendra vacant au Sénat par démission, décès ou toute autre cause, le gouverneur-général remplira la vacance en adressant un mandat à quelque personne capable et ayant les qualifications voulues.
#### Questions quant aux qualifications et vacances, etc.
33 S'il s'élève quelque question au sujet des qualifications d'un sénateur ou d'une vacance dans le Sénat, cette question sera entendue et décidée par le Sénat.
#### Orateur du Sénat
34 Le gouverneur-général pourra, de temps à autre, par instrument sous le grand sceau du Canada, nommer un sénateur comme orateur du Sénat, et le révoquer et en nommer un autre à sa place.
#### Quorum du Sénat
35 Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, la présence d'au moins quinze sénateurs, y compris l'orateur, sera nécessaire pour constituer une assemblée du Sénat dans l'exercice de ses fonctions.
#### Votation dans le Sénat
36 Les questions soulevées dans le Sénat seront décidées à la majorité des voix, et dans tous les cas, l'orateur aura voix délibérative; quand les voix seront également partagées, la décision sera considérée comme rendue dans la négative.
### La Chambre des Communes
#### Constitution de la Chambre des Communes
37 La Chambre des Communes sera, sujette aux dispositions de la présente loi, composée de deux cent quatre-vingt-quinze membres, dont quatre-vingt-dix-neuf représenteront Ontario, soixante-quinze Québec, onze la Nouvelle-Écosse, dix le Nouveau-Brunswick, quatorze le Manitoba, trente-deux la Colombie-Britannique, quatre l'Île-du-Prince-Édouard, vingt-six l'Alberta, quatorze la Saskatchewan, sept Terre-Neuve, un le territoire du Yukon et deux les territoires du Nord-Ouest.
#### Convocation de la Chambre des Communes
38 Le gouverneur-général convoquera, de temps à autre, la Chambre des Communes au nom de la Reine, par instrument sous le grand sceau du Canada.
#### Exclusion des sénateurs de la Chambre des Communes
39 Un sénateur ne pourra ni être élu, ni siéger, ni voter comme membre de la Chambre des Communes.
#### Districts électoraux des quatre provinces
40 Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, les provinces d'Ontario, de Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick seront, en ce qui concerne l'élection des membres de la Chambre des Communes, divisées en districts électoraux comme suit:
La province d'Ontario sera partagée en comtés, divisions de comtés (Ridings), cités, parties de cités et villes tels qu'énumérés dans la première annexe de la présente loi; chacune de ces divisions formera un district électoral, et chaque district désigné dans cette annexe aura droit d'élire un membre.
La province de Québec sera partagée en soixante-cinq districts électoraux, comprenant les soixante-cinq divisions électorales en lesquelles le Bas-Canada est actuellement divisé en vertu du chapitre deuxième des Statuts Refondus du Canada, du chapitre soixante-quinze des Statuts Refondus pour le Bas-Canada, et de l'acte de la province du Canada de la vingt-troisième année du règne de Sa Majesté la Reine, chapitre premier, ou de toute autre loi les amendant et en force à l'époque de l'union, de telle manière que chaque division électorale constitue, pour les fins de la présente loi, un district électoral ayant droit d'élire un membre.
3. Nouvelle-Écosse Chacun des dix-huit comtés de la Nouvelle-Écosse formera un district électoral. Le comté d'Halifax aura droit d'élire deux membres, et chacun des autres comtés, un membre.
4. Nouveau-Brunswick Chacun des quatorze comtés dont se compose le Nouveau-Brunswick, y compris la cité et le comté de St. Jean, formera un district électoral. La cité de St. Jean constituera également un district électoral par elle-même. Chacun de ces quinze districts électoraux aura droit d'élire un membre. (21) Continuation des lois actuelles d'élection 41.
Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, toutes les lois en force dans les diverses provinces, à l'époque de l'union, concernant les questions suivantes ou aucune d'elles, savoir: l'éligibilité ou l'inéligibilité des candidats ou des membres de la chambre d'assemblée ou assemblée législative dans les diverses provinces, les votants aux élections de ces membres, les serments exigés des votants, les officiers-rapporteurs, leurs pouvoirs et leurs devoirs, le mode de procéder aux élections, le temps que celles-ci peuvent durer, la décision des élections contestées et les procédures y incidentes, les vacations des sièges en parlement et l'exécution de nouveaux brefs dans les cas de vacations occasionnées par d'autres causes que la dissolution, s'appliqueront respectivement aux élections des membres envoyés à la Chambre des Communes par ces diverses provinces. Mais, jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, à chaque élection d'un membre de la Chambre des Communes pour le district d'Algoma, outre les personnes ayant droit de vote en vertu de la loi de la province du Canada, tout sujet anglais du sexe masculin, âgé de vingt-et-un ans ou plus et tenant feu et lieu, aura droit de vote. (22) [Abrogé] 42.
Abrogé. (23) [Abrogé] 43.
Abrogé. (24) Orateur de la Chambre des Communes 44.
La Chambre des Communes, à sa première réunion après une élection générale, procédera, avec toute la diligence possible, à l'élection de l'un de ses membres comme orateur. Quand la charge d'orateur deviendra vacante 45.
Survenant une vacance dans la charge d'orateur, par décès, démission ou autre cause, la Chambre des Communes procédera, avec toute la diligence possible, à l'élection d'un autre de ses membres comme orateur. L'orateur exerce la présidence 46.
L'orateur présidera à toutes les séances de la Chambre des Communes. Pourvu au cas de l'absence de l'orateur 47.
Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, si l'orateur, pour une raison quelconque, quitte le fauteuil de la Chambre des Communes pendant quarante-huit heures consécutives, la chambre pourra élire un autre de ses membres pour agir comme orateur; le membre ainsi élu aura et exercera, durant l'absence de l'orateur, tous les pouvoirs, privilèges et attributions de ce dernier. (25) Quorum de la Chambre des Communes 48.
La présence d'au moins vingt membres de la Chambre des Communes sera nécessaire pour constituer une assemblée de la chambre dans l'exercice de ses pouvoirs; à cette fin, l'orateur sera compté comme un membre. Votation dans la Chambre des Communes 49.
Les questions soulevées dans la Chambre des Communes seront décidées à la majorité des voix, sauf celle de l'orateur, mais lorsque les voix seront également partagées, et en ce cas seulement, l'orateur pourra voter. Durée de la Chambre des Communes 50.
La durée de la Chambre des Communes ne sera que de cinq ans, à compter du jour du rapport des brefs d'élection, à moins qu'elle ne soit plus tôt dissoute par le gouverneur-général. (26) Révisions électorales 51.
(1) À l'entrée en vigueur du présent paragraphe et, par la suite, à l'issue de chaque recensement décennal, il est procédé à la révision du nombre des députés et de la représentation des provinces à la Chambre des communes selon les pouvoirs conférés et les modalités de temps ou autres fixées en tant que de besoin par le Parlement du Canada, compte tenu des règles suivantes :
Règles
1 Il est attribué à chaque province le nombre de députés résultant de la division du chiffre de sa population par le quotient du chiffre total de la population des provinces et de deux cent soixante-dix-neuf, les résultats dont la partie décimale dépasse 0,50 étant arrondis à l'unité supérieure. 2. Le nombre total des députés d'une province demeure inchangé par rapport à la représentation qu'elle avait à la date d'entrée en vigueur du présent paragraphe si l'application de la règle 1 lui attribue un nombre inférieur à cette représentation. (27)
Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut
(2) Le territoire du Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut, dans les limites et selon la description qu'en donnent respectivement l'annexe du chapitre Y-2 des Lois révisées du Canada (1985), l'article 2 du chapitre N-27 des Lois révisées du Canada (1985), dans sa version modifiée par l'article 77 du chapitre 28 des Lois du Canada de 1993, ainsi que l'article 3 du chapitre 28 des Lois du Canada de 1993, ont droit à un député chacun.(28) Constitution de la Chambre des Communes 51A.
Nonobstant quoi que ce soit en la présente loi, une province doit toujours avoir droit à un nombre de membres dans la Chambre des Communes non inférieur au nombre de sénateurs représentant cette province. (29) Augmentation du nombre des membres de la Chambre des Communes 52.
Le nombre des membres de la Chambre des Communes pourra de temps à autre être augmenté par le parlement du Canada, pourvu que la proportion établie par la présente loi dans la représentation des provinces reste intacte. LÉGISLATION FINANCIÈRE; SANCTION ROYALE Bills pour lever des crédits et des impôts 53.
Tout bill ayant pour but l'appropriation d'une portion quelconque du revenu public, ou la création de taxes ou d'impôts, devra originer dans la Chambre des Communes. Recommandation des crédits 54.
Il ne sera pas loisible à la Chambre des Communes d'adopter aucune résolution, adresse ou bill pour l'appropriation d'une partie quelconque du revenu public, ou d'aucune taxe ou impôt, à un objet qui n'aura pas, au préalable, été recommandé à la chambre par un message du gouverneur-général durant la session pendant laquelle telle résolution, adresse ou bill est proposé. Sanction royale aux bills, etc. 55.
Lorsqu'un bill voté par les chambres du parlement sera présenté au gouverneur-général pour la sanction de la Reine, le gouverneur-général devra déclarer à sa discrétion, mais sujet aux dispositions de la présente loi et aux instructions de Sa Majesté, ou qu'il le sanctionne au nom de la Reine, ou qu'il refuse cette sanction, ou qu'il réserve le bill pour la signification du bon plaisir de la Reine. Désaveu, par ordonnance rendue en conseil, des lois sanctionnées par le gouverneur-général 56.
Lorsque le gouverneur-général aura donné sa sanction à un bill au nom de la Reine, il devra, à la première occasion favorable, transmettre une copie authentique de la loi à l'un des principaux secrétaires d'État de Sa Majesté; si la Reine en conseil, dans les deux ans après que le secrétaire d'État l'aura reçu, juge à propos de la désavouer, ce désaveu, - accompagné d'un certificat du secrétaire d'État, constatant le jour où il aura reçu la loi - étant signifié par le gouverneur-général, par discours ou message, à chacune des chambres du parlement, ou par proclamation, annulera la loi à compter du jour de telle signification. Signification du bon plaisir de la Reine quant aux bills réservés 57.
Un bill réservé à la signification du bon plaisir de la Reine n'aura ni force ni effet avant et à moins que dans les deux ans à compter du jour où il aura été présenté au gouverneur-général pour recevoir la sanction de la Reine, ce dernier ne signifie, par discours ou message, à chacune des deux chambres du parlement, ou par proclamation, qu'il a reçu la sanction de la Reine en conseil. Ces discours, messages ou proclamations, seront consignés dans les journaux de chaque chambre, et un double dûment certifié en sera délivré à l'officier qu'il appartient pour qu'il le dépose parmi les archives du Canada. V. CONSTITUTIONS PROVINCIALES POUVOIR EXÉCUTIF Lieutenants-gouverneurs des provinces 58.
Il y aura, pour chaque province, un officier appelé lieutenant-gouverneur, lequel sera nommé par le gouverneur-général en conseil par instrument sous le grand sceau du Canada. Durée des fonctions des lieutenants-gouverneurs 59.
Le lieutenant-gouverneur restera en charge durant le bon plaisir du gouverneur-général; mais tout lieutenant-gouverneur nommé après le commencement de la première session du parlement du Canada, ne pourra être révoqué dans le cours des cinq ans qui suivront sa nomination, à moins qu'il n'y ait cause; et cette cause devra lui être communiquée par écrit dans le cours d'un mois après qu'aura été rendu l'ordre décrétant sa révocation, et l'être aussi par message au Sénat et à la Chambre des Communes dans le cours d'une semaine après cette révocation si le parlement est alors en session, sinon, dans le délai d'une semaine après le commencement de la session suivante du parlement. Salaires des lieutenants-gouverneurs 60.
Les salaires des lieutenants-gouverneurs seront fixés et payés par le parlement du Canada. (30) Serments, etc., du lieutenant-gouverneur 61.
Chaque lieutenant-gouverneur, avant d'entrer dans l'exercice de ses fonctions, prêtera et souscrira devant le gouverneur-général ou quelque personne à ce par lui autorisée, les serments d'allégeance et d'office prêtés par le gouverneur-général. Application des dispositions relatives au lieutenant-gouverneur 62.
Les dispositions de la présente loi relatives au lieutenant-gouverneur s'étendent et s'appliquent au lieutenant-gouverneur de chaque province ou à tout autre chef exécutif ou administrateur pour le temps d'alors administrant le gouvernement de la province, quel que soit le titre sous lequel il est désigné. Conseils exécutifs d'Ontario et Québec 63.
Le conseil exécutif d'Ontario et de Québec se composera des personnes que le lieutenant-gouverneur jugera, de temps à autre, à propos de nommer, et en premier lieu, des officiers suivants, savoir: le procureur-général, le secrétaire et registraire de la province, le trésorier de la province, le commissaire des terres de la couronne, et le commissaire d'agriculture et des travaux publics, et - dans la province de Québec - l'orateur du conseil législatif, et le solliciteur général. (31) Gouvernement exécutif de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick 64.
La constitution de l'autorité exécutive dans chacune des provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse continuera, sujette aux dispositions de la présente loi, d'être celle en existence lors de l'union, jusqu'à ce qu'elle soit modifiée sous l'autorité de la présente loi. (32) Pouvoirs conférés au lieutenant-gouverneur d'Ontario ou Québec, en conseil ou seul 65.
Tous les pouvoirs, attributions et fonctions qui - par une loi du parlement de la Grande-Bretagne, ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, ou de la législature du Haut-Canada, du Bas-Canada ou du Canada, avant ou lors de l'union - étaient conférés aux gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs respectifs de ces provinces ou pouvaient être par eux exercés, de l'avis, ou de l'avis et du consentement des conseils exécutifs respectifs de ces provinces, ou avec la coopération de ces conseils ou d'aucun nombre de membres de ces conseils, ou par ces gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs individuellement, seront -en tant qu'ils pourront être exercés après l'union, relativement au gouvernement d'Ontario et Québec respectivement - conférés au lieutenant-gouverneur d'Ontario et Québec, respectivement, et pourront être par lui exercés, de l'avis ou de l'avis et du consentement ou avec la coopération des conseils exécutifs respectifs ou d'aucun de leurs membres, ou par le lieutenant-gouverneur individuellement, selon le cas; mais ils pourront, néanmoins (sauf ceux existant en vertu de lois de la Grande-Bretagne et d'Irlande), être révoqués ou modifiés par les législatures respectives d'Ontario et Québec. (33) Application des dispositions relatives aux lieutenants-gouverneurs en conseil 66.
Les dispositions de la présente loi relatives au lieutenant-gouverneur en conseil seront interprétées comme s'appliquant au lieutenant-gouverneur de la province agissant de l'avis de son conseil exécutif. Administration en l'absence, etc., du lieutenant-gouverneur 67.
Le gouverneur-général en conseil pourra, au besoin, nommer un administrateur qui remplira les fonctions de lieutenant-gouverneur durant l'absence, la maladie ou autre incapacité de ce dernier. Sièges des gouvernements provinciaux 68.
Jusqu'à ce que le gouvernement exécutif d'une province en ordonne autrement, relativement à telle province, les sièges du gouvernement des provinces seront comme suit, savoir: pour Ontario, la cité de Toronto; pour Québec, la cité de Québec; pour la Nouvelle-Écosse, la cité d'Halifax; et pour le Nouveau-Brunswick, la cité de Frédericton. POUVOIR LÉGISLATIF 1. ONTARIO Législature d'Ontario 69.
Il y aura, pour Ontario, une législature composée du lieutenant-gouverneur et d'une seule chambre appelée l'assemblée législative d'Ontario. Districts électoraux 70.
L'assemblée législative d'Ontario sera composée de quatre-vingt-deux membres qui devront représenter les quatre-vingt-deux districts électoraux énumérés dans la première annexe de la présente loi. (34) 2. QUÉBEC Législature de Québec 71.
Il y aura, pour Québec, une législature composée du lieutenant-gouverneur et de deux chambres appelées le conseil législatif de Québec et l'assemblée législative de Québec. (35) Constitution du conseil législatif 72.
Le conseil législatif de Québec se composera de vingt-quatre membres, qui seront nommés par le lieutenant-gouverneur au nom de la Reine, par instrument sous le grand sceau de Québec, et devront, chacun, représenter l'un des vingt-quatre collèges électoraux du Bas-Canada mentionnés à la présente loi; ils seront nommés à vie, à moins que la législature de Québec n'en ordonne autrement sous l'autorité de la présente loi. Qualités exigées des conseillers législatifs 73.
Les qualifications des conseillers législatifs de Québec seront les mêmes que celles des sénateurs pour Québec. Cas dans lesquels les sièges des conseillers législatifs deviennent vacants 74.
La charge de conseiller législatif de Québec deviendra vacante dans les cas, mutatis mutandis, où celle de sénateur peut le devenir. Vacances 75.
Survenant une vacance dans le conseil législatif de Québec, par démission, décès ou autre cause, le lieutenant-gouverneur, au nom de la Reine, nommera, par instrument sous le grand sceau de Québec, une personne capable et ayant les qualifications voulues pour la remplir. Questions quant aux vacances, etc. 76.
S'il s'élève quelque question au sujet des qualifications d'un conseiller législatif de Québec ou d'une vacance dans le conseil législatif de Québec, elle sera entendue et décidée par le conseil législatif. Orateur du conseil législatif 77.
Le lieutenant-gouverneur pourra, de temps à autre, par instrument sous le grand sceau de Québec, nommer un membre du conseil législatif de Québec comme orateur de ce corps, et également le révoquer et en nommer un autre à sa place. Quorum du conseil législatif 78.
Jusqu'à ce que la législature de Québec en ordonne autrement, la présence d'au moins dix membres du conseil législatif, y compris l'orateur, sera nécessaire pour constituer une assemblée du conseil dans l'exercice de ses fonctions. Votation dans le conseil législatif de Québec 79.
Les questions soulevées dans le conseil législatif de Québec seront décidées à la majorité des voix, et, dans tous les cas, l'orateur aura voix délibérative; quand les voix seront également partagées, la décision sera considérée comme rendue dans la négative. Constitution de l'assemblée législative de Québec 80.
L'assemblée législative de Québec se composera de soixante-cinq membres, qui seront élus pour représenter les soixante-cinq divisions ou districts électoraux du Bas-Canada, mentionnés à la présente loi, sauf toute modification que pourra y apporter la législature de Québec; mais il ne pourra être présenté au lieutenant-gouverneur de Québec, pour qu'il le sanctionne, aucun bill à l'effet de modifier les délimitations des divisions ou districts électoraux énumérés dans la deuxième annexe de la présente loi, à moins qu'il n'ait été passé à ses deuxième et troisième lectures dans l'assemblée législative avec le concours de la majorité des membres représentant toutes ces divisions ou districts électoraux; et la sanction ne sera donnée à aucun bill de cette nature à moins qu'une adresse n'ait été présentée au lieutenant-gouverneur par l'assemblée législative déclarant que tel bill a été ainsi passé. (36) 3. ONTARIO ET QUÉBEC [Abrogé] 81.
Abrogé. (37) Convocation des assemblées législatives 82.
Le lieutenant-gouverneur d'Ontario et de Québec devra, de temps à autre, au nom de la Reine, par instrument sous le grand sceau de la province, convoquer l'assemblée législative de la province. Restriction quant à l'élection des personnes ayant des emplois 83.
Jusqu'à ce que la législature d'Ontario ou de Québec en ordonne autrement, quiconque acceptera ou occupera dans la province d'Ontario ou dans celle de Québec, une charge, commission ou emploi, d'une nature permanente ou temporaire, à la nomination du lieutenant-gouverneur, auquel sera attaché un salaire annuel ou quelque honoraire, allocation, émolument ou profit d'un genre ou montant quelconque payé par la province, ne sera pas éligible comme membre de l'assemblée législative de cette province, ni ne devra y siéger ou voter en cette qualité; mais rien de contenu au présent article ne rendra inéligible aucune personne qui sera membre du conseil exécutif de chaque province respective ou qui remplira quelqu'une des charges suivantes, savoir: celles de procureur-général, secrétaire et régistraire de la province, trésorier de la province, commissaire des terres de la couronne, et commissaire d'agriculture et des travaux publics, et, dans la province de Québec, celle de solliciteur général, ni ne la rendra inhabile à siéger ou à voter dans la chambre pour laquelle elle est élue, pourvu qu'elle soit élue pendant qu'elle occupera cette charge. (38) Continuation des lois actuelles d'élection 84.
Jusqu'à ce que les législatures respectives de Québec et Ontario en ordonnent autrement, toutes les lois en force dans ces provinces respectives, à l'époque de l'union, concernant les questions suivantes ou aucune d'elles, savoir: l'éligibilité ou l'inéligibilité des candidats ou des membres de l'assemblée du Canada, les qualifications et l'absence des qualifications requises des votants, les serments exigés des votants, les officiers-rapporteurs, leurs pouvoirs et leurs devoirs, le mode de procéder aux élections, le temps que celles-ci peuvent durer, la décision des élections contestées et les procédures y incidentes, les vacations des sièges en parlement, et l'émission et l'exécution de nouveaux brefs dans les cas de vacations occasionnées par d'autres causes que la dissolution, s'appliqueront respectivement aux élections des membres élus pour les assemblées législatives d'Ontario et Québec respectivement. Mais, jusqu'à ce que la législature d'Ontario en ordonne autrement, à chaque élection d'un membre de l'assemblée législative d'Ontario pour le district d'Algoma, outre les personnes ayant droit de vote en vertu de la loi de la province du Canada, tout sujet anglais du sexe masculin âgé de vingt-et-un ans ou plus, et tenant feu et lieu, aura droit de vote. (39) Durée des assemblées législatives 85.
La durée de l'assemblée législative d'Ontario et de l'assemblée législative de Québec ne sera que de quatre ans, à compter du jour du rapport des brefs d'élection, à moins qu'elle ne soit plus tôt dissoute par le lieutenant-gouverneur de la province. (40) Session annuelle de la législature 86.
Il y aura une session de la législature d'Ontario et de celle de Québec, une fois au moins chaque année, de manière qu'il ne s'écoule pas un intervalle de douze mois entre la dernière séance d'une session de la législature dans chaque province, et sa première séance dans la session suivante. (41) Orateur, quorum, etc. 87.
Les dispositions suivantes de la présente loi, concernant la Chambre des Communes du Canada, s'étendront et s'appliqueront aux assemblées législatives d'Ontario et de Québec, savoir: les dispositions relatives à l'élection d'un orateur en première instance et lorsqu'il surviendra des vacances, aux devoirs de l'orateur, à l'absence de ce dernier, au quorum et au mode de votation, tout comme si ces dispositions étaient ici décrétées et expressément rendues applicables à chaque assemblée législative. 4. NOUVELLE-ÉCOSSE ET NOUVEAU-BRUNSWICK Constitution des législatures de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick 88.
La constitution de la législature de chacune des provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick continuera, sujette aux dispositions de la présente loi, d'être celle en existence à l'époque de l'union, jusqu'à ce qu'elle soit modifiée sous l'autorité de la présente loi. (42) 5. ONTARIO, QUÉBEC ET NOUVELLE-ÉCOSSE [Abrogé] 89.
Abrogé. (43) 6. LES QUATRE PROVINCES Application aux législatures des dispositions relatives aux crédits, etc. 90.
Les dispositions suivantes de la présente loi, concernant le parlement du Canada, savoir: les dispositions relatives aux bills d'appropriation et d'impôts, à la recommandation de votes de deniers, à la sanction des bills, au désaveu des lois, et à la signification du bon plaisir quant aux bills réservés, - s'étendront et s'appliqueront aux législatures des différentes provinces, tout comme si elles étaient ici décrétées et rendues expressément applicables aux provinces respectives et à leurs législatures, en substituant toutefois le lieutenant-gouverneur de la province au gouverneur-général, le gouverneur-général à la Reine et au secrétaire d'État, un an à deux ans, et la province au Canada. VI. DISTRIBUTION DES POUVOIRS LÉGISLATIFS POUVOIRS DU PARLEMENT Autorité législative du parlement du Canada 91.
Il sera loisible à la Reine, de l'avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci-haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l'autorité législative exclusive du parlement du Canada s'étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:
1 Abrogé. (44) 1A. La dette et la propriété publiques. (45) 2. La réglementation du trafic et du commerce. 2A. L'assurance-chômage. (46) 3. Le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation. 4. L'emprunt de deniers sur le crédit public. 5. Le service postal. 6. Le recensement et les statistiques. 7. La milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays. 8. La fixation et le paiement des salaires et honoraires des officiers civils et autres du gouvernement du Canada. 9. Les amarques, les bouées, les phares et l'île de Sable. 10. La navigation et les bâtiments ou navires (shipping). 11. La quarantaine et l'établissement et maintien des hôpitaux de marine. 12. Les pêcheries des côtes de la mer et de l'intérieur. 13. Les passages d'eau (ferries) entre une province et tout pays britannique ou étranger, ou entre deux provinces. 14. Le cours monétaire et le monnayage. 15. Les banques, l'incorporation des banques et l'émission du papier-monnaie. 16. Les caisses d'épargne. 17. Les poids et mesures. 18. Les lettres de change et les billets promissoires. 19. L'intérêt de l'argent. 20. Les offres légales. 21. La banqueroute et la faillite. 22. Les brevets d'invention et de découverte. 23. Les droits d'auteur. 24. Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens. 25. La naturalisation et les aubains. 26. Le mariage et le divorce. 27. La loi criminelle, sauf la constitution des tribunaux de juridiction criminelle, mais y compris la procédure en matière criminelle. 28. L'établissement, le maintien, et l'administration des pénitenciers. 29. Les catégories de sujets expressément exceptés dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assignés par la présente loi aux législatures des provinces.
Et aucune des matières énoncées dans les catégories de sujets énumérés dans le présent article ne sera réputée tomber dans la catégorie des matières d'une nature locale ou privée comprises dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assignés par la présente loi aux législatures des provinces. (47) POUVOIRS EXCLUSIFS DES LÉGISLATURES PROVINCIALES Sujets soumis au contrôle exclusif de la législation provinciale 92.
Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:
1 Abrogé. (48) 2. La taxation directe dans les limites de la province, dans le but de prélever un revenu pour des objets provinciaux; 3. Les emprunts de deniers sur le seul crédit de la province; 4. La création et la tenure des charges provinciales, et la nomination et le paiement des officiers provinciaux; 5. L'administration et la vente des terres publiques appartenant à la province, et des bois et forêts qui s'y trouvent; 6. L'établissement, l'entretien et l'administration des prisons publiques et des maisons de réforme dans la province; 7. L'établissement, l'entretien et l'administration des hôpitaux, asiles, institutions et hospices de charité dans la province, autres que les hôpitaux de marine; 8. Les institutions municipales dans la province; 9. Les licences de boutiques, de cabarets, d'auberges, d'encanteurs et autres licences, dans le but de prélever un revenu pour des objets provinciaux, locaux, ou municipaux; 10. Les travaux et entreprises d'une nature locale, autres que ceux énumérés dans les catégories suivantes:
(a) Lignes de bateaux à vapeur ou autres bâtiments, chemins de fer, canaux, télégraphes et autres travaux et entreprises reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au-delà des limites de la province; (b) Lignes de bateaux à vapeur entre la province et tout pays dépendant de l'empire britannique ou tout pays étranger; (c) Les travaux qui, bien qu'entièrement situés dans la province, seront avant ou après leur exécution déclarés par le parlement du Canada être pour l'avantage général du Canada, ou pour l'avantage de deux ou d'un plus grand nombre des provinces;
11 L'incorporation des compagnies pour des objets provinciaux; 12. La célébration du mariage dans la province; 13. La propriété et les droits civils dans la province; 14. L'administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l'organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle, y compris la procédure en matières civiles dans ces tribunaux; 15. L'infliction de punitions par voie d'amende, pénalité, ou emprisonnement, dans le but de faire exécuter toute loi de la province décrétée au sujet des matières tombant dans aucune des catégories de sujets énumérés dans le présent article; 16. Généralement toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province. RESSOURCES NATURELLES NON RENOUVELABLES, RESSOURCES FORESTIÈRES ET ÉNERGIE ÉLECTRIQUE Compétence provinciale 92A.
(1) La législature de chaque province a compétence exclusive pour légiférer dans les domaines suivants :
(a) prospection des ressources naturelles non renouvelables de la province; (b) exploitation, conservation et gestion des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières de la province, y compris leur rythme de production primaire; (c) aménagement, conservation et gestion des emplacements et des installations de la province destinés à la production d'énergie électrique.
Exportation hors des provinces (2) La législature de chaque province a compétence pour légiférer en ce qui concerne l'exportation, hors de la province, à destination d'une autre partie du Canada, de la production primaire tirée des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières de la province, ainsi que de la production d'énergie électrique de la province, sous réserve de ne pas adopter de lois autorisant ou prévoyant des disparités de prix ou des disparités dans les exportations destinées à une autre partie du Canada.
Pouvoir du Parlement (3) Le paragraphe (2) ne porte pas atteinte au pouvoir du Parlement de légiférer dans les domaines visés à ce paragraphe, les dispositions d'une loi du Parlement adoptée dans ces domaines l'emportant sur les dispositions incompatibles d'une loi provinciale.
Taxation des ressources (4) La législature de chaque province a compétence pour prélever des sommes d'argent par tout mode ou système de taxation :
(a) des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières de la province, ainsi que de la production primaire qui en est tirée; (b) des emplacements et des installations de la province destinés à la production d'énergie électrique, ainsi que de cette production même.
Cette compétence peut s'exercer indépendamment du fait que la production en cause soit ou non, en totalité ou en partie, exportée hors de la province, mais les lois adoptées dans ces domaines ne peuvent autoriser ou prévoir une taxation qui établisse une distinction entre la production exportée à destination d'une autre partie du Canada et la production non exportée hors de la province.
"Production primaire" (5) L'expression "production primaire" a le sens qui lui est donné dans la sixième annexe.
Pouvoirs ou droits existants (6) Les paragraphes (1) à (5) ne portent pas atteinte aux pouvoirs ou droits détenus par la législature ou le gouvernement d'une province lors de l'entrée en vigueur du présent article. (49) ÉDUCATION Législation au sujet de l'éducation 93.
Dans chaque province, la législature pourra exclusivement décréter des lois relatives à l'éducation, sujettes et conformes aux dispositions suivantes:
(1) Rien dans ces lois ne devra préjudicier à aucun droit ou privilège conféré, lors de l'union, par la loi à aucune classe particulière de personnes dans la province, relativement aux écoles séparées (denominational); (2) Tous les pouvoirs, privilèges et devoirs conférés et imposés par la loi dans le Haut-Canada, lors de l'union, aux écoles séparées et aux syndics d'écoles des sujets catholiques romains de Sa Majesté, seront et sont par la présente étendus aux écoles dissidentes des sujets protestants et catholiques romains de la Reine dans la province de Québec; (3) Dans toute province où un système d'écoles séparées ou dissidentes existera par la loi, lors de l'union, ou sera subséquemment établi par la législature de la province - il pourra être interjeté appel au gouverneur-général en conseil de toute loi ou décision d'aucune autorité provinciale affectant aucun des droits ou privilèges de la minorité protestante ou catholique romaine des sujets de Sa Majesté relativement à l'éducation; (4) Dans le cas où il ne serait pas décrété telle loi provinciale que, de temps à autre, le gouverneur-général en conseil jugera nécessaire pour donner suite et exécution aux dispositions du présent article, - ou dans le cas où quelque décision du gouverneur-général en conseil, sur appel interjeté en vertu du présent article, ne serait pas mise à exécution par l'autorité provinciale compétente - alors et en tout tel cas, et en tant seulement que les circonstances de chaque cas l'exigeront, le parlement du Canada pourra décréter des lois propres à y remédier pour donner suite et exécution aux dispositions du présent article, ainsi qu'à toute décision rendue par le gouverneur-général en conseil sous l'autorité de ce même article. (50) Québec 93A.
Les paragraphes (1) à (4) de l'article 93 ne s'appliquent pas au Québec. (50.1) UNIFORMITÉ DES LOIS DANS ONTARIO, LA NOUVELLE-ÉCOSSE ET LE NOUVEAU-BRUNSWICK Uniformité des lois dans trois provinces 94.
Nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, le parlement du Canada pourra adopter des mesures à l'effet de pourvoir à l'uniformité de toutes les lois ou de parties des lois relatives à la propriété et aux droits civils dans Ontario, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, et de la procédure dans tous les tribunaux ou aucun des tribunaux de ces trois provinces; et depuis et après la passation de toute loi à cet effet, le pouvoir du parlement du Canada de décréter des lois relatives aux sujets énoncés dans telles lois, sera illimité, nonobstant toute chose au contraire dans la présente loi; mais toute loi du parlement du Canada pourvoyant à cette uniformité n'aura d'effet dans une province qu'après avoir été adoptée et décrétée par la législature de cette province. PENSIONS DE VIEILLESSE Législation concernant les pensions de vieillesse et les prestations additionnelles 94A.
Le Parlement du Canada peut légiférer sur les pensions de vieillesse et prestations additionnelles, y compris des prestations aux survivants et aux invalides sans égard à leur âge, mais aucune loi ainsi édictée ne doit porter atteinte à l'application de quelque loi présente ou future d'une législature provinciale en ces matières. (51) AGRICULTURE ET IMMIGRATION Pouvoir concurrent de décréter des lois au sujet de l'agriculture, etc. 95.
Dans chaque province, la législature pourra faire des lois relatives à l'agriculture et à l'immigration dans cette province; et il est par la présente déclaré que le parlement du Canada pourra de temps à autre faire des lois relatives à l'agriculture et à l'immigration dans toutes les provinces ou aucune d'elles en particulier; et toute loi de la législature d'une province relative à l'agriculture ou à l'immigration n'y aura d'effet qu'aussi longtemps et que tant qu'elle ne sera incompatible avec aucune des lois du parlement du Canada. VII. JUDICATURE Nomination des juges 96.
Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Choix des juges dans Ontario, etc. 97.
Jusqu'à ce que les lois relatives à la propriété et aux droits civils dans Ontario, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, et à la procédure dans les cours de ces provinces, soient rendues uniformes, les juges des cours de ces provinces qui seront nommés par le gouverneur-général devront être choisis parmi les membres des barreaux respectifs de ces provinces. Choix des juges dans Québec 98.
Les juges des cours de Québec seront choisis parmi les membres du barreau de cette province. Durée des fonctions des juges 99.
(1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.
Cessation des fonctions à l'âge de 75 ans (2) Un juge d'une cour supérieure, nommé avant ou après l'entrée en vigueur du présent article, cessera d'occuper sa charge lorsqu'il aura atteint l'âge de soixante-quinze ans, ou à l'entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge. (52) Salaires, etc. des juges 100.
Les salaires, allocations et pensions des juges des cours supérieures, de district et de comté (sauf les cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick) et des cours de l'Amirauté, lorsque les juges de ces dernières sont alors salariés, seront fixés et payés par le parlement du Canada. (53) Cour générale d'appel, etc. 101.
Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l'occasion le requerra, adopter des mesures à l'effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d'appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada. (54) VIII. REVENUS; DETTES; ACTIFS; TAXE Création d'un fonds consolidé de revenu 102.
Tous les droits et revenus que les législatures respectives du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, avant et à l'époque de l'union, avaient le pouvoir d'approprier, sauf ceux réservés par la présente loi aux législatures respectives des provinces, ou qui seront perçus par elles conformément aux pouvoirs spéciaux qui leur sont conférés par la présente loi, formeront un fonds consolidé de revenu pour être approprié au service public du Canada de la manière et soumis aux charges prévues par la présente loi. Frais de perception, etc. 103.
Le fonds consolidé de revenu du Canada sera permanemment grevé des frais, charges et dépenses encourus pour le percevoir, administrer et recouvrer, lesquels constitueront la première charge sur ce fonds et pourront être soumis à telles révision et audition qui seront ordonnées par le gouverneur-général en conseil jusqu'à ce que le parlement y pourvoie autrement. Intérêt des dettes publiques provinciales 104.
L'intérêt annuel des dettes publiques des différentes provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, lors de l'union, constituera la seconde charge sur le fonds consolidé de revenu du Canada. Traitement du gouverneur-général 105.
Jusqu'à modification par le parlement du Canada, le salaire du gouverneur-général sera de dix mille louis, cours sterling du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande; cette somme sera acquittée sur le fonds consolidé de revenu du Canada et constituera la troisième charge sur ce fonds. (55) Emploi du fonds consolidé 106.
Sujet aux différents paiements dont est grevé par la présente loi le fonds consolidé de revenu du Canada, ce fonds sera approprié par le parlement du Canada au service public. Transfert des valeurs, etc. 107.
Tous les fonds, argent en caisse, balances entre les mains des banquiers et valeurs appartenant à chaque province à l'époque de l'union, sauf les exceptions énoncées à la présente loi, deviendront la propriété du Canada et seront déduits du montant des dettes respectives des provinces lors de l'union. Transfert des propriétés énumérées dans l'annexe 108.
Les travaux et propriétés publics de chaque province, énumérés dans la troisième annexe de la présente loi, appartiendront au Canada. Propriété des terres, mines, etc. 109.
Toutes les terres, mines, minéraux et réserves royales appartenant aux différentes provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick lors de l'union, et toutes les sommes d'argent alors dues ou payables pour ces terres, mines, minéraux et réserves royales, appartiendront aux différentes provinces d'Ontario, Québec, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, dans lesquelles ils sont sis et situés, ou exigibles, restant toujours soumis aux charges dont ils sont grevés, ainsi qu'à tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province. (56) Actif et dettes provinciales 110.
La totalité de l'actif inhérent aux portions de la dette publique assumées par chaque province, appartiendra à cette province. Responsabilité des dettes provinciales 111.
Le Canada sera responsable des dettes et obligations de chaque province existantes lors de l'union. Responsabilité des dettes d'Ontario et Québec 112.
Les provinces d'Ontario et Québec seront conjointement responsables envers le Canada de l'excédent (s'il en est) de la dette de la province du Canada, si, lors de l'union, elle dépasse soixante-deux millions cinq cent mille piastres, et tenues au paiement de l'intérêt de cet excédent au taux de cinq pour cent par année. Actif d'Ontario et Québec 113.
L'actif énuméré dans la quatrième annexe de la présente loi, appartenant, lors de l'union, à la province du Canada, sera la propriété d'Ontario et Québec conjointement. Dette de la Nouvelle-Écosse 114.
La Nouvelle-Écosse sera responsable envers le Canada de l'excédent (s'il en est) de sa dette publique si, lors de l'union, elle dépasse huit millions de piastres, et tenue au paiement de l'intérêt de cet excédent au taux de cinq pour cent par année. (57) Dette du Nouveau-Brunswick 115.
Le Nouveau-Brunswick sera responsable envers le Canada de l'excédent (s'il en est) de sa dette publique, si lors de l'union, elle dépasse sept millions de piastres, et tenu au paiement de l'intérêt de cet excédent au taux de cinq pour cent par année. Paiement d'intérêt à la Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick 116.
Dans le cas où, lors de l'union, les dettes publiques de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick seraient respectivement moindres que huit millions et sept millions de piastres, ces provinces auront droit de recevoir, chacune, du gouvernement du Canada, en paiements semi-annuels et d'avance, l'intérêt au taux de cinq pour cent par année sur la différence qui existera entre le chiffre réel de leurs dettes respectives et le montant ainsi arrêté. Propriétés publiques provinciales 117.
Les diverses provinces conserveront respectivement toutes leurs propriétés publiques dont il n'est pas autrement disposé dans la présente loi, sujettes au droit du Canada de prendre les terres ou les propriétés publiques dont il aura besoin pour les fortifications ou la défense du pays. [Abrogé] 118.
Abrogé. (58) Subvention additionnelle au Nouveau-Brunswick 119.
Le Nouveau-Brunswick recevra du Canada, en paiements semi-annuels et d'avance, durant une période de dix ans à compter de l'union, une subvention supplémentaire de soixante-trois mille piastres par année; mais tant que la dette publique de cette province restera au dessous de sept millions de piastres, il sera déduit sur cette somme de soixante-trois mille piastres, un montant égal à l'intérêt à cinq pour cent par année sur telle différence. (59) Forme des paiements 120.
Tous les paiements prescrits par la présente loi, ou destinés à éteindre les obligations contractées en vertu d'une loi des provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement et assumés par le Canada, seront faits, jusqu'à ce que le parlement du Canada l'ordonne autrement, en la forme et manière que le gouverneur-général en conseil pourra prescrire de temps à autre. Manufactures canadiennes, etc. 121.
Tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d'aucune des provinces seront, à dater de l'union, admis en franchise dans chacune des autres provinces. Continuation des lois de douane et d'accise 122.
Les lois de douane et d'accise de chaque province demeureront en force, sujettes aux dispositions de la présente loi, jusqu'à ce qu'elles soient modifiées par le parlement du Canada. (60) Exportation et importation entre deux provinces 123.
Dans le cas où des droits de douane seraient, à l'époque de l'union, imposables sur des articles, denrées ou marchandises, dans deux provinces, ces articles, denrées ou marchandises pourront, après l'union, être importés de l'une de ces deux provinces dans l'autre, sur preuve du paiement des droits de douane dont ils sont frappés dans la province d'où ils sont exportés, et sur paiement de tout surplus de droits de douane (s'il en est) dont ils peuvent être frappés dans la province où ils sont importés. (61) Impôts sur les bois au Nouveau-Brunswick 124.
Rien dans la présente loi ne préjudiciera au privilège garanti au Nouveau-Brunswick de prélever sur les bois de construction les droits établis par le chapitre quinze du titre trois des statuts revisés du Nouveau-Brunswick, ou par toute loi l'amendant avant ou après l'union, mais n'augmentant pas le chiffre de ces droits; et les bois de construction des provinces autres que le Nouveau-Brunswick ne seront pas passibles de ces droits. (62) Terres publiques, etc., exemptées des taxes 125.
Nulle terre ou propriété appartenant au Canada ou à aucune province en particulier ne sera sujette à la taxation. Fonds consolidé du revenu provincial 126.
Les droits et revenus que les législatures respectives du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick avaient, avant l'union, le pouvoir d'approprier, et qui sont, par la présente loi, réservés aux gouvernements ou législatures des provinces respectives, et tous les droits et revenus perçus par elles conformément aux pouvoirs spéciaux qui leur sont conférés par la présente loi, formeront dans chaque province un fonds consolidé de revenu qui sera approprié au service public de la province. IX. DISPOSITIONS DIVERSES DISPOSITIONS GÉNÉRALES [Abrogé] 127.
Abrogé. (63) Serment d'allégeance, etc. 128.
Les membres du Sénat ou de la Chambre des Communes du Canada devront, avant d'entrer dans l'exercice de leurs fonctions, prêter et souscrire, devant le gouverneur-général ou quelque personne à ce par lui autorisée, et pareillement, les membres du conseil législatif ou de l'assemblée législative d'une province devront, avant d'entrer dans l'exercice de leurs fonctions, prêter et souscrire, devant le lieutenant-gouverneur de la province ou quelque personne à ce par lui autorisée, le serment d'allégeance énoncé dans la cinquième annexe de la présente loi; et les membres du Sénat du Canada et du conseil législatif de Québec devront aussi, avant d'entrer dans l'exercice de leurs fonctions, prêter et souscrire, devant le gouverneur-général ou quelque personne à ce par lui autorisée, la déclaration des qualifications énoncée dans la même annexe. Les lois, tribunaux et fonctionnaires actuels continueront d'exister, etc. 129.
Sauf toute disposition contraire prescrite par la présente loi, toutes les lois en force en Canada, dans la Nouvelle-Écosse ou le Nouveau-Brunswick, lors de l'union, tous les tribunaux de juridiction civile et criminelle, toutes les commissions, pouvoirs et autorités ayant force légale, et tous les officiers judiciaires, administratifs et ministériels, en existence dans ces provinces à l'époque de l'union, continueront d'exister dans les provinces d'Ontario, de Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement, comme si l'union n'avait pas eu lieu; mais ils pourront, néanmoins (sauf les cas prévus par des lois du parlement de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande), être révoqués, abolis ou modifiés par le parlement du Canada, ou par la législature de la province respective, conformément à l'autorité du parlement ou de cette législature en vertu de la présente loi. (64) Fonctionnaires transférés au service du Canada 130.
Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, tous les officiers des diverses provinces ayant à remplir des devoirs relatifs à des matières autres que celles tombant dans les catégories de sujets assignés exclusivement par la présente loi aux législatures des provinces, seront officiers du Canada et continueront à remplir les devoirs de leurs charges respectives sous les mêmes obligations et pénalités que si l'union n'avait pas eu lieu. (65) Nomination des nouveaux officiers 131.
Jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, le gouverneur-général en conseil pourra de temps à autre nommer les officiers qu'il croira nécessaires ou utiles à l'exécution efficace de la présente loi. Obligations naissant des traités 132.
Le parlement et le gouvernement du Canada auront tous les pouvoirs nécessaires pour remplir envers les pays étrangers, comme portion de l'empire Britannique, les obligations du Canada ou d'aucune de ses provinces, naissant de traités conclus entre l'empire et ces pays étrangers. Usage facultatif et obligatoire des langues française et anglaise 133.
Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l'autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l'une ou de l'autre de ces langues. Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues. (66) ONTARIO ET QUÉBEC Nomination des fonctionnaires exécutifs pour Ontario et Québec 134.
Jusqu'à ce que la législature d'Ontario ou de Québec en ordonne autrement, les lieutenants-gouverneurs d'Ontario et de Québec pourront, chacun, nommer sous le grand sceau de la province, les fonctionnaires suivants qui resteront en charge durant bon plaisir, savoir: le procureur-général, le secrétaire et régistraire de la province, le trésorier de la province, le commissaire des terres de la couronne, et le commissaire d'agriculture et des travaux publics, et, en ce qui concerne Québec, le solliciteur-général; ils pourront aussi, par ordonnance du lieutenant-gouverneur en conseil, prescrire de temps à autre les attributions de ces fonctionnaires et des divers départements placés sous leur contrôle ou dont ils relèvent, et des officiers et employés y attachés; et ils pourront également nommer d'autres fonctionnaires qui resteront en charge durant bon plaisir, et prescrire, de temps à autre, leurs attributions et celles des divers départements placés sous leur contrôle ou dont ils relèvent, et des officiers et employés y attachés. (67) Pouvoirs, devoirs, etc., des fonctionnaires exécutifs 135.
Jusqu'à ce que la législature d'Ontario ou de Québec en ordonne autrement, tous les droits, pouvoirs, devoirs, fonctions, obligations ou attributions conférés ou imposés aux procureur-général, solliciteur-général, secrétaire et régistraire de la province du Canada, ministre des finances, commissaire des terres de la couronne, commissaire des travaux publics, et ministre de l'agriculture et receveur-général, lors de la passation de la présente loi, par toute loi, statut ou ordonnance du Haut-Canada, du Bas-Canada ou du Canada, n'étant pas d'ailleurs incompatibles avec la présente loi, seront conférés ou imposés à tout fonctionnaire qui sera nommé par le lieutenant-gouverneur pour l'exécution de ces fonctions ou d'aucune d'elles; le commissaire d'agriculture et des travaux publics remplira les devoirs et les fonctions de ministre d'agriculture prescrits, lors de la passation de la présente loi, par la loi de la province du Canada, ainsi que ceux de commissaire des travaux publics. (68) Grands sceaux 136.
Jusqu'à modification par le lieutenant-gouverneur en conseil, les grands sceaux d'Ontario et de Québec respectivement seront les mêmes ou d'après le même modèle que ceux usités dans les provinces du Haut et du Bas-Canada respectivement avant leur union comme province du Canada. Interprétation des lois temporaires 137.
Les mots "et de là jusqu'à la fin de la prochaine session de la législature", ou autres mots de la même teneur, employés dans une loi temporaire de la province du Canada non-expirée avant l'union, seront censés signifier la prochaine session du parlement du Canada, si l'objet de la loi tombe dans la catégorie des pouvoirs attribués à ce parlement et définis dans la présente constitution, si non, aux prochaines sessions des législatures d'Ontario et de Québec respectivement, si l'objet de la loi tombe dans la catégorie des pouvoirs attribués à ces législatures et définis dans la présente loi. Citations erronées 138.
Depuis et après l'époque de l'union, l'insertion des mots "Haut-Canada" au lieu "d'Ontario", ou "Bas-Canada" au lieu de "Québec", dans tout acte, bref, procédure, plaidoirie, document, matière ou chose, n'aura pas l'effet de l'invalider. Proclamations ne devant prendre effet qu'après l'union 139.
Toute proclamation sous le grand sceau de la province du Canada, lancée antérieurement à l'époque de l'union, pour avoir effet à une date postérieure à l'union, qu'elle ait trait à cette province ou au Haut-Canada ou au Bas-Canada, et les diverses matières et choses y énoncées auront et continueront d'y avoir la même force et le même effet que si l'union n'avait pas eu lieu. (69) Proclamations lancées après l'union 140.
Toute proclamation dont l'émission sous le grand sceau de la province du Canada est autorisée par quelque loi de la législature de la province du Canada, qu'elle ait trait à cette province ou au Haut-Canada ou au Bas-Canada, et qui n'aura pas été lancée avant l'époque de l'union, pourra l'être par le lieutenant-gouverneur d'Ontario ou de Québec (selon le cas), sous le grand sceau de la province; et, à compter de l'émission de cette proclamation, les diverses matières et choses y énoncées auront et continueront d'avoir la même force et le même effet dans Ontario ou Québec que si l'union n'avait pas eu lieu. (70) Pénitencier 141.
Le pénitencier de la province du Canada, jusqu'à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, sera et continuera d'être le pénitencier d'Ontario et de Québec. (71) Dettes renvoyées à l'arbitrage 142.
Le partage et la répartition des dettes, crédits, obligations, propriétés et de l'actif du Haut et du Bas-Canada seront renvoyés à la décision de trois arbitres, dont l'un sera choisi par le gouvernement d'Ontario, l'un par le gouvernement de Québec, et l'autre par le gouvernement du Canada; le choix des arbitres n'aura lieu qu'après que le parlement du Canada et les législatures d'Ontario et de Québec auront été réunis; l'arbitre choisi par le gouvernement du Canada ne devra être domicilié ni dans Ontario ni dans Québec. (72) Partage des archives 143.
Le gouverneur-général en conseil pourra de temps à autre ordonner que les archives, livres et documents de la province du Canada qu'il jugera à propos de désigner, soient remis et transférés à Ontario ou à Québec, et ils deviendront dès lors la propriété de cette province; toute copie ou extrait de ces documents, dûment certifiée par l'officier ayant la garde des originaux, sera reçue comme preuve. (73) Établissement de townships dans Québec 144.
Le lieutenant-gouverneur de Québec pourra, de temps à autre, par proclamation sous le grand sceau de la province devant venir en force au jour y mentionné, établir des townships dans les parties de la province de Québec dans lesquelles il n'en a pas encore été établi, et en fixer les tenants et aboutissants. X. CHEMIN DE FER INTERCOLONIAL [Abrogé] 145.
Abrogé. (74) XI. ADMISSION DES AUTRES COLONIES Pouvoir d'admettre Terreneuve, etc. 146.
Il sera loisible à la Reine, de l'avis du très-honorable Conseil Privé de Sa Majesté, sur la présentation d'adresses de la part des chambres du Parlement du Canada, et des chambres des législatures respectives des colonies ou provinces de Terreneuve, de l'Île du Prince Édouard et de la Colombie Britannique, d'admettre ces colonies ou provinces, ou aucune d'elles dans l'union, et, sur la présentation d'adresses de la part des chambres du parlement du Canada, d'admettre la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, ou l'une ou l'autre de ces possessions, dans l'union, aux termes et conditions, dans chaque cas, qui seront exprimés dans les adresses et que la Reine jugera convenable d'approuver, conformément à la présente; les dispositions de tous ordres en conseil rendus à cet égard, auront le même effet que si elles avaient été décrétées par le parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande. (75) Représentation de Terreneuve et l'Île du Prince-Édouard au Sénat 147.
Dans le cas de l'admission de Terreneuve et de l'Île du Prince Édouard, ou de l'une ou de l'autre de ces colonies, chacune aura droit d'être représentée par quatre membres dans le Sénat du Canada; et (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) dans le cas de l'admission de Terreneuve, le nombre normal des sénateurs sera de soixante-seize et son maximum de quatre-vingt-deux; mais lorsque l'Île du Prince Édouard sera admise, elle sera censée comprise dans la troisième des trois divisions en lesquelles le Canada est, relativement à la composition du Sénat, partagé par la présente loi; et, en conséquence, après l'admission de l'Île du Prince Édouard, que Terreneuve soit admise ou non, la représentation de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick dans le Sénat, au fur et à mesure que des sièges deviendront vacants, sera réduite de douze à dix membres respectivement; la représentation de chacune de ces provinces ne sera jamais augmentée au delà de dix membres, sauf sous l'autorité des dispositions de la présente loi relatives à la nomination de trois ou six sénateurs supplémentaires en conséquence d'un ordre de la Reine. (76) PREMIÈRE ANNEXE (77)
Districts électoraux d'Ontario A Divisions électorales actuelles
Comtés 1. Prescott. 2. Glengarry. 3. Stormont. 4. Dundas. 5. Russell. 6. Carleton. 7. Prince Edouard. 8. Halton. 9. Essex.
Divisions de comtés 10. Division nord de Lanark. 11. Division sud de Lanark. 12. Division nord de Leeds et division nord de Grenville. 13. Division sud de Leeds. 14. Division sud de Grenville. 15. Division est de Northumberland. 16. Division ouest de Northumberland (sauf le township de Monaghan sud). 17. Division est de Durham. 18. Division ouest de Durham. 19. Division nord d'Ontario. 20. Division sud d'Ontario. 21. Division est d'York. 22. Division ouest d'York. 23. Division nord d'York. 24. Division nord de Wentworth. 25. Division sud de Wentworth. 26. Division est d'Elgin. 27. Division ouest d'Elgin. 28. Division nord de Waterloo. 29. Division sud de Waterloo. 30. Division nord de Brant. 31. Division sud de Brant. 32. Division nord d'Oxford. 33. Division sud d'Oxford. 34. Division est de Middlesex.
Cités, parties de cités et villes 35. Toronto ouest. 36. Toronto est. 37. Hamilton. 38. Ottawa. 39. Kingston. 40. London. 41. Ville de Brockville, avec le township d'Elizabethtown y annexé. 42. Ville de Niagara, avec le township de Niagara y annexé. 43. Ville de Cornwall, avec le township de Cornwall y annexé.
B Nouvelles divisions électorales 44. Le district judiciaire provisoire d'Algoma. Le comté de Bruce, partagé en deux divisions appelées respectivement divisions nord et sud: 45. La division nord de Bruce comprendra les townships de Bury, Lindsay, Eastnor, Albemarle, Amabel, Arran, Bruce, Elderslie, et Saugeen, et le village de Southampton. 46. La division sud de Bruce comprendra les townships de Kincardine (y compris le village de Kincardine), Greenock, Brant, Huron, Kinross, Culross, et Carrick. Le comté de Huron, séparé en deux divisions, appelées respectivement divisions nord et sud: 47. La division nord comprendra les townships d'Ashfield, Wawanosh, Turnbury, Howick, Morris, Grey, Colborne, Hullett, y compris le village de Clinton, et McKillop. 48. La division sud comprendra la ville de Goderich et les townships de Goderich, Tuckersmith, Stanley, Hay, Usborne et Stephen. Le comté de Middlesex, partagé en trois divisions, appelées respectivement divisions nord, ouest et est: 49. La division nord comprendra les townships de McGillivray et Biddulph (soustraits au comté de Huron) et Williams Est, Williams Ouest, Adélaïde et Lobo. 50. La division ouest comprendra les townships de Delaware, Carradoc, Metcalfe, Mosa, et Ekfrid et le village de Strathroy. [La division est comprendra les townships qu'elle renferme actuellement, et sera bornée de la même manière.] 51. Le comté de Lambton comprendra les townships de Bosanquet, Warwick, Plympton, Sarnia, Moore, Enniskillen, et Brooke, et la ville de Sarnia. 52. Le comté de Kent comprendra les townships de Chatham, Dover, Tilbury Est, Romney, Raleigh, et Harwich, et la ville de Chatham. 53. Le comté de Bothwell comprendra les townships de Sombra, Dawn et Euphemia (soustraits au comté de Lambton), et les townships de Zone, Camden et son augmentation, Orford et Howard (soustraits au comté de Kent). Le comté de Grey, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 54. La division sud comprendra les townships de Bentinck, Glenelg, Artemesia, Osprey, Normandy, Egremont, Proton et Melancthon. 55. La division nord comprendra les townships de Collingwood, Euphrasia, Holland, Saint-Vincent, Sydenham, Sullivan, Derby et Keppel, Sarawak et Brooke, et la ville d'Owen Sound. Le comté de Perth, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 56. La division nord comprendra les townships de Wallace, Elma, Logan, Ellice, Mornington, et Easthope Nord, et la ville de Stratford. 57. La division sud comprendra les townships de Blanchard, Downie, South Easthope, Fullarton, Hibbert et les villages de Mitchell et Ste. Marys. Le comté de Wellington, partagé en trois divisions, appelées respectivement divisions nord, sud et centre: 58. La division nord comprendra les townships de Amaranth, Arthur, Luther, Minto, Maryborough, Peel et le village de Mount Forest. 59. La division centre comprendra les townships de Garafraxa, Erin, Eramosa, Nichol, et Pilkington, et les villages de Fergus et Elora. 60. La division sud comprendra la ville de Guelph, et les townships de Guelph et Puslinch. Le comté de Norfolk, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 61. La division sud comprendra les townships de Charlotteville, Houghton, Walsingham, et Woodhouse et son augmentation. 62. La division nord comprendra les townships de Middleton, Townsend, et Windham, et la ville de Simcoe. 63. Le comté d'Haldimand comprendra les townships de Oneida, Seneca, Cayuga nord, Cayuga sud, Raynham, Walpole et Dunn. 64. Le comté de Monck comprendra les townships de Canborough et Moulton et Sherbrooke, et le village de Danville (soustraits au comté d'Haldimand), les townships de Caistor et Gainsborough (soustraits au comté de Lincoln) et les townships de Pelham et Wainfleet (soustraits au comté de Welland). 65. Le comté de Lincoln comprendra les townships de Clinton, Grantham, Grimsby, et Louth, et la ville de Ste. Catherines. 66. Le comté de Welland comprendra les townships de Berthie, Crowland, Humberstone, Stamford, Thorold, et Willoughby, et les villages de Chippewa, Clifton, Fort Erié, Thorold et Welland. 67. Le comté de Peel comprendra les townships de Chinguacousy, Toronto et l'augmentation de Toronto, et les villages de Brampton et Streetsville. 68. Le comté de Cardwell comprendra les townships de Albion et Caledon (soustraits au comté de Peel), et les townships de Adjala et Mono (soustraits au comté de Simcoe). Le comté de Simcoe, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 69. La division sud comprendra les townships de Gwillimbury ouest, Tecumseth, Innisfil, Essa, Tosorontio, Mulmur, et le village de Bradford. 70. La division nord comprendra les townships de Nottawasaga, Sunnidale, Vespra, Flos, Oro, Medonte, Orillia et Matchedash, Tiny et Tay, Balaklava et Robinson, et les villes de Barrie et Collingwood. Le comté de Victoria, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 71. La division sud comprendra les townships de Ops, Mariposa, Emily, Verulam et la ville de Lindsay. 72. La division nord comprendra les townships de Anson, Bexley, Carden, Dalton, Digby, Eldon, Fénélon, Hindon, Laxton, Lutterworth, Macaulay et Draper, Sommerville et Morrison, Muskoka, Monck et Watt (soustraits au comté de Simcoe), et tous autres townships arpentés au nord de cette division. Le comté de Peterborough, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions ouest et est: 73. La division ouest comprendra les townships de Monaghan sud (soustrait au comté de Northumberland), Monaghan Nord, Smith, Ennismore et la ville de Peterborough. 74. La division est comprendra les townships d'Asphodel, Belmont et Methuen, Douro, Dummer, Galway, Harvey, Minden, Stanhope et Dysart, Otonabee et Snowden et le village de Ashburnham, et tous autres townships arpentés au nord de cette division. Le comté de Hastings, partagé en trois divisions, appelées respectivement divisions ouest, est et nord: 75. La division ouest comprendra la ville de Belleville, le township de Sydney, et le village de Trenton. 76. La division est comprendra les townships de Thurlow, Tyendinaga, et Hungerford. 77. La division nord comprendra les townships de Rawdon, Huntingdon, Madoc, Elzevir, Tudor, Marmora et Lake, et le village de Stirling, et tous autres townships arpentés au nord de cette division. 78. Le comté de Lennox comprendra les townships de Richmond, Adolphustown, Fredericksburgh nord, Fredericksburgh sud, Ernest Town et l'Isle Amherst, et le village de Napanee. 79. Le comté d'Addington comprendra les townships de Camden, Portland, Sheffield, Hinchinbrooke, Kaladar, Kennebec, Olden, Oso, Anglesea, Barrie, Clarendon, Palmerston, Effingham, Abinger, Miller, Canonto, Denbigh, Loughborough et Bedford. 80. Le comté de Frontenac comprendra les townships de Kingston, l'Ile Wolfe, Pittsburgh et l'Ile Howe, et Storrington. Le comté de Renfrew, partagé en deux divisions, appelées respectivement divisions sud et nord: 81. La division sud comprendra les townships de McNab, Bagot, Blithfield, Brougham, Horton, Admaston, Grattan, Matawatchan, Griffith, Lyndoch, Raglan, Radcliffe, Brudenell, Sebastopol, et les villages de Arnprior et Renfrew. 82. La division nord comprendra les townships de Ross, Bromley, Westmeath, Stafford, Pembroke, Wilberforce, Alice, Petawawa, Buchanan, Algoma sud, Algoma nord, Fraser, McKay, Wylie, Rolph, Head, Maria, Clara, Haggerty, Sherwood, Burns et Richard, et tous autres townships arpentés au nord-ouest de cette division. Les villes et villages incorporés à l'époque de l'union, non mentionnés spécialement dans cette annexe, devront faire partie du comté ou de la division dans laquelle ils sont situés. DEUXIÈME ANNEXE
Districts Électoraux de Québec spécialement fixés
Comtés de Pontiac. Missisquoi. Compton. Ottawa. Brome. Wolfe et Richmond. Argenteuil. Shefford. Mégantic. Huntingdon. Stanstead. La ville de Sherbrooke.
TROISIÈME ANNEXE
Travaux et propriétés publiques de la province devant appartenir au Canada
1. Canaux, avec les terrains et pouvoirs d'eau y adjacents. 2. Havres publics. 3. Phares et quais, et l'Île de Sable. 4. Bateaux à vapeur, dragueurs et vaisseaux publics. 5. Améliorations sur les lacs et rivières. 6. Chemins de fer et actions dans les chemins de fer, hypothèques et autres dettes dues par les compagnies de chemins de fer. 7. Routes militaires. 8. Maisons de douane, bureaux de poste, et tous autres édifices publics, sauf ceux que le gouvernement du Canada destine à l'usage des législatures et des gouvernements provinciaux. 9. Propriétés transférées par le gouvernement impérial, et désignées sous le nom de propriétés de l'artillerie. 10. Arsenaux, salles d'exercice militaires, uniformes, munitions de guerre, et terrains réservés pour les besoins publics et généraux. QUATRIÈME ANNEXE
Actif devenant la propriété commune d'Ontario et Québec Fonds de bâtisse du Haut-Canada. Asiles d'aliénés. École Normale. Palais de justice à Aylmer, Montréal, Kamouraska (Bas-Canada). Société des hommes de loi, Haut-Canada. Commission des chemins à barrières de Montréal. Fonds permanent de l'université. Institution royale. Fonds consolidé d'emprunt municipal, Haut-Canada. Fonds consolidé d'emprunt municipal, Bas-Canada. Société d'agriculture, Haut-Canada. Octroi législatif en faveur du Bas-Canada. Prêt aux incendiés de Québec. Compte des avances, Témiscouata. Commission des chemins à barrières de Québec. Éducation - Est. Fonds de bâtisse et de jurés, Bas-Canada. Fonds des municipalités. Fonds du revenu de l'éducation supérieure, Bas-Canada. CINQUIÈME ANNEXE
Serment d'allégeance
Je, A.B., jure que je serai fidèle et porterai vraie allégeance à Sa Majesté la Reine Victoria. N.B. - Le nom du Roi ou de la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, alors régnant, devra être inséré, au besoin, en termes appropriés. Déclaration des qualifications exigées Je, A.B., déclare et atteste que j'ai les qualifications exigées par la loi pour être nommé membre du Sénat du Canada (ou selon le cas), et que je possède en droit ou en équité comme propriétaire, pour mon propre usage et bénéfice, des terres et tenements en franc et commun socage [ou que je suis en bonne saisine ou possession, pour mon propre usage et bénéfice, de terres et tenements en franc-alleu ou en roture (selon le cas),] dans la province de la Nouvelle-Écosse (ou selon le cas), de la valeur de quatre mille piastres, en sus de toutes rentes, dettes, charges, hypothèques et redevances qui peuvent être attachées, dues et payables sur ces immeubles ou auxquelles ils peuvent être affectés, et que je n'ai pas collusoirement ou spécieusement obtenu le titre ou la possession de ces immeubles, en tout ou en partie, dans le but de devenir membre du Sénat du Canada, (ou selon le cas,) et que mes biens mobiliers et immobiliers valent, somme toute, quatre mille piastres en sus de mes dettes et obligations. SIXIÈME ANNEXE (78)
Production primaire tirée des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières
1. Pour l'application de l'article 92A : a) on entend par production primaire tirée d'une ressource naturelle non renouvelable : (i) soit le produit qui se présente sous la même forme que lors de son extraction du milieu naturel, (ii) soit le produit non manufacturé de la transformation, du raffinage ou de l'affinage d'une ressource, à l'exception du produit du raffinage du pétrole brut, du raffinage du pétrole brut lourd amélioré, du raffinage des gaz ou des liquides dérivés du charbon ou du raffinage d'un équivalent synthétique du pétrole brut; b) on entend par production primaire tirée d'une ressource forestière la production constituée de billots, de poteaux, de bois d'œuvre, de copeaux, de sciure ou d'autre produit primaire du bois, ou de pâte de bois, à l'exception d'un produit manufacturé en bois. ANNEXE B LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1982(79) PARTIE I CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS
Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit : Garantie des droits et libertés Droits et libertés au Canada 1.
La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Libertés fondamentales Libertés fondamentales 2.
Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion; b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; c) liberté de réunion pacifique; d) liberté d'association. Droits démocratiques Droits démocratiques des citoyens 3.
Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
Mandat maximal des assemblées 4.
(1) Le mandat maximal de la Chambre des communes et des assemblées législatives est de cinq ans à compter de la date fixée pour le retour des brefs relatifs aux élections générales correspondantes. (80)
Prolongations spéciales (2) Le mandat de la Chambre des communes ou celui d'une assemblée législative peut être prolongé respectivement par le Parlement ou par la législature en question au-delà de cinq ans en cas de guerre, d'invasion ou d'insurrection, réelles ou appréhendées, pourvu que cette prolongation ne fasse pas l'objet d'une opposition exprimée par les voix de plus du tiers des députés de la Chambre des communes ou de l'assemblée législative. (81) Séance annuelle 5.
Le Parlement et les législatures tiennent une séance au moins une fois tous les douze mois. (82) Liberté de circulation et d'établissement Liberté de circulation 6.
(1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir. Liberté d'établissement (2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit : a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province; b) de gagner leur vie dans toute province. Restriction (3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés : a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle; b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics. Programmes de promotion sociale (4) Les paragraphes (2) et (3) n'ont pas pour objet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale. Garanties juridiques Vie, liberté et sécurité 7.
Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Fouilles, perquisitions ou saisies 8.
Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Détention ou emprisonnement 9.
Chacun a droit à la protection contre la détention ou l'emprisonnement arbitraires. Arrestation ou détention 10.
Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention : a) d'être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention; b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit; c) de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d'obtenir, le cas échéant, sa libération. Affaires criminelles et pénales 11.
Tout inculpé a le droit : a) d'être informé sans délai anormal de l'infraction précise qu'on lui reproche; b) d'être jugé dans un délai raisonnable; c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche; d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable; e) de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable; f) sauf s'il s'agit d'une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d'un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l'infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave; g) de ne pas être déclaré coupable en raison d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d'après le droit interne du Canada ou le droit international et n'avait pas de caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations; h) d'une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d'autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni; i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l'infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l'infraction et celui de la sentence. Cruauté 12.
Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités. Témoignage incriminant 13.
Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. Interprète 14.
La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu'ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu'ils sont atteints de surdité, ont droit à l'assistance d'un interprète. Droits à l'égalité Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi 15.
(1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. Programmes de promotion sociale (2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques. (83) Langues officielles du Canada Langues officielles du Canada 16.
(1) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. Langues officielles du Nouveau-Brunswick
(2) Le français et l'anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick.
Progression vers l'égalité (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l'égalité de statut ou d'usage du français et de l'anglais. Communautés linguistiques française et anglaise du Nouveau-Brunswick 16.1.
(1) La communauté linguistique française et la communauté linguistique anglaise du Nouveau-Brunswick ont un statut et des droits et privilèges égaux, notamment le droit à des institutions d'enseignement distinctes et aux institutions culturelles distinctes nécessaires à leur protection et à leur promotion.
Rôle de la législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick (2) Le rôle de la législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick de protéger et de promouvoir le statut, les droits et les privilèges visés au paragraph (1) est confirmé. (83.1) Travaux du Parlement 17.
(1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux du Parlement. (84)
Travaux de la Législature du Nouveau-Brunswick (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans les débats et travaux de la Législature du Nouveau-Brunswick. (85) Documents parlementaires 18.
(1) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès-verbaux du Parlement sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur. (86)
Documents de la Législature du Nouveau-Brunswick (2) Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès-verbaux de la Législature du Nouveau-Brunswick sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur. (87) Procédures devant les tribunaux établis par le Parlement 19.
(1) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent. (88)
Procédures devant les tribunaux du Nouveau-Brunswick (2) Chacun a le droit d'employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Nouveau-Brunswick et dans tous les actes de procédure qui en découlent. (89) Communications entre les administrés et les institutions fédérales 20.
(1) Le public a, au Canada, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec le siège ou l'administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à l'égard de tout autre bureau de ces institutions là où, selon le cas : a) l'emploi du français ou de l'anglais fait l'objet d'une demande importante; b) l'emploi du français et de l'anglais se justifie par la vocation du bureau.
Communications entre les administrés et les institutions du Nouveau-Brunswick (2) Le public a, au Nouveau-Brunswick, droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement ou pour en recevoir les services. Maintien en vigueur de certaines dispositions 21.
Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet, en ce qui a trait à la langue française ou anglaise ou à ces deux langues, de porter atteinte aux droits, privilèges ou obligations qui existent ou sont maintenus aux termes d'une autre disposition de la Constitution du Canada. (90) Droits préservés 22.
Les articles 16 à 20 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente charte et découlant de la loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais. Droits à l'instruction dans la langue de la minorité Langue d'instruction 23.
(1) Les citoyens canadiens : a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident, b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province, ont, dans l'un ou l'autre cas, le droit d'y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue. (91)
Continuité d'emploi de la langue d'instruction (2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
Justification par le nombre (3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d'une province : a) s'exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l'instruction dans la langue de la minorité; b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d'enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics. Recours Recours en cas d'atteinte aux droits et libertés 24.
(1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
Irrecevabilité d'éléments de preuve qui risqueraient de déconsidérer l'administration de la justice (2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Dispositions générales Maintien des droits et libertés des autochtones 25.
Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés -- ancestraux, issus de traités ou autres -- des peuples autochtones du Canada, notamment : a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763; b) aux droits ou libertés existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis. (92) Maintien des autres droits et libertés 26.
Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada. Maintien du patrimoine culturel 27.
Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Égalité de garantie des droits pour les deux sexes 28.
Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. Maintien des droits relatifs à certaines écoles 29.
Les dispositions de la présente charte ne portent pas atteinte aux droits ou privilèges garantis en vertu de la Constitution du Canada concernant les écoles séparées et autres écoles confessionnelles. (93) Application aux territoires 30.
Dans la présente charte, les dispositions qui visent les provinces, leur législature ou leur assemblée législative visent également le territoire du Yukon, les territoires du Nord-Ouest ou leurs autorités législatives compétentes. Non-élargissement des compétences législatives 31.
La présente charte n'élargit pas les compétences législatives de quelque organisme ou autorité que ce soit. Application de la charte Application de la charte 32.
(1) La présente charte s'applique : a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest; b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
Restriction (2) Par dérogation au paragraphe (1), l'article 15 n'a d'effet que trois ans après l'entrée en vigueur du présent article. Dérogation par déclaration expresse 33.
(1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.
Effet de la dérogation (2) La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l'effet qu'elle aurait sauf la disposition en cause de la charte.
Durée de validité (3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d'avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.
Nouvelle adoption (4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration visée au paragraphe (1).
Durée de validité (5) Le paragraphe (3) s'applique à toute déclaration adoptée sous le régime du paragraphe (4). Titre Titre 34. Titre de la présente partie :Charte canadienne des droits et libertés. PARTIE II DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES DU CANADA Confirmation des droits existants des peuples autochtones 35.
(1) Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
Définition de " peuples autochtones du Canada " (2) Dans la présente loi, " peuples autochtones du Canada " s'entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.
Accords sur des revendications territoriales (3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis.
Égalité de garantie des droits pour les deux sexes (4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits - ancestraux ou issus de traités - visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes. (94) Engagement relatif à la participation à une conférence constitutionnelle 35.
1 Les gouvernements fédéral et provinciaux sont liés par l'engagement de principe selon lequel le premier ministre du Canada, avant toute modification de la catégorie 24 de l'article 91 de la " Loi constitutionnelle de 1867 ", de l'article 25 de la présente loi ou de la présente partie : a) convoquera une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même et comportant à son ordre du jour la question du projet de modification; b) invitera les représentants des peuples autochtones du Canada à participer aux travaux relatifs à cette question. (95) PARTIE III PÉRÉQUATION ET INÉGALITÉS RÉGIONALES Engagements relatifs à l'égalité des chances 36.
(1) Sous réserve des compétences législatives du Parlement et des législatures et de leur droit de les exercer, le Parlement et les législatures, ainsi que les gouvernements fédéral et provinciaux, s'engagent à a) promouvoir l'égalité des chances de tous les Canadiens dans la recherche de leur bien-être; b) favoriser le développement économique pour réduire l'inégalité des chances; c) fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels. Engagement relatif aux services publics (2) Le Parlement et le gouvernement du Canada prennent l'engagement de principe de faire des paiements de péréquation propres à donner aux gouvernements provinciaux des revenus suffisants pour les mettre en mesure d'assurer les services publics à un niveau de qualité et de fiscalité sensiblement comparables. (96) PARTIE IV CONFÉRENCE CONSTITUTIONNELLE [Abrogé] 37.
Abrogé. (97) PARTIE IV.I CONFÉRENCES CONSTITUTIONNELLES [Abrogé] 37.1
Abrogé. (98) PARTIE V PROCÉDURE DE MODIFICATION DE LA CONSTITUTION DU CANADA(99) Procédure normale de modification 38.
(1) La Constitution du Canada peut être modifiée par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée à la fois : a) par des résolutions du Sénat et de la Chambre des communes; b) par des résolutions des assemblées législatives d'au moins deux tiers des provinces dont la population confondue représente, selon le recensement général le plus récent à l'époque, au moins cinquante pour cent de la population de toutes les provinces.
Majorité simple (2) Une modification faite conformément au paragraphe (1) mais dérogatoire à la compétence législative, aux droits de propriété ou à tous autres droits ou privilèges d'une législature ou d'un gouvernement provincial exige une résolution adoptée à la majorité des sénateurs, des députés fédéraux et des députés de chacune des assemblées législatives du nombre requis de provinces.
Désaccord (3) La modification visée au paragraphe (2) est sans effet dans une province dont l'assemblée législative a, avant la prise de la proclamation, exprimé son désaccord par une résolution adoptée à la majorité des députés, sauf si cette assemblée, par résolution également adoptée à la majorité, revient sur son désaccord et autorise la modification.
Levée du désaccord (4) La résolution de désaccord visée au paragraphe (3) peut être révoquée à tout moment, indépendamment de la date de la proclamation à laquelle elle se rapporte. Restriction 39.
(1) La proclamation visée au paragraphe 38(1) ne peut être prise dans l'année suivant l'adoption de la résolution à l'origine de la procédure de modification que si l'assemblée législative de chaque province a préalablement adopté une résolution d'agrément ou de désaccord.
Idem (2) La proclamation visée au paragraphe 38(1) ne peut être prise que dans les trois ans suivant l'adoption de la résolution à l'origine de la procédure de modification. Compensation 40.
Le Canada fournit une juste compensation aux provinces auxquelles ne s'applique pas une modification faite conformément au paragraphe 38(1) et relative, en matière d'éducation ou dans d'autres domaines culturels, à un transfert de compétences législatives provinciales au Parlement. Consentement unanime 41.
Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l'assemblée législative de chaque province : a) la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur; b) le droit d'une province d'avoir à la Chambre des communes un nombre de députés au moins égal à celui des sénateurs par lesquels elle est habilitée à être représentée lors de l'entrée en vigueur de la présente partie; c) sous réserve de l'article 43, l'usage du français ou de l'anglais; d) la composition de la Cour suprême du Canada; e) la modification de la présente partie. Procédure normale de modification 42.
(1) Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait conformément au paragraphe 38(1) : a) le principe de la représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes prévu par la Constitution du Canada; b) les pouvoirs du Sénat et le mode de sélection des sénateurs; c) le nombre des sénateurs par lesquels une province est habilitée à être représentée et les conditions de résidence qu'ils doivent remplir; d) sous réserve de l'alinéa 41d), la Cour suprême du Canada; e) le rattachement aux provinces existantes de tout ou partie des territoires; f) par dérogation à toute autre loi ou usage, la création de provinces. Exception (2) Les paragraphes 38(2) à (4) ne s'appliquent pas aux questions mentionnées au paragraphe (1). Modification à l'égard de certaines provinces 43.
Les dispositions de la Constitution du Canada applicables à certaines provinces seulement ne peuvent être modifiées que par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l'assemblée législative de chaque province concernée. Le présent article s'applique notamment : a) aux changements du tracé des frontières interprovinciales; b) aux modifications des dispositions relatives à l'usage du français ou de l'anglais dans une province. Modification par le Parlement 44.
Sous réserve des articles 41 et 42, le Parlement a compétence exclusive pour modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes. Modification par les législatures 45.
Sous réserve de l'article 41, une législature a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province. Initiative des procédures 46.
(1) L'initiative des procédures de modification visées aux articles 38, 41, 42 et 43 appartient au Sénat, à la Chambre des communes ou à une assemblée législative. Possibilité de révocation (2) Une résolution d'agrément adoptée dans le cadre de la présente partie peut être révoquée à tout moment avant la date de la proclamation qu'elle autorise. Modification sans résolution du Sénat 47.
(1) Dans les cas visés à l'article 38, 41, 42 ou 43, il peut être passé outre au défaut d'autorisation du Sénat si celui-ci n'a pas adopté de résolution dans un délai de cent quatre-vingts jours suivant l'adoption de celle de la Chambre des communes et si cette dernière, après l'expiration du délai, adopte une nouvelle résolution dans le même sens. Computation du délai (2) Dans la computation du délai visé au paragraphe (1), ne sont pas comptées les périodes pendant lesquelles le Parlement est prorogé ou dissous. Demande de proclamation 48.
Le Conseil privé de la Reine pour le Canada demande au gouverneur général de prendre, conformément à la présente partie, une proclamation dès l'adoption des résolutions prévues par cette partie pour une modification par proclamation. Conférence constitutionnelle 49.
Dans les quinze ans suivant l'entrée en vigueur de la présente partie, le premier ministre du Canada convoque une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même, en vue du réexamen des dispositions de cette partie. PARTIE VI MODIFICATION DE LA LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1867
50.
(100)
51.
(101) PARTIE VII DISPOSITIONS GÉNÉRALES Primauté de la Constitution du Canada 52.
(1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Constitution du Canada (2) La Constitution du Canada comprend : a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi; b) les textes législatifs et les décrets figurant à l'annexe; c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b).
Modification (3) La Constitution du Canada ne peut être modifiée que conformément aux pouvoirs conférés par elle. Abrogation et nouveaux titres 53.
(1) Les textes législatifs et les décrets énumérés à la colonne I de l'annexe sont abrogés ou modifiés dans la mesure indiquée à la colonne II. Sauf abrogation, ils restent en vigueur en tant que lois du Canada sous les titres mentionnés à la colonne III.
Modifications corrélatives (2) Tout texte législatif ou réglementaire, sauf la Loi de 1982 sur le Canada, qui fait mention d'un texte législatif ou décret figurant à l'annexe par le titre indiqué à la colonne I est modifié par substitution à ce titre du titre correspondant mentionné à la colonne III; tout Acte de l'Amérique du Nord britannique non mentionné à l'annexe peut être cité sous le titre de Loi constitutionnelle suivi de l'indication de l'année de son adoption et éventuellement de son numéro. Abrogation et modifications qui en découlent 54.
La partie IV est abrogée un an après l'entrée en vigueur de la présente partie et le gouverneur général peut, par proclamation sous le grand sceau du Canada, abroger le présent article et apporter en conséquence de cette double abrogation les aménagements qui s'imposent à la présente loi. (102) [Abrogé] 54.1
Abrogé. (103) Version française de certains textes constitutionnels 55.
Le ministre de la Justice du Canada est chargé de rédiger, dans les meilleurs délais, la version française des parties de la Constitution du Canada qui figurent à l'annexe; toute partie suffisamment importante est, dès qu'elle est prête, déposée pour adoption par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, conformément à la procédure applicable à l'époque à la modification des dispositions constitutionnelles qu'elle contient. Versions française et anglaise de certains textes constitutionnels 56.
Les versions française et anglaise des parties de la Constitution du Canada adoptées dans ces deux langues ont également force de loi. En outre, ont également force de loi, dès l'adoption, dans le cadre de l'article 55, d'une partie de la version française de la Constitution, cette partie et la version anglaise correspondante. Versions française et anglaise de la présente loi 57.
Les versions française et anglaise de la présente loi ont également force de loi. Entrée en vigueur 58.
Sous réserve de l'article 59, la présente loi entre en vigueur à la date fixée par proclamation de la Reine ou du gouverneur général sous le grand sceau du Canada. (104) Entrée en vigueur de l'alinéa 23(1)a) pour le Québec 59.
(1) L'alinéa 23(1)a) entre en vigueur pour le Québec à la date fixée par proclamation de la Reine ou du gouverneur général sous le grand sceau du Canada.
Autorisation du Québec (2) La proclamation visée au paragraphe (1) ne peut être prise qu'après autorisation de l'assemblée législative ou du gouvernement du Québec. (105)
Abrogation du présent article (3) Le présent article peut être abrogé à la date d'entrée en vigueur de l'alinéa 23(1)a) pour le Québec, et la présente loi faire l'objet, dès cette abrogation, des modifications et changements de numérotation qui en découlent, par proclamation de la Reine ou du gouverneur général sous le grand sceau du Canada. Titres 60.
Titre abrégé de la présente loi : Loi constitutionnelle de 1982; titre commun des lois constitutionnelles de 1867 à 1975 (n°2) et de la présente loi : Lois constitutionnelles de 1867 à 1982. Mentions 61.
Toute mention des " Lois constitutionnelles de 1867 à 1982 " est réputée constituer également une mention de la " Proclamation de 1983 modifiant la Constitution". (106) ANNEXE de la LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1982
ACTUALISATION DE LA CONSTITUTION
Item Colonne I Colonne II Colonne III Loi visée Modification Nouveau titre 1. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, 30-31 Victoria, c. 3 (R.-U.) (1) L'article 1 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 1. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1867. " Loi constitutionnelle de 1867 (2) L'article 20 est abrogé. (3) La catégorie 1 de l'article 91 est abrogée. (4) La catégorie 1 de l'article 92 est abrogée. 2. Acte pour amender et continuer l'acte trente-deux et trente-trois Victoria, chapitre trois, et pour établir et constituer le gouvernement de la province de Manitoba, 1870, 33 Victoria, c. 3 (Canada) (1) Le titre complet est abrogé et remplacé par ce qui suit : " Loi de 1870 sur le Manitoba. " Loi de 1870 sur le Manitoba (2) L'article 20 est abrogé. 3. Arrêté en conseil de Sa Majesté admettant la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, en date du 23 juin 1870 Décret en conseil sur la terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest 4. Arrêté en conseil de Sa Majesté admettant la Colombie-Britannique, en date du 16 mai 1871 Conditions de l'adhésion de la Colombie-Britannique 5. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1871, 34-35 Victoria, c. 28 (R.-U.) L'article 1 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 1. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1871. " Loi constitutionnelle de 1871 6. Arrêté en conseil de Sa Majesté admettant l'Île-du-Prince-Édouard, en date du 26 juin 1873 Conditions de l'adhésion de l'Île-du-Prince-Édouard 7. Acte du Parlement du Canada, 1875, 38-39 Victoria, c. 38 (R.-U.) Loi de 1875 sur le Parlement du Canada 8. Arrêté en conseil de Sa Majesté admettant dans l'Union tous les territoires et possessions britanniques dans l'Amérique du Nord, et les îles adjacentes à ces territoires et possessions, en date du 31 juillet 1880 Décret en conseil sur les territoires adjacents 9. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1886, 49-50 Victoria, c. 35 (R.-U.) L'article 3 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1886. " Loi constitutionnelle de 1886 10. Acte du Canada (limites d'Ontario) 1889, 52-53 Victoria, c. 28 (R.-U.) Loi de 1889 sur le Canada (frontières de l'Ontario) 11. Acte concernant l'Orateur canadien (nomination d'un suppléant) 1895, 2e session, 59 Victoria, c. 3 (R.-U.) La loi est abrogée. 12. Acte de l'Alberta, 1905, 4-5 Édouard VII, c. 3 (Canada) Loi sur l'Alberta 13. Acte de la Saskatchewan, 1905, 4-5 Édouard VII, c. 42 (Canada) Loi sur la Saskatchewan 14. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1907, 7 Édouard VII, c. 11 (R.-U.) L'article 2 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 2. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1907. " Loi constitutionnelle de 1907 15. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1915, 5-6 George V, c. 45 (R.-U.) L'article 3 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1915. " Loi constitutionnelle de 1915 16. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1930, 20-21 George V, c. 26 (R.-U.) L'article 3 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1930. " Loi constitutionnelle de 1930 17. Statut de Westminster, 1931, 22 George V, c. 4 (R.-U.) Dans la mesure où ils s'appliquent au Canada : a) l'article 4 est abrogé; b) le paragraphe 7(1) est abrogé. Statut de Westminster de 1931 18. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1940, 3-4 George VI, c. 36 (R.-U.) L'article 2 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 2. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1940. " Loi constitutionnelle de 1940 19. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1943, 6-7 George VI, c. 30 (R.-U.) La loi est abrogée. 20. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1946, 9-10 George VI, c. 63 (R.-U.) La loi est abrogée. 21. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1949, 12-13 George VI, c. 22 (R.-U.) L'article 3 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé : Loi sur Terre-Neuve. " Loi sur Terre-Neuve 22. Acte de l'Amérique du Nord britannique (n° 2) 1949, 13 George VI, c. 81 (R.-U.) La loi est abrogée. 23. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1951, 14-15 George VI, c. 32 (R.-U.) La loi est abrogée. 24. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1952, 1 Elizabeth II, c. 15 (Canada) La loi est abrogée. 25. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1960, 9 Elizabeth II, c. 2 (R.-U.) L'article 2 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 2. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1960. " Loi constitutionnelle de 1960 26. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1964, 12-13 Elizabeth II, c. 73 (R.-U.) Acte de l'Amérique du L'article 2 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 2. Titre abrégé : Loi constitutionnelle de 1964. " Loi constitutionnelle de 1964 27. Acte de l'Amérique Nord britannique, 1965, 14 Elizabeth II, c. 4, Partie I (Canada) L'article 2 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 2. Titre abrégé de la présente partie : Loi constitutionnelle de 1965. " Loi constitutionnelle de 1965 28. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1974, 23 Elizabeth II, c. 13, Partie I (Canada) L'article 3, modifié par le paragraphe 38(1) de la loi 25-26 Elizabeth II, c. 28 (Canada), est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé de la présente partie : Loi consitutionnnelle de 1974. " Loi constitutionnelle de 1974 29. Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1975, 23-24 Elizabeth II, c. 28, Partie I (Canada) L'article 3, modifié par l'article 31 de la loi 25-26 Elizabeth II, c. 28 (Canada), est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé de la présente partie : Loi constitutionnelle n° 1 de 1975. " Loi constitutionnelle n °1 de 1975 30. Acte de l'Amérique du Nord britannique n° 2, 1975, 23-24 Elizabeth II, c. 53 (Canada) L'article 3 est abrogé et remplacé par ce qui suit : " 3. Titre abrégé : Loi constitutionnelle n° 2 de 1975. " Loi constitutionnelle n° 2 de 1975 |
1,342 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_Solitude | Première Solitude | # Première Solitude
### PREMIÈRE SOLITUDE
On voit dans les sombres écoles Des petits qui pleurent toujours ; Les autres font leurs cabrioles, Eux, ils restent au fond des cours.
Leurs blouses sont très bien tirées, Leurs pantalons en bon état, Leurs chaussures toujours cirées ; Ils ont l’air sage et délicat.
Les forts les appellent des filles, Et les malins des innocents : Ils sont doux, ils donnent leurs billes, Ils ne seront pas commerçants.
Les plus poltrons leur font des niches, Et les gourmands sont leurs copains ; Leurs camarades les croient riches, Parce qu’ils se lavent les mains.
Ils frissonnent sous l’œil du maître, Son ombre les rend malheureux. Ces enfants n’auraient pas dû naître, L’enfance est trop dure pour eux !
Oh ! La leçon qui n’est pas sue, Le devoir qui n’est pas fini ! Une réprimande reçue, Le déshonneur d’être puni !
Tout leur est terreur et martyre : Le jour, c’est la cloche, et, le soir, Quand le maître enfin se retire, C’est le désert du grand dortoir ;
La lueur des lampes y tremble Sur les linceuls des lits de fer ; Le sifflet des dormeurs ressemble Au vent sur les tombes, l’hiver.
Pendant que les autres sommeillent, Faits au coucher de la prison, Ils pensent au dimanche, ils veillent Pour se rappeler la maison ;
Ils songent qu’ils dormaient naguères Douillettement ensevelis Dans les berceaux, et que les mères Les prenaient parfois dans leurs lits.
Ô mères, coupables absentes, Qu’alors vous leur paraissez loin ! À ces créatures naissantes Il manque un indicible soin ;
On leur a donné les chemises, Les couvertures qu’il leur faut : D’autres que vous les leur ont mises, Elles ne leur tiennent pas chaud.
Mais, tout ingrates que vous êtes, Ils ne peuvent vous oublier, Et cachent leurs petites têtes, En sanglotant, sous l’oreiller. |
1,343 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Aux_amis_inconnus | Aux amis inconnus | # Aux amis inconnus
### AUX AMIS INCONNUS
Ces vers, je les dédie aux amis inconnus, À vous, les étrangers en qui je sens des proches, Rivaux de ceux que j’aime et qui m’aiment le plus, Frères envers qui seuls mon cœur est sans reproches Et dont les cœurs au mien sont librement venus.
Comme on voit les ramiers sevrés de leurs volières Rapporter sans faillir, par les cieux infinis,
Un cher message aux mains qui leur sont familières, Nos poèmes parfois nous reviennent bénis, Chauds d’un accueil lointain d’âmes hospitalières.
Et quel triomphe alors ! Quelle félicité Orgueilleuse, mais tendre et pure, nous inonde, Quand répond à nos voix leur écho suscité, Par delà le vulgaire, en l’invisible monde Où les fiers et les doux se sont fait leur cité !
Et nous la méritons, cette ivresse suprême, Car si l’humanité tolère encor nos chants, C’est que notre élégie est son propre poème, Et que seuls nous savons, sur des rythmes touchants, En lui parlant de nous lui parler d’elle-même.
Parfois un vers, complice intime, vient rouvrir Quelque plaie où le feu désire qu’on l’attise ; Parfois un mot, le nom de ce qui fait souffrir, Tombe comme une larme à la place précise Où le cœur méconnu l’attendait pour guérir.
Peut-être un de mes vers est-il venu vous rendre Dans un éclair brûlant vos chagrins tout entiers,
Ou, par le seul vrai mot qui se faisait attendre, Vous ai-je dit le nom de ce que vous sentiez, Sans vous nommer les yeux où j’avais dû l’apprendre.
Vous qui n’aurez cherché dans mon propre tourment Que la sainte beauté de la douleur humaine, Qui, pour la profondeur de mes soupirs m’aimant, Sans avoir à descendre où j’ai conçu ma peine, Les aurez entendus dans le ciel seulement ;
Vous qui m’aurez donné le pardon sans le blâme, N’ayant connu mes torts que par mon repentir, Mes terrestres amours que par leur pure flamme, Pour qui je me fais juste et noble sans mentir, Dans un rêve où la vie est plus conforme à l’âme !
Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu, Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ; Mais de nous rencontrer ne formons point le vœu : Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ; Le reste en est fragile, épargnons-nous l’adieu. |
1,346 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Philosophie_fran%C3%A7aise | La Philosophie française | # La Philosophie française
## LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE
Le rôle de la France dans l’évolution de la philosophie moderne est bien net : la France a été la grande initiatrice. Ailleurs ont surgi également, sans doute, des philosophes de génie ; mais nulle part il n’y a eu, comme en France, continuité ininterrompue de création philosophique originale. Ailleurs on a pu aller plus loin dans le développement de telle ou telle idée, construire plus systématiquement avec tels ou tels matériaux, donner plus d’extension à telle ou telle méthode ; mais bien souvent les matériaux, les idées, la méthode étaient venus de France. Il ne peut être question ici d’énumérer toutes les doctrines, ni de citer tous les noms. Nous ferons un choix ; puis nous tâcherons de démêler les traits caractéristiques de la pensée philosophique française. Nous verrons pourquoi elle est restée créatrice, et à quoi tient sa puissance de rayonnement.
### I
Toute la philosophie moderne dérive de Descartes. Nous n’essaierons pas de résumer sa doctrine : chaque progrès de la science et de la philosophie permet d’y découvrir quelque chose de nouveau, de sorte que nous comparerions volontiers cette œuvre aux œuvres de la nature, dont l’analyse ne sera jamais terminée. Mais de même que l’anatomiste fait dans un organe ou dans un tissu une série de coupes qu’il étudie tour à tour, ainsi nous allons couper l’œuvre de Descartes par des plans parallèles situés les uns au-dessous des autres, pour obtenir d’elle, successivement, des vues de plus en plus profondes.
Une première coupe révèle dans le cartésianisme la philosophie des idées « claires et distinctes », celle qui a définitivement délivré la pensée moderne du joug de l’autorité pour ne plus admettre d’autre marque de la vérité que l’évidence.
Un peu plus bas, en creusant la signification des termes « évidence », « clarté », « distinction », on trouve une théorie de la méthode. Descartes, en inventant une géométrie nouvelle, a analysé l’acte de création mathématique. Il décrit les conditions de cette création. Il apporte ainsi des procédés généraux de recherche, qui lui ont été suggérés par sa géométrie.
En approfondissant à son tour cette extension de la géométrie, on arrive à une théorie générale de la nature, considérée comme un immense mécanisme régi par des lois mathématiques. Descartes a donc fourni à la physique moderne son cadre, le plan sur lequel elle n’a jamais cessé de travailler, en même temps qu’il a apporté le type de toute conception mécanistique de l’univers.
Au-dessous de cette philosophie de la nature on trouverait maintenant une théorie de l’esprit ou, comme dit Descartes, de la « pensée », un effort pour résoudre la pensée en éléments simples : cet effort a ouvert la voie aux recherches de Locke et de Condillac. On trouverait surtout cette idée que la pensée existe d’abord, que la matière est donnée par surcroît et pourrait, à la rigueur, n’exister que comme représentation de l’esprit. Tout l’idéalisme moderne est sorti de là, en particulier l’idéalisme allemand.
Enfin, au fond de la théorie cartésienne de la pensée, il y a un nouvel effort pour ramener la pensée, au moins partiellement, à la volonté. Les philosophies « volontaristes » du xixᵉ siècle se rattachent ainsi à Descartes. Ce n’est pas sans raison qu’on a vu dans le cartésianisme une « philosophie de la liberté ».
À Descartes remontent donc les principales doctrines de la philosophie moderne. D’autre part, quoique le cartésianisme offre des ressemblances de détail avec telles ou telles doctrines de l’antiquité ou du moyen âge, il ne doit rien d’essentiel à aucune d’elles. Le mathématicien et physicien Biot a dit de la géométrie de Descartes : « proles sine matre creata ». Nous en dirions autant de sa philosophie.
Si toutes les tendances de la philosophie moderne coexistent chez Descartes, c’est le rationalisme qui prédomine, comme il devait dominer la pensée des siècles suivants. Mais à côté ou plutôt au-dessous de la tendance rationaliste, recouvert et souvent dissimulé par elle, il y a un autre courant qui traverse la philosophie moderne. C’est celui qu’on pourrait appeler sentimental, à condition de prendre le mot « sentiment » dans l’acception que lui donnait le xviiᵉ siècle, et d’y comprendre toute connaissance immédiate et intuitive. Or ce second courant dérive, comme le premier, d’un philosophe français. Pascal a introduit en philosophie une certaine manière de penser qui n’est pas la pure raison, puisqu’elle corrige par l’ « esprit de finesse » ce que le raisonnement a de géométrique, et qui n’est pas non plus la contemplation mystique, puisqu’elle aboutit à des résultats susceptibles d’être contrôlés et vérifiés par tout le monde. On trouverait, en rétablissant les anneaux intermédiaires de la chaîne, qu’à Pascal se rattachent les doctrines modernes qui font passer en première ligne la connaissance immédiate, l’intuition, la vie intérieure, comme à Descartes (malgré les velléités d’intuition qu’on rencontre dans le cartésianisme lui-même) se rattachent plus particulièrement les philosophies de la raison pure. Nous ne pouvons entreprendre ce travail. Bornons-nous à constater que Descartes et Pascal sont les grands représentants des deux formes ou méthodes de pensée entre lesquelles se partage l’esprit moderne.
L’un et l’autre ont rompu avec la métaphysique des Grecs. Mais l’esprit humain ne renonce pas facilement à ce dont il a fait sa nourriture pendant bien des siècles. La philosophie grecque avait alimenté le moyen âge, grâce à Aristote. Elle avait imprégné la Renaissance, grâce surtout à Platon. Il était naturel qu’on cherchât, après Descartes, à l’utiliser en la rapprochant du cartésianisme. On devait y être porté par la tendance même des philosophes à mettre leur pensée sous une forme systématique, car le « système » par excellence est celui qui a été préparé par Platon et Aristote, définitivement constitué et consolidé par les néo-platoniciens ; et il serait aisé de montrer (nous ne pouvons entrer dans le détail de cette démonstration) que toute tentative pour bâtir un système s’inspire par quelque côté de l’aristotélisme, du platonisme ou du néo-platonisme. De fait, les deux doctrines métaphysiques qui surgirent hors de France dans la seconde moitié du xviiᵉ siècle furent des combinaisons du cartésianisme avec la philosophie grecque. La philosophie de Spinoza, si originale soit-elle, aboutit à fondre ensemble la métaphysique de Descartes et l’aristotélisme des docteurs juifs. Celle de Leibniz, dont nous ne méconnaissons pas non plus l’originalité, est encore une combinaison du cartésianisme avec l’aristotélisme, surtout avec l’aristotélisme des néo-platoniciens. Pour des raisons que nous indiquerons tout à l’heure, la philosophie française n’a jamais eu beaucoup de goût pour les grandes constructions métaphysiques ; mais quand il lui a plu d’entreprendre des spéculations de ce genre, elle a montré ce qu’elle était capable de faire, et avec quelle facilité elle le faisait. Tandis que Spinoza et Leibniz construisaient leur système, Malebranche avait le sien. Lui aussi avait combiné le cartésianisme avec la métaphysique des Grecs (plus particulièrement avec le platonisme des Pères de l’Église). Le monument qu’il a élevé est un modèle du genre. Mais il y a en même temps chez Malebranche toute une psychologie et toute une morale qui conservent leur valeur, même si l’on ne se rallie pas à sa métaphysique. Là est une des marques de la philosophie française : si elle consent parfois à devenir systématique, elle ne fait pas de sacrifice à l’esprit de système ; elle ne déforme pas à tel point les éléments de la réalité qu’on ne puisse utiliser les matériaux de la construction en dehors de la construction même. Les morceaux en sont toujours bons.
Descartes, Pascal, Malebranche, tels sont les trois grands représentants de la philosophie française au xviiᵉ siècle. Ils ont fourni trois types de doctrines que nous rencontrons dans les temps modernes.
Essentiellement créatrice fut encore la philosophie française du xviiiᵉ siècle. Mais, ici encore, nous devons renoncer à entrer dans le détail. Disons un mot des théories les plus importantes et citons les principaux noms.
On commence seulement à rendre à Lamarck la justice qui lui est due. Ce naturaliste, qui fut aussi un philosophe, est le véritable créateur de l’évolutionnisme biologique. Il est le premier qui ait conçu nettement, et poussé jusqu’au bout, l’idée de faire sortir les espèces les unes des autres par voie de transformation. La gloire de Darwin n’en est pas diminuée. Darwin a serré de plus près les faits ; il a surtout découvert le rôle de la concurrence et de la sélection. Mais concurrence et sélection expliquent comment certaines variations se conservent ; elles ne rendent pas compte — Darwin le disait lui-même — des causes de la variation. Bien avant Darwin, (puisque ses recherches datent de la fin du xviiiᵉ siècle et du commencement du xixᵉ), Lamarck avait affirmé avec la même netteté la transformation des espèces, et il avait essayé, en outre, d’en déterminer les causes. Plus d’un naturaliste revient aujourd’hui à Lamarck, soit pour combiner ensemble lamarckisme et darwinisme, soit même pour remplacer le darwinisme par un lamarckisme perfectionné. C’est dire que la France a fourni à la science et à la philosophie, au xviiiᵉ siècle, le grand principe d’explication du monde organisé, comme, au siècle précédent, avec Descartes, elle leur avait apporté le plan d’explication de la nature inorganique.
Les recherches et les réflexions de Lamarck avaient d’ailleurs été préparées en France par beaucoup de travaux originaux sur la nature et la vie. Bornons-nous à rappeler les noms de Buffon et de Bonnet.
D’une manière générale, les penseurs français du xviiiᵉ siècle ont fourni les éléments de certaines théories de la nature qui devaient se constituer au siècle suivant. Nous venons de parler du problème de l’origine des espèces. Celui de la relation de l’esprit à la matière, abordé dans un sens plutôt matérialiste, fut posé cependant par les philosophes français du xviiiᵉ siècle avec une précision telle qu’il appelait aussi bien, dès lors, d’autres solutions. Il faut citer ici les noms de La Mettrie, de Cabanis, etc., et encore celui de Charles Bonnet.
On montrerait sans peine que leurs recherches sont à l’origine de la psycho-physiologie qui s’est développée pendant le xixᵉ siècle. Mais la psychologie elle-même, entendue comme une idéologie, c’est-à-dire comme une reconstruction de l’esprit avec des éléments simples, — la psychologie telle que l’a comprise l’école « associationiste » du siècle dernier, — est sortie, en partie, des travaux français du xviiiᵉ siècle, notamment de ceux de Condillac. Il est juste de reconnaître que les Anglais y ont contribué pour une part plus large encore, et que la doctrine de Locke n’avait pas été sans influence sur l’idéologie française. Mais Locke n’avait-il pas été influencé lui-même par Descartes ? Anticipant sur ce que nous aurons à dire du xixᵉ siècle, nous pouvons dès maintenant faire remarquer que l’œuvre psychologique de Taine, son analyse de l’intelligence, dérive en partie de l’idéologie du xviiiᵉ siècle, plus spécialement de Condillac.
Nous n’avons pas à parler ici de la philosophie sociale. Tout le monde sait comment s’élaborèrent en France, au cours du xviiiᵉ siècle, les principes de la science politique en général, et plus particulièrement les idées qui devaient amener une transformation de la société. À Montesquieu, à Turgot, à Condorcet, est dû l’approfondissement des concepts de loi, de gouvernement, de progrès, etc., comme aux encyclopédistes en général (d’Alembert, Diderot, La Mettrie, Helvetius, d’Holbach) le mouvement qui aboutit à « rationaliser » l’humanité et à la tourner aussi du côté des arts mécaniques.
Mais la plus puissante des influences qui se soient exercées sur l’esprit humain depuis Descartes, — de quelque manière d’ailleurs qu’on la juge, — est incontestablement celle de Jean-Jacques Rousseau. La réforme qu’il opéra dans le domaine de la pensée pratique fut aussi radicale que l’avait été celle de Descartes dans le domaine de la spéculation pure. Lui aussi remit tout en question ; il voulut remodeler la société, la morale, l’éducation, la vie entière de l’homme sur des principes « naturels ». Ceux mêmes qui ne se sont pas ralliés à ses idées ont dû adopter quelque chose de sa méthode. Par l’appel qu’il a lancé au sentiment, à l’intuition, à la conscience profonde, il a encouragé une certaine manière de penser que l’on trouvait déjà chez Pascal (dirigée, il est vrai, dans un sens tout différent), mais qui n’avait pas encore droit de cité en philosophie. Quoiqu’il n’ait pas construit un système, il a inspiré en partie les systèmes métaphysiques du xixᵉ siècle : le Kantisme d’abord, puis le « romantisme » de la philosophie allemande lui durent beaucoup. L’art et la littérature lui doivent au moins autant. Son œuvre apparaît à chaque génération nouvelle sous quelque nouvel aspect. Elle agit encore sur nous.
Dans le coup d’œil que nous venons de jeter sur la philosophie française du xviiᵉ et du xviiiᵉ siècles, nous avons pris une vue d’ensemble ; nous avons dû laisser de côté un grand nombre de penseurs et ne considérer que les plus importants d’entre eux. Que sera-ce pour le xixᵉ siècle ? Il n’y a guère de savant français, ni même d’écrivain français, qui n’ait apporté sa contribution à la philosophie.
Si les trois siècles précédents avaient vu naître et se développer les sciences abstraites et concrètes de la matière inorganique, — mathématiques, mécanique, astronomie, physique et chimie, — le xixᵉ siècle devait approfondir en outre les sciences de la vie : vie organique et même, jusqu’à un certain point, vie sociale. Ici encore les Français furent des initiateurs. On leur doit la théorie de la méthode, et une partie importante des résultats. Nous faisons allusion surtout à Claude Bernard, et à Auguste Comte.
L’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard a été, pour les sciences concrètes de laboratoire, ce que le Discours de la méthode de Descartes avait été pour les sciences plus abstraites. C’est l’œuvre d’un physiologiste de génie qui s’interroge sur la méthode qu’il a suivie, et qui tire de sa propre expérience des règles générales d’expérimentation et de découverte. La recherche scientifique, telle que Claude Bernard la recommande, est un dialogue entre l’homme et la nature. Les réponses que la nature fait à nos questions donnent à l’entretien une tournure imprévue, provoquent des questions nouvelles auxquelles la nature réplique en suggérant de nouvelles idées, et ainsi de suite indéfiniment. Ni les faits ni les idées ne sont donc constitutifs de la science : celle-ci, toujours provisoire et toujours, en partie, symbolique, naît de la collaboration de l’idée et du fait. Immanente à l’œuvre de Claude Bernard est ainsi l’affirmation d’un écart entre la logique de l’homme et celle de la nature. Sur ce point, et sur plusieurs autres, Claude Bernard a devancé les théoriciens « pragmatistes » de la science.
Le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte est une des grandes œuvres de la philosophie moderne. L’idée, simple et géniale, d’établir entre les sciences un ordre hiérarchique qui va des mathématiques à la sociologie, s’impose à notre esprit, depuis que Comte l’a formulée, avec la force d’une vérité définitive. Si l’on peut contester sur certains points l’œuvre sociologique du maître, il n’en a pas moins eu le mérite de tracer à la sociologie son programme et de commencer à le remplir. Réformateur à la manière de Socrate, il eût été tout disposé, comme on l’a fait remarquer, à adopter la maxime socratique « connais-toi toi-même » ; mais il l’eût appliquée aux sociétés et non plus aux individus, la connaissance de l’homme social étant à ses yeux le point culminant de la science et l’objet par excellence de la philosophie. Ajoutons que le fondateur du positivisme, qui se déclara l’adversaire de toute métaphysique, est une âme de métaphysicien, et que la postérité verra dans son œuvre un puissant effort pour « diviniser » l’humanité.
Renan n’a pas de parenté intellectuelle avec Comte. Mais, à sa manière, et dans un sens assez différent, il a eu, lui aussi, cette religion de l’humanité qu’avait rêvée le fondateur du positivisme. La séduction qu’il exerça sur son temps tient à bien des causes. Ce fut d’abord un merveilleux écrivain, si toutefois on peut encore appeler écrivain celui qui nous fait oublier qu’il emploie des mots, sa pensée paraissant s’insinuer directement dans la nôtre. Mais bien séduisante aussi, bien adaptée au siècle qui avait revivifié les sciences historiques, était la conception doublement optimiste de l’histoire qui pénétrait l’œuvre de ce maître ; car, d’une part, il pensait que l’histoire enregistre un progrès ininterrompu de l’humanité, et, d’autre part, il voyait en elle un succédané de la philosophie et de la religion.
Cette même foi à la science — aux sciences qui étudient l’homme — se retrouve chez Taine, un penseur qui eut autant d’influence que Renan en France, et qui en eut peut-être plus encore que Renan à l’étranger. Taine veut appliquer à l’étude, de l’activité humaine sous ses diverses formes, dans la littérature, dans l’art, dans l’histoire, les méthodes du naturaliste et du physicien. D’autre part, il est tout pénétré de la pensée des anciens maîtres : avec Spinoza il croit à l’universelle nécessité ; sur la puissance en quelque sorte magique de l’abstraction, sur les « qualités principales » et les « facultés maîtresses », il a des vues qui le rapprochent d’Aristote et de Platon. Il revient ainsi, implicitement, à la métaphysique ; mais il borne l’horizon de cette métaphysique à l’homme et aux choses humaines. Pas plus que Renan, il ne ressemble ni ne se rattache à Comte. Et pourtant ce n’est pas tout à fait sans raison qu’on le classe parfois, ainsi que Renan lui-même, parmi les positivistes. Il y a bien des manières, en effet, de définir le positivisme ; mais nous croyons qu’il faut y voir, avant tout, une conception anthropocentrique de l’univers.
Entre la philosophie biologique et la philosophie sociale, dont la création est due pour une si large part, au génie français, vient se placer un ordre de recherches qui, lui aussi, appartient surtout au xixᵉ siècle : nous voulons parler de la psychologie. Ce n’est pas à dire qu’il n’y eût eu déjà, particulièrement en France, en Angleterre et en Écosse, des psychologues pénétrants ; mais l’observation intérieure, laissée à elle même et réduite à l’étude des phénomènes normaux, avait difficilement accès à certaines régions de l’esprit, notamment au « subconscient ». À la méthode habituelle d’observation intérieure le xixᵉ siècle en a adjoint deux autres : d’un côté, l’ensemble des procédés de mensuration dont on fait usage dans les laboratoires, et, d’autre part, la méthode qu’on pourrait appeler clinique, celle qui consiste à recueillir des observations de malades et même à provoquer des phénomènes morbides (intoxication, hypnotisme, etc.). De ces deux méthodes, la première a été pratiquée surtout en Allemagne ; quoiqu’elle ne soit pas négligeable, elle est loin d’avoir donné ce qu’on attendait d’elle. La seconde, au contraire, a déjà fourni des résultats importants, et elle en laisse entrevoir d’autres, plus considérables encore. Or cette dernière psychologie, cultivée aujourd’hui dans bien des pays, est une science d’origine française, qui est restée éminemment française. Préparée par les aliénistes français de la première moitié du xixᵉ siècle, elle s’est constituée d’une manière définitive avec Moreau de Tours, et elle n’a pas cessé, depuis, d’être représentée en France par des maîtres, soit qu’ils fussent venus de la pathologie à la psychologie, soit que ce fussent des psychologues attirés vers la pathologie mentale. Il nous suffira de citer les noms de Charcot, de Ribot, de Pierre Janet et de Georges Dumas.
Mais, tandis qu’une partie de la philosophie française, au xixᵉ siècle, s’orientait ainsi dans la direction de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, le reste prenait pour objet de spéculation, comme aux siècles précédents, la nature en général, l’esprit en général.
Dès le début du siècle, la France eut un grand métaphysicien, le plus grand qu’elle eût produit depuis Descartes et Malebranche : Maine de Biran. Peu remarquée au moment où elle parut, la doctrine de Maine de Biran a exercé une influence croissante : on peut se demander si la voie que ce philosophe a ouverte n’est pas celle où la métaphysique devra marcher définitivement. À l’opposé de Kant (car c’est à tort qu’on l’a appelé le « Kant français »), Maine de Biran a jugé que l’esprit humain était capable, au moins sur un point, d’atteindre l’absolu et d’en faire l’objet de ses spéculations. Il a montré que la connaissance que nous avons de nous-même, en particulier dans le sentiment de l’effort, est une connaissance privilégiée, qui dépasse le pur « phénomène » et qui atteint la réalité « en soi », — cette réalité que Kant déclarait inaccessible à nos spéculations. Bref, il a conçu l’idée d’une métaphysique qui s’élèverait de plus en plus haut, vers l’esprit en général, à mesure que la conscience descendrait plus bas, dans les profondeurs de la vie intérieure. Vue géniale, dont il a tiré les conséquences sans s’amuser à des jeux dialectiques, sans bâtir un système.
Que d’ailleurs Maine de Biran ait une certaine parenté avec Pascal, c’est ce que nous entrevoyons quand nous lisons Ravaisson. Attaché à Pascal autant qu’à Maine de Biran, épris de l’art grec autant que de la philosophie grecque, Ravaisson nous fait admirablement comprendre comment l’originalité de chaque philosophe français ne l’empêche pas de se relier à une certaine tradition, et comment cette tradition elle-même rejoint la tradition classique. Un Descartes a beau rompre avec la philosophie des anciens : son œuvre conserve les qualités d’ordre et de mesure qui furent caractéristiques de la pensée grecque. Ravaisson a mis en lumière ce côté artistique et classique de la pensée philosophique française. Lui-même a tracé les linéaments d’une philosophie qui mesure la réalité des choses à leur degré de beauté.
On ne peut prononcer le nom de Ravaisson sans y associer celui de Lachelier, un penseur dont l’influence fut tout aussi considérable. Lachelier réveilla la philosophie universitaire à un moment où elle s’endormait dans la doctrine, facile et aimable, de Victor Cousin. Sa thèse sur le fondement de l’induction restera classique, comme tout ce qui porte la marque de la perfection. Sa doctrine, qui se réclame du kantisme, dépasse en réalité l’idéalisme de Kant et inaugure même un réalisme d’un genre particulier, qui pourrait être rattaché à celui de Maine de Biran. Maître incomparable, il a nourri de sa pensée plusieurs générations de maîtres.
De la philosophie de Ravaisson, et plus particulièrement de ses vues sur l’habitude, de la philosophie d’Auguste Comte aussi (en tant qu’elle affirme l’irréductibilité des sciences les unes aux autres) on pourrait rapprocher la théorie neuve et profonde que Boutroux expose dans sa thèse sur « la contingence des lois de la nature ». Par une voie toute différente, par l’analyse des conditions auxquelles est soumise la construction des concepts scientifiques, le grand mathématicien Henri Poincaré est arrivé à des conclusions du même genre : il montre ce qu’il y a de relatif à l’homme, de relatif aux exigences et aux préférences de notre science, dans le réseau de lois que notre pensée étend sur l’univers. Analogue est la doctrine de Milhaud. Et l’on pourrait ranger du même côté Édouard Le Roy, si l’œuvre de ce philosophe n’était animée, malgré certaines ressemblances extérieures, d’un esprit différent : sa critique de la science est liée à des vues personnelles, profondes, sur la réalité en général, sur la morale et la religion.
L’idée dominante de Liard a été de maintenir en face l’une de l’autre la métaphysique et la science, comme deux formes également légitimes de la pensée. Le même souci existe chez Fouillée. Psychologue et sociologue autant que dialecticien, Fouillée a développé une théorie des idées-forces qui est un rationalisme élargi. Il n’est guère de question, théorique ou pratique, que ce penseur brillant n’ait abordée, et sur laquelle il n’ait présenté des vues intéressantes et suggestives. Il eut dans Guyau un disciple génial. Moins célèbre que Nietzsche, Guyau avait soutenu, avant le philosophe allemand, en termes plus mesurés et sous une forme plus acceptable, que l’idéal moral doit être cherché dans la plus haute expansion possible de la vie.
Nous avons laissé de côté dans cette énumération rapide, deux penseurs de premier ordre que nous ne pouvions pas rattacher à la tradition issue de Maine de Biran. Nous voulons parler de Renouvier et de Cournot.
Parti du criticisme kantien, qu’il avait d’ailleurs profondément modifié dès le début, Renouvier s’en est dégagé peu à peu pour arriver à des conclusions qui ne sont pas très éloignées, quant à la lettre, de celles du dogmatisme métaphysique : il affirme, en particulier, l’indépendance de la personne humaine ; il réintègre la liberté dans le monde. Mais il renouvelle la signification de ces thèses, en les rapprochant des données de la science positive, et surtout en les faisant précéder d’une critique de l’entendement humain. Par sa morale, autant que par sa théorie de la nature et de l’homme, il a agi considérablement sur la pensée de son temps.
Conduit à la philosophie, lui aussi, par l’étude des sciences, et en particulier par les mathématiques, Cournot institua une critique d’un genre nouveau, qui, à la différence de la critique kantienne, porte à la fois sur la forme et sur la matière de notre connaissance, sur les méthodes et sur les résultats. Sur une foule de points — notamment sur le hasard et la probabilité — il a apporté des vues neuves, pénétrantes et profondes. Il est temps de mettre ce penseur à sa vraie place, — une des premières, — parmi les philosophes du xixᵉ siècle.
On pourrait maintenant, pour conclure, dire un mot de l’entreprise tentée par l’auteur de l’Évolution créatrice pour porter la métaphysique sur le terrain de l’expérience et pour constituer, en faisant appel à la science et à la conscience, en développant la faculté d’intuition, une philosophie capable de fournir, non plus seulement des théories générales, mais aussi des explications concrètes de faits particuliers. La philosophie, ainsi entendue, est susceptible de la même précision que la science positive. Comme la science, elle pourra progresser sans cesse en ajoutant les uns aux autres des résultats une fois acquis. Mais elle visera en outre — et c’est par là qu’elle se distingue de la science — à élargir de plus en plus les cadres de l’entendement, dût-elle briser tel ou tel d’entre eux, et à dilater indéfiniment la pensée humaine.
### II
Nous avons passé en revue un certain nombre de philosophes français, en tenant surtout compte de leur diversité, de leur originalité, de ce qu’ils ont apporté de nouveau et de ce que le monde leur doit. Nous allons maintenant chercher s’ils ne présenteraient pas certains traits communs, caractéristiques de la pensée française.
Le trait qui frappe d’abord, quand on parcourt un de leurs livres, est la simplicité de la forme. Si on laisse de côté, dans la seconde moitié du xixᵉ siècle, une période de vingt ou trente ans pendant laquelle un petit nombre de penseurs, subissant une influence étrangère, se départirent parfois de la clarté traditionnelle, on peut dire que la philosophie française s’est toujours réglée sur le principe suivant : il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s’exprimer dans la langue de tout le monde. Les philosophes français n’écrivent pas pour un cercle restreint d’initiés ; ils s’adressent à l’humanité en général. Si, pour mesurer la profondeur de leur pensée et pour la comprendre pleinement, il faut être philosophe et savant, néanmoins il n’est pas d’homme cultivé qui ne soit en état de lire leurs principales œuvres et d’en tirer quelque profit. Quand ils ont eu besoin de moyens d’expression nouveaux, ils ne les ont pas cherchés, comme on l’a fait ailleurs, dans la création d’un vocabulaire spécial (opération qui aboutit souvent à enfermer, dans des termes artificiellement composés, des idées incomplètement digérées), mais plutôt dans un assemblage ingénieux des mots usuels, qui donne à ces mots de nouvelles nuances de sens et leur permet de traduire des idées plus subtiles ou plus profondes. Ainsi s’explique qu’un Descartes, un Pascal, un Rousseau, — pour ne citer que ceux-là, — aient beaucoup accru la force et la flexibilité de la langue française, soit que l’objet de leur analyse fût plus proprement la pensée (Descartes), soit que ce fût aussi le sentiment (Pascal, Rousseau). Il faut, en effet, avoir poussé jusqu’au bout la décomposition de ce qu’on a dans l’esprit pour arriver à s’exprimer en termes simples. Mais, à des degrés différents, tous les philosophes français ont eu ce don d’analyse. Le besoin de résoudre les idées et même les sentiments en éléments clairs et distincts, qui trouvent leurs moyens d’expression dans la langue commune, est caractéristique de la philosophie française depuis ses origines.
Si maintenant on passe de la forme au fond, voici ce qu’on remarquera d’abord.
La philosophie française a toujours été étroitement liée à la science positive. Ailleurs, en Allemagne par exemple, tel philosophe a pu être savant, tel savant a pu être philosophe ; mais la rencontre des deux aptitudes ou des deux habitudes a été un fait exceptionnel et, pour ainsi dire, accidentel. Si Leibniz fut à la fois un grand philosophe et un grand mathématicien, nous voyons que le principal développement de la philosophie allemande, celui qui remplit la première moitié du xixᵉ siècle, s’est effectué en dehors de la science positive. Il est de l’essence de la philosophie française, au contraire, de s’appuyer sur la science. Chez Descartes, l’union est si intime entre la philosophie et les mathématiques qu’il est difficile de dire si sa géométrie lui fut suggérée par sa métaphysique ou si sa métaphysique est une extension de sa géométrie. Pascal fut un profond mathématicien, un physicien original, avant d’être un philosophe. La philosophie française du xviiiᵉ siècle se recruta principalement parmi les géomètres, les naturalistes et les médecins (d’Alembert, La Mettrie, Bonnet, Cabanis, etc.). Au xixᵉ siècle, quelques-uns des plus grands penseurs français, Auguste Comte, Cournot, Renouvier, etc., vinrent à la philosophie à travers les mathématiques ; l’un d’eux, Henri Poincaré, fut un mathématicien de génie. Claude Bernard, qui nous a donné la philosophie de la méthode expérimentale, fut un des créateurs de la science physiologique. Ceux mêmes des philosophes français qui se sont voués pendant le dernier siècle à l’observation intérieure ont éprouvé le besoin de chercher en dehors d’eux, dans la physiologie, dans la pathologie mentale, etc., quelque chose qui les assurât qu’ils ne se livraient pas à un simple jeu d’idées, à une manipulation de concepts abstraits : la tendance est déjà visible chez le grand initiateur de la méthode d’introspection profonde, Maine de Biran. En un mot, l’union étroite de la philosophie et de la science est un fait si constant, en France qu’il pourrait suffire à caractériser et à définir la philosophie française.
Un trait moins particulier, mais bien frappant encore, est le goût des philosophes français pour la psychologie, leur penchant à l’observation intérieure. Assurément ce trait ne pourrait plus suffire, comme le précédent, à définir la tradition française, car l’aptitude à se sonder soi-même, et à pénétrer sympathiquement dans l’âme d’autrui, est sans doute aussi répandue en Angleterre et en Amérique, par exemple, qu’elle l’est en France. Mais, tandis que les grands penseurs allemands (même Leibniz, même Kant) n’ont guère eu, en tout cas, n’ont guère manifesté, de sens psychologique, tandis que Schopenhauer (tout imprégné, d’ailleurs, de la philosophie française du xviiiᵉ siècle) est peut-être le seul métaphysicien allemand qui ait été psychologue, au contraire il n’y a pas de grand philosophe français qui ne se soit révélé, à l’occasion, subtil et pénétrant observateur de l’âme humaine. Inutile de rappeler les fines études psychologiques qu’on trouve chez Descartes et chez Malebranche, intimement mêlées à leurs spéculations métaphysiques. La vision d’un Pascal était aussi aiguë quand elle s’exerçait dans les régions mal éclairées de l’âme que lorsqu’elle portait sur les choses physiques, géométriques, philosophiques. Condillac fut un psychologue autant qu’un logicien. Que dire alors de ceux qui ont ouvert à l’analyse psychologique des voies nouvelles, comme Rousseau ou Maine de Biran ? Pendant tout le xviiᵉ et le xviiiᵉ siècles, la pensée française, s’exerçant sur la vie intérieure, a préparé la psychologie purement scientifique qui devait être l’œuvre du xixᵉ siècle. Nul, d’ailleurs, n’a plus contribué à fonder cette psychologie scientifique qu’un Moreau de Tours, un Charcot ou un Ribot. Remarquons que la méthode de ces psychologues, — celle qui a valu à la psychologie, en somme, ses plus importantes découvertes, — n’est qu’une extension de la méthode d’observation intérieure. C’est toujours à la conscience qu’elle fait appel ; seulement, elle note les indications de la conscience chez le malade, au lieu de s’en tenir à l’homme bien portant.
Tels sont les deux principaux traits de la philosophie française.
En se composant ensemble, ils donnent à cette philosophie sa physionomie propre. C’est une philosophie qui serre de près les contours de la réalité extérieure, telle que le physicien se la représente, et de très près aussi ceux de la réalité intérieure, telle qu’elle apparaît au psychologue. Par là même, elle répugne le plus souvent à prendre la forme d’un système. Elle rejette aussi bien le dogmatisme à outrance que le criticisme radical ; sa méthode est aussi éloignée de celle d’un Hegel que de celle d’un Kant. Ce n’est pas à dire qu’elle ne soit pas capable d’édifier, quand il lui plaît, quelque grande construction. Mais les philosophes français semblent avoir eu généralement cette arrière-pensée que systématiser est facile, qu’il est trop aisé d’aller jusqu’au bout d’une idée, que la difficulté est plutôt d’arrêter la déduction où il faut, de l’infléchir comme il faut, grâce à l’approfondissement des sciences particulières et au contact sans cesse maintenu avec la réalité. Pascal a dit que l’ « esprit géométrique » ne suffisait pas : le philosophe doit y joindre l’ « esprit de finesse ». Et Descartes, ce grand métaphysicien, déclarait avoir consacré peu d’heures à la métaphysique, entendant par là, sans doute, que le travail de pure déduction ou de pure construction métaphysique s’effectue de lui-même, pour peu qu’on y ait l’esprit prédisposé. — Allèguera-t-on qu’en se faisant moins systématique la philosophie s’écarte de son but, et que son rôle est précisément d’unifier le réel ? — Mais la philosophie française n’a jamais renoncé à cette unification. Seulement, elle ne se fie pas au procédé qui consiste à prendre telle ou telle idée et à y faire entrer, de gré ou de force, la totalité des choses. À cette idée on pourra toujours en opposer une autre, avec laquelle on construira, selon la même méthode, un système différent ; les deux systèmes seront d’ailleurs également soutenables, également invérifiables ; de sorte que la philosophie deviendra un simple jeu, un tournoi entre dialecticiens. Remarquons qu’une idée est un élément de notre intelligence, et que notre intelligence elle-même est un élément de la réalité : comment donc une idée, qui n’est qu’une partie d’une partie, embrasserait-elle le Tout ? L’unification des choses ne pourra s’effectuer que par une opération beaucoup plus difficile, plus longue, plus délicate : la pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité. Mais il faudra, pour cela, le travail accumulé de bien des siècles. En attendant, le rôle de chaque philosophe est de prendre, sur l’ensemble des choses, une vue qui pourra être définitive sur certains points, mais qui sera nécessairement provisoire sur d’autres. On aura bien là, si l’on veut, une espèce de système ; mais le principe même du système sera flexible, indéfiniment extensible, au lieu d’être un principe arrêté, comme ceux qui ont donné jusqu’ici les constructions métaphysiques proprement dites. Telle est, nous semble-t-il, l’idée implicite de la philosophie française. C’est une idée qui n’est devenue tout à fait consciente d’elle-même, ou qui n’a pris la peine de se formuler, que dans ces derniers temps. Mais, si elle ne s’était pas dégagée plus tôt, c’est justement parce qu’elle était naturelle à l’esprit français, esprit souple et vivant, qui n’a rien de mécanique ou d’artificiel, esprit éminemment sociable aussi, qui répugne aux constructions individuelles et va d’instinct à ce qui est humain.
Par là, par les deux ou trois tendances que nous venons d’indiquer, s’explique peut-être ce qu’il y a eu de constamment génial et de constamment créateur dans la philosophie française. Comme elle s’est toujours astreinte à parler le langage de tout le monde, elle n’a pas été le privilège d’une espèce de caste philosophique ; elle est restée soumise au contrôle de tous ; elle n’a jamais rompu avec le sens commun. Pratiquée par des hommes qui furent des psychologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, elle s’est continuellement maintenue en contact avec la science aussi bien qu’avec la vie. Ce contact permanent avec la vie, avec la science, avec le sens commun, l’a sans cesse fécondée en même temps qu’il l’empêchait de s’amuser avec elle-même, de recomposer artificiellement les choses avec des abstractions. Mais, si la philosophie française a pu se revivifier indéfiniment ainsi en utilisant toutes les manifestations de l’esprit français, n’est-ce pas parce que ces manifestations tendaient elles-mêmes à prendre la forme philosophique ? Bien rares, en France, sont les savants, les écrivains, les artistes et même les artisans qui s’absorbent dans la matérialité de ce qu’ils font, qui ne cherchent pas à extraire — fût-ce avec maladresse, fût-ce avec quelque naïveté — la philosophie de leur science, de leur art ou de leur métier. Le besoin de philosopher est universel : il tend à porter toute discussion, même d’affaires, sur le terrain des idées et des principes. Il traduit probablement l’aspiration la plus profonde de l’âme française, qui va tout droit à ce qui est général et, par là, à ce qui est généreux. En ce sens, l’esprit français ne fait qu’un avec l’esprit philosophique.
* ↑ Ce travail doit être distribué, sous forme de brochure, aux visiteurs de l’exposition de San Francisco. Avec d’autres travaux du même genre, se rapportant aux différentes branches de la science, et rédigés par divers auteurs. Il fera partie d’un ouvrage intitulé La Science française, qui paraîtra prochainement à la librairie Larousse.
* ↑ 1596-1650.
* ↑ 1623-1662.
* ↑ 1638-1715.
* ↑ 1744-1829.
* ↑ 1707-1788.
* ↑ 1720-1793. Charles Bonnet, né à Genève, appartenait à une famille française.
* ↑ 1709-1751.
* ↑ 1757-1808.
* ↑ 1689-1755.
* ↑ 1727-1781.
* ↑ 1713-1791.
* ↑ 1717-1783.
* ↑ 1713-1784.
* ↑ 1709-1751.
* ↑ 1715-1771.
* ↑ 1723-1789.
* ↑ Né à Genève, d’une famille d’origine française, en 1712. Mort en 1778.
* ↑ Voltaire (1691-1778) appartient à l’histoire des lettres plutôt qu’à celle de la philosophie. Nous nous attachons surtout, dans le présent travail, à ceux qui furent, en philosophe, les créateurs d’idées et de méthodes nouvelles.
* ↑ 1813-1878.
* ↑ 1798-1857.
* ↑ La sociologie devant faire l’objet d’une monographie spéciale, nous ne parlons ici ni de Saint-Simon, ni de Fourier, ni de Pierre Leroux, ni de Proudhon. La même raison fait que nous laissons de côté des penseurs contemporains éminents qui se sont orientés vers la sociologie : Espinas, Tarde, Durkheim, Lévy-Brühl, Le Bon, Worms, Bouglé, Simiand, Izoulet, Lacombe, Richard et beaucoup d’autres. L’œuvre de l’école sociologique française est considérable ; il faut qu’elle soit étudiée séparément. On y rattacherait l’œuvre des moralistes : Bureau, Belot, Parodi, H. Michel, Caro, Bourdeau, Rauh, Darlu, Malapert, Buisson, etc. Enfin il faudrait faire une place à part — car il ne rentre dans aucune catégorie — au penseur original qu’est G. Sorel.
* ↑ 1823-1892.
* ↑ 1828-1893.
* ↑ Elle a eu en France des représentants remarquables ; citons en particulier Alfred Binet.
* ↑ 1766-1824. De Brian il faudrait rapprocher Ampère (1775-1826). La place nous manque ici pour parler de l’école théologique. Rappelons les nom de De Bonald (1754-1840), de De Maistre (1753-1821) et de Lamennais (1782-1854).
* ↑ 1813-1900.
* ↑ 1792-1867. Nous n’insistons pas sur la philosophie de Cousin, parce qu’elle fut surtout un éclectisme. Il n’y en eut pas moins, dans l’école de Cousin, des philosophes très distingués, tels que Saisset, Simon, Janet. Il faut faire une place à part à Jouffroy (1796-1842) et à Vacherot (1809-1897). Comme précurseur de Cousin citons Royer-Collard (1763-1845).
* ↑ 1854-1912.
* ↑ Nous laissons de côté, dans la présente étude, les travaux relatifs à l’analyse et à la critique des méthodes scientifiques. La part de la France, ici encore, est considérable. Citons, parmi beaucoup d’autres auteurs : le grand chimiste Berthelot, Jules et Paul Tannery, Lechalas, Couturat, Duhem, Rey, Perrin, Borel, Pierre Boutroux, L. Poincaré, Goblot. L’œuvre de Lalande, comme aussi celles de Meyerson et de Brunschvieg, appartiennent tout à la fois à la théorie des sciences et à la philosophie générale. Nous en dirions autant du beau livre de Hannequin sur la théorie des atomes. — Dans les travaux de Le Dantec on trouve une interprétation et une extension mécanistiques de la science positive. Nous ne pouvons non plus parler de l’esthétique (Sully-Prudhomme, Séailles, Souriau, Dauriac, Bazaillas, Paulhan, Lalo, etc.), ni de l’histoire de la philosophie (Ravaisson, Cousin, Bouillier, Janet, Vacherot, Fouillée, Em. Boutroux, Delbos, Lévy-Brühl, Brochard, Espinas, Adam, Thamin, Halévy, Picavet, Faguet, X. Léon, G. Lyon, Delacroix, R. Berthelot, Hamelin, Basch, Berr, Rodier, Robin, Rivaud, Bréhier, etc.).
* ↑ La philosophie religieuse a donné lieu, en France, à des travaux importants. Rappelons seulement, pour nous en tenir aux plus récents, les noms d’Ollé-Laprune, de Blondel, de Laberthonnière, de Fonsegrive, de Wilbois, de H. Bois, de Segond, d’Auguste Sabatier, de Paul Sabatier, etc.
* ↑ 1838-1912.
* ↑ 1854-1888.
* ↑ Combien d’autres métaphysiciens et psychologues mériteraient d’être étudiés ici ! Citons, en particulier, Évellin, Dunan, Paulhan, Weber.
* ↑ 1818-1903.
* ↑ Parmi les philosophes qui se rattachent à Renouvier, citons Pillon, Dauriac et Hamelin.
* ↑ 1801-1877. |
1,348 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99Internationale | L’Internationale | # L’Internationale
### L’INTERNATIONALE
C’est la lutte finale : Groupons-nous, et demain, L’Internationale Sera le genre humain
Debout ! les damnés de la terre ! Debout ! les forçats de la faim ! La raison tonne en son cratère : C’est l’éruption de la fin. Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout !
Il n’est pas de sauveurs suprêmes : Ni Dieu, ni César, ni tribun, Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! Décrétons le salut commun !
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer quand il est chaud !
L’État comprime et la loi triche ; L’Impôt saigne le malheureux ; Nul devoir ne s’impose au riche ; Le droit du pauvre est un mot creux. C’est assez languir en tutelle,
L’Égalité veut d’autres lois ; « Pas de droits sans devoirs, dit-elle « Égaux, pas de devoirs sans droits ! »
Hideux dans leur apothéose,
Les rois de la mine et du rail Ont-ils jamais fait autre chose Que dévaliser le travail ? Dans les coffres-forts de la bande Ce qu’il a créé s’est fondu En décrétant qu’on le lui rende Le peuple ne veut que son dû.
Les Rois nous soûlaient de fumées,
Paix entre nous, guerre aux tyrans ! Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air, et rompons les rangs ! S’ils s’obstinent, ces cannibales,
À faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles Sont pour nos propres généraux.
Ouvriers, paysans, nous sommes Le grand parti des travailleurs ; La terre n’appartient qu’aux hommes, L’oisif ira loger ailleurs. Combien de nos chairs se repaissent ! Mais, si les corbeaux, les vautours, Un de ces matins, disparaissent, Le soleil brillera toujours !
C’est la lutte finale : Groupons-nous, et demain, L’Internationale Sera le genre humain
Paris, juin 1871. |
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## LETTRE À M. FÉLIX FAURE
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom — j’allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis.
Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.
Et c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l’ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n’est à vous, le premier magistrat du pays ?
La vérité d’abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c’est le colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l’affaire Dreyfus tout entière, on ne la connaîtra que lorsqu’une enquête loyale aura établi nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l’esprit le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d’intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C’est lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus ; c’est lui qui rêva de l’étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces ; c’est lui que le commandant Forzinetti nous représente armé d’une lanterne sourde, voulant se faire introduire près de l’accusé endormi, pour projeter sur son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans l’émoi du réveil. Et je n’ai pas à tout dire, qu’on cherche, on trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d’instruire l’affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l’ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l’effroyable erreur judiciaire qui a été commise.
Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale. Des « fuites » avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en disparaît aujourd’hui encore ; et l’auteur du bordereau était recherché, lorsqu’un a priori se fit peu à peu que cet auteur ne pouvait être qu’un officier de l’état-major, et un officier d’artillerie : double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné démontre qu’il ne pouvait s’agir que d’un officier de troupe. On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c’était comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux mêmes, pour l’en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène, dès qu’un premier soupçon tombe sur Dreyfus. À partir de ce moment, c’est lui qui a inventé Dreyfus, l’affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l’amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le général Mercier, dont l’intelligence semble médiocre ; il y a bien le chef de l’état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et le sous-chef de l’état-major, le général Gonse, dont la conscience a pu s’accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n’y a d’abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il s’occupe aussi de spiritisme, d’occultisme, il converse avec les esprits. On ne croira jamais les expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.
Ah ! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît dans ses détails vrais ! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s’arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l’instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du quinzième siècle, au milieu du mystère, avec une complication d’expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n’était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur. Si j’insiste, c’est que l’œuf est ici, d’où va sortir plus tard le vrai crime, l’épouvantable déni de justice dont la France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l’erreur judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de Boisdeffre et Gonse ont pu s’y laisser prendre, engager peu à peu leur responsabilité dans cette erreur, qu’ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute même pas. Au début, il n’y a donc de leur part que de l’incurie et de l’inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions religieuses du milieu et aux préjugés de l’esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l’ennemi, pour conduire l’empereur allemand jusqu’à Notre-Dame, qu’on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l’Histoire, et naturellement la nation s’incline. Il n’y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d’infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l’Europe en flammes, qu’on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos ? Non ! il n’y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n’a été fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s’en assurer, d’étudier attentivement l’acte d’accusation, lu devant le conseil de guerre.
Ah ! le néant de cet acte d’accusation ! Qu’un homme ait pu être condamné sur cet acte, c’est un prodige d’iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur cœur bondisse d’indignation et crie leur révolte, en pensant à l’expiation démesurée, là-bas, à l’île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime ; on n’a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime ; il va parfois dans son pays d’origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime ; il ne se trouble pas, crime ; il se trouble, crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide ! On nous avait parlé de quatorze chefs d’accusation : nous n’en trouvons qu’une seule en fin de compte, celle du bordereau ; et nous apprenons même que les experts n’étaient pas d’accord, qu’un d’eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu’il se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne l’avaient pas chargé ; et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C’est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut s’en souvenir : l’état-major a voulu le procès, l’a jugé, et il vient de le juger une seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s’étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l’on comprend l’obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd’hui l’existence d’une pièce secrète, accablante, la pièce qu’on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d’un certain D… qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu’on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu’on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! C’est un mensonge ; et cela est d’autant plus odieux et cynique qu’ils mentent impunément sans qu’on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise ; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l’absence de motifs, son continuel cri d’innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux « sales juifs », qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à l’affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s’inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l’innocence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l’historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu’il fouillait de son côté, il se passait des faits graves à l’état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c’est à ce titre, dans l’exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d’une puissance étrangère. Son devoir strict était d’ouvrir une enquête. La certitude est qu’il n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n’a jamais été que le dossier Billot, j’entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu’il faut affirmer bien haut, c’est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d’Esterhazy, c’est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le fameux bordereau fût de l’écriture d’Esterhazy. L’enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l’émoi était grand, car la condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus ; et c’était ce que l’état-major ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d’angoisse. Remarquez que le général Billot n’était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire la vérité. Il n’osa pas, dans la terreur sans doute de l’opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l’état-major, le général de Boisdeffre, le général Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là qu’une minute de combat entre sa conscience et ce qu’il croyait être l’intérêt militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il s’était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n’a fait que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu’eux, car il a été le maître de faire justice, et il n’a rien fait. Comprenez-vous cela ! voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose ! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment !
Le colonel Picquart avait rempli son devoir d’honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le terrible orage qui s’amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer-Kestner tint également au général Billot, l’adjurant par patriotisme de prendre en main l’affaire, de ne pas la laisser s’aggraver, au point de devenir un désastre public. Non ! Le crime était commis, l’état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait sûrement fait massacrer, dans les parages où le marquis de Morès a trouvé la mort. Il n’était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu’il ne fait pas bon d’avoir surpris.
À Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l’on sait de quelle façon l’orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des sceaux, une demande en révision du procès. Et c’est ici que le commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le montrent d’abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis, tout d’un coup, il paye d’audace, il étonne Paris par la violence de son attitude. C’est que du secours lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l’avertissant des menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s’était même dérangée de nuit pour lui remettre une pièce volée à l’état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis m’empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son œuvre, la culpabilité de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement défendre son œuvre. La révision du procès, mais c’était l’écroulement du roman-feuilleton si extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l’île du Diable ! C’est ce qu’il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l’un le visage découvert, l’autre masqué. On les retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c’est toujours l’état-major qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l’abomination grandit d’heure en heure.
On s’est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du commandant Esterhazy. C’est d’abord, dans l’ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c’est le général de Boisdeffre, c’est le général Gonse, c’est le général Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu’ils ne peuvent laisser reconnaître l’innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent sous le mépris public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse, c’est que l’honnête homme là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu’on bafouera et qu’on punira. Ô justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu’à dire que c’est lui le faussaire, qu’il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel but ? Donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs ? Le joli de l’histoire est qu’il était justement antisémite. Oui ! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un homme à la vie sans tache ! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.
Voilà donc, monsieur le Président, l’affaire Esterhazy : un coupable qu’il s’agissait d’innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle besogne. J’abrège, car ce n’est ici, en gros, que le résumé de l’histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate d’où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de guerre.
Comment a-t-on pu espérer qu’un conseil de guerre déferait ce qu’un conseil de guerre avait fait ?
Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L’idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir d’équité ? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le ministre de la guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l’autorité de la chose jugée, vous voulez qu’un conseil de guerre lui donne un formel démenti ? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L’opinion préconçue qu’ils ont apportée sur leur siège, est évidemment celle-ci : « Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre ; il est donc coupable, et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent ; or nous savons que reconnaître la culpabilité d’Esterhazy, ce serait proclamer l’innocence de Dreyfus. » Rien ne pouvait les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle de l’honneur de l’armée, on veut que nous l’aimions, la respections. Ah ! certes, oui, l’armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple, et nous n’avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s’agit pas d’elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s’agit du sabre, le maître qu’on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non !
Je l’ai démontré d’autre part : l’affaire Dreyfus était l’affaire des bureaux de la guerre, un officier de l’état-major, dénoncé par ses camarades de l’état-major, condamné sous la pression des chefs de l’état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent, sans que tout l’état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n’ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Ah ! quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d’un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d’angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale ! et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! On s’épouvante devant le jour terrible que vient d’y jeter l’affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d’un malheureux, d’un « sale juif » ! Ah ! tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État !
Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’impudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie jusqu’à la faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance, en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie. C’est un crime que d’exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c’est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l’œuvre prochaine de vérité et de justice.
Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies ! Je me doute de l’écroulement qui doit avoir lieu dans l’âme de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu’il finira par éprouver un remords, celui de n’avoir pas agi révolutionnairement, le jour de l’interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le grand honnête homme, l’homme de sa vie loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle-même, surtout lorsqu’elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. À quoi bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire ? Et c’est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le lieutenant-colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n’a pas voulu publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l’honorent d’autant plus, que, pendant qu’il restait respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l’on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l’accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s’expliquer et se défendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’en avez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.
J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.
J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.
J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.
J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.
Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect. |
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Épître à Monseigneur le Dauphin
Préface
La Vie d’Ésope le Phrygien
À Monseigneur le Dauphin
#### Livre I
* La Cigale et la Fourmi
* Le Corbeau et le Renard
* La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf
* Les deux Mulets
* Le Loup et le Chien
* La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion
* La Besace
* L’Hirondelle et les petits Oiseaux
* Le Rat de Ville, et le Rat des Champs
* Le Loup et l’Agneau
* L’homme, et son Image
* Le Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues
* Les Voleurs et l’Âne
* Simonide préservé par les Dieux
* La mort et le Malheureux
* La mort et le Bûcheron
* L’Homme entre deux âges, et ses deux Maîtresses
* Le Renard et la Cigogne
* L’Enfant et le Maître d’école
* Le Coq et la Perle
* Les Frelons et les Mouches à miel
* Le Chêne et le Roseau
#### Livre II
* Contre ceux qui ont le goût difficile
* Conseil tenu par les Rats
* Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
* Les deux Taureaux et une Grenouille
* La Chauve-souris et les deux Belettes
* L’Oiseau blessé d’une flèche
* La Lice et sa Compagne
* L’Aigle et l’Escarbot
* Le Lion et le Moucheron
* L’Âne chargé d’éponges, et l’Âne chargé de sel
* Le Lion et le Rat
* La Colombe et la Fourmi
* L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits
* Le Lièvre et les Grenouilles
* Le Coq et le Renard
* Le Corbeau voulant imiter l’Aigle
* Le Paon se plaignant à Junon
* La Chatte métamorphosée en Femme
* Le Lion et l’Âne chassant
* Testament expliqué par Ésope
#### Livre III
* Le Meunier, son Fils, et l’Âne
* Les Membres et l’Estomac
* Le Loup devenu Berger
* Les Grenouilles qui demandent un Roi
* Le Renard et le Bouc
* L’Aigle, la Laie, et la Chatte
* L’Ivrogne et sa femme
* La Goutte et l’Araignée
* Le Loup et la Cigogne
* Le Lion abattu par l’Homme
* Le Renard et les Raisins
* Le Cygne et le Cuisinier
* Les Loups et les Brebis
* Le Lion devenu vieux
* Philomèle et Progné
* La Femme noyée
* La Belette entrée dans un Grenier
* Le Chat et un vieux Rat
#### Livre IV
* Le Lion amoureux
* Le Berger et la Mer
* La Mouche et la Fourmi
* Le Jardinier et son Seigneur
* L’Âne et le petit Chien
* Le Combat des Rats et des Belettes
* Le Singe et le Dauphin
* L’Homme et l’Idole de bois
* Le Geai paré des plumes du Paon
* Le Chameau, et les Bâtons flottants
* La Grenouille et le Rat
* Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre
* Le Cheval s’étant voulu venger du Cerf
* Le Renard et le Buste
* Le Loup, la Chèvre, et le Chevreau
* Le Loup, la Mère et l’Enfant
* Parole de Socrate
* Le Vieillard et ses enfants
* L’Oracle et l’Impie
* L’Avare qui a perdu son trésor
* L’œil du Maître
* L’Alouette et ses petits, avec le Maître d’un champ
#### Livre V
* Le Bûcheron et Mercure
* Le pot de terre et le Pot de fer
* Le petit Poisson et le Pêcheur
* Les Oreilles du Lièvre
* Le Renard ayant la queue coupée
* La Vieille et les deux Servantes
* Le Satyre et le Passant
* Le Cheval et le Loup
* Le Laboureur et ses enfants
* La Montagne qui accouche
* La Fortune et le jeune Enfant
* Les Médecins
* La Poule aux œufs d’or
* L’Âne portant des reliques
* Le Cerf et la Vigne
* Le Serpent et la Lime
* Le Lièvre et la Perdrix
* L’Aigle et le Hibou
* Le Lion s’en allant en guerre
* L’Ours et les deux Compagnons
* L’Âne vêtu de la peau du Lion
#### Livre VI
* Le Pâtre et le Lion
* Le Lion et le Chasseur
* Phœbus et Borée
* Jupiter et le Métayer
* Le Cochet, le Chat et le Souriceau
* Le Renard, le Singe, et les Animaux
* Le Mulet se vantant de sa généalogie
* Le Vieillard et l’Âne
* Le Cerf se voyant dans l’eau
* Le Lièvre et la Tortue
* L’Âne et ses Maîtres
* Le Soleil et les Grenouilles
* Le Villageois et le Serpent
* Le Lion malade, et le Renard
* L’Oiseleur, l’Autour et l’Alouette
* Le Cheval et l’Âne
* Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre
* Le Chartier embourbé
* Le Charlatan
* La Discorde
* La jeune Veuve
Épilogue
Avertissement
À Madame de Montespan
#### Livre VII
* Les Animaux malades de la peste
* Le mal marié
* Le Rat qui s’est retiré du monde
* Le Héron – La Fille
* Les Souhaits
* La Cour du Lion
* Les Vautours et les Pigeons
* Le Coche et la Mouche
* La Laitière et le Pot au lait
* Le Curé et le Mort
* L’homme qui court après la Fortune, et l’homme qui l’attend dans son lit
* Les deux Coqs
* L’ingratitude et l’injustice des hommes envers la Fortune
* Les Devineresses
* Le Chat, la Belette, et le petit Lapin
* La tête et la queue du Serpent
* Un Animal dans la Lune
#### Livre VIII
* La mort et le mourant
* Le Savetier et le Financier
* Le Lion, le Loup et le Renard
* Le pouvoir des Fables
* L’Homme et la Puce
* Les Femmes et le Secret
* Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître
* Le Rieur et les Poissons
* Le Rat et l’Huître
* L’Ours et l’Amateur des Jardins
* Les deux Amis
* Le Cochon, la Chèvre et le Mouton
* Tircis et Amarante
* Les Obsèques de la Lionne
* Le Rat et l’Éléphant
* L’Horoscope
* L’Âne et le Chien
* Le Bassa et le Marchand
* L’Avantage de la Science
* Jupiter et les Tonnerres
* Le Faucon et le Chapon
* Le Chat et le Rat
* Le Torrent et la Rivière
* L’Éducation
* Les deux Chiens et l’Âne mort
* Démocrite et les Abdéritains
* Le Loup et le Chasseur
#### Livre IX
* Le Dépositaire infidèle
* Les deux Pigeons
* Le Singe et le Léopard
* Le Gland et la Citrouille
* L’Écolier, le Pédant, et le Maître d’un jardin
* Le Statuaire et la Statue de Jupiter
* La Souris métamorphosée en fille
* Le Fou qui vend la Sagesse
* L’Huître, et les Plaideurs
* Le Loup, et le Chien maigre
* Rien de trop
* Le Cierge
* Jupiter et le Passager
* Le Chat et le Renard
* Le Mari, la Femme, et le Voleur
* Le Trésor, et les deux Hommes
* Le Singe, et le Chat
* Le Milan et le Rossignol
* Le Berger et son troupeau
* Discours à Madame de La Sablière
* Les deux Rats, le Renard, et l’Œuf
#### Livre X
* L’Homme et la Couleuvre
* La Tortue et les deux Canards
* Les Poissons et le Cormoran
* L’Enfouisseur et son Compère
* Le Loup et les Bergers
* L’Araignée et l’Hirondelle
* La Perdrix et les Coqs
* Le Chien à qui on a coupé les oreilles
* Le Berger et le Roi
* Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte
* Les deux Perroquets, le Roi et son fils
* La Lionne et l’Ourse
* Les deux Aventuriers et le Talisman
* Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucauld
* Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de Roi
#### Livre XI
* Le Lion
* Pour Monseigneur le Duc du Maine
* Le Fermier, le Chien, et le Renard
* Le songe d’un habitant du Mogol
* Le Lion, le Singe, et les deux Ânes
* Le Loup, et le Renard
* Le Paysan du Danube
* Le vieillard, et les trois jeunes hommes
* Les Souris, et le Chat-huant
Épilogue
À Monseigneur le duc de Bourgogne
#### Livre XII
* Les Compagnons d’Ulysse
* Le Chat et les deux Moineaux
* Du Thésauriseur et du Singe
* Les deux Chèvres
* Le vieux Chat et la jeune Souris
* Le Cerf malade
* La Chauve-Souris, le Buisson, et le Canard
* La querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris
* Le Loup et le Renard
* L’Écrevisse et sa Fille
* L’Aigle et la Pie
* Le Milan, le Roi, et le Chasseur
* Le Renard, les Mouches, et le Hérisson
* L’Amour et la Folie
* Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat
* La Forêt et le Bûcheron
* Le Renard, le Loup, et le Cheval
* Le Renard et les Poulets d’Inde
* Le Singe
* Le Philosophe Scythe
* L’Éléphant, et le Singe de Jupiter
* Un Fou et un Sage
* Le Renard Anglais
* Daphnis et Alcimadure
* Philémon et Baucis
* La Matrone d’Éphèse
* Belphégor
* Les Filles de Minée
* Le Juge Arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire
xxxxxxxxxxxxxxxx (Indicateurs d’avancement : voir ici)
#### A
* Aigle et la Pie (L’)
* Aigle et le Hibou (L’)
* Aigle et l’Escarbot (L’)
* Aigle, la Laie et la Chatte (L’)
* Alouette et ses petits, avec le Maître d’un champ (L’)
* Amour et la Folie (L’)
* Âne chargé d’éponges, et l’Âne chargé de sel (L’)
* Âne et le Chien (L’)
* Âne et le petit Chien (L’)
* Âne et ses Maîtres (L’)
* Âne portant des reliques (L’)
* Âne vêtu de la peau du Lion (L’)
* Animal dans la Lune (Un)
* Animaux malades de la peste (Les)
* Araignée et l’Hirondelle (L’)
* Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (L’)
* Avantage de la Science (L’)
* Avare qui a perdu son trésor (L’)
#### B
* Bassa et le Marchand (Le)
* Belette entrée dans un Grenier (La)
* Belphégor
* Berger et la Mer (Le)
* Berger et le Roi (Le)
* Berger et son troupeau (Le)
* Besace (La)
* Bûcheron et Mercure (Le)
#### C
* Cerf et la Vigne (Le)
* Cerf malade (Le)
* Cerf se voyant dans l’eau (Le)
* Chameau, et les Bâtons flottants (Le)
* Charlatan (Le)
* Chartier embourbé (Le)
* Chat et le Rat (Le)
* Chat et le Renard (Le)
* Chat et les deux Moineaux (Le)
* Chat et un vieux Rat (Le)
* Chat, la Belette, et le petit Lapin (Le)
* Chatte métamorphosée en Femme (La)
* Chauve-souris et les deux Belettes (La)
* Chauve-Souris, le Buisson, et le Canard (La)
* Chêne et le Roseau (Le)
* Cheval et l’Âne (Le)
* Cheval et le Loup (Le)
* Cheval s’étant voulu venger du Cerf (Le)
* Chien à qui on a coupé les oreilles (Le)
* Chien qui lâche sa proie pour l’ombre (Le)
* Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître (Le)
* Cierge (Le)
* Cigale et la Fourmi (La)
* Coche et la Mouche (Le)
* Cochet, le Chat et le Souriceau (Le)
* Cochon, la Chèvre et le Mouton (Le)
* Colombe et la Fourmi (La)
* Combat des Rats et des Belettes (Le)
* Compagnons d’Ulysse (Les)
* Conseil tenu par les Rats
* Contre ceux qui ont le goût difficile
* Coq et la Perle (Le)
* Coq et le Renard (Le)
* Corbeau et le Renard (Le)
* Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat (Le)
* Corbeau voulant imiter l’Aigle (Le)
* Cour du Lion (La)
* Curé et le Mort (Le)
* Cygne et le Cuisinier (Le)
#### D
* Daphnis et Alcimadure
* Démocrite et les Abdéritains
* Dépositaire infidèle (Le)
* Deux Amis (Les)
* Deux Aventuriers et le Talisman (Les)
* Deux Chèvres (Les)
* Deux Chiens et l’Âne mort (Les)
* Deux Coqs (Les)
* Deux Mulets (Les)
* Deux Perroquets, le Roi et son Fils (Les)
* Deux Pigeons (Les)
* Deux Rats, le Renard, et l’Œuf (Les)
* Deux Taureaux et une Grenouille (Les)
* Devineresses (Les)
* Dieux voulant instruire un fils de Jupiter (Les)
* Discorde (La)
* Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucauld
* Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues (Le)
#### E
* Écolier, le Pédant, et le Maître d’un jardin (L’)
* Écrevisse et sa Fille (L’)
* Éducation (L’)
* Éléphant, et le Singe de Jupiter (L’)
* Enfant et le Maître d’école (L’)
* Enfouisseur et son Compère (L’)
#### F
* Faucon et le Chapon (Le)
* Femme noyée (La)
* Femmes et le Secret (Les)
* Fermier, le Chien, et le Renard (Le)
* Fille (La)
* Filles de Minée (Les)
* Forêt et le Bûcheron (La)
* Fortune et le jeune Enfant (La)
* Fou et un Sage (Un)
* Fou qui vend la Sagesse (Le)
* Frelons et les Mouches à miel (Les)
#### G
* Geai paré des plumes du Paon (Le)
* Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion (La)
* Gland et la Citrouille (Le)
* Goutte et l’Araignée (La)
* Grenouille et le Rat (La)
* Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf (La)
* Grenouilles qui demandent un Roi (Les)
#### H
* Héron (Le)
* Hirondelle et les Petits Oiseaux (L’)
* Homme entre deux âges, et ses deux Maîtresses (L’)
* Homme et la Couleuvre (L’)
* Homme et la Puce (L’)
* Homme et l’Idole de bois (L’)
* Homme, et son Image (L’)
* Homme qui court après la Fortune, et l’homme qui l’attend dans son lit (L’)
* Horoscope (L’)
* Huître, et les Plaideurs (L’)
#### I
* Ingratitude et l’injustice des hommes envers la Fortune (L’)
* Ivrogne et sa femme (L’)
#### J
* Jardinier et son Seigneur (Le)
* Jeune Veuve (La)
* Juge Arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire (Le)
* Jupiter et le Métayer
* Jupiter et le Passager
* Jupiter et les Tonnerres
#### L
* Laboureur et ses enfants (Le)
* Laitière et le Pot au lait (La)
* Lice et sa Compagne (La)
* Lièvre et la Perdrix (Le)
* Lièvre et la Tortue (Le)
* Lièvre et les Grenouilles (Le)
* Ligue des Rats (La)
* Lion (Le)
* Lion abattu par l’Homme (Le)
* Lion amoureux (Le)
* Lion devenu vieux (Le)
* Lion et l’Âne chassant (Le)
* Lion et le Chasseur (Le)
* Lion et le Moucheron (Le)
* Lion et le Rat (Le)
* Lion, le Loup et le Renard (Le)
* Lion, le Singe et les deux Ânes (Le)
* Lion malade, et le Renard (Le)
* Lion s’en allant en guerre (Le)
* Lionne et l’Ourse (La)
* Loup devenu Berger (Le)
* Loup et la Cigogne (Le)
* Loup et l’Agneau (Le)
* Loup et le Chasseur (Le)
* Loup et le Chien (Le)
* Loup, et le Chien maigre (Le)
* Le Loup, et le Renard (Le) (Livre XI)
* Loup et le Renard (Le) (Livre XII)
* Loup et les Bergers (Le)
* Loup, la Chèvre, et le Chevreau (Le)
* Loup, la Mère, et l’Enfant (Le)
* Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe (Le)
* Loups et les Brebis (Les)
#### M
* Mal marié (Le)
* Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de Roi (Le)
* Mari, la Femme, et le Voleur (Le)
* Matrone d’Éphèse (La)
* Médecins (Les)
* Membres et l’Estomac (Les)
* Meunier, son Fils, et l’Âne (Le)
* Milan et le Rossignol (Le)
* Milan, le Roi, et le Chasseur (Le)
* Montagne qui accouche (La)
* Mort et le Bûcheron (La)
* Mort et le Malheureux (La)
* Mort et le mourant (La)
* Mouche et la Fourmi (La)
* Mulet se vantant de sa généalogie (Le)
#### O
* Obsèques de la Lionne (Les)
* Œil du Maître (L’)
* Oiseau blessé d’une flèche (L’)
* Oiseleur, l’Autour et l’Alouette (L’)
* Oracle et l’Impie (L’)
* Oreilles du Lièvre (Les)
* Ours et l’Amateur des jardins (L’)
* Ours et les deux Compagnons (L’)
#### P
* Paon se plaignant à Junon (Le)
* Parole de Socrate
* Pâtre et le Lion (Le)
* Paysan du Danube (Le)
* Perdrix et les Coqs (La)
* Petit Poisson et le Pêcheur (Le)
* Phœbus et Borée
* Philémon et Baucis
* Philomèle et Progné
* Philosophe Scythe (Le)
* Poissons et le Berger qui joue de la flûte (Les)
* Poissons et le Cormoran (Les)
* Pot de terre et le Pot de fer (Le)
* Poule aux œufs d’or (La)
* Pour Monseigneur le Duc du Maine
* Pouvoir des Fables (Le)
#### Q
* Querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris (La)
#### R
* Rat de Ville, et le Rat des Champs (Le)
* Rat et l’Éléphant (Le)
* Rat et l’Huître (Le)
* Rat qui s’est retiré du monde (Le)
* Renard Anglais (Le)
* Renard ayant la queue coupée (Le)
* Renard et la Cigogne (Le)
* Renard et le Bouc (Le)
* Renard et le Buste (Le)
* Renard et l’Écureuil (Le)
* Renard et les Poulets d’Inde (Le)
* Renard et les Raisins (Le)
* Renard, le Loup, et le Cheval (Le)
* Renard, le Singe, et les Animaux (Le)
* Renard, les Mouches, et le Hérisson (Le)
* Rien de trop
* Rieur et les Poissons (Le)
#### S
* Satyre et le Passant (Le)
* Savetier et le Financier (Le)
* Serpent et la Lime (Le)
* Simonide préservé par les Dieux
* Singe (Le)
* Singe, et le Chat (Le)
* Singe et le Dauphin (Le)
* Singe et le Léopard (Le)
* Soleil et les Grenouilles (Le) (Livre VI)
* Soleil et les Grenouilles (Le) (Fable non recueillie)
* Songe d’un habitant du Mogol (Le)
* Souhaits (Les)
* Souris, et le Chat-huant (Les)
* Souris métamorphosée en fille (La)
* Statuaire et la Statue de Jupiter (Le)
#### T
* Testament expliqué par Ésope
* Tête et la Queue du Serpent (La)
* Du Thésauriseur et du Singe
* Tircis et Amarante
* Torrent et la Rivière (Le)
* Tortue et les deux Canards (La)
* Trésor, et les deux Hommes (Le)
* Tribut envoyé par les Animaux à Alexandre
#### V
* Vautours et les Pigeons (Les)
* Vieillard et l’Âne (Le)
* Vieillard, et les trois jeunes hommes (Le)
* Vieillard et ses enfants (Le)
* Vieille et les deux Servantes (La)
* Vieux Chat et la jeune Souris (Le)
* Villageois et le Serpent (Le)
* Voleurs et l’Âne (Les)
* ↑ Cliquer sur le triangle à droite de l'onglet pour dérouler le sous-menu proposé. |
1,355 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Grenouille_qui_veut_se_faire_aussi_grosse_que_le_b%C5%93uf | La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf | # La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf
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1,357 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Lion_amoureux_%28Collinet%29 | Le Lion amoureux (Collinet) | # Le Lion amoureux (Collinet)
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1,358 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Laboureur_et_ses_Enfants_%28Collinet%29 | Le Laboureur et ses Enfants (Collinet) | # Le Laboureur et ses Enfants (Collinet)
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1,359 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Fables_de_La_Fontaine_%28%C3%A9d._Barbin%29--2--L%E2%80%99Ours_et_les_deux_Compagnons | Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/L’Ours et les deux Compagnons | # Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/L’Ours et les deux Compagnons
### XX. L’Ours & les deux Compagnons.
Deux compagnons, preſſez d’argent, A leur voisin Fourreur vendirent La peau d’un Ours encor vivant ; Mais qu’ils tuëroient bien-toſt ; du moins à ce qu’ils dirent.
C’eſtoit le Roy des Ours au compte de ces gens. Le Marchand à ſa peau devoit faire fortune. Elle garentiroit des froids les plus cuisans. On en pourroit fourrer plutoſt deux robes qu’une. Dindenaut priſoit moins ſes Moutons qu’eux leur Ours. Leur, à leur compte, & non à celui de la Beſte. S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours, Ils conviennent de prix, & ſe mettent en queſte, Trouvent l’Ours qui s’avance, & vient vers eux au trot. Voilà mes gens frappez comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le reſoudre : D’intereſts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot. L’un des deux Compagnons grimpe au faiſte d’un arbre ; L’autre, plus froid que n’eſt un marbre, Se couche sur le nez, fait le mort, tient ſon vent ; Ayant quelque part oüy dire Que l’Ours s’acharne peu ſouvent Sur un corps qui ne vit, ne meut ny ne reſpire. Seigneur Ours, comme un ſot, donna dans ce panneau. Il void ce corps giſant, le croit privé de vie, Et, de peur de ſupercherie
Le tourne, le retourne, approche ſon museau, Flaire aux paſſages de l’haleine. C’eſt, dit-il, un cadavre ; Oſtons-nous, car il ſent. A ces mots, l’Ours s’en va dans la foreſt prochaine. L’un de nos deux Marchands de ſon arbre deſcend, Court à ſon compagnon ; lui dit que c’eſt merveille, Qu’il n’ait eu ſeulement que la peur pour tout mal. Et bien, ajoûta-t-il, la peau de l’animal ? Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ? Car il s’approchoit de bien prés, Te retournant avec ſa ſerre.
Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre.
* bien tost: bientôt
* pressez: pressés
* frappez: frappés |
1,360 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Lionne_et_l%E2%80%99Ourse_%28Collinet%29 | La Lionne et l’Ourse (Collinet) | # La Lionne et l’Ourse (Collinet)
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1,363 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99%C3%82ne_portant_des_reliques_%28Collinet%29 | L’Âne portant des reliques (Collinet) | # L’Âne portant des reliques (Collinet)
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1,365 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conqu%C3%AAte_du_pain--Nos_richesses | La Conquête du pain/Nos richesses | # La Conquête du pain/Nos richesses
#### NOS RICHESSES
##### I
L’humanité a fait un bout de chemin depuis ces âges reculés durant lesquels l’homme, façonnant en silex des outils rudimentaires, vivait des hasards de la chasse et ne laissait pour tout héritage à ses enfants qu’un abri sous les rochers, que de pauvres ustensiles en pierre — et la Nature, immense, incomprise, terrible, avec laquelle ils devaient entrer en lutte pour maintenir leur chétive existence.
Pendant cette période troublée qui a duré des milliers et des milliers d’années, le genre humain a cependant accumulé des trésors inouïs. Il a défriché le sol, desséché les marais, percé les forêts, tracé des routes ; bâti, inventé, observé, raisonné ; créé un outillage compliqué, arraché ses secrets à la Nature, dompté la vapeur ; si bien qu’à sa naissance l’enfant de l’homme civilisé trouve aujourd’hui à son service tout un capital immense, accumulé par ceux qui l’ont précédé. Et ce capital lui permet maintenant d’obtenir, rien que par son travail, combiné avec celui des autres, des richesses dépassant les rêves des Orientaux dans leurs contes des Mille et une Nuits.
Le sol est, en partie, défriché, prêt à recevoir le labour intelligent et les semences choisies, à se parer de luxuriantes récoltes — plus qu’il n’en faut pour satisfaire tous les besoins de l’humanité. Les moyens de culture sont connus.
Sur le sol vierge des prairies de l’Amérique, cent hommes aidés de machines puissantes produisent en quelques mois le blé nécessaire pour la vie de dix mille personnes pendant toute une année. Là où l’homme veut doubler, tripler, centupler son rapport il fait le sol, donne à chaque plante les soins qui lui conviennent et obtient des récoltes prodigieuses. Et tandis que le chasseur devait s’emparer autrefois de cent kilomètres carrés pour y trouver la nourriture de sa famille, le civilisé fait croître, avec infiniment moins de peine et plus de sûreté, tout ce qu’il lui faut pour faire vivre les siens sur une dix-millième partie de cet espace.
Le climat n’est plus un obstacle. Quand le soleil manque, l’homme le remplace par la chaleur artificielle, en attendant qu’il fasse aussi la lumière pour activer la végétation. Avec du verre et des conduits d’eau chaude, il récolte sur un espace donné dix fois plus de produits qu’il n’en obtenait auparavant.
Les prodiges accomplis dans l’industrie sont encore plus frappants. Avec ces êtres intelligents, les machines modernes, — fruit de trois ou quatre générations d’inventeurs, la plupart inconnus, — cent hommes fabriquent de quoi vêtir dix mille hommes pendant deux ans. Dans les mines de charbon bien organisées, cent hommes extraient chaque année de quoi chauffer dix mille familles sous un ciel rigoureux. Et l’on a vu dernièrement toute une cité merveilleuse surgir en quelques mois au Champ de Mars, sans qu’il y ait eu la moindre interruption dans les travaux réguliers de la nation française.
Et si, dans l’industrie comme dans l’agriculture, comme dans l’ensemble de notre organisation sociale, le labeur de nos ancêtres ne profite surtout qu’au très petit nombre, — il n’en est pas moins certain que l’humanité pourrait déjà se donner une existence de richesse et de luxe, rien qu’avec les serviteurs de fer et d’acier qu’elle possède.
Oui certes, nous sommes riches, infiniment plus que nous ne le pensons. Riches par ce que nous possédons déjà ; encore plus riches par ce que nous pouvons produire avec l’outillage actuel. Infiniment plus riches par ce que nous pourrions obtenir de notre sol, de nos manufactures, de notre science et de notre savoir technique, s’ils étaient appliqués à procurer le bien-être de tous.
#### II
Nous sommes riches dans les sociétés civilisées. Pourquoi donc autour de nous cette misère ? Pourquoi ce travail pénible, abrutissant des masses ? Pourquoi cette insécurité du lendemain, même pour le travailleur le mieux rétribué, au milieu des richesses héritées du passé et malgré les moyens puissants de production qui donneraient l’aisance à tous, en retour de quelques heures de travail journalier ?
Les socialistes l’ont dit et redit à satiété. Chaque jour ils le répètent, le démontrent par des arguments empruntés à toutes les sciences. Parce que tout ce qui est nécessaire à la production : — le sol, les mines, les machines, les voies de communication, la nourriture, l’abri, l’éducation, le savoir — tout a été accaparé par quelques-uns dans le cours de cette longue histoire de pillage, d’exodes, de guerres, d’ignorance et d’oppression, que l’humanité a vécue avant d’avoir appris à dompter les forces de la Nature.
Parce que, se prévalant de prétendus droits acquis dans le passé, ils s’approprient aujourd’hui les deux tiers des produits du labeur humain qu’ils livrent au gaspillage le plus insensé, le plus scandaleux ; parce que, ayant réduit les masses à n’avoir point devant elles de quoi vivre un mois ou même huit jours, ils ne permettent à l’homme de travailler que s’il consent à leur laisser prélever la part du lion ; parce qu’ils l’empêchent de produire ce dont il a besoin et le forcent à produire, non pas ce qui serait nécessaire aux autres, mais ce qui promet les plus grands bénéfices à l’accapareur.
Tout le socialisme est là !
Voici, en effet, un pays civilisé. Les forêts qui le couvraient autrefois ont été éclaircies, les marais asséchés, le climat assaini : il a été rendu habitable. Le sol qui ne portait jadis que des herbes grossières, fournit aujourd’hui de riches moissons. Les rochers qui surplombent les vallées du midi sont taillés en terrasses où grimpent les vignes au fruit doré. Des plantes sauvages qui ne donnaient jadis qu’un fruit âpre —, une racine immangeable, — ont été transformées par des cultures successives en légumes succulents, en arbres chargés de fruits exquis.
Des milliers de routes pavées et ferrées sillonnent la terre, percent les montagnes ; la locomotive siffle dans les gorges sauvages des Alpes, du Caucase, de l’Himalaya. Les rivières ont été rendues navigables ; les côtes, sondées et soigneusement relevées, sont d’accès facile ; des ports artificiels, péniblement creusés et protégés contre les fureurs de l’Océan, donnent refuge aux navires. Les roches sont percées de puits profonds ; des labyrinthes de galeries souterraines s’étendent là où il y a du charbon à extraire, du minerai à recueillir. Sur tous les points où des routes s’entrecroisent, des cités ont surgi, elles ont grandi, et dans leurs enceintes se trouvent tous les trésors de l’industrie, de l’art, de la science.
Des générations entières, nées et mortes dans la misère, opprimées et maltraitées par leurs maîtres, exténuées de labeur, ont légué cet immense héritage au dix-neuvième siècle.
Pendant des milliers d’années, des millions d’hommes ont travaillé à éclaircir les futaies, à assécher les marais, à frayer les routes, à endiguer les rivières. Chaque hectare du sol que nous labourons en Europe a été arrosé des sueurs de plusieurs races ; chaque route a toute une histoire de corvées, de travail surhumain, de souffrances du peuple. Chaque lieue de chemin de fer, chaque mètre de tunnel ont reçu leur part de sang humain.
Les puits des mines portent encore, toutes fraîches, les entailles faites dans le roc par le bras du piocheur. D’un poteau à l’autre les galeries souterraines pourraient être marquées d’un tombeau de mineur, enlevé dans la force de l’âge par le grisou, l’éboulement ou l’inondation, et l’on sait ce que chacun de ces tombeaux a coûté de pleurs, de privations, de misères sans nom, à la famille qui vivait du maigre salaire de l’homme enterré sous les décombres.
Les cités, reliées entre elles par des ceintures de fer et des lignes de navigation, sont des organismes qui ont vécu des siècles. Creusez-en le sol, et vous y trouverez les assises superposées de rues, de maisons, de théâtres, d’arènes, de bâtiments publics. Approfondissez-en l’histoire, et vous verrez comment la civilisation de la ville, son industrie, son génie, ont lentement grandi et mûri par le concours de tous ses habitants, avant d’être devenus ce qu’ils sont aujourd’hui.
Et maintenant encore, la valeur de chaque maison, de chaque usine, de chaque fabrique, de chaque magasin, n’est faite que du labeur accumulé des millions de travailleurs ensevelis sous terre ; elle ne se maintient que par l’effort des légions d’hommes qui habitent ce point du globe. Chacun des atomes de ce que nous appelons la richesse des nations, n’acquiert sa valeur que par le fait d’être une partie de cet immense tout. Que seraient un dock de Londres ou un grand magasin de Paris s’ils ne se trouvaient situés dans ces grands centres du commerce international ? Que seraient nos mines, nos fabriques, nos chantiers et nos voies ferrées, sans les amas de marchandises transportées chaque jour par mer et par terre ?
Des millions d’êtres humains ont travaillé à créer cette civilisation dont nous nous glorifions aujourd’hui. D’autres millions, disséminés dans tous les coins du globe, travaillent à la maintenir. Sans eux, il n’en resterait que décombres dans cinquante ans.
Il n’y a pas jusqu’à la pensée, jusqu’à l’invention, qui ne soient des faits collectifs, nés du passé et du présent. Des milliers d’inventeurs, connus ou inconnus, morts dans la misère, ont préparé l’invention de chacune de ces machines dans lesquelles l’homme admire son génie. Des milliers d’écrivains, de poètes, de savants, ont travaillé à élaborer le savoir, à dissiper l’erreur, à créer cette atmosphère de pensée scientifique, sans laquelle aucune des merveilles de notre siècle n’eût pu faire son apparition. Mais ces milliers de philosophes, de poètes, de savants et d’inventeurs n’avaient-ils pas été suscités eux aussi par le labeur des siècles passés ? N’ont-ils pas été, leur vie durant, nourris et supportés, au physique comme au moral, par des légions de travailleurs et d’artisans de toute sorte ? N’ont-ils pas puisé leur force d’impulsion dans ce qui les entourait ?
Le génie d’un Séguin, d’un Mayer et d’un Grove ont certainement fait plus pour lancer l’industrie en des voies nouvelles que tous les capitalistes du monde. Mais ces génies eux-mêmes sont les enfants de l’industrie aussi bien que de la science. Car il a fallu que des milliers de machines à vapeur transformassent d’année en année, sous les yeux de tous, la chaleur en force dynamique, et cette force en son, en lumière et en électricité, avant que ces intelligences géniales vinssent proclamer l’origine mécanique et l’unité des forces physiques. Et si nous, enfants du dix-neuvième siècle, avons enfin compris cette idée, si nous avons su l’appliquer, c’est encore parce que nous y étions préparés par l’expérience de tous les jours. Les penseurs du siècle passé l’avaient aussi entrevue et énoncée : mais elle resta incomprise, parce que le dix-huitième siècle n’avait pas grandi, comme nous, à côté de la machine à vapeur.
Que l’on songe seulement aux décades qui se seraient écoulées encore dans l’ignorance de cette loi qui nous a permis de révolutionner l’industrie moderne, si Watt n’avait pas trouvé à Soho des travailleurs habiles pour construire, en métal, ses devis théoriques, en perfectionner toutes les parties et rendre enfin la vapeur, emprisonnée dans un mécanisme complet, plus docile que le cheval, plus maniable que l’eau ; la faire en un mot l’âme de l’industrie moderne.
Chaque machine a la même histoire : longue histoire de nuits blanches et de misère, de désillusions et de joies, d’améliorations partielles trouvées par plusieurs générations d’ouvriers inconnus qui venaient ajouter à l’invention primitive ces petits riens sans lesquels l’idée la plus féconde reste stérile. Plus que cela, chaque invention nouvelle est une synthèse — résultat de mille inventions précédentes dans le champ immense de la mécanique et de l’industrie.
Science et industrie, savoir et application, découverte et réalisation pratique menant à de nouvelles découvertes, travail cérébral et travail manuel, — pensée et œuvre des bras — tout se tient. Chaque découverte, chaque progrès, chaque augmentation de la richesse de l’humanité a son origine dans l’ensemble du travail manuel et cérébral du passé et du présent.
Alors, de quel droit quiconque pourrait-il s’approprier la moindre parcelle de cet immense tout, et dire : ceci est à moi, non à vous ?
#### III
Mais il arriva, pendant la série des âges traversés par l’humanité, que tout ce qui permet à l’homme de produire et d’accroître sa force de production fut accaparé par quelques-uns. Un jour nous raconterons peut-être comment cela s’est passé. Pour le moment il nous suffit de constater le fait et d’en analyser les conséquences.
Aujourd’hui, le sol qui tire sa valeur précisément des besoins d’une population toujours croissante, appartient aux minorités qui peuvent empêcher, et empêchent, le peuple de le cultiver, ou ne lui permettent pas de le cultiver selon les besoins modernes. Les mines qui représentent le labeur de plusieurs générations, et qui ne dérivent leur valeur que des besoins de l’industrie et de la densité de la population, appartiennent encore à quelques-uns ; et ces quelques-uns limitent l’extraction du charbon ou la prohibent totalement, s’ils trouvent un placement plus avantageux pour leurs capitaux. La machine aussi est encore la propriété de quelques-uns seulement, et lors même que telle machine représente incontestablement les perfectionnements apportés à l’engin primitif par trois générations de travailleurs, elle n’en appartient pas moins à quelques patrons ; et si les petits-fils de ce même inventeur qui construisit, il y a cent ans, la première machine à dentelles se présentaient aujourd’hui dans une manufacture de Bâle ou de Nottingham et réclamaient leur droit, on leur crierait : « Allez-vous-en ! Cette machine n’est pas à vous ! » et on les fusillerait s’ils voulaient en prendre possession.
Les chemins de fer, qui ne seraient que ferraille inutile sans la population si dense de l’Europe, sans son industrie, son commerce et ses échanges, appartiennent à quelques actionnaires, ignorant peut-être où se trouvent les routes qui leur donnent des revenus supérieurs à ceux d’un roi du moyen âge. Et si les enfants de ceux qui mouraient par milliers en creusant les tranchées et les tunnels se rassemblaient un jour et venaient, foule en guenilles et affamée, réclamer du pain aux actionnaires, ils rencontreraient les baïonnettes et la mitraille pour les disperser et sauvegarder les « droits acquis ».
En vertu de cette organisation monstrueuse, le fils du travailleur, lorsqu’il entre dans la vie, ne trouve ni un champ qu’il puisse cultiver, ni une machine qu’il puisse conduire, ni une mine qu’il ose creuser sans céder une bonne part de ce qu’il produira à un maître. Il doit vendre sa force de travail pour une pitance maigre et incertaine. Son père et son grand-père ont travaillé à drainer ce champ, à bâtir cette usine, à perfectionner les machines ; ils ont travaillé dans la pleine mesure de leurs forces — et qui donc peut donner plus que cela ? — Mais il est, lui, venu au monde plus pauvre que le dernier des sauvages. S’il obtient la permission de s’appliquer à la culture d’un champ, c’est à condition de céder le quart du produit à son maître et un autre quart au gouvernement et aux intermédiaires. Et cet impôt, prélevé sur lui par l’État, le capitaliste, le seigneur et l’entremetteur, grandira toujours et rarement lui laissera même la faculté d’améliorer ses cultures. S’il s’adonne à l’industrie, on lui permettra de travailler, — pas toujours d’ailleurs — mais à condition de ne recevoir qu’un tiers ou la moitié du produit, le restant devant aller à celui que la loi reconnaît comme le propriétaire de la machine.
Nous crions contre le baron féodal qui ne permettait pas au cultivateur de toucher à la terre, à moins de lui abandonner le quart de sa moisson. Nous appelons cela l’époque barbare. Mais, si les formes ont changé, les relations sont restées les mêmes. Et le travailleur accepte, sous le nom de contrat libre, des obligations féodales ; car nulle part il ne trouverait de meilleures conditions. Le tout étant devenu la propriété d’un maître, il doit céder ou mourir de faim !
Il résulte de cet état des choses que toute notre production se dirige à contre-sens. L’entreprise ne s’émeut guère des besoins de la société : son unique but est d’augmenter les bénéfices de l’entrepreneur. De là, les fluctuations continuelles de l’industrie, les crises à l’état chronique, — chacune d’elles jetant sur le pavé des travailleurs par centaines de mille.
Les ouvriers ne pouvant acheter avec leurs salaires les richesses qu’ils ont produites, l’industrie cherche des marchés au dehors, parmi les accapareurs des autres nations. En Orient, en Afrique, n’importe où, Égypte, Tonkin, Congo, l’Européen, dans ces conditions, doit accroître le nombre de ses serfs. Mais partout il trouve des concurrents, toutes les nations évoluant dans le même sens. Et les guerres, — la guerre en permanence, — doivent éclater pour le droit de primer sur les marchés. Guerres pour les possessions en Orient ; guerres pour l’empire des mers ; guerres pour imposer des taxes d’entrée et dicter des conditions à ses voisins ; guerres contre ceux qui se révoltent ! Le bruit du canon ne cesse pas en Europe, des générations entières sont massacrées, les États européens dépensent en armements le tiers de leurs budgets, — et l’on sait ce que sont les impôts et ce qu’ils coûtent au pauvre.
L’éducation reste le privilège des minorités infimes. Car, peut-on parler d’éducation quand l’enfant de l’ouvrier est forcé à treize ans de descendre dans la mine, ou d’aider son père à la ferme ! Peut-on parler d’études à l’ouvrier qui rentre le soir, brisé par une journée d’un travail forcé, presque toujours abrutissant ! Les sociétés se divisent en deux camps hostiles, et dans ces conditions la liberté devient un vain mot. Tandis que le radical demande une plus grande extension des libertés politiques, il s’aperçoit bientôt que le souffle de liberté mène rapidement au soulèvement des prolétaires ; et alors il tourne, change d’opinion et revient aux lois exceptionnelles et au gouvernement du sabre.
Un vaste ensemble de tribunaux, de juges et de bourreaux, de gendarmes et de geôliers, est nécessaire pour maintenir les privilèges, et cet ensemble devient lui-même l’origine de tout un système de délations, de tromperies, de menaces et de corruption.
En outre, ce système arrête le développement des sentiments sociables. Chacun comprend que sans droiture, sans respect de soi-même, sans sympathie et sans support mutuel, l’espèce doit dépérir, comme dépérissent les quelques espèces animales vivant de brigandage et de servage. Mais cela ne ferait pas le compte des classes dirigeantes, et elles inventent toute une science, absolument fausse, pour prouver le contraire.
On a dit de belles choses sur la nécessité de partager ce que l’on possède avec ceux qui n’ont rien. Mais quiconque s’avise de mettre ce principe en pratique est aussitôt averti que tous ces grands sentiments sont bons dans les livres de poésie — non dans la vie. « Mentir, c’est s’avilir, se rabaisser », disons-nous, et toute l’existence civilisée devient un immense mensonge. Et nous nous habituons, nous accoutumons nos enfants, à vivre avec une moralité à deux faces, en hypocrites ! Et le cerveau ne s’y prêtant pas de bonne grâce, nous le façonnons au sophisme. Hypocrisie et sophisme deviennent la seconde nature de l’homme civilisé.
Mais une société ne peut pas vivre ainsi ; il lui faut revenir à la vérité, ou disparaître.
Ainsi le simple fait de l’accaparement étend ses conséquences sur l’ensemble de la vie sociale. Sous peine de périr, les sociétés humaines sont forcées de revenir aux principes fondamentaux : les moyens de production étant l’œuvre collective de l’humanité, ils font retour à la collectivité humaine. L’appropriation personnelle n’en est ni juste ni utile. Tout est à tous, puisque tous en ont besoin, puisque tous ont travaillé dans la mesure de leurs forces et qu’il est matériellement impossible de déterminer la part qui pourrait appartenir à chacun dans la production actuelle des richesses.
Tout est à tous ! Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d’esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposent la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n’a le droit de s’emparer d’une seule de ces machines et de dire : « elle est à moi ; pour en user vous me paierez un tribut sur chacun de vos produits » ; — pas plus que le seigneur du moyen-âge n’avait le droit de dire au cultivateur : « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez. »
Tout est à tous ! Et pourvu que l’homme et la femme apportent leur quote-part de travail, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde. Et cette part leur donnera déjà l’aisance.
Assez de ces formules ambiguës telles que le « droit au travail », ou « à chacun le produit intégral de son travail ». Ce que nous proclamons, c’est le droit à l’aisance — l’aisance pour tous. |
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#### L’AISANCE POUR TOUS
##### I
L’aisance pour tous n’est pas un rêve. Elle est possible, réalisable, depuis ce que nos ancêtres ont fait pour féconder notre force de travail.
Nous savons, en effet, que les producteurs, qui composent à peine le tiers des habitants dans les pays civilisés, produisent déjà suffisamment pour amener un certain bien-être au foyer de chaque famille. Nous savons en outre que si tous ceux qui gaspillent aujourd’hui les fruits du travail d’autrui étaient forcés d’occuper leurs loisirs à des travaux utiles, notre richesse grandirait en proportion multiple du nombre de bras producteurs. Et nous savons enfin que contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise, — Malthus, — l’homme accroît sa force de production bien plus rapidement qu’il ne se multiplie lui-même. Plus les hommes sont serrés sur un territoire, plus rapide est le progrès de leurs forces productrices.
En effet, tandis que la population de l’Angleterre n’a augmenté depuis 1844 que de 62 %, sa force de production a grandi, au bas mot, dans une proportion double, — soit de 130 %. En France, où la population a moins augmenté, l’accroissement est cependant très rapide. Malgré la crise où se débat l’agriculture, malgré l’ingérence de l’État, l’impôt du sang, la banque, la finance et l’industrie, la production du froment a quadruplé et la production industrielle a plus que décuplé dans le courant des quatre-vingts dernières années. Aux États-Unis, le progrès est encore plus frappant : malgré l’immigration, ou plutôt précisément à cause de ce surplus de travailleurs d’Europe, les États-Unis ont décuplé leur production.
Mais ces chiffres ne donnent qu’une idée bien faible de ce que notre production pourrait être dans de meilleures conditions. Aujourd’hui, à mesure que se développe la capacité de produire, le nombre des oisifs et des intermédiaires augmente dans une proportion effroyable. Tout au rebours de ce qui se disait autrefois entre socialistes, que le Capital arriverait bientôt à se concentrer en un si petit nombre de mains qu’il n’y aurait qu’à exproprier quelques millionnaires pour rentrer en possession des richesses communes, le nombre de ceux qui vivent aux dépens du travail d’autrui est toujours plus considérable.
En France, il n’y a pas dix producteurs directs sur trente habitants. Toute la richesse agricole du pays est l’œuvre de moins de 7 millions d’hommes, et dans les deux grandes industries, — des mines et des tissus, — on compte moins de 2 millions et demi d’ouvriers. — À combien se chiffrent les exploiteurs du travail ? En Angleterre (sans l’Écosse et l’Irlande), 1,030,000 ouvriers, hommes, femmes et enfants, fabriquent tous les tissus ; un peu plus d’un demi-million exploitent les mines, moins d’un demi-million travaillent la terre, et les statisticiens doivent exagérer les chiffres pour établir un maximum de 8 millions de producteurs sur 26 millions d’habitants. En réalité, 6 à 7 millions de travailleurs au plus sont les créateurs des richesses envoyées aux quatre coins du globe. Et combien sont les rentiers ou les intermédiaires qui ajoutent les revenus prélevés sur l’univers entier à ceux qu’ils s’octroient en faisant payer au consommateur de cinq à vingt fois plus que ce qui est payé au producteur ?
Ce n’est pas tout. Ceux qui détiennent le capital réduisent constamment la production en empêchant de produire. Ne parlons pas de ces tonneaux d’huîtres jetés à la mer pour empêcher que l’huître devienne une nourriture de la plèbe et cesse d’être la friandise de la gent aisée ; ne parlons pas des mille et mille objets de luxe — étoffes, nourriture, etc., etc., — traités de la même façon que les huîtres. Rappelons seulement la manière dont on limite la production des choses nécessaires à tout le monde. Des armées de mineurs ne demandent pas mieux que d’extraire chaque jour le charbon et de l’envoyer à ceux qui grelottent de froid. Mais très souvent un bon tiers de ces armées, deux tiers, sont empêchés de travailler plus de trois jours par semaine, les hauts prix devant être maintenus. Des milliers de tisserands ne peuvent battre les métiers, tandis que leurs femmes et leurs enfants n’ont que des loques pour se couvrir, et que les trois quarts des Européens n’ont pas un vêtement digne de ce nom.
Des centaines de hauts-fourneaux, des milliers de manufactures restent constamment inactifs, d’autres ne travaillent que la moitié du temps ; et dans chaque nation civilisée il y a en permanence une population d’environ deux millions d’individus qui ne demandent que du travail, mais auxquels ce travail est refusé.
Des millions d’hommes seraient heureux de transformer les espaces incultes ou mal cultivés en champs couverts de riches moissons. Un an de travail intelligent leur suffirait pour quintupler le produit de terres qui ne donnent aujourd’hui que 8 hectolitres de blé à l’hectare. Mais ces hardis pionniers doivent chômer parce que ceux qui possèdent la terre, la mine, la manufacture, préfèrent engager leurs capitaux — les capitaux volés à la communauté — en emprunts turcs ou égyptiens, ou en bons de mines d’or de Patagonie, qui feront travailler pour eux les fellahs égyptiens, les Italiens chassés de leur sol natal, les coulies chinois !
C’est la limitation consciente et directe de la production ; mais il y a aussi la limitation indirecte et inconsciente qui consiste à dépenser le travail humain en objets absolument inutiles ou destinés uniquement à satisfaire la sotte vanité des riches.
On ne saurait même évaluer en chiffres jusqu’à quel point la productivité est réduite indirectement, par le gaspillage des forces qui pourraient servir à produire, et surtout à préparer l’outillage nécessaire à cette production. Il suffit de citer les milliards dépensés par l’Europe en armements, sans autre but que la conquête des marchés pour imposer la loi économique aux voisins et faciliter l’exploitation à l’intérieur ; les millions payés chaque année aux fonctionnaires de tout acabit dont la mission est de maintenir le droit des minorités à gouverner la vie économique de la nation ; les millions dépensés pour les juges, les prisons, les gendarmes et tout l’attirail de ce que l’on nomme justice, tandis qu’il suffit, on le sait, d’alléger tant soit peu la misère des grandes villes, pour que la criminalité diminue dans des proportions considérables ; les millions, enfin, employés pour propager par le moyen de la presse des idées nuisibles, des nouvelles faussées dans l’intérêt de tel parti, de tel personnage politique, ou de telle compagnie d’exploiteurs.
Mais ce n’est pas encore tout. Car il se dépense encore plus de travail en pure perte : ici pour maintenir l’écurie, le chenil et la valetaille du riche, là pour répondre aux caprices des mondaines et au luxe dépravé de la haute pègre ; ailleurs pour forcer le consommateur à acheter ce dont il n’a pas besoin, ou lui imposer par la réclame un article de mauvaise qualité ; ailleurs encore, pour produire des denrées absolument nuisibles, mais profitables à l’entrepreneur. Ce qui est gaspillé de cette façon suffirait pour doubler la production utile, ou pour outiller des manufactures et des usines qui bientôt inonderaient les magasins de tous les approvisionnements dont manquent les deux tiers de la nation.
Il en résulte que de ceux mêmes qui s’appliquent dans chaque nation aux travaux productifs, un bon quart est régulièrement forcé de chômer pendant trois à quatre mois chaque année, et le labeur du troisième quart, si ce n’est de la moitié, ne peut avoir d’autres résultats que l’amusement des riches ou l’exploitation du public.
Donc, si l’on prend en considération, d’une part la rapidité avec laquelle les nations civilisées augmentent leur force de production, et d’autre part les limites tracées à cette production, soit directement, soit indirectement par les conditions actuelles, on doit en conclure qu’une organisation économique tant soit peu raisonnable permettrait aux nations civilisées d’entasser en peu d’années tant de produits utiles qu’elles seraient forcées de s’écrier : « Assez ! Assez de charbon ! Assez de pain ! Assez de vêtements ! Reposons-nous, recueillons-nous pour mieux utiliser nos forces, pour mieux employer nos loisirs ! »
Non, l’aisance pour tous n’est plus un rêve. Elle pouvait l’être alors que l’homme parvenait, avec une peine immense, à recueillir huit ou dix hectolitres de blé sur l’hectare, ou à façonner de sa main l’outillage mécanique nécessaire à l’agriculture et à l’industrie. Elle n’est plus un rêve depuis que l’homme a inventé le moteur qui, avec un peu de fer et quelques kilos de charbon, lui donne la force d’un cheval docile, maniable, capable de mettre en mouvement la machine la plus compliquée.
Mais pour que l’aisance devienne une réalité, il faut que cet immense capital — cités, maisons, champs labourés, usines, voies de communication, éducation, — cesse d’être considéré comme une propriété privée dont l’accapareur dispose à sa guise.
Il faut que ce riche outillage de production, péniblement obtenu, bâti, façonné, inventé par nos ancêtres, devienne propriété commune, afin que l’esprit collectif en tire le plus grand avantage pour tous.
Il faut l’expropriation. L’aisance pour tous comme but, l’expropriation comme moyen.
#### II
L’expropriation, tel est donc le problème que l’histoire a posé devant nous, hommes de la fin du dix-neuvième siècle. Retour à la communauté de tout ce qui lui servira pour se donner le bien-être.
Mais ce problème ne saurait être résolu par la voie de la législation. Personne n’y songe. Le pauvre, comme le riche, comprennent que ni les gouvernements actuels, ni ceux qui pourraient surgir d’une révolution politique, ne seraient capables d’en trouver la solution. On sent la nécessité d’une révolution sociale, et les riches comme les pauvres ne se dissimulent pas que cette révolution est proche, qu’elle peut éclater du jour au lendemain.
L’évolution s’est accomplie dans les esprits durant le cours de ce dernier demi-siècle : mais comprimée par la minorité, c’est-à-dire par les classes possédantes, et n’ayant pu prendre corps, il faut qu’elle écarte les obstacles par la force et qu’elle se réalise violemment par la Révolution.
D’où viendra la Révolution ? Comment s’annoncera-t-elle ? Personne ne peut répondre à ces questions. C’est l’inconnu. Mais ceux qui observent et réfléchissent ne s’y trompent pas : travailleurs et exploiteurs, révolutionnaires et conservateurs, penseurs et gens pratiques, tous sentent qu’elle est à nos portes.
Eh bien ! Qu’est-ce que nous ferons lorsque la révolution aura éclaté ?
Tous, nous avons tant étudié le côté dramatique des révolutions, et si peu leur œuvre vraiment révolutionnaire, que beaucoup d’entre nous ne voient dans ces grands mouvements que la mise en scène, la lutte des premiers jours, les barricades. Mais cette lutte, cette première escarmouche, est bientôt terminée, et c’est seulement après la défaite des anciens gouvernements que commence l’œuvre réelle de la révolution.
Incapables et impuissants, attaqués de tous les côtés, ils sont vite emportés par le souffle de l’insurrection. En quelques jours la monarchie bourgeoise de 1848 n’était plus ; et lorsqu’un fiacre emmenait Louis-Philippe hors de France, Paris ne se souciait déjà plus de l’ex-roi. En quelques heures le gouvernement de Thiers disparaissait, le 18 mars 1871, et laissait Paris maître de ses destinées. Et pourtant 1848 et 1871 n’étaient que des insurrections. Devant une révolution populaire, les gouvernants s’éclipsent avec une rapidité surprenante. Ils commencent par fuir, sauf à conspirer ailleurs, essayant de se ménager un retour possible.
L’ancien gouvernement disparu, l’armée, hésitant devant le flot du soulèvement populaire, n’obéit plus à ses chefs ; ceux-ci d’ailleurs ont aussi déguerpi prudemment. Les bras croisés, la troupe laisse faire, ou, la crosse en l’air, elle se joint aux insurgés. La police, les bras ballants, ne sait plus s’il faut taper, ou crier : « Vive la Commune ! », et les sergents de ville rentrent chez eux, « en attendant le nouveau gouvernement. » Les gros bourgeois font leurs malles et filent en lieu sûr. Le peuple reste. — Voilà comment s’annonce une révolution.
Dans plusieurs grandes villes, la Commune est proclamée. Des milliers d’hommes sont dans les rues et accourent le soir dans les clubs improvisés en se demandant : « Que faire ? », discutant avec ardeur les affaires publiques. Tout le monde s’y intéresse ; les indifférents de la veille sont, peut-être, les plus zélés. Partout beaucoup de bonne volonté, un vif désir d’assurer la victoire. Les grands dévouements se produisent. Le peuple ne demande pas mieux que de marcher de l’avant.
Tout cela c’est beau, c’est sublime. Mais ce n’est pas encore la révolution. Au contraire, c’est maintenant que va commencer la besogne du révolutionnaire.
Certainement, il y aura des vengeances assouvies. Des Watrin et des Thomas paieront leur impopularité. Mais ce ne sera qu’un accident de lutte et non pas la révolution.
Les socialistes gouvernementaux, les radicaux, les génies méconnus du journalisme, les orateurs à effet, — bourgeois et ex-travailleurs, — courront à l’Hôtel de Ville, aux ministères, prendre possession des fauteuils délaissés. Les uns se donneront du galon à cœur-joie. Ils s’admireront dans les glaces ministérielles et s’étudieront à donner des ordres avec un air de gravité à la hauteur de leur nouvelle position : il leur faut une ceinture rouge, un képi chamarré et un geste magistral pour imposer à l’ex-camarade de rédaction ou d’atelier ! Les autres s’enfouiront dans les paperasses, avec la meilleure bonne volonté d’y comprendre quelque chose. Ils rédigeront des lois, ils lanceront des décrets aux phrases sonores, que personne n’aura souci d’exécuter, précisément parce qu’on est en révolution.
Pour se donner une autorité qu’ils n’ont pas, ils chercheront la sanction des anciennes formes de gouvernement. Ils prendront les noms de Gouvernement Provisoire, de Comité de Salut Public, de Maire, de Commandant de l’Hôtel de Ville, de Chef de la Sûreté — qu’en sais-je ! Élus ou acclamés, ils se rassembleront en parlements ou en Conseils de la Commune. Là, se rencontreront des hommes appartenant à dix, vingt écoles différentes qui ne sont pas des chapelles personnelles, comme on le dit souvent, mais qui répondent à des manières particulières de concevoir l’étendue, la portée, le devoir de la Révolution. Possibilistes, collectivistes, radicaux, jacobins, blanquistes, forcément réunis, perdant leur temps à discuter. Les honnêtes gens se confondant avec les ambitieux qui ne rêvent que domination et méprisent la foule dont ils sont sortis. Tous, arrivant avec des idées diamétralement opposées, forcés de conclure des alliances fictives pour constituer des majorités qui ne dureront qu’un jour ; se disputant, se traitant les uns les autres de réactionnaires, d’autoritaires, de coquins ; incapables de s’entendre sur aucune mesure sérieuse et entraînés à discutailler sur des bêtises ; ne parvenant à mettre au jour que des proclamations ronflantes ; tous se prenant au sérieux, tandis que la vraie force du mouvement sera dans la rue.
Tout cela peut amuser ceux qui aiment le théâtre. Mais encore, ce n’est pas la révolution ; il n’y a rien de fait !
Pendant ce temps-là le peuple souffre. Les usines chôment, les ateliers sont fermés ; le commerce ne va pas. Le travailleur ne touche même plus le salaire minime qu’il avait auparavant ; le prix des denrées monte !
Avec ce dévouement héroïque qui a toujours caractérisé le peuple et qui va au sublime lors des grandes époques, il patiente. C’est lui qui s’écriait en 1848 : « Nous mettons trois mois de misère au service de la République » pendant que les « représentants » et les messieurs du nouveau gouvernement, jusqu’au dernier argousin, touchaient régulièrement leur paie ! Le peuple souffre. Avec sa confiance enfantine, avec la bonhomie de la masse qui croit en ses meneurs, il attend que là-haut, à la Chambre, à l’Hôtel de Ville, au Comité de Salut Public — on s’occupe de lui.
Mais là-haut on pense à toute sorte de choses, excepté aux souffrances de la foule. Lorsque la famine ronge la France en 1793 et compromet la révolution ; lorsque le peuple est réduit à la dernière misère, tandis que les Champs-Elysées sont sillonnés de phaétons superbes où des femmes étalent leurs parures luxueuses, Robespierre insiste aux Jacobins pour faire discuter son mémoire sur la Constitution anglaise ! Lorsque le travailleur souffre en 1848 de l’arrêt général de l’industrie, le Gouvernement provisoire et la Chambre disputaillent sur les pensions militaires et le travail des prisons, sans se demander de quoi vit le peuple pendant cette époque de crise. Et si l’on doit adresser un reproche à la Commune de Paris, née sous les canons des Prussiens et ne durant que soixante-dix jours, c’est encore de ne pas avoir compris que la révolution communale ne pouvait triompher sans combattants bien nourris, et qu’avec trente sous par jour, on ne saurait à la fois se battre sur les remparts et entretenir sa famille.
Le peuple souffre, et demande : « Que faire pour sortir de l’impasse ? »
#### III
Eh bien ! il nous semble qu’il n’y a qu’une réponse à cette question :
— Reconnaître, et hautement proclamer que chacun, quelle que fût son étiquette dans le passé, quelles que soient sa force ou sa faiblesse, ses aptitudes ou son incapacité, possède, avant tout, le droit de vivre ; et que la société se doit de partager entre tous sans exception les moyens d’existence dont elle dispose. Le reconnaître, le proclamer, et agir en conséquence !
Faire en sorte que, dès le premier jour de la Révolution, le travailleur sache qu’une ère nouvelle s’ouvre devant lui : que désormais personne ne sera forcé de coucher sous les ponts, à côté des palais ; de rester à jeun tant qu’il y aura de la nourriture ; de grelotter de froid auprès des magasins de fourrures. Que tout soit à tous, en réalité comme en principe, et qu’enfin dans l’histoire il se produise une révolution qui songe aux besoins du peuple avant de lui faire la leçon sur ses devoirs.
Ceci ne pourra s’accomplir par décrets, mais uniquement par la prise de possession immédiate, effective, de tout ce qui est nécessaire pour assurer la vie de tous : telle est la seule manière vraiment scientifique de procéder, la seule qui soit comprise et désirée par la masse du peuple.
Prendre possession, au nom du peuple révolté, des dépôts de blé, des magasins qui regorgent de vêtements, des maisons habitables. Ne rien gaspiller, s’organiser tout de suite pour remplir les vides, faire face à toutes les nécessités, satisfaire tous les besoins, produire, non plus pour donner des bénéfices à qui que ce soit, mais pour faire vivre et se développer la société.
Assez de ces formules ambiguës, telles que le « droit au travail », avec laquelle on a leurré le peuple en 1848, et cherche encore à le leurrer. Ayons le courage de reconnaître que l’aisance, désormais possible, doit se réaliser à tout prix.
Quand les travailleurs réclamaient en 1848 le droit au travail, on organisait des ateliers nationaux ou municipaux, et on envoyait les hommes peiner dans ces ateliers à raison de quarante sous par jour ! Quand ils demandaient l’organisation du travail, on leur répondait : « Patientez, mes amis, le gouvernement va s’en occuper, et pour aujourd’hui voici quarante sous. Reposez-vous, rude travailleur, qui avez peiné toute votre vie ! » Et, en attendant on pointait les canons. On levait le ban et l’arrière-ban de la troupe ; on désorganisait les travailleurs eux-mêmes par mille moyens que les bourgeois connaissent à merveille. Et un beau jour, on leur disait : « Partez pour coloniser l’Afrique, ou bien nous allons vous mitrailler ! »
Tout autre sera le résultat si les travailleurs revendiquent le droit à l’aisance ! Ils proclament par cela même leur droit de s’emparer de toute la richesse sociale ; de prendre les maisons et de s’y installer, selon les besoins de chaque famille ; de saisir les vivres accumulés et d’en user de manière à connaître l’aisance après n’avoir que trop connu la faim. Ils proclament leur droit à toutes les richesses — fruit du labeur des générations passées et présentes, et ils en usent de manière à connaître ce que sont les hautes jouissances de l’art et de la science, trop longtemps accaparées par les bourgeois.
Et en affirmant leur droit à l’aisance, ils déclarent, ce qui est encore plus important, leur droit de décider eux-mêmes ce que doit être cette aisance, — ce qu’il faut produire pour l’assurer et ce qu’il faut abandonner comme sans valeur désormais.
Le droit à l’aisance c’est la possibilité de vivre comme des êtres humains et d’élever les enfants pour en faire des membres égaux d’une société supérieure à la nôtre, tandis que le « droit au travail » est le droit de rester toujours l’esclave salarié, l’homme de peine, gouverné et exploité par les bourgeois de demain. Le droit à l’aisance c’est la révolution sociale ; le droit au travail est tout au plus un bagne industriel.
Il est grand temps que le travailleur proclame son droit à l’héritage commun et qu’il en prenne possession. |
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#### LE COMMUNISME ANARCHISTE
##### I
Toute société qui aura rompu avec la propriété privée sera forcée, selon nous, de s’organiser en communisme anarchiste. L’anarchie mène au communisme, et le communisme à l’anarchie, l’un et l’autre n’étant que l’expression de la tendance prédominante des sociétés modernes, la recherche de l’égalité.
Il fut un temps où une famille de paysans pouvait considérer le blé qu’elle faisait pousser et les habits de laine tissés dans la chaumière comme des produits de son propre travail. Même alors, cette manière de voir n’était pas tout à fait correcte. Il y avait des routes et des ponts faits en commun, des marais asséchés par un travail collectif et des pâturages communaux enclos de haies que tous entretenaient. Une amélioration dans les métiers à tisser, ou dans les modes de teinture des tissus, profitait à tous ; à cette époque, une famille de paysans ne pouvait vivre qu’à condition de trouver appui, en mille occasions, dans le village, la commune.
Mais aujourd’hui, dans cet état de l’industrie où tout s’entrelace et se tient, où chaque branche de la production se sert de toutes les autres, la prétention de donner une origine individualiste aux produits est absolument insoutenable. Si les industries textiles ou la métallurgie ont atteint une étonnante perfection dans les pays civilisés, elles le doivent au développement simultané de mille autres industries, grandes et petites ; elles le doivent à l’extension du réseau ferré, à la navigation transatlantique, à l’adresse de millions de travailleurs, à un certain degré de culture générale de toute la classe ouvrière, à des travaux, enfin, exécutés de l’un à l’autre bout du monde.
Les Italiens qui mouraient du choléra en creusant le canal de Suez, ou d’ankylosite dans le tunnel du Gothard, et les Américains que les obus fauchaient dans la guerre pour l’abolition de l’esclavage, ont contribué au développement de l’industrie cotonnière en France et en Angleterre, non moins que les jeunes filles qui s’étiolent dans les manufactures de Manchester ou de Rouen, ou que l’ingénieur qui aura fait (d’après la suggestion de tel travailleur) quelque amélioration dans un métier de tissage.
Comment vouloir estimer la part qui revient à chacun, des richesses que nous contribuons tous à accumuler ?
En nous plaçant à ce point de vue général, synthétique, de la production, nous ne pouvons pas admettre avec les collectivistes, qu’une rémunération proportionnelle aux heures de travail fournies par chacun à la production des richesses puisse être un idéal, ou même un pas en avant vers cet idéal. Sans discuter ici si réellement la valeur d’échange des marchandises est mesurée dans la société actuelle par la quantité de travail nécessaire pour les produire (ainsi que l’ont affirmé Smith et Ricardo, dont Marx a repris la tradition), il nous suffira de dire, quitte à y revenir plus tard, que l’idéal collectiviste nous paraît irréalisable dans une société qui considérerait les instruments de production comme un patrimoine commun. Basée sur ce principe, elle se verrait forcée d’abandonner sur-le-champ toute forme de salariat.
Nous sommes persuadés que l’individualisme mitigé du système collectiviste ne pourrait exister à côté du communisme partiel de la possession par tous du sol et des instruments de travail. Une nouvelle forme de possession demande une nouvelle forme de rétribution. Une nouvelle forme de production ne pourrait maintenir l’ancienne forme de consommation, comme elle ne pourrait s’accommoder aux anciennes formes d’organisation politique.
Le salariat est né de l’appropriation personnelle du sol et des instruments de production par quelques-uns. C’était la condition nécessaire pour le développement de la production capitaliste : il mourra avec elle, lors même que l’on chercherait à le déguiser sous forme de « bons de travail ». La possession commune des instruments de travail amènera nécessairement la jouissance en commun des fruits du labeur commun.
Nous maintenons, en outre, que le communisme est non seulement désirable, mais que les sociétés actuelles, fondées sur l’individualisme, sont même forcées continuellement de marcher vers le communisme.
Le développement de l’individualisme pendant les trois derniers siècles s’explique surtout par les efforts de l’homme voulant se prémunir contre les pouvoirs du capital et de l’État. Il a cru un moment et ceux qui formulaient pour lui sa pensée ont prêché qu’il pouvait s’affranchir entièrement de l’État et de la société. « Moyennant l’argent, disait-il, je peux acheter tout ce dont j’aurai besoin. » Mais l’individu a fait fausse route, et l’histoire moderne le ramène à reconnaître que sans le concours de tous, il ne peut rien, même avec ses coffres-forts remplis d’or.
En effet, à côté de ce courant individualiste, nous voyons dans toute l’histoire moderne la tendance d’une part, à retenir ce qui reste du communisme partiel de l’antiquité, et d’autre part, à rétablir le principe communiste dans mille et mille manifestations de la vie.
Dès que les communes des dixième, onzième et douzième siècles eurent réussi à s’émanciper du seigneur laïque ou religieux, elles donnèrent immédiatement une grande extension au travail en commun, à la consommation en commun.
La cité — non pas les particuliers, — affrétait des navires et expédiait ses caravanes pour le commerce lointain dont le bénéfice revenait à tous, non aux individus ; elle achetait aussi les provisions pour ses habitants. Les traces de ces institutions se sont maintenues jusqu’au dix-neuvième siècle, et les peuples en conservent pieusement le souvenir dans leurs légendes.
Tout cela a disparu. Mais la commune rurale lutte encore pour maintenir les derniers vestiges de ce communisme, et elle y réussit, tant que l’État ne vient pas jeter son glaive pesant dans la balance.
En même temps, de nouvelles organisations basées sur le même principe : à chacun selon ses besoins, surgissent sous mille aspects divers ; car, sans une certaine dose de communisme les sociétés actuelles ne sauraient vivre. Malgré le tour étroitement égoïste donné aux esprits par la production marchande, la tendance communiste se révèle à chaque instant et pénètre dans nos relations sous toutes les formes.
Le pont, dont le passage était payé autrefois par les passants, est devenu monument public. La route pavée, que l’on payait jadis à tant la lieue, n’existe plus qu’en Orient. Les musées, les bibliothèques libres, les écoles gratuites, les repas communs des enfants ; les parcs et les jardins ouverts à tous ; les rues pavées et éclairées, libres à tout le monde ; l’eau envoyée à domicile avec tendance générale à ne pas tenir compte de la quantité consommée, — autant d’institutions fondées sur le principe : « Prenez ce qu’il vous faut ».
Les tramways et les voies ferrées introduisent déjà le billet d’abonnement mensuel ou annuel, sans tenir compte du nombre des voyages ; et récemment, toute une nation, la Hongrie, a introduit sur son réseau de chemins de fer le billet par zones, qui permet de parcourir cinq cents ou mille kilomètres pour le même prix. Il n’y a pas loin de là au prix uniforme, comme celui du service postal. Dans toutes ces innovations et mille autres, la tendance est de ne pas mesurer la consommation. Un tel veut parcourir mille lieues et tel autre cinq cents seulement. Ce sont là des besoins personnels, et il n’y a aucune raison de faire payer l’un deux fois plus que l’autre parce qu’il est deux fois plus intense. Voilà les phénomènes qui se montrent jusque dans nos sociétés individualistes.
La tendance, si faible soit-elle encore, est en outre de placer les besoins de l’individu au-dessus de l’évaluation des services qu’il a rendus, ou qu’il rendra un jour à la société. On arrive à considérer la société comme un tout, dont chaque partie est si intimement liée aux autres, que le service rendu à tel individu est un service rendu à tous.
Quand vous allez dans une bibliothèque publique, — pas la Bibliothèque nationale de Paris, par exemple, mais disons celle de Londres ou de Berlin — le bibliothécaire ne vous demande pas quels services vous avez rendus à la société pour vous donner le bouquin, ou les cinquante bouquins que vous lui réclamez, et il vous aide au besoin si vous ne savez pas les trouver dans le catalogue. Moyennant un droit d’entrée uniforme — et très souvent c’est une contribution en travail que l’on préfère — la société scientifique ouvre ses musées, ses jardins, sa bibliothèque, ses laboratoires, ses fêtes annuelles, à chacun de ses membres, qu’il soit un Darwin ou un simple amateur.
À Pétersbourg, si vous poursuivez une invention, vous allez dans un atelier spécial où l’on vous donne une place, un établi de menuisier, un tour de mécanicien, tous les outils nécessaires, tous les instruments de précision, pourvu que vous sachiez les manier ; — et on vous laisse travailler tant que cela vous plaira. Voilà les outils, intéressez des amis à votre idée, associez-vous à d’autres camarades de divers métiers si vous ne préférez travailler seul, inventez la machine d’aviation, ou n’inventez rien — c’est votre affaire. Une idée vous entraîne, — cela suffit.
De même, les marins d’un bateau de sauvetage ne demandent pas leurs titres aux matelots d’un navire qui sombre ; ils lancent l’embarcation, risquent leur vie dans les lames furibondes, et périssent quelquefois, pour sauver des hommes qu’ils ne connaissent même pas. Et pourquoi les connaîtraient-ils ? « On a besoin de nos services ; il y a là des êtres humains — cela suffit, leur droit est établi. — Sauvons-les ! »
Voilà la tendance, éminemment communiste, qui se fait jour partout, sous tous les aspects possibles, au sein même de nos sociétés qui prêchent l’individualisme.
Et que demain, une de nos grandes cités, si égoïstes en temps ordinaire, soit visitée par une calamité quelconque — celle d’un siège, par exemple — cette même cité décidera que les premiers besoins à satisfaire sont ceux des enfants et des vieillards ; sans s’informer des services qu’ils ont rendus ou rendront à la société, il faut d’abord les nourrir, prendre soin des combattants, indépendamment de la bravoure ou de l’intelligence dont chacun d’eux aura fait preuve, et, par milliers, femmes et hommes rivaliseront d’abnégation pour soigner les blessés.
La tendance existe. Elle s’accentue dès que les besoins les plus impérieux de chacun sont satisfaits, à mesure que la force productrice de l’humanité augmente ; elle s’accentue encore plus chaque fois qu’une grande idée vient prendre la place des préoccupations mesquines de notre vie quotidienne.
Comment donc douter que, le jour où les instruments de production seraient remis à tous, où l’on ferait la besogne en commun, et le travail, recouvrant cette fois la place d’honneur dans la société, produirait bien plus qu’il ne faut pour tous — comment douter qu’alors, cette tendance (déjà si puissante) n’élargisse sa sphère d’action jusqu’à devenir le principe même de la vie sociale ?
D’après ces indices, et réfléchissant, en outre, au côté pratique de l’expropriation dont nous allons parler dans les chapitres suivants, nous sommes d’avis que notre première obligation, quand la révolution aura brisé la force qui maintient le système actuel, sera de réaliser immédiatement le communisme.
Mais notre communisme n’est ni celui des phalanstériens, ni celui des théoriciens autoritaires allemands. C’est le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement, — celui des hommes libres. C’est la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique.
#### II
En prenant « l’anarchie » pour idéal d’organisation politique, nous ne faisons encore que formuler une autre tendance prononcée de l’humanité. Chaque fois que la marche du développement des sociétés européennes l’a permis, elles secouaient le joug de l’autorité et ébauchaient un système basé sur les principes de la liberté individuelle. Et nous voyons dans l’Histoire que les périodes durant lesquelles les gouvernements furent ébranlés, à la suite de révoltes partielles ou générales, ont été des époques de progrès soudain sur le terrain économique et intellectuel.
Tantôt c’est l’affranchissement des communes, dont les monuments — fruit du travail libre d’associations libres — n’ont jamais été surpassés depuis ; tantôt c’est le soulèvement des paysans qui fit la Réforme et mit en péril la Papauté ; tantôt c’est la société, libre un moment, que créèrent de l’autre côté de l’Atlantique les mécontents venus de la vieille Europe.
Et si nous observons le développement présent des nations civilisées, nous y voyons, à ne pas s’y méprendre, un mouvement de plus en plus accusé pour limiter la sphère d’action du gouvernement et laisser toujours plus de liberté à l’individu. C’est l’évolution actuelle, gênée, il est vrai, par le fatras d’institutions et de préjugés hérités du passé ; comme toutes les évolutions, elle n’attend que la révolution pour renverser les vieilles masures qui lui font obstacle, pour prendre un libre essor dans la société régénérée.
Après avoir tenté longtemps vainement de résoudre ce problème insoluble : celui de se donner un gouvernement, « qui puisse contraindre l’individu à l’obéissance, sans toutefois cesser d’obéir lui-même à la société », l’humanité s’essaye à se délivrer de toute espèce de gouvernement et à satisfaire ses besoins d’organisation par la libre entente entre individus et groupes poursuivant le même but. L’indépendance de chaque minime unité territoriale devient un besoin pressant ; le commun accord remplace la loi, et, pardessus les frontières, règle les intérêts particuliers en vue d’un but général.
Tout ce qui fut jadis considéré comme fonction du gouvernement lui est disputé aujourd’hui : on s’arrange plus facilement et mieux sans son intervention. En étudiant les progrès faits dans cette direction, nous sommes amenés à conclure que l’humanité tend à réduire à zéro l’action des gouvernements, c’est-à-dire à abolir l’État, cette personnification de l’injustice, de l’oppression et du monopole.
Nous pouvons déjà entrevoir un monde où l’individu, cessant d’être lié par des lois, n’aura que des habitudes sociables — résultat du besoin éprouvé par chacun d’entre nous, de chercher l’appui, la coopération, la sympathie de ses voisins.
Certainement, l’idée d’une société sans État suscitera, pour le moins, autant d’objections que l’économie politique d’une société sans capital privé. Tous, nous avons été nourris de préjugés sur les fonctions providentielles de l’État. Toute notre éducation, depuis l’enseignement des traditions romaines jusqu’au code de Byzance que l’on étudie sous le nom de droit romain, et les sciences diverses professées dans les universités, nous habituent à croire au gouvernement et aux vertus de l’État-Providence.
Des systèmes de philosophie ont été élaborés et enseignés pour maintenir ce préjugé. Des théories de la loi sont rédigées dans le même but. Toute la politique est basée sur ce principe ; et chaque politicien, quelle que soit sa nuance, vient toujours dire au peuple : « Donnez-moi le pouvoir, je veux, je peux vous affranchir des misères qui pèsent sur vous ! »
Du berceau au tombeau tous nos agissements sont dirigés par ce principe. Ouvrez n’importe quel livre de sociologie, de jurisprudence, vous y trouverez toujours le gouvernement, son organisation, ses actes, prenant une place si grande que nous nous habituons à croire qu’il n’y a rien en dehors du gouvernement et des hommes d’État.
La même leçon est répétée sur tous les tons par la presse. Des colonnes entières sont consacrées aux débats des parlements, aux intrigues des politiciens ; c’est à peine si la vie quotidienne, immense, d’une nation s’y fait jour dans quelques lignes traitant un sujet économique, à propos d’une loi, ou, dans les faits divers, par l’intermédiaire de la police. Et quand vous lisez ces journaux, vous ne pensez guère au nombre incalculable d’êtres — toute l’humanité, pour ainsi dire — qui grandissent et qui meurent, qui connaissent les douleurs, qui travaillent et consomment, pensent et créent, par-delà ces quelques personnages encombrants que l’on a magnifiés jusqu’à leur faire cacher l’humanité, de leurs ombres, grossies par notre ignorance.
Et cependant, dès qu’on passe de la matière imprimée à la vie même, dès qu’on jette un coup d’œil sur la société, on est frappé de la part infinitésimale qu’y joue le gouvernement. Balzac avait déjà remarqué combien de millions de paysans restent leur vie entière sans rien connaître de l’État, sauf les lourds impôts qu’ils sont forcés de lui payer. Chaque jour des millions de transactions sont faites sans l’intervention du gouvernement, et les plus grosses d’entre elles — celles du commerce et de la Bourse — sont traitées de telle façon que le gouvernement ne pourrait même pas être invoqué si l’une des parties contractantes avait l’intention de ne pas tenir son engagement. Parlez à un homme qui connaît le commerce, et il vous dira que les échanges opérés chaque jour entre les commerçants seraient d’une impossibilité absolue s’ils n’étaient basés sur la confiance mutuelle. L’habitude de tenir parole, le désir de ne pas perdre son crédit suffisent amplement pour maintenir cette honnêteté relative, — l’honnêteté commerciale. Celui-là même qui n’éprouve pas le moindre remords à empoisonner sa clientèle par des drogues infectes, couvertes d’étiquettes pompeuses, tient à honneur de garder ses engagements. Or, si cette moralité relative a pu se développer jusque dans les conditions actuelles, alors que l’enrichissement est le seul mobile et le seul objectif, — pouvons-nous douter qu’elle ne progresse rapidement dès que l’appropriation des fruits du labeur d’autrui ne sera plus la base même de la société ?
Un autre trait frappant, qui caractérise surtout notre génération, parle encore mieux en faveur de nos idées. C’est l’accroissement continuel du champ des entreprises dues à l’initiative privée et le développement prodigieux des groupements libres de tout genre. Nous en parlerons plus longuement dans les chapitres consacrés à la Libre Entente. Qu’il nous suffise de dire ici que ces faits sont nombreux et si habituels, qu’ils forment l’essence de la seconde moitié de ce siècle, alors même que les écrivains en socialisme et en politique les ignorent, préférant nous entretenir toujours des fonctions du gouvernement. Ces organisations libres, variées à l’infini, sont un produit si naturel ; elles croissent si rapidement et elles se groupent avec tant de facilité ; elles sont un résultat si nécessaire de l’accroissement continuel des besoins de l’homme civilisé, et enfin elles remplacent si avantageusement l’immixtion gouvernementale, que nous devons reconnaître en elles un facteur de plus en plus important dans la vie des sociétés.
Si elles ne s’étendent pas encore à l’ensemble des manifestations de la vie, c’est qu’elles rencontrent un obstacle insurmontable dans la misère du travailleur, dans les castes de la société actuelle, dans l’appropriation privée du capital, dans l’État. Abolissez ces obstacles et vous les verrez couvrir l’immense domaine de l’activité des hommes civilisés.
L’histoire des cinquante dernières années a fourni la preuve vivante de l’impuissance du gouvernement représentatif à s’acquitter des fonctions dont on a voulu l’affubler. On citera un jour le dix-neuvième siècle comme la date de l’avortement du parlementarisme.
Mais cette impuissance devient si évidente pour tous, les fautes du parlementarisme et les vices fondamentaux du principe représentatif sont si frappants, que les quelques penseurs qui en ont fait la critique (J. S. Mill, Leverdays) n’ont eu qu’à traduire le mécontentement populaire. En effet, ne conçoit-on pas qu’il est absurde de nommer quelques hommes et de leur dire « Faites-nous des lois sur toutes les manifestations de notre vie, lors même que chacun de vous les ignore » ? On commence à comprendre que gouvernement des majorités veut dire abandon de toutes les affaires du pays à ceux qui font les majorités, c’est-à-dire, aux « crapauds du marais », à la Chambre et dans les comices : à ceux en un mot qui n’ont pas d’opinion. L’humanité cherche, et elle trouve déjà de nouvelles issues.
L’union postale internationale, les unions de chemins de fer, les sociétés savantes nous donnent l’exemple de solutions trouvées par la libre entente, au lieu et place de la loi.
Aujourd’hui, lorsque des groupes disséminés aux quatre coins du globe veulent arriver à s’organiser pour un but quelconque, ils ne nomment plus un parlement international de députés bons à tout faire, auxquels on dit : « Votez-nous des lois, nous obéirons ». Quand on ne peut pas s’entendre directement ou par correspondance, on envoie des délégués connaissant la question spéciale à traiter et on leur dit : « Tâchez de vous accorder sur telle question et alors revenez, — non pas avec une loi dans votre poche, mais avec une proposition d’entente que nous accepterons ou n’accepterons pas. »
C’est ainsi qu’agissent les grandes compagnies industrielles, les sociétés savantes, les associations de toute sorte qui couvrent déjà l’Europe et les États-Unis. Et c’est ainsi que devra agir une société affranchie. Pour faire l’expropriation, il lui sera absolument impossible de s’organiser sur le principe de la représentation parlementaire. Une société fondée sur le servage pouvait s’arranger de la monarchie absolue : une société basée sur le salariat et l’exploitation des masses par les détenteurs du capital s’accommodait du parlementarisme. Mais une société libre, rentrant en possession de l’héritage commun, devra chercher dans le libre groupement et la libre fédération des groupes une organisation nouvelle, qui convienne à la phase économique nouvelle de l’histoire.
À chaque phase économique répond sa phase politique, et il sera impossible de toucher à la propriété sans trouver du même coup un nouveau mode de vie politique. |
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#### L’EXPROPRIATION
##### I
On raconte qu’en 1848, Rothschild, se voyant menacé dans sa fortune par la Révolution, inventa la farce suivante : — « Je veux bien admettre, disait-il, que ma fortune soit acquise aux dépens des autres. Mais, partagée entre tant de millions d’Européens, elle ne ferait qu’un seul écu par personne. Eh bien ! je m’engage à restituer à chacun son écu, s’il me le demande. »
Cela dit et dûment publié, notre millionnaire se promenait tranquillement dans les rues de Francfort. Trois ou quatre passants lui demandèrent leur écu, il les déboursa avec un sourire sardonique, et le tour fut joué. La famille du millionnaire est encore en possession de ses trésors.
C’est à peu près de la même façon que raisonnent les fortes têtes de la bourgeoisie, lorsqu’elles nous disent : — « Ah, l’expropriation ? J’y suis ; vous prenez à tous leurs paletots, vous les mettez dans le tas, et chacun va en prendre un, quitte à se battre pour le meilleur ! »
C’est une plaisanterie de mauvais goût. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas de mettre les paletots dans le tas pour les distribuer ensuite, et encore ceux qui grelottent y trouveraient-ils quelque avantage. Ce n’est pas non plus de partager les écus de Rothschild. C’est de nous organiser en sorte que chaque être humain venant au monde soit assuré, d’abord, d’apprendre un travail productif et d’en acquérir l’habitude ; et ensuite de pouvoir faire ce travail sans en demander la permission au propriétaire et au patron et sans payer aux accapareurs de la terre et des machines la part du lion sur tout ce qu’il produira.
Quant aux richesses de toute nature détenues par les Rothschilds ou les Vanderbilts, elles nous serviront à mieux organiser notre production en commun.
Le jour où le travailleur des champs pourra labourer la terre sans payer la moitié de ce qu’il produit ; le jour où les machines nécessaires pour préparer le sol aux grandes récoltes seront, en profusion, à la libre disposition des cultivateurs ; le jour où l’ouvrier de l’usine produira pour la communauté et non pour le monopole, les travailleurs n’iront plus en guenilles ; et il n’y aura plus de Rothschilds ni d’autres exploiteurs.
Personne n’aura plus besoin de vendre sa force de travail pour un salaire ne représentant qu’une partie de ce qu’il a produit.
— « Soit, nous dit-on. Mais il vous viendra des Rothschilds du dehors. Pourrez-vous empêcher qu’un individu ayant amassé des millions en Chine vienne s’établir parmi vous ? Qu’il s’y entoure de serviteurs et de travailleurs salariés, qu’il les exploite et qu’il s’enrichisse à leurs dépens ? »
— « Vous ne pouvez pas faire la Révolution sur toute la terre à la fois. Ou bien, allez-vous établir des douanes à vos frontières, pour fouiller les arrivants et saisir l’or qu’ils apporteront ? — Des gendarmes anarchistes tirant sur les passants, voilà qui sera joli à voir ! »
Eh bien, au fond de ce raisonnement il y a une grosse erreur. C’est qu’on ne s’est jamais demandé d’où viennent les fortunes des riches. Un peu de réflexion suffirait pour montrer que l’origine de ces fortunes est la misère des pauvres.
Là où il n’y aura pas de misérables, il n’y aura plus de riches pour les exploiter.
Voyez un peu le moyen-âge, où les grandes fortunes commencent à surgir.
Un baron féodal a fait main basse sur une fertile vallée. Mais tant que cette campagne n’est pas peuplée, notre baron n’est pas riche du tout. Sa terre ne lui rapporte rien : autant vaudrait posséder des biens dans la lune. Que va faire notre baron pour s’enrichir ? Il cherchera des paysans !
Cependant, si chaque agriculteur avait un lopin de terre libre de toute redevance ; s’il avait, en outre, les outils et le bétail nécessaires pour le labour, qui donc irait défricher les terres du baron ? Chacun resterait chez soi. Mais il y a des populations entières de misérables. Les uns ont été ruinés par les guerres, les sécheresses, les pestes ; ils n’ont ni cheval, ni charrue. (Le fer était coûteux au moyen âge, plus coûteux encore le cheval de labour.)
Tous les misérables cherchent de meilleures conditions. Ils voient un jour sur la route, sur la limite des terres de notre baron, un poteau indiquant par certains signes compréhensibles, que le laboureur qui viendra s’installer sur ces terres recevra avec le sol des instruments et des matériaux pour bâtir sa chaumière, ensemencer son champ, sans payer de redevances pendant un certain nombre d’années. Ce nombre d’années est marqué par autant de croix sur le poteau-frontière, et le paysan comprend ce que signifient ces croix.
Alors, les misérables affluent sur les terres du baron. Ils tracent des routes, dessèchent les marais, créent des villages. Dans neuf ans le baron leur imposera un bail, il prélèvera des redevances cinq ans plus tard, qu’il doublera ensuite et le laboureur acceptera ces nouvelles conditions, parce que, autre part, il n’en trouverait pas de meilleures. Et peu à peu, avec l’aide de la loi faite par les maîtres, la misère du paysan devient la source de la richesse du seigneur, et non seulement du seigneur, mais de toute une nuée d’usuriers qui s’abattent sur les villages et se multiplient d’autant plus que le paysan s’appauvrit davantage.
Cela se passait ainsi au moyen âge. Et aujourd’hui, n’est-ce pas toujours la même chose ? S’il y avait des terres libres que le paysan pût cultiver à son gré, irait-il payer mille francs l’hectare à Monsieur le Vicomte, qui veut bien lui en vendre un lopin ? Irait-il payer un bail onéreux, qui lui prend le tiers de ce qu’il produit ? Irait-il se faire métayer pour donner la moitié de sa moisson au propriétaire ?
Mais il n’a rien ; donc, il acceptera toutes les conditions, pourvu qu’il puisse vivre en cultivant le sol ; et il enrichira le seigneur.
En plein dix-neuvième siècle, comme au moyen âge, c’est encore la pauvreté du paysan qui fait la richesse des propriétaires fonciers.
#### II
Le propriétaire du sol s’enrichit de la misère des paysans. Il en est de même pour l’entrepreneur industriel.
Voilà un bourgeois qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve posséder un magot de cinq cent mille francs. Il peut certainement dépenser son argent à raison de cinquante mille francs par an, — très peu de chose, au fond, avec le luxe fantaisiste, insensé, que nous voyons de nos jours. Mais alors, il n’aura plus rien au bout de dix ans. Aussi, en homme « pratique », préfère-t-il garder sa fortune intacte et se faire de plus un joli petit revenu annuel.
C’est très simple dans notre société, précisément parce que nos villes et nos villages grouillent de travailleurs qui n’ont pas de quoi vivre un mois, ni même une quinzaine. Notre bourgeois monte une usine : les banquiers s’empressent de lui prêter encore cinq cent mille francs, surtout s’il a la réputation d’être adroit ; et, avec son million, il pourra faire travailler cinq cents ouvriers.
S’il n’y avait dans les environs que des hommes et des femmes dont l’existence fût garantie, qui donc irait travailler chez notre bourgeois ? Personne ne consentirait à lui fabriquer pour un salaire de trois francs par jour, des marchandises de la valeur de cinq ou même de dix francs.
Malheureusement, — nous ne le savons que trop, les quartiers pauvres de la ville et les villages voisins sont remplis de gens dont les enfants dansent devant le buffet vide. Aussi, l’usine n’est pas encore achevée que les travailleurs accourent pour s’embaucher. Il n’en faut que cent, et il en est déjà venu mille. Et dès que l’usine marchera, le patron — s’il n’est pas le dernier des imbéciles — encaissera net, sur chaque paire de bras travaillant chez lui, un millier de francs par an.
Notre patron se fera ainsi un joli revenu. Et s’il a choisi une branche d’industrie lucrative, s’il est habile, il agrandira peu à peu son usine et augmentera ses rentes en doublant le nombre des hommes qu’il exploite.
Alors il deviendra un notable dans son pays. Il pourra payer des déjeuners à d’autres notables, aux conseillers, à monsieur le député. Il pourra marier sa fortune à une autre fortune et, plus tard, placer avantageusement ses enfants, puis obtenir quelque concession de l’État. On lui demandera une fourniture pour l’armée, ou pour la préfecture ; et il arrondira toujours son magot, jusqu’à ce qu’une guerre, même un simple bruit de guerre, ou une spéculation à la Bourse lui permette de faire un gros coup.
Les neuf dixièmes des fortunes colossales des États-Unis (Henry Georges l’a bien raconté dans ses Problèmes Sociaux) sont dus à quelque grande coquinerie faite avec le concours de l’État. En Europe, les neuf dixièmes des fortunes dans nos monarchies et nos républiques ont la même origine : il n’y a pas deux façons de devenir millionnaire.
Toute la science des Richesses est là : trouver des va-nu-pieds, les payer trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !
Faut-il encore parler des petites fortunes attribuées par les économistes à l’épargne, tandis que l’épargne, par elle-même, ne « rapporte » rien, tant que les sous « épargnés » ne sont pas employés à exploiter les meurt-de-faim.
Voici un cordonnier. Admettons que son travail soit bien payé, qu’il ait une bonne clientèle et qu’à force de privations il soit parvenu à mettre de côté deux francs par jour, cinquante francs par mois !
Admettons que notre cordonnier ne soit jamais malade ; qu’il mange à sa faim, malgré sa rage pour l’épargne ; qu’il ne se marie pas, ou qu’il n’ait pas d’enfants ; qu’il ne mourra pas de phtisie ; admettons tout ce que vous voudrez !
Eh bien, à l’âge de cinquante ans il n’aura pas mis de côté quinze mille francs ; et il n’aura pas de quoi vivre pendant sa vieillesse, lorsqu’il sera incapable de travailler. Certes, ce n’est pas ainsi que s’amassent les fortunes.
Mais voici un autre cordonnier. Dès qu’il aura mis quelques sous de côté, il les portera soigneusement à la caisse d’épargne, et celle-ci les prêtera au bourgeois qui est en train de monter une exploitation de va-nu-pieds. Puis, il prendra un apprenti, — l’enfant d’un misérable qui s’estimera heureux si, au bout de cinq ans, son fils apprend le métier et parvient à gagner sa vie.
L’apprenti « rapportera » à notre cordonnier, et, si celui-ci a de la clientèle, il s’empressera de prendre un second, puis un troisième élève. Plus tard, il aura deux ou trois ouvriers, — des misérables, heureux de toucher trois francs par jour pour un travail qui en vaut six. Et si notre cordonnier « a la chance » c’est-à-dire, s’il est assez malin, ses ouvriers et ses apprentis lui rapporteront une vingtaine de francs par jour en plus de son propre travail. Il pourra agrandir son entreprise, il s’enrichira peu à peu et n’aura pas besoin de se priver du strict nécessaire. Il laissera à son fils un petit magot.
Voilà ce qu’on appelle « faire de l’épargne, avoir des habitudes de sobriété ». Au fond, c’est tout bonnement exploiter des meurt-de-faim.
Le commerce semble faire exception à la règle. « Tel homme, nous dira-t-on, achète du thé en Chine, l’importe en France et réalise un bénéfice de trente pour cent sur son argent. Il n’a exploité personne ».
Et cependant, le cas est analogue. Si notre homme avait transporté le thé sur son dos, à la bonne heure ! Jadis, aux origines du moyen âge, c’est précisément de cette manière qu’on faisait le commerce. Aussi ne parvenait-on jamais aux étourdissantes fortunes de nos jours : à peine si le marchand d’alors mettait de côté quelques écus après un voyage pénible et dangereux. C’était moins la soif du gain que le goût des voyages et des aventures qui le poussait à faire le commerce.
Aujourd’hui, la méthode est plus simple. Le marchand qui possède un capital n’a pas besoin de bouger de son comptoir pour s’enrichir. Il télégraphie à un commissionnaire l’ordre d’acheter cent tonnes de thé ; il affrète un navire ; et en quelques semaines, — en trois mois, si c’est un voilier, — le navire lui aura porté sa cargaison. Il ne court même pas les risques de la traversée, puisque son thé et son navire sont assurés. Et s’il a dépensé cent mille francs, il en touchera cent trente, — à moins qu’il n’ait voulu spéculer sur quelque marchandise nouvelle, auquel cas il risque, soit de doubler sa fortune, soit de la perdre entièrement.
Mais comment a-t-il pu trouver des hommes qui se sont décidés à faire la traversée, aller en Chine et en revenir, travailler dur, supporter des fatigues, risquer leur vie pour un maigre salaire ? Comment a-t-il pu trouver dans les docks des chargeurs et des déchargeurs, qu’il payait juste de quoi ne pas les laisser mourir de faim pendant qu’ils travaillaient ? Comment ? — Parce qu’ils sont misérables ! Allez dans un port de mer, visitez les cafés sur la plage, observez ces hommes qui viennent se faire embaucher, se battant aux portes des docks qu’ils assiègent dès l’aube pour être admis à travailler sur les navires. Voyez ces marins, heureux d’être engagés pour un voyage lointain, après des semaines et des mois d’attente ; toute leur vie ils ont passé de navire en navire et ils en monteront encore d’autres, jusqu’à ce qu’ils périssent un jour dans les flots.
Entrez dans leurs chaumières, considérez ces femmes et ces enfants en haillons, qui vivent on ne sait comment en attendant le retour du père — et vous aurez aussi la réponse.
Multipliez les exemples, choisissez-les où bon vous semblera : méditez sur l’origine de toutes les fortunes, grandes ou petites, qu’elles viennent du commerce, de la banque, de l’industrie ou du sol. Partout vous constaterez que la richesse des uns est faite de la misère des autres. Une société anarchiste n’a pas à craindre le Rothschild inconnu qui viendrait tout à coup s’établir dans son sein. Si chaque membre de la communauté sait qu’après quelques heures de travail productif, il aura droit à tous les plaisirs que procure la civilisation, aux jouissances profondes que la Science et l’Art donnent à qui les cultive, il n’ira pas vendre sa force de travail pour une maigre pitance ; personne ne s’offrira pour enrichir le Rothschild en question. Ses écus seront des pièces de métal, utiles pour divers usages, mais incapables de faire des petits.
En répondant à l’objection précédente, nous avons en même temps déterminé les limites de l’expropriation.
L’expropriation doit porter sur tout ce qui permet à qui que ce soit — banquier, industriel, ou cultivateur — de s’approprier le travail d’autrui. La formule est simple et compréhensible.
Nous ne voulons pas dépouiller chacun de son paletot ; mais nous voulons rendre aux travailleurs tout ce qui permet à n’importe qui de les exploiter : et nous ferons tous nos efforts pour que, personne ne manquant de rien, il n’y ait pas un seul homme qui, soit forcé de vendre ses bras pour exister, lui et ses enfants.
Voilà comment nous entendons l’expropriation et notre devoir pendant la Révolution, dont nous espérons l’arrivée, — non dans deux cents ans d’ici, — mais dans un avenir prochain.
#### III
L’idée anarchiste en général et celle d’expropriation en particulier trouvent beaucoup plus de sympathies qu’on ne le pense, parmi les hommes indépendants de caractère et ceux pour lesquels l’oisiveté n’est pas l’idéal suprême. « Cependant », nous disent souvent nos amis, « gardez-vous d’aller trop loin ! Puisque l’humanité ne se modifie pas en un jour, ne marchez pas trop vite dans vos projets d’expropriation et d’anarchie ! Vous risqueriez de ne rien faire de durable ».
Eh bien, ce que nous craignons, en fait d’expropriation, ce n’est nullement d’aller trop loin. Nous craignons, au contraire, que l’expropriation se fasse sur une échelle trop petite pour être durable ; que l’élan révolutionnaire s’arrête à mi-chemin ; qu’il s’épuise en demi-mesures qui ne sauraient contenter personne et qui, tout en produisant un bouleversement formidable dans la société et un arrêt de ses fonctions, ne seraient cependant pas viables, sèmeraient le mécontentement général et amèneraient fatalement le triomphe de la réaction.
Il y a, en effet, dans nos sociétés, des rapports établis qu’il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement en partie. Les divers rouages de notre organisation économique sont si intimement liés entre eux qu’on n’en peut modifier un seul sans les modifier dans leur ensemble ; on s’en apercevra dès qu’on voudra exproprier quoi que ce soit.
Supposons, en effet, que dans une région quelconque il se fasse une expropriation limitée : qu’on se borne, par exemple, à exproprier les grands seigneurs fonciers, sans toucher aux usines, comme le demandait naguère Henry Georges ; que dans telle ville on exproprie les maisons, sans mettre en commun les denrées ; ou que dans telle région industrielle on exproprie les usines sans toucher aux grandes propriétés foncières :
Le résultat sera toujours le même. Bouleversement immense de la vie économique, sans les moyens de réorganiser cette vie économique sur des bases nouvelles. Arrêt de l’industrie et de l’échange, sans le retour aux principes de justice ; impossibilité pour la société de reconstituer un tout harmonique.
Si l’agriculteur s’affranchit du grand propriétaire foncier, sans que l’industrie s’affranchisse du capitaliste industriel, du commerçant et du banquier — il n’y aura rien de fait. Le cultivateur souffre aujourd’hui, non seulement d’avoir à payer des rentes au propriétaire du sol, mais il pâtit de l’ensemble des conditions actuelles : il pâtit de l’impôt prélevé sur lui par l’industriel, qui lui fait payer trois francs une bêche ne valant — comparée au travail de l’agriculteur — que quinze sous ; des taxes prélevées par l’État, qui ne peut exister sans une formidable hiérarchie de fonctionnaires ; des frais d’entretien de l’armée que maintient l’État, parce que les industriels de toutes les nations sont en lutte perpétuelle pour les marchés, et que chaque jour, la guerre peut éclater à la suite d’une querelle survenue pour l’exploitation de telle partie de l’Asie ou de l’Afrique. L’agriculteur souffre de la dépopulation des campagnes, dont la jeunesse est entraînée vers les manufactures des grandes villes, soit par l’appât de salaires plus élevés, payés temporairement par les producteurs des objets de luxe, soit par les agréments d’une vie plus mouvementée ; il souffre encore de la protection artificielle de l’industrie, de l’exploitation marchande des pays voisins, de l’agiotage, de la difficulté d’améliorer le sol et de perfectionner l’outillage, etc. Bref, l’agriculture souffre, non seulement de la rente, mais de l’ensemble des conditions de nos sociétés basées sur l’exploitation ; et lors même que l’expropriation permettrait à tous de cultiver la terre et de la faire valoir sans payer de rentes à personne, l’agriculture, — lors même qu’elle aurait un moment de bien-être, ce qui n’est pas encore prouvé, retomberait bientôt dans le marasme où elle se trouve aujourd’hui. Tout serait à recommencer, avec de nouvelles difficultés en plus.
De même pour l’industrie. Remettez demain les usines aux travailleurs, faites ce que l’on a fait pour un certain nombre de paysans qu’on a rendus propriétaires du sol. Supprimez le patron, mais laissez la terre au seigneur, l’argent au banquier, la Bourse au commerçant ; conservez dans la société cette masse d’oisifs qui vivent du travail de l’ouvrier, maintenez les mille intermédiaires, l’État avec ses fonctionnaires innombrables, — et l’industrie ne marchera pas. Ne trouvant pas d’acheteurs dans la masse des paysans restés pauvres ; ne possédant pas la matière première et ne pouvant exporter ses produits, en partie à cause de l’arrêt du commerce et surtout par l’effet de la décentralisation des industries, elle ne pourra que végéter, en abandonnant les ouvriers sur le pavé, et ces bataillons d’affamés seront prêts à se soumettre au premier intrigant venu, ou même à retourner vers l’ancien régime, pourvu qu’il leur garantisse la main d’œuvre.
Ou bien, enfin, expropriez les seigneurs de la terre et rendez l’usine aux travailleurs, mais sans toucher à ces nuées d’intermédiaires qui spéculent aujourd’hui sur les farines et les blés, sur la viande et les épices dans les grands centres, en même temps qu’ils écoulent les produits de nos manufactures. Eh bien, lorsque l’échange s’arrêtera et que les produits ne circuleront plus ; lorsque Paris manquera de pain et que Lyon ne trouvera pas d’acheteurs pour ses soies, la réaction reviendra terrible, marchant sur les cadavres, promenant la mitrailleuse dans les villes et les campagnes, faisant des orgies d’exécutions et de déportations, comme elle l’a fait en 1815, en 1848 et en 1871.
Tout se tient dans nos sociétés, et il est impossible de réformer quoi que ce soit sans ébranler l’ensemble.
Du jour où l’on frappera la propriété privée sous une de ses formes, — foncière ou industrielle, — on sera forcé de la frapper sous toutes les autres. Le succès même de la Révolution l’imposera.
D’ailleurs, le voudrait-on, on ne pourrait pas se borner à une expropriation partielle. Une fois que le principe de la Sainte Propriété sera ébranlé, les théoriciens n’empêcheront pas qu’elle soit détruite, ici par les serfs de la glèbe, et là par les serfs de l’industrie.
Si une grande ville — Paris, par exemple, — met seulement la main sur les maisons ou sur les usines, elle sera amenée par la force même des choses à ne plus reconnaître aux banquiers le droit de prélever sur la Commune cinquante millions d’impôts sous forme d’intérêts pour des prêts antérieurs. Elle sera obligée de se mettre en rapport avec des cultivateurs, et forcément elle les poussera à s’affranchir des possesseurs du sol. Pour pouvoir manger et produire, il lui faudra exproprier les chemins de fer ; enfin, pour éviter le gaspillage des denrées, pour ne pas rester, comme la Commune de 1793, à la merci des accapareurs de blé, elle remettra aux citoyens mêmes le soin d’approvisionner leurs magasins de denrées et de répartir les produits.
Cependant quelques socialistes ont encore cherché à établir une distinction. — « Qu’on exproprie le sol, le sous-sol, l’usine, la manufacture, — nous le voulons bien », disaient-ils. « Ce sont des instruments de production, et il serait juste d’y voir une propriété publique. Mais il y a, outre cela, les objets de consommation : la nourriture, le vêtement, l’habitation, qui doivent rester propriété privée. »
Le bons sens populaire a eu raison de cette distinction subtile. En effet, nous ne sommes pas des sauvages pour vivre dans la forêt sous un abri de branches. Il faut une chambre, une maison, un lit, un poêle à l’Européen qui travaille.
Le lit, la chambre, la maison sont des lieux de fainéantise pour celui qui ne produit rien. Mais pour le travailleur, une chambre chauffée et éclairée est aussi bien un instrument de production que la machine ou l’outil. C’est le lieu de restauration de ses muscles et de ses nerfs, qui s’useront demain en travail. Le repos du producteur, c’est la mise en train de la machine.
C’est encore plus évident pour la nourriture. Les prétendus économistes dont nous parlons ne se sont jamais avisés de dire que le charbon brûlé dans une machine ne doive pas être rangé parmi les objets aussi nécessaires à la production que la matière première. Comment se fait-il donc que la nourriture, sans laquelle la machine humaine ne saurait dépenser le moindre effort, puisse être exclue des objets indispensables au producteur ? Serait-ce un reste de métaphysique religieuse ?
Le repas copieux et raffiné du riche est bien une consommation de luxe. Mais le repas du producteur est un des objets nécessaires à la production, au même titre que le charbon brûlé par la machine à vapeur.
Même chose pour le vêtement. Car si les économistes qui font cette distinction entre les objets de production et ceux de consommation portaient le costume des sauvages de la Nouvelle-Guinée, — nous comprendrions ces réserves. Mais des gens qui ne sauraient écrire une ligne sans avoir une chemise sur le dos, sont mal placés pour faire une si grande distinction entre leur chemise et leur plume. Et si les robes pimpantes de leurs dames sont bien des objets de luxe, cependant il y a une certaine quantité de toile, de cotonnade et de laine dont le producteur ne peut se passer pour produire. La blouse et les souliers, sans lesquels un travailleur serait gêné de se rendre à son travail ; la veste qu’il endossera, la journée finie ; sa casquette, lui sont aussi nécessaires que le marteau et l’enclume.
Qu’on le veuille, ou qu’on ne le veuille pas, c’est ainsi que le peuple entend la révolution. Dès qu’il aura balayé les gouvernements, il cherchera avant tout à s’assurer un logement salubre, une nourriture suffisante et le vêtement, sans payer tribut.
Et le peuple aura raison. Sa manière d’agir sera infiniment plus conforme à la « science » que celle des économistes qui font tant de distinctions entre l’instrument de production et les articles de consommation. Il comprendra que c’est précisément par là que la révolution doit commencer, et il jettera les fondements de la seule science économique qui puisse réclamer le titre de science et qu’on pourrait qualifier : étude des besoins de l’humanité et des moyens économiques de les satisfaire. |
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#### LES DENRÉES
##### I
Si la prochaine révolution doit être une révolution sociale, elle se distinguera des soulèvements précédents, non seulement par son but, mais aussi par ses procédés. Un but nouveau demande des procédés nouveaux.
Les trois grands mouvements populaires que nous avons vus en France depuis un siècle diffèrent entre eux sous bien des rapports. Et cependant ils ont tous un trait commun.
Le peuple se bat pour renverser l’ancien régime ; il verse son sang précieux. Puis, après avoir donné le coup de collier, il rentre dans l’ombre. Un gouvernement composé d’hommes plus ou moins honnêtes se constitue, et c’est lui qui se charge d’organiser : — la République en 1793 ; le travail en 1848 ; la Commune libre en 1871.
Imbu des idées jacobines, ce gouvernement se préoccupe avant tout des questions politiques : réorganisation de la machine du pouvoir, épuration de l’administration, séparation de l’Église et de l’État, libertés civiques, et ainsi de suite.
Il est vrai que les clubs ouvriers surveillent les nouveaux gouvernants. Souvent, ils imposent leurs idées. Mais, même dans ces clubs, que les orateurs soient des bourgeois ou des travailleurs, c’est toujours l’idée bourgeoise qui domine. On parle beaucoup de questions politiques — on oublie la question du pain.
De grandes idées furent émises à ces époques, — des idées qui ont remué le monde ; des paroles furent prononcées qui font encore battre nos cœurs, à un siècle de distance.
Mais le pain manquait dans les faubourgs.
Dès que la révolution éclatait, le travail chômait inévitablement. La circulation des produits s’arrêtait, les capitaux se cachaient. Le patron n’avait rien à craindre à ces époques : il vivait de ses rentes, s’il ne spéculait pas sur la misère ; mais le salarié se voyait réduit à vivoter du jour au lendemain. La disette s’annonçait.
La misère faisait son apparition — une misère comme on n’en avait guère vu sous l’ancien régime. — « Ce sont les Girondins qui nous affament », se disait-on dans les faubourgs en 1793. Et on guillotinait les Girondins ; on donnait pleins pouvoirs à la Montagne, à la Commune de Paris. La Commune, en effet, songeait au pain. Elle déployait des efforts héroïques pour nourrir Paris. À Lyon, Fouché et Collot d’Herbois créaient les greniers d’abondance ; mais pour les remplir on ne disposait que de sommes infimes. Les municipalités se démenaient pour avoir du blé ; on pendait les boulangers qui accaparaient les farines — et le pain manquait toujours.
Alors, on s’en prenait aux conspirateurs royalistes. On en guillotinait, douze, quinze par jour, — des servantes avec des duchesses, surtout des servantes, puisque les duchesses étaient à Coblentz. Mais on aurait guillotiné cent ducs et vicomtes par vingt-quatre heures, que rien n’aurait changé.
La misère allait croissant. Puisqu’il fallait toujours toucher un salaire pour vivre, et que le salaire ne venait pas, — que pouvaient faire mille cadavres de plus ou de moins ?
Alors le peuple commençait de se lasser. — « Elle va bien, votre Révolution ! » soufflait le réactionnaire aux oreilles du travailleur. « Jamais vous n’avez été aussi misérable ! » Et peu à peu, le riche se rassurait ; il sortait de sa cachette, il narguait les va-nu-pieds par son luxe pompeux, il s’affublait en muscadin, et il disait aux travailleurs : — « Voyons, assez de bêtises ! Qu’est-ce que vous avez gagné à la Révolution ? Il est bien temps d’en finir ! »
Et le cœur serré, à bout de patience, le révolutionnaire en arrivait à se dire : « Perdue encore une fois, la Révolution ! » Il rentrait dans son taudis et il laissait faire.
Alors la réaction s’affichait, hautaine. Elle accomplissait son coup d’État. La Révolution morte, il ne lui restait plus qu’à piétiner le cadavre.
Et on le piétinait ! On versait des flots de sang ; la terreur blanche abattait les têtes, peuplait les prisons, pendant que les orgies de la haute pègre reprenaient leur train.
Voilà l’image de toutes nos révolutions. En 1848, le travailleur parisien mettait « trois mois de misère » au service de la République, et au bout de trois mois, n’en pouvant plus, il faisait son dernier effort désespéré, — effort noyé dans les massacres.
Et en 1871 la Commune se mourait faute de combattants. Elle n’avait pas oublié de décréter la séparation de l’Église et de l’État, mais elle n’avait songé que trop tard à assurer le pain à tous. Et on a vu à Paris la haute gomme narguer les fédérés en leur disant : « Allez donc, imbéciles, vous faire tuer pour trente sous, pendant que nous allons faire ripaille dans tel restaurant à la mode ! » On comprit la faute aux derniers jours ; on fit la soupe communale ; mais c’était trop tard : les Versaillais étaient déjà sur les remparts !
— « Du pain, il faut du Pain à la Révolution ! »
Que d’autres s’occupent de lancer des circulaires en périodes éclatantes ! Que d’autres se donnent du galon tant que leurs épaules en pourront porter ! Que d’autres, enfin, déblatèrent sur les libertés politiques !…
Notre tâche, à nous, sera de faire en sorte que dès les premiers jours de la Révolution, et tant qu’elle durera, il n’y ait pas un seul homme sur le territoire insurgé qui manque de pain, pas une seule femme qui soit forcée de faire queue devant la boulangerie pour rapporter la boule de son qu’on voudra bien lui jeter en aumône, pas un seul enfant qui manque du nécessaire pour sa faible constitution.
L’idée bourgeoise a été de pérorer sur les grands principes, ou plutôt sur les grands mensonges. L’idée populaire sera d’assurer du pain à tous. Et, pendant que bourgeois et travailleurs embourgeoisés joueront les grands hommes dans les parlotes ; pendant que « les gens pratiques » discuteront à perte de vue sur les formes de gouvernement, nous, « les utopistes », nous devrons songer au pain quotidien.
Nous avons l’audace d’affirmer que chacun doit et peut manger à sa faim, que c’est par le pain pour tous que la Révolution vaincra.
#### II
Nous sommes des utopistes, — c’est connu. Si utopistes, en effet, que nous poussons notre utopie jusqu’à croire que la Révolution devra et pourra garantir à tous le logement, le vêtement et le pain, — ce qui déplaît énormément aux bourgeois rouges et bleus, — car ils savent parfaitement qu’un peuple qui mangerait à sa faim serait très difficile à maîtriser.
Eh bien ! Nous n’en sortons pas : il faut assurer le pain au peuple révolté, et il faut que la question du pain les prime toutes. Si elle est résolue dans l’intérêt du peuple, la révolution sera en bonne voie ; car pour résoudre la question des denrées il faut accepter un principe d’égalité qui s’imposera à l’exclusion de toutes les autres solutions.
Il est certain que la prochaine révolution, — pareille en cela à celle de 1848, — éclatera au milieu d’une formidable crise industrielle. Depuis une douzaine d’années nous sommes déjà en pleine effervescence, et la situation ne peut que s’aggraver. Tout y contribue : la concurrence des nations jeunes qui entrent en lice pour la conquête des vieux marchés, les guerres, les impôts toujours croissants, les dettes des États, l’insécurité du lendemain, les grandes entreprises lointaines.
Des millions de travailleurs en Europe manquent d’ouvrage en ce moment. Ce sera pire encore, lorsque la révolution aura éclaté et qu’elle se sera propagée comme le feu mis à une traînée de poudre. Le nombre d’ouvriers sans travail doublera dès que les barricades se seront dressées en Europe ou aux États-Unis. — Que va-t-on faire pour assurer le pain à ces multitudes ?
Nous ne savons pas trop si les gens qui se disent pratiques se sont jamais posé cette question dans toute sa crudité. Mais, ce que nous savons, c’est qu’ils veulent maintenir le salariat ; attendons-nous donc à voir préconiser les « ateliers nationaux » et les « travaux publics » pour donner du pain aux désœuvrés.
Puisqu’on ouvrait des ateliers nationaux en 1789 et en 1793 ; puisqu’on eut recours au même moyen en 1848 ; puisque Napoléon III réussit, pendant dix-huit années, à contenir le prolétariat parisien en lui donnant des travaux — qui valent aujourd’hui à Paris sa dette de deux mille millions et son impôt municipal de 90 francs par tête ; puisque cet excellent moyen de « mater la bête » s’appliquait à Rome, et même en Égypte, il y a quatre mille ans ; puisqu’enfin, despotes, rois et empereurs ont toujours su jeter un morceau de pain au peuple pour avoir le temps de ramasser le fouet, — il est naturel que les gens « pratiques » préconisent cette méthode de perpétuer le salariat. À quoi bon se creuser la tête quand on dispose de la méthode essayée par les Pharaons d’Égypte !
Eh bien ! Si la Révolution avait le malheur de s’engager dans cette voie, elle serait perdue.
En 1848, lorsqu’on ouvrait les ateliers nationaux, le 27 février, les ouvriers sans travail n’étaient que huit mille à Paris. Quinze jours plus tard, ils étaient déjà 49,000. Ils allaient être bientôt cent mille, sans compter ceux qui accouraient des provinces.
Mais à cette époque, l’industrie et le commerce n’occupaient pas en France la moitié des bras qu’ils occupent aujourd’hui. Et l’on sait qu’en révolution ce qui souffre le plus, ce sont les échanges, c’est l’industrie. Que l’on pense seulement au nombre d’ouvriers qui travaillent, directement ou indirectement, pour l’exportation ; au nombre de bras employés dans les industries de luxe qui ont pour clientèle la minorité bourgeoise !
La révolution en Europe, c’est l’arrêt immédiat de la moitié, au moins, des usines et des manufactures. Ce sont des millions de travailleurs avec leurs familles jetés sur le pavé.
Et c’est à cette situation vraiment terrible que l’on chercherait à parer au moyen d’ateliers nationaux, c’est-à-dire, de nouvelles industries créées sur-le-champ pour occuper des désœuvrés !
Il est évident, comme l’avait déjà dit Proudhon, que la moindre atteinte à la propriété apportera la désorganisation complète de tout le régime basé sur l’entreprise privée et le salariat. La société elle-même sera forcée de prendre en mains la production dans son ensemble et de la réorganiser selon les besoins de l’ensemble de la population. Mais comme cette réorganisation n’est pas possible en un jour ni en un mois ; comme elle demandera une certaine période d’adaptation, pendant laquelle des millions d’hommes seront privés de moyens d’existence, — que fera-t-on ?
Dans ces conditions il n’y a qu’une seule solution vraiment pratique. C’est de reconnaître l’immensité de la tâche qui s’impose et, au lieu de chercher à replâtrer une situation que l’on aura soi-même rendue impossible, — procéder à la réorganisation de la production selon les principes nouveaux.
Il faudra donc, selon nous, pour agir pratiquement, que le peuple prenne immédiatement possession de toutes les denrées qui se trouvent dans les communes insurgées ; les inventorie et fasse en sorte que, sans rien gaspiller, tous profitent des ressources accumulées, pour traverser la période de crise. Et pendant ce temps-là s’entendre avec les ouvriers de fabriques, en leur offrant les matières premières dont ils manquent et leur garantissant l’existence pendant quelques mois afin qu’ils produisent ce qu’il faut au cultivateur. N’oublions pas que si la France tisse des soies pour les banquiers allemands et les impératrices de Russie et des îles Sandwich, et que si Paris fait des merveilles de bimbeloterie pour les richards du monde entier, les deux tiers des paysans français n’ont pas de lampes convenables pour s’éclairer, ni l’outillage mécanique nécessaire aujourd’hui à l’agriculture.
Et enfin — faire valoir les terres improductives qui ne manquent pas, et améliorer celles qui ne produisent encore ni le quart ni même le dixième de ce qu’elles produiront quand elles seront soumises à la culture intensive, maraîchère et jardinière.
C’est la seule solution pratique que nous soyons capables d’entrevoir, et, qu’on la veuille ou non, elle s’imposera par la force des choses.
#### III
Le trait prédominant, distinctif, du système capitaliste actuel, c’est le salariat.
Un homme, ou un groupe d’hommes, possédant le capital nécessaire, montent une entreprise industrielle ; ils se chargent d’alimenter la manufacture ou l’usine de matière première, d’organiser la production, de vendre les produits manufacturés, de payer aux ouvriers un salaire fixe ; et enfin ils empochent la plus-value ou les bénéfices, sous prétexte de se dédommager de la gérance, du risque qu’ils ont encouru, des fluctuations de prix que la marchandise subit sur le marché.
Voilà en peu de mots tout le système du salariat.
Pour sauver ce système, les détenteurs actuels du capital seraient prêts à faire certaines concessions : partager, par exemple, une partie des bénéfices avec les travailleurs, ou bien, établir une échelle des salaires qui oblige à les élever dès que le gain s’élève : — bref, ils consentiraient à certains sacrifices, pourvu qu’on leur laissât toujours le droit de gérer l’industrie et d’en prélever les bénéfices.
Le collectivisme, comme on le sait, apporte à ce régime des modifications importantes, mais n’en maintient pas moins le salariat. Seulement l’État, c’est-à-dire, le gouvernement représentatif, national ou communal, se substitue au patron. Ce sont les représentants de la nation ou de la commune et leurs délégués, leurs fonctionnaires qui deviennent gérants de l’industrie. Ce sont eux aussi qui se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value de la production. En outre, on établit dans ce système une distinction très subtile, mais grosse de conséquences, entre le travail du manœuvre et celui de l’homme qui a fait un apprentissage préalable : le travail du manœuvre n’est aux yeux du collectiviste qu’un travail simple ; tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc. font ce que Marx appelle un travail composé et ont droit à un salaire plus élevé. Mais manœuvres et ingénieurs, tisserands et savants sont salariés de l’État, — « tous fonctionnaires », disait-on dernièrement pour dorer la pilule.
Eh bien, le plus grand service que la prochaine Révolution pourra rendre à l’humanité sera de créer une situation dans laquelle tout système de salariat deviendra impossible, inapplicable, et où s’imposera comme seule solution acceptable, le Communisme, négation du salariat.
Car en admettant que la modification collectiviste soit possible, si elle se fait graduellement pendant une période de prospérité et de tranquillité (nous en doutons fort, pour notre compte, même dans ces conditions), — elle sera rendue impossible en période révolutionnaire, parce que le besoin de nourrir des millions d’êtres surgira au lendemain de la première prise d’armes. Une révolution politique peut se faire sans que l’industrie soit bouleversée ; mais une révolution dans laquelle le peuple mettra la main sur la propriété amènera inévitablement un arrêt subit des échanges et de la production. Les millions de l’État ne suffiraient pas à salarier les millions de désœuvrés.
Nous ne saurions trop insister sur ce point ; la réorganisation de l’industrie sur de nouvelles bases (et nous montrerons bientôt l’immensité de ce problème), ne se fera pas en quelques jours, et le prolétaire ne pourra pas mettre des années de misère au service des théoriciens du salariat. Pour traverser la période de gêne, il réclamera ce qu’il a toujours réclamé en pareille occurrence : la mise des denrées en commun, — le rationnement.
On aura beau prêcher la patience, le peuple ne patientera plus ; et si toutes les denrées ne sont mises en commun, il pillera les boulangeries.
Si la poussée du peuple n’est pas suffisamment forte, on le fusillera. Pour que le collectivisme puisse expérimenter, il lui faut l’ordre avant tout, la discipline, l’obéissance. Et comme les capitalistes s’apercevront bientôt que faire fusiller le peuple par ceux qui s’appellent révolutionnaires est le meilleur moyen de le dégoûter de la révolution, ils prêteront certainement leur appui aux défenseurs de « l’ordre », même collectivistes. Ils y verront un moyen de les écraser plus tard à leur tour.
Si « l’ordre est rétabli » de cette façon, les conséquences sont aisées à prévoir. On ne se bornera pas à fusiller les « pillards ». Il faudra rechercher les « auteurs de désordre », rétablir les tribunaux, la guillotine, et les révolutionnaires les plus ardents monteront sur l’échafaud. Ce sera un renouvellement de 1793.
N’oublions pas comment la réaction triompha au siècle passé. On guillotina d’abord les Hébertistes, les enragés, — ceux que Mignet, sous le souvenir tout frais des luttes, appelait encore les « anarchistes ». Les Dantoniens ne tardèrent pas à les suivre : et lorsque les Robespierristes eurent guillotiné ces révolutionnaires, ce fut leur tour d’aller à l’échafaud, — sur quoi, le peuple dégoûté, voyant la révolution perdue, laissa faire les réacteurs.
Si « l’ordre est rétabli », disons-nous, les collectivistes guillotineront les anarchistes ; les possibilistes guillotineront les collectivistes, et enfin ils seront guillotinés eux-mêmes par les réactionnaires. La révolution sera à recommencer.
Mais tout porte à croire que la poussée du peuple sera assez forte, et que lorsque la Révolution se fera, l’idée du Communisme anarchiste aura gagné du terrain. Ce n’est pas une idée inventée, c’est le peuple lui-même qui nous la souffle, et le nombre des communistes augmentera à mesure que deviendra plus évidente l’impossibilité de toute autre solution.
Et si la poussée est assez forte, les affaires prendront une tout autre tournure. Au lieu de piller quelques boulangeries, quitte à jeûner le lendemain, le peuple des cités insurgées prendra possession des greniers à blé, des abattoirs, des magasins de comestibles, — bref, de toutes les denrées disponibles.
Des citoyens, des citoyennes de bonne volonté, s’appliqueront sur-le-champ à inventorier ce qui se trouvera dans chaque magasin, dans chaque grenier d’abondance. En vingt-quatre heures la Commune révoltée saura ce que Paris ne sait pas encore aujourd’hui, malgré ses Comités de statistique, et ce qu’il n’a jamais su pendant le siège, — combien de provisions il renferme. En deux fois vingt-quatre heures on aura déjà tiré à des millions d’exemplaires des tableaux exacts de toutes les denrées, des endroits où elles se trouvent emmagasinées, des moyens de distribution.
Dans chaque pâté de maisons, dans chaque rue et chaque quartier, se seront organisés des groupes de volontaires — les Volontaires des Denrées — qui sauront s’entendre et se tenir au courant de leurs travaux. Que les baïonnettes jacobines ne viennent pas s’interposer ; que les théoriciens soi-disant scientifiques ne viennent rien brouiller, ou plutôt, qu’ils brouillent tant qu’ils voudront, pourvu qu’ils n’aient pas le droit de commander ! Et, avec cet admirable esprit d’organisation spontanée que le peuple, et surtout la nation française, possède à un si haut degré dans toutes ses couches sociales, et qu’on lui permet si rarement d’exercer, il surgira, même dans une cité aussi vaste que Paris, même en pleine effervescence révolutionnaire, — un immense service librement constitué, pour fournir à chacun les denrées indispensables.
Que le peuple ait seulement les coudées franches, et en huit jours le service des denrées se fera avec une régularité admirable. Il ne faut jamais avoir vu le peuple laborieux à l’œuvre ; il faut avoir eu, toute sa vie, le nez dans les paperasses, pour en douter. Parlez de l’esprit organisateur du Grand Méconnu, le Peuple, à ceux qui l’ont vu à Paris aux journées des barricades, ou à Londres lors de la dernière grande grève qui avait à nourrir un demi-million d’affamés, ils vous diront de combien il est supérieur aux ronds-de-cuir des bureaux !
D’ailleurs, dût-on subir pendant quinze jours, un mois, un certain désordre partiel et relatif, — peu importe ! Pour les masses ce sera toujours mieux que ce qu’il y a aujourd’hui ; et puis, en Révolution on dîne en riant, ou plutôt en discutant, d’un saucisson et de pain sec, sans murmurer ! En tout cas, ce qui surgirait spontanément, sous la pression des besoins immédiats, serait infiniment préférable à tout ce que l’on pourrait inventer entre quatre murs, au milieu des bouquins, ou dans les bureaux de l’Hôtel-de-Ville.
#### IV
Le peuple des grandes cités sera ainsi amené, par la force même des choses, à s’emparer de toutes les denrées, en procédant du simple au composé, pour satisfaire les besoins de tous les habitants. Plus tôt ce sera fait, mieux ce sera : autant de misère épargnée, autant de luttes intestines évitées.
Mais sur quelles bases pourrait-on s’organiser pour la jouissance des denrées en commun ? Voilà la question qui surgit naturellement.
Eh bien, il n’y a pas deux manières différentes de le faire équitablement. Il n’y en a qu’une, une seule qui réponde aux sentiments de justice, et qui soit réellement pratique. C’est le système adopté déjà par les communes agraires en Europe.
Prenez une commune de paysans, n’importe où — même en France, où les jacobins ont cependant tout fait pour détruire les usages communaux. Si la commune possède un bois, par exemple, — eh bien, tant que le petit bois ne manque pas, chacun a droit d’en prendre tant qu’il veut, sans autre contrôle que l’opinion publique de ses voisins. Quant au gros bois, dont on n’a jamais assez, on a recours au rationnement.
Il en est de même pour les prés communaux. Tant qu’il y en a assez pour la commune, personne ne contrôle ce que les vaches de chaque ménage ont mangé, ni le nombre de vaches dans les prés. On n’a recours au partage — ou au rationnement — que lorsque les prés sont insuffisants. Toute la Suisse et beaucoup de communes en France, en Allemagne, partout où il y a des prés communaux, pratiquent ce système.
Et si vous allez dans les pays de l’Europe orientale, où le gros bois se trouve à discrétion et où le sol ne manque pas, vous voyez les paysans couper les arbres dans les forêts selon leurs besoins, cultiver autant de sol qu’il leur est nécessaire, sans penser à rationner le gros bois ni à diviser la terre en parcelles. Cependant le gros bois sera rationné, et la terre partagée selon les besoins de chaque ménage, dès que l’un et l’autre manqueront, comme c’est déjà le cas pour la Russie.
En un mot : — Prise au tas de ce qu’on possède en abondance ! Rationnement de ce qui doit être mesuré, partagé ! Sur les 350 millions d’hommes qui habitent l’Europe, deux cents millions suivent encore ces pratiques, tout à fait naturelles.
Chose à remarquer. Le même système prévaut aussi dans les grandes villes, pour une denrée, au moins, qui s’y trouve en abondance, l’eau livrée à domicile.
Tant que les pompes suffisent à alimenter les maisons, sans qu’on ait à craindre le manque d’eau, il ne vient à l’idée d’aucune compagnie de réglementer l’emploi que l’on fait de l’eau dans chaque ménage. Prenez-en ce qu’il vous plaira ! Et si l’on craint que l’eau manque à Paris pendant les grandes chaleurs, les Compagnies savent fort bien qu’il suffit d’un simple avertissement, de quatre lignes mises dans les journaux, pour que les Parisiens réduisent leur consommation d’eau et ne la gaspillent pas trop.
Mais si l’eau venait décidément à manquer, que ferait-on ? On aurait recours au rationnement ! Et cette mesure est si naturelle, si bien dans les esprits, que nous voyons Paris, en 1871, réclamer à deux reprises le rationnement des denrées pendant les deux sièges qu’il a soutenus.
Faut-il entrer dans les détails, dresser des tableaux sur la manière dont le rationnement pourrait fonctionner ? Prouver qu’il serait juste, infiniment plus juste que tout ce qui existe aujourd’hui ? Avec ces tableaux et ces détails nous ne parviendrions pas à persuader ceux des bourgeois — et, hélas, ceux des travailleurs embourgeoisés — qui considèrent le peuple comme une agglomération de sauvages se mangeant le nez dès que le gouvernement ne fonctionne plus. Mais il faut n’avoir jamais vu le peuple délibérer, pour douter une seule minute que, s’il était maître de faire le rationnement, il ne le fît selon les plus purs sentiments de justice et d’équité.
Allez dire, dans une réunion populaire, que les perdreaux doivent être réservés aux fainéants délicats de l’aristocratie, et le pain noir aux malades des hôpitaux, vous serez hué.
Mais dites dans cette même réunion, prêchez aux coins des carrefours, que la nourriture la plus délicate doit être réservée aux faibles, aux malades d’abord. Dites que s’il y avait dix perdreaux dans tout Paris et une seule caisse de Malaga, ils devraient être portés dans les chambres des convalescents ; dites cela…
Dites que l’enfant vient de suite après le malade. À lui le lait des vaches et des chèvres, s’il n’y en a pas assez pour tous ! À l’enfant et au vieillard la dernière bouchée de viande et à l’homme robuste le pain sec, si l’on est réduit à cette extrémité.
Dites en un mot que si telle denrée ne se trouve pas en quantités suffisantes, et s’il faut la rationner, c’est à ceux qui en ont le plus besoin qu’on réservera les dernières rations ; dites cela, et vous verrez si l’assentiment unanime ne vous sera pas acquis.
Ce que le repu ne comprend pas, le peuple le comprend ; il l’a toujours compris. Mais ce repu même, s’il est jeté dans la rue, au contact de la masse, il le comprendra aussi.
Les théoriciens, — pour qui l’uniforme et la gamelle du soldat sont le dernier mot de la civilisation, — demanderont sans doute qu’on introduise tout de suite la cuisine nationale et la soupe aux lentilles. Ils invoqueront les avantages qu’il y aurait à économiser le combustible et les denrées, en établissant d’immenses cuisines, où tout le monde viendrait prendre sa ration de bouillon, de pain, de légumes.
Nous ne contestons pas ces avantages. Nous savons fort bien ce que l’humanité a réalisé d’économies sur le combustible et sur le travail, en renonçant d’abord au moulin à bras et puis au four où chacun faisait son pain. Nous comprenons qu’il serait plus économique de cuire le bouillon pour cent familles à la fois, au lieu d’allumer cent fourneaux séparés. Nous savons aussi qu’il y a mille façons de préparer les pommes de terre, mais que, cuites dans une seule marmite pour cent familles, elles n’en seraient pas plus mauvaises.
Nous comprenons enfin que la variété de la cuisine consistant surtout dans le caractère individuel de l’assaisonnement par chaque ménagère, la cuisson en commun d’un quintal de pommes de terre n’empêcherait pas les ménagères de les assaisonner chacune à sa façon. Et nous savons qu’avec du bouillon gras on peut faire cent soupes différentes pour satisfaire cent goûts différents.
Nous savons tout cela, et cependant nous affirmons que personne n’a le droit de forcer la ménagère à prendre au magasin communal ses pommes de terre toutes cuites, si elle préfère les cuire elle-même dans sa marmite, sur son feu. Et surtout nous voulons que chacun puisse consommer sa nourriture comme il l’entend, dans le sein de sa famille, ou avec ses amis, ou même au restaurant, s’il le préfère.
Certainement de grandes cuisines surgiront au lieu et place des restaurants où l’on empoisonne le monde aujourd’hui. La Parisienne est déjà accoutumée à prendre du bouillon chez le boucher pour en faire une soupe à son goût, et la ménagère de Londres sait qu’elle peut faire rôtir sa viande et même son pie aux pommes ou à la rhubarbe chez le boulanger, moyennant quelques sous, économisant ainsi son temps et son charbon. Et lorsque la cuisine commune — le four banal de l’avenir — ne sera plus un lieu de fraude, de falsification et d’empoisonnement, l’habitude viendra de s’adresser à ce four pour avoir les parties fondamentales du repas toutes prêtes, — quitte à leur donner la dernière touche, chacun selon son goût.
Mais, en faire une loi, s’imposer le devoir de prendre sa nourriture toute cuite, — ce serait aussi répugnant à l’homme du dix-neuvième siècle que les idées de couvent ou de caserne, idées malsaines nées dans des cerveaux pervertis par le commandement, ou déformés par une éducation religieuse.
Qui aura droit aux denrées de la Commune ? Ce sera certainement la première question que l’on se posera. Chaque cité répondra elle-même, et nous sommes persuadés que les réponses seront toutes dictées par le sentiment de justice. Tant que les travaux ne sont pas organisés, tant qu’on est en période d’effervescence et qu’il est impossible de distinguer entre le fainéant paresseux et le désœuvré involontaire, les denrées disponibles doivent être pour tous, sans aucune exception. Ceux qui auront résisté l’arme au bras à la victoire populaire, ou conspiré contre elle s’empresseront eux-mêmes de libérer de leur présence le territoire insurgé. Mais il nous semble que le peuple, toujours ennemi des représailles et magnanime, partagera le pain avec tous ceux qui seront restés dans son sein, qu’ils soient expropriateurs ou expropriés. En s’inspirant de cette idée, la Révolution n’aura rien perdu ; et lorsque le travail aura repris, on verra les combattants de la veille se rencontrer dans le même atelier. Dans une société où le travail sera libre, il n’y aura pas à craindre les fainéants.
— « Mais les vivres manqueront au bout d’un mois », nous crient déjà les critiques.
Tant mieux ! répondons-nous, cela prouvera que pour la première fois de sa vie le prolétaire aura mangé à sa faim. Quant aux moyens de remplacer ce qui aura été consommé, — c’est précisément cette question que nous allons aborder.
#### V
Par quels moyens, en effet, une cité, en pleine révolution sociale, pourrait-elle pourvoir à son alimentation ?
Nous allons répondre à cette question ; mais il est évident que les procédés auxquels on aura recours dépendront du caractère de la révolution dans les provinces, ainsi que chez les nations voisines. Si toute la nation, ou encore mieux toute l’Europe, pouvait en une seule fois faire la révolution sociale et se lancer en plein communisme, on agirait en conséquence. Mais si quelques communes seulement en Europe font l’essai du communisme, il faudra choisir d’autres procédés. Telle situation, tels moyens.
Nous voilà donc amenés, avant d’aller plus loin, à jeter un coup d’œil sur l’Europe et, sans prétendre prophétiser, nous devons voir quelle serait la marche de la Révolution, au moins dans ses traits essentiels.
Certainement, il est très désirable que toute l’Europe se soulève à la fois, que partout on exproprie, et que partout on s’inspire des principes communistes. Un pareil soulèvement faciliterait singulièrement la tâche de notre siècle.
Mais tout porte à croire qu’il n’en sera pas ainsi. Que la révolution embrase l’Europe, — nous n’en doutons pas. Si l’une des quatre grandes capitales du continent — Paris, Vienne, Bruxelles, ou Berlin — se soulève et renverse son gouvernement, il est presque certain que les trois autres en feront autant à quelques semaines de distance. Il est aussi fort probable que dans les péninsules, et même à Londres et à Pétersbourg, la révolution ne se fera pas attendre. Mais le caractère qu’elle prendra sera-t-il partout le même ? — Il est permis d’en douter.
Plus que probablement il y aura partout des actes d’expropriation accomplis sur une plus ou moins vaste échelle, et ces actes pratiqués par une des grandes nations européennes exerceront leur influence sur toutes les autres. Mais les débuts de la révolution offriront de grandes différences locales, et son développement ne sera pas toujours identique dans les divers pays. En 1789-1793, les paysans français mirent quatre années à abolir définitivement le rachat des droits féodaux, et les bourgeois à renverser la royauté. Ne l’oublions pas, et attendons-nous à voir la révolution mettre un certain temps à se développer. Soyons prêts à ne pas la voir marcher partout du même pas.
Quant à prendre chez toutes les nations européennes un caractère franchement socialiste, surtout dès le début, c’est encore douteux. Rappelons-nous que l’Allemagne est encore en plein empire unitaire, et que ses partis avancés rêvent la république jacobine de 1848 et « l’organisation du travail » de Louis Blanc ; tandis que le peuple français veut tout au moins la Commune libre, si ce n’est la Commune communiste.
Que l’Allemagne aille plus loin que la France, lors de la prochaine révolution, tout porte à le croire. La France, en faisant sa révolution bourgeoise, au dix-huitième siècle, est allée plus loin que l’Angleterre au dix-septième ; en même temps que le pouvoir royal, elle abolit le pouvoir de l’aristocratie foncière, qui est encore une force puissante chez les Anglais. Mais si l’Allemagne va plus loin et fait mieux que la France de 1848, certainement l’idée qui inspirera les débuts de sa révolution sera celle de 1848, comme l’idée qui inspirera la révolution en Russie sera celle de 1789, modifiée jusqu’à un certain point par le mouvement intellectuel de notre siècle.
Sans attacher, d’ailleurs, à ces prévisions plus d’importance qu’elles ne méritent, nous pouvons en conclure ceci : la Révolution prendra un caractère différent chez les diverses nations de l’Europe ; le niveau atteint par rapport à la socialisation des produits ne sera pas le même.
S’ensuit-il que les nations plus avancées doivent mesurer leur pas sur les nations en retard, comme on l’a dit quelquefois ? Attendre que la révolution communiste ait mûri chez toutes les nations civilisées ? — Évidemment non ! Le voudrait-on, d’ailleurs, ce serait impossible : l’histoire n’attend pas les retardataires.
D’autre part, nous ne croyons pas que dans un seul et même pays la révolution se fasse avec l’ensemble que rêvent quelques socialistes. Il est fort probable que si l’une des cinq ou six grandes villes de France — Paris, Lyon, Marseille, Lille, Saint-Étienne, Bordeaux — proclame la Commune, les autres suivront son exemple, et que plusieurs villes moins populeuses en feront autant. Probablement aussi plusieurs bassins miniers, ainsi que certains centres industriels, ne tarderont pas à licencier leurs patrons et à se constituer en groupements libres.
Mais beaucoup de campagnes n’en sont pas encore là : à côté des communes insurgées, elles resteront dans l’expectative et continueront à vivre sous le régime individualiste. Ne voyant l’huissier ni le percepteur venir réclamer les impôts, les paysans ne seront pas hostiles aux insurgés ; tout en profitant de la situation, ils attendront pour régler leurs comptes avec les exploiteurs locaux. Mais, avec cet esprit pratique qui caractérisa toujours les soulèvements agraires (souvenons-nous du labour passionné de 1792) ils s’acharneront à cultiver la terre qu’ils aimeront d’autant plus qu’elle sera dégrevée d’impôts et d’hypothèques.
Quant à l’extérieur, ce sera partout la révolution. Mais la révolution sous des aspects variés. Unitaire ici, là fédéraliste, partout socialiste plus ou moins. Rien d’uniforme.
#### VI
Mais revenons à notre cité révoltée, et voyons dans quelles conditions elle devra pourvoir à son entretien.
Où prendre les denrées nécessaires, si la nation entière n’a pas encore accepté le communisme ? Telle est la question qui se pose.
Prenons une grande ville française, la capitale, si l’on veut. Paris consomme chaque année des millions de quintaux de céréales, 350,000 bœufs et vaches, 200,000 veaux, 300,000 porcs, et plus de deux millions de moutons, sans compter les animaux abattus. Il faut encore à ce Paris quelque chose comme huit millions de kilos de beurre et 172 millions d’œufs, et tout le reste dans les mêmes proportions.
Les farines et les céréales arrivent des États-Unis, de Russie, de Hongrie, d’Italie, d’Égypte, des Indes. Le bétail est amené d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, — voire même de Roumanie et de Russie. Quant à l’épicerie, il n’y a pas un pays au monde qui ne soit mis à contribution.
Voyons d’abord comment on pourrait s’arranger pour ravitailler Paris, ou toute autre grande cité, des produits qui se cultivent dans les campagnes françaises, et que les agriculteurs ne demandent pas mieux que de livrer à la consommation.
Pour les autoritaires, la question n’offre aucune difficulté. Ils introduiraient d’abord un gouvernement fortement centralisé, armé de tous les organes de coercition : police, armée, guillotine. Ce gouvernement ferait faire la statistique de tout ce qui se récolte en France ; il diviserait le pays en un certain nombre d’arrondissements d’alimentation, et il ordonnerait que telle denrée, en telle quantité, soit transportée en tel endroit, livrée tel jour, à telle station, reçue tel jour par tel fonctionnaire, emmagasinée dans tel magasin, et ainsi de suite.
Eh bien, nous affirmons en pleine conviction que non seulement une pareille solution ne serait pas désirable ; mais qu’en outre elle ne pourrait jamais être mise en pratique. Elle est pure utopie.
On peut rêver un pareil état de choses, plume en main ; mais en pratique, cela devient matériellement impossible ; il faudrait compter sans l’esprit d’indépendance de l’humanité. Ce serait l’insurrection générale : trois ou quatre Vendées au lieu d’une, la guerre des villages contre les villes, la France entière insurgée contre la cité qui oserait imposer ce régime.
Assez d’utopies jacobines ! Voyons si on ne peut pas s’organiser autrement.
En 1793, la campagne affama les grandes villes et tua la Révolution. Il est prouvé cependant que la production des céréales en France n’avait pas diminué en 1792-93 ; tout porte même à croire qu’elle avait augmenté. Mais, après avoir pris possession d’une bonne partie des terres seigneuriales, après avoir récolté sur ces terres, les bourgeois campagnards ne voulurent pas vendre leur blé pour des assignats. Ils le gardaient, en attendant la hausse des prix ou la monnaie d’or. Et ni les mesures les plus rigoureuses des Conventionnels pour forcer les accapareurs à vendre le blé, ni les exécutions n’eurent raison de la grève. On sait cependant, que les commissaires de la Convention ne se gênaient pas pour guillotiner les accapareurs, ni le peuple pour les accrocher aux lanternes ; et cependant le blé restait dans les magasins, et le peuple des villes souffrait de la famine.
Mais qu’offrait-on aux cultivateurs des campagnes en échange de leurs rudes travaux ?
— Des assignats ! Des chiffons de papier dont la valeur tombait tous les jours ; des billets portant cinq cents livres en caractères imprimés, mais sans valeur réelle. Pour un billet de mille livres on ne pouvait plus acheter une paire de bottes ; et le paysan — cela se comprend — ne tenait nullement à échanger une année de labeur contre un morceau de papier qui ne lui aurait même pas permis d’acheter une blouse.
Et tant qu’on offrira au cultivateur du sol un morceau de papier sans valeur, — qu’il s’appelle assignat ou « bon de travail », — il en sera de même. Les denrées resteront à la campagne : la ville ne les aura pas, dût-on recourir de nouveau à la guillotine et aux noyades.
Ce qu’il faut offrir au paysan, ce n’est pas du papier, mais la marchandise dont il a besoin immédiatement. C’est la machine dont il se prive maintenant, à contre-cœur ; c’est le vêtement, un vêtement, qui le garantisse des intempéries. C’est la lampe et le pétrole qui remplace son lumignon ; la bêche, le râteau, la charrue. C’est enfin tout ce que le paysan se refuse aujourd’hui, — non pas qu’il n’en sente le besoin, — mais parce que dans son existence de privations et de labeur exténuant, mille objets utiles lui sont inaccessibles à cause de leur prix.
Que la ville s’applique sur-le-champ à produire ces choses qui manquent au paysan, au lieu de façonner des colifichets pour l’ornement des bourgeoises. Que les machines à coudre de Paris confectionnent des vêtements de travail et du dimanche pour la campagne, au lieu de faire des trousseaux de noce, que l’usine fabrique des machines agricoles, des bêches et des râteaux, au lieu d’attendre que les Anglais nous en envoient en échange de notre vin !
Que la ville expédie aux villages, non des commissaires, ceints d’écharpes rouges ou multicolores, signifiant au paysan le décret de porter ses denrées à tel endroit ; mais qu’elle les fasse visiter par des amis, des frères disant : « Apportez-nous vos produits et prenez dans nos magasins toutes les choses manufacturées qui vous plairont ». Et alors les denrées afflueront de toutes parts. Le paysan gardera ce qu’il lui faut pour vivre, mais il enverra le reste aux travailleurs des villes, dans lesquels — pour la première fois dans le cours de l’histoire — il verra des frères et non des exploiteurs.
On nous dira, peut-être, que cela demande une transformation complète de l’industrie ? — Certainement, oui, pour certaines branches. Mais il y en a mille autres qui pourront se modifier rapidement, de manière à fournir aux paysans le vêtement, la montre, l’ameublement, les ustensiles et les machines simples que la ville lui fait payer si cher en ce moment. Tisserands, tailleurs, fabricants de chaussures, quincailliers, ébénistes et tant d’autres ne trouveront aucune difficulté à laisser la production de luxe pour le travail d’utilité. Il faut seulement que l’on se pénètre bien de la nécessité de cette transformation, qu’on la considère comme un acte de justice et de progrès, qu’on ne se leurre plus de ce rêve si cher aux théoriciens — que la révolution doit se borner à une prise de possession de la plus-value, et que la production et le commerce peuvent rester ce qu’ils sont de nos jours.
Là est, selon nous, toute la question. Offrir au cultivateur en échange de ses produits, non pas des bouts de papier, quelle qu’en soit l’inscription, mais les objets mêmes de consommation dont le cultivateur a besoin. Si cela se fait, les denrées afflueront vers les cités. Si cela n’est pas fait, nous aurons la disette dans les villes et toutes ses conséquences, la réaction et l’écrasement.
#### VII
Toutes les grandes villes, nous l’avons dit, achètent leur blé, leurs farines, leur viande, non seulement dans les départements, mais encore à l’extérieur. L’étranger envoie à Paris les épices, le poisson et les comestibles de luxe, des quantités considérables de blé et de viande.
Mais, en Révolution, il ne faudra plus compter sur l’étranger ou y compter le moins possible. Si le blé russe, le riz d’Italie ou des Indes et les vins d’Espagne et de Hongrie affluent aujourd’hui sur les marchés de l’Europe occidentale, ce n’est pas que les pays expéditeurs en possèdent trop, ou que ces produits y poussent d’eux-mêmes, comme le pissenlit dans les prés. En Russie, par exemple, le paysan travaille jusqu’à seize heures par jour, et jeûne de trois à six mois chaque année afin d’exporter le blé avec lequel il paie le seigneur et l’État. Aujourd’hui, la police se montre dans les villages russes dès que la récolte est faite et vend la dernière vache, le dernier cheval de l’agriculteur, pour arriérés d’impôts et de rentes aux seigneurs, quand le paysan ne s’exécute pas de bonne grâce en vendant le blé aux exportateurs. Si bien qu’il garde seulement pour neuf mois de blé et vend le reste, afin que sa vache ne soit pas vendue quinze francs. Pour vivre jusqu’à la récolte prochaine, trois mois quand l’année a été bonne, six quand elle a été mauvaise, il mêle de l’écorce de bouleau ou de la graine d’arroche à sa farine, tandis que l’on savoure à Londres les biscuits faits avec son froment.
Mais dès que la révolution viendra, le cultivateur russe gardera le pain pour lui et ses enfants. Les paysans italiens et hongrois feront de même ; espérons aussi que l’Hindou profitera de ces bons exemples, ainsi que les travailleurs des Bonanza-farms en Amérique, à moins que ces domaines ne soient déjà désorganisés par la crise. Il ne faudra donc plus compter sur les apports de blé et de maïs venant de l’extérieur.
Toute notre civilisation bourgeoise étant basée sur l’exploitation des races inférieures et des pays arriérés en industrie, le premier bienfait de la révolution sera déjà de menacer cette « civilisation » en permettant aux races dites inférieures de s’émanciper. Mais cet immense bienfait se traduira par une diminution certaine et considérable des apports de denrées affluant vers les grandes villes de l’Occident.
Pour l’intérieur il est plus difficile de prévoir la marche des affaires.
D’une part le cultivateur profitera certainement de la Révolution pour redresser son dos courbé sur le sol. Au lieu de quatorze à seize heures qu’il travaille aujourd’hui, il aura raison de n’en travailler que la moitié, ce qui pourra avoir pour conséquence l’abaissement de la production des denrées principales, blé et viande.
Mais, d’autre part, il y aura augmentation de la production, dès que le cultivateur ne sera plus forcé de travailler pour nourrir les oisifs. De nouveaux espaces de terrain seront défrichés ; des machines plus parfaites seront mises en train. — « Jamais labour ne fut si vigoureux que celui de 1792 », lorsque le paysan eut repris aux seigneurs la terre qu’il convoitait depuis si longtemps, — nous dit Michelet, en parlant de la Grande Révolution.
Sous peu, la culture intensive deviendra accessible à chaque cultivateur, lorsque la machine perfectionnée et les engrais chimiques et autres seront mis à la portée de la communauté. Mais tout porte à croire qu’aux débuts il pourra y avoir diminution dans la production agricole en France, aussi bien qu’ailleurs.
Le plus sage, en tout cas, serait de tabler sur une diminution des apports, aussi bien de l’intérieur que de l’étranger.
Comment suppléer à ce vide ?
Parbleu ! Se mettre soi-même à le remplir. Inutile de chercher midi à quatorze heures, quand la solution est simple.
Il faut que les grandes villes cultivent la terre, aussi bien que le font les campagnes. Il faut revenir à ce que la biologie appellerait « l’intégration des fonctions ». Après avoir divisé le travail, il faut « intégrer » : c’est la marche suivie dans toute la Nature.
D’ailleurs, — philosophie à part — on y sera amené de par la force des choses. Que Paris s’aperçoive qu’au bout de huit mois il va se trouver à court de blé, — et Paris le cultivera.
La terre ? Elle ne manque pas. C’est surtout autour des grandes villes, — de Paris surtout — que se groupent les parcs et les pelouses des seigneurs, ces millions d’hectares qui n’attendent que le labeur intelligent du cultivateur pour entourer Paris de plaines autrement fertiles, autrement productives que les steppes couvertes d’humus, mais desséchées par le soleil, du midi de la Russie.
Les bras ? Mais à quoi voulez-vous que les deux millions de Parisiens et de Parisiennes s’appliquent quand ils n’auront plus à habiller et à amuser les princes russes, les boyards roumains et les dames de la finance de Berlin ?
Disposant de tout le machinisme du siècle ; disposant de l’intelligence et du savoir technique du travailleur fait à l’usage de l’outil perfectionné ; ayant à leur service les inventeurs, les chimistes et les botanistes, les professeurs du jardin des Plantes, les maraîchers de Gennevilliers, ainsi que l’outillage nécessaire pour multiplier les machines et en essayer de nouvelles ; ayant enfin l’esprit organisateur du peuple de Paris, sa gaieté de cœur, son entrain, — l’agriculture de la Commune anarchiste de Paris sera tout autre que celle des piocheurs de l’Ardenne.
La vapeur, l’électricité, la chaleur du soleil et la force du vent seraient bientôt mises en réquisition. La piocheuse et l’épierreuse à vapeur auraient vite fait le gros travail de préparation, et la terre, attendrie et enrichie, n’attendrait que les soins intelligents de l’homme, et surtout de la femme, pour se couvrir de plantes bien soignées se renouvelant trois, quatre fois par année.
Apprenant l’horticulture avec les hommes du métier ; essayant sur des coins réservés mille moyens divers de culture ; rivalisant entre eux pour atteindre les meilleures récoltes ; retrouvant dans l’exercice physique, sans exténuation, ni sur-travail, les forces qui leur manquent si souvent dans les grandes villes — hommes, femmes et enfants seraient heureux de s’appliquer à ce labeur des champs qui cessera d’être un travail de forçat et deviendra un plaisir, une fête, un renouveau de l’être humain.
— « Il n’y a pas de terres infertiles ! La terre vaut ce que vaut l’homme ! » Voilà le dernier mot de l’agriculture moderne. La terre donne ce qu’on lui demande : il s’agit seulement de le lui demander intelligemment.
Un territoire, fût-il aussi petit que les deux départements de la Seine et de Seine-et-Oise, et eût-il à nourrir une grande ville comme Paris, suffirait pratiquement pour combler les vides que la Révolution pourrait faire autour de lui.
La combinaison de l’agriculture avec l’industrie, l’homme agriculteur et industriel en même temps, c’est à quoi nous amènera nécessairement la Commune communiste, si elle se lance franchement dans la voie de l’expropriation.
Qu’elle aborde seulement cet avenir : ce n’est pas par la famine qu’elle périra ! Le danger n’est pas là : il est dans la couardise d’esprit, dans les préjugés, dans les demi-mesures.
Le danger est là où le voyait Danton, lorsqu’il criait à la France : « De l’audace, de l’audace et encore de l’audace ! » Surtout de l’audace intellectuelle, que ne manquera pas de suivre aussitôt l’audace de la volonté. |
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#### LE LOGEMENT
##### I
Ceux qui suivent avec attention le mouvement des esprits chez les travailleurs ont dû remarquer qu’insensiblement l’accord s’établit sur une importante question, celle du logement. Il y a un fait certain : dans les grandes villes de France, et dans beaucoup de petites, les travailleurs arrivent peu à peu à la conclusion que les maisons habitées ne sont nullement la propriété de ceux que l’État reconnaît comme leurs propriétaires.
C’est une évolution qui s’accomplit dans les esprits, et on ne fera plus croire au peuple que le droit de propriété sur les maisons soit juste.
La maison n’a pas été bâtie par le propriétaire ; elle a été construite, décorée, tapissée par des centaines de travailleurs que la faim a poussé dans les chantiers, que le besoin de vivre a réduits à accepter un salaire rogné.
L’argent dépensé par le prétendu propriétaire n’était pas un produit de son propre travail. Il l’avait accumulé, comme toutes les richesses, en payant aux travailleurs les deux tiers, ou la moitié seulement, de ce qui leur était dû.
Enfin — et c’est surtout ici que l’énormité saute aux yeux — la maison doit sa valeur actuelle au profit que le propriétaire pourra en tirer. Or, ce profit sera dû à cette circonstance que la maison est bâtie dans une ville pavée, éclairée au gaz, en communication régulière avec d’autres villes, et réunissant dans son sein des établissements d’industrie, de commerce, de science, d’art ; que cette ville est ornée de ponts, de quais, de monuments d’architecture, offrant à l’habitant mille conforts et mille agréments inconnus au village ; que vingt, trente générations ont travaillé à la rendre habitable, à l’assainir et l’embellir.
La valeur d’une maison dans certains quartiers de Paris est d’un million, non pas qu’elle contienne pour un million de travail dans ses murs ; mais parce qu’elle est à Paris ; parce que, depuis des siècles, les ouvriers, les artistes, les penseurs, les savants et les littérateurs ont contribué à faire de Paris ce qu’il est aujourd’hui : un centre industriel, commercial, politique, artistique et scientifique ; parce qu’il a un passé ; parce que ses rues sont connues, grâce à la littérature, en province comme à l’étranger ; parce qu’il est un produit du travail de dix-huit siècles, d’une cinquantaine de générations de toute la nation française.
Qui donc a le droit de s’approprier la plus infime partie de ce terrain ou le dernier des bâtiments, sans commettre une criante injustice ? Qui donc a le droit de vendre à qui que ce soit la moindre parcelle du patrimoine commun ?
Là-dessus, disons-nous, l’accord s’établit entre travailleurs. L’idée du logement gratuit s’est bien manifestée pendant le siège de Paris, lorsqu’on demandait la remise pure et simple des termes réclamés par les propriétaires. Elle s’est manifestée encore pendant la Commune de 1871, lorsque le Paris ouvrier attendait du Conseil de la Commune une décision virile sur l’abolition des loyers. Ce sera encore la première préoccupation du pauvre quand la Révolution aura éclaté.
En révolution ou non, il faut au travailleur un abri, un logement. Mais, si mauvais, si insalubre qu’il soit, il y a toujours un propriétaire qui peut vous en expulser. Il est vrai qu’en révolution le propriétaire ne trouvera pas d’huissier ou d’argousins pour jeter vos hardes dans la rue. Mais, qui sait si demain le nouveau gouvernement, tout révolutionnaire qu’il se prétende, ne reconstituera pas la force et ne lancera pas contre vous la meute policière ! On a bien vu la Commune proclamant la remise des termes dus jusqu’au 1ᵉʳ avril, — mais jusqu’au 1ᵉʳ avril seulement ! Après quoi il aurait fallu payer, lors même que Paris était sens dessus dessous, que l’industrie chômait, et que le révolutionnaire n’avait pour toute ressource que ses trente sous !
Il faut cependant que le travailleur sache qu’en ne payant pas le propriétaire, il ne profite pas seulement d’une désorganisation du pouvoir. Il faut qu’il sache que la gratuité du logement est reconnue en principe et sanctionnée, pour ainsi dire, par l’assentiment populaire ; que le logement gratuit est un droit, proclamé hautement par le peuple.
Eh bien, allons-nous attendre que cette mesure, répondant si bien au sentiment de justice de tout honnête homme, soit prise par les socialistes qui se trouveraient mêlés aux bourgeois dans un gouvernement provisoire ? Nous attendrions longtemps, — jusqu’au retour de la réaction !
Voilà pourquoi, en refusant écharpe et képi — signes de commandement et d’asservissement, — en restant peuple parmi le peuple, les révolutionnaires sincères travailleront avec le peuple à ce que l’expropriation des maisons devienne un fait accompli. Ils travailleront à créer un courant d’idées dans cette direction ; ils travailleront à mettre ces idées en pratique, et quand elles seront mûries, le peuple procédera à l’expropriation des maisons, sans prêter l’oreille aux théories, qu’on ne manquera pas de lui lancer dans les jambes, sur les dédommagements à payer aux propriétaires, et autres billevesées.
Le jour où l’expropriation des maisons sera faite, l’exploité, le travailleur auront compris que des temps nouveaux sont arrivés, qu’ils ne resteront plus l’échine courbée devant les riches et les puissants, que l’Égalité s’est affirmée au grand jour, que la Révolution est un fait accompli et non un coup de théâtre comme on n’en a déjà vu que trop.
#### II
Si l’idée de l’expropriation devient populaire, la mise en exécution ne se heurtera nullement aux obstacles insurmontables dont on aime à nous menacer.
Certainement, les messieurs galonnés qui auront occupé les fauteuils vacants des ministères et de l’Hôtel de Ville ne manqueront pas d’accumuler les obstacles. Ils parleront d’accorder des indemnités aux propriétaires, de dresser des statistiques, d’élaborer de longs rapports, — si longs qu’ils pourraient durer jusqu’au moment où le peuple, écrasé par la misère du chômage, ne voyant rien venir et perdant sa foi dans la Révolution, laisserait le champ libre aux réactionnaires, et finiraient par rendre l’expropriation bureaucratique odieuse à tout le monde.
En cela, il y a, en effet, un écueil sur lequel tout pourrait sombrer. Mais si le peuple ne se rend pas aux faux raisonnements dont on cherchera à l’éblouir ; s’il comprend qu’une vie nouvelle demande des procédés nouveaux, et s’il prend lui-même la besogne entre ses mains, — alors l’expropriation pourra se faire sans grandes difficultés.
— « Mais comment ? Comment pourrait-elle se faire ? » nous demandera-t-on. — Nous allons le dire, mais avec une réserve. Il nous répugne de tracer dans leurs moindres détails des plans d’expropriation. Nous savons d’avance que tout ce qu’un homme, ou un groupe, peuvent suggérer aujourd’hui sera dépassé par la vie humaine. Celle-ci, nous l’avons dit, fera mieux, et plus simplement que tout ce que l’on pourrait lui dicter d’avance.
Aussi, en esquissant la méthode suivant laquelle l’expropriation et la répartition des richesses expropriées pourraient se faire sans l’intervention du gouvernement, nous ne voulons que répondre à ceux qui déclarent la chose impossible. Mais nous tenons à rappeler que, d’aucune façon, nous ne prétendons préconiser telle ou telle manière de s’organiser. Ce qui nous importe, c’est de démontrer seulement que l’expropriation peut se faire par l’initiative populaire, et ne peut pas se faire autrement.
Il est à prévoir que dès les premiers actes d’expropriation, il surgira dans le quartier, la rue, le pâté de maisons, des groupes de citoyens de bonne volonté qui viendront offrir leurs services pour s’enquérir du nombre des appartements vides, des appartements encombrés par des familles nombreuses, des logements insalubres et des maisons qui, trop spacieuses pour leurs occupants, pourraient être occupées par ceux qui manquent d’air dans leurs bicoques. En quelques jours ces volontaires dresseront pour la rue, le quartier, des listes complètes de tous les appartements, salubres et insalubres, étroits et spacieux, des logements infects et des demeures somptueuses.
Librement ils se communiqueront leurs listes, et en peu de jours ils auront des statistiques complètes. La statistique mensongère peut se fabriquer dans des bureaux ; la statistique vraie, exacte, ne peut venir que de l’individu ; qu’en remontant du simple au composé.
Alors, sans rien attendre de personne, ces citoyens iront probablement trouver leurs camarades qui habitent des taudis et leur diront tout simplement « Cette fois-ci, camarades, c’est la révolution tout de bon. Venez ce soir à tel endroit. Tout le quartier y sera, on se répartira les appartements. Si vous ne tenez pas à votre masure, vous choisirez un des appartements de cinq pièces qui sont disponibles. Et lorsque vous aurez emménagé, ce sera affaire faite. Le peuple armé parlera à celui qui voudra venir vous en déloger ! »
— « Mais tout le monde voudra avoir un appartement de vingt pièces ! » — nous dira-t-on.
Eh bien non, ce n’est pas vrai ! Jamais le peuple n’a demandé à avoir la lune dans un seau. Au contraire, chaque fois que nous voyons des égaux ayant à réparer une injustice, nous sommes frappés du bon sens et du sentiment de justice dont la masse est animée. A-t-on jamais vu réclamer l’impossible ? A-t-on jamais vu le peuple de Paris se battre lorsqu’il allait chercher sa ration de pain ou de bois pendant les deux sièges ? — On faisait queue avec une résignation que les correspondants des journaux étrangers ne cessaient d’admirer ; et cependant on savait bien que les derniers venus passeraient la journée sans pain ni feu.
Certainement, il y a assez d’instincts égoïstes dans les individus isolés de nos sociétés. Nous le savons fort bien. Mais nous savons aussi que le meilleur moyen de réveiller et de nourrir ces instincts serait de confier la question des logements à un bureau quelconque. Alors, en effet, toutes les mauvaises passions se feraient jour. Ce serait à qui aurait une main puissante dans le bureau. La moindre inégalité ferait pousser des hauts cris ; le moindre avantage donné à quelqu’un ferait crier aux pots-de-vin, — et pour cause !
Mais lorsque le peuple lui-même, réuni par rues, par quartiers, par arrondissements, se chargera de faire emménager les habitants des taudis dans les appartements trop spacieux des bourgeois, les menus inconvénients, les petites inégalités seront prises bien légèrement. On a rarement fait appel aux bons instincts des masses. On l’a fait cependant quelquefois pendant les révolutions, lorsqu’il s’agissait de sauver la barque qui sombrait, — et jamais on ne s’y est trompé. L’homme de peine répondait toujours à l’appel par les grands dévouements.
Il en sera de même lors de la prochaine révolution.
Malgré tout, il y aura probablement des injustices. On ne saurait les éviter. Il y a des individus dans nos sociétés qu’aucun grand événement ne fera sortir de l’ornière égoïste. Mais la question n’est pas de savoir s’il y aura des injustices ou s’il n’y en aura pas. Il s’agit de savoir comment on pourra en limiter le nombre.
Eh bien, toute l’histoire, toute l’expérience de l’humanité, aussi bien que la psychologie des sociétés, sont là pour dire que le moyen le plus équitable est de remettre la chose aux intéressés. Seuls, ils pourront, d’ailleurs, prendre en considération et régler les mille détails qui échappent nécessairement à toute répartition bureaucratique.
#### III
D’ailleurs, il ne s’agirait nullement de faire une répartition absolument égale des logements, mais les inconvénients que certains ménages auraient encore à subir seraient aisément réparés dans une société en voie d’expropriation.
Pourvu que les maçons, les tailleurs de pierre, — ceux du « bâtiment » en un mot, — sachent qu’ils ont leur existence assurée, ils ne demanderont pas mieux que de reprendre pour quelques heures par jour le travail auquel ils sont accoutumés. Ils aménageront autrement les grands appartements qui nécessitaient tout un état-major de servantes. Et en quelques mois des maisons, autrement salubres que celles de nos jours, auront surgi. Et à ceux qui ne se seront pas suffisamment bien installés, la Commune anarchiste pourra dire :
« Patientez, camarades ! Des palais salubres, confortables et beaux, supérieurs à tout ce que bâtissaient les capitalistes, vont s’élever sur le sol de la cité libre. Ils seront à ceux qui en ont le plus besoin. La Commune anarchiste ne bâtit pas en vue des revenus. Les monuments qu’elle érige pour ses citoyens, produit de l’esprit collectif, serviront de modèle à l’humanité entière, — ils seront à vous ! »
Si le peuple révolté exproprie les maisons et proclame la gratuité du logement, la mise en commun des habitations et le droit de chaque famille à un logement salubre, la Révolution aura pris dès le début un caractère communiste et se sera lancée dans une voie dont on ne pourra la faire sortir de sitôt. Elle aura porté un coup mortel à la propriété individuelle.
L’expropriation des maisons porte ainsi en germe toute la révolution sociale. De la manière dont elle se fera, dépendra le caractère des événements. Ou bien nous ouvrirons une route, large, grande, au communisme anarchiste, ou bien nous resterons à patauger dans la boue de l’individualisme autoritaire.
Il est facile de prévoir les mille objections qu’on va nous faire, les unes d’ordre théorique, les autres toutes pratiques.
Puisqu’il s’agira de maintenir à tout prix l’iniquité, c’est certainement au nom de la justice qu’on parlera : — « N’est-ce pas infâme, s’écriera-t-on, que les Parisiens s’emparent pour eux des belles maisons et laissent les chaumières aux paysans ? » Mais ne nous y trompons pas. Ces partisans enragés de la justice oublient, par un tour d’esprit qui leur est propre, la criante inégalité dont ils se font les défenseurs. Ils oublient qu’à Paris même le travailleur suffoque dans un taudis, — lui, sa femme et ses enfants, — tandis que de sa fenêtre il voit le palais du riche. Ils oublient que des générations entières périssent dans les quartiers encombrés, faute d’air et de soleil, et que réparer cette injustice devrait être le premier devoir de la Révolution.
Ne nous attardons pas à ces réclamations intéressées. Nous savons que l’inégalité, qui réellement existera encore entre Paris et le village, est de celles qui se diminueront chaque jour ; le village ne manquera pas de se donner des logements plus salubres que ceux d’aujourd’hui, lorsque le paysan aura cessé d’être la bête de somme du fermier, du fabricant, de l’usurier et de l’État. Pour éviter une injustice temporaire et réparable, faut-il maintenir l’injustice qui existe depuis des siècles ?
Les objections soi-disant pratiques ne sont pas fortes, non plus.
« Voilà, nous dira-t-on, un pauvre diable. À force de privations, il est parvenu à s’acheter une maison assez grande pour y loger sa famille. Il y est si heureux ; allez-vous aussi le jeter dans la rue ? »
— Certainement non ! Si sa maison suffit à peine à loger sa famille, — qu’il l’habite, parbleu ! Qu’il cultive le jardin sous ses fenêtres ! Nos gars, au besoin, iront même lui donner un coup de main. Mais s’il a dans sa maison un appartement qu’il loue à un autre, le peuple ira trouver cet autre et lui dira : « Vous savez, camarade, que vous ne devez plus rien au vieux ? Restez dans votre appartement et ne payez plus rien : point d’huissier à craindre désormais, c’est la Sociale ! »
Et si le propriétaire occupe à lui seul vingt chambres, et que dans le quartier il y ait une mère avec cinq enfants logés dans une seule chambre, eh bien, le peuple ira voir si sur vingt chambres il n’y en a pas qui, après quelques réparations, pourraient faire un bon petit logement à la mère aux cinq enfants. Ne sera-ce pas plus juste que de laisser la mère et les cinq gosses dans le taudis, et le monsieur à l’engrais dans le château ? D’ailleurs le monsieur s’y fera bien vite ; lorsqu’il n’aura plus de servantes pour ranger ses vingt chambres, sa bourgeoise sera enchantée de se débarrasser de la moitié de son appartement.
— « Mais ce sera un bouleversement complet », vont s’écrier les défenseurs de l’ordre. « Des déménagements à n’en plus finir ! Autant vaudrait jeter tout le monde dans la rue et tirer les appartements au sort ! » — Eh bien, nous sommes persuadés que si aucune espèce de gouvernement ne s’en mêle, et que si toute la transformation reste confiée aux mains des groupes surgis spontanément pour cette besogne, les déménagements seront moins nombreux que ceux qui se font dans l’espace d’une seule année par suite de la rapacité des propriétaires.
Il y a, d’abord, dans toutes les villes considérables un si grand nombre d’appartements inoccupés, qu’ils suffiraient presque à loger la plupart des habitants des taudis. Quant aux palais et aux appartements somptueux, beaucoup de familles ouvrières n’en voudraient même pas : on ne peut s’en servir s’ils ne sont entretenus par une nombreuse valetaille. Aussi, leurs occupants se verraient-ils bientôt forcés de chercher des habitations moins luxueuses, où mesdames les banquières feraient elles-mêmes la cuisine. Et peu à peu, sans qu’il y ait à accompagner le banquier, sous escorte de piques, dans une mansarde, et l’habitant de la mansarde dans le palais du banquier, la population se répartira à l’amiable dans les logements existants, en faisant le moins de remue-ménage possible. Ne voit-on pas les communes agraires se distribuer les champs, en dérangeant si peu les possesseurs de parcelles, qu’il reste seulement à constater le bon sens et la sagacité des procédés auxquels la Commune a recours. La Commune russe, — ceci établi par des volumes d’enquêtes, — fait moins de déménagements, d’un champ à un autre, que la propriété individuelle avec ses procès plaidés devant les tribunaux. Et on veut nous faire croire que les habitants d’une grande ville européenne seraient plus bêtes ou moins organisateurs que des paysans russes ou hindous !
D’ailleurs, toute révolution implique un certain bouleversement de la vie quotidienne, et ceux qui espèrent traverser une grande crise sans que leur bourgeoise soit jamais dérangée de son pot-au-feu, risquent d’être désappointés. On peut changer de gouvernement sans que le bon bourgeois manque jamais l’heure de son dîner ; mais on ne répare pas ainsi les crimes d’une société envers ses nourriciers.
Il y aura un bouleversement, c’est certain. Seulement, il faut que ce bouleversement ne soit pas en pure perte, il faut qu’il soit réduit au minimum. Et c’est encore — ne nous lassons pas de le répéter — en s’adressant aux intéressés, et non pas à des bureaux, que l’on obtiendra la moindre somme d’inconvénients pour tout le monde.
Le peuple commet bévue sur bévue quand il a à choisir dans les urnes entre les infatués qui briguent l’honneur de le représenter et se chargent de tout faire, de tout savoir, de tout organiser. Mais quand il lui faut organiser ce qu’il connaît, ce qui le touche directement, il fait mieux que tous les bureaux possibles. Ne l’a-t-on pas vu lors de la Commune ? Et lors de la dernière grève de Londres ? Ne le voit-on pas tous les jours dans chaque commune agraire ?
* ↑ Décret du 30 mars ; par ce décret remise était faite des termes d’octobre 1870, de janvier et d’avril 1871. |
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#### LE VÊTEMENT
Si les maisons sont considérées comme patrimoine commun de la cité, et si l’on procède au rationnement des denrées, on sera forcé de faire un pas de plus. On sera amené nécessairement à considérer la question du vêtement ; et la seule solution possible sera encore de s’emparer, au nom du peuple, de tous les magasins d’habits et d’en ouvrir les portes à tous, afin que chacun puisse y prendre ce dont il a besoin. La mise en commun des vêtements, et le droit pour chacun de puiser ce qu’il lui faut dans les magasins communaux, ou de le demander aux ateliers de confection, cette solution s’imposera dès que le principe communiste aura été appliqué aux maisons et aux denrées.
Évidemment, nous n’aurons pas besoin, pour cela, de dépouiller tous les citoyens de leurs paletots, de mettre tous les habits en tas pour les tirer au sort, ainsi que le prétendent nos critiques, aussi spirituels qu’ingénieux. Chacun n’aura qu’à garder son paletot, — s’il en a un ; et il est même fort probable que s’il en a dix, personne ne prétendra les lui enlever. On préférera l’habit neuf à celui que le bourgeois aura déjà promené sur ses épaules, et il y aura assez de vêtements neufs pour ne pas réquisitionner les vieilles garde-robes.
Si nous faisions la statistique des vêtements accumulés dans les magasins des grandes cités, nous verrions probablement qu’à Paris, Lyon, Bordeaux et Marseille, il s’en trouve assez pour que la Commune puisse offrir un vêtement à chaque citoyen et à chaque citoyenne. D’ailleurs, si tout le monde n’en trouvait pas à son goût, les ateliers communaux auraient bientôt comblé les lacunes. On sait avec quelle rapidité travaillent aujourd’hui nos ateliers de confection, pourvus de machines perfectionnées et organisées pour la production sur une vaste échelle.
— « Mais tout le monde voudra avoir une pelisse en zibeline, et chaque femme demandera une robe de velours ! » s’écrient déjà nos adversaires.
Franchement, nous ne le croyons pas. Tout le monde ne préfère pas le velours, et tout le monde ne rêve pas une pelisse en zibeline. Si aujourd’hui même on proposait aux Parisiennes de choisir chacune sa robe, il y en aurait qui préfèreraient une robe simple à toutes les parures fantaisistes de nos mondaines.
Les goûts varient avec les époques, et celui qui prendra le dessus au moment de la révolution sera certainement un goût de simplicité. La société, comme l’individu, a ses heures de lâcheté ; mais elle a aussi ses minutes d’héroïsme. Si misérable qu’elle soit lorsqu’elle s’embourbe, comme maintenant, dans la poursuite des intérêts mesquins et bêtement personnels, elle change d’aspect aux grandes époques. Elle a ses moments de noblesse, d’entraînement. Les hommes de cœur acquièrent l’ascendant qui est dévolu aujourd’hui aux faiseurs. Les dévouements se font jour, les grands exemples sont imités ; il n’y a pas jusqu’aux égoïstes qui ne se sentent honteux de rester en arrière et, bon gré, mal gré, ne s’empressent de faire chorus avec les généreux et les vaillants.
La grande révolution de 1793 abonde en exemples de ce genre. Et c’est pendant ces crises de renouveau moral, — aussi naturel chez les sociétés que chez les individus, — que l’on voit ces élans sublimes qui permettent à l’humanité de faire un pas en avant.
Nous ne voulons pas exagérer le rôle probable de ces belles passions, et ce n’est pas sur elles que nous tablons notre idéal de société. Mais nous n’exagérons rien si nous admettons qu’elles nous aideront à traverser les premiers moments, les plus difficiles. Nous ne pouvons pas compter sur la continuité de ces dévouements dans la vie quotidienne ; mais nous pouvons les attendre aux débuts, — et c’est tout ce qu’il faut. — C’est précisément lorsqu’il faudra déblayer le terrain, nettoyer le fumier accumulé par des siècles d’oppression et d’esclavage, que la société anarchiste aura besoin de ces élans de fraternité. Plus tard, elle pourra vivre sans faire appel au sacrifice, puisqu’elle aura éliminé l’oppression et créé, par cela même, une société nouvelle ouverte à tous les sentiments de solidarité.
D’ailleurs, si la révolution se fait dans l’esprit dont nous parlons, la libre initiative des individus trouvera un vaste champ d’action pour éviter les tiraillements de la part des égoïstes. Des groupes pourront surgir dans chaque rue, dans chaque quartier et se charger de pourvoir au vêtement. Ils feront l’inventaire de ce que possède la cité révoltée et connaîtront, à peu de chose près, de quelles ressources en ce genre elle dispose. Et il est fort probable que, pour le vêtement, les citoyens de la cité adopteront le même principe que pour les denrées : — « Prise au tas pour ce qui se trouve en abondance ; rationnement pour ce qui se trouve en quantité limitée ».
Ne pouvant offrir à chaque citoyen une pelisse en zibeline et à chaque citoyenne une robe de velours, la société distinguera probablement entre le superflu et le nécessaire. Et — provisoirement, du moins — elle rangera la robe de velours et la zibeline parmi les superflus, quitte à voir peut-être par la suite si ce qui est objet superflu aujourd’hui ne peut pas devenir commun demain. Tout en garantissant le nécessaire à chaque habitant de la cité anarchiste, on pourra laisser à l’activité privée le soin de procurer aux faibles et aux malades ce qui sera provisoirement considéré comme objet de luxe ; de pourvoir les moins robustes de ce qui n’entre pas dans la consommation journalière de tous.
— « Mais c’est le nivellement ! L’habit gris de moine », nous dira-t-on. « C’est la disparition de tous les objets d’art, de tout ce qui embellit la vie ! »
— Certainement, non ! Et, nous basant toujours sur ce qui existe déjà, — nous allons montrer tout à l’heure comment une société anarchiste pourrait satisfaire aux goûts les plus artistiques de ses citoyens sans pour cela leur allouer des fortunes de millionnaires. |
1,373 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conqu%C3%AAte_du_pain--Les_voies_et_moyens | La Conquête du pain/Les voies et moyens | # La Conquête du pain/Les voies et moyens
#### LES VOIES ET MOYENS
##### I
Qu’une société, cité ou territoire, assure à tous ses habitants le nécessaire (et nous allons voir comment la conception du nécessaire pourra s’élargir jusqu’au luxe), elle sera forcément amenée à s’emparer de tout ce qui est indispensable pour produire, c’est-à-dire du sol, des machines, des usines, des moyens de transport, etc. Elle ne manquera pas d’exproprier les détenteurs actuels du capital pour le rendre à la communauté.
En effet, ce que l’on reproche à l’organisation bourgeoise, ce n’est pas seulement que le capitaliste accapare une grande partie des bénéfices de chaque entreprise industrielle et commerciale, lui permettant de vivre sans travailler ; le grief principal, comme nous l’avons déjà remarqué, est que toute la production a pris une direction absolument fausse, puisqu’elle ne se fait pas en vue d’assurer le bien-être à tous : là est sa condamnation.
Et qui plus est, il est impossible que la production marchande se fasse pour tous. Le vouloir, serait demander au capitaliste de sortir de ses attributions et de remplir une fonction qu’il ne peut pas remplir sans cesser d’être ce qu’il est, entrepreneur privé, poursuivant son enrichissement. L’organisation capitaliste, basée sur l’intérêt personnel de chaque entrepreneur, pris séparément, a donné à la société tout ce qu’on pouvait en espérer : elle a accru la force productive du travailleur. Profitant de la révolution opérée dans l’industrie par la vapeur, le développement soudain de la chimie et de la mécanique et les inventions du siècle, le capitaliste s’est appliqué, dans son propre intérêt, à accroître le rendement du travail humain, et il y a réussi dans une très grande mesure. Mais lui donner une autre mission serait tout à fait déraisonnable. Vouloir, par exemple, qu’il utilise ce rendement supérieur du travail dans l’intérêt de toute la société, serait lui demander de la philanthropie, de la charité, et une entreprise capitaliste ne peut pas être fondée sur la charité.
C’est à la société maintenant de généraliser cette productivité supérieure, limitée aujourd’hui à certaines industries, et de l’appliquer dans l’intérêt de tous. Mais il est évident que pour garantir à tous le bien-être, la société doit reprendre possession de tous les moyens de production.
Les économistes nous rappelleront sans doute, — ils aiment à le rappeler — le bien-être relatif d’une certaine catégorie d’ouvriers jeunes, robustes, habiles dans certaines branches spéciales de l’industrie. C’est toujours cette minorité que l’on nous désigne avec orgueil. Mais ce bien-être même — apanage de quelques-uns — leur est-il assuré ? Demain, l’incurie, l’imprévoyance ou l’avidité de leurs maîtres jetteront peut-être ces privilégiés sur le pavé, et ils paieront alors par des mois et des années de gêne ou de misère la période d’aisance dont ils avaient joui. Que d’industries majeures (étoffes, fer, sucre, etc.), sans parler des industries éphémères, n’avons-nous pas vu chômer et languir, tour à tour, soit à la suite de spéculations, soit en conséquence des déplacements naturels du travail, soit enfin par l’effet de la concurrence, suscitée par les capitalistes mêmes ! Toutes les industries principales du tissage et de la mécanique ont passé récemment par cette crise : que dire alors de celles dont le caractère distinctif est la périodicité du chômage !
Que dire encore du prix auquel s’achète le bien-être relatif de quelques catégories d’ouvriers ? Car c’est bien par la ruine de l’agriculture, par l’exploitation éhontée du paysan et par la misère des masses qu’il est obtenu. En regard de cette faible minorité de travailleurs jouissant d’une certaine aisance, combien de millions d’êtres humains vivent au jour le jour, sans salaire assuré, prêts à se porter où on les demandera ; combien de paysans travailleront quatorze heures par jour pour une médiocre pitance ! Le capital dépeuple la campagne, exploite les colonies et les pays dont l’industrie est peu développée ; il condamne l’immense majorité des ouvriers à rester sans éducation technique, médiocres dans leur métier même. L’état florissant d’une industrie s’achète constamment par la ruine de dix autres.
Et ce n’est pas un accident : c’est une nécessité du régime capitaliste. Pour être à même de rétribuer quelques catégories d’ouvriers, il faut aujourd’hui que le paysan soit la bête de somme de la société ; il faut que la campagne soit désertée pour la ville ; il faut que les petits métiers s’agglomèrent dans les faubourgs infects des grandes cités, et fabriquent presque pour rien les mille objets de peu de valeur qui mettent les produits de la grande manufacture à la portée des acheteurs au salaire médiocre : pour que le mauvais drap puisse s’écouler en habillant des travailleurs pauvrement payés, il faut que le tailleur se contente d’un salaire de meurt-de-faim ! Il faut que les pays arriérés de l’Orient soient exploités par ceux de l’Occident pour que, dans quelques industries privilégiées, le travailleur ait, sous le régime capitaliste, une espèce d’aisance limitée.
Le mal de l’organisation actuelle n’est donc pas dans ce que la « plus-value » de la production passe au capitaliste, — ainsi que l’avaient dit Rodbertus et Marx, — rétrécissant ainsi la conception socialiste et les vues d’ensemble sur le régime du capital. — La plus-value elle-même n’est qu’une conséquence de causes plus profondes. Le mal est dans ce qu’il peut y avoir une « plus-value » quelconque, au lieu d’un simple surplus non consommé par chaque génération ; car pour qu’il y ait « plus-value », il faut que des hommes, des femmes et des enfants, soient obligés par la faim de vendre leurs forces de travail pour une partie minime de ce que ces forces produisent et, surtout, de ce qu’elles sont capables de produire.
Mais ce mal durera tant que ce qui est nécessaire à la production sera la propriété de quelques-uns seulement. Tant que l’homme sera forcé de payer un tribut au détenteur pour avoir le droit de cultiver le sol ou de mettre une machine en mouvement, et que le propriétaire sera libre de produire ce qui lui promet les plus grands bénéfices plutôt que la plus grande somme des objets nécessaires à l’existence, le bien-être ne pourra être assuré que temporairement au très petit nombre, et sera acheté chaque fois par la misère d’une partie de la société. Il ne suffit pas, en effet, de distribuer à parts égales les bénéfices qu’une industrie parvient à réaliser, si l’on doit en même temps exploiter d’autres milliers d’ouvriers. Il s’agit de produire, avec la moindre perte possible de forces humaines, la plus grande somme possible des produits les plus nécessaires au bien-être de tous.
Cette vue d’ensemble ne saurait être du ressort d’un propriétaire privé. Et c’est pourquoi la société tout entière, la prenant pour idéal, sera forcée d’exproprier tout ce qui sert à procurer l’aisance en produisant les richesses. Il faudra qu’elle s’empare du sol, des usines, des mines, des moyens de communication, etc., et que, en outre, elle étudie ce qu’il faut produire dans l’intérêt de tous, ainsi que les voies et moyens de production.
#### II
— Combien d’heures de travail par jour l’homme devra-t-il fournir pour assurer à sa famille une riche nourriture, une maison confortable et les vêtements nécessaires ? Cette question a souvent préoccupé les socialistes, et ils admettent généralement qu’il suffirait de quatre ou cinq heures par jour, — à condition, bien entendu, que tout le monde travaillât. — À la fin du siècle passé, Benjamin Franklin s’arrêtait à la limite de cinq heures ; et si les besoins de confort ont augmenté depuis, la force de production a augmenté aussi, beaucoup plus rapidement.
Dans un autre chapitre, en parlant de l’agriculture, nous verrons tout ce que la terre peut donner à l’homme qui la cultive raisonnablement, au lieu de jeter la semence au hasard sur un sol mal labouré, ainsi que cela se pratique aujourd’hui. Dans les grandes fermes de l’Ouest américain, qui couvrent des dizaines de lieues carrées, mais dont le terrain est beaucoup plus pauvre que le sol amendé des pays civilisés, on n’obtient que 12 à 18 hectolitres à l’hectare, c’est-à-dire, la moitié du rendement des fermes de l’Europe et des États de l’Est américain. Et cependant, grâce aux machines qui permettent à deux hommes de labourer en un jour deux hectares et demi, cent hommes en un an produisent tout ce qu’il faut pour livrer à domicile le pain de dix mille personnes pendant toute une année.
Il suffirait ainsi à un homme de travailler dans les mêmes conditions pendant trente heures, soit six demi-journées de cinq heures chacune, pour avoir du pain toute l’année, — et trente demi-journées pour l’assurer à une famille de cinq personnes.
Et nous prouverons aussi, par des données prises dans la pratique actuelle, que si l’on avait recours à la culture intensive, moins de soixante demi-journées de travail pourraient assurer à toute la famille le pain, la viande, les légumes et même les fruits de luxe.
D’autre part, en étudiant les prix auxquels reviennent aujourd’hui les maisons ouvrières, bâties dans les grandes villes, on peut s’assurer que, pour avoir dans une grande ville anglaise une maisonnette séparée, comme on en bâtit pour les ouvriers, il suffirait de 1400 à 1800 journées de travail de cinq heures. Et comme une maison de ce genre dure cinquante années, au moins, il en résulte que 28 à 36 demi-journées par an procurent à la famille un logement salubre, assez élégant, et pourvu de tout le confort nécessaire, tandis qu’en louant le même logement chez un patron l’ouvrier le paie de 75 à 100 journées de travail par année.
Remarquons que ces chiffres représentent le maximum de ce que coûte aujourd’hui le logement en Angleterre, étant donnée l’organisation vicieuse de nos sociétés. En Belgique, on a bâti des cités ouvrières à bien meilleur compte. Tout considéré, on peut affirmer que dans une société bien organisée, une trentaine ou une quarantaine de demi-journées de travail par an suffisent pour garantir un logement tout à fait confortable.
Reste le vêtement. Ici le calcul est presque impossible, parce que les bénéfices réalisés sur les prix de vente par une nuée d’intermédiaires échappent à l’appréciation. Ainsi, prenez le drap, par exemple, et additionnez tous les prélèvements faits par le propriétaire du pré, le possesseur de moutons, le marchand de laine et tous leurs intermédiaires, jusqu’aux compagnies de chemins de fer, aux filateurs et aux tisseurs, marchands de confection, vendeurs et commissionnaires, et vous vous ferez une idée de ce qui se paie pour chaque vêtement à toute une nuée de bourgeois. C’est pourquoi il est absolument impossible de dire combien de journées de travail représente un pardessus que vous payez cent francs dans un grand magasin de Paris.
Ce qui est certain, c’est qu’avec les machines actuelles, on parvient à fabriquer des quantités vraiment incroyables d’étoffes.
Quelques exemples suffiront. Ainsi aux États-Unis, dans 751 manufactures de coton (filage et tissage), 175,000 ouvriers et ouvrières produisent 1 milliard 939 millions 400,000 mètres de cotonnades, plus une très grande quantité de filés. Les cotonnades seules donneraient une moyenne dépassant 11,000 mètres en 300 journées de travail, de neuf heures et demie chacune, soit 40 mètres de cotonnades en dix heures. En admettant qu’une famille emploie 200 mètres par année, ce qui serait beaucoup, cela équivaudrait à cinquante heures de travail ; soit, dix demi-journées de cinq heures chacune. Et on aurait les filés en plus, — c’est-à-dire, du fil à coudre et du fil pour tramer le drap et fabriquer des étoffes de laine mélangées de coton.
Quant aux résultats obtenus par le tissage seul, la statistique officielle des États-Unis nous apprend que si, en 1870, un ouvrier travaillant 13 à 14 heures par jour, faisait 9500 mètres de cotonnade blanche par an, il en tissait, treize ans plus tard (1886), 27,000 mètres en ne travaillant que 55 heures par semaine. Même dans les cotonnades imprimées on obtenait, tissage et impression compris, 29.150 mètres pour 2.669 heures de travail par an ; soit, à peu près 11 mètres à l’heure. Ainsi, pour avoir ses 200 mètres de cotons blancs et imprimés, il suffirait de travailler moins de vingt heures par an.
Il est bon de faire remarquer que la matière première arrive dans ces manufactures à peu près telle qu’elle vient des champs, et que la série des transformations subies par la pièce avant de se changer en étoffe se trouve achevée dans le laps de ces vingt heures. Mais pour acheter ces 200 mètres dans le commerce, un ouvrier bien rétribué devrait fournir, au bas mot, 10 à 15 journées de travail de dix heures chacune, soit 100 à 150 heures. Et quant au paysan anglais, il lui faudrait peiner un mois, ou un peu plus, pour se procurer ce luxe.
On voit déjà par cet exemple qu’avec cinquante demi-journées de travail par an on pourrait, dans une société bien organisée, se vêtir mieux que les petits bourgeois ne s’habillent aujourd’hui.
Mais, avec tout cela, il ne nous a fallu que soixante demi-journées de cinq heures de travail pour nous procurer les produits de la terre, quarante pour l’habitation et cinquante pour le vêtement, ce qui ne fait encore que la moitié de l’année, puisque, en déduisant les fêtes, l’année représente trois cents journées de travail.
Restent encore cent cinquante demi-journées ouvrables dont on pourrait se servir pour les autres nécessités de la vie : vin, sucre, café ou thé, meubles, transports, etc., etc.
Il est évident que ces calculs sont approximatifs, mais ils peuvent être aussi confirmés d’une autre manière. Lorsque nous comptons, dans les nations policées, ceux qui ne produisent rien, ceux qui travaillent dans des industries nuisibles, condamnées à disparaître, ceux enfin qui se placent en intermédiaires inutiles, nous constatons que dans chaque nation le nombre de producteurs proprement dits pourrait être doublé. Et si, au lieu de chaque dix personnes, vingt étaient occupées à la production du nécessaire, et si la société se souciait davantage d’économiser les forces humaines, ces vingt personnes n’auraient à travailler que cinq heures par jour, sans que rien diminuât de la production. Et il suffirait de réduire le gaspillage des forces humaines au service des familles riches, ou de cette administration, qui compte un fonctionnaire sur dix habitants, et d’utiliser ces forces à augmenter la productivité de la nation, pour borner à quatre et même à trois les heures de travail, à condition, il est vrai, de se contenter de la production actuelle.
Voilà pourquoi, en nous appuyant sur les considérations que nous venons d’étudier ensemble, nous pouvons poser la conclusion suivante :
Supposez une société, comprenant plusieurs millions d’habitants engagés dans l’agriculture et une grande variété d’industries, Paris, par exemple, avec le département de Seine-et-Oise. Supposez que dans cette société, tous les enfants apprennent à travailler de leurs bras aussi bien que de leurs cerveaux. Admettez enfin que tous les adultes, sauf les femmes occupées à l’éducation des enfants, s’engagent à travailler cinq heures par jour de l’âge de vingt ou vingt-deux ans à celui de quarante-cinq ou cinquante, et qu’ils s’emploient à des occupations au choix, en n’importe quelle branche des travaux humains considérés comme nécessaires. Une pareille société pourrait en retour, garantir le bien-être à tous ses membres, — c’est-à-dire, une aisance autrement réelle que celle dont jouit aujourd’hui la bourgeoisie. — Et chaque travailleur de cette société disposerait en outre d’au moins cinq heures par jour qu’il pourrait consacrer à la science, à l’art, et aux besoins individuels qui ne rentreraient pas dans la catégorie du nécessaire, sauf à introduire plus tard dans cette catégorie, lorsque la productivité de l’homme augmenterait, tout ce qui est encore aujourd’hui considéré comme luxueux ou inaccessible. |
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#### LES BESOINS DE LUXE
##### I
L’homme n’est cependant pas un être qui puisse vivre exclusivement pour manger, boire et se procurer un gîte. Dès qu’il aura satisfait aux exigences matérielles, les besoins auxquels on pourrait attribuer un caractère artistique se produiront d’autant plus ardents. Autant d’individus, autant de désirs ; et plus la société est civilisée, plus l’individualité est développée, plus ces désirs sont variés.
Aujourd’hui même on voit des hommes et des femmes se refuser le nécessaire pour acquérir telle bagatelle, pour se ménager tel plaisir, telle jouissance intellectuelle ou matérielle. Un chrétien, un ascète, peuvent réprouver ces désirs de luxe ; mais en réalité ce sont précisément ces bagatelles qui rompent la monotonie de l’existence, qui la rendent agréable. La vie vaudrait-elle la peine d’être vécue avec tous ses chagrins inévitables, si jamais, en dehors du travail quotidien, l’homme ne pouvait se procurer un seul plaisir selon ses goûts individuels ?
Si nous voulons la révolution sociale, c’est certainement, en premier lieu, pour assurer le pain à tous ; pour métamorphoser cette société exécrable, où nous voyons chaque jour des travailleurs robustes marcher les bras ballants faute d’avoir trouvé un patron qui veuille bien les exploiter ; des femmes et des enfants rôder la nuit sans abri ; des familles entières réduites au pain sec ; des enfants, des hommes et des femmes mourir faute de soins, sinon de nourriture. C’est pour mettre fin à ces iniquités que nous nous révoltons.
Mais nous attendons autre chose de la Révolution. Nous voyons que le travailleur, forcé de lutter péniblement pour vivre, est réduit à ne jamais connaître ces hautes jouissances — les plus hautes qui soient accessibles à l’homme — de la science et, surtout, de la découverte scientifique, de l’art et surtout de la création artistique. C’est pour assurer à tout le monde ces joies, réservées aujourd’hui au petit nombre, c’est pour lui laisser le loisir, la possibilité de développer ses capacités intellectuelles, que la Révolution doit garantir à chacun le pain quotidien. Le loisir, — après le pain, — voilà le but suprême.
Certainement, aujourd’hui, lorsque des êtres humains, par centaines de mille, manquent de pain, de charbon, de vêtement et d’abri, le luxe est un crime : pour le satisfaire il faut que l’enfant du travailleur manque de pain ! Mais dans une société où tous mangeront à leur faim, les besoins de ce que nous appelons luxe aujourd’hui ne seront que plus vifs. Et, comme tous les hommes ne peuvent pas et ne doivent pas se ressembler (la variété des goûts et des besoins, est la principale garantie du progrès de l’humanité), il y aura toujours, et il est désirable qu’il y ait toujours, des hommes et des femmes dont les besoins seront au-dessus de la moyenne dans une direction quelconque.
Tout le monde ne peut pas avoir besoin d’un télescope ; car, lors même que l’instruction serait générale, il y a des personnes qui préfèrent les études microscopiques à celles du ciel étoilé. Il y en a qui aiment les statues, et d’autres les toiles des maîtres ; tel individu n’a d’autre ambition que celle de posséder un excellent piano, tandis que l’autre se contente d’une guimbarde. Le paysan décore sa chambre avec une image d’Épinal, et si son goût se développait, il voudrait avoir une belle gravure. Aujourd’hui, celui qui a des besoins artistiques ne peut les satisfaire, à moins de se trouver héritier d’une grande fortune ; mais en « travaillant ferme » et en s’appropriant un capital intellectuel qui lui permettra de prendre une profession libérale, toujours a-t-il l’espoir de satisfaire un jour plus ou moins ses goûts. Aussi reproche-t-on d’ordinaire à nos sociétés communistes idéales d’avoir pour unique objectif la vie matérielle de chaque individu : « Vous aurez peut-être le pain pour tous, nous dit-on, mais vous n’aurez pas dans vos magasins communaux de belles peintures, des instruments d’optique, des meubles de luxe, des parures, — bref, ces mille choses qui servent à satisfaire la variété infinie des goûts humains. — Et vous supprimez, par cela même, toute possibilité de se procurer quoi que ce soit en dehors du pain et de la viande que la Commune peut offrir à tous, et de la toile grise dont vous allez vêtir toutes vos citoyennes. »
Voilà l’objection qui se dresse devant tous les systèmes communistes — objection que les fondateurs des jeunes sociétés qui allaient s’établir dans les déserts américains, n’ont jamais su comprendre. Ils croyaient que si la communauté a pu se procurer assez de drap pour habiller tous les sociétaires, une salle de concert où les « frères » peuvent écorcher un morceau de musique, ou représenter de temps en temps une pièce de théâtre, tout est dit. Ils oubliaient que le sens artistique existe tout aussi bien chez le cultivateur que chez le bourgeois, et que si les formes du sentiment varient suivant la différence de culture, le fond en est toujours le même. Et la communauté avait beau garantir le pot-au-feu ; elle avait beau supprimer dans l’éducation tout ce qui pouvait développer l’individualité ; elle avait beau imposer la Bible pour toute lecture, les goûts individuels se faisaient jour avec le mécontentement général ; les petites querelles surgissaient sur la question d’acheter un piano ou des instruments de physique ; et les éléments de progrès tarissaient : la société ne pouvait vivre qu’à condition de tuer tout sentiment individuel, toute tendance artistique, tout développement.
La Commune anarchiste serait-elle entraînée dans la même voie ?
— Évidemment, non ! pourvu qu’elle comprenne et cherche à satisfaire toutes les manifestations de l’esprit humain en même temps qu’elle assure la production de tout ce qui est nécessaire à la vie matérielle.
#### II
Nous avouons franchement que lorsque nous songeons aux abîmes de misère et de souffrances qui nous entourent ; lorsque nous entendons les refrains déchirants d’ouvriers qui parcourent les rues en demandant du travail, — il nous répugne de discuter cette question : comment fera-t-on, dans une société où tout le monde aura mangé à sa faim, pour satisfaire telle personne désireuse de posséder une porcelaine de Sèvres ou un habit de velours ?
Pour toute réponse, nous sommes tentés de dire : assurons le pain d’abord. Quant à la porcelaine et au velours, on verra plus tard !
Mais puisqu’il faut bien reconnaître qu’en dehors des aliments, l’homme a d’autres besoins ; et puisque la force de l’Anarchie est précisément dans ce qu’elle comprend toutes les facultés humaines et toutes les passions, et n’en ignore aucune, nous allons dire en peu de mots comment on pourrait s’arranger pour satisfaire aux besoins intellectuels et artistiques de l’homme.
En travaillant cinq ou quatre heures par jour jusqu’à l’âge de 45 à 50 ans, avons-nous dit, l’homme pourrait aisément produire tout ce qui est nécessaire pour garantir l’aisance à la société.
Mais la journée de l’homme habitué au travail et s’attelant à une machine n’est pas de cinq heures ; elle est de dix heures, trois cents jours par an, et toute sa vie. Ainsi est tuée la santé et s’émousse l’intelligence. Cependant quand on peut varier ses occupations, et surtout alterner le labeur manuel avec le travail intellectuel, on reste occupé volontiers, sans se fatiguer, dix et douze heures. C’est normal. L’homme qui aura fait quatre ou cinq heures de travail manuel nécessaire pour vivre, — aura encore devant lui cinq ou six heures qu’il cherchera à remplir selon ses goûts. Et ces cinq ou six heures par jour lui donneront pleine possibilité de se procurer, en s’associant à d’autres, tout ce qu’il voudra, en dehors du nécessaire assuré à tous.
Il se déchargera d’abord, soit dans les champs, soit dans les usines, du travail qu’il devra à la société pour sa part de contribution à la production générale. Et il emploiera l’autre moitié de sa journée, de sa semaine, ou de son année, à la satisfaction de ses besoins artistiques ou scientifiques.
Mille sociétés naîtront, répondant à tous les goûts et à toutes les fantaisies possibles.
Les uns, par exemple, pourront donner leurs heures de loisir à la littérature. Alors ils se formeront en groupes comprenant des écrivains, des compositeurs, des imprimeurs, des graveurs et des dessinateurs, tous poursuivant un but commun : la propagation des idées qui leurs sont chères.
Aujourd’hui, l’écrivain sait qu’il y a une bête de somme, l’ouvrier, auquel il peut confier, à raison de trois ou quatre francs par jour, l’impression de ses livres, mais ne se soucie guère de savoir ce qu’est une imprimerie. Si le compositeur est empoisonné par la poussière de plomb, et si l’enfant qui sert la machine meurt d’anémie, — n’y a-t-il pas d’autres misérables pour les remplacer ?
Mais, lorsqu’il n’y aura plus de meurt-de-faim prêts à vendre leurs bras pour une maigre pitance ; lorsque l’exploité d’hier aura reçu l’instruction et qu’il aura ses idées à coucher sur le papier et à communiquer aux autres, force sera aux littérateurs et aux savants de s’associer entre eux pour imprimer leur prose ou leurs vers.
Tant que l’écrivain considérera la blouse et le travail manuel comme un indice d’infériorité, il lui semblera stupéfiant de voir un auteur composer lui-même son livre en caractères de plomb. N’a-t-il pas la salle de gymnastique ou le domino pour se délasser ? Mais lorsque l’opprobre qui s’attache au travail manuel aura disparu ; lorsque tous seront forcés d’user de leurs bras, n’ayant plus sur qui s’en décharger, oh, alors les écrivains, ainsi que leurs admirateurs et admiratrices, apprendront vite l’art de manier le composteur ou l’appareil à caractères ; ils connaîtront la jouissance de venir tous ensemble — tous appréciateurs de l’œuvre qui s’imprime — la composer et la voir sortir, la tirer, belle de sa pureté virginale, d’une machine rotative. Ces superbes machines — instruments de torture pour l’enfant qui les sert aujourd’hui du matin au soir — deviendront une source de jouissances pour ceux qui les emploieront afin de donner des voix à la pensée de leur auteur favori.
La littérature y perdra-t-elle quelque chose ? Le poète sera-t-il moins poète après avoir travaillé dans les champs, ou collaboré de ses mains à multiplier son œuvre ? Le romancier perdra-t-il de sa connaissance du cœur humain après avoir coudoyé l’homme dans l’usine, dans la forêt, au tracé d’une route et dans l’atelier ? Poser ces questions, c’est y répondre.
Certains livres seront peut-être moins volumineux ; mais on imprimera moins de pages pour dire plus. Peut-être publiera-t-on moins de maculature ; mais ce qui sera imprimé sera mieux lu, mieux apprécié. Le livre s’adressera à un cercle plus vaste de lecteurs plus instruits, plus aptes à le juger.
D’ailleurs, l’art de l’imprimerie, qui a si peu progressé depuis Gutemberg, en est encore à son enfance. Il faut encore mettre deux heures à composer en lettres mobiles ce qui s’écrit en dix minutes, et on cherche des procédés plus expéditifs de multiplier la pensée. On les trouvera.
Ah, si chaque écrivain avait à prendre sa part dans l’impression de ses bouquins ! Quel progrès l’imprimerie aurait-elle déjà fait ! Nous n’en serions plus aux lettres mobiles du xviiᵉ siècle.
Est-ce un rêve que nous faisons ? — Certainement pas pour ceux qui ont observé et réfléchi. En ce moment même, la vie nous pousse déjà dans cette direction.
#### III
Est-ce rêver que de concevoir une société où tous étant devenus producteurs, tous recevant une instruction qui leur permette de cultiver les sciences ou les arts, et tous ayant le loisir de le faire, s’associent entre eux pour publier leurs travaux en apportant leur part de travail manuel ?
En ce moment même on compte déjà par milliers et milliers les sociétés savantes, littéraires et autres. Ces sociétés sont cependant bien des groupements volontaires, entre gens s’intéressant à telle branche du savoir, associés pour publier leurs travaux. Les auteurs qui collaborent aux recueils scientifiques ne sont pas payés. Les recueils ne se vendent pas : ils s’envoient gratuitement, dans tous les coins du globe, à d’autres sociétés, qui cultivent les mêmes branches du savoir. Certains membres de la société y insèrent une note d’une page résumant telle observation ; d’autres y publient des travaux étendus, fruits de longues années d’étude ; tandis que d’autres se bornent à les consulter comme points de départ de nouvelles recherches. Ce sont bien des associations entre auteurs et lecteurs pour la production de travaux auxquels tous prennent intérêt.
Il est vrai que la société savante — tout comme le journal d’un banquier — s’adresse à l’éditeur qui embauche des ouvriers pour faire le travail de l’impression. Des gens exerçant des professions libérales méprisent le travail manuel qui, en effet, s’accomplit aujourd’hui dans des conditions absolument abrutissantes. Mais une société dispensant à chacun de ses membres l’instruction large, philosophique et scientifique, saura organiser le travail corporel de manière à en faire l’orgueil de l’humanité ; et la société savante deviendra une association de chercheurs, d’amateurs et d’ouvriers, tous connaissant un métier domestique et tous s’intéressant à la science.
Si c’est, par exemple, la géologie qui les occupe ils contribueront tous à explorer les couches terrestres ; tous apporteront leur part de recherches. Dix mille observateurs au lieu de cent feront plus en une année qu’on en fait de nos jours en vingt ans. Et lorsqu’il s’agira de publier les divers travaux, dix mille hommes et femmes, versés dans les différents métiers, seront là, pour dresser les cartes, graver les dessins, composer le texte, l’imprimer. Joyeusement, tous ensemble, ils donneront leurs loisirs, en été à l’exploration, en hiver au travail de l’atelier. Et lorsque leurs travaux auront paru, ils ne trouveront plus cent lecteurs seulement : ils en trouveront dix mille, tous intéressés à l’œuvre commune.
C’est d’ailleurs la marche du progrès qui nous indique cette voie.
Aujourd’hui même, quand l’Angleterre a voulu se donner un grand dictionnaire de sa langue, elle n’a pas attendu qu’il naquît un Littré pour consacrer sa vie à cette œuvre. Elle a fait appel aux volontaires, et mille personnes se sont offertes spontanément et gratuitement, pour fouiller les bibliothèques, et terminer en peu d’années un travail auquel la vie entière d’un homme n’aurait pas suffi. Dans toutes les branches de l’activité intelligente, le même esprit se fait jour ; et il faudrait bien peu connaître l’humanité pour ne pas deviner que l’avenir s’annonce dans ces tentatives de travail collectif, en lieu et place du travail individuel.
Pour que cette œuvre fût vraiment collective, il aurait fallu l’organiser de manière à ce que cinq mille volontaires, auteurs, imprimeurs et correcteurs eussent travaillé en commun ; mais ce pas en avant a été fait, grâce à l’initiative de la presse socialiste qui nous offre déjà des exemples de travail manuel et intellectuel combinés. Il arrive souvent de voir l’auteur d’un article l’imprimer lui-même pour les journaux de combat. L’essai est encore minime, microscopique si l’on veut : mais il montre la voie dans laquelle marchera l’avenir.
C’est la voie de la liberté. À l’avenir, lorsqu’un homme aura à dire quelque chose d’utile, une parole qui dépasse les idées de son siècle, il ne cherchera pas un éditeur qui veuille bien lui avancer le capital nécessaire. Il cherchera des collaborateurs parmi ceux qui connaîtront le métier et auront saisi la portée de l’œuvre nouvelle. Et ensemble ils publieront le livre ou le journal.
La littérature et le journalisme cesseraient alors d’être un moyen de faire fortune et de vivre aux dépens d’autrui. Y a-t-il quelqu’un qui connaisse la littérature et le journalisme et qui n’appelle de ses vœux une époque où la littérature pourra enfin s’affranchir de ceux qui la protégeaient jadis, de ce qui l’exploitent maintenant, et de la foule qui, à part de rares exceptions, la paie en raison directe de sa banalité et de la facilité avec laquelle elle s’accommode au mauvais goût du grand nombre ?
Les lettres et la science ne prendront leur vraie place dans l’œuvre du développement humain que le jour où, libres de tout servage mercenaire, elles seront exclusivement cultivées par ceux qui les aiment et pour ceux qui les aiment.
#### IV
La littérature, la science et l’art doivent être servis par des volontaires. C’est à cette condition seulement qu’ils parviendront à s’affranchir du joug de l’État, du Capital et de la médiocrité bourgeoise qui les étouffent.
Quels moyens le savant a-t-il aujourd’hui de faire les recherches qui l’intéressent ? — Demander le secours de l’État, qui ne peut être accordé à plus d’un aspirant sur cent et que nul n’obtiendra s’il ne s’engage ostensiblement à battre les sentiers frayés et à marcher dans les vieilles ornières ! Souvenons-nous de l’Institut de France condamnant Darwin, de l’Académie de Saint-Pétersbourg repoussant Mendéléïeff, et de la Société Royale de Londres refusant de publier, comme « peu scientifique » le mémoire de Joule qui contenait la détermination de l’équivalent mécanique de la chaleur.
C’est pourquoi toutes les grandes recherches, toutes les découvertes révolutionnant la science ont été faites en dehors des Académies et des Universités, soit par des gens assez riches pour rester indépendants, comme Darwin et Lyell, soit par des hommes qui minaient leur santé en travaillant dans la gêne et trop souvent dans la misère, faute de laboratoire, perdant un temps infini et ne pouvant se procurer les instruments ou les livres nécessaires pour continuer leurs recherches, mais persévérant contre toute espérance, et souvent même mourant à la peine. Leur nom est légion.
D’ailleurs, le système de secours accordés par l’État est si mauvais que de tout temps la science a cherché à s’en affranchir. C’est précisément pour cela que l’Europe et l’Amérique sont couvertes de milliers de sociétés savantes, organisées et maintenues par des volontaires. Quelques-unes ont pris un développement si formidable que toutes les ressources des sociétés subventionnées et toutes les richesses des banquiers ne suffiraient pas à l’achat de leurs trésors. Aucune institution gouvernementale n’est aussi riche que la Société Zoologique de Londres, qui n’est entretenue que par des cotisations volontaires.
Elle n’achète pas les animaux qui, par milliers, peuplent ses jardins : ils lui sont envoyés par d’autres sociétés et par des collectionneurs du monde entier : un jour, c’est un éléphant, don de la société zoologique de Bombay ; un autre jour c’est un hippopotame et un rhinocéros offerts par des naturalistes égyptiens, et ces magnifiques présents se renouvellent journellement arrivant sans cesse des quatre coins du globe : oiseaux, reptiles, collections d’insectes, etc. Ces envois comprennent souvent des animaux que l’on n’achèterait pas pour tout l’or du monde : tel d’entre eux fut capturé au péril de la vie, par un voyageur qui s’y est attaché comme à un enfant, et qui le donne à la Société parce qu’il est sûr de l’y voir bien soigné. Le prix d’entrée payé par les visiteurs, et ils sont innombrables, suffit à l’entretien de cette immense ménagerie.
Ce qui manque seulement au jardin zoologique de Londres et à d’autres sociétés du même genre, c’est que les contributions ne s’acquittent point par le travail volontaire ; c’est que les gardiens et très nombreux employés de cet immense établissement ne soient pas reconnus comme membres de la société ; c’est que d’aucuns n’aient d’autre mobile pour le devenir que pouvoir inscrire sur leurs cartes les initiales cabalistiques de F. Z. S. (membre de la Société Zoologique). En un mot ce qui fait défaut, c’est l’esprit de fraternité et de solidarité.
On peut dire pour les inventeurs en général ce que l’on a dit pour les savants. Qui ne sait au prix de quelles souffrances presque toutes les grandes inventions ont pu se faire jour ! Nuits blanches, privation de pain pour la famille, manque d’outils et de matières premières pour les expériences, c’est l’histoire de presque tous ceux qui ont doté l’industrie de ce qui fait l’orgueil, le seul juste, de notre civilisation.
Mais, que faut-il pour sortir de ces conditions que tout le monde s’accorde à trouver mauvaises ? On a essayé la patente et on en connaît les résultats. L’inventeur affamé la vend pour quelques francs, et celui qui n’a fait que prêter le capital empoche les bénéfices, souvent énormes, de l’invention. En outre, le brevet isole l’inventeur. Il l’oblige à tenir secrètes ses recherches, qui souvent n’aboutissent qu’à un tardif avortement ; tandis que la plus simple suggestion, venant d’un autre cerveau moins absorbé par l’idée fondamentale, suffit quelquefois pour féconder l’invention, et la rendre pratique. Comme toute autorité, la patente ne fait qu’enrayer les progrès de l’industrie.
Injustice criante en théorie, — la pensée ne pouvant pas être brevetée, — le brevet, comme résultat pratique, est un des grands obstacles au développement rapide de l’invention.
Ce qu’il faut pour favoriser le génie de la découverte, c’est d’abord le réveil de la pensée ; c’est l’audace de conception que toute notre éducation contribue à alanguir ; c’est le savoir répandu à pleines mains, qui centuple le nombre des chercheurs ; c’est enfin la conscience que l’humanité va faire un pas en avant, car c’est le plus souvent l’enthousiasme, ou quelquefois l’illusion du bien, qui a inspiré tous les grands bienfaiteurs.
La révolution sociale seule peut donner ce choc à la pensée, cette audace, ce savoir, cette conviction de travailler pour tous.
C’est alors qu’on verra de vastes usines pourvues de force motrice et d’instruments de toute sorte, d’immenses laboratoires industriels ouverts à tous les chercheurs. C’est là qu’ils viendront travailler à leur rêve après s’être acquittés de leurs devoirs envers la société ; là qu’ils passeront leurs cinq à six heures de loisir ; là qu’ils feront leurs expériences ; là qu’ils trouveront d’autres camarades, experts en d’autres branches de l’industrie et venant étudier aussi quelque problème difficile : ils pourront s’entraider, s’éclairer mutuellement, faire jaillir enfin du choc des idées et de leur expérience la solution désirée. Et encore une fois, ce n’est pas un rêve ! Solanoï Gorodok de Pétersbourg en a déjà donné une réalisation, partielle du moins sous le rapport technique. C’est une usine admirablement outillée et ouverte à tout le monde : on y peut disposer gratuitement des instruments et de la force motrice ; le bois seul et les métaux sont comptés au prix de revient. Mais les ouvriers n’y viennent que le soir, épuisés par dix heures de travail à l’atelier. Et ils cachent soigneusement leurs inventions à tous les regards, gênés par la patente et par le Capitalisme, malédiction de la société actuelle, pierre d’achoppement dans la voie du progrès intellectuel et moral.
#### V
Et l’art ? De tous côtés nous arrivent des plaintes, sur la décadence de l’art. Nous sommes loin, en effet, des grands maîtres de la Renaissance. La technique de l’art a fait récemment des progrès immenses ; des milliers de gens, doués d’un certain talent, en cultivent toutes les branches, mais l’art semble fuir le monde civilisé ! La technique progresse, mais l’inspiration, hante, moins que jamais, les ateliers des artistes.
D’où viendrait-elle, en effet ? Une grande idée, seule, peut inspirer l’art. Art est dans notre idéal synonyme de création, il doit porter ses regards en avant ; mais, sauf quelques rares, très rares exceptions, l’artiste de profession reste trop ignorant, trop bourgeois, pour entrevoir les horizons nouveaux.
Cette inspiration, d’ailleurs, ne peut pas sortir des livres : elle doit être puisée dans la vie, et la société actuelle ne saurait la donner.
Les Raphaël et les Murillo peignaient à une époque où la recherche d’un idéal nouveau s’accommodait encore des vieilles traditions religieuses. Ils peignaient pour décorer les grandes églises qui, elles-mêmes, représentaient l’œuvre pieuse de plusieurs générations. La basilique, avec son aspect mystérieux, sa grandeur qui la rattachait à la vie même de la cité, pouvait inspirer le peintre. Il travaillait pour un monument populaire ; il s’adressait à une foule et en recevait en retour l’inspiration. Et il lui parlait dans le même sens que lui parlaient la nef, les piliers, les vitraux peints, les statues et les portes ornementées. Aujourd’hui, le plus grand honneur auquel le peintre aspire, c’est de voir sa toile encadrée de bois doré et accrochée dans un musée — une espèce de boutique de bric-à-brac, — où l’on verra, comme on voit au Prado, l’Ascension de Murillo à côté du Mendiant de Vélasquez et des Chiens de Philippe II. Pauvre Vélasquez et pauvre Murillo ! Pauvres statues grecques qui vivaient dans les acropoles de leurs cités et qui étouffent aujourd’hui sous les tentures de drap rouge du Louvre !
Quand un sculpteur grec ciselait son marbre, il cherchait à rendre l’esprit et le cœur de la cité. Toutes ses passions, toutes ses traditions de gloire devaient revivre dans l’œuvre. Mais aujourd’hui, la cité une a cessé d’exister. Plus de communions d’idées. La ville n’est qu’un ramassis occasionnel de gens qui ne se connaissent pas, qui n’ont aucun intérêt général, sauf celui de s’enrichir aux dépens les uns des autres ; la patrie n’existe pas… Quelle patrie peuvent avoir en commun le banquier international et le chiffonnier ?
Alors seulement que telle cité, tel territoire, telle nation, ou tel groupe de nations, auront repris leur unité dans la vie sociale, l’art pourra puiser son inspiration dans l’idée commune de la cité ou de la fédération. Alors, l’architecte concevra le monument de la cité, qui ne sera plus ni un temple ni une prison, ni une forteresse ; alors le peintre, le sculpteur, le ciseleur, l’ornemaniste, etc. sauront où placer leurs toiles, leurs statues et leurs décorations, tous empruntant leur force d’exécution à la même source vitale, et tous marchant ensemble glorieusement vers l’avenir.
Mais jusqu’alors, l’art ne pourra que végéter.
Les meilleures toiles des peintres modernes sont encore celles qui rendent la nature, le village, la vallée, la mer avec ses dangers, la montagne avec ses splendeurs. Mais comment le peintre pourra-t-il rendre la poésie du travail des champs, s’il ne l’a que contemplée, imaginée, s’il ne l’a jamais goûtée lui-même ? S’il ne la connaît que comme un oiseau de passage connaît les pays au-dessus desquels il plane dans ses migrations ? Si, dans toute la vigueur de sa belle jeunesse, il n’a pas dès l’aube suivi la charrue, s’il n’a pas goûté la jouissance d’abattre les herbes d’un large coup de faux à côté de robustes faneurs, rivalisant d’énergie avec de rieuses jeunes filles emplissant les airs de leurs chansons ? L’amour de la terre et de ce qui croît sur la terre ne s’acquiert pas en faisant des études au pinceau ; il ne s’acquiert qu’à son service, et sans l’aimer, comment la peindre ? Voilà pourquoi tout ce que les meilleurs peintres ont pu reproduire, en ce sens, est encore si imparfait, très souvent faux : presque toujours du sentimentalisme. La force n’y est pas.
Il faut avoir vu en rentrant du travail le coucher du soleil. Il faut avoir été paysan avec le paysan pour en garder les splendeurs dans l’œil.
Il faut avoir été en mer avec le pêcheur, à toute heure du jour et de la nuit, avoir pêché soi-même, lutté contre les flots, bravé la tempête et ressenti, après un rude labeur, la joie de soulever un pesant filet ou la déception de rentrer à vide, pour comprendre la poésie de la pêche. Il faut avoir passé par l’usine, connu les fatigues, les souffrances et aussi les joies du travail créateur, forgé le métal aux fulgurantes lueurs du haut fourneau ; il faut avoir senti vivre la machine pour savoir ce qu’est la force de l’homme et le traduire dans une œuvre d’art. Il faut enfin se plonger dans l’existence populaire pour oser la retracer.
Les œuvres de ces artistes de l’avenir qui auront vécu de la vie du peuple, comme les grands artistes du passé, ne seront pas destinées à la vente. Elles seront partie intégrante d’un tout vivant, qui sans elles ne serait pas, comme elles ne seraient pas sans lui. C’est là qu’on viendra les contempler et que leur fière et sereine beauté produira son bienfaisant effet sur les cœurs et sur les esprits.
L’art, pour se développer, doit être relié à l’industrie par mille degrés intermédiaires, en sorte qu’ils soient pour ainsi dire confondus, comme l’ont si bien et si souvent démontré Ruskin et le grand poète socialiste Morris : tout ce qui entoure l’homme, chez lui, dans la rue, à l’intérieur et à l’extérieur des monuments publics doit être d’une pure forme artistique.
Mais cela ne pourra se réaliser que dans une société où tous jouiront de l’aisance et du loisir. Alors on verra surgir des associations d’art où chacun pourra faire preuve de ses capacités ; car l’art ne saurait se passer d’une infinité de travaux supplémentaires purement manuels et techniques. Ces associations artistiques se chargeront d’embellir les foyers de leurs membres, comme ont fait ces aimables volontaires, les jeunes peintres d’Édimbourg, en décorant les murs et les plafonds du grand hôpital des pauvres de la cité.
Tel peintre ou tel sculpteur qui aura produit une œuvre de sentiment personnel, toute d’intimité, l’offrira à la femme qu’il aime ou à un ami. Faite avec amour, son œuvre sera-t-elle inférieure à celles qui satisfont aujourd’hui la gloriole des bourgeois et des banquiers, parce qu’elles ont coûté beaucoup d’écus ?
Il en sera de même pour toutes les jouissances que l’on cherche en dehors du nécessaire. Celui qui voudra un piano à queue entrera dans l’association des fabricants d’instruments de musique. Et en lui donnant une partie de ses demi-journées de loisir, il aura bientôt le piano de ses rêves. S’il se passionne pour les études astronomiques, il rejoindra l’association des astronomes, avec ses philosophes, ses observateurs, ses calculateurs, ses artistes en instruments astronomiques, ses savants et ses amateurs, et il aura le télescope qu’il désire en fournissant une part de travail à l’œuvre commune, car c’est le gros ouvrage surtout que demande un observatoire astronomique : travaux de maçon, de menuisier, de fondeur, de mécanicien, — le dernier fini étant donné à l’instrument de précision par l’artiste.
En un mot, les cinq à sept heures par jour dont chacun disposera, après avoir consacré quelques heures à la production du nécessaire, suffiraient largement pour donner satisfaction à tous les besoins de luxe, infiniment variés. Des milliers d’associations se chargeraient d’y parer. Ce qui est maintenant le privilège d’une minorité infime serait ainsi accessible à tous. Le luxe, cessant d’être l’apparat sot et criard des bourgeois, deviendrait une satisfaction artistique.
Tous n’en seraient que plus heureux. Dans le travail collectif, accompli avec gaieté de cœur pour atteindre un but désiré, — livre, œuvre d’art ou objet de luxe, — chacun trouvera le stimulant, le délassement nécessaire pour rendre la vie agréable.
En travaillant à abolir la division entre maîtres et esclaves nous travaillons au bonheur des uns et des autres, au bonheur de l’humanité.
* ↑ Nous le savons par l’illustre savant Playfair, qui l’a raconté récemment à la mort de Joule. |
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#### LE TRAVAIL AGRÉABLE
##### I
Lorsque les socialistes affirment qu’une société, affranchie du Capital, saurait rendre le travail agréable et supprimerait toute corvée répugnante et malsaine, on leur rit au nez. Et cependant, aujourd’hui même on peut voir des progrès frappants accomplis dans cette voie ; et partout où ces progrès se sont produits, les patrons n’ont qu’à se féliciter de l’économie de force obtenue de cette façon.
Il est évident que l’usine pourrait être rendue aussi saine et aussi agréable qu’un laboratoire scientifique. Et il est non moins évident qu’il y aurait tout avantage à le faire. Dans une usine spacieuse et bien aérée, le travail est meilleur ; on y applique aisément les petites améliorations dont chacune représente une économie de temps et de main-d’œuvre. Et si la plupart des usines restent les lieux infects et malsains que nous connaissons, c’est parce que le travailleur ne compte pour rien dans l’organisation des fabriques, et parce que le gaspillage le plus absurde des forces humaines en est le trait distinctif.
Cependant on trouve déjà, par-ci par-là, à l’état d’exceptions très rares, quelques usines si bien aménagées que ce serait un vrai plaisir d’y travailler, — si le labeur ne devait pas durer plus de quatre ou cinq heures par jour, bien entendu, et si chacun avait la facilité de le varier selon ses goûts.
Voici une fabrique — consacrée malheureusement aux engins de guerre — qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’organisation sanitaire et intelligente. Elle occupe vingt hectares de terrain, dont quinze sont couverts de vitrages. Le pavé en briques réfractaires est aussi propre que celui d’une maisonnette de mineur, et la toiture en verre est soigneusement nettoyée par une escouade d’ouvriers qui ne font pas autre chose. On y forge des lingots d’acier pesant jusqu’à vingt tonnes, et lorsqu’on se tient à trente pas d’un immense fourneau dont les flammes ont une température de plus d’un millier de degrés, on n’en devine la présence que lorsque l’immense gueule du fourneau laisse échapper un monstre d’acier. Et ce monstre est manœuvré par trois ou quatre travailleurs seulement, qui ouvrent, tantôt ici, tantôt là, un robinet faisant mouvoir d’immenses grues par la pression de l’eau dans les tubes.
On entre, préparé à entendre le bruit assourdissant des coups de pilon, et l’on découvre qu’il n’y a pas de pilons du tout : les immenses canons de cent tonnes et les axes des vapeurs transatlantiques sont forgés à la pression hydraulique, et l’ouvrier se borne à faire tourner un robinet pour comprimer l’acier qu’on presse, au lieu de le forger, ce qui donne un métal beaucoup plus homogène, sans cassures, des pièces de n’importe quelle épaisseur.
On s’attend à un grincement infernal et l’on voit des machines qui découpent des blocs d’acier de dix mètres de longueur, sans plus de bruit qu’il n’en faut pour couper un fromage. Et quand nous exprimions notre admiration à l’ingénieur qui nous accompagnait, il répondait :
« Mais c’est une simple question d’économie ! Cette machine qui rabote l’acier nous sert déjà depuis quarante-deux ans. Elle n’aurait pas servi dix ans, si ses parties, mal ajustées ou trop faibles, se heurtaient, grinçaient et criaient à chaque coup de rabot !
« Les hauts-fourneaux ? Mais ce serait une dépense inutile que de laisser fuir la chaleur, au lieu de l’utiliser : pourquoi griller les fondeurs lorsque la chaleur perdue par rayonnement représente des tonnes de charbon ?
« Les pilons qui faisaient trembler les édifices à cinq lieues à la ronde, encore un gaspillage ! On forge mieux par la pression que par le choc, et cela coûte moins ; il y a moins de perte.
« L’espace donné à chaque établi, la clarté de l’usine, sa propreté, tout cela c’est une simple question d’économie. On travaille mieux quand on y voit clair et qu’on ne se serre pas les coudes.
« Il est vrai, ajoutait-il, que nous étions fort à l’étroit avant de venir ici. C’est que le sol coûte terriblement cher aux environs des grandes villes : les propriétaires sont si rapaces ! »
Il en est de même pour les mines. Ne serait-ce que par Zola ou par les journaux, on sait ce qu’est la mine d’aujourd’hui. Or la mine de l’avenir sera bien aérée, avec une température aussi parfaitement réglée que celle d’une chambre de travail, sans chevaux condamnés à mourir sous terre ; la traction souterraine se faisant par un câble automateur mis en mouvement à la gueule du puits ; les ventilateurs seront toujours en marche, et il n’y aura jamais d’explosions. Et cette mine n’est pas un rêve ; on en voit déjà en Angleterre : nous en avons visité une. Ici encore, cet aménagement est une simple question d’économie. La mine dont nous parlons, malgré son immense profondeur de 430 mètres, fournit mille tonnes de houille par jour avec 200 travailleurs seulement, soit, cinq tonnes par jour et par travailleur, tandis que la moyenne, pour les 2,000 puits de l’Angleterre, est à peine de 300 tonnes par an et par travailleur.
S’il le fallait, nous pourrions multiplier les exemples, démontrant que, pour l’organisation matérielle, le rêve de Fourier n’était nullement une utopie.
Mais ce sujet a déjà été traité fréquemment dans les journaux socialistes et l’opinion s’est faite. La manufacture, l’usine, la mine, peuvent être aussi saines, aussi superbes que les meilleurs laboratoires des universités modernes ; et mieux elles seront organisées sous ce rapport, plus productif sera le travail humain.
Eh bien, peut-on douter que dans une société d’égaux, où les « bras » ne seront pas forcés de se vendre à n’importe quelles conditions, le travail deviendra réellement un plaisir, un délassement ? La besogne répugnante ou malsaine devra disparaître, car il est évident que dans ces conditions elle est nuisible à la société tout entière. Des esclaves pouvaient s’y livrer ; l’homme libre créera de nouvelles conditions d’un travail agréable et infiniment plus productif. Les exceptions d’aujourd’hui seront la règle de demain.
Il en sera de même pour le travail domestique, dont la société se décharge aujourd’hui sur le souffre-douleur de l’Humanité, — la femme.
#### II
Une société régénérée par la Révolution saura faire disparaître l’esclavage domestique, — cette dernière forme de l’esclavage, — la plus tenace peut-être, parce qu’elle est aussi la plus ancienne. Seulement, elle ne s’y prendra ni de la façon rêvée par les phalanstériens, ni de la manière que s’imaginaient souvent les communistes autoritaires.
Le phalanstère répugne à des millions d’être humains. L’homme le moins expansif éprouve certainement le besoin de se rencontrer avec ses semblables pour un travail commun, devenu d’autant plus attrayant que l’on se sent une part de l’immense tout. Mais, il n’en est plus ainsi aux heures de loisir réservées au repos et à l’intimité. Le phalanstère, et même le familistère, n’en tiennent pas compte ; ou bien, ils cherchent à répondre à ce besoin par des groupements factices.
Le phalanstère, qui n’est en réalité qu’un immense hôtel, peut plaire aux uns, ou même à tous dans certaines périodes de leur vie, mais la grande masse préfère la vie de famille (de famille de l’avenir, bien entendu). Elle préfère l’appartement isolé, et les Normands et l’Anglo-Saxon vont même jusqu’à préférer la maisonnette de 4, 6 ou 8 chambres, dans laquelle la famille, ou l’agglomération d’amis, peuvent vivre séparément.
Le phalanstère a parfois sa raison d’être — il deviendrait haïssable s’il était la règle générale. L’isolement, alternant avec les heures passées en société, est la règle de la nature humaine. C’est pourquoi, une des plus grandes tortures de la prison est l’impossibilité de s’isoler, de même que l’isolement cellulaire devient torture à son tour, quand il n’alterne pas avec les heures de vie sociale.
Quant aux considérations d’économie que l’on fait valoir quelquefois en faveur du phalanstère, c’est de l’économie d’épicier. La grande économie, la seule raisonnable, c’est de rendre la vie agréable pour tous, parce que l’homme content de sa vie produit infiniment plus que celui qui maudit son entourage.
D’autres socialistes répudient le phalanstère. Mais quand on leur demande comment pourrait s’organiser le travail domestique, ils répondent : Chacun fera « son propre travail ». « Ma femme s’acquitte bien de celui de la maison : les bourgeoises en feront autant. » Et si c’est un bourgeois socialisant qui parle, il jette à sa femme, avec un sourire gracieux : « N’est-ce pas, chérie, que tu te passerais bien de servante dans une société socialiste ? Tu ferais, n’est-ce pas, comme la femme de notre vaillant ami Paul, ou celle de Jean, le menuisier, que tu connais ? »
A quoi la femme répond, avec un sourire aigre-doux, par un « Mais oui, chéri » tout en se disant à part soi, que, heureusement, cela ne viendra pas de sitôt.
Servante, ou épouse, c’est encore et toujours sur la femme que l’homme compte pour se décharger des travaux du ménage.
Mais la femme aussi réclame — enfin — sa part dans l’émancipation de l’humanité. Elle ne veut plus être la bête de somme de la maison. C’est déjà assez qu’elle doive donner tant d’années de sa vie à élever ses enfants. Elle ne veut plus être la cuisinière, la ravaudeuse, la balayeuse du ménage ! Et les Américaines, prenant les devants dans cette œuvre de revendication, c’est une plainte générale aux États-Unis sur le manque de femmes se complaisant aux travaux domestiques. Madame préfère l’art, la politique, la littérature, ou le salon de jeu ; l’ouvrière en fait autant, et on ne trouve plus de servantes. Elles sont rares, aux États-Unis, les filles et les femmes qui consentent à accepter l’esclavage du tablier.
Et la solution vient, dictée par la vie elle-même, évidemment très simple. C’est la machine qui se charge pour les trois quarts des soins du ménage.
Vous cirez vos souliers et vous savez combien ce travail est ridicule. Frotter vingt ou trente fois un soulier avec une brosse, que peut-il y avoir de plus stupide ? Il faut qu’un dixième de la population européenne se vende, en échange d’un grabat et d’une nourriture insuffisante, pour faire ce service abrutissant ; il faut que la femme se considère elle-même, comme une esclave, pour que pareille opération continue à se faire chaque matin par des douzaines de millions de bras.
Cependant, les coiffeurs ont déjà des machines pour brosser les crânes lisses et les chevelures crépues ; n’était-il pas bien simple d’appliquer le même principe à l’autre extrémité ? — C’est ce que l’on a fait. — Aujourd’hui la machine à cirer les souliers devient d’usage général dans les grands hôtels américains et européens. Elle se répand aussi en dehors des hôtels. Dans les grandes écoles d’Angleterre, divisées en sections différentes, tenant chacune en pension de 50 à 200 écoliers, on a trouvé plus simple d’avoir un seul établissement qui, chaque matin, brosse à la machine les mille paires de souliers ; cela dispense d’entretenir une centaine de servantes préposées spécialement à cette opération stupide. L’établissement prend le soir les souliers et les rend le matin à domicile, cirés à la machine.
Laver la vaisselle ! Où trouverait-on une ménagère qui n’ait pas ce travail en horreur ? Travail long et sale à la fois, et qui se fait encore le plus souvent à la main, uniquement parce que le travail de l’esclave domestique ne compte pas.
En Amérique, on a mieux trouvé. Il y a déjà un certain nombre de villes dans lesquelles l’eau chaude est envoyée à domicile, tout comme l’eau froide chez nous. Dans ces conditions, le problème était d’une grande simplicité, et une femme, Mme Cockrane, l’a résolu. Sa machine lave vingt douzaines d’assiettes ou de plats, les essuie et les sèche en moins de trois minutes. Une usine de l’Illinois fabrique ces machines, qui se vendent à un prix accessible aux ménages moyens. Et quant aux petits ménages, ils enverront leur vaisselle à l’établissement tout comme leurs souliers. Il est même probable que les deux fonctions, — cirage et lavage, — seront faites par la même entreprise.
Nettoyer les couteaux ; s’écorcher la peau et se tordre les mains en lavant le linge pour en exprimer l’eau ; balayer les planchers ou brosser les tapis en soulevant des nuages de poussière, qu’il faut déloger ensuite à grand’peine des endroits où elle va se poser, tout cela se fait encore parce que la femme est toujours esclave ; mais cela commence à disparaître, toutes ces fonctions se faisant infiniment mieux à la machine ; et les machines de toute sorte s’introduiront dans le ménage, lorsque la distribution de la force à domicile permettra de les mettre toutes en mouvement, sans dépenser le moindre effort musculaire.
Les machines coûtent fort peu, et si nous les payons encore très cher, c’est parce qu’elles ne sont pas d’usage général, et surtout parce qu’une taxe exorbitante, de 75 pour 100, est tout d’abord prélevée par les messieurs qui ont spéculé sur le sol, la matière première, la fabrication, la vente, la patente, l’impôt, et ainsi de suite, et qui, tous, tiennent à rouler en calèche.
Mais la petite machine à domicile n’est pas le dernier mot pour l’affranchissement du travail domestique. Le ménage sort de son isolement actuel ; il s’associe à d’autres ménages pour faire en commun ce qui se fait aujourd’hui séparément.
En effet, l’avenir n’est pas d’avoir une machine à brosser, une autre à laver les assiettes, une troisième à laver le linge, et ainsi de suite, pour chaque ménage. L’avenir est au calorifère commun qui envoie la chaleur dans chaque chambre de tout un quartier et dispense d’allumer les feux. Cela se fait déjà dans quelques villes américaines. Un grand foyer envoie de l’eau chaude dans toutes les maisons, dans toutes les chambres. L’eau circule dans des tuyaux, et, pour régler la température il n’y a qu’à tourner un robinet. Et si vous tenez à avoir en outre un feu qui flambe dans telle chambre, on peut allumer le gaz spécial de chauffage envoyé d’un réservoir central. Tout cet immense service de nettoyage des cheminées et de maintien des feux, — la femme sait ce qu’il absorbe de temps, — est en train de disparaître.
La bougie, la lampe, et même le gaz, ont fait leur temps. Il y a des cités entières où il suffit de presser un bouton pour que la lumière en jaillisse et, somme toute, c’est une simple affaire d’économie — et de savoir — que de se donner le luxe de la lampe électrique.
Enfin, il est déjà question, toujours en Amérique, de former des sociétés pour supprimer la presque totalité du travail domestique, il suffirait de créer des services de ménage pour chaque pâté de maisons. Un char viendrait prendre à domicile les paniers de souliers à cirer, de vaisselle à nettoyer, de linge à laver, de petites choses à ravauder (si cela en vaut la peine), les tapis à brosser, et le lendemain matin il rapporterait fait, et bien fait, l’ouvrage que vous lui auriez confié. — Quelques heures plus tard, votre café chaud et vos œufs cuits à point, paraîtront sur votre table.
En effet, entre midi et deux heures, il y a certainement plus de 20 millions d’Américains et autant d’Anglais qui tous mangent un rôti de bœuf ou de mouton, du porc bouilli, des pommes de terre cuites et le légume de la saison. Et c’est, au bas mot, huit millions de feux brûlant pendant deux ou trois heures pour rôtir cette viande et cuire ces légumes ; huit millions de femmes passant leur temps à préparer ce repas qui ne consiste peut-être pas en plus de dix plats différents.
« Cinquante feux », écrivait l’autre jour une Américaine, « là où un seul suffirait ! » Mangez à votre table, en famille avec vos enfants, si vous voulez ; mais, de grâce, pourquoi ces cinquante femmes perdant leurs matinées à faire quelques tasses de café et à préparer ce déjeuner si simple ! Pourquoi cinquante feux lorsque deux personnes et un seul feu suffiraient à cuire tous ces morceaux de viande et tous ces légumes ? Choisissez vous-même votre rôti de bœuf ou de mouton, si vous êtes gourmet. Assaisonnez vos légumes à votre goût si vous préférez telle ou telle sauce ! Mais n’ayez qu’une cuisine aussi spacieuse et un seul fourneau aussi bien aménagé que vous l’entendrez.
Pourquoi le travail de la femme n’a-t-il jamais compté pour rien, pourquoi dans chaque famille la mère, souvent trois ou quatre servantes, sont-elles tenues de donner tout leur temps aux affaires de cuisine ? Parce que ceux-mêmes qui veulent l’affranchissement du genre humain n’ont pas compris la femme dans leur rêve d’émancipation et considèrent comme indigne de leur haute dignité masculine de penser « à ces affaires de cuisine », dont ils se sont déchargés sur les épaules du grand souffre-douleur — la femme.
Émanciper la femme, ce n’est pas lui ouvrir les portes de l’université, du barreau et du parlement. C’est toujours sur une autre femme que la femme affranchie rejette les travaux domestiques. Émanciper la femme, c’est la libérer du travail abrutissant de la cuisine et du lavoir ; c’est s’organiser de manière à lui permettre de nourrir et d’élever ses enfants, si bon lui semble, tout en conservant assez de loisir pour prendre sa part de vie sociale.
Cela se fera, nous l’avons dit, cela commence déjà à se faire. Sachons qu’une révolution qui s’enivrerait des plus belles paroles de Liberté, d’Égalité et de Solidarité, tout en maintenant l’esclavage du foyer, ne serait pas la révolution. La moitié de l’humanité, subissant l’esclavage du foyer de cuisine, aurait encore à se révolter contre l’autre moitié.
* ↑ Il paraît que les communistes de la Jeune Icarie ont compris l’importance du libre choix dans les rapports quotidiens en dehors du travail. L’idéal des communistes religieux a toujours été le repas commun ; c’est par le repas commun que les chrétiens de la première époque manifestaient leur adhésion au christianisme. La communion en est encore le dernier vestige. Les jeunes Icariens ont rompu avec cette tradition religieuse. Ils dînent dans un salon commun, mais à de petites tables séparées, auxquelles on se place selon les attractions du moment. Les communistes d’Anama ont chacun leur maison et mangent chez eux, tout en prenant leurs provisions à volonté dans les magasins de la Commune. |
1,376 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conqu%C3%AAte_du_pain--La_libre_entente | La Conquête du pain/La libre entente | # La Conquête du pain/La libre entente
#### LA LIBRE ENTENTE
##### I
Habitués que nous sommes, par des préjugés héréditaires, une éducation et une instruction absolument fausses, à ne voir partout que gouvernement, législation et magistrature, nous en arrivons à croire que les hommes s’entre-déchireraient comme des fauves le jour où le policier ne tiendrait pas l’œil ouvert sur nous, que ce serait le chaos si l’autorité sombrait dans quelque cataclysme. Et nous passons, sans nous en apercevoir, à côté de mille et mille groupements humains qui se font librement, sans aucune intervention de la loi, et qui parviennent à réaliser des choses infiniment supérieures à celles qui s’accomplissent sous la tutelle gouvernementale.
Ouvrez un journal quotidien. Ses pages sont entièrement consacrées aux actes des gouvernements, aux tripotages politiques. À le lire, un Chinois croirait qu’en Europe rien ne se fait sans l’ordre de quelque maître. Trouvez-y quoi que ce soit sur les institutions qui naissent, croissent, et se développent sans prescriptions ministérielles ! Rien ou presque rien ! S’il y a même une rubrique de « Faits divers », c’est parce qu’ils se rattachent à la police. Un drame de famille, un acte de révolte ne seront mentionnés que si les sergents de ville se sont montrés.
Trois cent cinquante millions d’Européens s’aiment ou se haïssent, travaillent, ou vivent de leurs rentes, souffrent ou jouissent. Mais, leur vie, leurs actes (à part la littérature, le théâtre et le sport), tout reste ignoré des journaux si les gouvernements ne sont intervenus d’une manière ou d’une autre.
Il en est de même pour l’histoire. Nous connaissons les moindres détails de la vie d’un roi ou d’un parlement ; on nous a conservé tous les discours, bons et mauvais, prononcés dans les parlottes, « qui jamais n’ont influé sur le vote d’un seul membre », comme le disait un vieux parlementaire. Les visites des rois, la bonne ou mauvaise humeur du politicien, ses calembours et ses intrigues, tout cela est soigneusement mis en réserve pour la postérité. Mais nous avons toutes les peines du monde à reconstituer la vie d’une cité du moyen-âge, à connaître le mécanisme de cet immense commerce d’échange qui se faisait entre les villes hanséatiques, ou bien à savoir comment la cité de Rouen a bâti sa cathédrale. Si quelque savant a passé sa vie à l’étudier, ses ouvrages restent inconnus et les « histoires parlementaires » c’est-à-dire fausses, puisqu’elles ne parlent que d’un seul côté de la vie des sociétés, se multiplient, se colportent, s’enseignent dans les écoles.
Et nous ne nous apercevons même pas de la besogne prodigieuse qu’accomplit chaque jour le groupement spontané des hommes, et qui constitue l’œuvre capitale de notre siècle.
C’est pourquoi nous nous proposons de relever quelques-unes de ces manifestations les plus frappantes, et de montrer que les hommes, — dès que leurs intérêts ne sont pas absolument contradictoires, — s’entendent à merveille pour l’action en commun sur des questions très complexes.
Il est de toute évidence que dans la société actuelle, basée sur la propriété individuelle, c’est-à-dire sur la spoliation et sur l’individualisme borné, partant stupide, les faits de ce genre sont nécessairement limités ; l’entente n’y est pas toujours parfaitement libre, et fonctionne souvent pour un but mesquin, sinon exécrable.
Mais, ce qui nous importe, ce n’est pas de trouver des exemples à imiter en aveugles, et que du reste la société actuelle ne saurait nous fournir. Ce qu’il nous faut, c’est montrer que, malgré l’individualisme autoritaire qui nous étouffe, il y a toujours dans l’ensemble de notre vie une part très vaste où l’on n’agit que par la libre entente ; et qu’il est beaucoup plus facile qu’on ne pense de se passer de gouvernement.
À l’appui de notre thèse, nous avons déjà cité les chemins de fer et nous allons y revenir encore.
On sait que l’Europe possède un réseau de voies ferrées de 280.000 kilomètres, et que sur ce réseau on peut circuler aujourd’hui, — du nord au sud, du couchant au levant, de Madrid à Pétersbourg et de Calais à Constantinople, — sans subir d’arrêts, sans même changer de wagon (quand on voyage en train express). Mieux que cela : un colis jeté dans une gare ira trouver le destinataire n’importe où, en Turquie ou dans l’Asie Centrale, sans autre formalité pour l’envoyeur que celle d’écrire le lieu de destination sur un chiffon de papier.
Ce résultat pouvait être obtenu de deux façons. Ou bien, un Napoléon, un Bismarck, un potentat quelconque aurait conquis l’Europe, et de Paris, de Berlin, ou de Rome, il aurait tracé sur une carte les directions des voies ferrées et réglé la marche des trains. L’idiot couronné, Nicolas I, a rêvé d’en agir ainsi. Quand on lui présenta des projets de chemins de fer entre Moscou et Pétersbourg, il saisit une règle et traça sur la carte de la Russie une ligne droite entre ses deux capitales, en disant : « Voilà le tracé. » Et le chemin se fit en ligne droite, comblant des ravins profonds, élevant des ponts vertigineux qu’il fallut abandonner au bout de quelques années, coûtant deux à trois millions en moyenne par kilomètre.
Voilà l’un des moyens, mais ailleurs on s’y prit autrement. Les chemins de fer ont été construits par tronçons ; les tronçons ont été rattachés entre eux ; et puis, les cent compagnies diverses auxquelles ces tronçons appartenaient ont cherché à s’entendre pour faire concorder leurs trains à l’arrivée et au départ, pour faire rouler sur leurs rails des wagons de toute provenance sans décharger les marchandises passant d’un réseau à un autre.
Tout cela s’est fait par la libre entente, par l’échange de lettres et de propositions, par des congrès où les délégués venaient discuter telle question spéciale, — non pour légiférer ; — et après les congrès, les délégués revenaient vers leurs compagnies, non pas avec une loi, mais avec un projet de contrat à ratifier ou à rejeter.
Certes, il y a eu des tiraillements. Certes, il y a eu des obstinés qui ne voulaient pas se laisser convaincre. Mais, l’intérêt commun a fini par accorder tout le monde sans qu’on ait eu besoin d’invoquer des armées contre les récalcitrants.
Cet immense réseau de chemins de fer reliés entre eux, et ce prodigieux trafic auquel ils donnent lieu, constituent certainement le trait le plus frappant de notre siècle ; — et sont dus à la libre entente. — Si quelqu’un l’avait prévu et prédit, il y a cinquante ans, nos grands-pères l’auraient cru fou ou imbécile. Ils se seraient écriés : « Jamais vous ne parviendrez à faire entendre raison à cent compagnies d’actionnaires ! C’est une utopie, un conte de fée que vous nous racontez là. Un gouvernement central, avec un directeur à poigne, pourrait seul l’imposer. »
Eh bien, ce qu’il y a de plus intéressant dans cette organisation est qu’il n’y a aucun gouvernement central européen des chemins de fer ! Rien ! Point de ministre des chemins de fer, point de dictateur, pas même un parlement continental, pas même un comité dirigeant ! Tout se fait par contrat.
Et nous demandons à l’étatiste qui prétend que « jamais on ne pourra se passer de gouvernement central, ne fût-ce que pour régler le trafic », nous lui demandons :
« Mais comment les chemins de l’Europe peuvent-ils s’en passer ? Comment parviennent-ils à faire voyager des millions de voyageurs et des montagnes de marchandises à travers tout un continent ? Si les compagnies propriétaires des chemins de fer ont pu s’entendre, pourquoi les travailleurs qui prendraient possession des lignes ferrées ne s’accorderaient-ils pas de la même manière ? Et si la compagnie de Pétersbourg-Varsovie et celle de Paris-Belfort peuvent agir avec ensemble sans se donner le luxe d’un commandeur pour l’une et pour l’autre, pourquoi dans le sein de nos sociétés, chacune d’elles constituée par un groupe de travailleurs libres, aurait-on besoin d’un gouvernement ? »
#### II
Lorsque nous essayons de démontrer par des exemples qu’aujourd’hui même, malgré l’iniquité qui préside à l’organisation de la société actuelle, les hommes, pourvu que leurs intérêts ne soient pas diamétralement opposés, savent très bien se mettre d’accord sans intervention de l’autorité, nous n’ignorons pas les objections qui nous seront adressées.
Ces exemples ont leur côté défectueux, car il est impossible de citer une seule organisation exempte de l’exploitation du faible par le fort, du pauvre par le riche. C’est pourquoi les étatistes ne manqueront certainement pas de nous dire avec la logique qu’on leur connaît : « Vous voyez bien que l’intervention de l’État est nécessaire pour mettre fin à cette exploitation ! »
Seulement, oubliant les leçons de l’histoire, ils ne nous diront pas jusqu’à quel point l’État lui-même a contribué à aggraver cet état de choses, en créant le prolétariat et en le livrant aux exploiteurs. Et ils oublieront aussi de nous dire s’il est possible de faire cesser l’exploitation tant que ses causes premières — le Capital individuel et la misère, créée artificiellement pour les deux tiers par l’État, — continueront d’exister.
À propos du complet accord entre les compagnies de chemins de fer, il est à prévoir que l’on nous dira : « Ne voyez-vous donc pas comment les compagnies de chemins de fer pressurent et malmènent leurs employés et les voyageurs ! Il faut bien que l’État intervienne pour protéger le public ! »
Mais, n’avons-nous pas dit et répété tant de fois qu’aussi longtemps qu’il y aura des capitalistes ces abus de pouvoir se perpétueront. C’est précisément l’État, — le bienfaiteur prétendu, — qui a donné aux compagnies cette puissance terrible qu’elles possèdent aujourd’hui. N’a-t-il pas créé les concessions, les garanties ? N’a-t-il pas envoyé ses troupes contre les employés des chemins de fer en grève ? Et, au début, (cela se voit encore en Russie), n’a-t-il pas étendu le privilège jusqu’à défendre à la presse de mentionner les accidents de chemin de fer pour ne pas déprécier les actions dont il se portait garant ? N’a-t-il pas, en effet, favorisé le monopole qui a sacré les Vanderbilt comme les Polyakoff, les directeurs du P. L. M. et ceux du Gothard, « les Rois de l’époque » ?
Donc, si nous donnons en exemple l’entente tacitement établie entre les compagnies de chemins de fer, ce n’est pas comme un idéal de ménage économique, ni même comme un idéal d’organisation technique. C’est pour montrer que si des capitalistes, sans autre objectif que celui d’augmenter leurs revenus aux dépens de tout le monde, peuvent arriver à exploiter les voies ferrées sans fonder pour cela un bureau international, des sociétés de travailleurs le pourront tout aussi bien, et même mieux, sans nommer un ministère des chemins de fer européens.
Une autre objection se présente, plus sérieuse en apparence. On pourrait nous dire que l’entente dont nous parlons n’est pas tout à fait libre : que les grandes compagnies font la loi aux petites. On pourrait citer, par exemple, telle riche compagnie obligeant les voyageurs qui vont de Berlin à Bâle, à passer par Cologne et Francfort, au lieu de suivre la route de Leipzig ; telle autre faisant faire aux marchandises des circuits de cent et deux cents kilomètres (sur de longs parcours) pour favoriser de puissants actionnaires ; telle autre enfin ruinant des lignes secondaires. Aux États-Unis, voyageurs et marchandises sont quelquefois forcés de suivre des tracés invraisemblables pour que les dollars affluent dans la poche d’un Vanderbilt.
Notre réponse sera la même. Tant que le Capital existera, le gros Capital pourra toujours opprimer le petit. Mais, l’oppression ne résulte pas seulement du capital. C’est surtout grâce au soutien de l’État, au monopole créé par l’État en leur faveur, que certaines grandes compagnies oppriment les petites.
Marx a très bien montré comment la législation anglaise a tout fait pour ruiner la petite industrie, réduire le paysan à la misère et livrer aux gros industriels des bataillons de va-nu-pieds, forcés de travailler pour n’importe quel salaire. Il en est exactement de même pour la législation concernant les chemins de fer. Lignes stratégiques, lignes subventionnées, lignes recevant le monopole du courrier international, tout a été mis en jeu dans l’intérêt des gros bonnets de la finance. Lorsque Rothschild, — créancier de tous les États européens, — engage son capital dans tel chemin de fer, ses fidèles sujets, les ministres, s’arrangeront pour lui faire gagner davantage.
Aux États-Unis, — cette démocratie que les autoritaires nous donnent quelquefois pour idéal, — la fraude la plus scandaleuse s’est mêlée à tout ce qui concerne les chemins de fer. Si telle compagnie tue ses concurrents par un tarif très bas, c’est qu’elle se rembourse d’un autre côté sur les terres que l’État, moyennant des pots de vin, lui a concédées. Les documents publiés récemment sur le blé américain nous ont montré la part de l’État dans cette exploitation du faible par le fort.
Ici encore, l’État a décuplé, centuplé la force du gros capital. Et lorsque nous voyons les syndicats des compagnies de chemins de fer (encore un produit de la libre entente) réussir quelquefois à protéger les petites compagnies contre les grandes, nous n’avons qu’à nous étonner de la force intrinsèque du libre accord, malgré la toute-puissance du grand capital secondé par l’État.
En effet, les petites compagnies vivent, malgré la partialité de l’État, et si en France — pays de centralisation — nous ne voyons que cinq ou six grandes compagnies, on en compte plus de 110 dans la Grande Bretagne, qui s’entendent à merveille et qui certes sont mieux organisées pour le transport rapide des marchandises et des voyageurs que les chemins français et allemands.
D’ailleurs, la question n’est pas là. Le gros capital, favorisé par l’État, peut toujours, s’il y trouve avantage, écraser le petit. Ce qui nous occupe, c’est ceci : L’entente entre les centaines de compagnies auxquelles appartiennent les chemins de fer de l’Europe s’est établie directement, sans intervention d’un gouvernement central faisant la loi aux diverses sociétés ; elle s’est maintenue au moyen des congrès, composés de délégués discutant entre eux et soumettant à leurs commettants des projets, non des lois. C’est un principe nouveau, qui diffère du tout au tout du principe gouvernemental, monarchiste ou républicain, absolu ou parlementaire. C’est une innovation qui s’introduit, timidement encore, dans les mœurs de l’Europe, mais qui a l’avenir pour elle.
#### III
Que de fois n’avons-nous pas lu dans les écrits des socialistes-étatistes des exclamations de ce genre : « Et qui donc se chargera dans la société future de régulariser le trafic sur les canaux ? S’il passait par la tête d’un de vos « compagnons » anarchistes de mettre sa barque en travers d’un canal et de barrer la voie aux milliers de bateaux, — qui donc le mettrait à la raison ? »
Avouons que la supposition est un peu fantaisiste. Mais on pourrait ajouter : « Et si, par exemple, telle commune ou tel groupe voulaient faire passer leurs barques avant les autres, ils encombreraient le canal pour charrier, peut-être, des pierres, tandis que le blé destiné à telle autre commune resterait en souffrance. — Qui donc régulariserait la marche des bateaux, si ce n’est le gouvernement ? »
Eh bien, la vie réelle a encore montré que l’on peut très bien se passer de gouvernement, ici comme ailleurs. La libre entente, la libre organisation, remplacent cette machine coûteuse et nuisible, et font mieux.
On sait ce que sont les canaux pour la Hollande, ce sont ses routes. On sait aussi quel trafic se fait sur ces canaux. Ce que l’on transporte chez nous sur une route pierrée ou ferrée se transporte en Hollande par la voie des canaux. C’est là qu’on pourrait se battre pour faire passer ses bateaux avant les autres. C’est là que le gouvernement devrait intervenir pour mettre de l’ordre dans le trafic !
Eh bien, non. Plus pratiques, les Hollandais, depuis bien longtemps, ont su s’arranger autrement, en créant des espèces de ghildes, de syndicats de bateliers. C’étaient des associations libres, surgies des besoins mêmes de la navigation. Le passage des bateaux se faisait suivant un certain ordre d’inscription ; tous se suivaient à tour de rôle. Aucun ne devait devancer les autres, sous peine d’être exclu du syndicat. Aucun ne stationnait plus d’un certain nombre de jours dans les ports d’embarquement, et s’il ne trouvait pas de marchandises à prendre pendant ce temps-là, tant pis pour lui, il partait vide, mais laissait la place aux nouveaux arrivants. L’encombrement était ainsi évité, lors même que la concurrence des entrepreneurs, — conséquence de la propriété individuelle, — était intacte. Supprimez celle-ci, et l’entente serait encore plus cordiale, plus équitable pour tous.
Il va sans dire que le propriétaire de chaque bateau pouvait adhérer, ou non, au syndicat. C’était son affaire, mais la plupart préféraient s’y joindre. Les syndicats offrent d’ailleurs de si grands avantages qu’ils se sont répandus sur le Rhin, le Weser, l’Oder, jusqu’à Berlin. Les bateliers n’ont pas attendu que le grand Bismarck fasse l’annexion de la Hollande à l’Allemagne et qu’il nomme un « Ober-Haupt-General-Staats-Canal-Navigations-Rath » avec un nombre de galons correspondant à la longueur de son titre. Ils ont préféré s’entendre internationalement. Plus que cela : nombre de voiliers qui font le service entre les ports allemands et ceux de la Scandinavie, ainsi que de la Russie, ont aussi adhéré à ces syndicats, afin de régulariser le trafic dans la Baltique et de mettre une certaine harmonie dans le chassé-croisé des navires. Surgies librement, recrutant leurs adhérents volontaires, ces associations n’ont rien à faire avec les gouvernements.
Il se peut, il est fort probable en tous cas, qu’ici encore le grand capital opprime le petit. Il se peut aussi que le syndicat ait une tendance à s’ériger en monopole, — surtout avec le patronage précieux de l’État, qui ne manquera pas de s’en mêler. — Seulement, n’oublions pas que ces syndicats représentent une association dont les membres n’ont que des intérêts personnels ; mais que si chaque armateur était forcé, par la socialisation de la production, de la consommation et de l’échange, de faire partie en même temps de cent autres associations nécessaires à la satisfaction de ses besoins, les choses changeraient d’aspect. Puissant sur l’eau, le groupe des bateliers se sentirait faible sur la terre ferme et rabattrait de ses prétentions, pour s’entendre avec les chemins de fer, les manufactures et tous les autres groupements.
En tous cas, sans parler de l’avenir, voilà encore une association spontanée qui a pu se passer de gouvernement. Passons à d’autres exemples.
Puisque nous sommes en train de parler navires et bateaux, mentionnons l’une des plus belles organisations qui aient surgi dans notre siècle, — une de celles dont nous pouvons nous vanter à juste titre. C’est l’Association anglaise de sauvetage (Lifeboat Association).
On sait que chaque année plus de mille vaisseaux viennent échouer sur les côtes de l’Angleterre. En mer, un bon navire craint rarement la tempête. C’est près des côtes que l’attendent les dangers. Mer houleuse qui lui brise son étambot, coups de vent qui enlèvent ses mâts et ses voiles, courants qui le rendent ingouvernable, récifs et bas-fonds sur lesquels il vient échouer.
Alors même qu’autrefois les habitants des côtes allumaient des feux pour attirer les navires sur les récifs et s’emparer, selon la coutume, de leurs cargaisons, ils ont toujours fait le possible pour sauver l’équipage. Apercevant un navire en détresse, ils lançaient leurs coquilles de noix et se portaient au secours des naufragés trop souvent pour trouver eux-mêmes la mort dans les vagues. Chaque hameau au bord de la mer a ses légendes d’héroïsme, déployé par la femme aussi bien que par l’homme, pour sauver les équipages en perdition.
L’État, les savants ont bien fait quelque chose pour diminuer le nombre des sinistres. Les phares, les signaux, les cartes, les avertissements météorologiques l’ont certainement réduit de beaucoup. Mais, il reste toujours chaque année un millier de vaisseaux et plusieurs milliers de vies humaines à sauver.
Aussi quelques hommes de bonne volonté se mirent-ils à la besogne. Bons marins eux-mêmes, ils imaginèrent un bateau de sauvetage qui pût braver la tempête sans chavirer ni couler à fond, et firent campagne pour intéresser le public à l’entreprise, trouver l’argent nécessaire, construire des bateaux, et les placer sur les côtes partout où ils pouvaient rendre des services.
Ces gens-là, n’étant pas des jacobins, ne s’adressèrent pas au gouvernement. Ils avaient compris que pour mener à bien leur entreprise, il leur fallait le concours, l’entraînement des marins, leur connaissance des lieux — surtout leur dévouement. — Et pour trouver des hommes qui, au premier signal, se lancent, la nuit, dans le chaos des vagues, ne se laissant arrêter ni par les ténèbres, ni par les brisants, et luttant cinq, six, dix heures contre les flots avant d’aborder le navire en détresse, — des hommes prêts à jouer leur vie pour sauver celles des autres, — il faut le sentiment de solidarité, l’esprit de sacrifice qui ne s’achètent pas avec du galon.
Ce fut donc un mouvement tout spontané, issu de la libre entente et de l’initiative individuelle. Des centaines de groupes locaux surgirent le long des côtes. Les initiateurs eurent le bon sens de ne pas se poser en maîtres : ils cherchèrent leurs lumières dans les hameaux des pêcheurs. Un lord envoyait-il 25 000 francs pour construire un bateau de sauvetage à un village de la côte, l’offre était acceptée, mais on laissait l’emplacement au choix des pêcheurs et marins de l’endroit.
Ce n’est pas à l’Amirauté qu’on fit les plans des nouveaux bateaux. — « Puisqu’il importe — lisons-nous dans le rapport de l’Association — que les sauveteurs aient pleine confiance dans l’embarcation qu’ils montent, le Comité s’impose surtout la tâche de donner aux bateaux la forme et l’équipement que peuvent désirer les sauveteurs eux-mêmes. » Aussi chaque année apporte-t-elle un nouveau perfectionnement.
Tout par les volontaires, s’organisant en comités ou groupes locaux ! Tout par l’aide mutuelle et par l’entente ! — O les anarchistes ! — Aussi ne demandent-ils rien aux contribuables, et l’année passée leur apportait un million 76 mille francs de cotisations spontanées.
Quant aux résultats, les voici :
L’Association possédait en 1891 293 bateaux de sauvetage. Cette même année, elle sauvait 601 naufragés et 33 navires ; depuis sa fondation elle a sauvé 32 671 êtres humains.
En 1886, trois bateaux de sauvetage avec tous leurs hommes ayant péri dans les flots, des centaines de nouveaux volontaires vinrent s’inscrire, se constituer en groupes locaux, et cette agitation eut pour résultat la construction d’une vingtaine de bateaux supplémentaires.
Notons en passant que l’Association envoie, chaque année, aux pêcheurs et aux marins d’excellents baromètres à un prix trois fois moindre que leur valeur réelle. Elle propage les connaissances météorologiques et tient les intéressés au courant des variations soudaines prévues par les savants.
Répétons que les centaines de petits comités ou groupes locaux, ne sont pas organisées hiérarchiquement et se composent uniquement des volontaires-sauveteurs et des gens qui s’intéressent à cette œuvre. Le Comité central, qui est plutôt un centre de correspondances, n’intervient en aucune façon.
Il est vrai que lorsqu’il s’agit, dans le canton, de voter sur une question d’éducation ou d’impôt local, ces comités ne prennent pas, comme tels, part aux délibérations, — modestie que les élus d’un conseil municipal n’imitent malheureusement pas. — Mais d’autre part, ces braves gens n’admettent pas que ceux qui n’ont jamais bravé la tempête leur fassent des lois sur le sauvetage. Au premier signal de détresse, ils accourent, se concertent, et marchent de l’avant. Point de galons, beaucoup de bonne volonté.
Prenons une autre société du même genre, celle de la Croix-Rouge. Peu importe son nom : voyons ce qu’elle est.
Imaginez-vous quelqu’un venant dire il y a vingt-cinq ans : « L’État, si capable qu’il soit de faire massacrer vingt mille hommes en un jour et d’en faire blesser cinquante mille, est incapable de porter secours à ses propres victimes. Il faut donc, — tant que guerre existe, — que l’initiative privée intervienne et que les hommes de bonne volonté s’organisent internationalement pour cette œuvre d’humanité ! »
Quel déluge de moqueries n’aurait-on pas déversé sur celui qui aurait osé tenir ce langage ! On l’aurait d’abord traité d’utopiste, et si l’on avait ensuite daigné ouvrir la bouche, on lui aurait répondu : « Les volontaires manqueront précisément là où le besoin s’en fera le plus sentir. Vos hôpitaux libres seront tous centralisés en lieu sûr, tandis qu’on manquera de l’indispensable aux ambulances. Les rivalités nationales feront si bien que les pauvres soldats mourront sans secours. » Autant de discoureurs, autant de réflexions décourageantes. Qui de nous n’a entendu pérorer sur ce ton !
Eh bien, nous savons ce qui en est. Des sociétés de la Croix-Rouge se sont organisées librement, partout, dans chaque pays, en des milliers de localités, et lorsque la guerre de 1870-71 éclata, les volontaires se mirent à l’œuvre. Des hommes et des femmes vinrent offrir leurs services. Des hôpitaux, des ambulances furent organisés par milliers ; des trains furent lancés portant ambulances, vivres, linge, médicaments pour les blessés. Les comités anglais envoyèrent des convois entiers d’aliments, de vêtements, d’outils, des graines pour la semence, des animaux de trait, jusqu’à des charrues à vapeur avec leurs guides pour aider au labourage des départements dévastés par la guerre ! Consultez seulement la Croix-Rouge par Gustave Moynier, et vous serez réellement frappés de l’immensité de la besogne accomplie.
Quant aux prophètes toujours prêts à refuser aux autres hommes le courage, le bon sens, l’intelligence, et se croyant seuls capables de mener le monde à la baguette, aucune de leurs prévisions ne s’est réalisée.
Le dévouement des volontaires de la Croix-Rouge a été au-dessus de tout éloge. Ils ne demandaient qu’à occuper les postes les plus dangereux ; et tandis que des médecins salariés de l’État fuyaient avec leur état-major à l’approche des Prussiens, les volontaires de la Croix-Rouge continuaient leur besogne sous les balles, supportant les brutalités des officiers bismarkiens et napoléoniens, prodiguant les mêmes soins aux blessés de toute nationalité. Hollandais et Italiens, Suédois et Belges, — jusqu’aux Japonais et aux Chinois — s’entendaient à merveille. Ils répartissaient leurs hôpitaux et leurs ambulances selon les besoins du moment ; ils rivalisaient surtout par l’hygiène de leurs hôpitaux. Et combien de Français ne parlent-ils pas encore avec une gratitude profonde, des tendres soins qu’ils ont reçus de la part de telle volontaire hollandaise ou allemande, dans les ambulances de la Croix-Rouge !
Qu’importe à l’autoritaire ! Son idéal, c’est le major du régiment, le salarié de l’État. Au diable donc la Croix-Rouge avec ses hôpitaux hygiéniques, si les garde-malades ne sont pas des fonctionnaires !
Voilà donc une organisation, née d’hier et qui compte en ce moment ses membres par centaines de mille ; qui possède ambulances, hôpitaux, trains, qui élabore des procédés nouveaux dans le traitement des blessures, et qui est due à l’initiative spontanée de quelques hommes de cœur.
On nous dira peut-être que les États sont bien pour quelque chose dans cette organisation ? — Oui, les États y ont mis la main pour s’en emparer. Les comités dirigeants sont présidés par ceux que des laquais nomment princes du sang. Empereurs et reines prodiguent leur patronage aux comités nationaux. Mais ce n’est pas à ce patronage qu’est dû le succès de l’organisation. C’est aux mille comités locaux de chaque nation, à l’activité des individus, au dévouement de tous ceux qui cherchent à soulager les victimes de la guerre. Et ce dévouement serait encore bien plus grand si les États ne s’en mêlaient point du tout !
En tout cas, ce n’est pas sur les ordres d’un comité directeur international qu’Anglais et Japonais, Suédois et Chinois se sont empressés d’envoyer leurs secours aux blessés de 1871. Ce n’était pas sur les ordres d’un ministère international que les hôpitaux se dressaient sur le territoire envahi, et que les ambulances se portaient sur les champs de bataille. C’était par l’initiative des volontaires de chaque pays. Une fois sur les lieux, ils ne se sont pas pris aux cheveux, comme le prévoyaient les jacobins : ils se sont tous mis à l’œuvre sans distinction de nationalités.
Nous pouvons regretter que de si grands efforts soient mis au service d’une si mauvaise cause et nous demander comme l’enfant du poète : « Pourquoi les blesse-t-on, si on les soigne après ? » En cherchant à démolir la force du Capital et le pouvoir des bourgeois, nous travaillons à mettre fin aux tueries, et nous aimerions bien mieux voir les volontaires de la Croix-Rouge déployer leur activité pour en arriver avec nous à supprimer la guerre.
Mais nous devions mentionner cette immense organisation comme une preuve de plus des résultats féconds produits par la libre entente et la libre assistance.
Si nous voulions multiplier les exemples pris dans l’art d’exterminer les hommes, nous n’en finirions pas.
Qu’il nous suffise de citer seulement les sociétés innombrables auxquelles l’armée allemande doit surtout sa force, qui ne dépend pas seulement de sa discipline, comme on le croit généralement. Ces sociétés pullulent en Allemagne et ont pour objectif de propager les connaissances militaires. À l’un des derniers congrès de l’Alliance militaire allemande (Kriegerbund), on a vu les délégués de 2452 sociétés, comprenant 151 712 membres, et toutes fédérées entre elles.
Sociétés de tir, sociétés de jeux militaires, de jeux stratégiques, d’études topographiques, voilà les usines où s’élaborent les connaissances techniques de l’armée allemande, non dans les écoles de régiment. C’est un formidable réseau de sociétés de toute sorte, englobant militaires et civils, géographes et gymnastes, chasseurs et techniciens, qui surgissent spontanément, s’organisent, se fédèrent, discutent et vont faire des explorations dans la campagne. Ce sont ces associations volontaires et libres qui font la vraie force de l’armée allemande.
Leur but est exécrable. C’est le maintien de l’empire. Mais, ce qu’il nous importe de relever, c’est que l’État, — malgré sa « grandissime » mission, l’organisation militaire, — a compris que le développement en serait d’autant plus certain qu’il serait abandonné à la libre entente des groupes et à la libre initiative des individus.
Même en matière de guerre, c’est à la libre entente qu’on s’adresse aujourd’hui, et pour confirmer notre assertion, qu’il nous suffise de mentionner les trois cent mille volontaires anglais, l’Association nationale anglaise d’artillerie et la Société en voie d’organisation pour la défense des côtes de l’Angleterre, qui, certes, si elle se constitue, sera autrement active que le ministère de la marine avec ses cuirassés qui sautent, et ses bayonnettes qui ploient comme du plomb.
Partout l’État abdique, abandonne ses fonctions sacro-saintes à des particuliers. Partout, la libre organisation empiète sur son domaine. Mais tous les faits que nous venons de citer permettent à peine d’entrevoir ce que la libre entente nous réserve dans l’avenir, quand il n’y aura plus d’État.
* Grande Bretagne: Grande-Bretagne |
1,377 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conqu%C3%AAte_du_pain--Objections | La Conquête du pain/Objections | # La Conquête du pain/Objections
#### OBJECTIONS
##### I
Examinons maintenant les principales objections qu’on oppose au communisme. La plupart proviennent évidemment d’un simple malentendu ; mais quelques-unes soulèvent des questions importantes et méritent toute notre attention.
Nous n’avons point à nous occuper de repousser les objections que l’on fait au communisme-autoritaire : nous-mêmes les constatons. Les nations civilisées ont trop souffert dans la lutte qui devait aboutir à l’affranchissement de l’individu pour pouvoir renier leur passé et tolérer un gouvernement qui viendrait s’imposer jusque dans les moindres détails de la vie du citoyen, alors même que ce gouvernement n’aurait d’autre but que le bien de la communauté. Si jamais une société communiste-autoritaire parvenait à se constituer, elle ne durerait pas, et serait bientôt forcée par le mécontentement général, ou de se dissoudre, ou de se réorganiser sur des principes de liberté.
C’est d’une société communiste anarchiste que nous allons nous occuper, d’une société qui reconnaisse la liberté pleine et entière de l’individu, n’admette aucune autorité, n’use d’aucune contrainte pour forcer l’homme au travail. Nous bornant dans ces études au côté économique de la question, voyons si, composée d’hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, — ni meilleurs ni plus méchants, ni plus ni moins laborieux, — cette société aurait des chances de se développer heureusement ?
L’objection est connue. « Si l’existence de chacun est assurée, et si la nécessité de gagner un salaire n’oblige pas l’homme à travailler, personne ne travaillera. Chacun se déchargera sur les autres des travaux qu’il ne sera pas forcé de faire. » Relevons d’abord la légèreté incroyable avec laquelle on met cette objection en avant sans se douter que la question se réduit, en réalité, à savoir si, d’une part, on obtient effectivement par le travail salarié les résultats que l’on prétend en obtenir ? Et si, d’autre part, le travail volontaire n’est déjà pas aujourd’hui plus productif que le travail stimulé par le salaire ? Question qui exigerait une étude approfondie. Mais, tandis que, dans les sciences exactes, on ne se prononce sur des sujets infiniment moins importants et moins compliqués, qu’après de sérieuses recherches, on recueille soigneusement des faits et on en analyse les rapports, — ici on se contente d’un fait quelconque, — par exemple, l’insuccès d’une association de communistes en Amérique — pour décider sans appel. On fait comme l’avocat qui ne voit pas dans l’avocat de la partie adverse le représentant d’une cause ou d’une opinion contraire à la sienne, mais un simple contradicteur dans une joute oratoire ; et qui, s’il est assez heureux de trouver la riposte, ne se soucie pas autrement d’avoir raison. C’est pourquoi l’étude de cette base fondamentale de toute l’économie politique, — l’étude des conditions les plus favorables pour donner à la société la plus grande somme de produits utiles avec la moindre perte de forces humaines, — n’avance pas. On se borne à répéter des lieux communs, ou bien on fait silence.
Ce qui rend cette légèreté d’autant plus frappante, c’est que même dans l’économie politique capitaliste, on trouve déjà quelques écrivains, amenés par la force des choses à mettre en doute cet axiome des fondateurs de leur science, axiome d’après lequel la menace de la faim serait le meilleur stimulant de l’homme pour le travail productif. Ils commencent à s’apercevoir qu’il entre dans la production un certain élément collectif, trop négligé jusqu’à nos jours, et qui pourrait bien être plus important que la perspective du gain personnel. La qualité inférieure du labeur salarié, la perte effrayante de force humaine dans les travaux de l’agriculture et de l’industrie modernes, la quantité toujours croissante des jouisseurs qui, aujourd’hui, cherchent à se décharger sur les épaules des autres, l’absence d’un certain entrain dans la production qui devient de plus en plus manifeste, — tout cela commence à préoccuper jusqu’aux économistes de l’école « classique ». Quelques-uns d’entre eux se demandent s’ils n’ont pas fait fausse route en raisonnant sur un être imaginaire, idéalisé en laid, que l’on supposait guidé exclusivement par l’appât du gain ou du salaire ? Cette hérésie pénètre jusque dans les universités : on la hasarde dans les livres d’orthodoxie économiste. Ce qui n’empêche pas un très grand nombre de réformateurs socialistes de rester partisans de la rémunération individuelle et de défendre la vieille citadelle du salariat, alors même que ses défenseurs d’autrefois la livrent déjà pierre par pierre à l’assaillant.
Ainsi on redoute que, sans contrainte, la masse ne veuille pas travailler.
Mais, n’avons-nous pas déjà entendu, de notre vivant, exprimer ces mêmes appréhensions à deux reprises, par les esclavagistes des États-Unis avant la libération des nègres, et par les seigneurs russes avant la libération des serfs ? — « Sans le fouet, le nègre ne travaillera pas », — disaient les esclavagistes. — « Loin de la surveillance du maître, le serf laissera les champs incultes », disaient les boyards russes. — Refrain des seigneurs français de 1789, refrain du moyen âge, refrain vieux comme le monde, nous l’entendons chaque fois qu’il s’agit de réparer une injustice dans l’humanité.
Et chaque fois, la réalité vient lui donner un démenti formel. Le paysan affranchi de 1792 labourait avec une énergie farouche inconnue à ses ancêtres ; le nègre libéré travaille plus que ses pères ; et le paysan russe, après avoir honoré la lune de miel de son affranchissement en fêtant la Saint-Vendredi à l’égal du dimanche, a repris le travail avec d’autant plus d’âpreté que sa libération a été plus complète. Là où la terre ne lui manque pas, il laboure avec acharnement, — c’est le mot.
Le refrain esclavagiste peut avoir sa valeur pour des propriétaires d’esclaves. Quant aux esclaves eux-mêmes, ils savent ce qu’il vaut : ils en connaissent les motifs.
D’ailleurs, qui donc, sinon les économistes, nous enseigna que, si le salarié s’acquitte tant bien que mal de sa besogne, un travail intense et productif ne s’obtient que de l’homme qui voit son bien-être grandir en proportion de ses efforts ? Tous les cantiques entonnés en l’honneur de la propriété se réduisent précisément à cet axiome.
Car, — chose remarquable, — lorsque des économistes, voulant célébrer les bienfaits de la propriété, nous montrent comment une terre inculte, un marais ou un sol pierreux se couvrent de riches moissons sous la sueur du paysan-propriétaire, ils ne prouvent nullement leur thèse en faveur de la propriété. En admettant que la seule garantie pour ne pas être spolié des fruits de son travail soit de posséder l’instrument de travail, — ce qui est vrai, — ils prouvent seulement que l’homme ne produit réellement que lorsqu’il travaille en toute liberté, qu’il a un certain choix dans ses occupations, qu’il n’a pas de surveillant pour le gêner et qu’enfin, il voit son travail lui profiter, ainsi qu’à d’autres qui font comme lui, et non pas à un fainéant quelconque. C’est tout ce que l’on peut déduire de leur argumentation, et c’est ce que nous affirmons aussi.
Quant à la forme de possession de l’instrument de travail, cela n’intervient qu’indirectement dans leur démonstration pour assurer au cultivateur que personne ne lui enlèvera le bénéfice de ses produits ni de ses améliorations. — Et pour appuyer leur thèse en faveur de la propriété contre toute autre forme de possession, les économistes ne devraient-ils pas nous démontrer que sous forme de possession communale, la terre ne produit jamais d’aussi riches moissons que lorsque la possession est personnelle ? Or cela n’est pas. C’est le contraire que l’on constate.
En effet, prenez, comme exemple, une commune du canton de Vaud, à l’époque où tous les hommes du village vont en hiver abattre le bois dans la forêt qui appartient à tous. Eh bien, c’est précisément pendant ces fêtes du travail que se montre le plus d’ardeur à la besogne et le plus considérable déploiement de force humaine. Aucun labeur salarié, aucun effort de propriétaire ne pourrait supporter la comparaison.
Ou bien encore, prenez un village russe, dont tous les habitants s’en vont faucher un pré appartenant à la commune, ou affermé par elle, c’est là que vous comprendrez ce que l’homme peut produire lorsqu’il travaille en commun pour une œuvre commune. Les compagnons rivalisent entre eux à qui tracera de sa faux le plus large cercle ; les femmes s’empressent à leur suite pour ne pas se laisser distancer par l’herbe fauchée. C’est encore une fête du travail pendant laquelle cent personnes font en quelques heures ce que leur travail accompli séparément n’eût pas terminé en quelques jours. Quel triste contraste fait, à côté, le travail du propriétaire isolé !
Enfin, on pourrait citer des milliers d’exemples chez les pionniers d’Amérique, dans les villages de la Suisse, de l’Allemagne, de la Russie et de certaines parties de la France ; les travaux faits en Russie par les escouades (artèles) de maçons, de charpentiers, de bateliers, de pêcheurs, etc., qui entreprennent une besogne pour s’en partager directement les produits ou même la rémunération, sans passer par l’intermédiaire des sous-entrepreneurs. On pourrait encore mentionner les chasses communales des tribus nomades et à l’infini nombre d’entreprises collectives menées bien. Et partout on constaterait la supériorité incontestable du travail communal, comparé à celui du salarié ou du simple propriétaire.
Le bien-être, c’est-à-dire, la satisfaction des besoins physiques, artistiques et moraux, et la sécurité de cette satisfaction, ont toujours été le plus puissant stimulant au travail. Et quand le mercenaire parvient à peine à produire le strict nécessaire, le travailleur libre qui voit l’aisance et le luxe s’accroître pour lui et pour les autres en proportion de ses efforts, déploie infiniment plus d’énergie et d’intelligence et obtient des produits de premier ordre bien plus abondants. L’un se sent rivé à la misère, l’autre peut espérer dans l’avenir le loisir et ses jouissances.
Là est tout le secret. C’est pourquoi une société qui visera au bien-être de tous et à la possibilité pour tous de jouir de la vie dans toutes ses manifestations, fournira un travail volontaire infiniment supérieur et autrement considérable que la production obtenue jusqu’à l’époque actuelle, sous l’aiguillon de l’esclavage, du servage et du salariat.
#### II
Quiconque peut se décharger aujourd’hui sur d’autres du labeur indispensable à l’existence, s’empresse de le faire, et il est admis qu’il en sera toujours ainsi.
Or le travail indispensable à l’existence, est essentiellement manuel. Nous avons beau être des artistes, des savants, aucun de nous ne peut se passer des produits obtenus par le travail des bras : pain, vêtement, routes, vaisseaux, lumière, chaleur, etc. Bien plus : si hautement artistiques ou si subtilement métaphysiques que soient nos jouissances, il n’en est pas une qui ne repose sur le travail manuel. Et c’est précisément de ce labeur, — fondement de la vie, — que chacun cherche à se décharger.
Nous le comprenons parfaitement. Il doit en être ainsi aujourd’hui.
Car faire un travail manuel signifie actuellement s’enfermer dix et douze heures par jour dans un atelier malsain, et rester dix ans, trente ans, toute sa vie, rivé à la même besogne.
Cela signifie se condamner à un salaire mesquin, être voué à l’incertitude du lendemain, au chômage, très souvent à la misère, plus souvent encore à la mort à l’hôpital, après avoir travaillé quarante ans à nourrir, vêtir, amuser et instruire d’autres que soi-même et ses enfants.
Cela signifie : porter toute sa vie aux yeux des autres le sceau de l’infériorité, et avoir soi-même conscience de cette infériorité, car, — quoi qu’en disent les beaux messieurs, — le travailleur manuel est toujours considéré comme l’inférieur du travailleur de la pensée, et celui qui a peiné dix heures à l’atelier n’a pas le temps et encore moins le moyen de se donner les hautes jouissances de la science et de l’art, ni surtout de se préparer à les apprécier ; il doit se contenter des bribes qui tombent de la table des privilégiés.
Nous comprenons donc que dans ces conditions, le travail manuel soit considéré comme une malédiction du sort.
Nous comprenons que tous n’aient qu’un rêve : celui de sortir ou de faire sortir leurs enfants de cette condition inférieure : de se créer une situation « indépendante », — c’est-à-dire, quoi ? — de vivre aussi du travail d’autrui !
Tant qu’il y aura une classe de travailleurs des bras et une autre classe de « travailleurs de la pensée » — les mains noires, les mains blanches, — il en sera ainsi.
Quel intérêt, en effet, peut avoir ce travail abrutissant pour l’ouvrier, qui d’avance connaît son sort, qui du berceau à la tombe, vivra dans la médiocrité, la pauvreté, l’insécurité du lendemain ? Aussi, quand on voit l’immense majorité des hommes reprendre chaque matin la triste besogne, on reste surpris de leur persévérance, de leur attachement au travail, de l’accoutumance qui leur permet, comme une machine, obéissant en aveugle à l’impulsion donnée, de mener cette vie de misère sans espoir du lendemain, sans même entrevoir en de vagues lueurs qu’un jour, eux, ou du moins leurs enfants, feront partie de cette humanité, riche enfin de tous les trésors de la libre nature, de toutes les jouissances du savoir et de la création scientifique et artistique, réservées aujourd’hui à quelques privilégiés.
C’est précisément pour mettre fin à cette séparation entre le travail de la pensée et le travail manuel, que nous voulons abolir le salariat, que nous voulons la Révolution sociale. Alors le travail ne se présentera plus comme une malédiction du sort : il deviendra ce qu’il doit être : le libre exercice de toutes les facultés de l’homme.
Il serait temps, d’ailleurs, de soumettre à une analyse sérieuse cette légende de travail supérieur que l’on prétend obtenir sous le fouet du salaire.
Il suffit de visiter, non pas la manufacture et l’usine modèles qui se trouvent par-ci par-là à l’état d’exception, mais l’usine telles qu’elles sont encore presque toutes, pour concevoir l’immense gaspillage de force humaine qui caractérise l’industrie actuelle. Pour une fabrique organisée plus ou moins rationnellement, il y en a cent ou plus, qui gâchent le travail de l’homme, cette force précieuse, sans autre motif plus sérieux que celui de procurer peut-être deux sous de plus par jour au patron.
Ici, vous voyez des gars de vingt à vingt-cinq ans, toute la journée sur un banc, la poitrine renfoncée, secouant fiévreusement la tête et le corps pour nouer avec une vitesse de prestidigitateurs, les deux bouts de méchants restes de fil de coton, revenus des métiers à dentelles. Quelle génération laisseront sur la terre ces corps tremblants et rachitiques ? Mais… « ils occupent si peu de place dans l’usine, et ils me rapportent chacun cinquante centimes par jour », dira le patron !
Là, vous voyez, dans une immense usine de Londres, des filles devenues chauves à dix-sept ans à force de porter sur la tête d’une salle à l’autre des plateaux d’allumettes, tandis que la plus simple machine pourrait charroyer les allumettes à leurs tables. Mais… il coûte si peu, le travail des femmes n’ayant pas de métier spécial ! À quoi bon une machine ! Quand celles-là n’en pourront plus, on les remplacera si facilement… il y en a tant dans la rue !
Sur le perron d’une riche maison, par une nuit glaciale, vous trouverez l’enfant endormi, nu-pieds, avec son paquet de journaux dans les bras… Il coûte si peu, le travail enfantin, qu’on peut bien l’employer, chaque soir, à vendre pour un franc de journaux, sur lesquels le pauvret touchera deux ou trois sous. Vous voyez enfin l’homme robuste se promenant les bras ballants ; il chôme pendant des mois entiers, tandis que sa fille s’étiole dans les vapeurs surchauffées de l’atelier d’apprêt des étoffes, et que son fils remplit à la main des pots de cirage, ou attend des heures au coin de la rue qu’un passant lui fasse gagner deux sous.
Et ainsi partout, de San Francisco à Moscou et de Naples à Stockholm. Le gaspillage des forces humaines est le trait prédominant, distinctif de l’industrie, — sans parler du commerce où il atteint des proportions encore plus colossales.
Quel triste satire dans ce nom d’économie politique que l’on donne à la science de la déperdition des forces sous le régime du salariat !
Ce n’est pas tout. Si vous parlez au directeur d’une usine bien organisée, il vous expliquera naïvement qu’il est difficile aujourd’hui de trouver un ouvrier habile, vigoureux, énergique, qui se donne au travail avec entrain. — « S’il s’en présente un, vous dira-t-il, parmi les vingt ou trente qui viennent chaque lundi nous demander de l’ouvrage, il est sûr d’être reçu, alors même que nous serions en train de réduire le nombre de nos bras. On le reconnaît au premier coup d’œil, et on l’accepte toujours, quitte à se défaire le lendemain d’un ouvrier âgé ou moins actif. » Et celui qui vient d’être renvoyé, tous ceux qui le seront demain, vont renforcer cette immense armée de réserve du capital — les ouvriers sans travail — qu’on n’appelle aux métiers et aux établis qu’aux moments de presse, ou pour vaincre la résistance des grévistes. Ou bien, ce rebut des meilleures usines, ce travailleur moyen, va rejoindre l’armée tout aussi formidable des ouvriers âgés ou médiocres, qui circule continuellement entre les usines secondaires, — celles qui couvrent à peine leurs frais et se tirent d’affaire par des trucs et des pièges tendus à l’acheteur, et surtout au consommateur des pays éloignés.
Et si vous parlez au travailleur lui-même, vous saurez que la règle des ateliers est que l’ouvrier ne fasse jamais tout ce dont il est capable. Malheur à celui qui, dans une usine anglaise, ne suivrait pas ce conseil, qu’à son entrée il reçoit de ses camarades !
Car les travailleurs savent que si, dans un moment de générosité, ils cèdent aux instances d’un patron et consentent à intensifier le travail pour achever des ordres pressants, ce travail nerveux sera exigé dorénavant comme règle dans l’échelle des salaires. Aussi, dans neuf usines sur dix, préfèrent-ils ne jamais produire autant qu’ils le pourraient. Dans certaines industries, on limite la production, afin de maintenir les prix élevés, et parfois on se passe le mot d’ordre de Co-canny qui signifie : « À mauvaise paie mauvais travail ! »
Le labeur salarié est un labeur de serf : il ne peut pas, il ne doit pas rendre tout ce qu’il pourrait rendre. Et il serait bien temps d’en finir avec cette légende qui fait du salaire le meilleur stimulant du travail productif. Si l’industrie rapporte actuellement cent fois plus que du temps de nos grands-pères, nous le devons au réveil soudain des sciences physiques et chimiques vers la fin du siècle passé ; non à l’organisation capitaliste du travail salarié, mais malgré cette organisation.
#### III
Ceux qui ont sérieusement étudié la question, ne nient aucun des avantages du communisme — à condition, bien entendu, qu’il soit parfaitement libre, c’est-à-dire anarchiste. — Ils reconnaissent que le travail payé en argent, même déguisé sous le nom de « bons », en des associations ouvrières gouvernées par l’État, garderait le cachet du salariat et en conserverait les inconvénients. Ils constatent que le système entier ne tarderait pas à en souffrir, alors même que la société rentrerait en possession des instruments de production. Et ils admettent que grâce à l’éducation intégrale donnée à tous les enfants, aux habitudes laborieuses des sociétés civilisées, avec la liberté de choisir et de varier ses occupations, et l’attrait du travail fait par des égaux pour le bien-être de tous, une société communiste ne manquerait pas de producteurs, qui bientôt tripleraient et décupleraient la fécondité du sol et donneraient un nouvel essor à l’industrie.
Voilà ce dont conviennent nos contradicteurs : « mais le danger, disent-ils, viendra de cette minorité de paresseux qui ne voudront pas travailler, malgré les excellentes conditions qui rendront le travail agréable, ou qui n’y apporteront pas de régularité et d’esprit de suite. Aujourd’hui, la perspective de la faim contraint les plus réfractaires à marcher avec les autres. Celui qui n’arrive pas à l’heure fixe est bientôt renvoyé. Mais il suffit d’une brebis galeuse pour contaminer le troupeau, et de trois ou quatre ouvriers nonchalants ou récalcitrants pour détourner tous les autres et amener dans l’atelier l’esprit de désordre et de révolte qui rend le travail impossible ; de sorte qu’en fin de compte il faudra en revenir à un système de contrainte qui force les meneurs à rentrer dans les rangs. Eh bien, le seul système qui permette d’exercer cette contrainte, sans froisser les sentiments du travailleur, n’est-il pas la rémunération selon le travail accompli ? Car tout autre moyen impliquerait l’intervention continuelle d’une autorité qui répugnerait bientôt à l’homme libre ».
Voilà, croyons-nous, l’objection dans toute sa force.
Elle rentre, on le voit, dans la catégorie des raisonnements par lesquels on cherche à justifier l’État, la loi pénale, le juge et le geôlier.
« Puisqu’il y a des gens — une faible minorité — qui ne se soumettent pas aux coutumes sociables, » disent les autoritaires, « il faut bien maintenir l’État, quelque coûteux qu’il soit, l’autorité, le tribunal et la prison, quoique ces institutions elles-mêmes deviennent une source de maux nouveaux de toute nature. »
Aussi pourrions-nous nous borner à répondre ce que nous avons répété tant de fois à propos de l’autorité en général : « Pour éviter un mal possible, vous avez recours à un moyen qui, lui-même, est un plus grand mal, et qui devient la source de ces mêmes abus auxquels vous voulez remédier. Car, n’oubliez pas que c’est le salariat, — l’impossibilité de vivre autrement qu’en vendant sa force de travail, — qui a créé le système capitaliste actuel, dont vous commencez à reconnaître les vices. »
Nous pourrions aussi remarquer, que ce raisonnement est après coup un simple plaidoyer pour excuser ce qui existe. Le salariat actuel n’a pas été institué pour obvier aux inconvénients du communisme. Son origine, comme celle de l’État et de la propriété, est tout autre. Il est né de l’esclavage et du servage imposés par la force, dont il n’est qu’une modification modernisée. Aussi cet argument n’a-t-il pas plus de valeur que ceux par lesquels on cherche à excuser la propriété et l’État.
Nous allons examiner cette objection cependant et voir ce qu’elle pourrait avoir de juste.
Et d’abord, n’est-il pas évident que si une société fondée sur le principe du travail libre était réellement menacée par les fainéants, elle pourrait se garer, sans se donner une organisation autoritaire ou recourir au salariat ?
Je suppose un groupe d’un certain nombre de volontaires, s’unissant dans une entreprise quelconque pour la réussite de laquelle tous rivalisent de zèle, sauf un des associés qui manque fréquemment à son poste ; devra-t-on à cause de lui dissoudre le groupe, nommer un président qui imposera des amendes, ou bien enfin, distribuer, comme l’Académie, des jetons de présence ? Il est évident qu’on ne fera ni l’un ni l’autre, mais qu’un jour on dira au camarade qui menace de faire péricliter l’entreprise : — « Mon ami, nous aimerions bien travailler avec toi ; mais comme tu manques souvent à ton poste, ou que tu fais négligemment ta besogne, nous devons nous séparer. Va chercher d’autres camarades qui s’accommoderont de ta nonchalance ! »
Ce moyen est si naturel qu’il se pratique partout aujourd’hui, dans toutes les industries, en concurrence avec tous les systèmes possibles d’amendes, de déductions de salaire, de surveillance, etc. ; l’ouvrier peut entrer à l’usine à l’heure fixe, mais s’il fait mal son travail, s’il gêne ses camarades par sa nonchalance ou d’autres défauts, s’ils se brouillent, c’est fini. Il est forcé de quitter l’atelier.
On prétend généralement que le patron omniscient et ses surveillants maintiennent la régularité et la qualité du travail dans l’usine. En réalité, dans une entreprise tant soit peu compliquée, dont la marchandise passe par plusieurs mains avant d’être terminée, c’est l’usine elle-même, c’est l’ensemble des travailleurs, qui veillent aux bonnes conditions du travail. C’est pourquoi les meilleures usines anglaises de l’industrie privée ont si peu de contre-maîtres — bien moins, en moyenne, que les usines françaises, et incomparablement moins que les usines anglaises de l’État.
Il en est de cela comme du maintien d’un certain niveau moral dans la société. On prétend en être redevable au garde-champêtre, au juge et au sergent de ville ; tandis qu’en réalité il se maintient malgré le juge, le sergent et le garde-champêtre. — « Beaucoup de lois beaucoup de crimes ! » — on l’a dit bien avant nous.
Ce n’est pas seulement dans les ateliers industriels que les choses se passent ainsi, cela se pratique partout, chaque jour, sur une échelle dont les rongeurs de livres, seuls, sont encore à se douter.
Quand une compagnie de chemin de fer, fédérée avec d’autres compagnies, manque à ses engagements, quand elle arrive en retard avec ses trains et laisse les marchandises en souffrance dans ses gares, les autres compagnies menacent de résilier les contrats et cela suffit d’ordinaire.
On croit généralement, du moins, on l’enseigne, — que le commerce n’est fidèle à ses engagements que sous la menace des tribunaux ; il n’en est rien. Neuf fois sur dix, le commerçant qui aura manqué à sa parole ne comparaîtra pas devant un juge. Là où le trafic est très actif, comme à Londres, le fait seul d’avoir forcé un débiteur à plaider, suffit à l’immense majorité des marchands, pour qu’ils se refusent désormais à traiter d’affaires avec celui qui les aura fait aboucher avec l’avocat.
Mais pourquoi alors, ce qui se fait aujourd’hui même entre compagnons d’atelier, commerçants et compagnies de chemin de fer, ne pourrait-il se faire dans une société basée sur le travail volontaire ?
Une association, par exemple, qui stipulerait avec chacun de ses membres le contrat suivant : — « Nous sommes prêts à vous garantir la jouissance de nos maisons, magasins, rues, moyens de transport, écoles, musées, etc., à condition que de vingt à quarante-cinq ou à cinquante ans, vous consacriez quatre ou cinq heures par jour à l’un des travaux reconnus nécessaires pour vivre. Choisissez vous-même, quand il vous plaira, les groupes dont vous voudrez faire partie, ou constituez-en un nouveau, pourvu qu’il se charge de produire le nécessaire. Et, pour le reste de votre temps, groupez-vous avec qui vous voudrez en vue de n’importe quelle récréation, d’art ou de science, à votre goût.
« Douze ou quinze cents heures de travail par an dans un des groupes produisant la nourriture, le vêtement, et le logement, ou s’employant à la salubrité publique, aux transports, etc., — c’est tout ce que nous vous demandons pour vous garantir tout ce que ces groupes produisent ou ont produit. Mais si aucun des milliers de groupes de notre fédération ne veut vous recevoir, — quel qu’en soit le motif, — si vous êtes absolument incapable de produire quoi que ce soit d’utile, ou si vous vous refusez à le faire, eh bien, vivez comme un isolé ou comme les malades. Si nous sommes assez riches pour ne pas vous refuser le nécessaire, nous serons enchantés de vous le donner. Vous êtes homme et vous avez le droit de vivre. Mais, puisque vous voulez vous placer dans des conditions spéciales et sortir des rangs, il est plus que probable que dans vos relations quotidiennes avec les autres citoyens vous vous en ressentirez. On vous regardera comme un revenant de la société bourgeoise, — à moins que des amis, découvrant en vous un génie, ne s’empressent de vous libérer de toute obligation morale envers la société en faisant pour vous le travail nécessaire à la vie.
« Et enfin, si cela ne vous plaît pas, allez chercher ailleurs, de par le monde, d’autres conditions. Ou bien, trouvez des adhérents, et constituez avec eux d’autres groupes qui s’organisent sur de nouveaux principes. Nous préférons les nôtres. »
Voilà ce qui pourrait se faire dans une société communiste si les fainéants y devenaient assez nombreux pour qu’on eût à s’en garer.
#### IV
Mais nous doutons fort qu’il y ait lieu de redouter cette éventualité dans une société réellement basée sur la liberté entière de l’individu.
En effet, malgré la prime à la fainéantise offerte par la possession individuelle du capital, l’homme vraiment paresseux est relativement rare, à moins d’être un malade.
On dit très souvent entre travailleurs que les bourgeois sont des fainéants. Il y en a assez, en effet, mais ceux-là sont encore l’exception. Au contraire, dans chaque entreprise industrielle, on est sûr de trouver un ou plusieurs bourgeois qui travaillent beaucoup. Il est vrai que le grand nombre des bourgeois profitent de leur situation privilégiée pour s’adjuger les travaux les moins pénibles, et qu’ils travaillent dans des conditions hygiéniques de nourriture, d’air, etc., qui leur permettent de faire leur besogne sans trop de fatigue. Or, ce sont précisément les conditions que nous demandons pour tous les travailleurs sans exception. il faut dire aussi que, grâce à leur position privilégiée, les riches font souvent du travail absolument inutile ou même nuisible à la société. Empereurs, ministres, chefs de bureaux, directeurs d’usines, commerçants, banquiers, etc., s’astreignent à faire, pendant quelques heures par jour, un travail qu’ils trouvent plus ou moins ennuyeux, — tous préférant leurs heures de loisir à cette besogne obligatoire. Et si dans neuf cas sur dix cette besogne est funeste, ils ne la trouvent pas pour cela moins fatigante. Mais c’est précisément parce que les bourgeois mettent la plus grande énergie à faire le mal (sciemment ou non) et à défendre leur position privilégiée, qu’ils ont vaincu la noblesse foncière et qu’ils continuent à dominer la masse du peuple. S’ils étaient des fainéants, il y a longtemps qu’ils n’existeraient plus et auraient disparu comme les talons rouges.
Dans une société qui leur demanderait seulement quatre ou cinq heures par jour de travail utile, agréable et hygiénique, ils s’acquitteraient parfaitement de leur besogne et ils ne subiraient certainement pas, sans les réformer, les conditions horribles dans lesquelles ils maintiennent aujourd’hui le travail. Si un Pasteur passait seulement cinq heures dans les égouts de Paris, croyez bien qu’il trouverait bientôt le moyen de les rendre tout aussi salubres que son laboratoire bactériologique.
Quant à la fainéantise de l’immense majorité des travailleurs, il n’y a que des économistes et des philanthropes pour discourir là-dessus.
Parlez-en à un industriel intelligent, et il vous dira que si les travailleurs se mettaient seulement dans la tête d’être fainéants, il n’y aurait qu’à fermer toutes les usines ; car aucune mesure de sévérité, aucun système d’espionnage n’y pourraient rien. Il fallait voir l’hiver dernier la terreur provoquée parmi les industriels anglais lorsque quelques agitateurs se sont mis à prêcher la théorie du Co-Canny, « à mauvaise paie, mauvais travail ; filez à la douce, ne vous esquintez pas, et gâchez tout ce que vous pourrez ! » — « On démoralise le travailleur, on veut tuer l’industrie ! » criaient ceux-mêmes qui tonnaient jadis contre l’immoralité de l’ouvrier et la mauvaise qualité de ses produits. Mais si le travailleur était ce que le représentent les économistes — le paresseux qu’il faut sans cesse menacer du renvoi de l’atelier — que signifierait ce mot de « démoralisation ? »
Ainsi, quand on parle de fainéantise possible, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une minorité, d’une infime minorité dans la société. Et avant de légiférer contre cette minorité, ne serait-il pas urgent d’en connaître l’origine ?
Quiconque observe d’un regard intelligent sait très bien que l’enfant réputé paresseux à l’école est souvent celui qui comprend mal ce qu’on lui enseigne mal. Très souvent encore, son cas provient d’anémie cérébrale, suite de la pauvreté et d’une éducation antihygiénique.
Tel garçon, paresseux pour le latin et le grec, travaillerait comme un nègre si on l’initiait aux sciences, surtout par l’intermédiaire du travail manuel. Telle fillette réputée nulle en mathématiques devient la première mathématicienne de sa classe si elle est tombée par hasard sur quelqu’un qui a su saisir et lui expliquer ce qu’elle ne comprenait pas dans les éléments de l’arithmétique. Et tel ouvrier, nonchalant à l’usine, bêche son jardin dès l’aube en contemplant le lever du soleil, et le soir à la nuit tombante, quand toute la nature rentre dans son repos.
Quelqu’un a dit que la poussière est de la matière qui n’est pas à sa place. La même définition s’applique aux neuf-dixièmes de ceux qu’on nomme paresseux. Ce sont des gens égarés dans une voie qui ne répond ni à leur tempérament ni à leurs capacités. En lisant les biographies des grands hommes, on est frappé du nombre de « paresseux » parmi eux. Paresseux, tant qu’ils n’avaient pas trouvé leur vrai chemin, et laborieux à outrance plus tard. Darwin, Stephenson et tant d’autres étaient de ces paresseux-là.
Très souvent le paresseux n’est qu’un homme auquel il répugne de faire toute sa vie la dix-huitième partie d’une épingle, ou la centième partie d’une montre, tandis qu’il se sent une exubérance d’énergie qu’il voudrait dépenser ailleurs. Souvent encore, c’est un révolté qui ne peut admettre l’idée que toute sa vie il restera cloué à cet établi, travaillant pour procurer mille jouissances à son patron, tandis qu’il se sait beaucoup moins bête que lui et qu’il n’a d’autre tort que d’être né dans un taudis, au lieu de venir au monde dans un château.
Enfin, bon nombre des « paresseux » ne connaissent pas le métier par lequel ils sont forcés de gagner leur vie. Voyant la chose imparfaite qui sort de leurs mains, s’efforçant vainement de mieux faire, et s’apercevant que jamais ils n’y réussiront à cause des mauvaises habitudes de travail déjà acquises, ils prennent en haine leur métier et, n’en sachant pas d’autre, le travail en général. Des milliers d’ouvriers et d’artistes manqués sont dans ce cas.
Au contraire, celui qui, dès sa jeunesse, a appris à bien toucher du piano, à bien manier le rabot, le ciseau, le pinceau ou la lime, de manière à sentir que ce qu’il fait est beau, n’abandonnera jamais le piano, le ciseau ou la lime. Il trouvera un plaisir dans son travail qui ne le fatiguera pas, tant qu’il ne sera pas surmené.
Sous une seule dénomination, la paresse, on a ainsi groupé toute une série de résultats dus à des causes diverses, dont chacune pourrait devenir une source de bien au lieu d’être un mal pour la société. Ici, comme pour la criminalité, comme pour toutes les questions concernant les facultés humaines, on a rassemblé des faits n’ayant entre eux rien de commun. On dit paresse ou crime, sans même se donner la peine d’en analyser les causes. On s’empresse de les châtier, sans se demander si le châtiment même ne contient pas une prime à la « paresse » ou au « crime ».
Voilà pourquoi une société libre, voyant le nombre de fainéants s’accroître dans son sein, songerait sans doute à rechercher les causes de leur paresse pour essayer de les supprimer avant d’avoir recours aux châtiments. Lorsqu’il s’agit, ainsi que nous l’avons déjà dit, d’un simple cas d’anémie. « Avant de bourrer de science le cerveau de l’enfant, donnez-lui d’abord du sang ; fortifiez-le et, pour qu’il ne perde pas son temps, menez-le à la campagne ou au bord de la mer. Là, enseignez-lui en plein air, et non dans les livres, la géométrie — en mesurant avec lui les distances jusqu’aux rochers voisins ; — il apprendra les sciences naturelles en cueillant les fleurs et pêchant à la mer ; — la physique en fabriquant le bateau sur lequel il ira pêcher. — Mais, de grâce, n’emplissez son cerveau de phrases et de langues mortes. N’en faites pas un paresseux ! »
Tel enfant n’a pas des habitudes d’ordre et de régularité. Laissez les enfants se les inculquer entre eux. Plus tard, le laboratoire et l’usine, le travail sur un espace resserré, avec beaucoup d’outils à manœuvrer, donneront la méthode. N’en faites pas vous-mêmes des êtres désordonnés, par votre école qui n’a d’ordre que dans la symétrie de ses bancs, mais qui, — véritable image du chaos dans ses enseignements, — n’inspirera jamais à personne l’amour de l’harmonie, de la suite et de la méthode dans le travail.
Ne voyez-vous donc pas qu’avec vos méthodes d’enseignement, élaborées par un ministère pour huit millions d’écoliers qui représentent huit millions de capacités différentes, vous ne faites qu’imposer un système bon pour des médiocrités, imaginé par une moyenne de médiocrités. Votre école devient une université de la paresse, comme votre prison est une université du crime. Rendez donc l’école libre, abolissez vos grades universitaires, faites appel aux volontaires de l’enseignement, — commencez par là, au lieu d’édicter contre la paresse des lois qui ne feront que l’enrégimenter.
Donnez à l’ouvrier qui ne peut s’astreindre à fabriquer une minuscule partie d’un article quelconque, qui étouffe auprès d’une petite machine à tarauder qu’il finit par haïr, donnez-lui la possibilité de travailler la terre, d’abattre des arbres dans la forêt, de courir en mer contre la tempête, de sillonner l’espace sur la locomotive. Mais n’en faites pas un paresseux en le forçant, toute sa vie, à surveiller une petite machine à poinçonner la tête d’une vis ou à percer le trou d’une aiguille !
Supprimez seulement les causes qui font les paresseux, et croyez qu’il ne restera guère d’individus haïssant réellement le travail, et surtout le travail volontaire, que besoin ne sera d’un arsenal de lois pour statuer sur leur compte.
* ↑ Voyez notre brochure Les Prisons, Paris, 1889. |
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#### LE SALARIAT COLLECTIVISTE
##### I
Dans leurs plans de reconstruction de la société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d’abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.
Pour ce qui concerne le gouvernement soi-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible que des hommes intelligents — et le parti collectiviste n’en manque pas — puissent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l’histoire nous a données à ce sujet, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux États-Unis.
Tandis que de tous côtés nous voyons le régime parlementaire s’effondrer, et que de tous côtés surgit la critique des principes mêmes du système, — non plus seulement de ses applications, — comment se fait-il que des socialistes-révolutionnaires défendent ce système, condamné à mourir ?
Élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté, consacrer en même temps et accroître sa domination sur les travailleurs, le système parlementaire est la forme, par excellence, du régime bourgeois. Les coryphées de ce système n’ont jamais soutenu sérieusement qu’un parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents d’entre eux savent que c’est impossible. Par le régime parlementaire la bourgeoisie a simplement cherché à opposer une digue à la royauté, sans donner la liberté au peuple. Mais à mesure que le peuple devient plus conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multiplie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi, les démocrates de tous pays imaginent-ils vainement des palliatifs divers. On essaie le référendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités, — autres utopies parlementaires. — On s’évertue, en un mot, à la recherche de l’introuvable ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance en un gouvernement représentatif disparaît.
Il en est de même pour le salariat : car, après avoir proclamé l’abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, comment peut-on réclamer, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? C’est pourtant ce que font les collectivistes en préconisant les bons de travail.
On comprend que les socialistes anglais du commencement de ce siècle aient inventé les bons de travail. Ils cherchaient simplement à mettre d’accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes.
Si, plus tard, Proudhon reprit cette invention, cela se comprend encore. Dans son système mutuelliste, il cherchait à rendre le Capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait du fond du cœur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie à l’individu contre l’État.
Que des économistes plus ou moins bourgeois admettent aussi les bons de travail, cela n’étonne pas davantage. Il leur importe peu que le travailleur soit payé en bons de travail ou en monnaie à l’effigie de la République ou de l’Empire. Ils tiennent à sauver dans la débâcle prochaine la propriété individuelle des maisons habitées, du sol, des usines, en tous cas celle des maisons habitées et du Capital nécessaire à la production manufacturière. Et pour garder cette propriété, les bons de travail feraient très bien leur affaire.
Pourvu que le bon de travail puisse être échangé contre des bijoux et des voitures, le propriétaire de la maison l’acceptera volontiers comme prix du loyer. Et tant que la maison habitée, le champ et l’usine appartiendront à des propriétaires isolés, force sera de les payer d’une façon quelconque pour travailler dans leurs champs ou dans leurs usines, et loger dans leurs maisons. Force également sera de payer le travailleur en or, en papier-monnaie ou en bons échangeables contre toute sorte de marchandises.
Mais comment peut-on défendre cette nouvelle forme du salariat — le bon de travail — si on admet que la maison, le champ et l’usine ne sont plus propriété privée, qu’ils appartiennent à la commune ou à la nation ?
#### II
Examinons de plus près ce système de rétribution du travail, prôné par les collectivistes français, allemands, anglais et italiens.
Il se réduit à peu près à ceci : Tout le monde travaille, dans les champs, les usines, les écoles, les hôpitaux, etc. La journée de travail est réglée par l’État, auquel appartiennent la terre, les usines, les voies de communication, etc. Chaque journée de travail est échangée contre un bon de travail, qui porte, disons, ces mots : huit heures de travail. Avec ce bon l’ouvrier peut se procurer, dans les magasins de l’État ou des diverses corporations toute sorte de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que l’on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes d’allumettes, ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire : quatre sous de savon, on dirait, après la Révolution collectiviste : cinq minutes de savon.
La plupart des collectivistes, fidèles à la distinction établie par les économistes bourgeois (et par Marx) entre le travail qualifié et le travail simple, nous disent en outre que le travail qualifié, ou professionnel, devra être payé un certain nombre de fois plus que le travail simple. Ainsi, une heure de travail du médecin devra être considérée comme équivalente à deux ou trois heures de travail de la garde-malade, ou bien à trois heures du terrassier. « Le travail professionnel ou qualifié sera un multiple du travail simple », nous dit le collectiviste Groenlund, parce que ce genre de travail demande un apprentissage plus ou moins long.
D’autres collectivistes, tels que les marxistes français, ne font pas cette distinction. Ils proclament « l’égalité des salaires ». Le docteur, le maître d’école et le professeur seront payés (en bons de travail) au même taux que le terrassier. Huit heures passées à faire la tournée de l’hôpital vaudront autant que huit heures passées à des travaux de terrassement, ou bien dans la mine ou la fabrique.
Quelques-uns font une concession de plus ; ils admettent que le travail désagréable ou malsain, — tel que celui des égouts — pourra être payé à un taux plus élevé que le travail agréable. Une heure de service des égouts comptera, disent-ils, comme deux heures de travail du professeur.
Ajoutons que certains collectivistes admettent la rétribution en bloc, par corporations. Ainsi, une corporation dirait : « Voici cent tonnes d’acier. Pour les produire nous étions cent travailleurs, et nous avons mis dix jours. Notre journée ayant été de huit heures, cela fait huit mille heures de travail pour cent tonnes d’acier ; soit, huit heures la tonne. » Sur quoi l’État leur paierait huit mille bons de travail d’une heure chacun, et ces huit mille bons seraient répartis entre les membres de l’usine, comme bon leur semblerait.
D’autre part, cent mineurs ayant mis vingt jours pour extraire huit mille tonnes de charbon, le charbon vaudrait deux heures la tonne, et les seize mille bons d’une heure chacun, reçus par la corporation des mineurs, seraient répartis entre eux selon leurs appréciations.
Si les mineurs protestaient et disaient que la tonne d’acier ne doit coûter que six heures de travail, au lieu de huit ; si le professeur voulait faire payer sa journée deux fois plus que la garde-malade, — alors l’État interviendrait et réglerait leurs différends.
Telle est, en peu de mots, l’organisation que les collectivistes veulent faire surgir de la Révolution sociale. Comme on le voit, leurs principes sont : propriété collective des instruments de travail et rémunération de chacun selon le temps employé à produire, en tenant compte de la productivité de son travail. Quant au régime politique, ce serait le parlementarisme, modifié par le mandat impératif et le référendum, c’est-à-dire, le plébiscite par oui ou par non.
Disons tout d’abord que ce système nous semble absolument irréalisable.
Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire — l’abolition de la propriété privée — et ils le nient sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.
Ils proclament un principe révolutionnaire et ignorent les conséquences que ce principe doit inévitablement amener. Ils oublient que le fait même d’abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, voies de communication, capitaux) doit lancer la société en des voies absolument nouvelles ; qu’il doit bouleverser de fond en comble la production, aussi bien dans son objet que dans ses moyens ; que toutes les relations quotidiennes entre individus doivent être modifiées, dès que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune.
« Point de propriété privée », disent-ils, et aussitôt ils s’empressent de maintenir la propriété privée dans ses manifestations quotidiennes. « Vous serez une Commune quant à la production ; les champs, les outils, les machines, tout ce qui a été fait jusqu’à ce jour, manufactures, chemins de fer, ports, mines, etc., tout cela est à vous. On ne fera pas la moindre distinction concernant la part de chacun dans cette propriété collective.
« Mais dès le lendemain, vous vous disputerez minutieusement la part que vous allez prendre à la création de nouvelles machines, au percement de nouvelles mines. Vous chercherez à peser exactement la part qui reviendra à chacun dans la nouvelle production. Vous compterez vos minutes de travail et veillerez à ce qu’une minute de votre voisin ne puisse pas acheter plus de produits que la vôtre.
« Et puisque l’heure ne mesure rien, puisque dans telle manufacture un travailleur peut surveiller six métiers de tissage à la fois, tandis que dans telle autre usine il n’en surveille que deux, vous pèserez la force musculaire, l’énergie cérébrale et l’énergie nerveuse que vous aurez dépensées. Vous calculerez strictement les années d’apprentissage pour évaluer la part de chacun dans la production future. Tout cela, après avoir déclaré que vous ne tenez aucun compte de la part qu’il peut avoir prise dans la production passée. »
Eh bien, pour nous, il est évident qu’une société ne peut pas s’organiser sur deux principes absolument opposés, deux principes qui se contredisent continuellement. Et la nation ou la commune qui se donnerait une pareille organisation serait forcée, ou bien de revenir à la propriété privée, ou bien de se transformer immédiatement en société communiste.
#### III
Nous avons dit que certains écrivains collectivistes demandent qu’on établisse une distinction entre le travail qualifié ou professionnel et le travail simple. Ils prétendent que l’heure de travail de l’ingénieur, de l’architecte ou du médecin, doit être comptée comme deux ou trois heures de travail du forgeron, du maçon ou de la garde-malade. Et la même distinction, disent-ils, doit être faite entre toute espèce de métier exigeant un apprentissage plus ou moins long et ceux des simples journaliers.
Eh bien, établir cette distinction, c’est maintenir toutes les inégalités de la société actuelle. C’est tracer d’avance une démarcation entre les travailleurs et ceux qui prétendent les gouverner. C’est diviser la société en deux classes bien distinctes : l’aristocratie du savoir, au-dessus de la plèbe des bras calleux ; l’une, vouée au service de l’autre ; l’une, travaillant de ses bras pour nourrir et vêtir ceux qui profitent de leurs loisirs afin d’apprendre à dominer leurs nourriciers.
C’est plus encore reprendre un des traits distinctifs de la société actuelle et lui donner la sanction de la Révolution sociale. C’est ériger en principe un abus que l’on condamne aujourd’hui dans la vieille société qui s’effondre.
Nous savons ce que l’on va nous répondre. On nous parlera de « socialisme scientifique ». On citera les économistes bourgeois — et Marx aussi — pour démontrer que l’échelle des salaires a sa raison d’être, puisque « la force de travail » de l’ingénieur aura plus coûté à la société que « la force de travail » du terrassier. En effet les économistes n’ont-ils pas cherché à nous prouver que si l’ingénieur est payé vingt fois plus que le terrassier, c’est parce que les frais « nécessaires » pour faire un ingénieur sont plus considérables que ceux qui sont nécessaires pour faire un terrassier ? Et Marx n’a-t-il pas prétendu que la même distinction est également logique entre diverses branches de travail manuel ? Il devait conclure ainsi, puisqu’il avait repris pour son compte la théorie de Ricardo sur la valeur et soutenu que les produits s’échangent en proportion de la quantité de travail socialement nécessaire à leur production.
Mais nous savons aussi à quoi nous en tenir à ce sujet. Nous savons que si l’ingénieur, le savant et le docteur sont payés aujourd’hui dix ou cent fois plus que le travailleur, et que si le tisseur gagne trois fois plus que l’agriculteur et dix fois plus que l’ouvrière d’une fabrique d’allumettes, ce n’est pas en raison de leurs « frais de production ». C’est en raison d’un monopole d’éducation ou du monopole de l’industrie. L’ingénieur, le savant et le docteur exploitent tout bonnement un capital, — leur brevet, — comme le bourgeois exploite une usine, ou comme le noble exploitait ses titres de naissance.
Quant au patron qui paie l’ingénieur vingt fois plus que le travailleur, c’est en raison de ce calcul bien simple : si l’ingénieur peut lui économiser cent mille francs par an sur la production, il lui paye vingt mille francs. Et s’il voit un contre-maître, — habile à faire suer les ouvriers, — qui lui économise dix mille francs sur la main-d’œuvre, il s’empresse de lui donner deux ou trois mille francs par an. Il lâche un millier de francs en plus là où il compte en gagner dix, et c’est là l’essence du régime capitaliste. Il en est de même des différences entre les divers métiers manuels.
Qu’on ne vienne donc pas nous parler des « frais de production » que coûte la force de travail, et nous dire qu’un étudiant, qui a passé gaiement sa jeunesse à l’université, a droit à un salaire dix fois plus élevé que le fils du mineur qui s’est étiolé dans la mine dès l’âge de onze ans, ou qu’un tisserand a droit à un salaire trois ou quatre fois plus élevé que celui de l’agriculteur. Les frais nécessaires pour produire un tisserand ne sont pas quatre fois plus considérables que les frais nécessaires pour produire un paysan. Le tisserand bénéficie simplement des avantages dans lesquels l’industrie est placée en Europe, par rapport aux pays qui n’ont pas encore d’industrie.
Personne n’a jamais calculé ces frais de production. Et si un fainéant coûte bien plus à la société qu’un travailleur, reste encore à savoir si, tout compté, — mortalité des enfants ouvriers, anémie qui les ronge et morts prématurées, — un robuste journalier ne coûte pas plus à la société qu’un artisan.
Voudra-t-on nous faire croire, par exemple, que le salaire de trente sous que l’on paie à l’ouvrière parisienne, les six sous de la paysanne d’Auvergne qui s’aveugle sur les dentelles, ou les quarante sous par jour du paysan représentent leurs « frais de production ». Nous savons bien qu’on travaille souvent pour moins que cela, mais nous savons aussi qu’on le fait exclusivement parce que, grâce à notre superbe organisation, il faut mourir de faim sans ces salaires dérisoires.
Pour nous l’échelle des salaires est un produit très complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de l’accaparement capitaliste, du monopole, — de l’État et du Capital en un mot. — Aussi disons nous que toutes les théories sur l’échelle des salaires ont été inventées après coup pour justifier les injustices existant actuellement, et que nous n’avons pas à en tenir compte.
On ne manquera pas non plus de nous dire que l’échelle collectiviste des salaires serait cependant un progrès. — « Il vaudra mieux, dira-t-on, voir certains ouvriers toucher une somme deux ou trois fois supérieure à celle du commun, que des ministres empocher en un jour ce que le travailleur ne parvient pas à gagner en un an. Ce serait toujours un pas vers l’égalité. »
Pour nous, ce pas serait un progrès à rebours. Introduire dans une société nouvelle la distinction entre le travail simple et le travail professionnel aboutirait, nous l’avons dit, à faire sanctionner par la Révolution et ériger en principe un fait brutal que nous subissons aujourd’hui, mais que néanmoins nous trouvons injuste. Ce serait imiter ces messieurs du 4 août 1789, qui proclamaient l’abolition des droits féodaux avec phrases à effet, mais qui, le 8 août, sanctionnaient ces mêmes droits en imposant aux paysans des redevances pour les racheter aux seigneurs, qu’ils mettaient sous la sauvegarde de la Révolution. Ce serait encore imiter le gouvernement russe, proclamant, lors de l’émancipation des serfs, que la terre appartiendrait désormais aux seigneurs, tandis qu’auparavant c’était un abus que de disposer des terres appartenant aux serfs.
Ou bien, pour prendre un exemple plus connu : lorsque la Commune de 1871 décida de payer les membres du Conseil de la Commune quinze francs par jour, tandis que les fédérés aux remparts ne touchaient que trente sous, cette décision fut acclamée comme un acte de haute démocratie égalitaire. En réalité, la Commune ne faisait que ratifier la vieille inégalité entre le fonctionnaire et le soldat, le gouvernement et le gouverné. De la part d’une chambre opportuniste, pareille décision eût pu paraître admirable : mais la Commune manquait ainsi à son principe révolutionnaire et, par cela même, le condamnait.
Dans la société actuelle, lorsque nous voyons un ministre se payer cent mille francs par an, tandis que le travailleur doit se contenter de mille, ou de moins ; lorsque nous voyons le contre-maître payé deux ou trois fois plus que l’ouvrier, et qu’entre les ouvriers mêmes, il y a toutes les gradations, depuis dix francs par jour jusqu’aux six sous de la paysanne, nous désapprouvons le salaire élevé du ministre, mais aussi la différence entre les dix francs de l’ouvrier et les six sous de la pauvre femme. Et nous disons : « À bas les privilèges de l’éducation, aussi bien que ceux de la naissance ! » Nous sommes anarchistes, précisément parce que ces privilèges nous révoltent.
Ils nous révoltent déjà dans cette société autoritaire. Pourrions-nous les supporter dans une société qui débuterait en proclamant l’Égalité ?
Voilà pourquoi certains collectivistes, comprenant l’impossibilité de maintenir l’échelle des salaires dans une société inspirée du souffle de la Révolution, s’empressent de proclamer que les salaires seront égaux. Mais ils se butent contre de nouvelles difficultés, et leur égalité des salaires devient une utopie tout aussi irréalisable que l’échelle des autres collectivistes.
Une société qui se sera emparée de toute la richesse sociale, et qui aura hautement proclamé que tous ont droit à cette richesse, — quelque part qu’ils aient prise antérieurement à la créer, — sera forcée d’abandonner toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail, sous quelque forme qu’on le présente.
#### IV
« A chacun selon ses œuvres », disent les collectivistes, ou, en d’autres termes, selon sa part de services rendus à la société. Et ce principe, on le recommande comme devant être mis en pratique dès que la Révolution aura mis en commun les instruments de travail et tout ce qui est nécessaire à la production !
Eh bien, si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité ; ce serait abandonner, sans le résoudre, l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras.
En effet, dans une société telle que la nôtre, où nous voyons que plus l’homme travaille, moins il est rétribué, ce principe peut paraître de prime-abord comme une aspiration vers la justice. Mais, au fond, il n’est que la consécration des injustices du passé. C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle, parce que, du jour où l’on commença à évaluer, en monnaie ou en toute autre espèce de salaire, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses œuvres, toute l’histoire de la société capitaliste (l’État aidant) était écrite d’avance ; elle était renfermée, en germe, dans ce principe.
Devons-nous donc revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? — Nos théoriciens le veulent ; mais heureusement c’est impossible : la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, noyée dans le sang, elle devra être recommencée.
Les services rendus a la société, — que ce soit un travail dans l’usine ou dans les champs, ou bien des services moraux ne peuvent pas être évalués en unités monétaires. Il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur, de ce qu’on a nommé improprement valeur d’échange, ni de la valeur d’utilité, par rapport à la production. Si nous voyons deux individus travaillant l’un et l’autre pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à différents travaux qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont à peu près équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de l’un vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de l’autre.
On peut dire grosso modo que l’homme qui, sa vie durant, s’est privé de loisir pendant dix heures par jour, a donné à la société beaucoup plus que celui qui ne s’est privé de loisir que cinq heures par jour ou qui ne s’en est pas privé du tout. Mais on ne peut pas prendre ce qu’il a fait pendant deux heures et dire que ce produit vaut deux fois plus que le produit d’une heure de travail d’un autre individu, et le rémunérer en proportion. Ce serait méconnaître tout ce qu’il y a de complexe dans l’industrie, l’agriculture, la vie entière de la société actuelle ; ce serait ignorer jusqu’à quel point tout travail de l’individu est le résultat des travaux antérieurs et présents de la société entière. Ce serait se croire dans l’âge de pierre, tandis que nous vivons dans l’âge de l’acier.
Entrez dans une mine de charbon et voyez cet homme, posté près de l’immense machine qui fait monter et descendre la cage. Il tient en main le levier qui arrête et renverse la marche de la machine ; il l’abaisse et la cage rebrousse chemin en un clin d’œil ; il la lance en haut, en bas avec une vitesse vertigineuse. Tout attention, il suit des yeux sur le mur un indicateur qui lui montre, sur une petite échelle, à quel endroit du puits se trouve la cage à chaque instant de sa marche, et dès que l’indicateur a atteint un certain niveau, il arrête soudain l’élan de la cage pas un mètre plus haut, ni plus bas que la ligne voulue. Et, à peine a-t-on déchargé les bennes remplies de charbon et poussé les bennes vides, qu’il renverse le levier et renvoie de nouveau la cage dans l’espace.
Pendant huit, dix heures de suite, il soutient cette prodigieuse attention. Que son cerveau se relâche un seul moment, et la cage ira heurter et briser les roues, rompre le câble, écraser les hommes, arrêter tout le travail de la mine. Qu’il perde trois secondes à chaque coup de levier, et, — dans les mines perfectionnées modernes, — l’extraction est réduite de vingt à cinquante tonneaux par jour.
Est-ce lui qui rend le plus grand service dans la mine ? Est-ce, peut-être, ce garçon qui lui sonne d’en bas le signal de remonter la cage ? Est-ce le mineur qui à chaque instant risque sa vie au fond du puits et qui sera un jour tué par le grisou ? Ou encore l’ingénieur qui perdrait la couche de charbon et ferait creuser dans la pierre à une simple erreur d’addition dans ses calculs ? Ou bien, enfin, le propriétaire qui a engagé tout son patrimoine et qui a peut-être dit, contrairement à toutes les prévisions : « Creusez ici, vous trouverez un excellent charbon. »
Tous les travailleurs engagés dans la mine contribuent, dans la mesure de leurs forces, de leur énergie, de leur savoir, de leur intelligence et de leur habileté, à extraire le charbon. Et nous pouvons dire que tous ont le droit de vivre, de satisfaire à leurs besoins, et même à leurs fantaisies, après que le nécessaire pour tous aura été assuré. Mais, comment pouvons-nous évaluer leurs œuvres ?
Et puis, le charbon qu’ils auront extrait est-il leur œuvre ? N’est-il pas aussi l’œuvre de ces hommes qui ont bâti le chemin de fer menant à la mine et les routes qui rayonnent de toutes ses stations ? N’est-il pas aussi l’œuvre de ceux qui ont labouré et ensemencé les champs, extrait le fer, coupé le bois dans la forêt, bâti les machines qui brûleront le charbon, et ainsi de suite ?
Aucune distinction ne peut être faite entre les œuvres de chacun. Les mesurer par les résultats nous mène à l’absurde. Les fractionner et les mesurer par les heures de travail nous mène aussi à l’absurde. Reste une chose : placer les besoins au-dessus des œuvres, et reconnaître le droit à la vie d’abord, à l’aisance ensuite pour tous ceux qui prendront une certaine part à la production.
Mais prenez toute autre branche de l’activité humaine, prenez l’ensemble des manifestations de l’existence : Lequel d’entre nous peut réclamer une rétribution plus forte pour ses œuvres ? Est-ce le médecin qui a deviné la maladie, ou la garde-malade qui a assuré la guérison par ses soins hygiéniques ?
Est-ce l’inventeur de la première machine à vapeur, ou le garçon qui, un jour, las de tirer la corde qui servait jadis à ouvrir la soupape pour faire entrer la vapeur sous le piston, attacha cette corde au levier de la machine et alla jouer avec ses camarades, sans se douter qu’il avait inventé le mécanisme essentiel de toute machine moderne — la soupape automatique ?
Est-ce l’inventeur de la locomotive, ou cet ouvrier de Newcastle, qui suggéra de remplacer par des traverses en bois les pierres que l’on mettait jadis sous les rails et qui faisaient dérailler les trains faute d’élasticité ? Est-ce le mécanicien sur la locomotive ? L’homme qui, par ses signaux, arrête les trains ? L’aiguilleur qui leur ouvre les voies ?
À qui devons-nous le câble transatlantique ? Serait-ce à l’ingénieur qui s’obstinait à affirmer que le câble transmettrait les dépêches, tandis que les savants électriciens déclaraient la chose impossible ? A Maury, le savant qui conseilla d’abandonner les gros câbles pour d’autres aussi minces qu’une canne ? Ou bien encore à ces volontaires venus on ne sait d’où, qui passaient nuit et jour sur le pont à examiner minutieusement chaque mètre du câble pour enlever les clous que les actionnaires des compagnies maritimes faisaient enfoncer bêtement dans la couche isolante du câble, afin de le mettre hors de service ?
Et, dans un domaine encore plus vaste, le vrai domaine de la vie humaine avec ses joies, ses douleurs et ses accidents, — chacun de nous ne nommera-t-il pas quelqu’un qui lui aura rendu dans sa vie un service si important, qu’il s’indignerait si on parlait de l’évaluer en monnaie ? Ce service pouvait être un mot, rien qu’un mot dit à temps ; ou bien ce furent des mois et des années de dévouement. — Allez-vous aussi évaluer ces services, « incalculables » « en bons de travail ? »
« Les œuvres de chacun ! » — Mais les sociétés humaines ne vivraient pas deux générations de suite, elles disparaîtraient dans cinquante ans, si chacun ne donnait infiniment plus que ce dont il sera rétribué en monnaie, en « bons », ou en récompenses civiques. Ce serait l’extinction de la race, si la mère n’usait sa vie pour conserver celles de ses enfants, si chaque homme ne donnait quelque chose, sans rien compter, si l’homme ne donnait surtout là où il n’attend aucune récompense.
Et si la société bourgeoise dépérit ; si nous sommes aujourd’hui dans un cul-de-sac dont nous ne pouvons sortir sans porter la torche et la hache sur les institutions du passé, c’est précisément faute d’avoir trop compté. C’est faute de nous être laisse entraîner à ne donner que pour recevoir, c’est pour avoir voulu faire de la société une compagnie commerciale basée sur le doit et avoir.
Les collectivistes, d’ailleurs, le savent. Ils comprennent vaguement qu’une société ne pourrait pas exister si elle poussait à bout le principe : « À chacun selon ses œuvres. » Ils se doutent que les besoins, — nous ne parlons pas des fantaisies, — les besoins de l’individu ne correspondent pas toujours à ses œuvres. Aussi De Paepe nous dit-il :
« Ce principe — éminemment individualiste — serait, du reste, tempéré par l’intervention sociale pour l’éducation des enfants et des jeunes gens (y compris l’entretien et la nourriture) et par l’organisation sociale de l’assistance des infirmes et des malades, de la retraite pour les travailleurs âgés, etc. »
Ils se doutent que l’homme de quarante ans, père de trois enfants, a d’autres besoins que le jeune homme de vingt. Ils se doutent que la femme qui allaite son petit et passe des nuits blanches à son chevet, ne peut pas faire autant d’œuvres que l’homme qui a tranquillement dormi. Ils semblent comprendre que l’homme et la femme usés à force d’avoir, peut-être, trop travaillé pour la société, peuvent se trouver incapables de faire autant d’œuvres que ceux qui auront passé leurs heures à la douce et empoché leurs « bons » dans des situations privilégiées de statisticiens de l’État.
Et ils s’empressent de tempérer leur principe. — « Mais oui, disent-ils, la société nourrira et élèvera ses enfants ! Mais oui, elle assistera les vieillards et les infirmes ! Mais oui, les besoins seront la mesure des frais que la société s’imposera pour tempérer le principe des œuvres. »
La charité — quoi ! La charité, toujours la charité chrétienne, organisée cette fois-ci par l’État.
Améliorer la maison des enfants trouvés, organiser l’assurance contre la vieillesse et la maladie, — et le principe sera tempéré ! — « Blesser pour guérir ensuite » ils n’en sortent pas !
Ainsi donc, après avoir nié le communisme, après avoir raillé à leur aise la formule « À chacun selon ses besoins », ne voilà-t-il pas qu’ils s’aperçoivent aussi, les grands économistes, qu’ils ont oublié quelque chose — les besoins des producteurs. — Et ils s’empressent de les reconnaître. Seulement, c’est à l’État de les apprécier ; à l’État de vérifier si les besoins ne sont pas disproportionnés aux œuvres.
L’État fera l’aumône. De là, à la loi des pauvres et au workhouse anglais, il n’y a qu’un pas.
Il n’y a plus qu’un seul pas, parce que même cette société marâtre contre laquelle on se révolte, s’est aussi vu forcée de tempérer son principe d’individualisme ; elle a aussi dû faire des concessions dans un sens communiste et sous la même forme de charité.
Elle aussi distribue des dîners d’un sou pour prévenir le pillage de ses boutiques. Elle aussi bâtit des hôpitaux, — souvent très mauvais, mais quelquefois splendides, — pour prévenir le ravage des maladies contagieuses. Elle aussi, après n’avoir payé que les heures de travail, recueille les enfants de ceux qu’elle a réduits à la dernière des misères. Elle aussi tient compte des besoins — par la charité.
La misère — avons-nous dit ailleurs — fut la cause première des richesses. Ce fut elle qui créa le premier capitaliste. Car, avant d’accumuler « la plus-value » dont on aime tant à causer, encore fallait-il qu’il y eût des misérables qui consentissent à vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim. C’est la misère qui a fait les riches. Et si les progrès en furent rapides dans le cours du moyen-âge, c’est parce que les invasions et les guerres qui suivirent la création des États et l’enrichissement par l’exploitation en Orient brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines et les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité qu’elles pratiquaient autrefois, ce principe du salariat, si cher aux exploiteurs.
Et c’est ce principe qui sortirait de la Révolution et que l’on oserait appeler du nom de « Révolution sociale » — de ce nom si cher aux affamés, aux souffrants et aux opprimés ?
Il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la hache des prolétaires, on entendra des voix qui crieront : « Le pain, le gîte, et l’aisance pour tous ! »
Et ces voix seront écoutées, le peuple se dira : « Commençons par satisfaire la soif de vie, de gaieté, de liberté que nous n’avons jamais étanchée. Et, quand tous auront goûté de ce bonheur, nous nous mettrons à l’œuvre : démolition des derniers vestiges du régime bourgeois, de sa morale, puisée dans les livres de comptabilité, de sa philosophie du « doit et avoir », de ses institutions du tien et du mien. « En démolissant, nous édifierons », comme disait Proudhon ; nous édifierons au nom du Communisme et de l’Anarchie. »
* ↑ Les anarchistes espagnols, qui se laissent encore appeler collectivistes, entendent par ce mot la possession en commun des instruments de travail, et « la liberté, pour chaque groupe, d’en répartir les produits comme il l’entend », — selon les principes communistes ou de toute autre façon. |
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#### CONSOMMATION ET PRODUCTION
##### I
Envisageant la société et son organisation politique à un tout autre point de vue que les écoles autoritaires, puisque nous partons de l’individu libre pour arriver à une société libre, au lieu de commencer par l’État pour descendre jusqu’à l’individu, — nous suivons la même méthode pour les questions économiques. Nous étudions les besoins de l’individu et les moyens auxquels il a recours pour les satisfaire, avant de discuter la production, l’échange, l’impôt, le gouvernement, etc.
De prime-abord, la différence peut sembler minime. Mais au fait, elle bouleverse toutes les notions de l’économie politique officielle.
Ouvrez n’importe quel ouvrage d’un économiste. Il débute par la production, l’analyse des moyens employés aujourd’hui pour créer la richesse, la division du travail, la manufacture, l’œuvre de la machine, l’accumulation du capital. Depuis Adam Smith jusqu’à Marx, tous ont procédé de cette façon. Dans la deuxième ou la troisième partie de son ouvrage seulement, il traitera de la consommation, c’est-à-dire de la satisfaction des besoins de l’individu ; et encore se bornera-t-il à expliquer comment les richesses se répartiront entre ceux qui s’en disputent la possession.
On dira, peut-être, que c’est logique : qu’avant de satisfaire des besoins il faut créer ce qui peut les satisfaire ; qu’il faut produire pour consommer. Mais, avant de produire quoi que ce soit — ne faut-il pas en sentir le besoin ? N’est-ce pas la nécessité qui d’abord poussa l’homme à chasser, — à élever le bétail, à cultiver le sol, à faire des ustensiles et, plus tard encore — à inventer et faire des machines ? N’est-ce pas aussi l’étude des besoins qui devrait gouverner la production ? — Il serait donc, pour le moins, tout aussi logique de commencer par là et de voir ensuite, comment il faut s’y prendre pour subvenir à ces besoins par la production.
C’est précisément ce que nous faisons.
Mais dès que nous l’envisageons à ce point de vue, l’économie politique change totalement d’aspect. Elle cesse d’être une simple description des faits et devient une science, au même titre que la physiologie : on peut la définir, l’étude des besoins de l’humanité et des moyens de les satisfaire avec la moindre perte possible des forces humaines. Son vrai nom serait physiologie de la société. Elle constitue une science parallèle à la physiologie des plantes ou des animaux qui, elle aussi, est l’étude des besoins de la plante ou de l’animal, et des moyens les plus avantageux de les satisfaire. Dans la série des sciences sociologiques, l’économie des sociétés humaines vient prendre la place occupée dans la série des sciences biologiques par la physiologie des êtres organisés.
Nous disons : « Voici des êtres humains, réunis en société. Tous sentent le besoin d’habiter des maisons salubres. La cabane du sauvage ne les satisfait plus. Ils demandent un abri solide, plus ou moins confortable. — Il s’agit de savoir si, étant donnée la productivité du travail humain, ils pourront avoir chacun sa maison, et ce qui les empêcherait de l’avoir ? »
Et nous voyons tout de suite que chaque famille en Europe pourrait parfaitement avoir une maison confortable, comme on en bâtit en Angleterre et en Belgique ou à la cité Pulman, ou bien un appartement correspondant. Un certain nombre de journées de travail suffiraient pour procurer à une famille de sept à huit personnes une jolie maisonnette aérée, bien aménagée et éclairée au gaz.
Mais les neuf dixièmes des Européens n’ont jamais possédé une maison salubre, parce que de tout temps, l’homme du peuple a dû travailler au jour le jour, presque continuellement à satisfaire les besoins de ses gouvernants, et n’a jamais eu l’avance nécessaire, en temps et en argent, pour bâtir ou faire bâtir la maison de ses rêves. Et il n’aura pas de maison, et habitera un taudis, tant que les conditions actuelles n’auront pas changé.
Nous procédons, on le voit, tout au contraire des économistes qui éternisent les prétendues lois de la production et, faisant le compte des maisons que l’on bâtit chaque année, démontrent par la statistique que les maisons nouvellement bâties ne suffisant pas pour satisfaire toutes les demandes, les neuf dixièmes des Européens doivent habiter des taudis.
Passons à la nourriture. Après avoir énuméré les bienfaits de la division du travail, les économistes prétendent que cette division exige que les uns s’appliquent à l’agriculture et les autres à l’industrie manufacturière. Les agriculteurs produisant tant, les manufactures tant, l’échange se faisant de telle façon, ils analysent la vente, le bénéfice, le produit net ou la plus-value, le salaire, l’impôt, la banque et ainsi de suite.
Mais, après les avoir suivis jusque-là, nous ne sommes pas plus avancés, et si nous leur demandons : « Comment se fait-il que tant de millions d’êtres humains manquent de pain, tandis que chaque famille pourrait cependant produire du blé pour nourrir dix, vingt, et même cent personnes par an ? » ils nous répondent en recommençant la même antienne : division du travail, salaire, plus-value, capital, etc., aboutissant à cette conclusion que la production est insuffisante pour satisfaire à tous les besoins : conclusion qui, alors même qu’elle serait vraie, ne répond nullement à la question : « L’homme peut-il, ou ne peut-il pas, en travaillant, produire le pain qu’il lui faut ? Et s’il ne le peut pas — qu’est-ce qui l’en empêche ? »
Voici 350 millions d’Européens. Il leur faut chaque année tant de pain, tant de viande, de vin, de lait, œufs et beurre. Il leur faut tant de maisons, tant de vêtements. C’est le minimum de leurs besoins. Peuvent-ils produire tout cela ? S’ils le peuvent, leur restera-t-il du loisir pour se procurer le luxe, les objets d’art, de science et d’amusement — en un mot, tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie du strict nécessaire ? — Si la réponse est affirmative qu’est-ce qui les empêche d’aller de l’avant ? Qu’y a-t-il à faire pour aplanir les obstacles ? Faut-il du temps ? qu’ils le prennent ! Mais, ne perdons pas de vue l’objectif de toute production — la satisfaction des besoins.
Si les besoins les plus impérieux de l’homme restent sans satisfaction, que faut-il faire pour augmenter la productivité du travail ? Mais n’y a-t-il pas d’autres causes ? Ne serait-ce pas, entre autres, que la production, ayant perdu de vue les besoins de l’homme, a pris une direction absolument fausse et que l’organisation en est vicieuse ? Et puisque nous le constatons, en effet, cherchons le moyen de réorganiser la production, de façon qu’elle réponde réellement à tous les besoins.
Voilà la seule manière d’envisager les choses qui nous paraisse juste : la seule qui permettrait à l’économie politique de devenir une science, — la science de la physiologie sociale.
Il est évident que lorsque cette science traitera de la production, à l’œuvre actuellement chez les nations civilisées, dans la commune hindoue, ou chez les sauvages, — elle ne pourra guère exposer les faits autrement que les économistes d’aujourd’hui, comme un simple chapitre descriptif, analogue aux chapitres descriptifs de la zoologie ou de la botanique. Mais remarquons que si ce chapitre était fait au point de vue de l’économie des forces dans la satisfaction des besoins, il y gagnerait en netteté, aussi bien qu’en valeur scientifique. Il prouverait jusqu’à l’évidence le gaspillage effrayant des forces humaines par le système actuel, et admettrait avec nous que tant qu’il durera, les besoins de l’humanité ne seront jamais satisfaits.
Le point de vue, on le voit, serait entièrement changé. Derrière le métier qui tisse tant de mètres de toile, derrière la machine qui perce tant de plaques d’acier, et derrière le coffre-fort où s’engouffrent les dividendes, on verrait l’homme, l’artisan de la production, exclu le plus souvent du banquet qu’il a préparé pour d’autres. On comprendrait aussi que les prétendues lois de la valeur, de l’échange, etc., ne sont que l’expression, souvent très fausse, — le point de départ en étant faux, — de faits tels qu’ils se passent en ce moment, mais qui pourraient se passer, et se passeront tout différemment, quand la production sera organisée de manière à subvenir à tous les besoins de la société.
#### II
Il n’y a pas un seul principe de l’économie politique qui ne change totalement d’aspect si on se met à notre point de vue.
Occupons-nous, par exemple, de la surproduction. Voilà un mot qui résonne chaque jour à nos oreilles. Y a-t-il, en effet, un seul économiste, académicien ou aspirant, qui n’ait soutenu des thèses prouvant que les crises économiques résultent de la surproduction : qu’à un moment donné on produit plus de cotonnades, de draps, de montres, qu’il n’en faut ! N’a-t-on pas accusé de « rapacité » les capitalistes qui s’entêtent à produire au-delà de la consommation possible !
Eh bien, pareil raisonnement se montre faux dès qu’on creuse la question. En effet, nommez-nous une marchandise parmi celles qui sont d’usage universel, dont on produise plus que besoin n’en serait. Examinez un à un tous les articles expédiés par les pays de grande exportation et vous verrez que presque tous sont produits en quantités insuffisantes pour les habitants mêmes du pays qui les exporte.
Ce n’est pas un excédent de blé que le paysan russe envoie en Europe. Les plus fortes récoltes de blé et de seigle dans la Russie d’Europe donnent juste ce qu’il faut pour la population. Et généralement, le paysan se prive lui-même du nécessaire, quand il vend son blé ou son seigle pour payer l’impôt et la rente.
Ce n’est pas un excédent de charbon que l’Angleterre envoie aux quatre coins du globe, puisqu’il ne lui reste pour la consommation domestique intérieure que 750 kilos par an et par habitant, et que des millions d’Anglais se privent de feu en hiver ou ne l’entretiennent que juste assez pour faire bouillir quelques légumes. Au fait (nous ne parlons pas de la bimbeloterie de luxe), il n’y a dans le pays de la plus grande exportation, l’Angleterre, qu’une seule marchandise d’usage universel, la cotonnade, dont la production soit assez considérable pour dépasser peut-être les besoins. Et quand on pense aux loques qui remplacent le linge et les habits chez un bon tiers des habitants du Royaume Uni, on est porté à se demander si les cotonnades exportées ne feraient pas, à peu de chose près, le compte des besoins réels de la population.
Généralement, ce n’est pas un surplus que l’on exporte, dussent même les premières exportations avoir eu cette origine. La fable du cordonnier marchant pieds nus est vraie pour les nations, comme elle l’était jadis pour l’artisan. Ce qu’on exporte c’est le nécessaire, et cela se fait ainsi, parce que, avec leur salaire seul, les travailleurs ne peuvent pas acheter ce qu’ils ont produit, en payant les rentes, les bénéfices, l’intérêt du capitaliste et du banquier.
Non seulement le besoin toujours croissant de bien-être reste sans satisfaction, mais le strict nécessaire manque aussi trop souvent. La surproduction n’existe donc pas, du moins dans cette acception, et n’est qu’un mot inventé par les théoriciens de l’économie politique.
Tous les économistes nous disent que s’il y a une « loi » économique bien établie, c’est celle-ci : « L’homme produit plus qu’il ne consomme. » Après avoir vécu des produits de son travail il lui reste toujours un excédent. Une famille de cultivateurs produit de quoi nourrir plusieurs familles, et ainsi de suite.
Pour nous, cette phrase, si fréquemment répétée, est vide de sens. Si elle devait signifier que chaque génération laisse quelque chose aux générations futures — ce serait exact. En effet, un cultivateur plante un arbre qui vivra trente ou quarante ans, un siècle, et dont ses petits-fils cueilleront encore les fruits. S’il a défriché un hectare de sol vierge, l’héritage des générations à venir s’est accru d’autant. La route, le pont, le canal, la maison et ses meubles, sont autant de richesses léguées aux générations suivantes.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. On nous dit que le cultivateur produit plus de blé qu’il n’en consomme. On pourrait dire plutôt que l’État lui ayant toujours enlevé une bonne partie de ses produits sous forme d’impôt, le prêtre sous forme de dîme, et le propriétaire sous forme de rente, il s’est créé toute une classe d’hommes qui, autrefois, consommaient ce qu’ils produisaient — sauf la part laissée pour l’imprévu ou les dépenses faites sous forme d’arbres, de routes, etc., — mais qui aujourd’hui sont forcés de se nourrir de châtaignes ou de maïs, de boire de la piquette, le reste leur étant pris par l’État, le propriétaire, le prêtre et l’usurier.
Nous préférons dire : Le cultivateur consomme moins qu’il ne produit, parce qu’on l’oblige à coucher sur la paille et à vendre la plume ; à se contenter de piquette et à vendre le vin ; à manger le seigle et à vendre le froment.
Remarquons aussi qu’en prenant pour point de départ les besoins de l’individu, on arrive nécessairement au communisme, comme organisation permettant de satisfaire tous ces besoins de la façon la plus complète et la plus économique. Tandis qu’en partant de la production actuelle et en visant seulement le bénéfice ou la plus-value, mais sans se demander si la production répond à la satisfaction des besoins, on arrive nécessairement au capitalisme ou, tout au plus, au collectivisme — l’un et l’autre n’étant que des formes diverses de salariat.
En effet, quand on considère les besoins de l’individu et de la société et les moyens auxquels l’homme a eu recours pour les satisfaire, durant ses diverses phases de développement, on reste convaincu de la nécessité de solidariser les efforts, au lieu de les abandonner aux hasards de la production actuelle. On comprend que l’appropriation par quelques-uns de toutes les richesses non consommées et se transmettant d’une génération à l’autre, n’est pas dans l’intérêt général. On constate que de cette manière les besoins des trois quarts de la société risquent de ne pas être satisfaits, et que la dépense excessive de force humaine n’en est que plus inutile et plus criminelle.
On comprend enfin que l’emploi le plus avantageux de tous les produits est celui qui satisfait les besoins les plus pressants et que la valeur d’utilité ne dépend pas d’un simple caprice, ainsi qu’on l’a souvent affirmé, mais de la satisfaction qu’elle apporte à des besoins réels.
Le Communisme, — c’est-à-dire, une vue synthétique de la consommation, de la production et de l’échange et une organisation qui réponde à cette vue synthétique, — devient ainsi la conséquence logique de cette compréhension des choses, la seule, à notre avis, qui soit réellement scientifique.
Une société qui satisfera les besoins de tous, et qui saura organiser la production, devra en outre faire table rase de certains préjugés concernant l’industrie et, en premier lieu, de la théorie tant prônée par les économistes sous le nom de division du travail, que nous allons aborder dans le chapitre suivant. |
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#### DIVISION DU TRAVAIL
##### I
L’Économie politique s’est toujours bornée à constater les faits qu’elle voyait se produire dans la société et à les justifier dans l’intérêt de la classe dominante. Elle en agit de même pour la division du travail créée par l’industrie ; l’ayant trouvée avantageuse pour les capitalistes, elle l’a érigée en principe.
Voyez ce forgeron de village, disait Adam Smith, le père de l’économie politique moderne. S’il n’a jamais été habitué à faire des clous il n’arrivera qu’avec peine à en fabriquer deux ou trois cents par jour : encore seront-ils mauvais. Mais si ce même forgeron n’a jamais fait que des clous, il en livrera facilement jusqu’à deux mille trois cents, dans le cours d’une journée. Et Smith s’empressait d’en conclure : « Divisons le travail, spécialisons, spécialisons toujours ; ayons des forgerons qui ne sauront faire que des têtes ou des pointes de clous, et de cette façon nous produirons davantage. Nous nous enrichirons. »
Quant à savoir si le forgeron, qui aura été condamné à faire des têtes de clous toute sa vie, ne perdra pas tout intérêt au travail ; s’il ne sera pas entièrement à la merci du patron avec ce métier limité ; s’il ne chômera pas quatre mois sur douze ; si son salaire ne baissera pas lorsqu’on pourra aisément le remplacer par un apprenti, Smith n’y pensait guère quand il s’écriait : « Vive la division du travail ! Voilà la vraie mine d’or pour enrichir la nation ! » Et tous de crier comme lui.
Et lors même qu’un Sismondi, ou un J.-B. Say s’apercevaient plus tard que la division du travail, au lieu d’enrichir la nation, n’enrichissait que les riches, et que le travailleur, réduit à faire toute sa vie la dix-huitième partie d’une épingle, s’abrutissait et tombait dans la misère, — que proposaient les économistes officiels ? — Rien ! — Ils ne se disaient pas qu’en s’appliquant ainsi toute la vie à un seul travail machinal, l’ouvrier perdrait son intelligence et son esprit inventif et que, au contraire, la variété des occupations aurait pour résultat d’augmenter considérablement la productivité de la nation. C’est précisément cette question qui vient se poser aujourd’hui.
D’ailleurs, s’il n’y avait que les économistes pour prêcher la division du travail permanent et souvent héréditaire, on les laisserait pérorer à l’aise. Mais, les idées professées par les docteurs de la science s’infiltrent dans les esprits en les pervertissant, et à force d’entendre parler de la division du travail, de l’intérêt, de la rente et du crédit, etc., comme de problèmes depuis longtemps résolus, tout le monde (et le travailleur lui-même) finit par raisonner comme les économistes, par vénérer les mêmes fétiches.
Ainsi nous voyons nombre de socialistes, ceux-mêmes qui n’ont pas craint de s’attaquer aux erreurs de la science, respecter le principe de la division du travail. Parlez-leur de l’organisation de la société pendant la Révolution, et ils répondent que la division du travail doit être maintenue ; que si vous faisiez des pointes d’épingles avant la Révolution, vous en ferez encore après la Révolution. Vous travaillerez cinq heures seulement à faire des pointes d’épingles — soit ! Mais vous ne ferez que des pointes d’épingles toute votre vie, tandis que d’autres feront des machines ou des projets de machines permettant d’affiler, votre vie durant, des milliards d’épingles, et que d’autres encore se spécialiseront dans les hautes fonctions du travail littéraire, scientifique, artistique, etc. Vous êtes né faiseur de pointes d’épingles, Pasteur est né vaccinateur de la rage, et la Révolution vous laissera l’un et l’autre à vos emplois respectifs.
Eh bien, c’est ce principe horrible, nuisible à la société et abrutissant pour l’individu, source de toute une série de maux, que nous nous proposons de discuter maintenant dans ses manifestations diverses.
On connaît les conséquences de la division du travail. Nous sommes évidemment divisés en deux classes : d’une part, les producteurs qui consomment fort peu et sont dispensés de penser, parce qu’il faut travailler, et qui travaillent mal parce que leur cerveau reste inactif ; et d’autre part les consommateurs, qui produisant peu ou presque rien, ont le privilège de penser pour les autres, et pensent mal parce que tout un monde, celui des travailleurs des bras, leur est inconnu. Les ouvriers de la terre ne savent rien de la machine, ceux qui servent les machines ignorent tout du travail des champs. L’idéal de l’industrie moderne c’est l’enfant servant une machine qu’il ne peut et ne doit pas comprendre, et des surveillants qui le mettent à l’amende, si son attention se relâche un moment. On cherche même à supprimer tout à fait le travailleur agricole. L’idéal de l’agriculture industrielle, c’est un bricoleur loué pour trois mois et conduisant une charrue à vapeur ou une batteuse. La division du travail, c’est l’homme étiqueté, estampillé pour toute sa vie comme noueur de nœuds dans une manufacture, comme surveillant dans une industrie, comme pousseur de benne à tel endroit de la mine, mais n’ayant aucune idée d’ensemble de machine, ni d’industrie, ni de mine et, perdant par cela même le goût du travail et les capacités d’invention qui, aux débuts de l’industrie moderne, avaient créé l’outillage dont nous aimons tant à nous enorgueillir.
Ce qu’on a fait pour les hommes, on voulait le faire aussi pour les nations. L’humanité devait être divisée en usines nationales, ayant chacune sa spécialité. La Russie — nous enseignait-on, — est destinée par la nature à cultiver le blé ; l’Angleterre à faire des cotonnades ; la Belgique à fabriquer des draps, tandis que la Suisse forme des bonnes d’enfants et des institutrices. Dans chaque nation on se spécialiserait encore : Lyon ferait les soies, l’Auvergne les dentelles, et Paris l’article de fantaisie. C’était, prétendaient les économistes, un champ illimité offert à la production en même temps qu’à la consommation ; une ère de travail et d’immense fortune qui s’ouvrait pour le monde.
Mais, ces vastes espérances s’évanouissent à mesure que le savoir technique se répand dans l’univers. Tant que l’Angleterre était seule à fabriquer les cotonnades et à travailler en grand les métaux, tant que Paris seul faisait de la bimbeloterie artistique etc., tout allait bien : on pouvait prêcher ce qu’on appelait la division du travail sans crainte d’être démenti.
Or, voici qu’un nouveau courant entraîne les nations civilisées à essayer chez elles de toutes les industries, trouvant avantage à fabriquer ce qu’elles recevaient jadis des autres pays, et les colonies elles-mêmes tendent à s’affranchir de leur métropole. Les découvertes de la science universalisant les procédés, il est inutile désormais de payer au dehors à un prix exorbitant ce qu’il est si facile de produire chez soi. — Mais cette révolution dans l’industrie ne porte-t-elle pas un coup droit à cette théorie de la division du travail que l’on croyait si solidement établie ? |
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#### I
À l’issue des guerres napoléoniennes, l’Angleterre avait presque réussi à ruiner la grande industrie qui naissait en France à la fin du siècle passé. Elle restait maîtresse des mers et sans concurrents sérieux. Elle en profita pour se constituer un monopole industriel et, imposant aux nations voisines ses prix pour les marchandises qu’elle seule pouvait fabriquer, elle entassa richesses sur richesses et sut tirer parti de cette situation privilégiée et de tous ses avantages.
Mais lorsque la Révolution bourgeoise du siècle passé eut aboli le servage et créé en France un prolétariat, la grande industrie, arrêtée un moment dans son élan, reprit un nouvel essor, et depuis la deuxième moitié de notre siècle, la France cessa d’être tributaire de l’Angleterre pour les produits manufacturés. Aujourd’hui elle est aussi devenue un pays d’exportation. Elle vend à l’étranger pour plus d’un milliard et demi de produits manufacturés, et les deux tiers de ces marchandises sont des étoffes. On estime que près de trois millions de Français travaillent pour l’exportation ou vivent du commerce extérieur.
La France n’est ainsi plus tributaire de l’Angleterre. À son tour, elle a cherché à monopoliser certaines branches du commerce extérieur, telles que les soieries et les confections ; elle en a retiré d’immenses bénéfices, mais elle est sur le point de perdre à jamais ce monopole, comme l’Angleterre est sur le point de perdre à jamais le monopole des cotonnades et même des filés de coton.
Marchant vers l’Orient, l’industrie s’est arrêtée en Allemagne. Il y a trente ans, l’Allemagne était tributaire de l’Angleterre et de la France pour la plupart des produits de la grande industrie. Il n’en est plus ainsi de nos jours. Dans le courant des vingt-cinq années dernières, et surtout depuis la guerre, l’Allemagne a complètement réformé toute son industrie. Les nouvelles usines sont outillées des meilleures machines : les plus récentes créations de l’art industriel à Manchester pour les cotonnades, ou à Lyon pour les soieries, etc., sont réalisées dans les nouvelles usines allemandes. S’il a fallu deux ou trois générations de travailleurs pour trouver la machine moderne à Lyon ou à Manchester, l’Allemagne la prend toute perfectionnée. Les écoles techniques, appropriées aux besoins de l’industrie, fournissent aux manufactures une armée d’ouvriers intelligents, d’ingénieurs pratiques sachant travailler des mains et de la tête. L’industrie allemande commence au point précis où Manchester et Lyon sont arrivés après cinquante ans d’efforts, d’essais, de tâtonnements.
Il en résulte que l’Allemagne, faisant tout aussi bien chez elle, diminue d’année en année ses importations de France et d’Angleterre. Elle est déjà leur rivale pour l’exportation en Asie et en Afrique ; plus que cela : sur les marchés mêmes de Londres et de Paris. Les gens à courte vue peuvent crier certainement contre le traité de Francfort ; ils peuvent expliquer la concurrence allemande par de petites différences de tarifs de chemins de fer. Ils peuvent dire que l’Allemand travaille pour « rien, » en s’attardant aux petits côtés de chaque question et en négligeant les grands faits historiques. Mais il n’en est pas moins certain que la grande industrie, — jadis privilège de l’Angleterre et de la France, — a fait un pas vers l’Orient. Elle a trouvé en Allemagne un pays jeune, plein de forces, et une bourgeoisie intelligente, avide de s’enrichir à son tour par le commerce étranger.
Pendant que l’Allemagne s’émancipait de la tutelle anglaise et française, et fabriquait elle-même ses cotonnades, ses étoffes, ses machines, — tous les produits manufacturés en un mot, — la grande industrie s’implantait aussi en Russie, où le développement des manufactures est d’autant plus frappant qu’elles sont nées d’hier.
À l’époque de l’abolition du servage, en 1861, la Russie n’avait presque pas d’industrie. Tout ce qu’il lui fallait de machines, de rails, de locomotives, d’étoffes de luxe, lui venait de l’Occident. Vingt ans plus tard, elle possédait déjà plus de 85,000 manufactures, et les marchandises sorties de ces manufactures avaient quadruplé de valeur.
Le vieil outillage a été remplacé entièrement. Presque tout l’acier employé aujourd’hui, les trois quarts du fer, les deux tiers du charbon, toutes les locomotives, tous les wagons, tous les rails, presque tous les bateaux à vapeur, sont faits en Russie.
De pays destiné — au dire des économistes — à rester agricole, la Russie est devenue un pays manufacturier. Elle ne demande presque rien à l’Angleterre, et fort peu à l’Allemagne.
Les économistes rendent les douanes responsables de ces faits, mais les produits manufacturés en Russie se vendent au même prix qu’à Londres. Le capital ne connaissant pas de patrie, les capitalistes allemands et anglais, suivis d’ingénieurs et de contre-maîtres de leurs nations, ont implanté en Russie et en Pologne des manufactures qui rivalisent avec les meilleures manufactures anglaises, par l’excellence des produits. Qu’on abolisse les douanes demain, et les manufactures ne feront qu’y gagner. En ce moment même, les ingénieurs britanniques sont en train de porter le coup de grâce aux importations de draps et de laines de l’Occident : ils montent dans le midi de la Russie d’immenses manufactures de laines, outillées des machines les plus perfectionnées de Brahford, et dans dix ans la Russie n’importera plus que quelques pièces de draps anglais et de laines françaises — comme échantillons.
La grande industrie ne marche pas seulement vers l’Orient : elle s’étend aussi dans les péninsules du Sud. L’exposition de Turin a déjà montré en 1884 les progrès de l’industrie italienne et — ne nous y méprenons pas : — la haine entre les deux bourgeoisies, française et italienne, n’a pas d’autre origine que leur rivalité industrielle. L’Italie s’émancipe de la tutelle française ; elle fait concurrence aux marchands français dans le bassin méditerranéen et en Orient. C’est pour cela, et pas pour autre chose, que le sang coulera un jour sur la frontière italienne, — à moins que la Révolution n’épargne ce sang précieux.
Nous pourrions aussi mentionner les rapides progrès de l’Espagne dans la voie de la grande industrie. Mais prenons plutôt le Brésil. Les économistes ne l’avaient-ils pas condamné à cultiver à jamais le coton, à l’exporter à l’état brut, et à recevoir en retour des cotonnades importées d’Europe ? En effet, il y a vingt ans, le Brésil n’avait que neuf misérables petites manufactures de coton, avec 385 fuseaux. Aujourd’hui il y en a quarante-six ; cinq d’entre elles possèdent 40,000 fuseaux, et elles jettent sur le marché trente millions de mètres de cotonnades chaque année.
Il n’y a pas jusqu’au Mexique qui ne se mette à fabriquer les cotonnades au lieu de les importer d’Europe. Et quant aux États-Unis, ils se sont affranchis de la tutelle européenne. La grande industrie s’y est triomphalement développée.
Mais c’est l’Inde qui devait donner le démenti le plus éclatant aux partisans de la spécialisation des industries nationales.
On connaît cette théorie : — Il faut des colonies aux grandes nations européennes. Ces colonies enverront à la métropole des produits bruts : la fibre de coton, de la laine en suint, des épices, etc. Et la métropole leur enverra ces produits manufacturés, étoffes brûlées, vieille ferraille sous forme de machines hors d’usage — bref, tout ce dont elle n’a pas besoin, qui lui coûte peu ou rien, et qu’elle ne vendra pas moins à un prix exorbitant.
Telle était la théorie ; telle fut pendant longtemps la pratique. On gagnait des fortunes à Londres et à Manchester pendant qu’on ruinait les Indes. Allez seulement au musée Indien à Londres, vous y verrez des richesses inouïes, insensées, amassées à Calcutta et à Bombay par les négociants anglais.
Mais d’autres négociants et d’autres capitalistes, également anglais, conçurent l’idée toute naturelle qu’il serait plus habile d’exploiter les habitants de l’Inde directement et de faire ces cotonnades dans les Indes mêmes, au lieu d’en importer d’Angleterre annuellement pour cinq à six cents millions de francs.
D’abord, ce ne fut qu’une série d’insuccès. Les tisseurs indiens, — artistes de leur métier, — ne pouvaient se faire au régime de l’usine. Les machines envoyées de Liverpool étaient mauvaises ; il fallait aussi tenir compte du climat, s’adapter à de nouvelles conditions, toutes remplies aujourd’hui, et l’Inde anglaise devient une rivale de plus en plus menaçante des manufactures de la métropole.
Aujourd’hui, elle possède 80 manufactures de coton qui emploient déjà près de 60,000 travailleurs, et en 1885 elles avaient manufacturé plus de 1,450,000 tonnes métriques de cotonnades. Elles exportent chaque année, en Chine, aux Indes hollandaises et en Afrique, — pour près de 100 millions de francs, — de ces mêmes cotons blancs que l’on disait être la spécialité de l’Angleterre. Et tandis que les travailleurs anglais chôment et tombent dans la misère, ce sont les femmes indiennes qui, payées à raison de 60 centimes par jour, font à la machine les cotonnades vendues dans les ports de l’Extrême Orient.
Bref, le jour n’est pas loin, — et les manufacturiers intelligents ne se le dissimulent pas, — où l’on ne saura plus que faire des « bras » qui s’occupaient en Angleterre à tisser des cotonnades pour les exporter. Ce n’est pas tout : il résulte de rapports très sérieux que dans dix ans l’Inde n’achètera plus une seule tonne de fer à l’Angleterre. On a surmonté les difficultés premières pour employer la houille et le fer des Indes, et des usines, rivales des fabriques anglaises, se dressent déjà sur les côtes de l’Océan Indien.
La colonie faisant concurrence à la métropole par ses produits manufacturés, voilà le phénomène déterminant de l’économie du dix-neuvième siècle.
Et pourquoi ne le ferait-elle pas ? Que lui manque-t-il ? — Le capital ? Mais le capital va partout où se trouvent des misérables à exploiter. — Le savoir ? Mais le savoir ne connaît pas les barrières nationales. — Les connaissances techniques de l’ouvrier ? Mais, l’ouvrier hindou serait-il inférieur à ces 92,000 garçons et filles de moins de quinze ans qui travaillent en ce moment dans les manufactures textiles de l’Angleterre ?
#### II
Après avoir jeté un coup d’œil sur les industries nationales, il serait fort intéressant de refaire la même revue sur les industries spéciales.
Prenons la soie — par exemple, produit éminemment français dans la première moitié de ce siècle. On sait comment Lyon est devenu le centre de l’industrie des soies, récoltées d’abord dans le Midi, mais que peu à peu, on a demandées à l’Italie, à l’Espagne, à l’Autriche, au Caucase, au Japon, pour en faire des soieries. Sur cinq millions de kilos de soies grèges transformées en étoffes dans la région lyonnaise en 1875, il n’y avait que 400,000 kilos de soie française.
Mais puisque Lyon travaillait avec des soies importées, pourquoi la Suisse, l’Allemagne, la Russie, n’en auraient-elles pas fait autant ? Le tissage de la soie se développa peu à peu dans les villages des Zurichois. Bâle devînt un grand centre pour les soieries. L’administration du Caucase invita des femmes de Marseille et des ouvriers de Lyon à venir enseigner aux Géorgiens la culture perfectionnée du ver à soie et aux paysans du Caucase l’art de transformer la soie en étoffes. L’Autriche les imita. l’Allemagne monta, avec le secours d’ouvriers lyonnais, d’immenses ateliers de soieries. Les États-Unis en firent autant à Paterson…
Et aujourd’hui, l’industrie des soies n’est plus l’industrie française. On fait des soieries en Allemagne, en Autriche, aux États-Unis, en Angleterre. Les paysans du Caucase tissent en hiver des foulards à un prix qui laisserait sans pain les canuts de Lyon. L’Italie envoie des soieries en France, et Lyon, qui en exportait en 1870-74 pour 460 millions, n’en expédie plus que pour 233 millions. Bientôt il n’enverra à l’étranger que les étoffes supérieures, ou quelques nouveautés, — pour servir de modèles aux Allemands, aux Russes, aux Japonais.
Et il en est ainsi pour toutes les industries. La Belgique n’a plus le monopole des draps : on en fait en Allemagne, en Russie, en Autriche, aux États-Unis. La Suisse et le Jura français n’ont plus le monopole de l’horlogerie : on fait des montres partout. L’Écosse ne raffine plus les sucres pour la Russie : on importe du sucre russe en Angleterre ; l’Italie, quoique n’ayant ni fer ni houille, forge elle-même ses cuirassés et fait les machines de ses bateaux à vapeur ; l’industrie chimique n’est plus le monopole de l’Angleterre, on fait de l’acide sulfurique et de la soude partout. Les machines de tout genre, fabriquées aux environs de Zurich, se faisaient remarquer à la dernière exposition universelle ; la Suisses qui n’a ni houille ni fer, — rien que d’excellentes écoles techniques, — fait les machines mieux et à meilleur marché que l’Angleterre ; — voilà ce qui reste de la théorie des échanges.
Ainsi, la tendance, pour l’industrie, — comme pour tout le reste, — est à la décentralisation.
Chaque nation trouve avantage à combiner chez soi l’agriculture avec la plus grande variété possible d’usines et de manufactures. La spécialisation dont les économistes nous ont parlé était bonne pour enrichir quelques capitalistes : mais elle n’a aucune raison d’être, et il y a, au contraire tout avantage à ce que chaque pays, chaque bassin géographique, puisse cultiver son blé et ses légumes et fabriquer chez soi tous les produits manufacturés qu’il consomme. Cette diversité est le meilleur gage du développement complet de la production par le concours mutuel et de chacun des éléments du progrès ; tandis que la spécialisation — c’est l’arrêt du progrès.
L’agriculture ne peut prospérer qu’à côté des usines. Et dès qu’une seule usine fait son apparition, une variété infinie d’autres usines de toute sorte doivent surgir autour d’elle, afin que, se supportant mutuellement, se stimulant l’une l’autre par leurs inventions, elles s’accroissent ensemble.
#### III
Il est insensé, en effet, d’exporter le blé et d’importer des farines, d’exporter la laine et d’importer du drap, d’exporter le fer et d’importer des machines, non seulement parce que ces transports occasionnent des frais inutiles, mais surtout parce qu’un pays qui n’a pas d’industrie développée reste forcément arriéré en agriculture ; parce qu’un pays qui n’a pas de grandes usines pour travailler l’acier, est aussi en retard dans toutes les autres industries ; parce que, enfin, nombre de capacités industrielles et techniques restent sans emploi.
Tout se tient aujourd’hui dans le monde de la production. La culture de la terre n’est plus possible sans machines, sans puissants arrosages, sans chemins de fer, sans manufactures d’engrais. Et pour avoir ces machines appropriées aux conditions locales, ces chemins de fer, ces engins d’arrosage, etc. etc., il faut qu’il se développe un certain esprit d’invention, une certaine habileté technique qui ne peuvent même pas se faire jour tant que la bêche ou le soc restent les seuls instruments de culture.
Pour que le champ soit bien cultivé, pour qu’il donne les récoltes prodigieuses que l’homme a le droit de lui demander, il faut que l’usine et la manufacture, — beaucoup d’usines et de manufactures, — fument à sa portée.
La variété des occupations, la variété des capacités qui en surgissent, intégrées en vue d’un but commun, — voilà la vraie force du progrès.
Et maintenant, imaginons une cité, un territoire, vaste ou exigu — peu importe — faisant ses premiers pas dans la voie de la Révolution sociale.
« Rien ne sera changé » — nous a-t-on dit quelquefois. — « On expropriera les ateliers, les usines, on les proclamera propriété nationale ou communale ; — et chacun retournera à son travail habituel. La Révolution sera faite ».
Eh bien, non ; la Révolution sociale ne se fera pas avec cette simplicité.
Nous l’avons déjà dit : Que demain la Révolution éclate à Paris, à Lyon, ou dans toute autre cité ; que demain on mette la main, à Paris ou n’importe où, sur les usines, les maisons, ou la banque — toute la production actuelle devra changer d’aspect par ce simple fait.
Le commerce international s’arrêtera ainsi que les apports de blé étranger ; la circulation des marchandises, des vivres sera paralysée. Et la cité, ou le territoire révoltés devront, pour se suffire, réorganiser de fond en comble toute la production. S’ils échouent, c’est la mort. S’ils réussissent, c’est la révolution dans l’ensemble de la vie économique du pays.
L’apport des vivres s’étant ralenti, et la consommation ayant augmenté ; trois millions de Français travaillant pour l’exportation, forcés de chômer ; mille choses que l’on reçoit aujourd’hui des pays lointains ou des pays voisins, n’arrivant pas ; l’industrie de luxe temporairement arrêtée, que feront les habitants pour avoir de quoi manger dans six mois ?
Il est évident que la grande masse demandera au sol sa nourriture lorsque les magasins seront épuisés. Il faudra cultiver la terre : combiner dans Paris même et dans ses alentours la production agricole avec la production industrielle, abandonner les mille petits métiers de luxe pour aviser au plus pressé — le pain.
Les citoyens auront à se faire agriculteurs. Non à la façon du paysan qui s’esquinte à la charrue pour recueillir à peine sa nourriture annuelle, mais en suivant les principes de l’agriculture intensive, maraîchère, appliqués en de vastes proportions au moyen des meilleures machines que l’homme a inventées, qu’il peut inventer. On cultivera, mais non comme la bête de somme du Cantal, — le bijoutier du Temple s’y refuserait d’ailleurs, — on réorganisera la culture, non pas dans dix ans, mais sur-le-champ, au milieu des luttes révolutionnaires, sous peine de succomber devant l’ennemi.
Il faudra le faire comme des êtres intelligents, en s’aidant du savoir, en s’organisant en bandes joyeuses pour un travail agréable comme celles qui remuaient, il y a cent ans, le Champ de Mars, pour la fête de la Fédération : — travail plein de jouissances quand il ne se prolonge pas outre mesure, quand il est scientifiquement organisé, quand l’homme améliore et invente ses outils, et qu’il a conscience d’être un membre utile de la communauté.
On cultivera. Mais on aura aussi à produire mille choses que nous avons coutume de demander à l’étranger. Et, n’oublions pas que, pour les habitants du territoire révolté, l’étranger sera tout ce qui ne l’aura pas suivi dans sa révolution. En 1793, en 1871, pour Paris révolté, l’étranger était déjà la province, aux portes même de la capitale. L’accapareur de Troyes affamait les sans-culottes de Paris, aussi bien, plus encore, que les hordes allemandes, amenées sur le sol français par les conspirateurs de Versailles. Il faudra savoir se passer de cet étranger. Et on s’en passera. La France inventa le sucre de betterave lorsque le sucre de canne vint à manquer, à la suite du blocus continental. Paris trouva le salpêtre dans ses caves lorsque le salpêtre n’arrivait pas d’ailleurs. Serions-nous inférieurs à nos grands-pères qui balbutiaient à peine les premiers mots de la science ?
C’est qu’une révolution est plus que la démolition d’un régime. C’est le réveil de l’intelligence humaine, l’esprit inventif décuplé, centuplé ; c’est l’aurore d’une science nouvelle, — la science des Laplace, des Lamarck, des Lavoisier ! — C’est une révolution dans les esprits, plus encore que dans les institutions.
Et on nous parle de rentrer à l’atelier, comme s’il s’agissait de rentrer chez soi après une promenade dans la forêt de Fontainebleau !
Le seul fait d’avoir touché à la propriété bourgeoise implique déjà la nécessité de réorganiser de fond en comble toute la vie économique, à l’atelier, au chantier, à l’usine.
Et la Révolution le fera. Que Paris en Révolution sociale se trouve seulement pendant un an ou deux isolé du monde entier par les suppôts de l’ordre bourgeois ! Et ces millions d’intelligences, que la grande usine n’a heureusement pas encore abruties, — cette ville des petits métiers qui stimulent l’esprit inventif, — montreront au monde ce que peut le cerveau de l’homme sans rien demander à l’univers que la force motrice du soleil qui l’éclaire, du vent qui balaie nos impuretés, et des forces à l’œuvre dans le sol que nous foulons de nos pieds.
On verra ce que l’entassement sur un point du globe de cette immense variété de métiers se complétant mutuellement, et l’esprit vivifiant d’une révolution peuvent faire pour nourrir, vêtir, loger et combler de tout le luxe possible deux millions d’êtres intelligents.
Point n’est besoin de faire pour cela du roman. Ce que l’on connaît déjà ; ce qui a été déjà essayé, et reconnu comme pratique, suffirait pour l’accomplir, à condition d’être fécondé, vivifié du souffle audacieux de la Révolution, de l’essor spontané des masses. |
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#### I
On a souvent reproché à l’économie politique de tirer toutes ses déductions de ce principe, certainement faux, que l’unique mobile capable de pousser l’homme à augmenter sa force de production est l’intérêt personnel, étroitement compris.
Le reproche est parfaitement juste : tellement juste que les époques des grandes découvertes industrielles et des vrais progrès dans l’industrie sont précisément celles où l’on rêvait le bonheur de tous, où l’on s’est le moins préoccupé d’enrichissement personnel. Les grands chercheurs et les grands inventeurs songeaient surtout à l’affranchissement de l’humanité ; et si les Watt, les Stephenson, les Jacquard, etc., avaient seulement pu prévoir à quel état de misère leurs nuits blanches amèneraient le travailleur, ils auraient probablement brûlé leurs devis, brisé leurs modèles.
Un autre principe, qui pénètre aussi l’économie politique, est tout aussi faux. C’est l’admission tacite, commune à presque tous les économistes, que, s’il y a souvent surproduction dans certaines branches, une société n’aura néanmoins jamais assez de produits pour satisfaire aux besoins de tous ; et que, par conséquent, il n’arrivera jamais un moment où personne ne sera obligé de vendre sa force de travail en échange d’un salaire. Cette admission tacite se retrouve à la base de toutes les théories, de toutes les prétendues « lois » enseignées par les économistes.
Et cependant, il est certain que du jour où une agglomération civilisée quelconque se demanderait quels sont les besoins de tous et les moyens d’y satisfaire, elle s’apercevrait qu’elle possède déjà, dans l’industrie comme dans l’agriculture, de quoi pourvoir largement à tous les besoins, à la condition de savoir appliquer ces moyens à la satisfaction de besoins réels.
Que cela soit vrai pour l’industrie, nul ne le peut contester. Il suffit, en effet, d’étudier dans les grands établissements industriels les procédés déjà en vigueur pour extraire le charbon et les minerais, obtenir l’acier et le façonner, fabriquer ce qui sert au vêtement etc., pour s’apercevoir qu’en ce qui concerne les produits de nos manufactures, nos usines, nos mines, nul doute n’est possible à ce sujet. Nous pourrions déjà quadrupler notre production, et encore économiser sur notre travail.
Mais nous allons plus loin. Nous affirmons que l’agriculture est dans le même cas que l’industrie : le laboureur, comme le manufacturier, possède déjà les moyens de quadrupler, sinon de décupler sa production, et il pourra le faire dès qu’il en sentira le besoin et procédera à l’organisation sociétaire du travail, en lieu et place de l’organisation capitaliste.
Chaque fois que l’on parle d’agriculture, on s’imagine toujours le paysan courbé sur la charrue, jetant au hasard dans le sol un blé mal trié et attendant avec angoisse ce que la saison, bonne ou mauvaise, lui rapportera. On voit une famille travaillant du matin au soir et n’ayant pour toute récompense qu’un grabat, du pain sec et une aigre boisson. On voit, en un mot, « la bête fauve » de La Bruyère.
Et pour cet homme, assujetti à la misère, on parle tout au plus d’alléger l’impôt ou la rente. Mais on n’ose même pas s’imaginer un cultivateur redressé enfin, prenant des loisirs et produisant en peu d’heures par jour de quoi nourrir, non seulement sa famille, mais cent hommes en plus, au bas mot. Au plus fort de leurs rêves d’avenir, les socialistes n’osent aller au delà de la grande culture américaine qui, au fond, n’est que l’enfance de l’art.
L’agriculteur d’aujourd’hui a des idées plus larges, des conceptions bien autrement grandioses. Il ne demande qu’une fraction d’hectare pour faire croître toute la nourriture végétale d’une famille ; pour nourrir vingt-cinq bêtes à cornes il ne lui faut pas plus d’espace qu’autrefois pour en nourrir une seule ; il veut en arriver à faire le sol ; à défier les saisons et le climat ; à chauffer l’air et la terre autour de la jeune plante ; à produire, en un mot, sur un hectare ce que l’on ne réussissait pas autrefois à récolter sur cinquante hectares, et cela sans se fatiguer à outrance, en réduisant beaucoup la somme totale du travail antérieur. Il prétend qu’on pourra produire amplement de quoi nourrir tout le monde en ne donnant à la culture des champs que juste ce que chacun peut lui donner avec plaisir, avec joie.
Voilà la tendance actuelle de l’agriculture.
Tandis que les savants, guidés par Liebig, le créateur de la théorie chimique de l’agriculture, faisaient très souvent fausse route dans leur engouement de théoriciens, des cultivateurs illettrés ont ouvert une voie nouvelle de prospérité à l’humanité. Des maraîchers de Paris, de Troyes, de Rouen, des jardiniers anglais, des fermiers flamands, des cultivateurs de Jersey, de Guernesey et des îles Scilly nous ont ouvert des horizons si larges que l’œil hésite à les embrasser.
Tandis qu’une famille de paysans devait avoir, au moins, sept ou huit hectares pour vivre des produits du sol, — et on sait comment vivent les paysans, — on ne peut même plus dire quelle est l’étendue minimum de terrain nécessaire pour donner à une famille tout ce que l’on peut retirer de la terre, — le nécessaire et le luxe, — en la cultivant selon les procédés de la culture intensive. Chaque jour rétrécit cette limite. Et si on nous demandait, quel est le nombre de personnes qui peuvent vivre richement sur l’espace d’une lieue carrée, sans rien importer des produits agricoles du dehors, il nous serait difficile de répondre à cette question. Ce nombre grandit rapidement en proportion des progrès de l’agriculture.
Il y a dix ans, on pouvait déjà affirmer qu’une population de cent millions vivrait très bien des produits du sol français sans rien importer. Mais aujourd’hui, en voyant les progrès accomplis tout récemment, aussi bien en France qu’en Angleterre, et en contemplant les horizons nouveaux qui s’ouvrent devant nous, nous dirons qu’en cultivant la terre, comme on la cultive déjà en beaucoup d’endroits, même sur des sols pauvres, cent millions d’habitants sur les cinquante millions d’hectares du sol français seraient encore une très faible proportion de ce que ce sol pourrait nourrir. La population s’accroîtra d’autant que l’homme s’avisera de demander plus à la terre.
En tout cas, — nous allons le voir, — on peut considérer comme absolument démontré que si Paris, et les deux départements de Seine et de Seine-et-Oise s’organisaient demain en commune anarchiste, dans laquelle tous travailleraient de leurs bras, et si l’univers entier refusait de leur envoyer un seul setier de froment, une seule tête de bétail, un seul panier de fruits, et ne leur laissait que le territoire des deux départements, — ils pourraient produire eux-mêmes, non seulement le blé, la viande et les légumes nécessaires, mais aussi tous les fruits de luxe en des quantités suffisantes pour la population urbaine et rurale.
Et nous affirmerons, en outre, que la dépense totale de travail humain serait beaucoup moindre que la dépense actuelle employée à nourrir cette population avec du blé récolté en Auvergne ou en Russie, des légumes produits par la grande culture un peu partout et des fruits mûris dans le Midi.
Il est évident, d’ailleurs, que nous ne prétendons nullement qu’il faille supprimer tous les échanges et que chaque région doive s’appliquer à produire précisément ce qui ne croît sous son climat que par une culture plus ou moins artificielle. Mais nous tenons à faire ressortir que la théorie des échanges, telle qu’on la professe aujourd’hui, est singulièrement exagérée ; que beaucoup sont inutiles ou même nuisibles. Nous maintenons, en outre, que l’on n’a jamais tenu compte du labeur employé par les vignerons du Midi pour cultiver la vigne, ni par les paysans russes ou hongrois pour cultiver le blé, si fertiles que soient leurs prairies et leurs champs. Avec leurs procédés actuels de culture extensive, ils se donnent infiniment plus de mal qu’il n’en faudrait pour obtenir les mêmes produits par la culture intensive, même sous des climats infiniment moins cléments et sur un sol naturellement moins riche.
#### II
Il nous serait impossible de citer ici la masse des faits sur lesquels nous basons nos assertions. Nous sommes donc forcés de renvoyer nos lecteurs pour plus amples renseignements aux articles que nous avons publiés en anglais. Mais surtout nous invitons très sérieusement ceux qu’intéresse la question, à lire quelques excellents ouvrages publiés en France et dont nous donnons ci-dessous la liste.
Quant aux habitants des grandes villes, qui n’ont encore aucune une idée réelle de ce que peut être l’agriculture, nous leur conseillons de parcourir à pied les campagnes environnantes et d’en étudier la culture.
Qu’ils observent, qu’ils causent avec les maraîchers, et tout un monde nouveau s’ouvrira devant eux. Ils pourront ainsi entrevoir ce que sera la culture européenne du xxᵉ siècle ; ils comprendront de quelle force sera armée la Révolution sociale quand on connaîtra le secret de prendre à la terre tout ce qu’on lui demandera.
Quelques faits suffiront pour montrer que nos affirmations ne sont nullement exagérées. Nous tenons seulement à les faire précéder d’une remarque générale.
On sait dans quelles conditions misérables se trouve l’agriculture en Europe. Si le cultivateur du sol n’est pas dévalisé par le propriétaire foncier, il l’est par l’État. Si l’État le rançonne modestement, le prêteur d’argent, qui l’asservit au moyen de billets à ordre, en fait bientôt le simple tenancier d’un sol appartenant en réalité à une compagnie financière.
Le propriétaire, l’État et le banquier dévalisent donc le cultivateur, par la rente, l’impôt et l’intérêt. La somme en varie dans chaque pays ; mais jamais elle ne tombe au-dessous du quart, très souvent de la moitié du produit brut. En France, l’agriculture paie à l’État 44 pour cent du produit brut.
Il y a plus. La part du propriétaire et celle de l’État vont toujours croissant. Sitôt que, par des prodiges de labeur, d’invention ou d’initiative, le cultivateur a obtenu de plus fortes récoltes, le tribut qu’il devra au propriétaire, à l’État où au banquier augmentera en proportion. S’il double le nombre d’hectolitres récoltés sur l’hectare la rente doublera et par conséquent les impôts, que l’État s’empressera d’élever encore si les prix montent. Et ainsi de suite. Bref, partout le cultivateur du sol travaille 12 à 16 heure par jour ; partout ses trois vautours lui enlèvent tout ce qu’il pourrait mettre de côté ; partout ils le dépouillent de ce qui pourrait améliorer sa culture. Voilà pourquoi l’agriculture reste stationnaire.
Ce sera seulement en des conditions tout à fait exceptionnelles, par suite d’une querelle entre les trois vampires, par un effort d’intelligence ou par un surcroît de travail qu’il parviendra à faire un pas en avant. Et encore nous n’avons rien dit du tribut que chaque cultivateur paie à l’industriel. Chaque machine, chaque bêche, chaque tonneau d’engrais chimique lui est vendu trois ou quatre fois ce qu’ils coûtent. N’oublions pas non plus l’intermédiaire, qui prélève la part du lion sur les produits du sol.
Voilà pourquoi, durant tout ce siècle d’inventions et de progrès, l’agriculture ne s’est perfectionnée que sur des espaces très restreints, occasionnellement et par soubresauts.
Heureusement, il y a toujours eu de petites enclaves, négligées pendant quelque temps par les vautours ; et là nous apprenons ce que l’agriculture intensive peut donner à l’humanité. Citons-en quelques exemples.
Dans les prairies de l’Amérique (qui d’ailleurs ne donnent que de maigres récoltes de 7 à 12 hectolitres à l’hectare, et encore des sécheresses périodiques nuisent-elles souvent aux récoltes) cinq cents hommes, travaillant seulement pendant huit mois de l’année, produisent la nourriture annuelle de 50,000 personnes. Le résultat s’obtient ici par une forte économie de travail. Sur ces vastes plaines que l’œil ne peut embrasser, le labour, la récolte, le battage, sont organisés presque militairement, point de va-et-vient inutiles, point de pertes de temps. Tout se fait avec l’exactitude d’une parade.
C’est la grande culture, la culture extensive, celle qui prend le sol tel qu’il sort des mains de la nature sans chercher à l’améliorer. Quand il aura donné tout ce qu’il peut, on l’abandonnera ; on ira chercher ailleurs un sol vierge pour l’épuiser à son tour.
Mais il y a aussi la culture intensive, à laquelle les machines viennent et viendront toujours plus en aide : elle vise surtout à bien cultiver un espace limité, à le fumer et l’amender, à concentrer le travail et obtenir le plus grand rendement possible. Ce genre de culture s’étend chaque année, et, tandis qu’on se contente d’une récolte moyenne de 10 à 12 hectolitres dans la grande culture du Midi de la France, et sur les terres fertiles de l’Ouest américain, on récolte régulièrement 36 même jusqu’à 50 et quelquefois 56 hectolitres dans le Nord de la France.
La consommation annuelle d’un homme s’obtient ainsi sur la surface d’un douzième d’hectare.
Et plus on donne d’intensité à la culture, moins on dépense de travail pour obtenir l’hectolitre de froment. La machine remplace l’homme pour les travaux préparatoires, et l’on fait, une fois pour toutes, telle amélioration du sol, comme le drainage, ou l’épierrage, qui permet de doubler les récoltes à l’avenir. Quelquefois, rien qu’un labour profond permet d’obtenir d’un sol médiocre d’excellentes récoltes d’année en année, sans jamais le fumer. On l’a fait pendant vingt ans à Rothamstead, près de Londres.
Ne faisons pas de roman agricole. Arrêtons-nous à cette récolte de 40 hectolitres, qui ne demande pas un sol exceptionnel, mais simplement une culture rationnelle, et voyons ce qu’elle signifie.
Les 3,600,000 individus qui habitent les deux départements de Seine et de Seine-et-Oise, consomment par année, pour leur nourriture, un peu moins de 8 millions d’hectolitres de céréales, de blé principalement. Dans notre hypothèse, il leur faudrait donc cultiver, pour obtenir cette récolte, 200,000 hectares sur les 610,000 qu’ils possèdent.
Il est évident qu’ils ne les cultiveront pas à la bêche. Cela demanderait trop de temps (240 journées de 5 heures par hectare). Ils amélioreraient plutôt le sol une fois pour toutes : ils draineraient ce qui doit être drainé ; aplaniraient ce qu’il faut aplanir ; épierreraient le sol, — dût-on dépenser à ce travail préparatoire cinq millions de journées de 5 heures, — soit, une moyenne de 25 journées par hectare.
Ensuite, on labourerait au défonceur à vapeur, ce qui ferait 4 journées par hectare, et on donnerait encore 4 journées pour labourer à la charrue double. On ne prendrait pas la semence au hasard, mais on la trierait à l’aide de trieuses à vapeur. On ne jetterait pas la semence aux quatre vents, mais on sèmerait en ligne. Et avec tout cela, on n’aurait pas encore dépensé 25 journées de 5 heures par hectare, si le travail se fait en de bonnes conditions. Mais, que pendant trois ou quatre ans on donne 10 millions de journées à une bonne culture, on pourra plus tard avoir des récoltes de 40 et de 50 hectolitres, en n’y mettant plus que la moitié du temps.
On n’aura donc dépensé que quinze millions de journées pour donner le pain à cette population de 3,600,000 habitants. Et, tous les travaux seraient tels que chacun les pourrait faire sans avoir pour cela des muscles d’acier, ni sans avoir jamais travaillé la terre auparavant. L’initiative et la distribution générale des travaux viendraient de ceux qui savent ce que la terre demande. Quant au travail même, il n’y a ni Parisien ni Parisienne si affaiblis qu’ils ne soient capables, après quelques heures d’apprentissage, de surveiller les machines ou de contribuer, chacun pour sa part au travail agraire.
Et bien, quand on pense, que dans le chaos actuel, il y a, sans compter les désœuvrés de la haute pègre, près de cent mille hommes qui chôment dans leurs divers métiers, on voit que la force perdue dans notre organisation actuelle suffirait seule pour donner par une culture rationnelle, le pain nécessaire aux 3 ou 4 millions d’habitants des deux départements.
Nous le répétons, ceci n’est pas un roman. Et nous n’avons même pas parlé de la culture vraiment intensive, qui donne des résultats bien plus surprenants. Nous n’avons pas tablé sur ce blé obtenu (en trois ans par M. Hallett) et dont un seul grain repiqué produisit une touffe portant plus de 10,000 graines, ce qui permettrait, au besoin, de récolter tout le blé pour une famille de 5 personnes sur l’espace d’une centaine de mètres carrés. Nous n’avons cité, au contraire, que ce qui se fait déjà par de nombreux fermiers en France, en Angleterre, en Belgique, dans les Flandres, etc., — et ce qui pourrait se faire dès demain avec l’expérience et le savoir déjà acquis par la pratique en grand.
Mais sans la Révolution cela ne se fera ni demain, ni après-demain, parce que les détenteurs du sol et du capital n’y ont aucun intérêt, et parce que les paysans qui y trouveraient bénéfice n’ont ni le savoir, ni l’argent, ni le temps de se procurer les avances nécessaires.
La société actuelle n’en est pas encore là. Mais que les Parisiens proclament la Commune anarchiste et ils y viendront forcément, parce qu’ils n’auront pas la bêtise de continuer à faire de la bimbeloterie de luxe (que Vienne, Varsovie et Berlin font déjà tout aussi bien) et ne s’exposeront pas à rester sans pain.
D’ailleurs, le travail agricole, aidé de machines, deviendrait bientôt la plus attrayante et la plus joyeuse de toutes les occupations.
Assez de joaillerie ! Assez d’habillements de poupées ! On irait se retremper dans le travail des champs, y chercher la vigueur, les impressions de la nature, « la joie de vivre », que l’on avait oubliées dans les sombres ateliers des faubourgs.
Au moyen âge les pâturages alpins, mieux que les arquebuses, avaient permis aux Suisses de s’affranchir des seigneurs et des rois. L’agriculture moderne permettra à la cité révoltée de s’affranchir des bourgeoisies coalisées.
#### III
Nous avons vu, comment les trois millions et demi d’habitants des deux départements (Seine et Seine-et-Oise) trouveraient amplement le pain nécessaire, rien qu’en cultivant un tiers de leur territoire. Passons maintenant au bétail.
Les Anglais, qui mangent beaucoup de viande, en consomment une quantité moyenne un peu moindre de 100 kilogrammes par personne adulte et par an : en supposant que toutes les viandes consommées soient du bœuf, cela fait un peu moins d’un tiers de bœuf. Un bœuf par an pour cinq personnes (y compris les enfants) est déjà une ration suffisante. Pour 3 millions et demi d’habitants cela ferait une consommation annuelle de 700,000 têtes de bétail.
Eh bien, aujourd’hui, avec le système de pacage, il faut avoir, au bas mot, 2 millions d’hectares pour nourrir 660,000 têtes de bétail.
Cependant, avec des prairies très modestement arrosées au moyen d’eau de source (comme on en a créé récemment sur des milliers d’hectares dans le Sud-Ouest de la France), 500,000 hectares suffisent déjà. Mais si l’on pratique la culture intensive, en faisant pousser la betterave comme nourriture, il ne faut plus qu’un quart de cet espace, c’est-à-dire 125,000 hectares. Et quand on a recours au maïs et que l’ont fait de l’ensilage comme les Arabes, on obtient tout le fourrage nécessaire sur une surface de 88,000 hectares.
Aux environs de Milan, où l’on utilise les eaux d’égout pour irriguer les prairies, on obtient sur une surface de 9,000 hectares arrosés, la nourriture de 4 à 6 bêtes à cornes par hectare ; et sur quelques lopins favorisés, on a récolté jusqu’à 45 tonnes de foin sec à l’hectare, ce qui fait la nourriture annuelle de 9 vaches à lait. Trois hectares par tête de bétail en pacage et neuf bœufs ou vaches sur un hectare, — voilà les extrêmes de l’agriculture moderne.
Dans l’île de Guernesey, sur un total de 4,000 hectares utilisés, près de la moitié (1,900 hectares) sont couverts de céréales et de potagers, et 2,100 seulement restent pour les prés ; sur 2,100 hectares on nourrit 1,480 chevaux, 7,260 têtes de bétail, 900 moutons et 4,200 cochons, ce qui fait plus de 3 têtes de bétail par hectare, sans compter les chevaux, les moutons et les porcs. Inutile d’ajouter que la fertilité du sol est faite par les amendements de varechs et d’engrais chimiques.
Revenant à nos trois millions et demi d’habitants de l’agglomération de Paris, on voit que la surface nécessaire à l’élève du bétail descend de deux millions d’hectares à 88,000. Eh bien, ne nous arrêtons pas aux chiffres les plus bas ; prenons ceux de la culture intensive ordinaire ; ajoutons largement le terrain nécessaire au menu bétail qui doit remplacer une partie des bêtes à cornes, et donnons 160,000 hectares à l’élève du bétail, — 200,000 si l’on veut, sur les 410,000 hectares qui nous restent, après avoir pourvu au pain nécessaire à la population.
Soyons généreux et mettons cinq millions de journées pour mettre cet espace en production.
Donc, après avoir employé dans le courant de l’année, vingt millions de journées de travail, dont la moitié pour des améliorations permanentes, nous aurons le pain et la viande assurés, non compris toute la viande supplémentaire que l’on peut obtenir sous forme de volailles, de cochons engraissés, de lapins, etc., sans compter qu’une population pourvue d’excellents légumes et de fruits consommera beaucoup moins de viande que l’Anglais, qui supplée par la nourriture animale à la pauvreté de son menu végétal. Cependant vingt millions de journées de 5 heures combien cela fait-il par habitant ? — Bien peu de chose en réalité. — Une population de 3 millions et demi doit avoir, pour le moins 1,200,000 hommes adultes capables de travailler, et autant de femmes. Eh bien, pour assurer le pain et la viande à tous, il ne faudrait donc pas plus de 17 journées de travail par an, pour les hommes seulement. Ajoutez encore trois millions de journées pour avoir le lait. Ajoutez encore autant ! le tout n’atteint pas 25 journées de 5 heures — simple affaire de s’amuser un peu dans les champs — pour avoir ces trois produits principaux : pain, viande, et lait ; ces trois produits qui, après le logement, font la préoccupation principale, quotidienne, des neuf dixièmes de l’humanité.
Et cependant, — ne nous lassons pas de le répéter, — nous n’avons pas fait du roman. Nous avons raconté ce qui est ; ce qui se fait déjà sur de vastes proportions, ce qui a obtenu la sanction de l’expérience en grand, l’agriculture pourrait dès demain être réorganisée, si les lois de la propriété et l’ignorance générale ne s’y opposaient.
Le jour où Paris aura compris que savoir ce qu’on mange et comment on le produit est une question d’intérêt public ; le jour où tout le monde aura compris que cette question est infiniment plus importante que les débats du parlement ou du conseil municipal, — ce jour-là la Révolution sera faite. Paris saisira les terres des deux départements, et les cultivera. Et alors, après avoir donné pendant toute sa vie un tiers de son existence pour acheter une nourriture insuffisante et mauvaise, le Parisien la produira lui-même, sous ses murs, dans l’enclos des forts, (s’ils existent encore), en quelques heures d’un travail sain et attrayant.
Et maintenant, passons aux fruits et aux légumes. Sortons de Paris et allons visiter un de ces établissements de la culture maraîchère qui font, à quelques kilomètres des académies, des prodiges ignorés par les savants économistes. Arrêtons-nous, par exemple, chez M. Ponce, l’auteur d’un ouvrage sur la culture maraîchère, qui ne fait pas secret de ce que la terre lui rapporte et qui l’a raconté tout au long.
M. Ponce, et surtout ses ouvriers, travaillent comme des nègres. Ils sont huit à cultiver un peu plus d’un hectare (onze dixièmes). Ils travaillent certainement douze et quinze heures par jour, c’est-à-dire trois fois plus qu’il ne faut. Ils seraient vingt-quatre, qu’ils ne seraient pas trop. À quoi M. Ponce nous répondra probablement que, puisqu’il paie la somme effrayante de 2,500 francs par an de rente et d’impôts pour ses 11,000 mètres carrés de terrain, et 2,500 francs pour le fumier acheté dans les casernes, il est forcé de faire de l’exploitation. « Exploité, j’exploite à mon tour », serait probablement sa réponse. Son installation lui a aussi coûté 30,000 francs, sur lesquels certainement plus de la moitié en tribut aux barons fainéants de l’industrie. En somme, son installation ne représente pas plus de 3,000 journées de travail, — probablement beaucoup moins.
Mais voyons ses récoltes : 10,000 kilos de carottes, 10,000 kilos d’oignons, de radis et autres petits légumes, 6,000 têtes de choux, 3,000 choux-fleurs, 5,000 paniers de tomates, 5,000 douzaines de fruits choisis, 154,000 salades, bref, un total de 125,000 kilos de légumes et de fruits sur un hectare et un dixiéme — sur 110 mètres de long et 100 mètres de large. Ce qui fait plus de 110 tonnes de légumes à l’hectare.
Mais un homme ne mange pas plus de 300 kilos de légumes et de fruits par an, et l’hectare d’un maraîcher donne assez de légumes et de fruits pour servir richement la table de 350 adultes durant toute l’année. Ainsi, 24 personnes, s’employant toute l’année à cultiver un hectare de terre, mais n’y donnant plus que cinq heures par jour, produiraient assez de légumes et de fruits pour 350 adultes, ce qui équivaut, au moins, à 500 individus.
Autrement dit, en cultivant comme M. Ponce, — et ses résultats sont déjà dépassés, — 350 adultes devraient donner chacun un peu plus de 100 heures par année (103) pour procurer les légumes et les fruits nécessaires à 500 personnes.
Remarquons qu’une production pareille n’est pas l’exception. Elle se fait sous les murs de Paris, sur une surface de 900 hectares, par 5,000 maraîchers. Seulement, ces maraîchers sont réduits à l’état de bêtes de somme, pour payer une rente moyenne de deux mille francs par hectare.
Mais ces faits, que chacun peut vérifier, ne prouvent-ils pas que 7,000 hectares (sur les 210,000 qui nous restent) suffiraient pour donner tous les légumes possibles, ainsi qu’une bonne provision de fruits, aux trois millions et demi d’habitants de nos deux départements ?
Quant à la quantité de travail nécessaire pour produire ces fruits et ces légumes, elle atteindrait le chiffre de 50 millions de journées de cinq heures (une cinquantaine de journées par adulte mâle), si nous prenions pour mesure le travail des maraîchers. Mais nous allons voir tout à l’heure cette quantité se réduire si l’on a recours aux procédés déjà en vogue à Jersey et à Guernesey. Nous rappellerons seulement que le maraîcher n’est forcé de tant travailler que parce qu’il produit surtout des primeurs, dont le prix élevé sert à payer des baux fabuleux, et que ses procédés mêmes réclament plus de travail qu’il n’en faut en réalité. N’ayant pas les moyens de faire de fortes dépenses pour son installation, obligé de payer très cher le verre, le bois, le fer et la houille, il a demandé au fumier la chaleur artificielle que l’on peut avoir à moins de frais par la houille et la serre chaude.
#### IV
Les maraîchers, disions-nous, sont contraints de se réduire à l’état de machines et de renoncer à toutes les joies de la vie pour obtenir leurs récoltes fabuleuses. Mais ces rudes piocheurs ont rendu à l’humanité un immense service en nous apprenant que l’on fait le sol.
Ils le font, eux, avec les couches de fumier qui ont déjà servi à donner aux jeunes plantes et aux primeurs la chaleur nécessaire. Ils font le sol en si grandes quantités que chaque année ils sont forcés de le revendre en partie. Sans cela, leurs jardins s’exhausseraient chaque année de 2 à 3 centimètres. Ils le font si bien que (c’est Barral, dans le Dictionnaire d’agriculture, à l’article Maraîchers, qui nous l’apprend), dans les contrats récents, le maraîcher stipule qu’il emportera son sol avec lui, lorsqu’il abandonnera la parcelle qu’il cultive. Le sol emporté sur des chars, avec les meubles et les châssis — voilà la réponse que les cultivateurs pratiques ont donnée aux élucubrations d’un Ricardo, qui représentait la rente comme un moyen d’égaliser les avantages naturels du sol. « Le sol vaut ce que vaut l’homme » — telle est la devise des jardiniers.
Et cependant, les maraîchers parisiens et rouennais se fatiguent trois fois plus que leurs frères de Guernesey et d’Angleterre pour obtenir les mêmes résultats. Appliquant l’industrie à l’agriculture, en plus du sol, ceux-ci font le climat.
En effet, toute la culture maraîchère est basée sur ces deux principes :
1ᵒ Semer sous châssis, élever les jeunes plantes dans un sol riche, sur un espace limité, où l’on puisse les bien soigner et les repiquer plus tard, quand elles auront bien développé le chevelu de leurs racines. Faire, en un mot, ce que l’on fait pour les animaux : leur donner des soins dans leur jeune âge.
Et 2ᵒ, pour mûrir les récoltes de bonne heure, chauffer le sol et l’air, en couvrant les plantes de châssis ou de cloches et en produisant dans le sol une forte chaleur par la fermentation du fumier.
Repiquage, et température plus élevée que celle de l’air, — voilà l’essence de la culture maraîchère, une fois que le sol a été fait artificiellement.
Ainsi que nous l’avons vu, la première de ces deux conditions est déjà mise en pratique et demande seulement quelques perfectionnements de détail. Et pour réaliser la seconde il s’agit de chauffer l’air et la terre en remplaçant le fumier par l’eau chaude circulant dans des tuyaux de fonte, soit dans le sol sous des châssis, soit à l’intérieur des serres chaudes.
C’est ce que l’on fait déjà. Le maraîcher parisien demande déjà au thermo-syphon la chaleur qu’il demandait jadis au fumier. Et le jardinier anglais bâtit la serre chaude.
Jadis, la serre chaude était le luxe du riche. On la réservait aux plantes exotiques ou d’agrément. Mais aujourd’hui elle se vulgarise. Des hectares entiers sont couverts de verre dans les îles de Jersey et de Guernesey, sans compter les milliers de petites serres chaudes que l’on voit à Guernesey dans chaque ferme, dans chaque jardin. Aux environs de Londres on commence à couvrir de verre des champs entiers, et des milliers de petites serres chaudes s’installent chaque année dans les faubourgs.
On en fait de toutes qualités, depuis la serre aux murs de granit, jusqu’au modeste abri clôturé en planches de sapin et à toiture de verre, qui, malgré toutes les sangsues capitalistes, ne coûte pas plus de 4 à 5 francs le mètre carré. On les chauffe ou on ne les chauffe pas du tout (l’abri seul suffit, tant qu’on ne vise pas à produire des primeurs) ; et on y fait pousser, — non plus des raisins ni des fleurs tropicales, — mais des pommes de terre, des carottes, des pois ou des flageolets.
On s’émancipe ainsi du climat. On se dispense du travail laborieux des couches ; on n’achète plus d’amas de fumier, dont les prix montent en proportion de la demande croissante ; et l’on supprime en partie le travail humain : sept ou huit hommes suffisent pour cultiver l’hectare sous verre et pour obtenir les mêmes résultats que chez M. Ponce. À Jersey, sept hommes, travaillant moins de 60 heures par semaine, obtiennent sur des espaces infinitésimaux, des récoltes qui jadis demandaient des hectares de terrain.
On pourrait donner des détails frappants à ce sujet. Bornons-nous à un seul exemple. À Jersey, 34 hommes de peine et un jardinier, cultivant un peu plus de 4 hectares sous verre (mettons 70 hommes qui ne donneraient à cela que 5 heures par jour) obtiennent d’année en année les récoltes suivantes : 25,000 kilos de raisins coupés dès le 1ᵉʳ mai, 80,000 kilos de tomates, 30,000 kilos de pommes de terre en avril, 6,000 kilos de pois et 2,000 kilos de flageolets coupés en mai, — soit 143,000 kilos de fruits et de légumes, sans compter une deuxième récolte, très forte, de certaines serres, ni une immense serre d’agrément, ni les récoltes de toutes sortes de petites cultures en pleine terre, entre les serres chaudes.
Cent quarante-trois tonnes de fruits et primeurs ! de quoi nourrir largement plus de 1,500 personnes, durant toute l’année. Et cela ne demande que 21,000 journées de travail, — soit 210 heures par an pour la moitié seulement des mille adultes.
Ajoutez-y l’extraction de 1,000 tonnes environ de charbon (c’est ce que l’on brûle par an dans ces serres, pour chauffer 4 hectares) et l’extraction moyenne étant en Angleterre de 3 tonnes par journée de dix heures et par ouvrier, cela fait un travail supplémentaire de six à sept heures par an pour chacun des cinq cents adultes.
Somme toute, si la moitié seulement des adultes donnait une cinquantaine de demi-journées par an à la culture des fruits et des légumes hors saison, tous pourraient manger toute l’année des fruits et des légumes de luxe en satiété, quand bien même on ne les obtiendrait qu’en serre chaude. Et ils auraient, en même temps, comme deuxième récolte dans les mêmes serres, la plupart des légumes ordinaires qui, dans les établissements comme celui de M. Ponce, demandent, nous l’avons vu, cinquante journées de travail.
Nous venons de voir la culture de luxe. Mais nous avons déjà dit que la tendance actuelle est de faire de la serre chaude un simple potager sous verre. Et quand on l’applique à cet usage, on obtient avec des abris de verre extrêmement simples, chauffés légèrement pendant trois mois, des récoltes fabuleuses de légumes : par exemple, 450 hectolitres de pommes de terre à l’hectare, comme première récolte à la fin d’avril. Après quoi, ayant amendé le sol, on fait pousser de nouvelles récoltes, de mai à fin octobre, dans une température presque tropicale, due à l’abri de verre.
Aujourd’hui pour obtenir 450 hectolitres de pommes de terre, il faut labourer chaque année une surface de 20 hectares, ou plus, planter et plus tard rechausser les plants, arracher les mauvaises herbes à la houe ; et ainsi de suite. On sait ce que cela demande de peine. Avec l’abri de verre, on emploiera, peut-être, pour commencer, une demi-journée de travail par mètre carré. Mais, cette première besogne accomplie, on économisera la moitié, sinon les trois quarts du travail à venir.
Voilà des faits, voilà des résultats obtenus, vérifiés, bien connus, dont chacun peut se persuader en visitant les cultures. Et ces faits, ne sont-ils pas déjà suffisants pour donner une idée de ce que l’homme eut obtenir du sol s’il le traite avec intelligence ?
#### V
Dans tous nos raisonnements nous avons tablé sur des précédents admis déjà et en partie mis en pratique. La culture intensive des champs, les plaines arrosées par les eaux d’égout, l’horticulture maraîchère, enfin le potager sous verre, sont des réalités. Ainsi que Léonce de Lavergne l’avait prévu, il y a trente ans, la tendance de l’agriculture moderne est de réduire autant que possible l’espace cultivé, de créer le sol et le climat, de concentrer le travail et de réunir toutes les conditions nécessaires à la vie des plantes.
Cette tendance est née du désir de réaliser de fortes sommes d’argent sur la vente des primeurs. Mais depuis que les procédés de culture intensive sont trouvés, ils se généralisent et s’étendent aux légumes les plus communs, parce qu’ils permettent de se procurer plus de produits avec moins de travail et plus de sécurité.
En effet, après avoir étudié les abris de verre les plus simples de Guernesey, nous affirmons que, tout compte fait, on dépense beaucoup moins de travail pour obtenir sous verre, en avril, des pommes de terre qu’on n’en dépense pour avoir sa récolte trois mois plus tard, en plein air, en bêchant un espace cinq fois plus grand, en l’arrosant et en extirpant les mauvaises herbes, etc. C’est comme pour l’outil ou la machine. On économise sur le travail en employant un outil ou une machine perfectionnés, alors même qu’il faut une dépense préalable pour acheter l’outil.
Des chiffres complets concernant la culture des légumes communs sous verre nous manquent encore. Cette culture est d’origine récente et ne se fait que sur de petits espaces. Mais nous avons des chiffres concernant la culture, déjà vieille d’une trentaine d’années, d’un objet de luxe, le raisin ; et ces chiffres sont concluants.
Dans le Nord de l’Angleterre, sur la frontière d’Écosse, où le charbon ne coûte que 4 francs la tonne à la bouche du puits, on se livre depuis longtemps à la culture du raisin en serres chaudes. Il y a trente ans, ces raisins, mûrs en janvier, se vendaient par le cultivateur, à raison de 25 francs la livre et on les revendait 50 francs pour la table de Napoléon III. Aujourd’hui, le même producteur ne les vend plus que 3 francs la livre. Il nous l’apprend lui-même dans un article récent d’un journal d’horticulture. C’est que des concurrents envoient des tonnes et des tonnes de raisin à Londres et à Paris. Grâce au bon marché du charbon et à une culture intelligente, le raisin en hiver croit au Nord et fait son voyage, en sens contraire des produits ordinaires, vers le midi. En mai, les raisins anglais et ceux de Jersey sont vendus deux francs la livre par les jardiniers, et encore ce prix, comme celui de 50 francs d’il y a trente ans, ne se maintient que par la faiblesse de la concurrence. En octobre, les raisins cultivés en immenses quantités aux environs de Londres, — toujours sous verre, mais avec un peu de chauffage artificiel, — se vendent au même prix que les raisins achetés à la livre dans les vignes de la Suisse ou du Rhin, c’est-à-dire pour quelques sous. C’est encore trop cher des deux tiers, par suite de la rente excessive du sol, des frais d’installation et de chauffage, sur lesquels le jardinier paie un tribut formidable à l’industriel et à l’intermédiaire. Ceci expliqué, on peut dire qu’il ne coûte presque rien d’avoir en automne des raisins délicieux sous la latitude et le climat brumeux de Londres. Dans un de ses faubourgs par exemple, un méchant abri de verre et de plâtre, appuyé contre notre maisonnette, et long de trois mètres sur deux de large, nous donne en octobre, chaque année depuis trois ans, près de 50 livres de raisin d’un goût exquis. La récolte provient d’un cep de vigne, âgé de six ans. Et l’abri est si mauvais qu’il pleut à travers. La nuit, la température y est toujours celle du dehors. Il est évident qu’on ne le chauffe pas, autant vaudrait chauffer la rue ! Et les soins à donner sont : la taille de la vigne, pendant une demi-heure par an, et l’apport d’une brouette de fumier que l’on renverse au pied du cep, planté dans l’argile rouge en dehors de l’abri.
Si l’on évalue, d’autre part, les soins excessifs donnés à la vigne sur les bords du Rhin ou du Léman, les terrasses construites pierre à pierre sur les pentes des coteaux, le transport du fumier et souvent de la terre à une hauteur de deux à trois cents pieds, on arrive à la conclusion qu’en somme, la dépense de travail nécessaire pour cultiver la vigne est plus considérable en Suisse ou sur les bords du Rhin qu’elle ne l’est sous verre, dans les faubourgs de Londres.
Cela peut paraître paradoxal au premier abord, parce que l’on pense généralement que la vigne pousse d’elle-même dans le midi de l’Europe et que le travail du vigneron ne coûte rien. Mais les jardiniers et les horticulteurs, loin de nous démentir, confirment nos assertions. « La culture la plus avantageuse en Angleterre est la culture de la vigne », dit un jardinier pratique, le rédacteur du Journal d’Horticulture anglais. Les prix d’ailleurs, ont, on le sait, leur éloquence.
Traduisant ces faits en langage communiste, nous pouvons affirmer que l’homme ou la femme qui prendront sur leurs loisirs une vingtaine d’heures par an, pour donner quelques soins, — très agréables au fond, à deux ou trois ceps de vignes plantés sous verre sous n’importe quel climat de l’Europe récolteront autant de raisins qu’on en peut manger dans sa famille et entre amis. Et cela s’applique non seulement aux produits de la vigne, mais à ceux de tous les arbres fruitiers acclimatés.
Telle commune qui pratiquera en grand les procédés de la petite culture aura tous les légumes possibles, indigènes ou exotiques, et tous les fruits désirables, sans y employer à cela plus de quelques dizaines d’heures par année et par habitant.
Ce sont des faits que l’on peut vérifier dès demain. Il suffirait qu’un groupe de travailleurs suspendît pendant quelques mois la production de certains objets de luxe, et donnât son travail à la transformation de cent hectares de la plaine de Gennevilliers en une série de jardins potagers, chacun avec sa dépendance d’abris de verre chauffés, pour les semis et les jeunes plantes ; qu’il couvrît en outre cinquante hectares de serres chaudes économiques, pour l’obtention des fruits, en laissant évidemment le soin des détails d’organisation à des jardiniers et à des maraîchers expérimentés.
En se basant sur la moyenne de Jersey, qui nécessite le travail de 7 à 8 hommes par hectare sous verre, — ce qui fait moins de 24,000 heures de travail par an, — l’entretien de ces 150 hectares réclamerait chaque année environ 3,600,000 heures de travail. Cent jardiniers compétents pourraient donner à ce travail cinq heures par jour, — et le reste serait fait tout simplement par des gens qui, sans être jardiniers de profession, sauraient manier la bêche, le râteau, la pompe d’arrosage, ou surveiller un fourneau.
Mais ce travail donnerait au bas mot, — nous l’avons vu dans un chapitre précédent, — tout le nécessaire et le luxe possibles en fait de fruits et de légumes pour 75,000 ou 100,000 personnes au moins. Admettez qu’il y ait dans ce nombre 36,000 adultes désireux de travailler au potager. Chacun aurait donc à consacrer cent heures par an, réparties sur toute l’année. Ces heures de travail deviendraient des heures de récréation, passées entre amis, avec les enfants, dans des jardins superbes, plus beaux, probablement, que ceux de la légendaire Sémiramis.
Voilà le bilan de la peine prendre pour pouvoir manger à satiété des fruits dont nous nous privons aujourd’hui, et pour avoir en abondance tous les légumes que la mère de famille rationne si scrupuleusement lorsqu’il lui faut compter les sous dont elle enrichira le rentier et le vampire-propriétaire.
Ah, si l’humanité avait seulement la conscience de ce qu’elle peut, et si cette conscience lui donnait seulement la force de vouloir !
Si elle savait que la couardise de l’esprit est l’écueil sur lequel toutes les révolutions ont échoué jusqu’à ce jour !
#### VI
On entrevoit aisément les horizons nouveaux ouverts à la prochaine révolution sociale.
Chaque fois que nous parlons de la révolution, le travailleur sérieux, qui a vu des enfants manquant de nourriture, fronce les sourcils et nous répète obstinément : — « Et le pain ? — N’en manquera-t-on pas si tout le monde mange à son appétit ? Et si la campagne, ignorante, travaillée par la réaction, affame la ville comme l’ont fait les bandes noires en 1793, — que fera-t-on ? »
Que la campagne essaie seulement ! Les grandes villes se passeront alors de la campagne.
À quoi s’emploieront, en effet, ces centaines de mille de travailleurs qui s’asphyxient aujourd’hui dans les petits ateliers et les manufactures, le jour où ils reprendront leur liberté ? Continueront-ils, après la révolution comme avant, à s’enfermer dans les usines ? Continueront-ils à faire de la bimbeloterie de luxe pour l’exportation, alors qu’ils verront peut-être le blé s’épuiser, la viande devenir rare, les légumes disparaître sans être remplacés ?
Évidemment non ! Ils sortiront de la cité, ils iront, dans les champs ! Aidés de la machine qui permettra aux plus faibles d’entre nous de donner leur coup d’épaule, ils porteront là révolution dans la culture d’un passé esclave, comme ils l’auront portée dans les institutions et dans les idées.
Ici, des centaines d’hectares se couvriront de verre, et l’homme et la femme aux doigts délicats soigneront les jeunes plantes. Là, d’autres centaines d’hectares seront labourées au défonceur à vapeur, amendées par des engrais ou enrichies d’un sol artificiel obtenu par la pulvérisation de la roche. Les légions joyeuses de laboureurs d’occasion couvriront ces hectares de moissons, guidés dans leur travail et leurs expériences, en partie par ceux qui connaissent l’agriculture, mais surtout par l’esprit, grand et pratique, d’un peuple réveillé d’un long sommeil, et qu’éclaire et dirige ce phare lumineux — le bonheur de tous.
Et en deux ou trois mois, les récoltes hâtive viendront soulager les besoins les plus pressants et pourvoir à la nourriture d’un peuple qui, après tant de siècles d’attente, pourra enfin assouvir sa faim et manger à son appétit.
Entre temps, le génie populaire, le génie d’un peuple qui se révolte et connaît ses besoins, travaillera à expérimenter les nouveaux moyens de culture que l’on pressent déjà à l’horizon et qui ne demandent que le baptême de l’expérience pour se généraliser. On expérimentera la lumière, — cet agent méconnu de la culture qui fait mûrir l’orge en 45 jours sous la latitude de Yakoutsk : — concentrée ou artificielle, la lumière rivalisera avec la chaleur pour hâter la croissance des plantes. Un Mouchot de l’avenir inventera la machine qui doit guider les rayons du soleil et les faire travailler, sans qu’il soit besoin d’aller chercher dans les profondeurs de la terre la chaleur solaire emmagasinée dans la houille. On expérimentera l’arrosage du sol avec des cultures de micro-organismes, — idée si rationnelle née d’hier, qui permettra de donner au sol les petites cellules vivantes si nécessaires aux plantes, soit pour alimenter les radicelles, soit pour décomposer et rendre assimilables les parties constitutives du sol.
On expérimentera… mais non, n’allons pas plus loin, nous entrerions dans le domaine du roman. Restons dans la réalité des faits acquis. Avec les procédés de culture en usage déjà, appliqués en grand, sortis dès aujourd’hui victorieux de la lutte contre la concurrence marchande, nous pouvons nous donner l’aisance et le luxe, en retour d’un travail agréable. L’avenir prochain montrera ce qu’il y a de pratique dans les futures conquêtes que font entrevoir les récentes découvertes scientifiques.
Bornons-nous présentement à inaugurer la voie nouvelle consistant dans l’étude des besoins et des moyens d’y satisfaire.
La seule chose qui puisse manquer à la révolution, c’est la hardiesse de l’initiative.
Abrutis par nos institutions à l’école, asservis au passé dans l’âge mûr et jusqu’au tombeau, nous n’osons presque pas penser. Est-il question d’une idée nouvelle ? Avant de nous faire une opinion, nous irons consulter des bouquins vieux de cent ans pour savoir ce que les anciens maîtres pensaient à ce sujet.
Si la hardiesse de la pensée et l’initiative ne manquent pas à la révolution, ce ne seront pas les vivres qui lui feront défaut,
De toutes les grandes journées de la grande Révolution, la plus belle, la plus grande, qui restera gravée à jamais dans les esprits, fut celle où les fédérés, accourus de toutes parts, travaillèrent la terre du Champ de Mars pour préparer la fête.
Ce jour-là la France fut une ; animée de l’esprit nouveau, elle entrevit l’avenir qui s’ouvrait devant elle dans le travail en commun de la terre.
Et ce sera encore par le travail en commun de la terre que les sociétés affranchies retrouveront leur unité et effaceront les haines, les oppressions, qui les avaient divisées.
Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l’énergie et les forces créatrices de l’homme, — la société nouvelle marchera à la conquête de l’avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.
Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l’aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d’une nouvelle audace, nourrie par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissances du savoir et de la création artistique.
Une société ainsi inspirée n’aura à craindre ni les dissensions à l’intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l’ordre nouveau, l’initiative audacieuse de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.
Devant cette farce irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n’auront qu’à s’incliner devant elle, s’atteler au char de l’humanité, roulant vers les horizons nouveaux, entr’ouverts par la Révolution sociale.
* ↑ Remarquons que lorsque nos affirmations furent publiées en Angleterre, elles ne rencontrèrent pas la moindre contradiction. Elles furent confirmées et même dépassées par le directeur du Journal d’Horticulture, qui est un horticulteur pratique. Nous sommes persuadés que les maraîchers français nous donneront aussi raison.
* ↑ Consulter la Répartion métrique des impôts, par A. Toubeau, 2 vol, publiés par Guillaumin, en 1880. Nous ne partageons nullement les conclusions de Toubeau ; mais c’est une véritable encyclopédie, avec indication des sources pour montrer ce que l’on peut obtenir du sol. — La Culture maraîchère, par M. Ponce, Paris, 1869. — Le Potager Gressent, Paris, 1885, excellent ouvrage pratique. — Physiologie et culture du blé, par Risler, Paris, 1886. — Le blé, sa culture intensive et extensive, par Lecouteux, Paris, 1883. — La Cité Chinoise, par Eugène Simon. — Le Dictionnaire d’agriculture. — The Rothamstead experiments par Wm. Fream, Londres, 1888 (culture sans fumure, etc.) ; — Nine-teenth Century, juin 1888, et Forum, août 1890.
* ↑ La vigne elle-même représente les recherches patientes de deux ou trois générations de jardiniers. C’est une variété de Hambourg, admirablement adaptée aux hivers froids. Elle a besoin de gelée en hiver pour que le bois mûrisse.
* ↑ Récapitulant les chiffres qui ont été donnés sur l’agriculture, chiffres prouvant que les habitants des deux départements de la Seine et de Seine-et-Oise peuvent parfaitement vivre sur leur territoire en n’employant annuellement que fort peu de temps pour en obtenir sa nourriture, nous avons : Départements de la Seine et de Seine-et-Oise : Nombre d’habitants en 1886 3.600.000 Superficie en hectares 610.000 Nombre moyen d’habitants par hectare 5,90 Surfaces à cultiver pour nourrir les habitants (en hectares) : Blés et céréales 200.000 Prairies naturelles et artificielles 200.000 Légumes et fruits, 7,000 à 10.000 Reste pour maisons, voies de communications, parcs, forêts 200.000 Quantité de travail annuel nécessaire pour améliorer et cultiver les surfaces ci-dessus (en journées de travail de 5 heures): Blé (culture et récolte) 15.000.000 Prairies. lait, élevage du bétail. 10.000.000 Culture maraîchère, fruits de luxe, etc. 33.000.000 Imprévu 12.000.000 ------------------ ______________Total 70.000.000 Si on suppose que la moitié seulement des adultes valides (hommes et femmes) veuille s’occuper d’agriculture, on voit qu’il faut répartir 70 millions de journées de travail entre 1,200,000 individus. Ce qui donne par an cinquante-huit journées de travail de 5 heures pour chacun de ces travailleurs. |
1,433 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99Homme_de_bois_et_la_femme_d%E2%80%99%C3%A9corce | L’Homme de bois et la femme d’écorce | # L’Homme de bois et la femme d’écorce
### II Puulane ja Tohtlane
Un paysan avare avait toujours des ennuis et des chagrins parce que les ouvriers et les servantes ne restaient pas longtemps chez lui et le quittaient à chaque instant. Il ne leur demandait pas plus de travail que les autres, mais il ne leur donnait pas à manger autant qu’ils en avaient besoin. Ceux qui avaient supporté trois ou six mois cette vie de chien étaient forcés d’aller chercher fortune ailleurs. Quand on sut dans le pays pourquoi les domestiques le quittaient toujours, le paysan avare ne trouva plus d’ouvriers.
Loin de là, à Aloutaga vivait un célèbre sorcier, c’est lui que le paysan alla consulter. Il lui apporta une bourse pleine et d’autres présents et lui demanda conseil : n’était-il pas possible de trouver un ouvrier et une servante qui mangeraient moins et ne ruineraient pas leur maître.
Le sorcier répondit : « La chose est bien possible, mais elle dépasse mes forces ; pour cela il faut aller chez le vieux (diable) qui seul peut t’aider. » Puis il lui expliqua plus longuement ce qu’il y avait à faire. Il devait aller trois jeudis soirs de suite un peu avant minuit à un carrefour avec un lièvre noir dans un sac, et là siffler jusqu’à ce que le « vieux maître » arrivât. « C’est à toi à conclure le marché, dit le sorcier, je n’y puis plus rien. Mais ne te laisse pas tromper. »
Le paysan demanda où il pouvait trouver un lièvre noir, et le sorcier lui dit de prendre un chat noir.
Le premier jeudi soir le paysan mit un chat noir dans un sac et il se rendit au carrefour, malgré la peur qui le faisait tressaillir. Il siffla et attendit, mais personne ne vint. Enfin il siffla encore une fois et pensa : S’il ne vient pas à présent, j’ai fait inutilement le chemin. Un bruit se fit entendre dans l’air comme celui d’un soufflet de forge, puis il vit voler une masse noire dans l’air et une voix demanda : « Que veux-tu, mon frère ? »
« J’ai un lièvre noir à vendre, » répondit le paysan.
« Viens jeudi prochain, je n’ai pas le temps de faire marché aujourd’hui, » dit la voix et au même moment la masse disparut aux yeux du paysan.
Il était bien fâché d’avoir fait inutilement le chemin, mais il n’y avait rien à faire, un inférieur doit être patient avec ses supérieurs.
Le jeudi suivant, l’affaire marcha mieux. À peine avait-il sifflé une fois qu’un petit vieux apparut, une sacoche autour du cou et demanda : « Que veux-tu, mon frère ? »
Le paysan répondit de nouveau : « J’ai un lièvre noir à vendre. »
« Quel est le prix ? » demanda le vieillard étranger.
« Je ne veux rien autre chose en échange du lièvre noir qu’un ouvrier et une servante qui ne me ruinent pas par leur appétit, » dit l’homme.
« Pour combien de temps veux-tu conclure l’engagement ? » demanda le « vieux maître ».
« Même pour toute ma vie, » fut la réponse du paysan.
Mais l’étranger remarqua que c’était impossible et qu’ils ne pouvaient traiter que pour sept ans ou deux fois sept ans.
Le paysan y consentit.
« Eh bien, viens jeudi prochain, apporte ton lièvre noir, et je t’amènerai l’ouvrier et la servante qui ne te demanderont ni à manger ni à boire, mais pendant la sécheresse tu dois les mettre pour la nuit à tremper dans l’eau, sans quoi ils sécheront et ne pourront plus travailler. »
Le paysan se trouva exactement le troisième jeudi au carrefour ; il siffla et le « vieux maître » apparut tout de suite, mais seul, il n’y avait ni l’ouvrier ni la servante avec lui.
« Tu dois me donner trois gouttes de sang de ton annulaire (doigt sans nom) pour la confirmation du traité et pour que tu ne puisses reculer après, » dit l’étranger.
Le paysan demanda où sont l’ouvrier et la servante.
« Dans le sac, » dit le vieux maître.
La sacoche n’était pas assez grande, et le paysan crut à une fourberie. L’étranger qui semblait deviner ses pensées lui dit : « Je ne te trompe pas. » Il plongea la main dans la sacoche et jeta un étui de la grandeur d’une quenouille par terre en disant : « Voilà ton ouvrier ! » Un homme de grande taille et aux larges épaules se tint tout de suite à côté du vieux maître. De l’autre étui qu’il jeta de la sacoche sortit la servante.
« Voilà tes domestiques qui ne veulent pas manger, » dit l’étranger. « Maintenant donne-moi les gouttes de sang et le lièvre noir ; puis tu pourras rentrer chez toi. » Le paysan fit ce qu’on lui ordonnait et demanda enfin les noms de ses nouveaux domestiques. « Le nom de l’ouvrier est Puulane (de bois) et le nom de la servante Tohtlane (d’écorce) » dit le vieux maître, puis il mit le prétendu lièvre dans son sac et disparut. Le paysan rentra avec ses domestiques chez lui.
L’ouvrier et la servante travaillaient tous les jours, du matin au soir, sans demander à manger, ce qui plaisait beaucoup au paysan. Quand parfois pendant les chaleurs d’été ils paraissaient sécher, on les mettait pour la nuit à tremper et le lendemain matin ils étaient frais et forts comme auparavant. Le paysan avare accrut dès lors ses trésors chaque année, n’ayant ni à nourrir ses domestiques ni à leur payer un salaire. Ainsi s’étaient passées deux fois sept années et il ne s’en fallait que de quelques semaines. Il était accablé de chagrin en songeant qu’il allait perdre les domestiques et il réfléchit aux moyens de prolonger le délai stipulé.
Un matin s’étant levé, il vit que l’ouvrier et la servante n’étaient pas au travail. Il crut qu’ils dormaient encore au grenier et il y grimpa par l’échelle, mais il n’y trouva pas un être vivant. Sur la couche où ils avaient dormi il ne vit qu’un morceau de bois pourri et une petite masse d’écorce de bouleau. Soudain il comprit ce que signifiaient les noms de la servante et de l’ouvrier, qui avaient été créés de bois et d’écorce par une force magique. Il voulut redescendre par l’échelle, mais une main le saisit par la gorge et l’étrangla.
La femme ne trouva plus tard au grenier que trois gouttes de sang. En entrant au magasin des provisions elle remarqua que le blé avait disparu et que la caisse d’argent était remplie de feuilles sèches de bouleau. Toute la fortune avait disparu et la femme en mourut de chagrin, sans même savoir que le « vieux garçon » avait étranglé son mari qui par avarice lui avait vendu son âme.
* ↑ Alutaga — ancien nom d’un district en Estonie (u se prononce comme ou). |
1,460 | https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89loge_de_la_folie_%28Nolhac%29 | Éloge de la folie (Nolhac) | # Éloge de la folie (Nolhac)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Éloge de la Folie. |
1,465 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal_%281861%29--B%C3%A9n%C3%A9diction | Les Fleurs du mal (1861)/Bénédiction | # Les Fleurs du mal (1861)/Bénédiction
Pour les autres éditions de ce texte, voir Bénédiction.
## SPLEEN ET IDÉAL
### I BÉNÉDICTION
Lorsque, par un décret des puissances supremes,
Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
— « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision ! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »
Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ; Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ; Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques : « Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;
Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire Usurper en riant les hommages divins !
Et, quand je m’ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poëte serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :
— « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés !
Je sais que vous gardez une place au Poëte Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers.
Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire À ce beau diadème éblouissant et clair ;
Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! » |
1,467 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Rat_et_l%E2%80%99Hu%C3%AEtre | Le Rat et l’Huître | # Le Rat et l’Huître
### IX. Le Rat & l’Huitre.
UN Rat hoſte d’un champ, Rat de peu de cervelle, Des Lares paternels un jour ſe trouva ſou. Il laiſſe-là le champ, le grain, & la javelle,
Va courir le païs, abandonne ſon trou. Si-toſt qu’il fut hors de la caſe, Que le monde, dit-il, eſt grand & ſpacieux ! Voilà les Apennins, & voicy le Caucaſe : La moindre Taupinée étoit mont à ſes yeux. Au bout de quelques jours le voyageur arrive En un certain canton où Thetis ſur la rive Avoit laiſſé mainte Huitre ; & noſtre Rat d’abord Crût voir en les voyant des vaiſſeaux de haut bord. Certes, dit-il, mon pere eſtoit un pauvre ſire : Il n’oſoit voyager, craintif au dernier point : Pour moy, j’ay déja veu le maritime empire :
J’ay paſſé les deſerts, mais nous n’y bûmes point. D’un certain magiſter le Rat tenoit ces choſes, Et les diſoit à travers champs ; N’eſtant pas de ces Rats qui les livres rongeans Se font ſçavans juſques aux dents. Parmy tant d’Huitres toutes cloſes, Une s’eſtoit ouverte, & bâillant au Soleil, Par un doux Zephir rejoüie, Humoit l’air, reſpiroit, eſtoit épanoüie, Blanche, graſſe, & d’un gouſt à la voir nompareil. D’auſſi loin que le Rat voit cette Huitre qui bâille, Qu’apperçois-je ? dit-il, c’eſt quelque victuaille ;
Et ſi je ne me trompe à la couleur du mets, Je dois faire aujourd’huy bonne chere, ou jamais. Là-deſſus maiſtre Rat plein de belle eſperance, Approche de l’écaille, allonge un peu le cou, Se ſent pris comme aux lacs ; car l’Huitre tout d’un coup Se referme, & voilà ce que fait l’ignorance.
Cette Fable contient plus d’un enſeignement. Nous y voyons premierement ; Que ceux qui n’ont du monde aucune experience Sont aux moindres objets frappez d’étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre, Que tel eſt pris qui croyoit prendre.
* estant: étant
* sou: saoul
* si tost: Sitôt
* laisse là: laisse là
* crût voir: Crut voir
* Huitres: Huîtres
* rongeans: rongeants
* frappez: frappés |
1,468 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_de_la_France_%285e_R%C3%A9publique%29--R%C3%A9vision_du_28_mars_2003 | Constitution de la France (5e République)/Révision du 28 mars 2003 | # Constitution de la France (5e République)/Révision du 28 mars 2003
## LOI constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République
Le Congrès a adopté,
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 2003-469 DC du 26 mars 2003,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
## Article 1
L'article 1er de la Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Son organisation est décentralisée. »
## Article 2
Dans le quatorzième alinéa de l'article 34 de la Constitution, le mot : « locales » est remplacé par le mot : « territoriales ».
## Article 3
Après l'article 37 de la Constitution, il est inséré un article 37-1 ainsi rédigé :
« Art. 37-1. - La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental. »
## Article 4
Le dernier alinéa de l'article 39 de la Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Sans préjudice du premier alinéa de l'article 44, les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales et les projets de loi relatifs aux instances représentatives des Français établis hors de France sont soumis en premier lieu au Sénat. »
## Article 5
L'article 72 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 72. - Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d'une ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa.
« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon.
« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences.
« Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune.
« Dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l'Etat, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois. »
## Article 6
Après l'article 72 de la Constitution, il est inséré un article 72-1 ainsi rédigé :
« Art. 72-1. - La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l'exercice du droit de pétition, demander l'inscription à l'ordre du jour de l'assemblée délibérante de cette collectivité d'une question relevant de sa compétence.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d'acte relevant de la compétence d'une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.
« Lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi. »
## Article 7
Après l'article 72 de la Constitution, il est inséré un article 72-2 ainsi rédigé :
« Art. 72-2. - Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi.
« Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine.
« Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre.
« Tout transfert de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.
« La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales. »
## Article 8
Après l'article 72 de la Constitution, sont insérés deux articles 72-3 et 72-4 ainsi rédigés :
« Art. 72-3. - La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité.
« La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française sont régis par l'article 73 pour les départements et les régions d'outre-mer et pour les collectivités territoriales créées en application du dernier alinéa de l'article 73, et par l'article 74 pour les autres collectivités.
« Le statut de la Nouvelle-Calédonie est régi par le titre XIII.
« La loi détermine le régime législatif et l'organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises.
« Art. 72-4. - Aucun changement, pour tout ou partie de l'une des collectivités mentionnées au deuxième alinéa de l'article 72-3, de l'un vers l'autre des régimes prévus par les articles 73 et 74, ne peut intervenir sans que le consentement des électeurs de la collectivité ou de la partie de collectivité intéressée ait été préalablement recueilli dans les conditions prévues à l'alinéa suivant. Ce changement de régime est décidé par une loi organique.
« Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut décider de consulter les électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif. Lorsque la consultation porte sur un changement prévu à l'alinéa précédent et est organisée sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat. »
## Article 9
L'article 73 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 73. - Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités.
« Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées par la loi.
« Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi.
« Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, l'organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l'ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique.
« La disposition prévue aux deux précédents alinéas n'est pas applicable au département et à la région de La Réunion.
« Les habilitations prévues aux deuxième et troisième alinéas sont décidées, à la demande de la collectivité concernée, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. Elles ne peuvent intervenir lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti.
« La création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités ne peut intervenir sans qu'ait été recueilli, selon les formes prévues au second alinéa de l'article 72-4, le consentement des électeurs inscrits dans le ressort de ces collectivités. »
## Article 10
L'article 74 est ainsi rédigé :
« Art. 74. - Les collectivités d'outre-mer régies par le présent article ont un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République.
« Ce statut est défini par une loi organique, adoptée après avis de l'assemblée délibérante, qui fixe :
« - les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables ;
« - les compétences de cette collectivité ; sous réserve de celles déjà exercées par elle, le transfert de compétences de l'Etat ne peut porter sur les matières énumérées au quatrième alinéa de l'article 73, précisées et complétées, le cas échéant, par la loi organique ;
« - les règles d'organisation et de fonctionnement des institutions de la collectivité et le régime électoral de son assemblée délibérante ;
« - les conditions dans lesquelles ses institutions sont consultées sur les projets et propositions de loi et les projets d'ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que sur la ratification ou l'approbation d'engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa compétence.
« La loi organique peut également déterminer, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de l'autonomie, les conditions dans lesquelles :
« - le Conseil d'Etat exerce un contrôle juridictionnel spécifique sur certaines catégories d'actes de l'assemblée délibérante intervenant au titre des compétences qu'elle exerce dans le domaine de la loi ;
« - l'assemblée délibérante peut modifier une loi promulguée postérieurement à l'entrée en vigueur du statut de la collectivité, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi notamment par les autorités de la collectivité, a constaté que la loi était intervenue dans le domaine de compétence de cette collectivité ;
« - des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ;
« - la collectivité peut participer, sous le contrôle de l'Etat, à l'exercice des compétences qu'il conserve, dans le respect des garanties accordées sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés publiques.
« Les autres modalités de l'organisation particulière des collectivités relevant du présent article sont définies et modifiées par la loi après consultation de leur assemblée délibérante. »
## Article 11
Après l'article 74 de la Constitution, il est inséré un article 74-1 ainsi rédigé :
« Art. 74-1. - Dans les collectivités d'outre-mer visées à l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie, le Gouvernement peut, dans les matières qui demeurent de la compétence de l'Etat, étendre par ordonnances, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole, sous réserve que la loi n'ait pas expressément exclu, pour les dispositions en cause, le recours à cette procédure.
« Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis des assemblées délibérantes intéressées et du Conseil d'Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication. Elles deviennent caduques en l'absence de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication. »
## Article 12
I. - Au premier alinéa de l'article 7 de la Constitution, les mots : « le deuxième dimanche suivant » sont remplacés par les mots : « le quatorzième jour suivant ».
II. - Au troisième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les mots : « les représentants du Gouvernement dans les territoires d'outre-mer » sont remplacés par les mots : « les représentants de l'Etat dans les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie ».
III. - A l'article 60 de la Constitution, après les mots : « des opérations de référendum », sont insérés les mots : « prévues aux articles 11 et 89 ».
La présente loi sera exécutée comme loi de l'Etat.
Fait à Paris, le 28 mars 2003. Jacques Chirac Par le Président de la République : Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin
Le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Nicolas Sarkozy
Le garde des sceaux, ministre de la justice, Dominique Perben
La ministre de l'outre-mer, Brigitte Girardin |
1,478 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fou_qui_vend_la_Sagesse | Le Fou qui vend la Sagesse | # Le Fou qui vend la Sagesse
### Le Fou qui vend la Sageſſe.
Jamais auprés des fous ne te mets à portée. Je ne te puis donner un plus ſage conſeil. Il n’eſt enſeignement pareil
À celuy-là de fuir une teſte éventée. On en void ſouvent dans les cours. Le Prince y prend plaiſir ; car ils donnent toûjours Quelque trait aux fripons, aux ſots, aux ridicules. Un fol alloit criant par tous les carrefours Qu’il vendoit la Sageſſe ; & les mortels credules De courir à l’achapt, chacun fut diligent. On eſſuyoit force grimaces ; Puis on avoit pour ſon argent Avec un bon ſoufflet un fil long de deux braſſes. La pluspart s’en fâchoient ; mais que leur ſervoit-il ? C’eſtoient les plus moquez ; le mieux eſtoit de rire, Ou de s’en aller, ſans rien dire
Avec ſon ſoufflet & ſon fil. De chercher du ſens à la choſe, On ſe fuſt fait ſifler ainſi qu’un ignorant. La raiſon eſt-elle garant De ce que fait un fou ? Le hazard eſt la cauſe De tout ce qui ſe paſſe en un cerveau bleſſé. Du fil & du ſoufflet pourtant embarraſſé Un des dupes un jour alla trouver un ſage, Qui ſans heſiter davantage Luy dit ; Ce ſont icy jerogliphes tout purs. Les gens bien conſeillez, & qui voudront bien faire, Entre eux & les gens fous mettront pour l’ordinaire La longueur de ce fil ; ſinon je les tiens ſurs
De quelque ſemblable careſſe. Vous n’eſtes point trompé ; ce fou vend la ſageſſe.
* fol: fou
* moquez: moqués
* conseillez: conseillés
* surs: sûrs |
1,479 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Mari%2C_la_Femme%2C_et_le_Voleur | Le Mari, la Femme, et le Voleur | # Le Mari, la Femme, et le Voleur
### Le Mary, la Femme, & le Voleur.
Un Mary fort amoureux, Fort amoureux de ſa femme, Bien qu’il fût joüiſſant ſe croioit malheureux. Jamais œillade de la Dame, Propos flateur & gracieux,
Mot d’amitié, ny doux ſoûrire, Deïfiant le pauvre Sire, N’avoient fait ſoupçonner qu’il fuſt vrayment chery ; Je le crois, c’eſtoit un mary. Il ne tint point à l’hymenée Que content de ſa deſtinée Il n’en remerciaſt les Dieux ; Mais quoy ? Si l’amour n’aſſaiſonne Les plaiſirs que l’hymen nous donne, Je ne vois pas qu’on en ſoit mîeux. Noſtre épouſe eſtant donc de la ſorte bâtie, Et n’ayant careſſé ſon mary de ſa vie, Il en faiſoit ſa plainte une nuit. Un voleur Interrompit la doleance. La pauvre femme eut ſi grand’peur, Qu’elle chercha quelque aſſurance Entre les bras de ſon époux. Amy Voleur, dit-il, ſans toy ce bien ſi doux Me ſeroit inconnu ; Pren donc en recõpenſe
Tout ce qui peut chez nous eſtre à ta bienſeance ; Pren le logis auſſi. Les voleurs ne ſont pas Gens honteux ny fort delicats : Celuy-cy fit ſa main. J’infere de ce conte Que la plus forte paſſion C’eſt la peur ; elle fait vaincre l’averſion ; Et l’amour quelquefois ; quelquefois il la dompte : J’en ay pour preuve cet amant, Qui brûla ſa maiſon pour embraſſer ſa Dame, L’emportant à travers la flame : J’aime aſſez cet emportement : Le conte m’en a plû toûjours infiniment : Il eſt bien d’une ame Eſpagnole, Et plus grande encore que folle.
* estant : étant
* croioit : croyait
* mary fort: Mari fort
* nostre: Notre |
1,480 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Lion_%28La_Fontaine%29 | Le Lion (La Fontaine) | # Le Lion (La Fontaine)
### FABLE I. Le Lion.
SUltan Leopard autresfois
Eut, ce dit-on, par mainte aubeine,
Force bœufs dans ſes prez, force Cerfs dans ſes bois,
Force moutons parmi la plaine. Il naquit un Lion dans la foreſt prochaine. Apres les complimens & d’une & d’autre part, Comme entre grands il ſe pratique, Le Sultan fit venir ſon Viſir le Renard, Vieux routier & bon politique. Tu crains, ce luy dit-il, Lionceau mon voiſin : Son pere eſt mort, que peut-il faire ? Plains plûtoſt le pauvre orphelin. Il a chez luy plus d’une affaire ; Et devra beaucoup au deſtin S’il garde ce qu’il a ſans tenter de conqueſte. Le Renard dit branlant la teſte : Tels orphelins, Seigneur, ne me font point pitié : Il faut de celuy-cy conſerver l’amitié, Ou s’efforcer de le détruire,
Avant que la griffe & la dent Lui ſoit cruë, & qu’il ſoit en eſtat de nous nuire : N’y perdez pas un ſeul moment. J’ay fait ſon horoſcope : il croiſtra par la guerre. Ce ſera le meilleur Lion Pour ſes amis qui ſoit ſur terre, Taſchez donc d’en eſtre, ſinon Taſchez de l’affoiblir. La harangue fut vaine. Le Sultan dormoit lors ; & dedans ſon domaine Chacun dormoit auſſi, beſtes, gens ; tant qu’enfin Le Lionceau devient vray Lion. Le tocſin Sonne auſſi-toſt ſur luy ; l’alarme ſe promeine De toutes parts ; & le Viſir, Conſulté là-deſſus dit avec un ſoûpir :
Pourquoy l’irritez-vous ? La choſe eſt ſans remede. En vain nous appellons mille gens à noſtre ayde. Plus ils ſont, plus il coûte ; & je ne les tiens bons Qu’à manger leur part des moutons. Appaiſez le Lion : ſeul il paſſe en puiſſance Ce monde d’alliez vivans ſur noſtre bien : Le Lion en a trois qui ne luy coûtent rien, Son courage, ſa force, avec ſa vigilance. Jettez-luy promptement ſous la griffe un mouton : S’il n’en eſt pas content jettez-en davantage. Joignez-y quelque bœuf : choiſiſſez pour ce don Tout le plus gras du paſturage. Sauvez le reſte ainſi. Ce conſeil ne plut pas, Il en prit mal, & force états
Voiſins du Sultan en pâtirent : Nul n’y gagna ; tous y perdirent. Quoy que fiſt ce monde ennemi, Celuy qu’ils craignoient fut le maiſtre. Propoſez-vous d’avoir le Lion pour ami Si vous voulez le laiſſer craiſtre.
* alliez: alliés |
1,484 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99Homme_et_son_image_%28Collinet%29 | L’Homme et son image (Collinet) | # L’Homme et son image (Collinet)
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1,494 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Frelons_et_les_Mouches_%C3%A0_miel | Les Frelons et les Mouches à miel | # Les Frelons et les Mouches à miel
* Les Frelons et les Mouches à mielfable de Jean de La Fontaine (1668)« À l'œuvre on connaît l'artisan. »
## Éditions
Éditions en français :
* Les Frelons et les Mouches à miel (1678, publié dans Fables de La Fontaine)
* Les Frelons et les Mouches à miel (1874, publié dans Fables de La Fontaine) |
1,495 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Ch%C3%AAne_et_le_Roseau | Le Chêne et le Roseau | # Le Chêne et le Roseau
* Le Chêne et le Roseaufable de Jean de La Fontaine (1668)« Le chêne un jour dit au roseau : »
## Éditions
Éditions en français :
* Le Chêne et le Roseau (1678, publié dans Fables de La Fontaine)
* Le Chêne et le Roseau (1874, publié dans Fables de La Fontaine)
| Notices d’autorité | BNF : cb124291798 | |
1,497 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Zadig | Zadig | # Zadig
|
1,498 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Candide%2C_ou_l%E2%80%99Optimisme--Beuchot_1829 | Candide, ou l’Optimisme/Beuchot 1829 | # Candide, ou l’Optimisme/Beuchot 1829
Pour les autres éditions de ce texte, voir Candide, ou l'Optimisme.
OEUVRES
DE
VOLTAIRE.
TOME XXXIII
DE L’ IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,
RUE JACOB, N° 24.
OEUVRES
DE
VOLTAIRE
PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.
PAR M. BEUCHOT.
TOME XXXIII.
ROMANS. TOME I.
A PARIS,
CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
RUE DE L’ÉPERON, K° 6. WERDET ET LEQUIEN FILS,
RUE DU BATTOIR, N° 2O.
MDCCCXXIX.
CANDIDE,
ou
L’OPTIMISME.
CANDIDE,
ou
L’OPTIMISME,
TRADUIT DE L’ALLEMAND
DE M. LE DOCTEUR RALPH,
AVEC LES ADDITIONS
QU’ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU’IL MOURUT
À MINDEN, L’AN DE GRÂCE 1759 |
1,499 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Microm%C3%A9gas | Micromégas | # Micromégas
|
1,500 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Memnon | Memnon | # Memnon
Nous tromper dans nos entreprises, C’est à quoi nous sommes sujets ; Le matin je fais des projets, Et le long du jour, des sottises.
Ces petits vers conviennent assez à un grand nombre de raisonneurs ; et c’est une chose assez plaisante de voir un grave directeur d’âmes finir par un procès criminel, conjointement avec un banqueroutier. À ce propos, nous réimprimons ici ce petit conte, qui est ailleurs : car il est bon qu’il soit partout.
Memnon conçut un jour le projet insensé d’être parfaitement sage. Il n’y a guère d’hommes à qui cette folie n’ait quelquefois passé par la tête. Memnon se dit à lui-même : « Pour être très-sage, et par conséquent très-heureux, il n’y a qu’à être sans passions ; et rien n’est plus aisé, comme on sait. Premièrement, je n’aimerai jamais de femme ; car, en voyant une beauté parfaite, je me dirai à moi-même : Ces joues-là se rideront un jour ; ces beaux yeux seront bordés de rouge ; cette gorge ronde deviendra plate et pendante ; cette belle tête deviendra chauve. Or je n’ai qu’à la voir à présent des mêmes yeux dont je la verrai alors, et assurément cette tête ne fera pas tourner la mienne.
« En second lieu je serai toujours sobre ; j’aurai beau être tenté par la bonne chère, par des vins délicieux, par la séduction de la société ; je n’aurai qu’à me représenter les suites des excès, une tête pesante, un estomac embarrassé, la perte de la raison, de la santé, et du temps, je ne mangerai alors que pour le besoin ; ma santé sera toujours égale, mes idées toujours pures et lumineuses. Tout cela est si facile qu’il n’y a aucun mérite à y parvenir.
« Ensuite, disait Memnon, il faut penser un peu à ma fortune ; mes désirs sont modérés ; mon bien est solidement placé sur le receveur général des finances de Ninive ; j’ai de quoi vivre dans l’indépendance : c’est là le plus grand des biens. Je ne serai jamais dans la cruelle nécessité de faire ma cour ; je n’envierai personne, et personne ne m’enviera. Voilà qui est encore très-aisé. J’ai des amis, continuait-il, je les conserverai, puisqu’ils n’auront rien à me disputer. Je n’aurai jamais d’humeur avec eux, ni eux avec moi ; cela est sans difficulté. »
Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre. Il vit deux femmes qui se promenaient sous des platanes auprès de sa maison. L’une était vieille, et paraissait ne songer à rien ; l’autre était jeune, jolie, et semblait fort occupée. Elle soupirait, elle pleurait, et n’en avait que plus de grâces. Notre sage fut touché, non pas de la beauté de la dame (il était bien sûr de ne pas sentir une telle faiblesse), mais de l’affliction où il la voyait. Il descendit ; il aborda la jeune Ninivienne dans le dessein de la consoler avec sagesse. Cette belle personne lui conta, de l’air le plus naïf et le plus touchant, tout le mal que lui faisait un oncle qu’elle n’avait point ; avec quels artifices il lui avait enlevé un bien qu’elle n’avait jamais possédé, et tout ce qu’elle avait à craindre de sa violence. « Vous me paraissez un homme de si bon conseil, lui dit-elle, que si vous aviez la condescendance de venir jusque chez moi, et d’examiner mes affaires, je suis sûre que vous me tireriez du cruel embarras où je suis.» Memnon n’hésita pas à la suivre, pour examiner sagement ses affaires, et pour lui donner un bon conseil.
La dame affligée le mena dans une chambre parfumée, et le fit asseoir avec elle poliment sur un large sofa, où ils se tenaient tous deux les jambes croisées vis-à-vis l’un de l’autre. La dame parla en baissant les yeux, dont il échappait quelquefois des larmes, et qui en se relevant rencontraient toujours les regards du sage Memnon. Ses discours étaient pleins d’un attendrissement qui redoublait toutes les fois qu’ils se regardaient. Memnon prenait ses affaires extrêmement à cœur, et se sentait de moment en moment la plus grande envie d’obliger une personne si honnête et si malheureuse. Ils cessèrent insensiblement, dans la chaleur de la conversation, d’être vis-à-vis l’un de l’autre. Leurs jambes ne furent plus croisées. Memnon la conseilla de si près, et lui donna des avis si tendres, qu’ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre parler d’affaires, et qu’ils ne savaient plus où ils en étaient.
Comme ils en étaient là, arrive l’oncle, ainsi qu’on peut bien le penser : il était armé de la tête aux pieds ; et la première chose qu’il dit fut qu’il allait tuer, comme de raison, le sage Memnon et sa nièce ; la dernière qui lui échappa fut qu’il pouvait pardonner pour beaucoup d’argent. Memnon fut obligé de donner tout ce qu’il avait. On était heureux dans ce temps-là d’en être quitte à si bon marché ; l’Amérique n’était pas encore découverte, et les dames affligées n’étaient pas à beaucoup près si dangereuses qu’elles le sont aujourd’hui.
Memnon, honteux et désespéré, rentra chez lui : il y trouva un billet qui l’invitait à dîner avec quelques-uns de ses intimes amis. Si je reste seul chez moi, dit-il, j’aurai l’esprit occupé de ma triste aventure, je ne mangerai point ; je tomberai malade ; il vaut mieux aller faire avec mes amis intimes un repas frugal. J’oublierai, dans la douceur de leur société, la sottise que j’ai faite ce matin. Il va au rendez-vous ; on le trouve un peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin pris modérément est un remède pour l’âme et pour le corps. C’est ainsi que pense le sage Memnon ; et il s’enivre. On lui propose de jouer après le repas. Un jeu réglé avec des amis est un passe-temps honnête. Il joue ; on lui gagne tout ce qu’il a dans sa bourse, et quatre fois autant sur sa parole. Une dispute s’élève sur le jeu, on s’échauffe : l’un de ses amis intimes lui jette à la tête un cornet, et lui crève un œil. On rapporte chez lui le sage Memnon ivre, sans argent, et ayant un œil de moins.
Il cuve un peu son vin, et dès qu’il a la tête plus libre, il envoie son valet chercher de l’argent chez le receveur général des finances de Ninive pour payer ses intimes amis : on lui dit que son débiteur a fait le matin une banqueroute frauduleuse qui met en alarme cent familles. Memnon, outré va à la cour avec un emplâtre sur l’œil et un placet à la main pour demander justice au roi contre le banqueroutier. Il rencontre dans un salon plusieurs dames qui portaient toutes d’un air aisé des cerceaux de vingt-quatre pieds de circonférence. L’une d’elles, qui le connaissait un peu, dit en le regardant de côté : « Ah, l’horreur ! » Une autre, qui le connaissait davantage, lui dit : « Bonsoir, monsieur Memnon ; mais vraiment, monsieur Memnon, je suis fort aise de vous voir ; à propos, monsieur Memnon, pourquoi avez-vous perdu un œil ? » Et elle passa sans attendre sa réponse. Memnon se cacha dans un coin, et attendit le moment où il pût se jeter aux pieds du monarque. Ce moment arriva. Il baisa trois fois la terre, et présenta son placet. Sa gracieuse majesté le reçut très-favorablement, et donna le mémoire à un de ses satrapes pour lui en rendre compte. Le satrape tire Memnon à part, et lui dit d’un air de hauteur, en ricanant amèrement : « Je vous trouve un plaisant borgne, de vous adresser au roi plutôt qu’à moi, et encore plus plaisant d’oser demander justice contre un honnête banqueroutier que j’honore de ma protection, et qui est le neveu d’une femme de chambre de ma maîtresse. Abandonnez cette affaire-là, mon ami, si vous voulez conserver l’œil qui vous reste. »
Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès de table, au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit trompé et volé par une belle dame, s’était enivré, avait joué, avait eu une querelle, s’était fait crever un œil, et avait été à la cour, où l’on s’était moqué de lui.
Pétrifié d’étonnement et navré de douleur, il s’en retourne la mort dans le cœur. Il veut rentrer chez lui ; il y trouve des huissiers qui démeublaient sa maison de la part de ses créanciers. Il reste presque évanoui sous un platane ; il y rencontre la belle dame du matin, qui se promenait avec son cher oncle, et qui éclata de rire en voyant Memnon avec son emplâtre. La nuit vint ; Memnon se coucha sur de la paille auprès des murs de sa maison. La fièvre le saisit ; il s’endormit dans l’accès, et un esprit céleste lui apparut en songe.
Il était tout resplendissant de lumière. Il avait six belles ailes, mais ni pieds, ni tête, ni queue, et ne ressemblait à rien. « Qui es-tu ? lui dit Memnon. — Ton bon génie, lui répondit l’autre. — Rends-moi donc mon œil, ma santé, ma maison, mon bien, ma sagesse, lui dit Memnon. » Ensuite il lui conta comment il avait perdu tout cela en un jour. « Voilà des aventures qui ne nous arrivent jamais dans le monde que nous habitons, dit l’esprit. — Et quel monde habitez-vous ? dit l’homme affligé. — Ma patrie, répondit-il, est à cinq cents millions de lieues du soleil, dans une petite étoile auprès de Sirius, que tu vois d’ici. — Le beau pays ! dit Memnon ; quoi ! vous n’avez point chez vous de coquines qui trompent un pauvre homme, point d’amis intimes qui lui gagnent son argent et qui lui crèvent un œil, point de banqueroutiers, point de satrapes qui se moquent de vous en vous refusant justice ? — Non, dit l’habitant de l’étoile, rien de tout cela. Nous ne sommes jamais trompés par les femmes, parce que nous n’en avons point ; nous ne faisons point d’excès de table, parce que nous ne mangeons point ; nous n’avons point de banqueroutiers, parce qu’il n’y a chez nous ni or ni argent ; on ne peut nous crever les yeux, parce que nous n’avons point de corps à la façon des vôtres ; et les satrapes ne nous font jamais d’injustice, parce que dans notre petite étoile tout le monde est égal. »
Memnon lui dit alors : « Monseigneur, sans femme et sans dîner, à quoi passez-vous votre temps ? — À veiller, dit le génie, sur les autres globes qui nous sont confiés ; et je viens pour te consoler. — Hélas ! reprit Memnon, que ne veniez-vous la nuit passée pour m’empêcher de faire tant de folies ? — J’étais auprès d’Assan, ton frère aîné, dit l’être céleste. Il est plus à plaindre que toi. Sa gracieuse Majesté le roi des Indes, à la cour duquel il a l’honneur d’être, lui a fait crever les deux yeux pour une petite indiscrétion, et il est actuellement dans un cachot, les fers aux pieds et aux mains. — C’est bien la peine, dit Memnon, d’avoir un bon génie dans une famille, pour que, de deux frères, l’un soit borgne, l’autre aveugle, l’un couché sur la paille, l’autre en prison. — Ton sort changera, reprit l’animal de l’étoile. Il est vrai que tu seras toujours borgne ; mais, à cela près, tu seras assez heureux, pourvu que tu ne fasses jamais le sot projet d’être parfaitement sage. — C’est donc une chose à laquelle il est impossible de parvenir ? s’écria Memnon en soupirant. — Aussi impossible, lui répliqua l’autre, que d’être parfaitement habile, parfaitement fort, parfaitement puissant, parfaitement heureux. Nous-mêmes, nous en sommes bien loin. Il y a un globe où tout cela se trouve ; mais dans les cent mille millions de mondes qui sont dispersés dans l’étendue tout se suit par degrés. On a moins de sagesse et de plaisir dans le second que dans le premier, moins dans le troisième que dans le second, ainsi du reste jusqu’au dernier, où tout le monde est complètement fou. — J’ai bien peur, dit Memnon, que notre petit globe terraqué ne soit précisément les petites-maisons de l’univers dont vous me faites l’honneur de me parler. — Pas tout à fait, dit l’esprit ; mais il en approche : il faut que tout soit en sa place. — Eh mais ! dit Memnon, certains poëtes, certains philosophes, ont donc grand tort de dire que tout est bien ? — Ils ont grande raison, dit le philosophe de là-haut, en considérant l’arrangement de l’univers entier. — Ah ! je ne croirai cela, répliqua le pauvre Memnon, que quand je ne serai plus borgne. »
* ↑ Voltaire, dans la quatrième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, avait un article : Confiance en soi-même, qui n’était autre chose que le conte de Memnon, précédé de quatre vers et de quelques lignes de prose, que les éditeurs de Kehl ont intitulés Avertissement de l’auteur.
* ↑ Billard, et l’abbé Grizel, fameux directeur de consciences. (K.) — Sur ces deux personnages, voyez la note des Stances à Saurin, tome VIII, page 536.
* ↑ C’est d’après les éditions de 1750 que je rétablis ici les mots ma maison. (B.)
* ↑ Pope.
* ↑ Platon, Shaftesbury, Bolingbroke, Leibnitz. |
1,502 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cid--%C3%89dition_Ginn | Le Cid/Édition Ginn | # Le Cid/Édition Ginn
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## LE CID, TRAGÉDIE
* Personnages
* Acte I
* Acte II
* Acte III
* Acte IV
* Acte V
* Examen |
1,504 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_%28Racine%29%2C_Didot%2C_1854 | Phèdre (Racine), Didot, 1854 | # Phèdre (Racine), Didot, 1854
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* Préface
* Personnages
* Acte I
* Acte II
* Acte III
* Acte IV
* Acte V |
1,506 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A9sies_%28Rimbaud%29--%C3%A9d._Vanier%2C_1895--Le_Dormeur_du_val | Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Le Dormeur du val | # Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Le Dormeur du val
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### LE DORMEUR DU VAL
C’est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D’argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. |
1,507 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A9sies_%28Rimbaud%29--%C3%A9d._Vanier%2C_1895--Ma_Boh%C3%AAme | Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Ma Bohême | # Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Ma Bohême
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### MA BOHÊME
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi devenait idéal ; J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! Mon unique culotte avait un large trou. — Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ; — Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. Et je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! |
1,508 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A9sies_%28Rimbaud%29--%C3%A9d._Vanier%2C_1895--Le_Mal | Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Le Mal | # Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Le Mal
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### LE MAL
Tandis que les crachats rouges de la mitraille Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ; Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille, Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu’une folie épouvantable, broie Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; — Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… —
— Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ; Qui dans le bercement des hosannah s’endort, Et se réveille, quand des mères, ramassées Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir, Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! |
1,510 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Marseillaise_%2815_couplets%29 | La Marseillaise (15 couplets) | # La Marseillaise (15 couplets)
I. Allons enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé ! Contre nous de la tyrannie, L’étendard sanglant est levé, (bis) Entendez-vous dans les campagnes Mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras, Égorger vos fils, vos compagnes !
Refrain Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons !
(Refrain alternatif : Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchez, marchez ! Qu’un sang impur
Abreuve vos sillons !
Aux armes, citoyens, Formons nos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur
Abreuve nos sillons ! )
II. Que veut cette horde d’esclaves, De traîtres, de rois conjurés ? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers dès longtemps préparés ? (bis) Français, pour nous, ah ! quel outrage ! Quels transports il doit exciter ! C’est nous qu’on ose méditer De rendre à l’antique esclavage !
(Refrain)
III. Quoi ! des cohortes étrangères, Feraient la loi dans nos foyers ! Quoi ! ces phalanges mercenaires Terrasseraient nos fiers guerriers ! (bis) Grand Dieu ! par des mains enchaînées Nos fronts sous le joug se ploieraient De vils despotes deviendraient Les maîtres de nos destinées !
(Refrain)
IV. Tremblez, tyrans et vous perfides L'opprobre de tous les partis, Tremblez ! vos projets parricides Vont enfin recevoir leurs prix ! (bis) Tout est soldat pour vous combattre, S'ils tombent, nos jeunes héros, La terre en produit de nouveaux, Contre vous tout prêts à se battre !
(Refrain)
V. Français, en guerriers magnanimes, Portez ou retenez vos coups ! Épargnez ces tristes victimes, À regret s'armant contre nous. (bis) Mais ces despotes sanguinaires, Mais ces complices de Bouillé Tous ces tigres qui, sans pitié, Déchirent le sein de leur mère !
(Refrain)
VI. (Couplet souvent seul retenu aujourd’hui après le premier) Amour sacré de la Patrie Conduis, soutiens nos bras vengeurs Liberté, Liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! (bis) Sous nos drapeaux, que la victoire Accoure à tes mâles accents, Que tes ennemis expirants Voient ton triomphe et notre gloire !
(Refrain)
VII. (Couplet des enfants) Nous entrerons dans la carrière Quand nos aînés n’y seront plus Nous y trouverons leur poussière Et la trace de leurs vertus (bis) Bien moins jaloux de leur survivre Que de partager leur cercueil Nous aurons le sublime orgueil De les venger ou de les suivre !
(Refrain)
VIII. (Couplet supprimé par Servan, Ministre de la Guerre en 1792) Dieu de clémence et de justice Vois nos tyrans, juge nos cœurs Que ta bonté nous soit propice Défends-nous de ces oppresseurs (bis) Tu règnes au ciel et sur terre Et devant Toi, tout doit fléchir De ton bras, viens nous soutenir Toi, grand Dieu, maître du tonnerre.
(Refrain)
Couplets supplémentaires
IX. Peuple français, connais ta gloire ; Couronné par l’Égalité, Quel triomphe, quelle victoire, D’avoir conquis la Liberté ! (bis) Le Dieu qui lance le tonnerre Et qui commande aux éléments, Pour exterminer les tyrans, Se sert de ton bras sur la terre.
(Refrain)
X. Nous avons de la tyrannie Repoussé les derniers efforts ; De nos climats, elle est bannie ; Chez les Français les rois sont morts. (bis) Vive à jamais la République ! Anathème à la royauté ! Que ce refrain, partout porté, Brave des rois la politique.
(Refrain)
XI. La France que l’Europe admire A reconquis la Liberté Et chaque citoyen respire Sous les lois de l’Égalité ; (bis) Un jour son image chérie S’étendra sur tout l’univers. Peuples, vous briserez vos fers Et vous aurez une Patrie !
(Refrain)
XII. Foulant aux pieds les droits de l’Homme, Les soldatesques légions Des premiers habitants de Rome Asservirent les nations. (bis) Un projet plus grand et plus sage Nous engage dans les combats Et le Français n’arme son bras Que pour détruire l’esclavage.
(Refrain)
XIII. Oui ! déjà d’insolents despotes Et la bande des émigrés Faisant la guerre aux Sans-Culottes Par nos armes sont altérés ; (bis) Vainement leur espoir se fonde Sur le fanatisme irrité, Le signe de la Liberté Fera bientôt le tour du monde.
(Refrain) XIV. Ô vous ! que la gloire environne, Citoyens, illustres guerriers, Craignez, dans les champs de Bellone, Craignez de flétrir vos lauriers ! (bis) Aux noirs soupçons inaccessibles Envers vos chefs, vos généraux, Ne quittez jamais vos drapeaux, Et vous resterez invincibles.
(Refrain)
XV. Enfants, que l’Honneur, la Patrie Fassent l’objet de tous nos vœux ! Ayons toujours l’âme nourrie Des feux qu’ils inspirent tous deux. (bis) Soyons unis ! Tout est possible ; Nos vils ennemis tomberont, Alors les Français cesseront De chanter ce refrain terrible.
(Refrain) |
1,513 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Vive_la_reine | Vive la reine | # Vive la reine
Dieu protège la reine De sa main souveraine ! Vive la reine ! Qu’un règne glorieux, Long et victorieux Rende son peuple heureux. Vive la reine ! |
1,514 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--%C2%AB_Mignonne%2C_allons_voir_si_la_rose_%C2%BB | Les Odes (Ronsard)/« Mignonne, allons voir si la rose » | # Les Odes (Ronsard)/« Mignonne, allons voir si la rose »
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À CASSANDRE.
ODE XVII.
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil, A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée.
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place Las, las, ses beautez laissé cheoir ! O vrayment marastre Nature, Puis qu’une telle fleur ne dure Que du matin jusques au soir ! Donc, si vous me croyez mignonne, Tandis que vostre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez vostre jeunesse : Comme à ceste fleur la vieillesse Fera ternir vostre beauté.
* Puis qu: Puisqu
* au vostre: au vôtre |
1,517 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A8mes_saturniens_%281902%29--Chanson_d%E2%80%99automne | Poèmes saturniens (1902)/Chanson d’automne | # Poèmes saturniens (1902)/Chanson d’automne
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### V CHANSON D’AUTOMNE
Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone.
Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ;
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte. |
1,519 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A8mes_saturniens_%281902%29 | Poèmes saturniens (1902) | # Poèmes saturniens (1902)
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### POÈMES SATURNIENS
I. Résignation 9
II. Nevermore 11
III. Après trois ans 12
IV. Vœu 13
V. Lassitude 14
VI. Mon rêve familier 15
VII. À une femme 16
VIII. L’Angoisse 17
I. Croquis parisien 18
II. Cauchemar 19
III. Marine 21
IV. Effet de nuit 22
V. Grotesques 23
I. Soleils couchants 26
II. Crépuscule du soir mystique 28
III. Promenade sentimentale 29
IV. Nuit du Walpurgis classique 30
V. Chanson d’automne 33
VI. L’heure du berger 35
VII. Le rossignol 36
I. Femme et chatte 38
II. Jésuitisme 40
III. La chanson des ingénues 41
IV. Une grande dame 43
V. Monsieur Prudhomme 44 |
1,520 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_la_m%C3%A9thode_%28%C3%A9d._Cousin%29 | Discours de la méthode (éd. Cousin) | # Discours de la méthode (éd. Cousin)
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DISCOURS
DE LA MÉTHODE
POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON,
ET CHERCHER LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES.
* Première partie (Version audio )
* Deuxième partie (Version audio )
* Troisième partie (Version audio )
* Quatrième partie (Version audio )
* Cinquième partie
* Sixième partie |
1,526 | https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cimales_de_%CF%80 | Décimales de π | # Décimales de π
Voici un quatrain mnémonique pour retenir le rapport π de la circonférence au diamètre :
Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages ! Immortel Archimède, artiste ingénieur, Qui de ton jugement peut priser la valeur ? Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.
Les nombres de lettres de chaque mot donnent les chiffres successifs.
Si l’on ne veut que les cinq premières décimales de π, retenir que : un quatre, un cinq font neuf.
1/π
1/π=0, 3183098...,
on peut se dire, sans faire de politique, que les trois journées de 1830 sont un 89 renversé.
Pour 126 decimales :
Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages ! Glorieux Archimède, artiste ingénieux, Toi de qui Syracuse aime encore la gloire, Soit ton nom conservé par de savants grimoires ! Jadis, mystérieux, un problème bloquait Tout l’admirable procédé, l’œuvre grandiose Que Pythagore découvrit aux anciens Grecs. O, quadrature ! Vieux tourment du philosophe ! Insoluble rondeur, trop longtemps vous avez Défié Pythagore et ses imitateurs. Comment intégrer l’espace bien circulaire ? Former un triangle auquel il équivaudra ? Nouvelle invention : Archimède inscrira Dedans un hexagone, appréciera son aire, Fonction du rayon. Pas trop ne s’y tiendra Dédoublera chaque élément antérieur ; Toujours de l’orbe calculée approchera ; Définira limite ; enfin, l’arc, le limiteur De cet inquiétant cercle, ennemi trop rebelle ! Professeur, enseignez son problème avec zèle ! |
1,539 | https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99%C3%89vasion_%28Le_Roi_de_la_montagne%29 | L’Évasion (Le Roi de la montagne) | # L’Évasion (Le Roi de la montagne)
Rediriger vers : |
1,545 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Faut_plus_d%27gouvernement | Faut plus d'gouvernement | # Faut plus d'gouvernement
À chaque coin de rue Le travailleur surpris Sur l’affiche se rue Des candidats d’Paris On voit beaucoup d’promesses Écrites sur le papier Mais l’peuple ne vit pas d’messes Alors ça l’fait crier
Refrain :
L’gouvernement d’Ferry Est un système pourri Ceux d’Floquet, de Constans Sont aussi dégoûtants Carnot ni Boulanger
Ne pourront rien changer Pour être heureux vraiment Faut plus d’gouvernement
Le gros ventru qu’engraisse L’suffrage universel Vient vous battre la grosse caisse Comme monsieur Géraudel Il vous promet tout rose Mais quand il est élu Ça n’est plus la même chose Il vous tourne le cul !
Certains énergumènes Débitants de discours Vous redisent les rengaines Qu’on entend tous les jours Moi j’suis un homme intègre Moi j’suis un érudit Mon copain est un pègre Mais l’populo leur dit :
Refrain
Même des socialistes Membres de comités Soutiennent des fumistes Qui s’portent députés Y’a pas à s’y méprendre Qu’ils soient rouges, bleus ou blancs Il vaudrait mieux les pendre Que d’leur foutre vingt-cinq francs
Tu leur paies des ripailles Toi, peuple souverain Et lorsque tu travailles À peine as-tu du pain Ne sois donc plus si bête Au lieu d’aller voter Casse-leur la margoulette Et tu pourras chanter
Refrain
De toute cette histoire Voici la conclusion L’électeur c’est notoire N’a pas tout’ sa raison J’n'aim’ pas le fataliste Je n’ai ni foi ni loi Je suis abstentionniste Ami voici pourquoi :
Refrain |
1,547 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialogue_entre_un_pr%C3%AAtre_et_un_moribond | Dialogue entre un prêtre et un moribond | # Dialogue entre un prêtre et un moribond
Le prêtre — Arrivé à cet instant fatal, où le voile de l’illusion ne se déchire que pour laisser à l’homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine ?
Le moribond — Oui, mon ami, je me repens.
Le prêtre — Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l’absolution générale de vos fautes, et songez que ce n’est que par la médiation du très saint sacrement de la pénitence qu’il vous sera possible de l’obtenir de l’éternel.
Le moribond — Je ne t’entends pas plus que tu ne m’as compris.
Le prêtre — Eh quoi !
Le moribond — Je t’ai dit que je me repentais.
Le prêtre — Je l’ai entendu.
Le moribond — Oui, mais sans le comprendre.
Le prêtre — Quelle interprétation ?…
Le moribond — La voici… Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m’y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l’aimes mieux, que des dérivaisons essentielles à ses projets sur moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens. Aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute la violence des désirs, que j’avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m’en repens, je n’ai moissonné que des fleurs quand je pouvais faire une ample récolte de fruits… Voilà les justes motifs de mes regrets, estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres.
Le prêtre — Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes ! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré, vous ne voyez pas qu’ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance.
Le moribond — Ami, il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu’entends-tu par créateur, et qu’entends-tu par nature corrompue ?
Le prêtre — Le créateur est le maître de l’univers, c’est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance.
Le moribond — Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.
Le prêtre — Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s’il n’y eût sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal ?
Le moribond — Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature ; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat ?
Le prêtre — Il la connaissait sans doute, mais encore un coup il voulait lui laisser le mérite du choix.
Le moribond — A quoi bon, dès qu’il savait le parti qu’elle prendrait et qu’il ne tenait qu’à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu’il ne tenait qu’à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon.
Le prêtre — Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l’homme et qui peut comprendre tout ce que nous voyons ?
Le moribond — Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes, pour mieux embrouiller les effets. Qu’as-tu besoin d’une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première, et dès qu’il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître ? La cause de ce que tu ne comprends pas, est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique et tu comprendras mieux la nature, épure ta raison, bannis tes préjugés et tu n’auras plus besoin de ton dieu.
Le prêtre — Malheureux ! je ne te croyais que socinien, j’avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu es athée, et dès que ton cœur se refuse à l’immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l’existence du créateur, je n’ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle.
Le moribond — Mon ami, conviens d’un fait, c’est que celui des deux qui l’est le plus, doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l’arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies, moi je détruis, je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs, moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle ?
Le prêtre — Vous ne croyez donc point en Dieu ?
Le moribond — Non. Et cela pour une raison bien simple, c’est qu’il est parfaitement impossible de croire ce qu’on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats ; la compréhension n’agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au dieu que tu me prêches, parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu’il n’est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas, que, dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m’en fournir aucun argument raisonnable et qu’en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l’esprit humain, est ou chimère ou inutilité ; que ton dieu ne pouvant être l’une ou l’autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d’y croire, un imbécile dans le second.
Mon ami, prouve-moi l’inertie de la matière, et je t’accorderai le créateur, prouve-moi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître ; jusque-là n’attends rien de moi, je ne me rends qu’à l’évidence, et je ne la reçois que de mes sens ; où ils s’arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil parce que je le vois, je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m’étonner. C’est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l’électricité, mais qu’il ne nous est pas permis de comprendre. Qu’ai-je besoin d’aller plus loin, lorsque tu m’auras échafaudé ton dieu au-dessus de cela, en serais-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d’effort pour comprendre l’ouvrier que pour définir l’ouvrage ?
Par conséquent, tu ne m’as rendu aucun service par l’édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l’as pas éclairé et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l’as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu’elle gêne les miennes trouve bon que je l’aie culbutée, et dans l’instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens pas l’épouvanter de tes sophismes, qui l’effraieraient sans la convaincre, qui l’irriteraient sans la rendre meilleure ; elle est, mon ami, cette âme, ce qu’il a plu à la nature qu’elle soit, c’est-à-dire le résultat des organes qu’elle s’est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins ; et comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle m’en a inspiré les désirs, et je m’y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d’autres principes que ses volontés et ses besoins.
Le prêtre — Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde.
Le moribond — Assurément.
Le prêtre — Mais si tout est nécessaire, tout est donc réglé.
Le moribond — Qui te dit le contraire ?
Le prêtre — Et qui peut régler tout comme il l’est si ce n’est une main toute-puissante et toute sage ?
Le moribond — N’est-il pas nécessaire que la poudre s’enflamme quand on y met le feu ?
Le prêtre — Oui.
Le moribond — Et quelle sagesse trouves-tu à cela ?
Le prêtre — Aucune.
Le moribond — Il est donc possible qu’il y ait des choses nécessaires sans sagesse et possible par conséquent que tout dérive d’une cause première, sans qu’il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause.
Le prêtre — Où voulez-vous en venir ?
Le moribond — A te prouver que tout peut être ce qu’il est et ce que tu vois, sans qu’aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu’il soit besoin de leur en supposer d’antinaturelles, telle que le serait ton dieu qui lui-même, ainsi que je te l’ai déjà dit, aurait besoin d’explication, sans en fournir aucune ; et que, par conséquent dès que ton dieu n’est bon à rien, il est parfaitement inutile ; qu’il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant ; ainsi, pour me convaincre que ton dieu est une chimère, je n’ai besoin d’aucun autre raisonnement que celui qui me fournit la certitude de son inutilité.
Le prêtre — Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion.
Le moribond — Pourquoi pas, rien ne m’amuse comme la preuve de l’excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l’imbécillité ; ce sont des espèces d’écarts si prodigieux, que le tableau selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise et surtout bannis l’égoïsme. Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius, plutôt que les absurdités de Brahma, adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des Péruviens ou le dieu des armées de Moïse, à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse, ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? Prends garde à ta réponse.
Le prêtre — Peut-elle être douteuse.
Le moribond — La voilà donc égoïste.
Le prêtre — Non, c’est t’aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois.
Le moribond — Et c’est nous aimer bien peu tous deux que d’écouter de pareilles erreurs.
Le prêtre — Et qui peut s’aveugler sur les miracles de notre divin rédempteur ?
Le moribond — Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs.
Le prêtre — O dieux, vous l’entendez et vous ne tonnez pas !
Le moribond — Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin, dans un être que je n’admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l’aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce dieu, dis-je, s’il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose.
Le prêtre — Eh quoi, les prophéties, les miracles, les martyrs, tout cela ne sont pas des preuves ?
Le moribond — Comment veux-tu en bonne logique que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même ? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d’abord que j’eusse la certitude complète qu’elle a été faite ; or cela étant consigné dans l’histoire, ne peut plus avoir pour moi d’autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux ; si à cela j’ajoute encore l’apparence plus que vraisemblable qu’ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu’en droit d’en douter. Qui m’assurera d’ailleurs que cette prophétie n’a pas été l’effet de la combinaison de la plus simple politique comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l’hiver ; et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie ayant un tel besoin d’être prouvée puisse elle-même devenir une preuve ?
A l’égard de tes miracles, ils ne m’en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru ; pour me persuader de la vérité d’un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l’événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n’y a que ce qui est hors d’elle qui puisse passer pour miracle, et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément celui où elle est enfreinte ? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle, un bateleur et des femmelettes ; va, ne cherche jamais d’autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n’a rien fait de plus singulier qu’Apollonius de Thyane, et personne pourtant ne s’avise de prendre celui-ci pour un dieu ; quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l’enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m’en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l’autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables.
Ah ! mon ami, s’il était vrai que le dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire, et si, comme tu le dis, le cœur de l’homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu’il aurait choisi pour sa loi ? Cette loi égale, puisqu’elle émanerait d’un dieu juste, s’y trouverait d’une manière irrésistible également gravée dans tous, et d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes se ressemblant par cet organe délicat et sensible se ressembleraient également par l’hommage qu’ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient, tous n’auraient qu’une façon de l’aimer, tous n’auraient qu’une façon de l’adorer ou de le servir et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l’univers, autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations, et cette multiplicité d’opinions dans laquelle il m’est physiquement impossible de choisir serait selon toi l’ouvrage d’un dieu juste ?
Va, prédicant tu l’outrages ton dieu en me le présentant de la sorte, laisse-moi le nier tout à fait, car s’il existe, alors je l’outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant, ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous trois pas mieux que Confucius qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient ; mais en général tous ces gens-là ne sont que des imposteurs, dont le philosophe s’est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre.
Le prêtre — Hélas, elle ne l’a que trop fait pour l’un des quatre.
Le moribond — C’est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l’art d’en imposer au peuple et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l’état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s’en défaire et c’est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d’ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis ; j’excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l’on vit ; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m’en imposent, les seules que je respecte, et qui n’aime pas son pays et son roi n’est pas digne de vivre.
Le prêtre — Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l’épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l’avoir mieux satisfait que celui d’une multitude de peines pour celui qui vit mal et d’une éternité de récompenses pour celui qui vit bien ?
Le moribond — Quel, mon ami ? Celui du néant ; jamais il ne m’a effrayé, et je n’y vois rien que de consolant et de simple ; tous les autres sont l’ouvrage de l’orgueil, celui-là seul l’est de la raison. D’ailleurs il n’est ni affreux ni absolu, ce néant. N’ai-je pas sous mes yeux l’exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature ? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde ; aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister ? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n’ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n’ai pas été le maître ; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d’un choix dont il ne me laisse pas le maître ?
Le prêtre — Vous l’êtes.
Le moribond — Oui, selon tes préjugés ; mais la raison les détruit et le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté du crime, le commettrait s’il était libre de ne pas le commettre ? Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre qu’elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette ? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau.
Le prêtre — Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur ?
Le moribond — Ce n’est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu’il doive nous inspirer de l’éloignement ou de la terreur, mais, dès qu’il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords ; son effet est vain, puisqu’il n’a pas pu nous en préserver, nul, puisqu’il ne le répare pas ; il est donc absurde de s’y livrer et plus absurde encore de craindre d’en être puni dans l’autre monde si nous sommes assez heureux que d’avoir échappé de l’être en celui-ci. A Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime, il faut assurément l’éviter tant qu’on le peut, mais c’est par raison qu’il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n’aboutissent à rien et dont l’effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison, mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité, est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre ; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot : rendre les autres aussi heureux que l’on désire de l’être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir.
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là, il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je m’affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance ; laisse là tes dieux et tes religions ; tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre, que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens, je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends-en ta part, tâche d’oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l’hypocrisie.
NOTE : Le moribond sonna, les femmes entrèrent et le prédicant devint dans leur bras un homme corrompu par la nature, pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue. |
1,554 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_%28Platon%2C_trad._Meunier%29 | Phèdre (Platon, trad. Meunier) | # Phèdre (Platon, trad. Meunier)
Index
Socrate
[227] Où vas-tu donc, mon cher Phèdre, et d’où viens-tu ?
Phèdre
De chez Lysias, fils de Céphale, Socrate, et je vais hors des murs faire une promenade. Assis depuis l’aurore, j’ai chez Lysias passé de longues heures ; et, pour obéir à Acouménos, ton ami et le mien, je me promène sur les routes : « On s’y délasse mieux, dit-il, que dans les dromes. »
Socrate
Il a raison, mon ami. Mais Lysias, à ce qu’il paraît, était donc en ville ?
Phèdre
Oui, chez Epicrate, dans cette maison appelée Morykienne, proche du temple de Zeus Olympien.
Socrate
Et quel y fut votre passe-temps ? Lysias évidemment vous aura régalés de discours ?
Phèdre
Tu le sauras, si tu as le loisir de m’accompagner et de m’écouter.
Socrate
Quoi donc ? Ne penses-tu pas, pour parler comme Pindare, que je mette au-dessus de toute occupation l’occasion d’entendre ton entretien avec Lysias ?
Phèdre
Avance donc.
Socrate
Parle seulement.
Phèdre
En vérité, Socrate, il t’appartient d’écouter nos propos. La conversation, en effet, qui nous tint occupés, je ne sais trop comment, eut l’amour pour objet. Lysias avait traité d’une tentative faite sur un beau garçon qu’aurait sollicité un homme non amoureux. C’est donc là qu’il fait montre d’ingéniosité, car il soutient qu’on doit accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas plutôt qu’à celui qui aime.
Socrate
Oh ! la noble âme ! Plût au ciel qu’il eût aussi écrit qu’il fallait accorder ses faveurs à la pauvreté plutôt qu’à l’opulence, à la vieillesse plutôt qu’à la jeunesse, et à toutes les autres misères attachées à mon sort, comme à celui de la plupart d’entre nous ! Ce seraient là vraiment des discours agréables et utiles au peuple. Quant à moi, j’ai un tel désir de t’écouter que, même si tout en te promenant tu vas jusqu’à Mégare, et que, selon la méthode d’Hérodicos tu retournes de nouveau sur tes pas dès que tu es parvenu jusqu’au mur, je ne songerai pas à te quitter.
Phèdre
Que dis-tu, excellent Socrate ? [228] Penses-tu que moi, simple particulier, je puisse me souvenir d’une façon digne de son auteur de ce discours que Lysias, le plus habile des écrivains de nos jours, à loisir composa et travailla longtemps ? J’en suis bien éloigné. Et pourtant, plutôt que beaucoup d’or je voudrais ce talent.
Socrate
O Phèdre, si je ne connais point Phèdre, c’est que je n’ai plus souvenir de moi-même ! Mais connais l’un et l’autre, et je sais bien que Phèdre, en écoutant un discours de Lysias, non seulement l’a une fois écouté, mais qu’à plusieurs reprises il a prié Lysias de le lui répéter, et que complaisamment Lysias s’y est prêté. Et cela même ne lui a point suffi ; il a fini par s’emparer du manuscrit pour y examiner ce qu’il aimait le plus. Depuis le matin il est resté assis, attentif à ce soin, jusqu’à ce que, la fatigue venue, il soit sorti se promener. Mais, par le chien, comme je le présume, à moins qu’il ne fût d’une excessive longueur, il savait déjà par cœur tout ce discours. Il s’en allait hors des murs pour le déclamer. Mais, ayant rencontré un homme que tourmente la maladie d’entendre des discours, il s’est, en le voyant, réjoui d’avoir à qui faire partager son délire, et il l’a prié d’avancer avec lui. Puis, comme cet amant des discours lui demandait de discourir, il fit d’abord des façons, comme s’il n’avait nulle envie de parler. Finalement, il était sur le point, si l’on n’eût pas voulu l’écouter de bon gré, de se faire entendre par force. Toi donc, Phèdre, conjure-le de faire, dès à présent, ce qu’il fera certainement tout à l’heure.
Phèdre
En vérité, le parti pour moi de beaucoup le meilleur est de te redire le discours au mieux que je pourrai, car tu ne me parais pas homme à me laisser aller, avant que, d’une manière ou d’une autre, je n’aie pris la parole.
Socrate
Je te parais tout à fait ce que vraiment je suis.
Phèdre
Je ferai donc ainsi ; mais vraiment, Socrate, je n’ai pas absolument appris mot pour mot ce discours. Toutefois, je sais à peu près le sens général de tous les arguments que Lysias fit valoir pour distinguer celui qui aime de celui qu’il n’aime pas. Je vais en résumé te rapporter par ordre chacun d’eux, en commençant par le premier.
Socrate
Montre-moi donc auparavant, cher amour, ce que tu tiens en ta main gauche, sous ton manteau. Je me figure que ce doit être ce discours. Si c’est lui, sache que, malgré ma grande amitié pour toi, je ne pense pas du tout, quand nous avons ici Lysias même, devoir me prêter à te faire exercer ton talent. Allons ! montre-moi ce que tu tiens.
Phèdre
Arrête-toi. Tu m’as ôté, Socrate, l’espérance que j’avais de m’exercer sur toi. Mais où veux-tu que nous allions nous asseoir pour faire cette lecture ?
Socrate
[229] Détournons-nous par ici et descendons l’Ilissos ; puis, là où nous le voudrons, nous nous assoirons dans le calme.
Phèdre
C’est bien à propos, semble-t-il, que je me suis trouvé sans chaussure ; pour toi, tu vas toujours à pieds nus. Facilement ainsi nous pourrons, en nous baignant les pieds, entrer dans ce mince courant, chose non désagréable en cette saison surtout et par un si beau jour.
Socrate
Avance donc, et cherche en même temps où nous pourrons nous asseoir.
Phèdre
Vois-tu ce platane très haut ?
Socrate
Pourquoi donc ?
Phèdre
Là il y a de l’ombre, une brise légère, de l’herbe pour s’asseoir, ou même, si nous voulons, pour nous étendre.
Socrate
Dirige-toi vers lui.
Phèdre
Dis-moi donc, Socrate, n’est-ce point près d’ici que Borée, dit-on, des bords de l’Ilissos enleva Orithyie ?
Socrate
On le dit.
Phèdre
Mais serait-ce ici même ? Ce filet d’eau est si charmant, si pur, si transparent et si propre en ses bords aux jeux des jeunes filles !
Socrate
Non, c’est plus bas, à deux ou trois stades environ, là où nous passons l’eau pour aller au temple d’Agra. Un autel de Borée s’y érige d’ailleurs.
Phèdre
Je ne l’ai jamais remarqué. Mais, au nom de Zeus, dis-moi, Socrate : crois-tu, toi, que ce récit mythologique soit vrai ?
Socrate
Mais si je n’y croyais pas, comme les sages, je ne serais point désemparé. Je sophistiquerais dès lors en déclarant que le souffle de Borée précipite cette nymphe du haut des roches voisines où elle jouait avec Pharmakéia ; et, qu’étant morte ainsi, elle passa pour avoir été enlevée par Borée, soit d’ici même, soit de l’Aréopage, car un autre récit rapporte qu’elle fut enlevée de là-bas et non d’ici. Quant à moi, Phèdre, je trouve charmantes ces explications, mais elles demandent un homme trop habile, trop astreint à la peine et jamais assuré de réussir en tout, vu qu’il sera contraint après cela d’expliquer la forme des Hippocentaures et celle aussi de la Chimère. Puis, c’est l’afflux d’une foule d’êtres du même genre, Gorgones, ou Pégases ; une multitude d’autres prodiges inconcevables ; une suite extravagante de si monstrueuses créatures, qu’un incrédule qui s’efforcerait, en se servant même d’une sagesse grossière, de ramener au vraisemblable chacune de ses formes, aurait besoin de beaucoup de loisir. Or je n’ai, quant à moi, aucun loisir pour cela. En voici la raison, mon ami.
[230] Je ne puis pas encore, selon le précepte de Delphes, me connaître moi-même, et il me semble ridicule de chercher à connaître, en m’ignorant encore, des choses étrangères. Voilà pourquoi, renonçant à ces fables, je m’en remets sur ce point à la croyance commune ; et, comme je le disais tout à l’heure, au lieu d’examiner ces prodiges, je m’examine moi-même, et je cherche à savoir si je suis un monstre plus entortillé et plus fumeux que Typhon, ou un animal plus doux et plus simple qui tient de la nature une part de lumière et de divinité. Mais à propos, mon ami, ne sommes-nous pas tout en parlant, arrivés à l’arbre où tu nous conduisais ?
Phèdre
Oui, c’est bien l’arbre lui-même.
Socrate
Par Héra ! quel beau lieu de repos ! Ce platane, en effet, s’étend très largement, et s’élève très haut ; et ce gattilier élancé répand aussi un merveilleux ombrage. Comme il est au plus haut de sa fleur, il dégage en ce lieu l’odeur la plus suave. Voici encore que, sous ce platane, la plus agréable des sources épanche une eau très fraîche, comme l’indique ce que mon pied ressent. Elle doit être, à en juger par ces figurines et par ces statues, consacrée à des Nymphes, et à Achéloüs. Goûte encore, si tu veux, tout ce qu’a d’attrayant et de très agréable le bon air que ce lieu permet de respirer ; il accompagne le chœur des cigales d’une harmonieuse mélodie d’été. Mais, c’est le charme de l’herbe qui plus que tout m’enchante ; en pente douce, elle a poussé en quantité suffisante pour qu’on s’y étende et qu’on ait la tête parfaitement à l’aise. Quel excellent guide des étrangers tu serais, mon cher Phèdre !
Phèdre
Et toi, mon admirable ami, tu te montres sous le jour le plus étrange ; car, pour parler comme toi, tu ressembles tout à fait à un étranger que l’on guide, et non pas à un habitant du pays. Au vrai, tu ne sors pas de la ville, tu ne voyages pas, et tu me fais penser que tu n’es jamais sorti hors des remparts.
Socrate
Pardonne-moi, mon ami. C’est que j’aime à m’instruire. Or les champs et les arbres ne veulent rien m’apprendre, mais les hommes s’y prêtent dans la ville. Toi, cependant, tu me parais avoir trouvé le moyen de m’inciter à sortir. Comme on se fait suivre, en effet, d’animaux affamés en agitant devant eux un rameau ou un fruit : toi, de même, en me tendant des discours manuscrits, tu pourrais me conduire tout autour de l’Attique et partout ailleurs où bon te semblerait. Maintenant donc, puisque me voici parvenu jusqu’ici, Je vais m’étendre sur l’herbe. Pour toi, prends l’attitude qui te semblera la plus commode pour lire, et lis dès que tu l’auras prise.
Phèdre
Ecoute donc.
« Tu connais certes quelles sont mes intentions, et tu sais que je pense qu’il est de notre profit à tous deux qu’elles puissent aboutir. [231] J’estime que ma demande ne doit point échouer par le seul motif que je ne suis point ton amant. Les amants, en effet, regrettent le bien qu’ils ont fait, une fois que leur désir est éteint. Ceux qui n’ont pas d’amour, au contraire, n’ont jamais occasion seyante au repentir, car ce n’est point par contrainte, mais librement, comme s’ils s’occupaient excellemment des biens de leurs demeures, qu’ils font, dans la mesure de leurs moyens, du bien à leurs amis. Les amants considèrent en outre, et les dommages que leur amour fit à leurs intérêts et les largesses qu’ils ont dû consentir ; puis, en y ajoutant la peine qu’ils ont eue, ils pensent depuis longtemps avoir déjà payé à leurs aimés le juste prix des faveurs obtenues. Par contre, ceux qui ne sont pas épris ne peuvent, ni prétexter les affaires négligées par amour, ni mettre en ligne de compte les souffrances passées, ni alléguer les différends familiaux qu’ils ont eus. Exempts de tous ces maux, il ne leur reste plus qu’à s’empresser de mettre en acte tout ce qu’ils croient devoir leur donner du plaisir. Mais, dira-t-on peut-être, il est juste de faire le plus grand cas des amants, parce qu’ils aiment davantage ceux dont ils sont épris, et qu’ils sont prêts en paroles et en actes, même au prix de la haine des autres, à tout tenter pour plaire à leurs aimés. Or il est facile de reconnaître qu’ils ne disent point la vérité, puisque, s’ils viennent à en aimer un autre, ils donneront à ce dernier toutes leurs préférences ; et, de toute évidence, si l’aimé d’aujourd’hui le réclame, ils iront jusqu’à nuire à leurs aimés d’hier. Et comment pourrait-on raisonnablement accorder une telle faveur à un homme tombé en un tel mal qu’aucune personne d’expérience ne voudrait essayer de l’en guérir ? Les amants eux-mêmes avouent qu’ils sont malades plutôt que sains d’esprit ; ils ont conscience de leurs sentiments insensés, mais ils ne peuvent pas se rendre maîtres d’eux-mêmes. Dès lors, une fois dans leur bon sens, comment pourraient ils approuver ce qu’ils ont décidé en un tel état d’âme ? D’ailleurs, si, parmi les amants, tu veux obtenir le meilleur, ton choix ne peut porter que sur un petit nombre ; mais si tu veux chercher parmi les autres, l’ami qui te serait le plus avantageux, ton choix s’étend sur une multitude ; et, dans une multitude, tu peux avoir un bien plus grand espoir d’y rencontrer quelqu’un digne de ta tendresse.
[232] Si cependant tu crains l’opinion établie, si tu redoutes le blâme d’un public informé, songe qu’il est naturel que les amants, désireux d’être enviés dans la mesure qu’eux-mêmes se jugent dignes d’envie, soient entraînés à parler, à se faire valoir, et à montrer aux yeux de tous qu’ils ne se sont pas donné une peine inutile. Quant à ceux qui n’aiment pas, restant maîtres d’eux-mêmes, ils préfèrent à l’opinion des hommes un meilleur avantage. Nombreux sont en outre les gens forcément informés des relations des amants ; on les voit accompagner leurs aimés et s’en faire un devoir, de sorte que, quand on les aperçoit ensemble converser, on ne manque pas de penser qu’ils viennent d’atteindre ou qu’ils vont atteindre l’objet de leurs désirs. Quant à ceux qui n’aiment pas, on ne cherche pas à blâmer leur commerce, car on sait bien qu’il est nécessaire que par amitié ou tout autre agrément, les hommes parlent entre eux. Et si quelque autre appréhension t’assaille à la pensée qu’il est difficile que l’affection soit durable, qu’un motif quelconque peut soulever quelque dissentiment et amener pour les deux un dénouement malheureux, dénouement qui, surtout à toi qui as négligé ce que tu avais de plus précieux, t’apportera grand dommage : avec raison alors, tu auras surtout à craindre les amants. Nombreux sont, en effet, les motifs qui peuvent chagriner les amants ; ils pensent que tout arrive pour leur porter dommage. Aussi cherchent-ils à détourner ceux qu’ils aiment de se lier à d’autres ; ils craignent les riches qui par leurs richesses pourraient les surpasser ; ils redoutent les instruits qui pourraient l’emporter en intelligence sur eux, et ils se mettent en garde contre tous ceux qui ont quelque puissant crédit. Ils te persuadent d’avoir pour eux de l’aversion et te réduisent ainsi à être privé d’amis ; mais si tu veux, pour ménager tes intérêts, montrer une sagesse supérieure à la leur, tu en viendras alors à une rupture. Quant à tous ceux qui ne sont pas amoureux, mais qui doivent à leur seul mérite l’accomplissement de ce qu’ils désiraient, ils ne sont point jaloux des familiers de leurs amis ; mais ils seraient plutôt prêts à prendre en haine ceux qui ne voudraient point les fréquenter, dans la pensée qu’un tel refus est dédain et qu’avantageuse est leur fréquentation. Leur commerce ainsi a beaucoup plus de chance d’engendrer l’amitié que la haine.
Au reste parmi les amants, beaucoup s’éprennent du corps avant d’avoir connu le caractère de l’aimé et mis à l’épreuve ses autres qualités, de telle sorte qu’on ne peut pas savoir si ces amants, après avoir satisfait leurs désirs, voudront encore aimer. [233] Il n’en est pas de même de ceux qui sont sans amour ; comme ils n’avaient entre eux, avant d’avoir accompli leurs désirs, que des liens d’amitié, il n’est pas vraisemblable que le plaisir goûté fasse leur amitié moindre, mais de telles faveurs demeurent comme un signe des faveurs à venir. S’il te convient de devenir meilleur, fie-toi à moi plutôt qu’à un amant. Les amants, en effet, sans se soucier du mieux, approuveront tes paroles et tes actes, tantôt par crainte de te déplaire, tantôt parce que le désir corrompt leur jugement. C’est par de tels effets que l’amour se signale. Il fait que les amants malheureux se chagrinent à propos de ce qui n’afflige personne, et il contraint les amants fortunés à louer en leurs aimés ce qui ne comporte aucun sujet de joie. Il sied donc de beaucoup plus plaindre les amoureux que de les envier. Or, si tu veux m’écouter, ce ne sera point tout d’abord la volupté du moment que je rechercherai dans ton commerce intime, mais je saurai aussi dans l’avenir servir ton intérêt. Inasservi par l’amour, maître de moi-même, je ne soulèverai point pour des raisons futiles des haines violentes ; même pour des raisons graves, je serai lent à me livrer à un léger dépit. J’aurai de l’indulgence pour tout ce qui est involontaire offense et je m’efforcerai d’écarter l’offense volontaire, car ce sont là les signes d’une amitié qui doit longtemps durer. Mais, si tu viens à penser qu’il n’est pas possible que l’amitié soit forte sans qu’il ne s’y trouve de l’amour, réfléchis qu’avec ce sentiment nous n’estimerions guère nos fils, nos pères, et nos mères ; nous ne posséderions aucun ami fidèle, de ces amis qui nous viennent, non du désir amoureux, mais de bien différentes habitudes de vie.
S’il faut en outre accorder ses faveurs à ceux qui les sollicitent le plus, il convient aussi de favoriser en toute circonstance, non les plus dignes, mais ceux qui sont dans le plus grave embarras. Pour les avoir, en effet, débarrassés des plus grands maux, ils te garderont une reconnaissance très grande. De même, pour dépenser ton avoir, tu devras inviter, non pas tes amis, mais des mendiants et des gens affamés. Ce sont ceux-là, en effet, qui te chériront, qui te feront escorte, qui s’empresseront à tes portes, qui seront les plus charmés, qui te voueront la gratitude la plus vive, et qui pour ton bonheur feront des vœux nombreux. [234] Mais peut-être convient-il de favoriser, non ceux qui te sollicitent ardemment, mais ceux qui pourront le mieux te témoigner de la reconnaissance ; non pas ceux qui aiment seulement, mais ceux qui sont dignes de ta condescendance ; non point ceux qui veulent jouir du printemps de ta vie, mais ceux qui dans ta vieillesse te feront part de leurs biens ; non ceux qui se vanteront partout de leurs succès, mais ceux qui par pudeur s’en tairont devant tous ; non ceux qui durant quelques jours se montreront empressés, mais ceux dont l’amitié ne changera jamais tout au cours de leur vie ; non ceux qui, le désir apaisé, chercheront un prétexte de haine, mais ceux qui, une fois ton printemps disparu, te montreront alors leur réelle valeur. Souviens-toi donc de mes paroles, et songe que les amants s’entendent par leurs amis reprocher comme une mauvaise action leur sollicitude, tandis que jamais ceux qui ne sont pas épris n’ont encouru le blâme de leurs proches pour avoir par amour lésé leurs intérêts.
Peut-être me demanderas-tu si je te conseille d’accorder tes faveurs à tous ceux qui ne sont pas des amants ? Pour moi, je présume qu’aucun amoureux ne saurait t’engager à garder envers tous les amants, une pareille disposition d’esprit. Pour qui réfléchit, en effet, de telles complaisances ne seraient pas dignes du même attrait ; et si tu voulais t’en cacher des autres, tu ne le pourrais pas aussi facilement. Or, il faut que nos liaisons, loin de nous porter préjudice, nous soient utiles à tous deux. Je crois avoir suffisamment parlé. Mais si tu désires plus ample explication et si tu crois que j’ai commis quelque omission, interroge-moi. »
Que te semble de ce discours, Socrate ? N’est-il pas merveilleux à tous les égards, et spécialement par l’heureux choix des mots ?
Socrate
Divin même, ami, au point que j’en suis dans la stupéfaction ! Mais c’est à cause de toi, Phèdre, que je suis ainsi impressionné. Je te considérais, et tu me semblais radieux en lisant ce discours. Et, persuadé que mieux que moi tu entends tel sujet, je te suivais ; et, tout en te suivant, je me suis laissé gagner par le transport qui se voyait sur ton divin visage.
Phèdre
Allons, veux-tu donc ainsi t’amuser ?
Socrate
Te semble-t-il que je m’amuse et que je ne sois point sérieux ?
Phèdre
Pas du tout, Socrate. Mais, au nom de Zeus protecteur de l’amitié, dis-moi sincèrement : Penses-tu qu’il y ait en Grèce un autre homme qui puisse, avec plus de grandeur et avec plus d’abondance, traiter un tel sujet ?
Socrate
Quoi donc ? Faut-il encore que je loue avec toi l’auteur de ce discours d’avoir dit ce qu’il fallait qu’il dise, et n’est-ce point assez de reconnaître que ses paroles sont claires et précises, et que chaque expression est exactement bien tournée ? S’il le faut, par amitié pour toi, je te concéderai ce mérite de forme, puisque le fond du discours, étant donné ma nullité, m’est demeuré caché. [235] Je n’ai fait attention qu’au seul art oratoire, et je n’ai pas pensé que Lysias lui-même puisse être satisfait du fond de son discours. Il m’a semblé, Phèdre, à moins que tu ne penses tout autrement que moi, que Lysias répète deux ou trois fois les mêmes choses, soit comme un homme à court pour parler d’abondance sur le même sujet, soit que peut-être il n’ait point eu souci d’en dire davantage. Il m’a semblé parler comme un jeune homme qui prétendrait montrer qu’il est capable de dire les mêmes choses de diverses manières, et de s’exprimer excellemment chaque fois.
Phèdre
Tu ne dis rien qui vaille, Socrate, car ce discours vaut avant tout par ceci : rien de tout ce qui valait, dans le sujet traité, la peine d’être dit n’y a été omis, de telle sorte qu’on ne pourrait jamais ni plus ni mieux dire que tout ce qu’il y est dit.
Socrate
Je ne puis plus sur ce point être de ton avis. Les anciens sages, hommes et femmes, qui ont parlé et écrit sur le même sujet me contrediraient si, par égard pour toi, je te cédais.
Phèdre
Et quels sont ces sages, et où as-tu entendu des discours meilleurs que celui-ci ?
Socrate
Je ne puis ainsi sur-le-champ te répondre. Mais il est bien certain que j’ai entendu mieux, soit chez la belle Sappho, soit chez le sage Anacréon, soit même chez quelque prosateur. D’où vient donc que je te parle avec tant d’assurance ? C’est que je me sens, divin Phèdre, une poitrine pleine et prête, sur le même sujet, à pouvoir autrement et non moins bien parler. Je sais aussi qu’aucune de ces pensées n’a pu venir de moi, car je connais mon ignorance. Reste donc à croire que ces pensées, provenant par ouï-dire de sources étrangères, m’ont rempli comme un vase. Mais j’ai l’esprit si lourd que je ne puis me rappeler ni comment ni de qui je les ai entendues.
Phèdre
Tu as ainsi, très noble ami, parfaitement parlé. Ne me dis point, même si je t’en prie, ni de qui ni comment tu les as entendues. Fais simplement ce que tu viens de dire : engage-toi à prononcer, sans rien lui emprunter, un discours et meilleur et non moins étendu que celui du manuscrit. Et moi, comme les neuf archontes, je m’engage à ériger à Delphes, en or et de grandeur nature, non seulement ma statue, mais la tienne aussi.
Socrate
Tu es, Phèdre, tout à fait aimable, et tu vaux vraiment ton pesant d’or, si tu crois que je vais soutenir que Lysias du tout au tout s’est mépris, et que je suis capable de parler en tout, tout autrement que lui ! Même avec le plus piètre écrivain, pareille chose, je crois, ne saurait arriver. [236] Ainsi, sur le sujet qui nous occupe, penses-tu qu’un orateur qui, pour soutenir qu’il faut accorder ses faveurs à celui qui n’aime point plutôt qu’à celui qui aime, omettrait de louer la sagesse de l’un et de blâmer la démence de l’autre, arguments essentiels à sa thèse, pourrait trouver encore quelque autre chose à dire ? Pour moi, je pense qu’il faut permettre et pardonner à l’orateur ces lieux communs nécessaires, qu’il faut louer chez lui, non pas leur invention mais leur disposition, et qu’il ne faut, à la louange de la disposition ajouter celle de l’invention, que pour des arguments qui ne s’imposent pas, mais qui restent pourtant d’invention difficile.
Phèdre
Je m’accorde avec toi, car tes paroles me semblent pondérées. Voici donc ce que je ferai quant à moi. Je te permets de poser en principe que celui qui aime a l’esprit plus dément que celui qui n’aime point. Quant au reste, si tu trouves des arguments différents, plus nombreux et plus forts que ceux de Lysias, que ta statue travaillée au marteau se dresse à Olympie, près de l’offrande des Cypsélides.
Socrate
M’as-tu pris au sérieux, Phèdre, parce que, pour te taquiner, j’ai entrepris ton amant ? Crois-tu vraiment que je vais essayer de discourir avec plus de savoir et de diversité que lui ?
Phèdre
C’est à mon tour, ami, d’avoir sur toi une prise analogue. Il faut absolument que tu parles, comme tu le pourras, afin de ne pas nous réduire à renouveler la scène banale que jouent les comédiens, quand ils se renvoient des railleries de l’un à l’autre. Ne te prête pas non plus à me forcer de répéter tes paroles : « O Socrate, si je ne connais point Socrate, je ne me souviens plus de moi-même », ou encore « il avait envie de parler, mais il faisait des façons ». Sache donc bien que nous ne partirons pas d’ici avant que tu n’aies dit ce que tu prétendais avoir dans la poitrine. Nous sommes seuls, l’endroit est solitaire, et je suis le plus fort et aussi le plus jeune. Pour toutes ces raisons, entends ce que, je dis, et ne te résous pas à discourir par force plutôt que de plein gré.
Socrate
Mais, heureux Phèdre, je serais ridicule, sur le même sujet, d’opposer au travail d’un excellent auteur, l’improvisation d’un simple particulier.
Phèdre
Sais-tu ce qu’il en est ? Cesse de faire devant moi beau visage, car j’ai peut-être le mot qui te fera parler.
Socrate
Ne le dis point, je t’en prie.
Phèdre
Non, je vais le dire au contraire. Ce mot est un serment. Oui, je te le jure, mais par quel et quel dieu ? Veux-tu que ce soit par ce platane ? Je jure donc, que si tu ne prononces pas ton discours devant cet arbre même, plus jamais je ne te montrerai ni te réciterai quelque discours que ce soit et de qui que ce soit.
Socrate
Ah ! scélérat ! Comme tu as bien su trouver l’infaillible moyen d’amener un homme amoureux des discours à faire ce que tu veux.
Phèdre
Qu’as-tu donc alors à tergiverser ?
Socrate
Non, je n’hésite plus, après le serment que tu as fait. Comment pourrais-je être capable de me priver d’un pareil régal ?
Phèdre
Parle donc.
Socrate
[237] Sais-tu ce que je vais faire ?
Phèdre
Quoi donc ?
Socrate
Je vais parler en me voilant la tête, afin de parvenir le plus vite possible à la fin de mon discours, et d’éviter ainsi, en ne te voyant pas, de me trouver embarrassé par la honte.
Phèdre
Parle seulement ; pour le reste, fais comme tu voudras.
Socrate
Venez, ô Muses, soit que vous deviez le surnom de Lygies à la douceur de vos chants ou à la race musicienne des Lygiens, soutenez-moi dans le discours que me contraint à proférer cet excellent jeune homme, afin que l’ami dont il paraissait tout à l’heure admirer la sagesse lui paraisse à présent plus admirable encore.
Il était donc un enfant, ou plutôt un jeune adolescent d’une beauté parfaite. Il avait un très grand nombre d’amants. Mais l’un d’eux était rusé ; et, sans être moins amoureux que les autres, il avait persuadé à cet enfant qu’il ne ressentait pour lui aucun amour. Or, un jour qu’il le sollicitait, il entreprit de le convaincre qu’il fallait, de préférence à celui qui aime, accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas, et il parla ainsi :
« En toute chose, mon enfant, quand on veut honnêtement discuter, il n’est qu’un seul moyen de commencer. Il faut savoir sur quoi porte la discussion, si l’on ne veut pas tout à fait s’égarer. La plupart des hommes oublient qu’ils ignorent l’essence de chaque chose. Aussi, comme s’ils la connaissaient, ils ne s’entendent pas au début du débat ; et, à mesure qu’ils avancent, ils se rendent compte, comme il est naturel, qu’ils ne sont d’accord, ni avec eux-mêmes, ni avec les autres. Ne souffrons donc pas, toi et moi, ce dont aux autres nous faisons un reproche. Mais, puisque nous avons à décider entre nous s’il vaut mieux entrer en relations d’amitié avec un homme sans amour plutôt qu’avec un homme épris, établissons d’abord ce qu’est l’amour et quelle est sa puissance. Puis, ayant d’un commun accord convenu d’une définition, ayons les yeux fixés sur elle, rapportons-y toute notre recherche, et voyons si l’amour est utile ou nuisible. Que l’amour soit un désir, c’est évident pour tous. Mais nous savons, d’autre part, que ceux qui n’aiment pas désirent aussi ce qui est beau. Comment donc discernerons-nous celui qui aime de celui qui n’aime pas ? Il faut aussi penser qu’il est en chacun de nous deux principes qui nous gouvernent, qui nous dirigent et que nous suivons là où ils nous conduisent. L’un est le désir inné du plaisir ; l’autre, sentiment acquis, est la propension vers le mieux. Ces deux principes sont en nous tantôt en harmonie, tantôt en désaccord, et tantôt l’un, tantôt l’autre l’emporte. Quand donc, soumis à la raison, ce sentiment nous conduit vers le mieux et domine, cette domination s’appelle tempérance. [238] Quand, au contraire, c’est le désir déraisonnable qui nous pousse au plaisir, et nous soumet à son pouvoir, cette souveraineté prend le nom d’intempérance. Mais cette intempérance reçoit de nombreux noms, car elle est susceptible de variétés et de formes-nombreuses. Quand une de ces formes se trouve prédominante, elle donne son nom à l’homme qu’elle maîtrise, nom qu’il n’est ni beau ni honorable d’avoir. Ainsi, au sujet de la nourriture, quand le désir l’emporte sur la raison du mieux et les autres désirs, il se dénomme alors gloutonnerie et fait nommer glouton celui qui en est possédé. Quand c’est le désir de l’ivresse qui tyrannise et conduit celui qui le possède, on sait alors le surnom qu’il reçoit. Quant aux autres désirs, frères de ceux-là, on sait pertinemment de quels noms rappelant ces désirs, on convient d’appeler ceux qu’ils ont subjugués. Mais à quel désir ai-je pensé en disant tout ceci ? C’est déjà presque facile à discerner, mais ce qu’on dit est sûrement plus clair que ce qu’on ne dit pas. Je veux donc parler de ce désir qui, dépourvu de raison, maîtrise notre élan vers la droiture, nous conduit au plaisir que donne la beauté ; vigoureusement renforcé par d’autres désirs de la même famille qui nous poussent vers la beauté du corps, il prend en vainqueur la direction de nous-mêmes, tire son nom de cette force et se dénomme Éros. »
Eh bien ! Te semble-t-il comme à moi, mon cher Phèdre, que j’éprouve quelque trouble divin ?
Phèdre
Tout à fait vrai, Socrate. Un ruissellement inaccoutumé de paroles t’emporte.
Socrate
Ecoute-moi dès lors en silence, car véritablement ce lieu paraît être divin. Si donc, au cours de mon discours, j’en arrivais par hasard à être transporté par le délire des Nymphes, n’en sois point étonné. Je ne suis plus à présent très loin du ton du dithyrambe.
Phèdre
Rien de plus vrai.
Socrate
C’est pourtant toi qui es en cause. Mais écoute le reste de ce que j’ai à dire ; car l’inspiration pourrait peut-être se détourner de moi. Mais le dieu sans doute saura s’en occuper ! Quant à nous, revenons au discours à faire à cet enfant.
« Ainsi, très bon ami, nous avons dit et défini ce qui se trouve être l’objet de notre discussion. Allons plus loin et, regardant à cette définition, envisageons maintenant quel avantage ou quel désavantage il est vraisemblable d’attendre des complaisances que l’on a pour un amant ou pour un ami sans amour. Celui que le désir subjugue et que le plaisir asservit, doit nécessairement chercher en ce qu’il aime tout l’agrément possible. Or, tout ce qui ne s’oppose pas à un esprit malade lui est très agréable ; tout ce qui le surpasse et tout ce qui l’égale, lui est odieux. [239] Un amant donc ne se résignera pas volontiers à rencontrer en son ami un supérieur ou un égal ; il travaillera sans cesse à le rabaisser et à le ravaler. Or, l’ignorant est inférieur au savant, le lâche au courageux, l’homme qui ne sait pas parler à l’orateur habile, et l’esprit lourd à l’âme pénétrante. Entre tous ces défauts, et bien d’autres encore qui se sont formés ou se sont trouvés innés en l’âme de l’aimé, l’amant devra fatalement se réjouir des uns, s’adapter aux autres ou se priver du plaisir du moment. Il deviendra aussi fatalement jaloux ; il écartera son ami d’une foule de relations qui pourraient être utiles et rendre cet ami le plus homme possible, et il lui causera de ce chef un grave préjudice, le plus grave de tous, s’il était privé de ce qui pourrait le rendre très sensé : je veux parler de la divine philosophie. Fatalement, l’amant en écartera très au loin son aimé, car il craindra de s’attirer ses dédains. Il fera tout pour que cet aimé reste dans une complète ignorance, et qu’il n’ait d’yeux que pour son seul amant. S’il obéit, cet ami sera pour son amant le plus charmant possible, mais il se sera fait à lui-même le plus funeste tort. Ainsi, quant à l’intelligence, l’homme amoureux est un tuteur et un associé nullement avantageux.
Quant à la complexion du corps et à son entretien, quelle sera cette complexion, et comment entretiendra ce corps, lorsqu’il en sera devenu le maître, l’amant que la passion contraint à poursuivre le plaisir de préférence au bien ? On le verra rechercher un garçon mou et sans muscles, élevé, non dans un pur soleil, mais dans une ombre épaisse, ignorant les mâles fatigues et les sueurs sèches du travail, accoutumé à un genre de vie efféminé et délicat, paré, à défaut de beauté naturelle, de couleurs et d’ornements étrangers, faisant montre enfin de tous les autres goûts qui suivent de telles mœurs Tout cela est patent et ne vaut pas la peine d’en parler davantage. Bornons-nous donc en somme, avant de passer à autre chose, à remarquer que dans la guerre et dans toutes les autres grandes nécessités, un tel efféminé ne peut qu’accroître l’audace des ennemis, inspirer de la crainte à ses amis et même à ses amants. Cela est si manifeste que je renonce à m’en préoccuper. Reste à dire maintenant de quelle utilité ou de quel dommage peuvent être aux biens que possède l’aimé, la société et l’influence d’un amant.
[240] Il est clair pour tout le monde, et surtout pour l’amant, qu’il n’a rien tant à cœur que de voir son aimé frustré de ce qu’il a de plus cher, de plus attachant et de plus sacré ; il souhaiterait qu’il soit privé de père, de mère, de parents et d’amis, car il les tient pour des entraveurs et des censeurs de son très doux commerce. Si cet aimé possède une fortune en or ou en tout autre bien, l’amant croira que ce garçon n’est point de séduction aussi facile, ni une fois séduit, de maniement aussi aisé. Pour toutes ces raisons il est inévitable que l’amant soit jaloux quand son aimé possède des richesses, et que, quand il se ruine, ce même amant en devienne joyeux. Bien plus, l’amant désire encore que son aimé reste le plus longtemps possible sans femme, sans enfants, sans foyer, afin que le plus longtemps possible il puisse jouir de ses douces faveurs.
L’homme est sujet à bien des maux ; mais un dieu a mêlé à la plupart de ces maux une volupté passagère. Ainsi le flatteur, bête terrible et funeste fléau, la nature l’a doté d’un agrément auquel ne manque pas la grâce. On réprouve comme pernicieux le commerce d’une courtisane, et il y a beaucoup d’autres créatures, d’autres pratiques analogues qui nous sont, au moins pour un jour, tout à fait agréables. Mais ce n’est point assez que l’amant soit funeste à son ami, il lui devient par son assiduité journalière souverainement désagréable. Un vieux proverbe dit que ceux d’un même âge se plaisent avec ceux du même âge. Quand on est d’âge égal, en effet, on est je crois porté vers les mêmes plaisirs, et la conformité des goûts engendre l’amitié. Et pourtant, cette intimité même est sujette au dégoût. En toute chose et pour tous, la contrainte est pesante ; elle est surtout pesante au jeune favori qui possède un amant d’un âge différent. Lorsqu’un amant plus vieux s’unit, en effet, à un garçon plus jeune, ni le jour, ni la nuit il ne voudrait de bon gré le quitter. Poussé par l’aiguillon de la nécessité, il poursuit le plaisir que sans cesse lui donne l’occasion de voir, d’entendre, de toucher, de sentir son aimé par chacun de ses sens, de sorte que c’est pour la volupté qu’il s’attache à le servir étroitement. Mais, quelles consolations, quels plaisirs cet amant pourra-t-il, tout au cours de leur intimité, donner à son aimé, pour l’empêcher d’en venir au comble du dégoût ? Il aura sous les yeux un visage âgé et défleuri, et toutes les autres tares qui suivent les années, tares dont la simple mention est déjà rebutante, sans parler du fait d’être sans cesse astreint à subir ses instances. Surveillé par une jalousie soupçonneuse dans toutes ses démarches et tous ses entretiens, il entendra de la part de son amant à jeun, tantôt d’inopportunes et excessives louanges et tantôt d’insupportables reproches ; mais, quand cet amant sera ivre, en dehors de ces insupportables reproches, il usera contre lui d’une violence et d’une hardiesse de langage qui le couvriront de honte.
Funeste et déplaisant quand il aime, l’amant, quand il cesse dans la suite d’aimer, devient dès lors infidèle aux promesses qu’il prodiguait avec tant de serments et de supplications. [241] Ne pouvant qu’à grand-peine obtenir que son aimé supportât ce pénible commerce, il le retenait en lui donnant des biens à espérer. Mais, lorsqu’il faut s’acquitter, changeant alors et de maître et de chef, l’amant, au lieu de se soumettre à la folie et à l’amour, se soumet à la raison et à la sagesse ; il est devenu tout autre à l’insu de son aimé. L’un, dès lors, exige le prix de ses faveurs d’autrefois ; il rappelle à son amant, comme s’il parlait au même homme, toutes ses démarches et toutes ses paroles. L’autre, dans sa confusion, n’ose pas avouer qu’il a changé ; il ne sait comment tenir les serments et les promesses qu’il fit au début de sa folie d’autrefois ; il a maintenant recouvré la raison ; il est devenu sage, et il ne voudrait pas refaire ce que fit l’homme qu’il a été, ni redevenir ce qu’il était jadis. Toutes ces raisons le déterminent à fuir ; il se voit contraint d’éviter celui qu’auparavant il aimait ; et, l’écaille étant retournée, de poursuivant il devient fugitif. Le bien-aimé se voit alors forcé de le poursuivre ; il s’indigne, il jure par les dieux qu’il a, dès le début, totalement ignoré qu’il ne fallait jamais accorder ses faveurs à un homme amoureux et par là même insensé, mais bien plutôt à un homme sans amour et maître de lui-même. En agissant autrement, il s’abandonnait fatalement à un homme sans foi, d’humeur difficile, jaloux, désagréable, nuisible à sa fortune, nuisible au bon état du corps, mais nuisible surtout à l’instruction de son âme, instruction qui est en vérité et qui sera toujours, aux yeux des hommes et des dieux, la plus précieuse chose. Il faut, mon enfant, méditer tout cela, et savoir que la tendresse d’un amant n’est pas une amitié bienveillante, mais une sorte de mets dont cet amant veut se rassasier : tout comme les loups aiment l’agneau, les amants aiment le bien-aimé. »
Voilà ce que j’avais à dire, Phèdre ! Tu ne m’entendras pas dire un mot de plus ; mon discours est pour toi désormais terminé.
Phèdre
Je croyais cependant que tu n’étais qu’à la moitié de ton discours, que tu allais également parler de l’homme sans amour, montrer qu’il faut de préférence lui accorder ses faveurs, et traiter aussi de tous les avantages que nous vaut son commerce. D’où vient donc, Socrate, que maintenant tu t’arrêtes ?
Socrate
Ne t’es-tu pas aperçu, bienheureux ami, que je ne parle plus sur le ton du dithyrambe, mais que ma voix déjà rendait un son épique ? Et cela, quand il ne faut que blâmer ! Mais si j’entreprends de louer cet homme sans amour, t’imagines-tu ce que je pourrai faire ? Ne sens-tu pas que les Nymphes, à l’influence desquelles tu m’as livré avec préméditation, vont me jeter en un délire évident ? Je dis donc en un mot, que tout ce que nous avons blâmé chez l’homme épris se tourne en avantage chez l’homme sans amour. Qu’est-il besoin d’un long discours ? J’en ai dit assez sur les deux. Tel qu’il est, mon discours produira l’effet qu’il doit produire. [242] Pour moi, repassant la rivière, je m’en retourne avant d’être contraint à subir de ta part de plus grandes violences.
Phèdre
Pas encore, Socrate, pas avant que la chaleur ardente soit passée. Ne vois-tu pas qu’il est presque midi ; c’est l’heure qu’on appelle immobile. Restons plutôt à discuter ensemble sur ce que nous venons de dire. Dès qu’il fera plus frais, nous partirons.
Socrate
Tu as pour les discours, Phèdre, une passion divine, et vraiment je t’admire. Je suis persuadé que, de tous les discours qui ont été produits durant ta vie, c’est à toi qu’en revient le plus grand nombre, soit que tu les aies toi-même prononcés, soit que tu les aies fait d’une façon ou d’une autre, composer par autrui. J’en excepte toutefois Simmias de Thèbes Quant aux autres, tu les dépasses infiniment, et voici qu’à cette heure tu me parais encore devoir être la cause d’un discours à te faire.
Phèdre
Ce n’est pas là déclaration de guerre ! Mais comment suis-je en cause, et de quoi s’agit-il ?
Socrate
Lorsque j’étais, bon ami, sur le point de repasser la rivière, j’ai senti ce signal divin et familier qui m’arrête toujours au moment où je vais accomplir une action. J’ai cru entendre ici même une voix qui me défendait de partir avant de m’être astreint à une expiation, comme si j’avais commis quelque faute à l’égard de la divinité. C’est que je suis devin, en effet ; non certes un devin très sérieux ; mais je le suis à la façon de ceux qui connaissent mal leurs lettres : j’en sais seulement assez pour mon usage. Aussi suis-je déjà clairement informé de ma faute, tant il est vrai, ami, que l’âme aussi est douée d’un pouvoir de divination. Depuis longtemps, en effet, quelque chose me troublait durant que je parlais. Je craignais, selon ce que dit Ibycos, étant coupable envers les dieux, d’en tirer gloire auprès des hommes. Je me rends compte à présent de ma faute.
Phèdre
De quelle faute parles-tu ?
Socrate
Du terrible, Phèdre, du terrible discours que tu as apporté, et de celui que tu m’as fait prononcer.
Phèdre
Comment cela ?
Socrate
Ces discours sont stupides et, qui plus est, impies. Pourrait-il s’en trouver de plus terribles ?
Phèdre
Non, si ce que tu dis est vrai.
Socrate
Quoi donc ? Ne crois-tu pas qu’Éros soit fils d’Aphrodite et qu’il soit aussi dieu !
Phèdre
On le dit.
Socrate
Ni Lysias pourtant, ni toi, dans le discours que par ma bouche, ensorcelée par toi, tu viens de prononcer, ne l’avez dit. Si donc Éros est dieu ou quelque chose de divin, ce qu’il est en effet, il ne saurait être mauvais. Or nos deux récents discours à son sujet l’ont déclaré mauvais. Ils sont donc une offense à Éros. [243] Je les trouve en outre d’une niaiserie tout à fait élégante. Ne disant rien de sensé ni de vrai, ils se prévalent de valoir quelque chose, parce qu’ils pourront tromper quelques hommelets et se faire parmi eux une réputation. Il faut donc, ami, que je me purifie. Or il y a, pour ceux qui se sont mépris quand ils parlaient des dieux, un moyen antique de purification. Homère ne le connut pas, mais Stésichore s’en servit. Privé de la vue pour avoir diffamé Hélène, il ne méconnut pas, comme Homère, la cause de son malheur. Mais en homme inspiré par les Muses, il comprit cette cause et chanta aussitôt :
« Non, ce discours n’est pas vrai : tu n’es jamais montée sur les navires aux beaux bancs de rameurs, tu n’es jamais entrée dans la citadelle de Troie. »
Quand il eut achevé tout ce poème appelé Palinodie, à l’instant même il recouvra la vue. Pour moi, je veux être plus sage que ces deux poètes, tout au moins en ceci : je vais essayer avant qu’il me punisse de l’avoir diffamé, de vouer à Eros une palinodie. Je parlerai cette fois la tête découverte, sans me voiler, comme tout à l’heure je le fis par pudeur.
Phèdre
Tu ne pouvais rien dire, Socrate, qui me fût plus agréable.
Socrate
Tu dois comprendre, mon bon Phèdre, toute l’impudence de nos deux discours, du mien et de celui du manuscrit. Si, en effet, quelque homme bien né et d’un doux caractère, épris d’un jeune garçon de mêmes mœurs, ou ayant été jadis aimé lui-même, nous avait entendus dire que les amants pour de petits motifs soulèvent de grandes haines, qu’ils sont pour leurs aimés soupçonneux et funestes, ne crois-tu pas qu’il eût pensé entendre des gens élevés parmi les matelots et sans aucune idée d’un amour généreux, tant il eût été loin de s’accorder avec nous sur les reproches que nous adressions à Éros ?
Phèdre
Par Zeus, c’est bien possible, Socrate.
Socrate
Aussi, pour n’avoir point à rougir devant cet homme, ni à redouter la vengeance d’Éros, je désire qu’un discours lave comme à l’eau douce l’âcre salure des discours entendus. Je conseille également à Lysias d’écrire le plus vite possible, qu’il faut, pour de mêmes motifs, accorder ses faveurs à l’amant qui aime plutôt qu’à l’amant sans amour.
Phèdre
Sache donc bien qu’il en sera ainsi. Si tu prononces, en effet, l’éloge de l’amant amoureux, il faudra bien que je force Lysias à écrire pour sa part sur le même sujet.
Socrate
Sur ce point, tant que tu seras ce que tu es, je m’en rapporte à toi.
Phèdre
Parle donc en toute confiance.
Socrate
Mais où est l’enfant à qui je m’adressais ? Il faut encore qu’il entende ce que j’ai à dire, et qu’il n’aille pas, sans l’avoir entendu, favoriser un amant sans amour.
Phèdre
Cet enfant est toujours à tes côtés, tout à fait près de toi ; il y restera autant que tu voudras.
Socrate
[244] Figure-toi donc, bel enfant, que le précédent discours était de Phèdre, fils de Pythoclès, du dème de Myrrhinunte, et que celui que je vais prononcer est de Stésichore l’Himère, fils d’Euphémos. Voici comment il doit parler :
« Non, ce discours n’est pas vrai ; non, il ne faut pas, lorsqu’on a un amant, lui préférer un homme sans amour, par cela seul que l’un est en délire et l’autre en son bon sens. Ce serait bien parler, s’il était évident que le délire fût un mal. Mais, au contraire, le délire est pour nous la source des plus grands biens, quand il nous est donné par divine faveur. C’est dans le délire que la prophétesse de Delphes et que les prêtresses de Dodone ont rendu aux États de la Grèce, comme aux particuliers, maints éminents services ; de sang-froid, elles n’ont été que peu ou pas du tout utiles. Si nous parlions ici de la Sibylle et des autres devins, de tous ceux qui, inspirés par les dieux, ont par de nombreuses prédictions auprès de gens nombreux rectifié l’avenir : nous parlerions avec prolixité de tout ce que chacun sait. Mais voici sur ce sujet un digne témoignage. Ceux des Anciens qui ont créé les noms, n’ont pas cru que le délire fût une chose honteuse, ou bien répréhensible. Auraient-ils, en effet, attaché ce nom même au plus beau de tous les arts, à l’art qui décide de l’avenir et qu’ils ont appelé, du nom même du délire, maniké ? S’ils lui ont donné ce nom, c’est qu’ils pensaient que le délire est vraiment beau, quand il nous vient d’un don divin. Les hommes de maintenant, insérant sottement un t dans le corps de ce mot, en ont fait mantiké (mantique). Quand, au contraire, des hommes de sang-froid cherchent à connaître l’avenir en observant les oiseaux et d’autres signes, comme cet art part de la réflexion pour procurer à la pensée humaine (oiésis) : intelligence (nous) et connaissance (istoria), on l’a nommé oionoistiké ; les modernes, par l’insertion d’un pompeux oméga, en ont fait oiônistiké (oiônistiké : art des augures). Ainsi, autant la divination l’emporte en perfection et en honneur sur l’art augural, autant le nom l’emporte sur le nom, et l’objet sur l’objet : autant aussi, au témoignage des Anciens, le délire l’emporte en beauté sur la sagesse, et le don qui vient de Dieu, sur l’art qui vient de l’homme. Quand, pour châtier d’antiques forfaits, des maladies et des fléaux terribles fondirent de quelque part sur certaines familles, le délire survenant à propos, et faisant ouïr une voix prophétique à ceux auxquels il fallait s’adresser, trouva moyen de conjurer ces maux en recourant à des prières aux dieux et à des cérémonies. Ainsi donc, en provoquant des purifications et des initiations, le délire sauva pour le présent et le temps à venir, celui qu’il inspirait, et découvrit à l’homme véritablement transporté et possédé, les moyens de conjurer les maux qui peuvent survenir.
[245] Il y a, venant des Muses, une troisième espèce de possession et de délire. Quand il s’empare d’une âme tendre et pure, il la réveille, la transporte, et, célébrant par des odes et par d’autres poèmes les innombrables exploits des oiseux, il fait l’éducation des générations descendantes. Quant à celui qui, persuadé que l’art suffit à faire de lui un bon poète, ose, sans le délire que concèdent les Muses, approcher des portes de la poésie, celui-là ne fera qu’un poète imparfait, car la poésie d’un homme de sang-froid est toujours éclipsée par celle d’un inspiré. Tels sont, et je pourrais encore t’en citer bien d’autres, les beaux effets du délire qui nous provient des dieux. Gardons-nous donc de le redouter, et ne nous laissons pas troubler ni effrayer par ceux qui proclament qu’il faut préférer à l’amant que le délire agite, l’ami maître de lui. Il leur resterait à prouver, pour remporter le prix de la victoire, que ce n’est point pour le bien de l’amant et de l’aimé que les dieux leur inspirent de l’amour. De notre côté, nous avons, au contraire, à prouver que c’est pour notre plus grand bonheur que les dieux nous envoient ce délire. Notre démonstration, certes, ne persuadera point les habiles ; elle convaincra les sages. Il faut donc d’abord examiner quelle est exactement la nature de l’âme et divine et humaine, en observant ses sentiments et ses actes. Nous partirons du principe suivant. Toute âme est immortelle, car ce qui est toujours en mouvement est immortel. L’être qui donne et qui d’un autre côté reçoit le mouvement, cesse de vivre quand le mouvement cesse. Seul, l’être qui se meut lui-même, parce qu’il ne peut pas se manquer à lui-même, ne finit jamais de se mouvoir, mais il est aussi pour tout ce qui est mû, source et principe de mouvement. Or, un principe est sans commencement, car tout ce qui commence doit nécessairement provenir d’un principe, et le principe ne peut naître de rien. Si le principe, en effet, naissait de quelque chose, il ne serait plus principe. Mais, puisque le principe est sans commencement, il ne peut pas non plus recevoir une fin. Si le principe périssait, en effet, jamais il ne pourrait lui-même de quelque chose renaître, et jamais, s’il est vrai que tout doit provenir d’un principe, aucune autre chose ne pourrait naître en lui. Ainsi, l’être qui se meut lui-même est le principe du mouvement, et cet être ne peut ni périr, ni renaître. S’il en était autrement, le ciel tout entier et la création tout entière tomberaient ensemble dans l’immobilité, et jamais ne retrouveraient plus la possibilité de se mouvoir et de renaître. L’immortalité de l’être qui se meut par lui-même étant donc démontrée, personne ne craindra d’affirmer que le mouvement est l’essence et la nature même de l’âme. Tout corps, en effet, qui est mû par une impulsion du dehors, est sans âme. Tout corps, par contre, qui reçoit le mouvement du dedans, c’est-à-dire de lui-même, possède une âme, puisque la nature de l’âme consiste en cela même.
[246] En conséquence, s’il est vrai que ce qui se meut soi-même n’est point autre chose que l’âme, il résulte de cette affirmation que nécessairement l’âme ne peut avoir ni naissance ni fin. Mais j’ai assez parlé de son immortalité. Il faut maintenant traiter de sa nature. Pour montrer ce qu’elle est, il faudrait une science absolument divine et une explication très étendue. Mais, pour se figurer ce que peut être cette âme, une science humaine et une explication plus restreinte suffisent. Nous parlerons en suivant ce dernier point de vue. Supposons donc que l’âme ressemble aux forces combinées d’un attelage ailé et d’un cocher. Tous les chevaux et les cochers des dieux sont bons et de bonne race ; ceux des autres êtres sont formés d’un mélange. Chez nous d’abord, le chef de l’attelage dirige deux chevaux ; en outre, si l’un des coursiers est beau, bon et de race excellente, l’autre, par sa nature et par son origine, est le contraire du premier. Nécessairement donc la conduite de notre attelage est difficile et pénible. Mais pour quelle raison, un être vivant est-il donc désigné, tantôt comme mortel, tantôt comme immortel : c’est ce qu’il faut essayer d’expliquer. Tout ce qui est âme prend soin de tout ce qui est sans âme, fait le tour du ciel tout entier et se manifeste tantôt sous une forme et tantôt sous une autre. Quand elle est parfaite et ailée, elle parcourt les espaces célestes et gouverne le monde tout entier. Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; là, elle établit sa demeure, prend un corps terrestre et paraît, par la force qu’elle lui communique, faire que ce corps se meuve de lui-même. Cet ensemble, composé et d’une âme et d’un corps, est appelé être vivant et qualifié de mortel par surnom. Quant au nom d’immortel, il ne peut être défini par aucun raisonnement raisonné ; mais, dans l’impossibilité où nous sommes de voir et de connaître exactement Dieu, nous nous l’imaginons comme un être immortel ayant une âme et possédant un corps, éternellement l’un à l’autre attachés. Toutefois, qu’il en soit de ces choses et qu’on en parle ainsi qu’il plaît à Dieu ! Recherchons, quant à nous, la cause qui fait que l’âme perd ses ailes et les laisse tomber. Elle est telle que voici. La force de l’aile est par nature de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. De toutes les choses attenantes au corps, ce sont les ailes qui le plus participent à ce qui est divin. Or ce qui est divin, c’est le beau, le sage, le bon et tout ce qui est tel. Ce sont ces qualités qui nourrissent et fortifient le mieux l’appareil ailé de l’âme, tandis que leurs contraires, le mauvais et le laid, le consument et le perdent. Le grand chef, Zeus, s’avance le premier dans le ciel en conduisant son char ailé ; il règle tout, veille sur tout. Derrière lui, s’avance l’armée des dieux et des génies disposée en onze cohortes. Hestia, seule, reste dans le palais des dieux.
[247] Tous ceux des autres qui comptent au nombre des douze dieux conducteurs, marchent en tête de leur cohorte, dans l’ordre qui fut prescrit à chacun d’eux. De nombreuses visions bienheureuses, de nombreuses évolutions divines animent donc l’intérieur du ciel, où la race des dieux bienheureux circule pour accomplir la tâche assignée à chacun. Derrière eux, marchent tous ceux qui veulent et qui peuvent les suivre, car l’envie n’a point place dans le chœur des dieux. Lorsqu’ils vont assister au repas et prendre part au festin, ils montent travers des régions escarpées, jusqu’au plus haut sommet de la voûte du ciel. Toujours en équilibre, les chars des dieux sont faciles à conduire et montent aisément. Ceux qui les suivent, par contre, ne grimpent qu’avec peine, car le coursier doué d’une complexion vicieuse s’affaisse, s’incline vers la terre et s’alourdit, s’il n’a pas été bien dressé par ses cochers. Alors une tâche pénible et une lutte suprême s’offrent à l’âme de l’homme. Les âmes appelées immortelles, quand elles sont parvenues au sommet, passent au-dehors et vont se placer sur le dos même du ciel ; et, tandis qu’elles s’y tiennent, le mouvement circulaire les emporte, et elles contemplent l’autre côté du ciel. Aucun poète d’ici-bas n’a jusqu’ici chanté cette région supra-céleste, et jamais aucun dignement. Voici pourtant ce qu’elle est, car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la Vérité même. L’Essence qui possède l’existence réelle, celle qui est sans couleur, sans forme et impalpable ; celle qui ne peut être contemplée que par le seul guide de l’âme, l’intelligence ; celle qui est la source du savoir véritable, réside en cet endroit. Pareille à la pensée de Dieu qui se nourrit d’intelligence et de science absolue, la pensée de toute âme, cherchant à recevoir l’aliment qui lui convient, se réjouit de revoir après un certain temps l’Être en soi, se nourrit et se rend bienheureuse en contemplant la vérité, jusqu’à ce que le mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Durant cette révolution, elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse, elle contemple la science, non cette science sujette au devenir, ni celle qui diffère selon les différents objets que maintenant nous appelons des êtres, mais la science qui a pour objet l’Être réellement être. Puis, quand elle a de même contemplé les autres êtres réels et qu’elle s’en est nourrie, elle plonge à nouveau dans l’intérieur du ciel, et rentre en sa demeure. Dès qu’elle y est rentrée, le cocher attache ses chevaux à la crèche, leur jette l’ambroisie, et les abreuve ensuite de nectar.
Telle est la vie des dieux. [248] Parmi les autres âmes, celle qui suit et ressemble le mieux à la divinité, élève la tête de son cocher vers cet envers du ciel, et se laisse emporter par le mouvement circulaire. Mais, troublée par ses coursiers, elle ne contemple qu’avec peine les êtres doués d’une existence réelle. Telle autre, tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; et, violentée par ses chevaux, elle aperçoit certaine réalités tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter ; mais, incapables de suivre, elles sombrent dans le remous qui les emporte, se jettent les unes sur les autres et se foulent aux pieds, chacune essayant de se porter avant l’autre. De là un tumulte, une lutte et les sueurs d’une suprême fatigue. Par la maladresse des cochers, beaucoup d’âmes alors deviennent boiteuses, beaucoup brisent une grande partie de leurs ailes. Toutes, malgré leurs efforts répétés, s’éloignent sans avoir été admises à contempler l’Être réel ; elles s’en vont n’ayant obtenu qu’opinion pour pâture. La cause de cet intense empressement à découvrir la plaine de vérité, est que l’aliment qui convient à la partie la plus noble de l’âme provient de la prairie qui s’y trouve, et que la nature de l’aile ne peut s’alimenter que de ce qui est propre à rendre l’âme légère. Il est aussi une loi d’Adrastée. Toute âme, dit-elle, qui a pu être la suivante d’un dieu et contempler quelques vérités absolues, est jusqu’à un autre périodique retour à l’abri de tout mal ; et, si elle reste capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour toujours hors de toute atteinte. Lorsque l’âme pourtant, impuissante à suivre les dieux, ne peut point arriver à la contemplation, et que par malheur, en s’abandonnant à l’oubli et en se remplissant de vices, elle s’appesantit : alors, une fois appesantie, elle perd ses ailes et tombe sur la terre. Dès lors, une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, mais prescrit à l’âme qui a contemplé le plus de vérités, de générer un homme qui sera ami de la sagesse, ami du beau, des Muses ou de l’amour. L’âme qui tient le second rang doit donner un roi juste ou guerrier mais apte à commander ; celle du troisième rang produira un politique, un administrateur ou un homme d’affaires ; celle du quatrième, un gymnaste infatigable ou quelque homme versé dans la guérison des maladies du corps ; celle du cinquième mènera la vie d’un devin ou d’un initiateur ; celle du sixième conviendra à un poète ou à quelque autre imitateur celle du septième animera un artisan ou un agriculteur celle du huitième, un sophiste ou un flatteur du peuple celle du neuvième, un tyran. Dans tous ces états, quiconque a vécu en pratiquant la justice obtient en échange une destinée meilleure ; celui qui l’a violée tombe dans une pire.
[249] Aucune âme d’ailleurs ne retourne avant dix mille années au point d’où elle était partie ; car, avant ce temps, elle ne recouvre pas ses ailes, à moins qu’elle n’ait été l’âme d’un philosophe loyal ou celle d’un homme épris pour les jeunes gens d’un amour que dirige la philosophie. Alors, au troisième retour de mille ans, si elles ont trois fois successivement mené la même vie, elles recouvrent leurs ailes et s’en retournent après la trois millième année vers les dieux. Quant aux autres âmes, lorsqu’elles ont achevé leur première existence, elles subissent un jugement. Une fois jugées, les unes vont dans les prisons qui, sont sous terre s’acquitter de leur peine ; les autres, allégées par l’arrêt de leur juge, se rendent en un certain endroit du ciel où elles mènent la vie qu’elles ont méritée, tandis qu’elles vivaient sous une forme humaine. Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent se désigner et se choisir une nouvelle existence ; elles choisissent le genre de vie qui peut plaire à chacune. Alors l’âme humaine peut entrer dans la vie d’une bête, et l’âme d’une bête, pourvu qu’elle ait été celle d’un homme jadis, peut animer un homme de nouveau, car l’âme qui jamais n’a vu la vérité ne saurait s’attacher à une forme humaine. Pour être homme, en effet, il faut avoir le sens du général, sens grâce auquel l’homme peut, partant de la multiplicité des sensations, les ramener à l’unité par le raisonnement. Or cette faculté est une réminiscence de tout ce que jadis a vu notre âme quand, faisant route avec Dieu et regardant de haut ce qu’ici-bas nous appelons des êtres, elle dressait sa tête pour contempler l’Être réel. Voilà pourquoi il est juste que seule la pensée du philosophe ait des ailes ; elle ne cesse pas, en effet, de se ressouvenir selon ses forces des choses mêmes qui font que Dieu même est divin. L’homme qui sait bien se servir de ces réminiscences, initié sans cesse aux initiations les plus parfaites, devient seul véritablement parfait. Affranchi des préoccupations humaines, attaché au divin, il est considéré comme un fou par la foule, et la foule ne voit pas que c’est un inspiré.
C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. Quand un homme, apercevant la beauté d’ici-bas, se ressouvient de la beauté véritable, son âme alors prend des ailes, et, les sentant battre, désire s’envoler. Impuissante, elle porte comme un oiseau ses regards vers le ciel, néglige les sollicitudes terrestres, et se fait accuser de folie. Mais ce transport qui l’élève est en lui-même et dans ses causes excellentes le meilleur des transports, et pour celui qui le possède et pour celui auquel il se communique. Cet homme que ce délire possède, aimant la beauté dans les jeunes garçons, reçoit le nom d’amant. Effectivement, comme nous l’avons dit, toute âme humaine a par nature contemplé les êtres véritables ; elle ne serait point entrée sans cela dans le corps d’un humain.
[250] Mais, se ressouvenir à la vue des choses de la terre de cette contemplation, n’est point facile pour toute âme. Certaines âmes n’ont, en effet, que brièvement aperçu ce qui est dans le ciel ; d’autres, étant tombées sur la terre, ont eu le malheur de se laisser entraîner dans l’injustice par de mauvaises compagnies, et d’oublier les mystères sacrés qu’elles avaient alors contemplés. Il reste seulement un petit nombre d’âmes qui en ont gardé un souvenir suffisant. Quand donc ces âmes aperçoivent ici-bas quelque image des choses qu’elles ont vues dans le ciel, elles sont alors frappées d’étonnement et ne peuvent plus se contenir. Elles ignorent pourtant d’où leur provient ce trouble, car elles n’ont pas des perceptions assez claires. C’est qu’ici-bas, en effet, les images de la justice, de la sagesse et des autres biens des âmes, ne jettent aucun éclat, et c’est à peine si l’obscurité de nos organes permet à peu d’entre nous, en rencontrant ces images, de contempler le modèle de ce qu’elles figurent. Mais alors, la beauté était splendide à contempler, lorsque, mêlés à un chœur bienheureux, nous, à la suite de Zeus, les autres, à celle d’un autre dieu, nous contemplions ce ravissant spectacle, et qu’initiés à des mystères qu’il est permis d’appeler très heureux, nous les célébrions en un état parfait, exempts des maux qui nous attendaient dans le temps à venir, admis à contempler dans une pure lumière, comme des mystes et des épopées, des apparitions parfaites, simples, immuables et béatifiques, purs nous-mêmes et point encore scellés dans ce qu’aujourd’hui nous appelons le corps que nous portons, emprisonnés en lui comme l’huître en sa coquille. Que ces paroles soient un hommage au souvenir, grâce auquel le regret de ces visions d’alors vient de nous faire à présent trop longuement parler. Quant à la beauté, elle brillait, nous l’avons dit, parmi ces visions. Retombés sur la terre, nous voyons encore, par le plus clairvoyant de nos sens, cette même beauté très clairement resplendir. La vue est, en effet, la plus pénétrante des facultés sensitives du corps. La sagesse pourtant n’est point par elle aperçue ; elle susciterait de prodigieuses amours, si elle offrait à nos yeux une image aussi claire que celle de la beauté. Il en serait de même de toutes les essences dignes de notre amour. Mais pour le moment, la beauté seule jouit du privilège d’être l’objet le plus visible et le plus attrayant. L’homme pourtant dont l’initiation n’est point récente ou qui s’est laissé corrompre, ne s’élève pas promptement de la beauté d’ici-bas vers la beauté parfaite, quand il contemple sur terre l’image qui en porte le nom. Aussi, loin de se sentir frappé de respect à sa vue, il cède alors au plaisir à la façon des bêtes, cherche à saillir cette image, à lui semer des enfants, et, dans la frénésie de ses fréquentations, il ne craint ni ne rougit de poursuivre une volupté contre nature.
[251] Mais l’homme, qui a été récemment initié ou qui a beaucoup contemplé dans le ciel, lorsqu’il aperçoit en un visage une belle image de la beauté divine, ou quelque idée dans un corps de cette même beauté, il frissonne d’abord, il sent survenir en lui quelques-uns de ses troubles passés ; puis, considérant l’objet qui émeut ses regards, il le vénère comme un dieu. Et, s’il ne craignait de passer pour un vrai frénétique, il offrirait comme à une statue divine ou à un dieu, des sacrifices à son aimé. À son aspect, comme sous l’emprise d’un frisson, il change de visage, une sueur et une chaleur étrange le saisissent. A peine, en effet, a-t-il reçu par les yeux les émanations de la beauté, qu’il s’échauffe et que se ranime la nature de ses ailes. Cette chaleur fait fondre tout ce qui, au temps de la croissance, était depuis longtemps fermé par un durcissement, et empêchait les ailes de pousser. Sous l’afflux nourrissant de ces émanations, la tige de l’aile se gonfle et prend, depuis la racine, un élan de croissance dans toute la forme de l’âme, car autrefois l’âme était tout ailée. En cet état l’âme entière bouillonne et se soulève. Elle souffre ce qu’ont à supporter ceux dont les dents se forment. Lorsqu’elles commencent à pousser, leur développement provoque tout autour des gencives une démangeaison et une irritation. L’âme souffre d’un pareil agacement lorsque ses ailes commencent à pousser, car la pousse des ailes occasionne une effervescence, une irritation et un prurit du même genre. Quand elle porte son regard sur la beauté d’un garçon, des parcelles s’en détachent et s’écoulent en elle - de là le nom dont on appelle le désir. En la pénétrant ces parcelles la raniment ; elle se réchauffe, se repose de la douleur et se réjouit. Mais, quand elle est séparée du bien-aimé, et qu’elle se dessèche, les bouches des issues par où sortent les ailes se dessèchent aussi, se ferment et empêchent le germe des ailes de se développer. Enfermés avec le désir dans l’intérieur de l’âme, ces germes bondissent comme un pouls agité, heurtent chacune des issues qui leur sont réservées, de sorte que l’âme entière, aiguillonnée de toutes parts, devient furieuse et affligée. D’un autre côté, pourtant, le souvenir du beau la réjouit. Ce mélange de douleur et de joie la tourmente par son étrangeté ; elle s’enrage dans sa perplexité ; sa frénésie l’empêche durant la nuit de dormir et de rester pendant le jour en place ; elle court, avide, là où elle croit pouvoir apercevoir celui qui détient la beauté. Quand elle l’a vu et qu’elle s’est imprégnée de désir, elle sent s’ouvrir ce qui s’était fermé naguère, elle se reprend à respirer, et, cessant de sentir aiguillons et douleurs, elle cueille en cet instant la volupté la plus suave.
[252] Dès lors, l’amant ne voudrait plus volontairement se séparer de son aimé : personne ne lui est plus précieux ; il oublie mère, frères et tous ses compagnons, et si alors, en la négligeant, il perd sa fortune, il ne s’en soucie point. Les usages et les convenances qu’il se piquait auparavant d’observer, il les méprise tous. Prêt à être esclave, il consent à dormir où l’on voudra, pourvu que ce soit le plus près de son désir. Outre qu’il révère, en effet, celui qui détient la beauté, il ne trouve qu’en lui seul le médecin de ses plus grands tourments. Ce sentiment, bel enfant à qui s’adresse mon discours, les hommes l’ont appelé Éros. Quant au nom que lui donnent les dieux, tu en riras sans doute en l’apprenant, du fait de ta jeunesse. Certains Homérides, je crois, citent à propos d’Éros, deux vers tirés d’un poème en réserve, dont l’un est tout à fait injurieux et fort peu mesuré. Ils chantent ainsi :
« Les mortels l’appellent Éros ailé
Les immortels, Ptéros, parce qu’il donne des ailes. »
On peut croire ou ne pas croire à ces vers. Mais la cause et la nature des ardeurs des amants sont exactement telles que je les ai décrites.
Si l’homme que l’amour a saisi fut un suivant de Zeus, il a plus de vigueur pour pouvoir supporter le joug du dieu ailé. Ceux qui ont été les serviteurs d’Arès et qui l’ont suivi dans son évolution, quand ils sont captivés par Éros et qu’ils se croient outragés par leur aimé, deviennent meurtriers et sont prêts à se sacrifier eux-mêmes ainsi que leur aimé. Ainsi, c’est en honorant et en imitant, autant qu’il le peut, le dieu dont il fut le choreute, que chacun passe son existence, aussi longtemps du moins qu’il n’est pas corrompu et qu’il vit sa première génération sur terre. De la même manière, chacun se gouverne en imitant ceux qu’il aime et ceux avec lesquels il noue des relations. Chaque homme, selon son caractère, se choisit un amour parmi les beaux garçons ; il s’en fait comme un dieu, lui dresse une statue, la charge d’ornements, comme pour la vénérer et célébrer ses mystères. Les serviteurs de Zeus recherchent un ami qui ait l’âme de Zeus ; ils examinent s’il aime la sagesse et s’il est par nature apte au commandement ; et, quand ils l’ont rencontré et qu’ils s’en sont épris, ils font tout pour le rendre tel que ce dieu est. S’ils ne s’étaient point jusqu’ici engagés dans la voie de cette activité, ils s’y appliquent alors en s’instruisant où ils peuvent et par leurs propres efforts.
[253] Se mettant à la piste pour trouver par eux-mêmes la nature de leur dieu, ils y réussissent à force d’être contraints d’intensément regarder vers ce dieu. Puis, quand ils l’ont atteint par le ressouvenir, l’enthousiasme les prend et ils se saisissent, autant du. s qu’il est possible à l’homme de participer à la divinité, de son caractère et de ses activités. Comme ils attribuent à leur aimé la cause de ce progrès, ils l’en chérissent davantage ; et, quand ils ont, comme les Bacchantes, puisé en Zeus leur exaltation, ils la déversent sur l’âme du bien-aimé, et le rendent le plus semblable possible à leur dieu. Ceux qui suivaient Héra cherchent une âme royale, et, quand ils l’ont trouvée, ils agissent de même. Les suivants d’Apollon et de chacun des autres dieux, se conformant également à leur divinité, cherchent un jeune ami du même naturel ; quand ils l’ont rencontré, ils imitent leur dieu, persuadent leurs aimés de l’imiter aussi et les conduisent à se régler, autant que cela est possible à chacun, sur l’activité de ce dieu et sur l’idée qu’ils en ont. Bien loin pour leurs aimés d’user d’envie ou de basse malveillance, ils font tous les efforts possibles pour les rendre en tout absolument semblables et à eux-mêmes et au dieu qu’ils honorent. Tel est le zèle des vrais amants, et telle est, s’ils réalisent ce qu’ils désirent, l’initiation dont j’ai parlé, belle et béatifique initiation qui, par l’effet du délire de l’amant, peut atteindre, s’il se laisse gagner, le bien-aimé. Or, voici comment il se laisse gagner. Ayant distingué, au début de ce mythe, trois parties en chaque âme, j’ai assimilé les deux premières à deux chevaux et la troisième à un cocher. Continuons à nous servir encore de ces mêmes figures. Des deux chevaux, disions-nous, l’un est bon, l’autre est vicieux. Il reste à dire maintenant, puisque nous ne l’avons pas dit, en quoi consiste l’excellence de l’un et le vice de l’autre. Le premier a, des deux, la plus belle prestance ; sa forme est élancée et découplée ; il a l’encolure haute, les naseaux recourbés, la robe blanche, les yeux noirs ; il est avec tempérance et pudeur amoureux de l’estime, et pour ami, il a l’opinion vraie ; sans qu’on le frappe, par simple exhortation et par seule raison, il se laisse conduire. Le second au contraire est tortu, épais, jointuré au hasard ; il a le cou trapu, l’encolure épaisse, le visage camard, la robe noire, les yeux glauques ; il est sanguin, ami de la violence et de la vantardise ; velu tout autour des oreilles, il est sourd, et n’obéit qu’avec peine à l’aiguillon et au fouet. [254] Quand donc le cocher, apercevant un objet digne d’amour, sent toute son âme se pénétrer de chaleur et se voit atteint par le prurit et l’aiguillon du désir, celui des deux chevaux qui est docile aux rênes, alors comme toujours dominé par la pudeur, se contient pour ne pas assaillir le bien-aimé. Mais l’autre coursier n’est détourné ni par le fouet ni par l’aiguillon du cocher ; il bondit et saute avec violence, donne toutes les peines à son compagnon d’attelage et à son cocher, et les, contraint à se diriger vers le jeune garçon et à lui rappeler le souvenir du charme des plaisirs d’Aphrodite. Tout d’abord cocher et compagnon résistent, car ils sont indignés qu’on les pousse à des actes indignes et affreux. Mais à la fin, lorsque leurs maux n’ont plus de bornes, ils se laissent entraîner, cèdent et consentent à faire ce qu’il ordonne’ : ils s’attachent au bien-aimé et contemplent cette apparition fulgurante qu’est un aimé pour un amant. A cette vue, la mémoire du cocher se reporte vers la nature de la beauté, et il la revoit de nouveau affermie avec la tempérance sur un trône sacré. Cette vision le remplit de frayeur ; saisi de crainte, il se renverse sur le dos et tire en même temps et avec tant de force les rênes en arrière, que les deux chevaux sont contraints de s’asseoir sur leurs croupes, l’un de bon gré, car il ne résiste pas, et l’autre, le violent, tout à fait malgré lui. Tandis qu’ils se reculent, l’un, sous le coup de la pudeur et de la stupéfaction, inonde l’âme entière de sueur ; mais l’autre, guéri de la douleur que le mors et la chute lui causèrent, ayant à peine repris haleine, se répand en colères et charge d’outrages son cocher et son compagnon d’attelage sous prétexte qu’ils ont, par lâcheté et couardise, abandonné leur poste et violé leur accord. Il les contraint de revenir à la charge, et c’est à grand-peine qu’il cède à leurs prières de remettre à plus tard. Quand arrive le terme convenu, comme ils font semblant d’oublier, il les rappelle à leur engagement, les violente, hennit, tire sur les guides et les oblige pour de mêmes propos à s’approcher du bien-aimé. Quand ils s’en sont approchés, il se penche sur lui, raidit sa queue, mord son frein et tire avec impudence sur les rênes. Frappé d’une émotion plus forte, le cocher alors se rejette en arrière comme s’il allait franchir la barrière, tire avec plus de vigueur le mors qui est aux dents du cheval emporté, ensanglante sa langue diffamatrice et ses mâchoires, fait toucher terre à ses jambes et sa croupe, et le livre aux douleurs. Lorsqu’il a souffert à diverses reprises la même expérience, le coursier vicieux perd sa fougue, il obéit humilié à la prévoyance du cocher et, quand il voit le bel enfant, il se meurt de terreur. C’est alors seulement, avec respect et crainte, que l’âme de l’amant peut suivre le bien-aimé. [255] Cependant, l’aimé qui se voit entouré de toutes sortes de soins et révéré comme un dieu, non point par quelqu’un qui simule l’amour mais qui vraiment l’éprouve : cet aimé, qui se sent naturellement porté par l’amitié vers celui qui a pour lui de la sollicitude, a pu entendre auparavant ses condisciples ou certaines autres personnes déblatérer contre l’amour et soutenir qu’il est honteux d’avoir commerce avec un amoureux, et il a pu sous ce prétexte repousser son amant. Mais, avec le temps qui passe, l’âge et la nécessité l’amènent à l’accepter en son intimité. Jamais, en effet, il n’a été dans les arrêts du destin que le méchant soit l’ami du méchant et que le vertueux ne puisse être l’ami du vertueux. Or, quand le bien-aimé a été accueilli auprès de son amant, quand il a prêté l’oreille à ses propos et joui de son intimité, la bienveillance de l’amant se manifeste de plus près, et surprend son aimé ; il sent alors que l’affection de tous ses autres amis et de tous ses parents n’est rien auprès de la tendresse dont l’entoure un amant que l’enthousiasme possède. Lorsqu’il a quelque temps fréquenté cet amant ‘ quand il a vécu dans son intimité et qu’il l’a touché dans les gymnases ou en d’autres rencontres, alors la source de ce courant que Zeus, amoureux de Ganymède, dénomma le désir, se porte à flots vers l’amant ; une partie pénètre en lui ; et, quand il en est rempli, le reste se répand au-dehors. Puis, de la même manière qu’un souffle ou qu’un son ayant frappé un corps lisse et dur revient au point d’où il était parti : ainsi, par le chemin des yeux, le courant de la beauté revient vers l’âme de l’aimé, l’atteint et la remplit, ouvre les passages des ailes, les ranime, provoque leur croissance, et remplit d’amour l’âme du bien-aimé. Il aime donc, mais il ignore quoi. Il ne sait pas ce qu’il éprouve et il est incapable de l’exprimer ; mais, tel un homme qui a pris la cécité d’un autre, il ne peut pas dire la cause de son mal et ne se rend pas compte qu’il se voit en son amant comme dans un miroir. En sa présence, il sent comme lui ses tourments s’apaiser ; en son absence, il le désire encore comme il en est désiré ; son amour est l’image réfléchie de l’amour qu’a pour lui son amant. Il n’appelle pas cette affection du nom d’amour, il la croit une amitié. Quoique plus faiblement, il désire comme lui le voir, le toucher, l’embrasser et coucher avec lui. Et certes, comme il est naturel, il ne tarde point à le faire. Tandis qu’à ses côtés il est couché, le coursier lascif de l’amant a bien des choses à dire à son cocher, et, pour prix de tant de peines, il se juge digne d’un peu de jouissance. [256] Quant au coursier du bien-aimé, il n’a rien à dire ; gonflé de désirs et plein d’hésitations, il étreint son amant, l’embrasse comme on accueille le plus cher des amis ; et, tandis qu’ils sont étendus côte à côte, il est prêt pour sa part à ne point se refuser de complaire à l’amant, si par hasard il en fait la demande. Mais d’un autre côté son compagnon d’attelage et le cocher par pudeur et raison s’y opposent. Alors, si la partie la meilleure de l’âme, amenant les amants à une conduite ordonnée et à la philosophie, remporte la victoire, ils passent dans le bonheur et dans l’union leur existence d’ici-bas. Maîtres d’eux-mêmes et réglés dans leur vie, ils tiennent en servage tout ce qui porte le vice dans les âmes et affranchissent ce-qui les pousse à la vertu. À la fin de leur vie, reprenant leurs ailes et devenant légers, ils sortent vainqueurs d’une de ces trois luttes véritablement olympiques, et c’est alors un bien si grand pour eux que ni la sagesse humaine, ni le délire divin ne sont capables d’en procurer à l’homme un plus parfait. Mais s’ils ont au contraire embrassé un genre de vie plus grossier et sans philosophie, s’ils ne se sont attachés qu’aux honneurs, peut-être alors se peut-il que, dans l’ivresse ou dans quelque autre instant d’oubli, les deux chevaux intempérants surprennent leurs âmes sans défense, les amènent au même but, leur fassent choisir le genre de vie le plus envié du vulgaire et les entraînent à réaliser jusqu’au bout leurs désirs. Quand ils se sont satisfaits, ils recommencent encore, mais rarement, parce qu’ils n’agissent pas avec l’approbation de l’âme tout entière. Ces amants aussi restent amis, mais moins unis que ceux qui se sont retenus, soit durant le temps de leur amour, soit lorsqu’il est fini. Ils pensent, en effet, qu’ils se sont donné et qu’ils ont mutuellement reçu les gages de foi les plus solides, et qu’il serait impie de briser de tels liens, et d’en arriver un jour à se fuir. À la fin de leur vie, sans ailes encore mais brûlant de s’ailer, leurs âmes sortent du corps et reçoivent pour leur délire amoureux une grande récompense. La loi défend, en effet, aux âmes qui ont commencé leur voyage céleste de descendre dans les ténèbres et d’entreprendre un voyage sous terre. Menant une vie brillante, elles sont heureuses de voyager ensemble ; et, quand elles reçoivent des ailes, elles les reçoivent ensemble en récompense de leur amour.
Tels sont, mon enfant, les grands et les divins bienfaits que te procurera l’amitié d’un amant. Mais l’intimité d’un familier sans amour, falsifiée par une sagesse mortelle, appliquée à régir des intérêts périssables et mesquins, enfantera dans l’âme aimée cette bassesse servile que la foule vante comme une vertu : [257] bassesse qui conduira cette âme à rouler, privée de raison, autour de la terre et sous terre, pendant neuf mille ans. Voilà, cher Éros, la palinodie la plus belle et la meilleure qu’il soit en mon pouvoir de produire et de t’offrir. Si j’ai été contraint d’en rendre poétiques et les mots et les phrases, c’est Phèdre qui m’a contraint à m’exprimer ainsi. Pardonne à mon premier discours et reçois celui-ci en faveur. Sois-moi propice et bienveillant. Ne me retire pas et ne mutile pas dans ta colère cet art d’aimer dont tu m’as gratifié. Accorde-moi d’être plus prisé que jamais auprès des beaux garçons. Si naguère, Phèdre et moi, nous t’avons en paroles cruellement offensé, n’en accuse que Lysias, le père de ce débat Fais qu’il renonce à écrire de telles compositions ; tourne-le vers la philosophie, comme s'y est tourné son frère Polémarque, afin que son amant qui m’écoute ne soit plus hésitant comme il l’est à cette heure, mais qu’il travaille à se faire simplement, en s’aidant de l’étude de la philosophie, une vie pour Éros. »
Phèdre
Je joins ma prière à la tienne, Socrate, pour implorer la réalisation de tes vœux, si toutefois ces vœux nous sont un avantage. J’ai tout admiré de ton dernier discours, et je sais de combien il l’emporte sur le premier en beauté. J’ai tout lieu de craindre que Lysias ne me paraisse un obscur orateur s’il en vient, dans un nouveau discours, à se comparer avec toi. Dernièrement d’ailleurs, merveilleux Socrate, un de nos hommes politiques, le prenant à partie, lui reprochait d’écrire, et le traitait, au long de sa diatribe, de faiseur de discours. Il se pourrait donc bien que par amour-propre il refusât d’écrire.
Socrate
Tu portes un jugement ridicule, jeune homme, et, sur ton ami, tu te trompes très fort, si tu le crois si effrayé. Peut-être aussi penses-tu que l’homme qui le blâmait, lui parlait vraiment pour lui faire des reproches ?
Phèdre
Son but était patent, Socrate ! Et tu sais toi-même que les plus puissants et les plus respectés des hommes de nos cités rougissent de composer des discours et de laisser des écrits ; ils appréhendent l’opinion de l’avenir et redoutent d’être appelés des sophistes.
Socrate
Tu oublies, Phèdre, que le dicton « coude charmant » a pris son nom du grand coude du Nil. Outre ce coude, tu oublies que ce sont les plus fiers des hommes politiques qui aiment le plus à rédiger des discours et à laisser des écrits. Chaque fois qu’ils ont à composer un discours, ils ont une telle tendresse pour les approbations, qu’ils inscrivent d’abord les noms de ceux qui à tout propos les approuvent.
Phèdre
Que dis-tu là ? Je ne te comprends pas.
Socrate
[258] Tu ne comprends pas qu’au début de tout écrit d’un homme politique, le nom de son approbateur est inscrit en premier lieu ?
Phèdre
Comment cela ?
Socrate
« Il a plu », affirme-t-il, « au Sénat » ou « au peuple » ou à tous les deux, « sur la proposition d’un tel... ». Et celui qui propose se cite alors lui-même en grande majesté et fait son propre éloge. Après cela, il continue encore d’exposer sa sagesse à ses approbateurs en produisant parfois un ouvrage fort long. Te semble-t-il qu’une composition de ce genre soit autre chose qu’un discours écrit ?
Phèdre
Il ne me le semble pas.
Socrate
Si ce discours écrit est accepté, l’auteur sort tout joyeux du théâtre. Est-il rejeté, et l’écrivain se voit-il reconnu sans talent dans l’art de composer, jugé indigne d’écrire, il s’en afflige, et ses amis avec lui se désolent.
Phèdre
Assurément.
Socrate
Il est donc évident que, loin de mépriser une telle occupation, les hommes politiques en font le plus grand cas.
Phèdre
Tout à fait, certes.
Socrate
Quoi donc ! Quand un orateur ou un roi est capable d’assumer la puissance d’un Lycurgue, d’un Solon, d’un Darius, et de s’immortaliser dans un Etat en faisant des discours, ne se regarde-t-il pas lui-même comme un dieu toute sa vie durant, et la postérité ne porte-t-elle pas sur lui le même jugement en considérant ses écrits ?
Phèdre
Assurément.
Socrate
Penses-tu donc qu’un de ces politiques, quel que soit son caractère et d’où que vienne sa malveillance pour Lysias, puisse lui reprocher son talent d’écrivain ?
Phèdre
Ce n’est point vraisemblable, d’après ce que tu dis ; en agissant ainsi, il blâmerait, ce me semble, sa propre passion.
Socrate
Il est donc évident pour chacun, que le fait même d’écrire des discours n’implique aucune honte.
Phèdre
Pour quel motif, en effet ?
Socrate
Mais voici, selon moi, ce qu’il y a de honteux : ce n’est point de parler et d’écrire d’une belle façon, c’est de parler et d’écrire honteusement et mal.
Phèdre
C’est évident.
Socrate
Quelle est donc la façon de bien ou mal écrire ? Devrons-nous, Phèdre, interroger sur ce point Lysias ou quelque autre de ceux qui ont écrit ou qui doivent écrire sur un sujet politique ou privé, en vers comme un poète, ou en prose comme un simple écrivain ?
Phèdre
Tu demandes si nous le devons ? Et pourquoi vivrions-nous à vrai dire, si ce n’est pour de tels plaisirs ? Non certes pour ces plaisirs que doit précéder une peine sans laquelle éprouver du plaisir nous serait impossible, ce qui est le cas de presque tous les plaisirs que nous donne le corps, plaisirs qui justement sont appelés serviles.
Socrate
Nous avons du loisir, semble-t-il. [259] Et puis, il y a les cigales qui chantent sur nos têtes dans la chaleur étouffante ; elles conversent entre elles et semblent nous regarder. Si donc elles nous voyaient tous deux, comme la plupart des hommes au beau milieu du jour, cesser nos entretiens, nous assoupir et laisser par elles nos esprits paresseux se bercer, elles se moqueraient avec raison de nous. Elles penseraient que des esclaves sont venus auprès d’elles dormir en cet asile comme des moutons en sieste auprès d’une fontaine. Mais si elles nous voient converser entre nous et passer auprès d’elles, sans nous laisser charmer par leurs chants de Sirènes, peut-être nous concéderont-elles, dans leur admiration, cette récompense que les dieux leur ont donné d’attribuer aux hommes.
Phèdre
Quelle récompense accordent-elles ? Je n’en ai, ce me semble, jamais ouï parler.
Socrate
Il ne sied pas à un ami des Muses de n’avoir sur ces choses jamais rien entendu. On dit qu’avant la naissance des Muses les cigales étaient des hommes. Quand les Muses naquirent et que le chant avec elles parut, il y eut des hommes qui furent alors tellement transportés de plaisir qu’ils oublièrent en chantant le boire et le manger, et moururent sans s’en apercevoir. De ces hommes les cigales naquirent. Elles reçurent des Muses le privilège de n’avoir besoin d’aucune nourriture, de chanter dès leur naissance et jusqu’à l’heure de leur mort sans boire ni manger puis, une fois mortes, d’aller auprès des Muses leur annoncer par qui chacune d’elles ici-bas est honorée. Elles indiquent ainsi à Terpsichore ceux qui l’ont honorée dans les chœurs, rendant cette Muse d’une extrême bienveillance pour eux. A Érato, elles nomment ceux qui l’ont célébrée dans leurs poèmes d’amour, et aux autres Muses, ceux qui leur ont rendu l’hommage qui convient. À Calliope, la plus ancienne, et à Uranie, la cadette, elles découvrent les noms de ceux qui vivent dans la philosophie et qui honorent les arts auxquels elles président. Ces deux Muses, qui veillent surtout aux mouvements du ciel et aux discours des hommes et des dieux, sont celles dont les accents sont les plus beaux. Voici donc pour parler et pour ne point dormir au beau milieu du jour, de nombreuses raisons.
Phèdre
Parlons donc, en effet.
Socrate
Examinons donc ce que nous voulions tout à l’heure soumettre à l’examen : la raison qui fait qu’un discours ou qu’un écrit est beau, ou ne l’est pas.
Phèdre
C’est cela même.
Socrate
N’est-il pas nécessaire à ceux qui veulent parler avec heur et beauté, que leur pensée connaisse la vérité à propos du sujet qu’ils auront à traiter ?
Phèdre
[260] J’ai entendu dire à ce propos, mon cher Socrate, qu’il n’est pas nécessaire au futur orateur d’avoir appris ce qui est véritablement juste, mais ce qui paraît tel à la foule chargée de décider ; ni ce qui est réellement beau ou bon, mais ce qui semble tel. C’est, en effet, la vraisemblance et non la vérité qui peut persuader.
Socrate
Il ne faut, Phèdre, rejeter aucune des paroles qu’ont proférées des sages, mais examiner ce qu’elles signifient. Et ce que tu viens de dire ne doit pas non plus être négligé.
Phèdre
Tu parles avec raison.
Socrate
Examinons-le donc de la façon que voici.
Phèdre
De quelle façon ?
Socrate
Si je te persuadais d’acquérir un cheval pour repousser l’ennemi ; si tous les deux nous ignorions ce que c’est qu’un cheval, et si je savais seulement que Phèdre prend pour un cheval celui des animaux domestiques qui a les plus grandes oreilles...
Phèdre
Ce serait ridicule, Socrate.
Socrate
Non, pas encore. Mais si je voulais sérieusement te persuader en composant un discours où je vanterais l’âne en parlant du cheval ; si je te disais que c’est un animal dont la possession est inestimable à la maison et à l’armée, propre à te porter au combat, capable de transporter tes bagages et, apte à bien d’autres usages...
Phèdre
Ce serait le comble du ridicule.
Socrate
Mais ne vaut-il pas mieux être un ami ridicule plutôt qu’un ami dangereux et funeste ?
Phèdre
Apparemment.
Socrate
Ainsi donc, lorsqu’un orateur, ignorant le bien et le mal, surprend la cité dans une même ignorance et la persuade en la louant, non pas de prendre l’ombre d’un âne pour un cheval, mais le mal pour le bien ; quand, après avoir étudié les préjugés de la foule, il la persuade de faire le mal au lieu du bien, quels fruits penses-tu que la rhétorique puisse alors récolter de ce qu’elle a semé ?
Phèdre
Des fruits assez peu convenables.
Socrate
Mais, bon ami, n’aurions-nous pas par hasard, plus grossièrement qu’il ne fallait, vitupéré la rhétorique ? Elle pourrait peut-être nous répondre : "Qu’avez-vous, étranges raisonneurs, pour radoter ainsi ? Je ne contrains personne à apprendre à parler sans connaître le vrai. Mais, si vous voulez m’en croire, assurez-vous d’abord la possession du vrai et venez ensuite à moi ; car, je l’affirme bien haut, on aura beau réellement connaître la vérité, on n’en sera pas plus capable pour cela de parvenir sans moi, par l’art de la parole, à la persuasion."
Phèdre
N’aurait-elle pas raison d’ainsi parler ?
Socrate
Je te le concède, si les voix qui s’élèvent vers elle rendent témoignage que la rhétorique est un art. Mais je crois en entendre qui s’approchent, protestent et affirment qu’elle ment, qu’elle n’est point un art, mais un simple passe-temps. "En dehors de la possession de la vérité, dit le Laconien, il n’y a pas et il n’y aura jamais de véritable art de la parole."
Phèdre
[261] Il faut entendre ces voix, Socrate. Fais-les ici comparaître ; enquiers-toi de ce qu’elles disent, et pour quelles raisons.
Socrate
Venez, illustres rejetons, persuadez Phèdre, père de beaux enfants, que, s’il ne s’est point assez appliqué à la philosophie, jamais il ne sera capable sur quoi que ce soit de pouvoir discourir. Que Phèdre réponde.
Phèdre
Interrogez.
Socrate
La rhétorique n’est-elle pas en somme l’art de conduire les âmes par la parole, non seulement dans les tribunaux et dans les autres assemblées publiques, mais encore dans les réunions privées ? N’est-ce point le même art dans les grandes et les petites choses, et son loyal emploi est-il moins respectable dans les choses légères que dans les choses graves ? N’est-ce pas ainsi que tu l’as entendu définir ?
Phèdre
Non, par Zeus, ce n’est pas ainsi tout à fait. L’art de parler et d’écrire est destiné surtout aux actions judiciaires, et cet art de parler s’étend aussi aux harangues publiques. Je n’ai pas oui dire qu’il s’étendît plus loin.
Socrate
Tu ne connais donc que les traités oratoires que, dans leurs loisirs, Nestor et Ulysse composèrent sous Ilion, et tu n’as jamais ouï parler de ceux de Palamède ?
Phèdre
Non, par Zeus, pas plus que des traités de Nestor, à moins que tu ne supposes que Gorgias soit Nestor, et Thrasymaque ou Théodore, Ulysse.
Socrate
Peut-être bien. Mais laissons-les. Quant à toi, dis-moi, dans les tribunaux, ce que font les parties ? Ne parlent-elles pas contradictoirement ? Qu’en disons-nous ?
Phèdre
C’est cela même.
Socrate
Se contredisent-elles sur le juste ou l’injuste ?
Phèdre
Certainement.
Socrate
Ainsi donc, celui qui sait contredire avec art peut faire paraître à son gré une même chose à de mêmes personnes, tantôt juste et tantôt injuste ?
Phèdre
Pourquoi pas ?
Socrate
Et dans une harangue publique, il peut faire paraître au peuple les mêmes choses, tantôt bonnes, tantôt mauvaises ?
Phèdre
Assurément.
Socrate
Ne savons-nous pas que le Palamède d’Élée parlait avec tant d’art qu’il faisait paraître à ses auditeurs les mêmes choses semblables et dissemblables, unes et multiples, en repos ou bien en mouvement ?
Phèdre
Tout à fait, certes.
Socrate
Ce n’est donc pas seulement aux tribunaux et aux assemblées politiques que se rapporte l’art de la controverse. Mais il y a, semble-t-il, un art unique qui s’applique à toutes les formes de la parole, et cet art, s’il est vrai qu’il existe, peut nous mettre en état de rendre toute chose semblable à toute chose dans tous les cas possibles et aux yeux de toutes les personnes possibles ; et, lorsqu’un homme a recours aux assimilations et qu’il les dissimule, cet art nous donne aussi de les mettre en lumière.
Phèdre
Que veux-tu dire par là ?
Socrate
Je vais, je crois, mieux m’expliquer en procédant ainsi : "L’illusion se produit-elle entre des choses très différentes, plutôt qu’entre celles qui ne diffèrent que peu ?"
Phèdre
Entre des choses qui ne diffèrent que peu.
Socrate
[262] Et si tu veux changer de place, ne passeras-tu pas mieux inaperçu en te déplaçant petit à petit, plutôt qu’en allant à grands pas du côté opposé ?
Phèdre
Sans contredit.
Socrate
Il faut donc que celui qui veut duper un autre sans se leurrer soi-même, sache exactement distinguer la ressemblance et la différence des choses ?
Phèdre
C’est nécessaire.
Socrate
Pourra-t-il, s’il ignore la vérité de chaque chose, discerner si la chose qu’il ignore possède avec les autres une grande ou une petite ressemblance ?
Phèdre
C’est impossible.
Socrate
Il est donc évident que l’erreur de ceux qui ont une opinion contraire à la vérité et qui se trompent, provient de certaines ressemblances ?
Phèdre
Il en arrive ainsi.
Socrate
Est-il donc possible qu’on ait l’art d’opérer petit à petit, de ressemblance en ressemblance, un changement dans l’auditeur, de le conduire en chaque cas de la vérité à son contraire, et d’éviter soi-même cette erreur, si l’on ignore l’essence de chaque chose ?
Phèdre
Jamais.
Socrate
L’art des discours n’est donc, mon ami, quand on ignore la vérité et qu’on ne poursuit que l’opinion, qu’un art, ce me semble, ridicule et grossier ?
Phèdre
Il court le risque d’être ainsi.
Socrate
Veux-tu donc, dans le discours de Lysias que tu portes et dans ceux que nous avons prononcés, que nous cherchions à savoir quelles sont les choses proférées qui sont ou ne sont pas du ressort de l’art ?
Phèdre
Tout à fait volontiers, car maintenant, faute d’exemples appropriés, nous discutons en quelque sorte à vide.
Socrate
En vérité c’est un heureux hasard, semble-t-il, qui nous a fait prononcer deux discours propres à montrer par des exemples, que celui qui possède le vrai peut en jouant sur les mots induire ses auditeurs en erreur. Pour moi, Phèdre, j’attribue aux dieux de cet endroit la cause de ce hasard. Peut-être aussi ces interprètes des Muses qui chantent sur nos têtes, nous ont-elles inspiré cet heureux privilège, car je suis pour ma part étranger à tout art oratoire.
Phèdre
Qu’il en soit comme tu dis ; fais-moi seulement connaître ce que tu as à dire.
Socrate
Eh bien, lis-moi le commencement du discours de Lysias.
Phèdre
« Tu connais quelles sont mes intentions, et tu sais que je pense qu’il est de notre profit à tous deux qu’elles puissent aboutir. J’estime que ma demande ne doit point échouer par le seul motif que je ne suis pas ton amant. Les amants en effet regrettent... »
Socrate
Arrête. Il faut expliquer en quoi Lysias se trompe et pourquoi il compose sans art. N’est-ce pas vrai ?
Phèdre
[263] Oui.
Socrate
N’est-il pas évident pour tout homme que, sur des questions comme celles qui nous occupent, nous sommes tantôt d’accord sur les unes et que tantôt sur d’autres nous sommes en désaccord ?
Phèdre
Je crois comprendre ce que tu dis, mais parle plus clairement.
Socrate
Quand un homme, en effet, prononce le mot fer ou argent, ne concevons-nous pas tous la même chose ?
Phèdre
Assurément.
Socrate
Mais si l’on prononce le mot juste ou bon, l’un ne pense-t-il pas différemment de l’autre, et ne sommes-nous pas dès lors en controverse les uns avec les autres et même avec nous-mêmes.
Phèdre
C’est tout à fait exact.
Socrate
Il y a donc des cas où nous sommes d’accord, et d’autres sur lesquels nous ne le sommes pas ?
Phèdre
Il en est ainsi.
Socrate
Eh bien ! dans lequel de ces deux cas sommes-nous le plus faciles à tromper, et dans laquelle de ces deux circonstances la rhétorique a-t-elle le plus grand des pouvoirs ?
Phèdre
C’est évidemment dans celle où nous pouvons errer.
Socrate
Il faut donc, pour aborder l’art oratoire, commencer par apprendre à méthodiquement distinguer ces deux cas, puis à saisir le caractère spécifique de l’un comme de l’autre : celui qui doit forcément faire errer la pensée de la foule, et celui qui n’y saurait parvenir.
Phèdre
Celui qui, Socrate, aurait appris à découvrir ces caractères aurait trouvé une méthode habile.
Socrate
Il faut ensuite, je pense, en abordant tout sujet, ne pas s’y jeter à l’aveugle, mais posséder la nette perception du genre auquel se trouve appartenir ce dont il veut traiter.
Phèdre
Pourquoi donc ?
Socrate
Voici. Dirons-nous que l’amour est une de ces choses sujettes à controverse, oui ou non ?
Phèdre
Il est sans doute de ces choses sujettes à controverse. Crois-tu, s’il en était autrement, qu’il t’eût été possible d’affirmer de l’amour ce que tu en as dit tout à l’heure : qu’il pouvait être un mal pour l’amant et l’aimé, et, sous un autre aspect, le plus grand des biens.
Socrate
Tu parles excellemment. Mais réponds encore à ceci, car l’enthousiasme a quelque peu troublé mes souvenirs ; ai-je défini l’amour en commençant mon discours ?
Phèdre
Oui, par Zeus, et merveilleusement.
Socrate
Hélas ! tu avoues ainsi que les nymphes de l’Achéloüs et que Pan, fils d’Hermès, sont plus habiles dans l’art des discours que le fils de Céphale, Lysias. Ai-je parlé pour ne rien dire, et Lysias, en commençant son discours sur l’amour, nous a-t-il fait admettre ce qu’il voulait réellement entendre par Éros ? A-t-il ensuite, en liant tous ses arguments, conduit tout son discours à une conclusion ? Veux-tu que nous en relisions le début ?
Phèdre
Comme tu voudras. Mais ce que tu cherches n’est point là toutefois.
Socrate
Lis ; je veux entendre Lysias lui-même.
Phèdre
« Tu connais certes quelles sont mes intentions, et tu sais que je pense qu’il est de notre profit à tous deux qu'elles puissent aboutir. [264] J’estime que ma demande ne doit point t’étonner par le seul motif que je ne suis point ton amant. Les amants, en effet, regrettent le bien qu’ils ont fait, une fois que leur désir est éteint. »
Socrate
Il s’en faut de beaucoup, semble-t-il, que Lysias se soit conformé à ce que nous demandons. Il ne débute point par le commencement, mais par la fin, comme s’il s’appliquait, en nageant sur le dos, à remonter le courant du discours. Ne commence-t-il pas par où finirait un amant satisfait parlant au bien-aimé ? Me suis-je trompé, Phèdre, chère tête ?
Phèdre
C’est justement pour la fin, Socrate, que ce discours a été composé.
Socrate
Mais le reste ? Ne te semble-t-il pas que toutes les idées de son discours ont été jetées pêle-mêle ? Te paraît-il que ce qu’il dit en second lieu doive de toute nécessité être placé à cette seconde place, plutôt que telle ou telle autre partie de son discours ? Il m’a semblé quant à moi, dans mon ignorance, que Lysias bravement s’était dicté pour l’écrire tout ce qui s’offrait à son esprit. Mais toi, distingues-tu dans sa composition un plan d’après lequel il ait rigoureusement disposé avec ordre et en rapport les unes avec les autres, les choses qu’il a dites ?
Phèdre
Tu es trop bon de me croire en état de pouvoir aussi exactement discerner les procédés de Lysias.
Socrate
Mais je pense que tu m’accorderas du moins que tout discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, de telle sorte qu’il ne soit ni sans tête, ni sans pieds, mais qu’il possède un milieu et des extrémités en rapport avec les autres parties et rédigés pour un ensemble.
Phèdre
Comment le nier en effet ?
Socrate
Examine donc si le discours de ton ami est ainsi composé, ou si c’est autrement, et tu trouveras qu’il ne diffère en rien de l’épitaphe qui fut, dit-on, gravée pour Midas le Phryge.
Phèdre
Quelle est cette épitaphe, et qu’a-t-elle de remarquable ?
Socrate
La voici :
« Je suis une vierge d’airain, et je repose étendue sur le tombeau de Midas.
Tant que l’eau coulera et que les grands arbres verdiront,
Fixée ici, sur ce tombeau arrosé de larmes abondantes,
J’annoncerai aux passants que Midas ici a été enseveli. »
De ce qu’on peut indifféremment placer à la première ou à la dernière place n’importe quel vers, tu t’en rends compte tout aussi bien que moi.
Phèdre
Tu te moques de notre discours, Socrate.
Socrate
Laissons-le donc pour ne point t’affliger, bien qu’il contienne, à mon avis, nombre d’exemples sur lesquels il serait utile de porter le regard, pour essayer de ne pas les imiter, et revenons aux autres discours. Il s’y trouvait, je crois, ce qu’il convient que considèrent tous ceux qui veulent réfléchir sur l’art de discourir.
Phèdre
Que veux-tu dire par là ?
Socrate
[265] Ces deux discours étaient contradictoires. L’un affirmait, en effet, qu’il faut accorder ses faveurs à l’amant l’autre, à celui qui ne sent pas d’amour.
Phèdre
Et avec quelle vigueur ils soutenaient leur thèse
Socrate
Je croyais que tu allais dire le mot juste : avec quel délire ! C’est là pourtant le mot que je cherchais. N’avons nous pas dit, en effet, que l’amour est un délire, oui ou non ?
Phèdre
Oui.
Socrate
Et qu’il y a deux espèces de délire : l’un, causé par la faiblesse humaine ; l’autre, par une transposition divine de nos habitudes normales ?
Phèdre
Tout à fait vrai.
Socrate
Et, dans cette transposition divine, nous avons distingué quatre parts relevant de quatre dieux. Nous avons rapporté le délire prophétique à Apollon ; celui des initiés, à Dionysos ; celui des poètes, aux Muses, et le quatrième enfin, qui est celui des amants, à Aphrodite et à Éros. C’est ce dernier délire occasionné par l’amour que nous avons déclaré le meilleur. Et, je ne sais trop comment, tandis que nous tracions l’image de la passion amoureuse, touchant tantôt la vérité peut-être, tantôt peut-être aussi nous égarant loin d’elle, combinant en somme un discours assez persuasif, nous avons, en nous jouant avec décence et piété, célébré par un hymne mythique et ton maître et le mien, Phèdre : Éros, chef des beaux garçons.
Phèdre
Et j’ai été, quant à moi, fort charmé de l’entendre.
Socrate
Prenons-le donc comme exemple, et voyons comment ce discours a passé du blâme à la louange.
Phèdre
Que veux-tu dire par là ?
Socrate
À mon avis, tout le reste ne fut en vérité que jeu. Mais, tout ce qu’au hasard nous avons exprimé, a été pourtant dit selon deux procédés qui ne seraient pas sans crédit, si quelqu’un pouvait avec habileté en saisir la puissance.
Phèdre
Quels sont-ils ?
Socrate
Embrasser d’abord d’un coup d’oeil et ramener à une seule idée ce qui de côté et d’autre était épars, afin qu’après avoir défini chaque chose, on puisse rendre clair ce qu’on veut enseigner. C’est ainsi que tout à l’heure nous avons défini ce que peut être Éros. Cette définition a pu être bonne ou mauvaise, mais elle nous a du moins permis de mettre en notre discours clarté et concordance.
Phèdre
Et quel est le second procédé, Socrate ?
Socrate
Il consiste à pouvoir de nouveau diviser une idée suivant ses articulations naturelles, et à ne point essayer, à la manière d’un mauvais dépeceur, de briser aucune de ses parties. [266] Ainsi, dans nos deux discours de tout à l’heure, nous avons ramené le délire de l’esprit à une idée générale commune ; puis, comme dans un corps unique il y a des membres doubles portant le même nom, les uns à droite, les autres à gauche : de même, nos deux discours ont avant tout envisagé le délire comme une forme unique par nature ; puis, l’un des deux, s’attaquant au côté gauche, l’a divisé et n’a point cessé de le subdiviser, avant d’avoir trouvé de ce côté une sorte d’amour de gauche, qu’il a blâmé avec juste raison. L’autre, nous conduisant à droite du délire, y a trouvé un amour du même nom, mais d’origine divine ; il l’a mis en avant et l’a loué comme la cause des plus grands bien pour nous.
Phèdre
Tu dis les choses les plus vraies.
Socrate
Voilà, Phèdre, ce dont je suis amoureux, des divisions et des synthèses, grâce auxquelles je puis être capable et de parler et de penser. Et si je crois qu’un autre homme est à même de voir dans les choses leur unité et multiplicité, « je marche sur ses traces comme sur celles d’un dieu ». Ceux qui ont ce pouvoir, Dieu sait si j’ai tort ou raison de les nommer ainsi, je les appelle, tout au moins jusqu’ici, des dialecticiens. Quant à ceux qui ont près de toi ou auprès de Lysias étudié, dis-moi de quel nom il faut les appeler ? Serait-ce là cet art de la parole dont Thrasymaque et les autres se sont servis pour devenir d’habiles orateurs et pour rendre également habiles ceux qui ont voulu, comme à des rois, leur apporter des présents ?
Phèdre
Ces hommes sont vraiment rois ; mais ils ignorent l’art dont tu t’informes. Tu me parais d’ailleurs le nommer justement en l’appelant dialectique. Mais il me semble que nous n’avons point encore abordé la rhétorique.
Socrate
Que dis-tu ? Y aurait-il donc, en dehors de la dialectique, quelque beau procédé que l’on pourrait aussi s’approprier par art ? Gardons-nous bien, toi et moi, de le mésestimer, et disons en quoi consiste cette rhétorique dont nous n’avons point parlé.
Phèdre
Il y aurait beaucoup à dire, Socrate, s’il fallait rapporter tout ce qui est écrit dans les livres sur l’art de discourir.
Socrate
Tu me le rappelles à propos. Il est dit qu’il faut d’abord, je crois, qu’un exorde soit proféré au début du discours. Sont-ce là ces sortes de choses, oui ou non, que tu appelles les élégances de l’art ?
Phèdre
Oui.
Socrate
En second lieu, arrive la narration, suivie des témoignages ; en troisième lieu, les preuves convaincantes ; en quatrième lieu, les vraisemblances probantes. On parle aussi de la confirmation et de la surconfirmation : procédés qu’inventa, je crois, l’habile artisan de discours qui nous vint de Byzance.
Phèdre
Veux-tu parler de l’éminent Théodore ?
Socrate
[267] Oui, certes. Il nous apprit aussi comment il faut établir la réfutation et la surréfutation dans l’accusation comme dans la défense. Introduisons encore parmi nous le glorieux Euhénos de Paros qui, le premier, inventa l’allusion et l’éloge indirect, et qui, dit-on, mit en vers pour aider la mémoire l’art du blâme indirect : c’était un habile homme. Laisserons-nous dormir et Tisias et Gorgias, eux qui ont découvert que le vraisemblable est bien plus estimable que le vrai, qui ont pu par la puissance de leur parole faire paraître petites les choses qui sont grandes et grandes celles qui sont petites, donner aux nouveautés une apparence ancienne, et aux choses anciennes un air de nouveauté, et qui ont su enfin, tantôt avec concision et tantôt avec une prolixité infinie, composer des discours sur toutes sortes de sujets ? Un jour que j’en parlais à Prodicos, il se mit à rire et m’assura que lui seul avait trouvé la méthode exigée par l’art de la parole : il n’y faut, disait-il, ni prolixité, ni concision, mais une juste mesure.
Phèdre
C’était, Prodicos, très sagement parler.
Socrate
Ne dirons-nous rien d’Hippias ? Je crois, en effet, que l’étranger d’Élis serait du même avis que Prodicos.
Phèdre
Comment en serait-il autrement ?
Socrate
Ne parlerons-nous point des poétiques discours de Polos, de ses répétitions, de ses sentences, de ses comparaisons, de ses mots que Licymnios lui offrit en présents pour la poésie de la belle éloquence ?
Phèdre
Les procédés de Protagoras, Socrate, n’étaient-ils point du, même genre ?
Socrate
Son élocution était correcte, mon enfant, et d’autres belles et nombreuses qualités s’y ajoutaient. Dans l’art de se lamenter sur la vieillesse et de s’apitoyer sur l’indigence, la puissance du rhéteur de Chalcédoine me parait sans rivale. C’était un homme merveilleusement et également habile à soulever les foules et à calmer par ses incantations, comme il disait lui-même, celles qu’il avait une fois soulevées. Il excellait encore à accuser et à délier l’accusation d’où qu’elle vînt. Quant à la fin du discours, tous paraissent être du même avis, soit que les uns l’appellent récapitulation, soit que les autres lui donnent un autre nom.
Phèdre
Tu veux parler du résumé où l’on rappelle aux auditeurs, à la fin du discours, tout ce qui a été dit ?
Socrate
C’est de cela dont je parle. Mais toi, as-tu quelque autre chose à dire sur l’art de discourir ?
Phèdre
Je ne vois que choses insignifiantes et ne valant pas la peine d’en parler.
Socrate
[268] Laissons-les donc si elles sont sans intérêt, et voyons plutôt au grand jour, quelle est, et quand éclate la puissance de l’art.
Phèdre
Sa puissance est formidable, Socrate, du moins dans les assemblées de la foule.
Socrate
Elle l’est, en effet. Mais vois aussi toi-même, ami divin, si la trame de leur art ne te parait point comme à moi relâchée.
Phèdre
Explique-toi seulement.
Socrate
Dis-moi : si quelqu’un venait trouver ton ami Éryximaque ou son père Acouménos, et leur disait : « Je sais, en appliquant certains remèdes, échauffer à mon gré ou refroidir le corps ; je puis, si bon me semble, faire vomir ou évacuer par le bas, et produire quantité d’autres effets de même sorte. Avec ces connaissances, je prétends être médecin, et faire des médecins de tous ceux à qui je transmettrai ce savoir. » Que penses-tu qu’ils diraient en l’écoutant ?
Phèdre
Quoi d’autre que de demander à cet homme s’il sait encore à qui et quand il faut appliquer chacun de ces remèdes, et jusqu’à quelle mesure ?
Socrate
Et si cet homme répliquait : « Je n’en sais absolument rien ; mais je prétends que celui qui par moi aura été instruit, sera par lui-même en état de faire ce que vous demandez. »
Phèdre
Ils répondraient, je pense : « Cet homme est fou. Pour avoir appris dans un livre ou être par hasard tombé sur quelques recettes, il se croit devenu médecin, alors qu’il n’entend rien à l’art médical. »
Socrate
Bien plus, si quelqu’un s’approchait de Sophocle et d’Euripide et leur disait : « Je sais composer sur un petit sujet des tirades sans fin, traiter en raccourci la plus ample matière, susciter à mon gré la pitié, exciter à l’inverse terreurs et menaces, et tous les autres sentiments de ce genre ; et j’estime qu’en enseignant ces procédés, je transmets l’art de faire une tragédie. »
Phèdre
Ces deux poètes, Socrate, riraient, je crois, aux dépens de cet homme, s’il s’imaginait que la tragédie puisse être autre chose qu’une composition où tous les éléments s’accordent et se coordonnent pour former un ensemble.
Socrate
Je crois néanmoins qu’ils se garderaient de grossièrement le blâmer. Mais, tout comme un musicien qui rencontrerait un homme s’imaginant posséder l’harmonie, parce qu’il sait rendre le son d’une corde le plus grave ou le plus aigu possible, ce musicien ne dirait pas cruellement à cet homme : « Ô malheureux, tu es de sombre humeur ! » Mais, avec la douceur qui sied au musicien : « Mon excellent ami, lui dirait-il, il faut savoir ce que tu sais si l’on veut connaître l’harmonie ; mais rien n’empêche, au point où tu en es, qu’on ne puisse à peu près rien entendre à l’harmonie. Tu possèdes les notions nécessaires pour aborder l’harmonie, mais non l’harmonie même. »
Phèdre
Rien de plus juste.
Socrate
[269] Sophocle de même expliquerait à son homme qu’il possède les notions nécessaires à l’art tragique, mais non pas l’art tragique lui-même. Et Acouménos répondrait au sien qu’il connaît les notions préliminaires de la médecine, mais non la médecine.
Phèdre
Assurément.
Socrate
Et si Adraste à la douce parole ou Périclès nous avaient entendus parler naguère de ces beaux expédients, de ces concisions de style, de ces comparaisons et de tous ces autres procédés que nous devions, disions-nous, examiner au grand jour, penses-tu qu’ils eussent, comme toi et moi dans notre rusticité, fâcheusement répondu par une parole incorrecte à ceux qui ont écrit sur ces préceptes, et qui les ont enseignés comme étant l’art de la rhétorique ? Plus sages que nous, n’est-ce pas nous-mêmes qu’ils réprimanderaient en disant : « Phèdre, et toi, Socrate, il ne faut point s’irriter mais pardonner, s’il s’est trouvé quelques hommes qui, ignorant la dialectique, ont été dans l’incapacité de définir ce qu’est l’art oratoire, Dans leur ignorance, ils ont présumé, parce qu’ils étaient en possession des notions indispensables pour aborder l’art de la parole, avoir trouvé l’art de la rhétorique elle-même ; et, en enseignant aux autres ces notions, ils ont cru proprement leur enseigner la rhétorique. Mais, quant à l’art de disposer chacun de ces moyens en vue de la persuasion et d’ordonner l’ensemble de leurs compositions, ils ne s’en sont point occupés, et ils ont pensé que leurs disciples pouvaient dans leurs discours le trouver par eux-mêmes. »
Phèdre
Il est possible, Socrate, que l’art que ces hommes donnent pour la rhétorique dans leurs leçons et dans leurs traités, se borne en effet à ce que tu en dis. Tu me parais ainsi dire la vérité. Mais le véritable art de parler et de persuader, comment et où peut-on l’acquérir ?
Socrate
On l’obtient, Phèdre, de la même manière que l’on obtient d’être un lutteur accompli. Vraisemblablement, et peut-être même nécessairement, la perfection dans cet art est soumise aux mêmes conditions que dans les autres arts. Si la nature t’a doué du don de la parole, tu deviendras un orateur apprécié, à condition d’y joindre la science et l’exercice. Mais s’il te manque une de ces conditions, tu ne seras jamais qu’un orateur imparfait. Pour arriver à cet art, ce n’est point par la méthode de Thrasymaque et de Lysias qu’on me parait devoir y parvenir.
Phèdre
Quelle en est la méthode ?
Socrate
Il y a chance, mon noble ami, que ce soit à bon droit Périclès qui ait été, de tous les orateurs, le plus parfait dans l’art de la parole.
Phèdre
Pourquoi donc ?
Socrate
C’est que tous les grands arts ont besoin de cette spéculation verbeuse et de ces dissertations transcendantes au sujet de la nature. [270] C’est bien d’elles, en effet, que semble provenir l’élévation de pensée qui s’y trouve, et le parfait achèvement de tout. Ce sont ces qualités que Périclès ajouta à ses dons naturels. Ayant, je crois, rencontré Anaxagore, homme de haute pensée, il se remplit auprès de lui de spéculations transcendantes, et pénétra la nature de l’esprit et de l’intelligence, sujets qu’Anaxagore a longuement traités, et il tira de là tout ce qui se rapportait à l’art de la parole.
Phèdre
Que veux-tu dire par là ?
Socrate
Qu’il en est sans doute de la rhétorique comme de la médecine.
Phèdre
Comment cela ?
Socrate
Dans l’un et l’autre de ces arts, il faut analyser la nature, celle du corps dans l’un, celle de l’âme dans l’autre, si, au lieu de la routine et de l’usage, tu veux user de l’art pour procurer au corps par des remèdes et par des aliments, la force et la santé, et faire naître dans l’âme, par des discours et des activités légitimes, la persuasion qu’on veut y transférer, ainsi que la vertu.
Phèdre
Qu’il en soit ainsi, Socrate, c’est vraisemblable.
Socrate
Penses-tu qu’on puisse suffisamment connaître la nature de l’âme, sans la connaissance de la nature universelle ?
Phèdre
S’il faut en croire Hippocrate, descendant d’Asclépios, il n’est même pas possible de connaître le corps par une autre méthode.
Socrate
Hippocrate parle bien, mon ami. Mais, outre Hippocrate, il faut encore consulter la raison et examiner s’il s’accorde avec elle.
Phèdre
J’y consens.
Socrate
Examine donc ce que disent sur la nature Hippocrate et la droite raison. Pour étudier la nature de quelque chose que ce soit, ne faut-il pas s’y prendre ainsi ? Se demander d’abord si la chose que nous voulons connaître et pouvoir aussi faire connaître à autrui, est simple ou composée. Puis, si la chose est simple, examiner son influence, comment et sur quoi elle agit, comment et par quoi elle peut être affectée. Si, au contraire, la chose est composée, il faut alors dénombrer ses parties, traiter chacune d’elles comme une chose simple, voir en quoi et comment elle agit, en quoi et par quoi elle peut être affectée.
Phèdre
Tu cours le risque, Socrate, de dire la vérité.
Socrate
Toute autre méthode est un trajet d’aveugle. Ce n’est point à l’aveugle, en effet, ni au sourd, que l’on doit comparer celui qui veut traiter tout sujet avec art. Mais il est au contraire évident que pour enseigner à discourir avec art, il faut savoir exactement indiquer l’essence de la chose à laquelle se rapporte l’art de la parole ; cette essence, c’est l’âme.
Phèdre
Sans aucun doute.
Socrate
[271] N’est-ce point vers l’âme que tend tout l’effort de cet art N’entreprend-il pas, oui ou non, de porter en elle la persuasion ?
Phèdre
Oui.
Socrate
Il est donc évident que Thrasymaque, ou tout autre qui voudrait enseigner avec soin l’art de la rhétorique devra d’abord, avec toute l’exactitude possible, décrire l’âme et montrer si elle est une et identique par nature, ou composée comme la forme du corps : car c’est cela que nous appelons indiquer la nature d’une chose.
Phèdre
Parfaitement.
Socrate
Il décrira en second lieu, comment et sur quoi elle agit, comment et par quoi elle peut être affectée.
Phèdre
Sans nul doute.
Socrate
En troisième lieu, ayant classé par genres les discours et les âmes, ainsi que leurs propriétés respectives, il en suivra les relations causales, accordera chaque discours à chaque âme, et enseignera quels discours pourront, en vertu de quelles causes, nécessairement produire la persuasion dans telle âme, ou rester sans effet sur telle autre.
Phèdre
Cette méthode me parait excellente.
Socrate
Toute autre méthode d’exposition ou d’explication, soit orale, soit écrite, ne saurait jamais être, ami, la méthode de l’art, ni dans le sujet qui nous occupe, ni dans aucun autre. Quant aux hommes qui ont écrit de nos jours des traités de rhétorique, et que tu as entendus discourir, ce sont d’astucieux trompeurs qui dissimulent leur parfaite connaissance de l’âme. Tant qu’ils ne parleront pas et qu’ils n’écriront pas de la manière que j’entends, gardons-nous de croire qu’ils composent avec art.
Phèdre
Quelle est cette manière ?
Socrate
Il n’est point facile de trouver des termes pour le dire. Néanmoins, comment il faut écrire pour écrire avec art, je veux bien, autant que je le puis, te le communiquer.
Phèdre
Parle donc.
Socrate
Puisque la fonction du discours est de conduire les âmes, il faut de toute nécessité que celui qui veut devenir orateur, sache combien il y a d’espèces d’âmes. Or, il en est de plusieurs sortes et de diverses qualités. De là vient que tels hommes sont tels, et tels autres sont autres. À ces distinctions d’âmes, respectivement correspondent autant d’espèces de discours. Telles âmes, par de tels discours, en vertu de telle cause et sur de telles choses, sont faciles à convaincre ; telles autres, par les mêmes moyens, difficilement arrivent au même résultat. Il faut ensuite, après avoir suffisamment approfondi ces principes, observer les effets de leur mise en pratique, et pouvoir ainsi avec acuité les suivre par la pensée. Si l’orateur agissait autrement, jamais il ne serait plus avancé que lorsqu’il était à l’école de ses maîtres. Mais, lorsqu’il sera suffisamment capable de juger par quels discours tel homme peut être persuadé, et qu’il pourra en sa présence le pressentir et se dire :
[272] Voici l’homme, voici le caractère que jadis en paroles mes maîtres m’ont dépeint ; il est maintenant en fait devant moi, et il faut lui adresser tels discours pour obtenir telle persuasion ; quand il saura saisir en outre les occasions de parler ou de se taire, se servir à propos d’un style concis, émouvant, véhément, discerner l’opportunité ou l’inopportunité du recours à toutes les formes de discours que l’école lui aura fait apprendre : alors, il aura atteint la parfaite beauté de l’art de la parole, ce qui était auparavant impossible. Mais si quelqu’un, soit en parlant, soit en enseignant ou soit en écrivant, manque à quelqu’une de ces conditions, il aura beau prétendre s’exprimer avec art, il n’aura nul moyen d’être persuasif. Mais quoi ! dira peut-être l’auteur de ce traité, pensez-vous, Phèdre, et toi, Socrate, qu’il faille admettre cette façon d’enseigner l’art oratoire, ou en chercher une autre ?
Phèdre
Il est impossible, Socrate, d’en adopter une autre, bien que ce soit, semble-t-il, une assez rude tâche.
Socrate
Tu dis la vérité. Aussi faut-il retourner en tous sens toutes les théories, et voir s’il n’y aurait pas vers cet art quelque chemin plus facile et plus court, afin de ne pas nous engager en vain sur une route longue et raboteuse, quand nous pouvons en prendre une brève et tout unie. Mais si tu as trouvé quelque moyen de nous aider, dans les leçons que tu a entendues de Lysias ou de tel autre, essaye de t’en souvenir et de me les redire.
Phèdre
Essayer, je le puis ; mais rien présentement ne s’offre à mon esprit.
Socrate
Veux-tu que je te rapporte, moi, le langage qu’à des gens s’occupant de ces choses, j’ai entendu tenir ?
Phèdre
Certainement.
Socrate
On dit, Phèdre, qu’il est juste de plaider même la cause du loup.
Phèdre
Plaide la, toi aussi.
Socrate
Ces rhéteurs disent donc qu’il ne faut pas tant vanter notre méthode, ni remonter si haut par d’aussi longs détours. Ils ajoutent, comme nous le disions au commencement de cet entretien, qu’il est tout à fait inutile pour devenir un habile orateur, de connaître la vérité sur la justice et sur la bonté des choses et des hommes, et de savoir si ces qualités sont naturelles ou acquises. Dans les tribunaux, en effet, on ne s’inquiète absolument pas de dire la vérité, mais de persuader. Or la persuasion relève du vraisemblable, et c’est au vraisemblable, si l’on veut discourir avec art, que l’on doit s’attacher. Il est même des cas où l’on doit se garder d’exposer les faits comme ils se sont passés : c’est quand ils n’ont aucune vraisemblance. Il faut alors, dans l’accusation comme dans la défense, les présenter sous un jour vraisemblable. L’orateur doit donc en tous les cas s’attacher au vraisemblable, et congédier la vérité. [273] La vraisemblance, soutenue d’un bout à l’autre du discours, voilà ce qui constitue tout l’art de la parole.
Phèdre
Tu as bien exposé, Socrate, ce que disent ceux qui se donnent pour maîtres dans l’art de discourir. Je me rappelle, en effet, que nous avons déjà brièvement touché cette question, car elle parait de suprême importance à ces maîtres de l’art.
Socrate
Tu as, à coup sûr, méticuleusement parcouru en tous sens les écrits de Tisias. Que pourtant Tisias nous dise encore si, par vraisemblance, il entend autre chose que ce qui parait être vrai à la foule.
Phèdre
Pourrait-il entendre autre chose ?
Socrate
Ayant découvert, semble-t-il, cette ingénieuse règle d’art, il a écrit que, si un homme faible et courageux est traduit en justice pour avoir frappé un homme fort et lâche, et lui avoir dérobé son manteau ou autre chose, ni le fort ni le faible ne doivent dire la vérité. Le lâche ne doit pas soutenir qu’il a été battu par un seul homme courageux, et le courageux doit essayer de prouver qu’ils étaient tous deux seuls, en recourant à un argument de ce genre : « Comment, fort comme je suis, me serais-je attaqué à un homme aussi faible ? » Le lâche en répliquant n’avouera pas sa lâcheté, mais il aura recours à quelque autre mensonge qui donnera peut-être à son adversaire l’occasion de le confondre. Tout le reste est dans ce genre, et voilà ce qu’ils appellent s’exprimer avec art. N’est-ce pas vrai, Phèdre ?
Phèdre
Sans aucun doute.
Socrate
Ah ! c’était un homme redoutable, semble-t-il, que l’inventeur de cet art de cacher sa pensée, Tisias ou un autre, quel qu’il pût être et quel que fût le nom qu’il était fier de porter ! Mais, ami, ne pourrions-nous pas, oui ou non, dire à cet homme...
Phèdre
Quoi donc ?
Socrate
Ceci : « Tisias, bien avant que tu n’arrives, nous nous trouvions déjà avoir depuis longtemps affirmé que cette vraisemblance s’impose à la foule par sa ressemblance avec la vérité. Nous exposions naguère que celui qui connaît la vérité, sait aussi le mieux, en toutes circonstances, trouver ces ressemblances. Si tu as donc quelque autre chose à dire au sujet de l’art oratoire, nous sommes prêts à t’entendre ; sinon, nous nous en tiendrons aux principes que nous avons posés, et nous dirons que si l’orateur ne sait point dénombrer les différents caractères de ses auditeurs, s’il ne sait point diviser les choses en espèces, s’il est incapable de ramener à une seule idée chaque idée singulière, jamais il ne sera un orateur habile, autant du moins qu’il est possible à l’homme. Jamais d’ailleurs il n’acquerra ce talent sans un immense labeur. Si le sage assume cette peine, ce n’est point tant pour parler aux hommes et traiter avec eux, que pour être en état, dans la mesure où il le peut, de plaire aux dieux par ses paroles, et de leur être agréable en toute sa conduite. [274] Il ne faut pas, Tisias, assurent de plus sages que nous, qu’un homme d’intelligence se soucie, si ce n’est par surcroît, de plaire à des compagnons d’esclavage, mais à des maîtres bons et de bonne origine. Cesse donc de t’étonner si ce circuit est long ; car, non comme tu le crois, c’est pour de grandes choses qu’il faut faire ce détour, et ces très belles choses, comme nos propos l’indiquent, naissent, si on le veut, de l’art de la parole. »
Phèdre
Tu me parais affirmer, Socrate, des choses tout à fait belles, pourvu qu’on soit à même de les atteindre.
Socrate
Mais il est beau de tendre vers la beauté, et de souffrir pour elle ce qu’il peut arriver de souffrir.
Phèdre
Certainement.
Socrate
Mais nous avons suffisamment parlé de ce qui fait, à propos des discours, l’art ou le manque d’art.
Phèdre
Assurément.
Socrate
Il nous reste, n’est-ce pas, à examiner la convenance ou l’inconvenance qu’il peut y avoir à écrire, et de quelle manière il est honnête ou indécent de le faire ?
Phèdre
Oui.
Socrate
Sais-tu, à propos de discours, quelle est la manière de faire ou de parler qui te rendra à Dieu le plus agréable possible ?
Phèdre
Pas du tout. Et toi ?
Socrate
Je puis te rapporter une tradition des anciens, car les anciens savaient la vérité. Si nous pouvions la trouver par nous-mêmes, nous inquiéterions-nous des opinions des hommes ?
Phèdre
Quelle plaisante question ! Mais dis-moi ce que tu prétends avoir entendu raconter.
Socrate
J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Theuth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
[275] Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
Phèdre
Il t’en coûte peu, Socrate, de proférer des discours égyptiens ; tu en ferais, si tu voulais, de n’importe quel pays que ce soit.
Socrate
Les prêtres, cher ami, du sanctuaire de Zeus à Dodone ont affirmé que c’est d’un chêne que sortirent les premières paroles prophétiques. Les hommes de ce temps-là, qui n’étaient pas, jeunes gens, aussi savants que vous, se contentaient dans leur simplicité d’écouter un chêne ou une pierre, pourvu que ce chêne ou cette pierre dissent la vérité. Mais à toi, il importe sans doute de savoir qui est celui qui parle et quel est son pays, car tu n’as pas cet unique souci : examiner si ce qu’on dit est vrai ou faux.
Phèdre
Tu as raison de me blâmer, car il me semble aussi qu’il faut penser de l’écriture ce qu’en dit le Thébain.
Socrate
Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connaît ce qu’ils contiennent.
Phèdre
Ce que tu dis est très juste.
Socrate
C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.
Phèdre
Tu dis encore ici les choses les plus justes.
Socrate
[276] Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit.
Phèdre
Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît ?
Socrate
C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient.
Phèdre
Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ?
Socrate
C’est cela même. Mais dis-moi : si un cultivateur intelligent avait des graines auxquelles il tînt et dont il voulût avoir des fruits, irait-il avec soin les semer dans les jardins estivaux d’Adonis, pour avoir le plaisir de les voir en huit jours devenir de belles plantes ? Ou bien, s’il le faisait, ne serait-ce pas en guise d’amusement, ou à l’occasion d’une fête ? Mais pour les graines dont il voudrait s’occuper avec sollicitude, ne suivrait-il pas l’art de l’agriculture, les semant en un terrain convenable, et se réjouissant si tout ce qu’il a semé parvenait en huit mois à sa maturité ?
Phèdre
C’est bien ainsi qu’il ferait, Socrate, s’occupant, comme tu dis, des unes avec sollicitude, des autres en guise d’amusement.
Socrate
Et celui qui possède la science du juste, du beau, du bien, dirons-nous qu’il a moins d’intelligence que le cultivateur dans l’emploi de ses graines ?
Phèdre
Pas du tout, certes.
Socrate
Il n’écrira donc pas avec empressement ce qu’il sait sur de l’eau ; il ne le sèmera pas, avec encre et roseau, dans des discours incapables de se défendre en parlant, et incapables aussi de manière suffisante d’enseigner la vérité.
Phèdre
Ce n’est pas vraisemblable.
Socrate
Non, certes. Mais ce sera, semble-t-il, en guise d’amusement qu’il sèmera et écrira, si toutefois il écrit, dans les jardins de l’écriture. Amassant ainsi un trésor de souvenirs pour lui-même, quand il aura atteint l’oubli qu’apporte la vieillesse, et pour tous ceux qui marcheront sur ses traces, il se réjouira de voir pousser ces plantes délicates. Et, tandis que d’autres poursuivront d’autres amusements, se gaveront dans les banquets et dans d’autres passe-temps du même genre, lui, répudiant ces plaisirs, passera probablement sa vie dans les amusements dont je viens de parler.
Phèdre
C’est, en effet, Socrate, un très noble amusement, en regard des vils amusements des autres, que celui d’un homme capable de se jouer en écrivant des discours, et en imaginant des mythes sur la justice et sur les autres choses dont tu viens de parler.
Socrate
Ceci est vrai, mon cher Phèdre. Mais il est encore, je pense, une bien plus belle manière de s’occuper de l’art de la parole : c’est, quand on a rencontré une âme bien disposée, d’y planter et d’y semer avec la science, en se servant de l’art dialectique, des discours aptes à se défendre eux-mêmes et à défendre aussi celui qui les sema ; [277] discours qui, au lieu d’être sans fruits, porteront des semences capables de faire pousser d’autres discours en d’autres âmes, d’assurer pour toujours l’immortalité de ces semences, et de rendre heureux, autant que l’homme peut l’être, celui qui les détient.
Phèdre
Cette manière est effectivement bien plus belle.
Socrate
Ces principes admis, nous pouvons à présent, Phèdre, nous prononcer sur le débat.
Phèdre
Quel débat ?
Socrate
Celui dont 1’examen nous a conduits où nous sommes. Nous nous demandions si Lysias méritait nos reproches pour avoir écrit des discours, et nous recherchions quels sont les discours qui sont écrits avec art ou sans art. Il me semble que nous avons expliqué dans une juste mesure, ce qui est conforme à l’art et ce qui ne l’est pas.
Phèdre
Il me le semble aussi ; mais de nouveau rappelle-moi comment.
Socrate
Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des choses dont on écrit ou dont on parle, tant qu’on ne sera pas capable de définir chaque chose en elle-même, et qu’on ne pourra pas, après l’avoir définie, la diviser en espèces jusqu’à l’indivisible ; tant qu’on ne saura point également pénétrer la nature de l’âme, reconnaître la forme de discours qui correspond à chaque naturel, disposer et ordonner ses discours de façon à offrir à une âme complexe des discours pleins de complexité et en totale harmonie avec elle, à une âme simple des discours simples : jamais on ne sera capable avant ce temps de manier l’art de la parole, autant que le comporte la nature du discours, ni pour enseigner, ni pour persuader, comme tout notre débat vient précédemment de nous le révéler.
Phèdre
C’est absolument ce qui nous a paru.
Socrate
Quant à savoir s’il est beau ou honteux de prononcer et d’écrire des discours, et dans quels cas l’auteur avec justice est à blâmer ou non, ce que nous avons dit tout à l’heure ne suffit-il pas à le mettre en lumière ?
Phèdre
Qu’avons-nous dit ?
Socrate
Que si Lysias, ou tout autre, a jamais écrit ou veut écrire sur une question d’intérêt privé ou d’ordre public, rédigeant des lois, composant un traité politique, tout en ayant cru mettre en ce qu’il écrivait une grande solidité et une grande clarté, de tels écrits ne pourront rapporter que blâme à leur auteur, que cette critique soit formulée ou non. Ignorant, en effet, en veille comme en songe, le juste et l’injuste, le mal et le bien, il ne saurait en vérité échapper au blâme le plus répréhensible, même si la foule tout entière applaudissait son œuvre.
Phèdre
Il ne le saurait, en effet.
Socrate
Mais celui qui pense qu’en un discours écrit, quel qu’en soit le sujet, il y a nécessairement beaucoup d’amusement, et que jamais discours, soit en vers ou en prose, écrit ou prononcé, n’est digne de grande estime, non plus que ces discours que, sans discernement et sans dessein d’instruire, mais en vue de charmer, prononcent les rhapsodies. [278] Aussi, l’homme qui croit que les meilleurs écrits ne peuvent réellement servir qu’à réveiller les souvenirs de ceux qui savent ; qui pense que les discours composés pour enseigner, prononcés en vue d’instruire, et véritablement écrits dans l’âme avec le juste, le beau et le vrai pour objet, sont les seuls qui soient clairs, parfaits et dignes de considération ; qui estime qu’il faut tenir de tels discours pour des enfants légitimes, celui d’abord que l’auteur porte en lui, s’il garde en lui ce qu’il a découvert, ceux qui ensuite, fils ou frères de ceux-là, sont honnêtement nés, les uns dans telles âmes, les autres dans telles autres : un tel homme, s’il dit adieu aux autres formes de discours, court le risque, Phèdre, d’être celui-là même auquel toi et moi nous voudrions ressembler.
Phèdre
Pour ma part, de tout cœur je le souhaite, et le demande aux dieux.
Socrate
Finissons : nous avons assez joué sur l’art de la parole. Toi, va retrouver Lysias et dis-lui qu’étant descendus tous les deux vers le ruisseau et le temple des Nymphes, nous y avons entendu des discours qui nous commandaient d’annoncer à Lysias et à tous ceux qui composent des discours, à Homère, à tous ceux qui ont composé des poèmes chantés et non chantés, à Solon enfin, et à tous ceux qui, sous le nom de lois, ont rédigé des traités politiques, que si, en composant leurs ouvrages, ils ont connu la vérité, se sont trouvés capables de défendre par des preuves ce qu’ils ont rédigé et de faire par leurs paroles, que leurs écrits paraissent sans valeur, ce n’est point leur activité d’écrivain, mais leur souci du vrai qui leur vaudra leur nom.
Phèdre
Et de quel nom veux-tu les appeler ?
Socrate
Les nommer sages, Phèdre, me paraît un grand nom qui ne convient qu’à Dieu seul. Les appeler amis de la sagesse ou de tout autre nom semblable, leur serait plus seyant et mieux approprié.
Phèdre
Rien ne serait plus à propos.
Socrate
Quant à celui qui n’a rien de plus précieux que ce qu’il a composé ou écrit, retournant à loisir sens dessus dessous sa pensée, ajoutant une chose pour retrancher une autre, tu l’appelleras, comme il le mérite, poète, faiseur de discours, ou rédacteur de lois.
Phèdre
Oui, certes.
Socrate
Redis donc tout cela à ton ami.
Phèdre
Mais toi, que vas-tu faire ? car il ne faut pas non plus négliger ton ami.
Socrate
Quel ami ?
Socrate
Le bel Isocrate. Que lui diras-tu, Socrate, et nous, que dirons-nous de lui ?
Socrate
Isocrate est encore jeune, Phèdre. Je veux bien te dire cependant ce que j’augure de lui.
Phèdre
[279] Quoi donc ?
Socrate
Il me semble qu’il est trop bien doué par la nature pour comparer son éloquence à celle de Lysias, et qu’il l’emporte aussi sur lui par un plus noble caractère. Je ne serais point surpris si, en avançant en âge et dans le genre de discours où il s’essaye à présent, il prévalait, comme sur des enfants, sur tous ceux qui jamais se sont adonnés à l’art de discourir. Je crois encore, si cet art ne lui suffisait pas, qu’un élan plus divin le porterait vers des œuvres plus hautes ; car par nature, ami, l’amour d’une certaine sagesse habite en sa pensée. Voilà donc, de la part des dieux de cet endroit, ce que j’ai à dire à Isocrate, comme à mon bien-aimé. De ton côté, répète à Lysias, comme à ton bien-aimé, ce que nous avons dit.
Phèdre
Je le ferai. Mais partons, puisque la chaleur est devenue plus douce.
Socrate
Ne conviendrait-il pas, avant que nous partions, de faire une prière aux dieux de cet endroit ?
Phèdre
Je le veux bien.
Socrate
« Ô cher Pan, et vous, divinités de ces lieux, donnez moi la beauté intérieure, et faites que tout ce que j’ai d’extérieur soit en accord avec ce qui m’est intérieur. Que riche me paraisse le sage, et que j’aie seulement la juste quantité d’or que nul autre qu’un sage ne pourrait ni porter ni mener avec soi ! »
Avons-nous, Phèdre, quelque autre chose encore à demander ? J’ai, quant à moi, suffisamment exprimé tous mes vœux.
Phèdre
Fais donc les mêmes vœux pour moi ; car entre amis tout est commun.
Socrate
Partons. |
1,555 | https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_bri%C3%A8vet%C3%A9_de_la_vie--Traduction_Charpentier | De la brièveté de la vie/Traduction Charpentier | # De la brièveté de la vie/Traduction Charpentier
## Chapitre I.
(1) La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de l’injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tant de rapidité, qu’à l’exception d’un très-petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s’apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu’on pense, n’a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé : même à d’illustres personnages ce sentiment a arraché des plaintes.
(2) De là cette exclamation du prince de la médecine : La vie est courte, l’art est long. De là, prenant à partie la nature, Aristote lui intente un procès peu digne d’un sage : il la blâme d’avoir, dans son indulgence, accordé aux animaux cinq ou dix siècles d’existence, tandis que, pour l’homme appelé à des destinées si variées et si hautes, le terme de la vie est incomparablement plus court.
(3) Nous n’avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue ; elle suffirait, et au-delà, à l’accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s’est écoulée dans les plaisirs et dans l’indolence, sans que rien d’utile en ait marqué l’emploi, le dernier, l’inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n’avions pas vue marcher, nous sentons qu’elle est passée.
(4) Voilà la vérité : nous n’avons point reçu une vie courte, c’est nous qui l’avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. D’immenses, de royales richesses, échues à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu’une fortune modique, confiée à un gardien économe, s’accroît par l’usage qu’il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d’étendue pour qui sait en disposer sagement.
## Chapitre II.
(1) Pourquoi ces plaintes contre la nature ? elle s’est montrée si bienveillante ! pour qui sait l’employer, la vie est assez longue. Mais l’un est dominé par une insatiable avarice ; l’autre s’applique laborieusement à des travaux frivoles ; un autre se plonge dans le vin ; un autre s’endort dans l’inertie ; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d’autrui ; un autre témérairement passionné pour le négoce est poussé par l’espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers ; quelques-uns, tourmentés de l’ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d’y tomber eux-mêmes. On en voit qui, dévoués à d’illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire.
(2) Plusieurs convoitent la fortune d’autrui ou maudissent leur destinée ; la plupart des hommes, n’ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins ; quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.
Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d’un grand poëte me paraît-elle incontestable :
Nous ne vivons que la moindre partie
Du temps de notre vie ;
car tout le reste de sa durée n’est point de la vie, mais du temps.
(3) Les vices nous entourent et nous pressent de tous côtés : ils ne nous permettent ni de nous relever, ni de reporter nos yeux vers la contemplation de la vérité ; ils nous tiennent plongés abîmés dans la fange des passions. Il ne nous est jamais permis de revenir à nous, même lorsque le hasard nous amène quelque relâche. Nous flottons comme sur une mer profonde, où, même après le vent, on sent encore le roulis des vagues ; et jamais à la tourmente de nos passions on ne voit succéder le calme.
(4) Vous croyez que je ne parle que de ceux dont chacun publie les misères, mais considérez ces heureux du jour, autour desquels la foule se presse ; leurs biens les étouffent. Combien d’hommes que l’opulence accable ; combien d’autres pour cette éloquence, qui dans une lutte de chaque jour les force à déployer leur génie, ont épuisé leur poitrine ; combien sont pâles de leurs continuelles débauches ; que de grands à qui le peuple des clients toujours autour d’eux empressé ne laisse aucune liberté ! Enfin parcourez tous les rangs de la société, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés : l’un réclame votre appui en justice, l’autre vous y assiste ; celui-ci voit sa vie en péril, celui-là le défend, cet autre est juge : nul ne s’appartient ; chacun se consume contre un autre. Informez-vous de ces clients dont les noms s’apprennent par cœur, vous verrez a quels signes on les reconnaît : celui-ci rend ses devoirs à un tel, celui-là à tel autre, personne ne s’en rend à soi-même.
(5) Enfin rien de plus extravagant que les colères de quelques-uns ; ils se plaignent de la hauteur des grands qui n’ont pas eu le temps de les recevoir. Comment ose-t-il se plaindre de l’orgueil d’un autre, celui qui jamais ne trouve un moment pour lui-même ! Cet homme, quel qu’il soit, avec son visage dédaigneux, vous a du moins regardé, il a prêté l’oreille à vos discours, vous a fait placer à ses côtés ; et vous, jamais vous n’avez daigné tourner un regard sur vous-même, ni vous donner audience.
## Chapitre III.
(1) Vous n’êtes donc pas en droit de reprocher à personne ces bons offices ; car, vous les rendiez moins par le désir d’être avec un autre, que par impuissance de rester avec vous-même. Quand tous les génies qui ont jamais brillé se réuniraient pour méditer sur cet objet, ils ne pourraient s’étonner assez de cet aveuglement de l’esprit humain. Aucun homme ne souffre qu’on s’empare de ses propriétés ; et, pour le plus léger différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes. Et pourtant la plupart permettent qu’on empiète sur leur vie ; on les voit même en livrer d’avance à d’autres la possession pleine et entière. On ne trouve personne qui vous fasse part de son argent, et chacun dissipe sa vie à tous venants. Tels s’appliquent à conserver leur patrimoine, qui, vienne l’occasion de perdre leur temps, s’en montrent prodigues, alors seulement que l’avarice serait une vertu.
(2) Je m’adresserai volontiers ici à quelque homme de la foule des vieillards : « Tu es arrivé, je le vois, au terme le plus reculé de la vie humaine ; tu as cent ans ou plus sur la tête ; hé bien, calcule l’emploi de ton temps ; dis-nous combien t’en ont enlevé un créancier, une maîtresse, un accusé, un client ; combien tes querelles avec ta femme, la correction de tes esclaves, tes démarches officieuses dans la ville. Ajoute les maladies que nos excès ont faites ; ajoute le temps qui s’est perdu dans l’inaction, et tu verras que tu as beaucoup moins d’années que tu n’en comptes.
(3) Rappelle-toi combien de fois tu as persisté dans un projet ; combien de jours ont eu l’emploi que tu leur destinais ; quels avantages tu as retirés de toi-même ; quand ton visage a été calme et ton cœur intrépide ; quels travaux utiles ont rempli une si longue suite d’années ; combien d’hommes ont mis ta vie au pillage, sans que tu sentisses le prix de ce que tu perdais ; combien de temps t’ont dérobé des chagrins sans objet, des joies insensées, l’âpre convoitise, les charmes de la conversation : vois alors combien peu il t’est resté de ce temps qui t’appartenait, et tu reconnaîtras que ta mort est prématurée. »
(4) Quelle en est donc la cause ? Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence ; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé ; et vous le perdez comme s’il coulait d’une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels ; à vos désirs on vous dirait immortels.
(5) La plupart des hommes disent : À cinquante ans, j’irai vivre dans la retraite ; à soixante ans, je renoncerai aux emplois. Et qui vous a donné caution d’une vie plus longue ? qui permettra que tout se passe comme vous l’arrangez ? N’avez-vous pas honte de ne vous réserver que les restes de votre vie, et de destiner à la culture de votre esprit le seul temps qui n’est plus bon à rien ? N’est-il pas trop tard de commencer à vivre lorsqu’il faut sortir de la vie ? Quel fol oubli de notre condition mortelle, que de remettre à cinquante ou soixante ans les sages entreprises, et de vouloir commencer la vie à une époque où peu de personnes peuvent parvenir !
## Chapitre IV.
(1) Entendez les paroles qui échappent aux hommes les plus puissants, les plus élevés en dignité ; ils désirent le repos, ils vantent ses douceurs, ils le mettent au-dessus de tous les autres biens dont ils jouissent, ils n’aspirent qu’à descendre du faîte des grandeurs, pourvu qu’ils puissent le faire sans danger ; car bien que rien au dehors ne l’attaque ni ne l’ébranle, la fortune est sujette à s’écrouler sur elle-même.
(2) Le divin Auguste, à qui les dieux avaient plus accordé qu’à tout autre mortel, ne cessa de réclamer pour soi le repos et de souhaiter d’être délivré des soins du gouvernement. Dans tous ses discours il en revenait toujours à ce point qu’il espérait pour lui le repos. Au milieu de ses travaux il trouvait pour les alléger une consolation illusoire, mais douce toutefois, en se disant : Quelque jour je vivrai pour moi.
(3) Dans une de ses lettres, adressée au sénat, où il assurait que son repos, ne manquerait point de dignité, et ne démentirait point sa gloire, j’ai remarqué ces mots : « Mais de tels projets sont plus beaux à réaliser qu’en spéculation. Cependant mon impatience de voir arriver un moment si passionnément désiré, me procure du moins cet avantage, que puisque ce bien se fait encore attendre, j’en goûte d’avance les douceurs par le seul plaisir d’en parler. »
(4) Combien faut-il que le repos lui parût précieux, puisqu’à défaut de la réalité, il en voulait jouir en imagination ! Celui qui voyait tout soumis a son unique volonté, qui tenait en ses mains les destinées des hommes et des nations, envisageait avec joie le jour où il pourrait se dépouiller de toute sa grandeur.
(5) L’expérience lui avait prouvé combien ces biens dont l’éclat remplissait toute la terre, coûtaient de sueurs, et combien ils cachaient d’inquiétudes secrètes. Forcé de combattre à main armée d’abord ses concitoyens, ensuite ses collègues, enfin ses parents, il versa des flots de sang sur terre et sur mer ; entraîné par la guerre en Macédoine, en Sicile, en Égypte, en Syrie et en Asie, et presque sur tous les rivages, il dirigea contre les étrangers du dehors ses armées lassées de massacrer des Romains. Tandis qu’il pacifie les Alpes, et dompte des ennemis incorporés à l’empire dont ils troublaient la paix, tandis qu’il en recule les limites au delà du Rhin, de l’Euphrate et du Danube, dans Rome même, les poignards des Muréna, des Cépion, des Lépide, des Egnatius s’aiguisaient contre lui.
(6) A peine est-il échappé à leurs embûches que sa fille et tant de jeunes patriciens, liés par l’adultère comme par un serment solennel, épouvantent sa vieillesse fatiguée, et lui font craindre pis qu’une nouvelle Cléopâtre avec un autre Antoine. Avait-il amputé ces plaies avec les membres mêmes, d’autres renaissaient à l’instant. Ainsi dans un corps trop chargé de sang, toujours quelque épanchement s’opère. Auguste désirait donc le repos : dans cet espoir, dans cette pensée, il trouvait l’allégement de ses travaux. Tel était le vœu de celui qui pouvait combler les vœux de tout l’univers.
## Chapitre V.
(1) M.Cicéron qui fut ballotté entre les Catilina et les Clodius, les Pompée et les Crassus, les uns ses ennemis déclarés, les autres ses amis douteux ; qui, battu de l’orage avec la république, la retint quelque temps sur le bord de l’abîme où il fut enfin précipité avec elle ; qui, inquiet dans la bonne fortune, fut sans courage dans l’adversité ; combien de fois ne maudit-il pas son consulat qu’il avait loué non sans sujet, mais sans mesure !
(2) Quelles lamentations ne fait-il pas entendre dans une lettre adressée à Atticus au moment où, après la défaite de son père, le jeune Pompée cherchait à relever en Espagne son parti abattu ! « Vous me demandez, dit-il, ce que je fais ici. Je vis à moitié libre, dans ma maison de Tusculum. » Puis entrant dans d’autres détails, il déplore le passé, se plaint du présent et désespère de l’avenir.
(3) Cicéron se disait à moitié libre ! jamais certainement le sage ne prendra un nom si humiliant ; jamais il ne sera à moitié libre ; toujours il jouira d’une liberté pleine et entière, affranchi de tout lien, ne dépendant que de lui, supérieur à tous les autres ; car qui pourrait être au-dessus de celui qui est supérieur à la fortune ?
## Chapitre VI.
(1) Livius Drusus, homme âpre et violent, qui, par des lois nouvelles, réveilla les séditions des Gracques, entouré d’une immense multitude venue de toute l’Italie, hors d’état de prévoir l’issue d’une lutte qu’il ne pouvait ni terminer ni abandonner, après l’avoir engagée, maudissait, dit-on, cette vie de tous temps agitée, et disait que lui seul, même dans son enfance, n’avait jamais eu de congés. En effet, encore sous la garde d’un tuteur et revêtu de la robe prétexte, il osa recommander des accusés aux juges, et interposer son crédit dans le barreau avec tant d’efficacité, que plus d’un arrêt fut notoirement imposé par lui aux magistrats.
(2) Jusqu’où ne devait point se porter une ambition si prématurée ? Et déjà l’on pouvait savoir les malheurs publics et privés que devait entraîner une audace si précoce ! C’est donc trop tard qu’il se plaignait de n’avoir pas eu de congés, lui, dès son enfance, un séditieux, un tyran du barreau. Se donna-t-il la mort ? On ne le saurait dire. Il fut tout à coup renversé d’une blessure reçue dans l’aine ; quelques-uns doutèrent que sa mort eût été volontaire, tout le monde convint qu’elle venait fort à propos.
(3) Il serait superflu de rappeler l’exemple de beaucoup d’hommes qui, jouissant en apparence de la plus grande félicité, ont rendu d’eux-mêmes un témoignage sincère, en mettant à découvert toute leur vie passée : mais leurs plaintes n’ont changé ni les autres ni eux-mêmes ; et, à peine ces paroles sorties de leur bouche, leurs passions les faisaient retomber dans les mêmes habitudes.
(4) Oui, certes, votre vie allât-elle au delà de mille ans, peut se renfermer en un très petit espace ; vos vices dévoreront des siècles ; cet espace qu’en dépit de la rapidité de la nature la raison pourrait étendre, doit nécessairement bientôt vous échapper, car vous ne saisissez pas, vous ne retenez pas, vous ne retardez pas dans sa cours la chose du monde la plus fugitive ; vous la laissez s’éloigner comme une chose superflue et facile à recouvrer.
## Chapitre VII.
(1) Je mets en tête de cette catégorie ceux qui n’ont d’autre passe-temps que l’ivrognerie et la débauche ; car il n’en est point qui soient plus honteusement occupés. Les autres hommes sont séduits par les illusions d’une fausse gloire, et leurs égarements ne sont pas sans excuse. Joignez-y, j’y consens, les avares, les hommes colères, ceux qui se livrent à des inimitiés ou à des guerres injustes : eux, au moins, commettent des fautes plus convenables à des hommes. Mais ceux qui se plongent dans l’intempérance et dans la débauche se dégradent entièrement.
(2) Examinez l’emploi que ces gens-là font de tout leur temps ; observez combien ils en perdent à compter leur argent, à tendre des embûches, à s’inquiéter ; combien à rendre ou à recevoir des dommages obséquieux ; combien à obtenir pour eux ou à offrir pour un tiers des cautions en justice ; combien à défendre leur cause ou celle d’autrui ; combien à donner des repas qui maintenant sont des devoirs : et vous verrez que leurs maux ou leurs biens ne leur donnent pas le temps de respirer.
(3) Enfin tout le monde convient qu’un homme trop occupé ne peut rien faire de bien : il ne peut cultiver ni l’éloquence ni les arts libéraux ; un esprit tiraillé, distrait n’approfondit rien ; il rejette tout comme si on l’eût fait entrer de force ; l’homme occupé ne songe à rien moins qu’à vivre : cependant aucune science n’est plus difficile que celle de la vie. Des maîtres en toutes autres sciences se trouvent partout et en grand nombre : on a vu même des enfants en posséder si bien quelques-unes qu’ils auraient pu les professer. Mais l’art de vivre, il faut toute la vie pour l’apprendre ; et ce qui vous surprendra peut-être davantage, toute la vie il faut apprendre à mourir.
(4) Bien des grands hommes se sont affranchis de tout soin, ont renoncé aux richesses, aux emplois, aux plaisirs, pour ne s’occuper, jusqu’au terme de leur carrière, que de savoir vivre. Cependant presque tous ont avoué, en quittant la vie, qu’ils n’avaient pu acquérir cette science : comment à plus forte raison les hommes dont nous parlons l’auraient-ils apprise ?
(5) Il appartient, croyez-moi, à un grand homme, élevé au-dessus des erreurs humaines, de ne se point laisser dérober la plus petite partie de son temps : car celui-là a joui d’une très longue vie qui a su n’employer qu’à vivre tout le temps de sa durée ; il n’en a rien laissé d’oiseux ni de stérile ; il n’en a rien mis à la disposition d’un autre ; il n’a rien trouvé qui fût digne d’être échangé contre son temps, dont il est le gardien économe : aussi la vie a-t-elle été suffisante pour lui, mais nécessairement doit-elle manquer à ceux qui la laissent gaspiller par tout le monde.
(6) Et ne croyez pas qu’ils soient sans s’apercevoir de ce qu’ils perdent : vous entendrez souvent la plupart de ceux qu’une grande prospérité accable, au milieu de la foule de leurs clients, du conflit des procès, et des autres honorables misères, s’écrier : « Je n’ai pas le temps de vivre ! »
(7) Pourquoi donc ? parce que tous ceux qui vous attirent à eux, vous enlèvent à vous-même. Combien de jours ne vous ont pas dérobés cet accusé, ce candidat, cette vieille fatiguée d’enterrer ses héritiers, et cet homme riche, qui fait le malade pour irriter la cupidité des coureurs de successions ! Et ce puissant ami qui vous recherche, non par amitié, mais par ostentation ! Supputez, dis-je, un à un et passez en revue tous les jours de votre vie, et vous verrez qu’il n’en est resté pour vous qu’un très petit nombre, et de ceux qui ne valent pas la peine d’en parler.
(8) Celui-ci, qui vient d’obtenir les faisceaux qu’il avait désirés avec ardeur, n’aspire qu’à les déposer, et dit souvent : Quand cette année sera-t-elle passée ? Cet autre, en donnant des jeux dont il remerciait le sort de lui avoir attribué la célébration : Ah ! dit-il, quand serai-je délivré de tout cet embarras ? On s’arrache cet avocat dans tous les tribunaux, il attire un si grand concours d’auditeurs, que tous ne peuvent l’entendre ; et pourtant il s’écrie : Quand les fêtes viendront-elles suspendre les affaires ? Chacun anticipe sur sa vie, tourmenté qu’il est de l’impatience de l’avenir et de l’ennui du présent.
(9) Mais celui qui n’emploie son temps que pour son propre usage, qui règle chacun de ses jours comme sa vie, ne désire ni ne craint le lendemain : car quelle heure pourrait lui apporter quelque nouveau plaisir ? il a tout connu, tout goûté jusqu’à satiété : que l’aveugle fortune décide du reste comme il lui plaira, déjà sa vie est en sûreté. On peut y ajouter, mais non en retrancher ; et encore, si l’on y ajoute, c’est comme, quand un homme dont l’estomac est rassasié, mais non rempli, prend encore quelques aliments, qu’il mange sans appétit.
(10) Ce n’est donc pas à ses rides et à ses cheveux blancs, qu’il faut croire qu’un homme a longtemps vécu : il n’a pas longtemps vécu, il est longtemps resté sur la terre. Quoi donc ! pensez-vous qu’un homme a beaucoup navigué, lorsque, surpris dès le port par une tempête cruelle, il a été çà et là ballotté par les vagues, et qu’en butte à des vents déchaînés en sens contraire, il a toujours tourné autour du même espace ? il n’a pas beaucoup navigué, il a été longtemps battu par la mer.
## Chapitre VIII.
(1) Je ne puis contenir ma surprise, quand je vois certaines gens demander aux autres leur temps, et ceux à qui on le demande se montrer si complaisants. Les uns et les autres ne s’occupent que de l’affaire pour laquelle on a demandé le temps ; mais le temps même, aucun n’y songe. On dirait que ce qu’on demande, ce qu’on accorde n’est rien ; on se joue de la chose la plus précieuse qui existe. Ce qui les trompe, c’est que le temps est une chose incorporelle, et qui ne frappe point les yeux : voilà pourquoi on l’estime à si bas prix, bien plus comme n’étant presque de nulle valeur.
(2) De nobles sénateurs reçoivent des pensions annuelles, et donnent en échange leurs travaux, leurs services, leurs soins : mais personne ne met à prix son temps ; chacun le prodigue comme s’il ne coûtait rien. Voyez les mêmes hommes quand ils sont malades : si le danger de la mort les menace, ils embrassent les genoux des médecins ; s’ils craignent le dernier supplice, ils sont prêts à tout sacrifier pourvu qu’ils vivent : tant il y a d’inconséquence dans leurs sentiments !
(3) Que si l’on pouvait leur faire connaître d’avance le nombre de leurs années à venir, comme celui de leurs années écoulées, quel serait l’effroi de ceux qui verraient qu’il ne leur en reste plus qu’un petit nombre ! comme ils en deviendraient économes ! Rien ne s’oppose à ce qu’on use d’un bien qui nous est assuré, quelque petit qu’il soit ; mais on ne saurait ménager avec trop de soin le bien qui d’un moment à l’autre peut nous manquer.
(4) Toutefois ne croyez pas que les hommes dont nous parlons ignorent combien le temps est chose précieuse : ils ont coutume de dire à ceux qu’ils aiment passionnément, qu’ils sont prêts à leur sacrifier une partie de leurs années ; ils les donnent en effet, mais de façon à se dépouiller eux-mêmes, sans profit pour les autres : c’est tout au plus s’ils savent qu’ils s’en dépouillent ; aussi supportent-ils aisément cette perte dont ils ignorent l’importance.
(5) Personne ne vous restituera vos années, personne ne vous rendra à vous-même. La vie marchera comme elle a commencé, sans retourner sur ses pas ni suspendre son cours ; et cela sans tumulte, sans que rien vous avertisse de sa rapidité ; elle s’écoulera d’une manière insensible. Ni l’ordre d’un monarque ni la faveur du peuple ne pourront la prolonger ; elle suivra l’impulsion qu’elle a d’abord reçue ; elle ne se détournera, elle ne s’arrêtera nulle part. Qu’arrivera-t-il ? tandis que vous êtes occupé, la vie se hâte, la mort cependant arrivera, et bon gré mal gré il faudra la recevoir.
## Chapitre IX.
(1) Peut-il y avoir pour les hommes (je dis ceux qui se piquent de prudence, et qui sont le plus laborieusement occupés) de soin plus important que d’améliorer leur existence ? Ils arrangent leur vie aux dépens de leur vie même ; ils s’occupent d’un avenir éloigné : or, différer c’est perdre une grande portion de la vie ; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l’avenir. Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est donc votre but ? jusqu’où s’étendent vos espérances ? Tout ce qui est dans l’avenir est incertain : vivez dès à cette heure.
(2) C’est ce que vous crie le plus grand des poètes ; et comme dans une inspiration divine, il vous adresse cette salutaire maxime : « Le jour le plus précieux pour les malheureux mortels, est celui qui
s’enfuit le premier. » Pourquoi temporiser ? dit-il ; que tardez-vous ? Si vous ne saisissez ce jour, il s’envole, et même quand vous le tiendriez, il vous échappera. Il faut donc combattre la rapidité du temps, par votre promptitude à en user. C’est un torrent rapide qui ne doit pas couler toujours : hâtez-vous d’y puiser.
(3) Admirez comment, pour vous reprocher vos pensées infinies, le poète ne dit point, la vie la plus précieuse, mais le jour le plus précieux. Arrière, en présence du temps qui fuit si rapidement, cette sécurité, cette indolence, et cette manie d’embrasser, au gré de notre avidité, une longue suite de mois et d’années ! Le poète ne vous parle que d’un jour, et d’un jour qui fuit.
(4) Il ne faut donc pas en douter : le jour le plus précieux est celui qui le premier échappe aux mortels malheureux, c’est-à-dire occupés ; et qui, enfants encore même dans la vieillesse, y arrivent sans préparation et désarmés. En effet, ils n’ont rien prévu ; ils sont tombés dans la vieillesse subitement, sans s’y attendre ; ils ne la voient point chaque jour plus proche.
(5) Un récit, une lecture ou la distraction intérieure de leurs pensées, trompe les voyageurs sur la longueur du chemin ; et ils s’aperçoivent qu’ils sont arrivés, avant d’avoir songé qu’ils approchaient : il en est ainsi du chemin continuel et rapide de la vie ; dans la veille comme dans le sommeil, nous le parcourons d’un pas égal, et, occupés que nous sommes, nous ne nous en apercevons qu’à son terme.
## Chapitre X.
(1) Ces propositions, si je les voulais soumettre à des divisions, à une argumentation en forme, me fourniraient cent preuves pour établir que la vie des hommes occupés est infiniment courte. Fabianus, non pas un de ces philosophes de l’école, mais un vrai sage à la manière antique, avait coutume de dire : « C’est à force ouverte, et non par des subtilités qu’il faut combattre contre nos passions. Pour repousser une telle milice, je n’approuve point les petites attaques, mais une charge impétueuse. Ce n’est pas assez de déjouer leurs stratagèmes, il faut les confondre. »
Cependant, en reprochant aux hommes leurs erreurs, on doit les éclairer, et ne se pas borner à les plaindre.
(2) La vie se divise en trois temps : le présent, le passé et l’avenir. Le présent est court, l’avenir incertain ; le passé seul est assuré : car sur lui la fortune a perdu ses droits ; et il n’est au pouvoir de personne d’en disposer de nouveau.
(3) Les hommes occupés d’affaires n’en tirent aucun parti, car ils n’ont pas le loisir de porter un regard en arrière ; et quand ils l’auraient, des souvenirs mêlés de regrets ne leur sont point agréables. C’est malgré eux qu’ils se rappellent le temps mal employé ; ils n’osent se retracer des vices dont la laideur s’effaçait devant la séduction du plaisir présent, mais qui, au souvenir, se montrent à découvert. Nul homme ne se reporte volontiers dans le passé, si ce n’est celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa conscience, qui jamais ne s’égare.
(4) Mais celui qui fut dévoré d’ambition, celui qui se montrait insolemment dédaigneux, qui abusa sans mesure de la victoire, celui qui fut un fourbe, un déprédateur avare, un dissipateur insensé, doit nécessairement craindre ses souvenirs. Et cependant cette portion de notre vie est sacrée, irrévocable : elle se trouve hors de la puissance des évènements humains et affranchie de l’empire de la fortune. Ni la pauvreté, ni la crainte, ni l’atteinte des maladies ne peuvent la troubler : elle ne saurait être ni agitée, ni ravie ; nous en jouirons à jamais et à l’abri des alarmes. C’est seulement l’un après l’autre que chaque jour devient présent, et encore n’est-ce que par instants qui se succèdent ; mais tous les instants du passé se représenteront à vous, quand vous l’ordonnerez : vous pourrez à votre gré les passer en revue, les retenir. C’est ce que les hommes occupés n’ont pas le loisir de faire.
(5) Une âme paisible et calme est toujours a même de revenir sur toutes les époques de sa vie ; mais l’esprit des hommes affairés est sous le joug : ils ne peuvent se détourner ni reporter leurs regards en arrière. Leur vie s’est engloutie dans un abîme ; et comme une liqueur, quelque abondamment que vous la versiez, se perd si un vase ne la reçoit et ne la conserve ; de même que sert le temps, quelque long qu’il vous soit donné, s’il n’est aucun fond qui le contienne ? Il s’évapore au travers de ces âmes sans consistance et percées à jour.
(6) Le présent est très court, si court, que quelques hommes ont nié son existence. En effet, il est toujours en marche, il vole et se précipite : il a cessé d’être, avant d’être arrivé ; il ne s’arrête pas plus que le monde ou les astres, dont la révolution est éternelle, et qui ne restent jamais dans la même position. Le présent seul appartient donc aux hommes occupés : il est si court, qu’on ne peut le saisir ; et, cependant qu’ils sont tiraillés, distraits par mille affaires, ce temps même leur échappe.
## Chapitre XI.
(1) Enfin, voulez-vous savoir combien leur vie est courte ? voyez combien ils désirent de la prolonger. Des vieillards décrépits demandent à mains jointes quelques années de plus, ils se font plus jeunes qu’ils ne sont, et, se berçant de ce mensonge, ils le soutiennent aussi hardiment que s’ils pouvaient tromper le destin. Mais si quelque infirmité vient leur rappeler leur condition mortelle, ils meurent remplis d’effroi ; ils ne sortent pas de la vie, ils en sont arrachés ; ils s’écrient qu’ils ont été insensés de n’avoir point vécu. Que seulement, ils réchappent de cette maladie, comme ils vivront dans le repos ! Alors, reconnaissant la vanité de leurs efforts pour se procurer des biens dont ils ne devaient pas jouir, ils voient combien tous leurs travaux furent impuissants et stériles !
(2) Mais pour celui qui l’a passée loin de toute affaire, combien la vie n’est-elle pas longue ! rien n’en est sacrifié, ni prodigué à l’un et à l’autre ; rien n’en est livré à la fortune, perdu par négligence, retranché par prodigalité ; rien n’en demeure superflu. Tous ses moments sont, pour ainsi dire, placés à intérêt. Quelque courte qu’elle soit, elle est plus que suffisante ; et aussi, lorsque le dernier jour arrivera, le sage n’hésitera pas à marcher vers la mort d’un pas assuré.
## Chapitre XII.
(1) Vous me demanderez, peut-être, quels sont les hommes que j’appelle occupés ? Ce nom, ne croyez pas que je le donne seulement à ceux qui ne sortent des tribunaux que lorsque les chiens viennent les en chasser ; ni à ceux que vous voyez honorablement étouffés, par la multitude de leurs courtisans, on foulés avec mépris par les clients des autres ; ni à ceux que d’obséquieux devoirs arrachent de leurs maisons pour aller se presser à la porte des grands ; ni à ceux à qui la baguette du préteur adjuge un profit infâme, et qui sera pour eux quelque jour comme un chancre dévorant.
(2) Il est des hommes dont le loisir même est affairé : à la campagne, dans leur lit, au milieu de la solitude, quoique éloignés du reste des hommes, ils sont insupportables à eux-mêmes. La vie de certaines gens ne peut être appelée une vie oisive, c’est une activité paresseuse. Appelez-vous oisif celui qui, avec une attention inquiète, s’occupe à ranger symétriquement des vases de Corinthe, que la folle manie de quelques curieux a rendus précieux, et qui passe la plus grande partie de ses jours à polir des lames couvertes de rouille ? ou celui qui au gymnase (car, ô dépravation ! nous ne sommes pas infectés seulement des vices romains) va, pour contempler les jeunes combattants, s’installer dans le lieu même où ils se frottent d’huile ? celui qui s’amuse à assortir par compagnies, selon leur âge et leur couleur les champions accoutumés à vaincre ? celui qui nourrit la voracité des athlètes les plus en renom ?
(3) Direz-vous livrés au repos, ceux qui passent tant d’heures chez un barbier, pour se faire arracher le moindre poil qui leur sera poussé pendant la nuit, pour tenir conseil sur chaque cheveu, pour qu’on relève leur coiffure abattue, et qu’on ramène également de chaque côté du front leurs cheveux clairsemés ? Comme ils se mettent en colère, si le barbier, croyant avoir affaire à des hommes, met à les raser quelque négligence ! Comme ils pâlissent de courroux, s’il leur a coupé les faces d’un peu trop près, si quelques cheveux dépassent les autres, si tous ne tombent pas en boucles bien égales ! Est-il un seul d’entre eux qui n’aimât mieux voir sa patrie en désordre, que sa coiffure ? qui ne soit plus inquiet de l’ajustement de sa tête, que de sa santé ? qui ne préférât être bien coiffé qu’homme de bien ? Appelez-vous oisifs, ces hommes toujours occupés entre le peigne et le miroir ?
(4) Que sont donc ceux qui ont l’esprit sans cesse tendu à composer, entendre et réciter des chansons, qui, forçant leur voix, formée par la nature à rendre des sons simples et faciles, lui font exécuter les modulations apprêtées d’une languissante mélodie ? Leurs doigts marquent sans cesse la mesure de quelque air qu’ils ont dans la tète, et même au milieu d’affaires sérieuses, dans des circonstances tristes, ils font entendre un léger fredonnement ? Ces gens-là ne sont pas oisifs, mais inutilement occupés.
(5) Et certes je ne regarderai pas leurs festins comme des moments de repos, quand je vois avec quelle sollicitude ils rangent leur vaisselle ; quelle importance ils mettent à ce que les tuniques de leurs échansons soient relevées avec grâce ; combien ils sont inquiets sur la manière dont un sanglier sortira des mains d’un cuisinier ; avec quelle célérité leurs esclaves bien épilés savent, au signal donné, s’acquitter de leurs services divers ; avec quel art la volaille est découpée en menus morceaux ; avec quel soin de malheureux esclaves font disparaître les dégoûtantes sécrétions des convives ! C’est ainsi qu’on se fait une réputation de magnificence et de délicatesse. Les vices de ces gens-là les accompagnent si constamment dans tous les moments de leur vie, qu’ils mettent même dans le boire et dans le manger une ambitieuse vanité.
(6) Vous ne compterez pas sans doute, parmi les oisifs, ces hommes, lâches et mous qui se font promener de côté et d’autre en chaise et en litière, et qui, pour se faire porter ainsi, comme si l’obligation en était indispensable, ne manquent jamais l’heure marquée ; qui ont besoin qu’on les avertisse du moment où ils doivent se laver, aller au bain ou souper ? Si profonde est la mollesse où languit leur âme, qu’ils ne peuvent savoir par eux-mêmes s’ils ont appétit.
(7) J’ai ouï dire, qu’un de ces voluptueux (si toutefois on peut nommer volupté ce complet oubli de la manière de vivre qui convient à l’homme), au moment où plusieurs bras l’enlevaient du bain et le plaçaient sur un siège, demanda : « Suis-je assis ? » Et cet homme, qui ignore s’il est assis, pensez-vous qu’il puisse mieux savoir s’il vit, s’il voit, s’il est en repos ? Je ne saurais dire s’il mérite plus de pitié pour être capable d’une telle ignorance, que pour l’affecter.
(8) Car si ces gens-là oublient réellement bien des choses, ils feignent aussi d’en oublier beaucoup. Certains vices les charment comme la preuve d’une situation brillante. Il n’appartient qu’à un homme obscur et méprisable de savoir ce qu’il fait. Allez maintenant dire que nos mimes chargent le tableau, quand ils tournent en ridicule les excès de notre luxe : à coup sûr ils en oublient beaucoup plus qu’ils n’en inventent. Oui, dans ce siècle ingénieux seulement pour le mal, les vices, chaque jour plus nombreux, ont pris un essor si incroyable, que l’on devrait plutôt accuser nos mimes d’en affaiblir la peinture. Quoi ! il existe un homme tellement énervé par les plaisirs, qu’il ait besoin d’apprendre d’un autre s’il est assis !
(9) Un tel homme n’est point oisif : il faut lui donner un autre nom, il est malade ; bien plus, il est mort. Celui-là est oisif, qui a le sentiment de son oisiveté ; mais l’homme qui a besoin d’un autre pour connaître la position de son corps, comment pourrait-il être le maître de quelque portion de son temps ?
## Chapitre XIII.
(1) Il serait trop long de parler de ceux qui ont passé toute leur vie à jouer aux échecs, à la paume, ou à exposer leur corps aux ardeurs d’un soleil brûlant. Ils ne sont point oisifs, ceux à qui les plaisirs donnent beaucoup d’affaires. Personne ne doute que ceux qui s’appliquent à d’inutiles études littéraires, ne se donnent beaucoup de peine pour ne rien faire : le nombre en est déjà assez grand chez nous autres Romains.
(2) C’était la maladie des Grecs de chercher quel était le nombre des rameurs d’Ulysse ; si l’Iliade fut écrite avant l’Odyssée, si ces deux poèmes étaient du même auteur ; et d’autres questions de cette importance, qui, à les garder pour vous, ne peuvent vous procurer aucune satisfaction inférieure, et que vous ne sauriez communiquer aux autres sans leur paraître non pas plus savant, mais plus ennuyeux.
(3) Ainsi, ne voilà-t-il pas les Romains possédés de cette étrange manie d’acquérir de vaines connaissances ! J’ai entendu ces jours derniers un certain philosophe rapporter ce que chacun des généraux romains avait fait le premier. Duillius avait, le premier, vaincu sur mer ; et le premier, Curius Dentatus, montré des éléphants dans son triomphe. Encore que ces connaissances ne mènent pas à la vraie gloire, elles tendent du moins à nous faire connaître par des exemples les exploits de nos concitoyens. Une telle science n’est guère profitable ; néanmoins, en dépit de sa futilité, elle a dans son objet quelque chose de spécieux.
(4) Apprenons à ceux qui aiment ces sortes de recherches, quel fut le premier qui engagea les Romains à monter sur un vaisseau : ce fut Claudius, surnommé pour cette raison Caudex, nom que les anciens donnaient à un assemblage de plusieurs planches ; d’où les tables publiques où sont inscrites nos lois ont été appelées codes ; et de nos jours encore, les bateaux qui, de temps immémorial, apportent à Rome ses subsistances par le Tibre, s’appellent caudicaires.
(5) Il est sans doute bien important de savoir que Valerius Corvinus s’empara, le premier, de la ville de Messana, et fut le premier de la maison Valeria qui, empruntant son nom d’une ville prise, fut appelé Messana, puis vulgairement Messala, au moyen du changement d’une lettre.
(6) Permis aussi de chercher à savoir que L. Sylla présenta le premier, dans le cirque, des lions en liberté, tandis qu’auparavant ils étaient attachés, et que le roi Bocchus envoya des archers pour les tuer. Eh bien ! passe encore pour cela. Mais que Pompée ait donné le premier au peuple un combat de dix-huit éléphants, contre des malfaiteurs ; quel avantage peut-on tirer de la connaissance de ce fait ? Le premier citoyen de Rome, que son extrême bonté a fait comparer à nos anciens héros, crut donner un spectacle mémorable en inventant un nouveau moyen de faire périr les hommes. Ils combattent, c’est peu ; ils sont criblés de coups, ce n’est point encore assez : il faut, de plus, qu’ils soient écrasés par l’énorme masse des éléphants.
(7) Mieux valait laisser de pareilles actions dans l’oubli, pour empêcher que quelque homme puissant ne les connût dans la suite, et n’enchérît sur ces actes que réprouve l’humanité. Ô quelles profondes ténèbres répand dans l’esprit des mortels une grande prospérité ! Pompée se croyait au-dessus de la nature, lorsqu’il exposait tant d’infortunés à la fureur des bêtes féroces, nées sous un autre ciel ; lorsqu’il mettait aux prises des combattants de forces si disproportionnées, et versait des flots de sang sous les yeux du peuple romain, qu’il devait bientôt forcer d’en répandre davantage. Plus tard ce même homme, victime d’une affreuse perfidie de la part des Alexandrins, présenta sa tête au fer du dernier des esclaves, et comprit alors sans doute le vain étalage de son surnom.
(8) Mais pour revenir au sujet dont je me suis écarté, je vais encore exposer les inutiles efforts de quelques hommes sur des objets différents. Le même savant racontait que Metellus, après sa victoire sur les Carthaginois en Sicile, fut le seul de nos généraux qui fit marcher devant son char de triomphe cent vingt éléphants captifs ; que Sylla fut le dernier des Romains qui agrandit l’enceinte de la ville, ce qui, chez nos ancêtres, ne se pratiquait jamais qu’à la suite de la conquête de quelque territoire en Italie, et non dans les provinces. Il est cependant plus utile de savoir cela, que d’apprendre que le mont Aventin était en dehors des murs, pour l’une de ces deux raisons : ou que le peuple s’y était retiré autrefois, ou que Remus, s’étant placé sur cette montagne pour considérer le vol des oiseaux, les auspices ne lui avaient pas été favorables. Enfin, il est une infinité d’autres traditions de ce genre, qui sont des fictions ou ressemblent à des mensonges. Mais, en accordant que ceux qui les reproduisent soient de bonne foi, et prêts a les appuyer par des preuves, de qui pourront-elles corriger les travers ou réprimer les passions ? qui rendront-elles plus courageux, plus juste, plus libéral ? Notre ami Fabianus doutait s’il ne valait pas mieux ne rien apprendre, que de s’embarrasser de pareilles études.
## Chapitre XIV.
(1) Ceux-là seuls jouissent du repos, qui se consacrent à l’étude de la sagesse. Seuls ils vivent ; car non seulement ils mettent à profit leur existence, mais ils y ajoutent celle de toutes les générations. Toutes les années qui ont précédé leur naissance leur sont acquises. À moins d’être tout à fait ingrats, nous ne pouvons nier que les illustres fondateurs de ces opinions sublimes ne soient nés pour nous, et ne nous aient préparé la vie. Ces admirables connaissances qu’ils ont tirées des ténèbres et mises au grand jour, c’est grâce à leurs travaux que nous y sommes initiés. Aucun siècle ne nous est interdit : tous noirs sont ouverts ; et si la grandeur de notre esprit nous porte à sortir des entraves de la faiblesse humaine, grand est l’espace de temps que nous pouvons parcourir.
(2) Je puis discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, jouir du repos avec Épicure ; avec les stoïciens, vaincre la nature humaine ; avec les cyniques, dépasser sa portée ; enfin, marcher d’un pas égal avec la nature elle-même, être contemporain de tous les siècles. Pourquoi, de cet intervalle de temps si court, si incertain, lie m’élancerais-je pas vers ces espaces immenses, éternels, qui me mettraient en communauté avec les meilleurs des hommes ?
(3) Les insensés, qui sans cesse en démarche pour rendre de vains devoirs, tourmentants pour eux et pour les autres, se seront livrés tout à leur aise à leur manie, auront été frapper chaque jour à toutes les portes, n’auront passé outre devant aucune de celles qu’ils auront trouvées ouvertes, et auront colporté dans toutes les maisons leurs hommages intéressés, combien de personnes auront-ils pu voir dans cette ville immense et agitée de tant de passions diverses ?
(4) Combien de grands dont le sommeil, les débauches ou la dureté les auront éconduits ? combien, après les ennuis d’une longue attente, leur échapperont en feignant une affaire pressante ? combien d’autres, évitant de paraître dans le vestibule rempli de clients, s’échapperont par quelque issue secrète, comme s’il n’était pas plus dur de tromper que de refuser sa porte ! combien à moitié endormis et la tête encore lourde des excès de la veille, entrouvriront à peine les lèvres pour balbutier, avec un bâillement dédaigneux, gueux, le nom mille fois annoncé de ces infortunés, qui ont hâté leur réveil pour attendre celui des autres !
(5) Ceux-là, nous pouvons le dire, s’attachent à leurs véritables devoirs, qui tous les jours ont avec les Zénon, les Pythagore, les Démocrite, les Aristote, les Théophraste, et les autres précepteurs de la morale et de la science, des relations intimes et familières. Aucun de ces sages qui n’ait le loisir de les recevoir ; aucun qui ne renvoie ceux qui sont venus à lui, plus heureux et plus affectionnés à sa personne ; aucun qui souffre que vous sortiez d’auprès de lui les mains vides, Nuit et jour leur accès est ouvert à tous les mortels.
## Chapitre XV.
(1) Nul d’entre eux ne vous forcera de mourir, tous vous apprendront à quitter la vie ; aucun ne vous fera perdre vos années, chacun y ajoutera les siennes ; nul ne vous compromettra par ses discours ; nul n’exposera vos jours par son amitié, et ne vous fera chèrement acheter sa faveur. Vous retirerez d’eux tout ce que vous voudrez ; et il ne tiendra pas à eux que, plus vous aurez puisé à cette source abondante, plus vous y puisiez de nouveau.
(2) Quelle félicité, quelle belle vieillesse sont réservées à celui qui s’est mis sous leur patronage ! il aura des amis avec lesquels il pourra délibérer sur les plus grandes comme sur les plus petites affaires, recevoir tous les jours des conseils, entendre la vérité sans injure, la louange sans flatterie, et les prendre pour modèles.
(3) On dit souvent qu’il n’a pas été en notre pouvoir de choisir nos parents ; que le sort nous les a donnés. Il est pourtant une naissance qui dépend de nous. Il existe plusieurs familles d’illustres génies ; choisissez celle où vous désirez être admis, vous y serez adopté, non seulement pour en prendre le nom, mais les biens, et vous ne serez point tenu de les conserver en homme avare et sordide ; ils s’augmenteront au fur et à mesure que vous en ferez part à plus de monde.
(4) Ces grands hommes vous ouvriront le chemin de l’éternité, et vous élèveront à une hauteur d’où personne ne pourra vous faire tomber. Tel est le seul moyen d’étendre une vie mortelle, et même de la changer en immortalité. Les honneurs, les monuments, tout ce que l’ambition obtient par des décrets, tous les trophées qu’elle peut élever, s’écroulent promptement : le temps ruine tout, et renverse en un moment ce qu’il a consacré. Mais la sagesse est au-dessus de ses atteintes. Aucun siècle ne pourra ni la détruire, ni l’altérer. L’âge suivant et ceux qui lui succéderont, ne feront qu’ajouter, à la vénération qu’elle inspire ; car l’envie s’attache à ce qui est proche, et plus volontiers l’on admire ce qui est éloigné.
(5) La vie du sage est donc très étendue ; elle n’est pas renfermée dans les bornes assignées au reste des mortels. Seul il est affranchi des lois du genre humain : tous les siècles lui sont soumis comme à Dieu : le temps passé, il en reste maître par le souvenir ; le présent, il en use ; l’avenir, il en jouit d’avance. Il se compose une longue vie par la réunion de tous les temps en un seul.
## Chapitre XVI.
(1) Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l’avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu’ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
(2) Et, de ce qu’ils invoquent quelquefois la mort, n’allez pas en conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu’ils craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu’ils la redoutent.
(3) Ne regardez pas non plus comme une preuve qu’ils vivent longtemps, si le jour, souvent, leur paraît long, et qu’en attendant le moment fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s’écoulent avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les quittent, ils sont tout accablés du loisir qu’elles leur laissent ; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s’en débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l’époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d’intervalle.
(4) Tout retardement à l’objet qu’ils désirent leur semble long. Mais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leur faute ; car d’un objet ils passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au contraire, leur paraissent courtes les nuits qu’ils passent dans les bras des prostituées et dans les orgies !
(5) Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des délices d’une nuit adultère en doubla la durée. N’est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour excuse a la licence de nos passions les excès de la Divinité ? Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu’ils achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l’attente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
## Chapitre XVII.
(1) Leurs plaisirs mêmes sont agités ; ils sont en proie à mille terreurs ; et au sein de leurs jouissances cette pensée importune se présente à leur esprit : « Combien ce bonheur doit-il durer ? » triste réflexion qui a souvent fait gémir sur leur puissance les rois, moins satisfaits de leur grandeur présente qu’effrayés de l’idée de son terme.
(2) Lorsque dans des plaines immenses Xerxès déployait son armée tellement nombreuse, que, ne pouvant en faire le dénombrement, il la mesurait par l’étendue du terrain qu’elle couvrait, ce monarque si orgueilleux ne put retenir ses larmes, en songeant que de cette multitude d’hommes à la fleur de l’âge, aucun n’existerait dans cent ans. Mais lui, qui pleurait ainsi, il allait dans un bien court intervalle, faire périr soit sur terre, soit sur mer, dans le combat ou dans la fuite, ces mêmes hommes pour lesquels il redoutait la révolution d’un siècle.
(3) Mais que dis-je ? leurs joies mêmes sont inquiètes ; car elles ne reposent pas sur des fondements solides : la même vanité qui les fait naître, les trouble. Que doivent être, pensez-vous, les moments de leur vie, qui, de leur aveu même, sont malheureux, si ceux dont ils s’enorgueillissent et qui semblent les élever au-dessus de l’humanité, sont loin de leur offrir un bonheur sans mélange ?
(4) Les plus grands biens ne sont point exempts de sollicitude, et la plus haute fortune doit inspirer le moins de confiance. Le bonheur est nécessaire pour conserver le bonheur, et les vœux exaucés exigent d’autres vœux. Tout ce que donne le hasard est peu stable ; et plus il vous élève, plus haut il vous suspend au bord du précipice. Or, personne ne doit se complaire à des biens si fragiles. Elle est donc non seulement très courte, mais aussi très malheureuse la vie de ceux qui se procurent avec de grands efforts ce qu’ils ne peuvent conserver qu’avec des efforts plus grands encore.
(5) Ils acquièrent avec peine ce qu’ils désirent, et possèdent avec inquiétude ce qu’ils ont acquis. On ne tient cependant aucun compte d’un temps qui ne doit plus revenir : à d’anciennes occupations on en substitue de nouvelles ; un espoir accompli fait naître un autre espoir ; l’ambition provoque l’ambition. On ne cherche point la fin des peines, seulement on en change l’objet. S’est-on tourmenté pour parvenir aux honneurs, on perd plus de temps encore, afin d’y faire arriver les autres. Candidats, sommes-nous à la fin de nos brigues, nous devenons solliciteurs pour autrui. Avons-nous déposé la pénible fonction d’accusateur ; nous aspirons à celle de juge. A-t-on cessé d’être juge, on veut présider le tribunal. Cet agent mercenaire a vieilli pour gérer la fortune d’un autre : maintenant la sienne l’absorbe tout entier.
(6) Marius a quitté la chaussure du soldat : il devient consul. Quintius se hâte de déposer la dictature : il va bientôt être encore une fois arraché à sa charrue. Il marchera contre les Carthaginois, dès avant l’âge requis pour une si grande entreprise ; Scipion vainqueur d’Annibal, vainqueur d’Antiochus, ornement de son propre consulat, caution de celui de son frère ; et si lui-même n’y met obstacle, il sera placé à côté de Jupiter. Plus fard, des citoyens séditieux n’en poursuivront pas moins le sauveur de Rome ; et après qu’il aura dédaigné dans sa jeunesse des honneurs qui l’eussent égalé aux dieux, sa vieillesse ambitieuse se complaira dans un exil sans terme. Jamais on ne manquera de motifs heureux ou malheureux de sollicitude : les affaires nous interdiront le repos toujours désiré, jamais obtenu.
## Chapitre XVIII.
(1) Séparez-vous donc du vulgaire, mon cher Paulinus ; et pour rentrer enfin paisiblement au port, n’attendez pas que toute votre vie ait essuyé la tempête. Songez combien de fois vous avez bravé les flots, combien de tempêtes privées vous avez soutenues, combien d’orages publics vous avez attirés sur votre tête. Assez longtemps votre vertu s’est montrée dans les fatigues d’une vie pénible, agitée ; éprouvez ce qu’elle pourra faire au sein du repos. Vous avez consacré à la république la plus grande, et certes la meilleure partie de votre vie ; prenez aussi un peu de temps pour vous.
(2) Ce n’est point à un repos plein d’indolence et d’inertie que je vous convie ; ce n’est ni dans le sommeil ni dans les voluptés chéries de la foule que je veux vous voir ensevelir tout ce qu’il y a en vous de vivacité et d’énergie. Ce n’est pas là se reposer. Vous trouverez encore des occupations plus importantes que celles dont vous vous êtes si activement acquitté jusqu’à ce jour, et vous y vaquerez à loisir et en sécurité.
(3) Vous administrez les revenus de l’univers avec autant de désintéressement que ceux d’autrui, autant de zèle que les vôtres, autant d’intégrité que ceux de la république Vous savez vous concilier l’affection dans une position ou il est difficile d’éviter la haine : mais cependant, croyez-moi, mieux vaut s’occuper à régler les comptes de sa vie que ceux des subsistances publiques.
(4) Cette force d’esprit, capable des plus grandes choses, cessez de la consacrer à un ministère honorable sans doute, mais peu propre à rendre la vie heureuse, et appliquez-la désormais à vous-même. Songez que si, depuis votre premier âge, vous avez cultivé assidûment de nobles études, ce n’était point pour devenir le dépositaire fidèle de plusieurs milliers de mesures de blé. Vous donniez de plus grandes et plus hautes espérances. On ne manquera points d’hommes qui joignent au goût du travail une intégrité scrupuleuse. Les bêtes de somme sont plus propres à porter un fardeau que les coursiers de race : qui osa jamais ralentir leur généreuse vivacité sous un lourd bagage ? Réfléchissez, en outre, combien de sollicitude entraîne une charge si pénible : c’est à l’estomac de l’homme que vous avez affaire : un peuple affamé n’entend point raison ; l’équité ne saurait le calmer, ni les prières le fléchir.
(5) Naguère, dans les journées qui précédèrent ou suivirent immédiatement sa mort, C.César, si l’on conserve encore quelque sentiment dans les enfers, dut regretter amèrement de laisser le peuple romain sain et sauf, car il ne restait de subsistances que pour sept ou huit jours ; et tandis qu’avec des vaisseaux il construisit des ponts, et se jouait de la puissance de l’empire, on était à la veille de subir le dernier des maux, même pour des assiégés, la disette. Peu s’en fallut que la mort, la famine et la ruine générale qui en est presque toujours la suite, n’accompagnassent cette imitation d’un roi insensé, d’un roi étranger, si malencontreusement superbe.
(6) Dans quelle situation d’esprit durent être les magistrats chargés des approvisionnements publics ! Menacés du fer, des pierres, du feu, de la fureur de Caïus, ils mirent un soin extrême à dissimuler un mal qu’aucun symptôme n’avait encore trahi. C’était agir sagement : car il est des malades qu’il faut laisser dans l’ignorance de leur mal ; beaucoup d’hommes sont morts pour l’avoir connu.
## Chapitre XIX.
(1) Cherchez donc un asile dans des occupations plus tranquilles, plus sûres, plus hautes. Veiller à ce que les arrivages du blé s’effectuent sans fraude, à ce qu’il soit soigneusement emmagasiné dans les greniers, de peur qu’il ne s’échauffe ou qu’il ne se gâte par l’humidité, enfin à ce que la mesure et le poids s’y trouvent ; pensez-vous, que de tels soins puissent être comparés à ces saintes et sublimes études qui vous révéleront la nature des dieux, leurs plaisirs, leur condition, leur forme ? vous feront connaître la destinée réservée à notre âme ? dans quel lieu doit nous placer la nature quand nous serons dégagés des liens corporels ? quelle puissance soutient, au milieu de l’espace, les corps les plus pesants ; au-dessus, les plus légers ; porte la matière ignée dans les régions les plus hautes ; imprime aux astres leur révolution ; produit enfin mille autres phénomènes encore plus merveilleux ?
(2) Voulez-vous abandonnant la terre, élever votre esprit à ces hautes connaissances ? Maintenant que votre sang circule avec chaleur, et que vous êtes dans la force de l’âge, dirigez-vous vers ces objets dignes de votre préférence. Vous trouverez, dans ce genre de vie, l’enthousiasme des sciences utiles, l’amour et la pratique de la vertu, l’oubli des passions, l’art de vivre et de mourir, un calme inaltérable.
## Chapitre XX.
(1) La condition de tous les gens occupés est malheureuse : plus malheureuse est celle des hommes qui chargent leur vie de soins qui ne sont pas pour eux, attendant pour dormir qu’un autre dorme, pour faire un pas qu’un autre marche, pour manger qu’un autre ait appétit. L’amitié, la haine, les plus libres de toutes les affections, sont chez eux à commandement. Ceux-là, s’ils veulent savoir combien leur vie est courte, n’ont qu’à supputer la part qui en revient à leur usage.
(2) Quoique vous les ayez vus souvent revêtus de la prétexte, quoique leur nom soit connu dans le forum, n’en soyez pas jaloux : ces avantages, ils les achètent aux dépens de leurs jours, et pour le plaisir d’attacher leur nom à une année, ils perdront toutes celles de leur vie. Quelques-uns prennent leur essor ambitieux vers les hauts emplois, et dans cette lutte, dès leurs premiers efforts, la mort vient moissonner leurs jeunes ans : d’autres, après être parvenus, à force de bassesses, jusqu’au faîte des honneurs, ont été affligés par la triste pensée, qu’ils n’avaient travaillé que pour faire graver un vain titre sur leur tombe. Il en est enfin dont la décrépitude, tout occupée des fraîches espérances qui ne conviennent qu’à la jeunesse, a succombé de faiblesse au milieu de leurs grands et malencontreux efforts.
(3) Honte à ce vieillard qui a rendu l’âme comme il défendait de vils plaideurs et recherchait les applaudissements d’un auditoire ignorant ! Honte à celui qui, plus tôt lassé de vivre que de travailler, a succombé au milieu de ces occupations ! Honte à celui qui, expirant sur les trésors qu’il amassait, devient la risée d’un héritier qu’il a longtemps fait attendre !
(4) Je ne puis passer sous silence un exemple qui se présente à mon esprit. Turannius, vieillard d’une activité et d’une exactitude rares, était chargé de l’approvisionnement de Rome. Ayant à l’âge de quatre-vingt-dix ans, reçu de Caïus César, sans l’avoir offerte, la démission de sa charge, il se mit au lit, et ordonna à ses esclaves rassemblés autour de lui, de le pleurer comme mort. Toute la maison s’affligeait du loisir de son maître ; et les lamentations ne cessèrent que lorsqu’il fut rendu à ses fonctions. Est-il donc si doux de mourir occupé ?
(5) La plupart des hommes ont le même désir ; la manie du travail survit en eux au pouvoir de travailler ; ils luttent contre la faiblesse du corps, et la vieillesse ne leur parait fâcheuse, que parce qu’elle les éloigne des affaires. La loi dispense à cinquante ans de porter les armes, à soixante d’assister aux assemblées du sénat ; les hommes ont plus de peine à obtenir le repos d’eux-mêmes que de la loi.
(6) Cependant, qu’ils sont entraînés et entraînent les autres, que l’un trouble la paix de l’autre, qu’ils se rendent réciproquement malheureux, la vie passe sans fruit, sans plaisir, sans aucun profit pour l’âme ; nul ne voit la mort en perspective, chacun porte au loin ses espérances. Quelques-uns même règlent, pour un temps où ils ne seront plus, la construction de vastes mausolées, la dédicace de monuments publics, les jeux qui se célébreront auprès de leur bûcher, enfin tout l’attirail d’orgueilleuses obsèques, de magnifiques pompes funèbres. Mais, en vérité, les funérailles de ces gens-là devraient comme s’ils avaient très peu vécu, se faire à la lueur des torches et des flambeaux. |
1,556 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Pens%C3%A9es_%28Pascal%29--2e_%C3%A9d._Desprez | Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez | # Pensées (Pascal)/2e éd. Desprez
Pour les autres éditions de ce texte, voir Pensées. |
1,558 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra | Ainsi parlait Zarathoustra | # Ainsi parlait Zarathoustra
Le prologue de Zarathoustra
Les discours de Zarathoustra :
* Les trois métamorphoses
* Des chaires de la vertu
* Des hallucinés de l’arrière-monde
* Des contempteurs du corps
* Des joies et des passions
* Du pâle criminel
* Lire et écrire
* De l’arbre sur la montagne
* Des prédicateurs de la mort
* De la guerre et des guerriers
* De la nouvelle idole
* Des mouches de la place publique
* De la chasteté
* De l’ami
* Mille et un buts
* De l’amour du prochain
* Des voies du créateur
* La vieille et la jeune femme
* La morsure de la vipère
* De l’enfant et du mariage
* De la mort volontaire
* De la vertu qui donne
* L’enfant au miroir
* Sur les Îles Bienheureuses
* Des miséricordieux
* Des prêtres
* Des vertueux
* De la canaille
* Des tarentules
* Des sages illustres
* Le chant de la nuit
* Le chant de la danse
* Le chant du tombeau
* De la victoire sur soi-même
* Des hommes sublimes
* Du pays de la civilisation
* De l’immaculée connaissance
* Des savants
* Des poètes
* Des grands événements
* Le devin
* De la rédemption
* De la sagesse des hommes
* L’heure la plus silencieuse
* Le voyageur
* De la vision et de l’énigme
* De la béatitude involontaire
* Avant le lever du soleil
* De la vertu qui rapetisse
* Sur le mont des oliviers
* En passant
* Des transfuges
* Le retour
* Des trois maux
* De l’esprit de lourdeur
* Des vieilles et des nouvelles tables
* Le convalescent
* Du grand désir
* L’autre chant de la danse
* Les sept sceaux
* L’offrande du miel
* Le cri de détresse
* Entretien avec les rois
* La sangsue
* L’enchanteur
* Hors de service
* Le plus laid des hommes
* Le mendiant volontaire
* L’ombre
* En plein midi
* La salutation
* La cène
* De l’homme supérieur
* Le chant de la mélancolie
* De la science
* Parmi les filles du désert
* Le réveil
* La fête de l’âne
* Le chant d’ivresse
* Le signe |
1,559 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_des_sensations | Traité des sensations | # Traité des sensations
* Avis important au lecteur
* Dessein de cet ouvrage
* Première partie. Des sens qui, par eux-mêmes, ne jugent pas des objets extérieurs
** Chapitre I. Des premières connaissances d’un homme borné au sens de l’odorat.
** Chapitre II. Des opérations de l’entendement dans un homme borné au sens de l’odorat, et comment les différents degrés de plaisir et de peine sont le principe de ces opérations.
** Chapitre III. Des désirs, des passions, de l’amour, de la haine, de l’espérance, de la crainte et de la volonté dans un homme borné au sens de l’odorat.
** Chapitre IV. Des idées d’un homme borné au sens de l’odorat.
** Chapitre V. Du sommeil et des songes d’un homme borné à l’odorat.
** Chapitre VI. Du moi, ou de la personnalité d’un homme borné à l’odorat.
** Chapitre VII. Conclusion des chapitres précédents.
** Chapitre VIII. D’un homme borné au sens de l’ouïe.
** Chapitre IX. De l’odorat et de l’ouïe réunis.
** Chapitre X. Du goût seul, et du goût joint à l’odorat et à l’ouïe.
** Chapitre XI. D’un homme borné au sens de la vue.
** Chapitre XII. De la vue avec l’odorat, l’ouïe et le goût.
* Seconde partie. Du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs
** Chapitre I. Du moindre degré de sentiment, où l’on peut réduire un homme borné au sens du toucher.
** Chapitre II. Cet homme, borné au moindre degré de sentiment, n’a aucune idée d’étendue, ni de mouvement.
** Chapitre III. Des sensations qu’on attribue au toucher et qui ne donnent cependant aucune idée d’étendue.
** Chapitre IV. Considérations préliminaires à la solution de la question : Comment nous passons de nos sensations à ma connaissance des corps.
** Chapitre V. Comment un homme borné au toucher découvre son corps et apprend qu’il y a quelque chose hors de lui.
** Chapitre VI. Du plaisir, de la douleur, des besoins, et des désirs dans un homme borné au sens du toucher.
** Chapitre VII. De la manière dont un homme borné au sens du toucher, commence à découvrir l’espace.
** Chapitre VIII. Des idées que peut acquérir un homme borné au sens du toucher.
** Chapitre IX. Observations propres à faciliter l’intelligence de ce qui se-ra dit en traitant de la vue.
** Chapitre X. Du repos, du sommeil, et du réveil dans un homme borné au sens du toucher.
** Chapitre XI. De la mémoire, de l’imagination et des songes dans un homme borné au sens du toucher.
** Chapitre XII. Du principal organe du toucher.
* Troisième partie. Comment le toucher apprend aux autres sens à juger des objets extérieurs.
** Chapitre I. Du toucher avec l’odorat.
** Chapitre II. De l’ouïe, de l’odorat et du tact réunis.
** Chapitre III. Comment l’œil apprend à voir la distance, la situation, la figure, la grandeur et le mouvement des corps.
** Chapitre IV. Pourquoi on est porté à attribuer à la vue des idées qu’on ne doit qu’au toucher. Par quelle suite de réflexions on est parvenu à détruire ce préjugé.
** Chapitre V. D’un aveugle-né, à qui les cataractes ont été abaissées.
** Chapitre VI. Comment on pourrait observer un aveugle-né, à qui on abaisserait les cataractes.
** Chapitre VII. De l’idée que la vue jointe au toucher donne de la durée.
** Chapitre VIII. Comment la vue, ajoutée au toucher, donne quelque connaissance de la durée du sommeil, et apprend à distinguer l’état de songe de l’état de veille.
** Chapitre IX. De la chaîne des connaissances, des abstractions et des désirs, lorsque la vue est ajoutée au toucher, à l’ouïe et à l’odorat.
** Chapitre X. Du goût réuni au toucher.
** Chapitre XI. Observations générales sur la réunion des cinq sens.
* Quatrième partie. Des besoins de l’industrie et des idées d’un homme seul, qui jouit de tous ses sens
** Chapitre I. Comment cet homme apprend à satisfaire à ses besoins avec choix.
** Chapitre II. De l’état d’un homme abandonné à lui-même, et comment les accidents auxquels il est exposé, contribuent à son instruction.
** Chapitre III. Des jugements qu’un homme abandonné à lui-même peut porter de la bonté et de la beauté des choses.
** Chapitre IV. Des jugements qu’un homme abandonné à lui-même peut porter des objets dont il dépend.
** Chapitre V. De l’incertitude des jugements que nous portons sur l’existence des qualités sensibles.
** Chapitre VI. Considérations sur les idées abstraites et générales, que peut acquérir un homme qui vit hors de toute société.
** Chapitre VII. D’un homme trouvé dans les forêts de Lithuanie.
** Chapitre VIII. D’un homme qui se souviendrait d’avoir reçu successivement l’usage de ses sens.
** Chapitre IX. Conclusion.
* Dissertation sur la liberté |
1,565 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Euthyphron_%28trad._Cousin%29 | Euthyphron (trad. Cousin) | # Euthyphron (trad. Cousin)
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## EUTHYPHRON, OU DE LA SAINTETÉ.
Quelle nouveauté, Socrate ? Quitter tes habitudes du Lycée pour le portique du Roi ! J’espère que tu n’as pas, comme moi, un procès devant le Roi ?
Non pas un procès, Euthyphron : les Athéniens appellent cela une affaire d’état.
Une affaire d’état ! Quelqu’un t’accuse apparemment ; car pour toi, Socrate, je ne croirai jamais que tu accuses personne.
Certainement non.
Ainsi donc, c’est toi qu’on accuse ?
Justement.
Et quel est ton accusateur ?
Je ne le connais guère personnellement ; il paraît que c’est un jeune homme assez obscur ; on l’appelle, je crois, Mélitus ; il est du bourg de Pithos. Si tu te rappelles quelqu’un de Pithos, qui se nomme Mélitus, et qui ait les cheveux plats, la barbe rare, le nez recourbé, c’est mon homme.
Je ne me rappelle personne qui soit ainsi fait ; mais quelle accusation, Socrate, ce Mélitus intente-t-il donc contre toi ?
Quelle accusation ? Une accusation qui ne marque pas un homme ordinaire ; car, à son âge, ce n’est pas peu que d’être instruit dans des matières si relevées. Il dit qu’il sait tout ce qu’on fait aujourd’hui pour corrompre la jeunesse, et qui sont ceux qui la corrompent. C’est apparemment quelque habile homme qui, connaissant mon ignorance, vient, devant la patrie, comme devant la mère commune, m’accuser de corrompre les hommes de son âge : et, il faut l’avouer, il me paraît le seul de nos hommes d’état qui entende les fondemens d’une bonne politique ; car la raison ne dit-elle pas qu’il faut commencer par l’éducation des jeunes gens, et travailler à les rendre aussi vertueux qu’ils peuvent l’être, comme un bon jardinier donne ses premiers soins aux nouvelles plantes, et ensuite s’occupe des autres ? Mélitus tient sans doute la même conduite, et commence par nous retrancher, nous qui corrompons les générations dans leur fleur, comme il s’exprime, après quoi il étendra ses soins bienfaisans sur l’âge avancé, et rendra à sa patrie les plus grands services. On ne peut attendre moins d’un homme qui sait si bien commencer.
Je le voudrais, Socrate ; mais je tremble de peur du contraire ; car, pour nuire à la patrie il ne peut mieux commencer qu’en attaquant Socrate. Mais apprends-moi, je te prie, ce qu’il t’accuse de faire pour corrompre la jeunesse.
Des choses qui d’abord, à les entendre, paraissent tout-à-fait absurdes ; car il dit que je fabrique des dieux, que j’en introduis de nouveaux, et que je ne crois pas aux anciens ; voilà de quoi il m’accuse.
J’entends ; c’est à cause de ces inspirations extraordinaires, qui, dis-tu, ne t’abandonnent jamais. Sur cela, il vient t’accuser devant ce tribunal d’introduire dans la religion des opinions nouvelles, sachant bien que le peuple est toujours prêt à recevoir ces sortes de calomnies. Que ne m’arrive-t-il pas à moi-même, lorsque, dans les assemblées, je parle des choses divines, et que je prédis ce qui doit arriver ! ils se moquent tous de moi comme d’un fou : ce n’est pas qu’aucune des choses que j’ai prédites ait manqué d’arriver ; mais c’est qu’ils nous portent envie à tous tant que nous sommes, qui avons quelque mérite. Que faire ? Ne pas s’en mettre en peine, et aller toujours son chemin.
Mon cher Euthyphron, être un peu moqué n’est peut-être pas une grande affaire : car, après tout, à ce qu’il me semble, les Athéniens s’embarrassent assez peu qu’un homme soit habile, pourvu qu’il renferme son savoir en lui-même ; mais dès qu’il s’avise d’en faire part aux autres, [3d] alors ils se mettent tout de bon en colère, ou par envie, comme tu dis, ou par quelque autre raison.
Quant à cela, je n’ai pas grande tentation, Socrate, d’éprouver les sentimens qu’ils ont pour moi.
Voilà donc pourquoi tu es si fort réservé, et ne communiques pas volontiers ta sagesse ; mais, pour moi, et je crains fort que les Athéniens ne s’en soient aperçus, l’amour que j’ai pour les hommes me porte à leur enseigner tout ce que je sais, non-seulement sans leur demander de récompense, mais en les prévenant même, et en les pressant de [3e] m’écouter. Si l’on se contentait de me plaisanter un peu, comme tu dis qu’on le fait de toi, ce ne serait pas chose si désagréable que de passer ici quelques heures à rire et à se divertir ; mais si on le prend au sérieux, il n’y a que vous autres devins qui sachiez ce qui en adviendra.
J’espère que tout ira bien, Socrate, et que tu conduiras heureusement à bout ton affaire, comme moi la mienne.
Tu as donc ici quelque affaire ? Te défends-tu, ou poursuis-tu ?
Je poursuis.
Et qui ?
[4a] Quand je te l’aurai dit, tu me croiras fou.
Comment ! Poursuis-tu quelqu’un qui ait des ailes ?
Celui que je poursuis, au lieu d’avoir des ailes, est si vieux qu’à peine il peut marcher.
Et qui est-ce donc ?
C’est mon père.
Ton père !
Oui, mon père.
Eh ! de quoi l’accuses-tu ?
D’homicide.
D’homicide ! Par Hercule ! Voilà une accusation au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais n’en sentira la justice : un homme ordinaire ne [4b] serait pas en état de la soutenir. Pour cela, il faut un homme déjà fort avancé en sagesse.
Oui, certes, fort avancé, Socrate.
Est-ce quelqu’un de tes parens, que ton père a tué. Il le faut ; car, pour un étranger, tu ne mettrais pas ton père en accusation.
Quelle absurdité ! Socrate, de penser qu’il y ait à cet égard de la différence entre un parent et un étranger ! La question est de savoir si celui qui a tué, a tué justement ou injustement. Si c’est justement, il faut laisser en paix le meurtrier ; si c’est injustement, tu es obligé de le [4c] poursuivre, fût-il ton ami, ton hôte. C’est te rendre complice du crime, que d’avoir sciemment commerce avec le criminel, et que de ne pas poursuivre la punition, qui seule peut vous absoudre tous deux. Mais pour te mettre au fait, le mort était un de nos fermiers, qui tenait une de nos terres quand nous demeurions à Naxos. Un jour, qu’il avait trop bu, il s’emporta si violemment contre un esclave, qu’il le tua. Mon père le fit mettre dans une basse-fosse, pieds et poings lies, et sur l’heure même il [4d] envoya ici consulter l’exégète pour savoir ce qu’il devait faire, et pendant ce temps-là, négligea le prisonnier, comme un assassin dont la vie n’était d’aucune conséquence ; aussi en mourut-il ; la faim, le froid et la pesanteur de ses chaînes le tuèrent avant que l’homme que mon père avait envoyé fût de retour. Sur cela toute la famille s’élève contre moi, de ce que pour un assassin j’accuse mon père d’un homicide, qu’ils prétendent qu’il n’a pas commis : et quand même il l’aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier ; et que d’ailleurs c’est une action impie qu’un fils poursuive [4e] son père criminellement : tant ils sont aveugles sur les choses divines, et incapables de discerner ce qui est impie et ce qui est saint.
Mais, par Zeus, toi-même, Euthyphron, penses-tu connaître si exactement les choses divines, et pouvoir démêler si précisément ce qui est saint d’avec ce qui est impie, que, tout s’étant passé comme tu le racontes, tu poursuives ton père sans craindre de commettre une impiété ?
Je m’estimerais bien peu, et Euthyphron n’aurait guère d’avantage sur les [5a] autres hommes, s’il ne savait tout cela parfaitement.
Ô merveilleux Euthyphron ! je vois bien que le meilleur parti que je puisse prendre, c’est de devenir ton disciple, et de faire signifier à Mélitus, avant le jugement de mon procès, que j’ai toujours attaché le plus grand prix à bien connaître les choses divines ; et qu’aujourd’hui, voyant qu’il m’accuse d’être tombé dans l’erreur en introduisant témérairement des idées nouvelles sur la religion, je me suis mis à ton [5b] école. Ainsi, Mélitus, lui dirai-je, si tu avoues qu’Euthyphron est habile en ces matières, et qu’il a les bonnes opinions, sache que je pense comme lui, et cesse de me poursuivre ; si, au contraire, tu tiens qu’Euthyphron n’est pas orthodoxe, fais assigner le maître avant l’écolier. Accuse-le de perdre, non pas les jeunes gens, mais les vieillards, son père et moi : moi, en m’enseignant une fausse doctrine ; son père, en le poursuivant d’après cette doctrine. Que si, sans aucun égard à ma demande, il continue à me poursuivre, ou que, me laissant là, il s’en prenne à toi, tu ne manqueras pas de comparaître, et de dire la même chose que je lui aurai fait signifier.
Je te le promets sur ma parole, Socrate ; s’il est assez imprudent pour [5c] s’attaquer à moi, je saurai bien trouver son faible, et il courra plus de risques que moi dans cette affaire.
Je le crois, mon cher Euthyphron, et voilà pourquoi je souhaite tant d’être ton disciple, bien assuré qu’il n’y a personne assez hardi pour te regarder en face, non pas même Mélitus, lui, qui me voit si bien jusqu’au fond de l’âme, qu’il m’accuse d’impiété.
Présentement donc, au nom des dieux, enseigne-moi ce que tu prétendais tantôt savoir si bien : qu’est-ce que le saint et l’impie sur le meurtre ; et [5d] sur tout autre sujet ? La sainteté n’est-elle pas toujours semblable à elle-même dans toutes sortes d’actions ? Et l’impiété, qui est son contraire, n’est-elle pas aussi toujours la même, de sorte que le même caractère d’impiété se trouve toujours dans tout ce qui est impie ?
Assurément, Socrate.
Et qu’appelles-tu saint et impie ?
J’appelle saint, par exemple, ce que je fais aujourd’hui, de poursuivre en justice tout homme qui commet des meurtres, des sacrilèges et autres [5e] choses pareilles ; père, mère, frère ou qui que ce soit : ne pas le faire, voilà ce que j’appelle impie. Suis-moi bien, je te prie ; je veux te donner une preuve sans réplique que ma définition est exacte, et qu’il est juste, comme je l’ai déjà dit à beaucoup de personnes, de n’avoir aucun ménagement pour l’impie, quel qu’il soit. La religion n’enseigne-t-elle pas que Zeus est le meilleur et le plus juste des dieux ? et n’enseigne-t-elle [6a] pas aussi qu’il enchaîna son propre père, parce qu’il dévorait ses enfans, sans cause légitime ; et que Cronos avait mutilé son père pour quelque autre motif semblable ? Cependant on s’élève contre moi quand je poursuis une injustice atroce ; et l’on se jette dans une manifeste contradiction, en jugeant si différemment de la conduite de ces dieux et de la mienne.
Eh ! c’est là précisément, Euthyphron, ce qui me fait appeler en justice aujourd’hui, parce que, quand on me fait de ces contes sur les dieux, je ne les reçois qu’avec peine ; c’est sur quoi apparemment portera l’accusation. Allons, si toi, qui es si habile sur les choses divines, tu es [6b] d’accord avec le peuple, et si tu crois à tout cela, il faut bien de toute nécessité que nous y croyions aussi, nous qui confessons ingénument ne rien entendre à de si hautes matières. C’est pourquoi, au nom du dieu qui préside à l’amitié, dis-moi, crois-tu que toutes les choses que tu viens de me raconter, sont réellement arrivées ?
Et de bien plus étonnantes, Socrate, que le vulgaire ne soupçonne pas.
Tu crois sérieusement qu’entre les dieux il y a des querelles, des haines, des combats, et tout ce que les poètes et les peintres nous représentent [6c] dans leurs poésies et dans leurs tableaux, ce qu’on étale partout dans nos temples, et dont on bigarre ce voile mystérieux qu’on porte en procession à l’Acropolis, pendant les grandes Panathénées ? Euthyphron, devons-nous recevoir toutes ces choses comme des vérités ?
Non-seulement celles-là, Socrate mais beaucoup d’autres encore, comme je te le disais tout-à-l’heure, que je t’expliquerai si tu veux, et qui t’étonneront, sur ma parole.
Je le crois ; mais tu me les expliqueras une autre fois plus à loisir. Présentement, tâche de m’expliquer un peu plus clairement ce que je t’ai [6d] demandé ; car tu n’as pas encore satisfait à ma question, et ne m’as pas enseigné ce que c’est que la sainteté : tu m’as dit seulement que le saint, c’est ce que tu fais en accusant ton père d’homicide.
Je t’ai dit la vérité.
Peut-être ; mais n’y a-t-il pas beaucoup d’autres choses que tu appelles saintes ?
Sans doute.
Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je t’ai demandé, ce n’est pas que tu m’enseignasses une ou deux choses saintes parmi un grand nombre d’autres qui le sont aussi : je t’ai prié de m’exposer l’idée de la sainteté en [6e] elle-même. Car tu m’as dit toi-même, qu’il y a un seul et même caractère qui fait que les choses saintes sont saintes, comme il y en a un qui fait que l’impiété est toujours impiété : ne t’en souviens-tu pas ?
Oui, je m’en souviens.
Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel est ce caractère, afin que l’ayant toujours devant les yeux, et m’en servant comme du vrai modèle, je sois en état d’assurer, sur tout ce que je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce qui lui ressemble est saint, et que ce qui ne lui ressemble pas est impie.
Si c’est là ce que tu veux, Socrate, je suis prêt à te satisfaire.
Oui, c’est là ce que je veux.
Eh bien ! je dis que le saint est ce qui est agréable aux dieux, et que [7a] l’impie est ce qui leur est désagréable.
Fort bien, Euthyphron ; tu m’as enfin répondu précisément comme je te l’avais demandé. Si tu dis vrai, c’est ce que je ne sais pas encore ; mais sans doute tu me convaincras de la vérité de ce que tu avances.
Je t’en réponds.
Voyons, examinons bien ce que nous disons. Une chose sainte, un homme saint, c’est une chose, c’est un homme qui est agréable aux dieux : une chose impie, un homme impie, c’est un homme, c’est une chose qui leur est désagréable. Ainsi, le saint et l’impie sont directement opposés ; n’est-ce pas ?
Certainement.
[7b] Et tu admets cela sans hésiter ?
Sans hésiter, Socrate ; voilà qui est admis.
Mais n’admets-tu pas aussi que les dieux ont souvent entre eux des inimitiés et des haines, et qu’ils sont souvent brouillés et divisés ?
Admis.
Examinons donc sur quoi peut rouler cette différence de sentimens qui produit entre eux ces inimitiés et ces haines. Si nous disputions ensemble sur deux nombres pour savoir lequel est le plus grand, ce différend nous rendrait-il ennemis, et nous armerait-il l’un contre l’autre ? [7c] Et en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d’accord ?
Cela est sûr.
Et si nous disputions sur les différentes grandeurs des corps, ne nous mettrions-nous pas à mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute ?
Sur-le-champ.
Et si nous contestions sur la pesanteur, notre différend ne serait-il pas bientôt terminé par le moyen d’une balance ?
Sans difficulté.
Qu’y a-t-il donc, Euthyphron, qui puisse nous rendre ennemis irréconciliables, si nous venions à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle nous puissions avoir recours ? Peut-être ne te vient-il présentement aucune de ces choses-là dans l’esprit : je vais donc t’en [7d] proposer quelques-unes. Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le juste et l’injuste, l’honnête et le déshonnête, le bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur lesquelles, faute d’une règle suffisante pour nous mettre d’accord dans nos différends, nous nous jetons dans des inimitiés déplorables ? Et quand je dis-nous, j’entends tous les hommes.
En effet, voilà bien la cause de toutes nos querelles.
Et s’il est vrai que les dieux soient en différend sur certaines choses, ne faut-il pas que ce soit sur quelqu’une de celles-là ?
Nécessairement.
[7e] Ainsi donc, selon toi, sage Euthyphron, les dieux sont divisés sur le juste et l’injuste, sur l’honnête et le déshonnête, sur le bien et le mal ? Car ils ne peuvent avoir aucun autre sujet de dispute ; n’est-ce pas ?
Fort bien dit.
Et les choses que chacun des dieux trouve honnêtes, bonnes et justes, il les aime, et il hait leurs contraires ?
Oui.
Et, selon toi, une même chose paraît juste aux uns et injuste aux autres, [8α] et c’est là la source de leurs discordes et de leurs guerres ; n’est-ce pas ?
Sans doute.
Il suit de là qu’une même chose est aimée et haïe des dieux ; qu’elle leur est en même temps agréable et désagréable.
À ce qu’il semble.
D’après ce raisonnement le saint et l’impie sont donc la même chose.
Cela pourrait bien être.
Mais alors, tu n’as pas satisfait à ma question, admirable Euthyphron ; car je ne te demandais pas ce qui est tout à-la-fois saint et impie, tandis [8b]] qu’ici, à ce qu’il paraît, ce qui plait aux dieux peut aussi leur déplaire, de manière qu’en poursuivant la punition de ton père, mon cher Euthyphron tu plairas à Zeus, et déplairas à Ouranos et à Cronos ; tu seras agréable à Héphaistos, et désagréable à Héra, et ainsi des autres dieux qui ne seront pas du même sentiment sur ton action.
Mais je pense, Socrate, qu’il n’y a point sur cela de dispute entre les dieux, et qu’aucun d’eux ne prétend qu’on laisse impuni celui qui a commis injustement un meurtre.
Y a-t-il donc un homme qui le prétende ? En as-tu jamais vu qui ait osé [8c] mettre en question, si celui qui a tué quelqu’un injustement ou commis toute autre injustice, doit en être puni ?
On ne voit partout autre chose ; on n’entend dans les tribunaux que des gens qui, ayant commis mille injustices, disent et font tout ce qu’ils peuvent pour en éviter la punition.
Mais ces gens-là, Euthyphron, avouent-ils qu’ils aient commis ces injustices, ou, l’avouant, soutiennent-ils qu’ils ne doivent pas en être punis ?
Non pas, il est vrai.
Ils ne disent et ne font donc pas tout ce qu’ils peuvent ; car ils n’osent soutenir, ni même mettre en question, que, leur injustice étant avérée, ils [8d] ne doivent pas être punis ; seulement ils prétendent n’avoir commis aucune injustice : n’est-il pas vrai ?
J’en conviens.
Ils ne mettent donc pas en question si celui qui est coupable d’une injustice doit en porter la peine. L’unique sujet du débat est de savoir qui a commis l’injustice, comment, et en, quelle occasion.
Cela est certain.
La même chose n’arrive-t-elle pas dans le ciel, si, comme tu le dis, les dieux sont en différent sur le juste et sur l’injuste ? Les uns ne soutiennent-ils pas que les autres sont injustes ? Et ces derniers [8e] n’assurent-ils pas le contraire ? Car ni dieu, ni homme, n’oserait prétendre que celui qui fait une injustice ne doit pas en être puni.
Tout ce que tu dis là est vrai, Socrate, au moins en général.
Dis aussi en particulier ; car c’est sur des actions particulières que l’on dispute, hommes ou dieux : si donc les dieux disputent sur quelque chose, ce doit être sur quelque chose de particulier ; les uns doivent dire que telle action est juste, les autres qu’elle est injuste. N’est-ce pas ?
Assurément.
[9a] Viens donc, cher Euthyphron, pour mon instruction particulière ; apprends-moi quelle preuve certaine tu as que les dieux ont tous désapprouvé la mort de ton fermier, qui, après avoir si brutalement assommé son camarade, mis aux fers par le maître de celui qu’il avait tué, y est mort lui-même avant que ton père eût pu recevoir d’Athènes la réponse qu’il attendait : montre-moi qu’en cette rencontre, c’est une action pieuse et juste, qu’un fils accuse son père d’homicide, et qu’il en poursuive la punition ; et tâche, de me prouver, mais d’une manière nette [9b]] et claire, que tous les dieux approuvent l’action de ce fils. Si tu le fais, je ne cesserai, pendant toute ma vie, de célébrer ton habileté.
Cela n’est peut-être pas une petite affaire, Socrate ; non que je ne sois en état de te le prouver très clairement.
J’entends : tu me crois la tête plus dure qu’à tes juges ; car, pour eux, tu leur prouveras bien que ton fermier est mort injustement, et que tous les dieux désapprouvent l’action de ton père.
Oui, pourvu qu’ils veuillent m’écouter.
[9c]] Oh ! ils ne manqueront pas de t’écouter, pourvu que tu leur fasses de beaux discours. Mais voici une réflexion que je fais pendant que tu me parles ; je me dis en moi-même : Quand Euthyphron me prouverait que [9d] tous les dieux trouvent la mort de son fermier injuste, Euthyphron m’aurait-il mieux appris ce que c’est que le saint et l’impie ? La mort de ce fermier a déplu aux dieux, à ce qu’il prétend, je le veux ; mais ce n’est pas là une définition du saint et de son contraire, puisque les dieux sont partagés, et que ce qui est désagréable aux uns est agréable aux autres. Que tous les dieux trouvent injuste l’action de ton père, qu’ils l’abhorrent tous, soit ; je l’accorde, mais alors corrigeons un peu notre définition, je te prie, et disons : Ce qui est désagréable à tous les dieux est impie, ce qui est agréable à tous les dieux est saint, et ce qui est agréable aux uns et désagréable aux autres, n’est ni saint ni impie, ou l’un et l’autre en même temps. Veux-tu que nous nous en tenions à cette définition du saint et de l’impie ?
Qui t’en empêche, Socrate ?
Ce n’est pas moi ; mais vois toi-même si cela te convient, et si sur ce principe tu m’enseigneras mieux ce que tu m’as promis.
[9e] Pour moi, je ne ferais pas difficulté d’admettre que le saint est ce qui est agréable à tous les dieux. ; et l’impie, ce qui leur est désagréable à tous.
Examinerons-nous cette définition pour voir si elle est vraie, ou la recevrons-nous sans autre façon, et aurons-nous ce respect pour nous et pour les autres, que nous donnions les mains à toutes nos imaginations, et qu’il suffise qu’un homme assure qu’une chose est, pour la croire ; ou faut-il bien examiner ce qu’on dit ?
Il faut l’examiner ; mais je suis certain que, pour cette fois, ce que nous venons d’établir est inattaquable.
[10a] C’est ce que nous allons voir tout-à-l’heure ; essayons. Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?
Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.
Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est portée, et qu’une chose porte ? qu’une chose est vue, et qu’une chose voit ? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ?
Il me semble que je le comprends.
Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ?
Belle demande !
[10b] Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, parce qu’on la porte, ou par quelque autre raison ?
Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte.
Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue est vue parce qu’on la voit ?
Assurément.
Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on pousse une chose parce qu’elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est portée ; mais elle est portée parce qu’on la porte : cela est-il assez clair ? [10c] Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant parce qu’il pâtit. N’est-ce pas ?
Qui en doute ?
Être aimé n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ?
Oui.
Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? ce n’est pas parce qu’il est aimé qu’on l’aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il est aimé.
Cela est plus clair que le jour.
[10d] Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, selon toi ?
Oui, sans doute.
Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raison ?
Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint.
Ainsi donc, ils l’aiment parce qu’il est saint ; mais il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment.
Il paraît.
D’un autre côté, le saint n’est aimable aux dieux, n’est aimé des dieux, que parce que les dieux l’aiment ?
Qui peut le nier ?
Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux, et être saint, sont choses fort différentes.
[10e] Comment, Socrate ?
Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. N’en sommes-nous pas convenus ?
Je l’avoue.
Au contraire, ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, par le fait même de leur amour ; et les dieux ne l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux.
Cela est vrai.
Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par l’énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour même ; l’autre possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indiquer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c’est que le saint et l’impie.
Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne vouloir pas tenir en place.
Euthyphron ; tes principes ressemblent assez aux figures de Dédale, mon aïeul. Si c’était moi qui eusse mis en avant ces principes, tu n’aurais pas manqué de me dire que je tiens de lui cette belle qualité de faire des ouvrages qui s’enfuient, et ne veulent pas demeurer en place. Malheureusement c’est toi qui es ici l’ouvrier. Il faut donc que je cherche d’autres railleries ; car certainement tes principes t’échappent, et tu t’en aperçois bien toi-même.
Pour moi, Socrate, je n’ai pas besoin de chercher d’autres railleries, car ce n’est pas moi qui inspire à nos raisonnemens cette instabilité qui les fait changer à tout moment ; c’est toi qui me parais le vrai Dédale. S’il n’y avait que moi, nos principes ne remueraient pas.
Je suis donc plus habile dans mon art que n’était Dédale ; il ne savait donner cette mobilité qu’à ses propres ouvrages, au lieu que je la donne, à ce qu’il me paraît, non-seulement aux miens, mais à ceux des autres : et ce qu’il y a d’admirable, c’est que je suis habile malgré moi ; car j’aimerais incomparablement mieux des principes fixes et inébranlables que l’habileté de mon aïeul avec les trésors de Tantale. Mais voilà assez raillé : puisque tu crains si fort la peine, je veux aller à ton secours, et te montrer comment tu pourras me conduire à la connaissance de ce qui est saint, et ne pas me laisser en route. Vois un peu s’il ne te semble pas d’une nécessité absolue que tout ce qui est saint soit juste.
Cela ne se peut autrement.
Tout ce qui est juste te paraît-il saint, ou tout ce qui est saint te paraît-il juste, ou crois-tu que ce qui est juste n’est pas toujours saint, mais seulement qu’il y a des choses justes qui sont saintes, et d’autres qui ne le sont pas ?
Je ne te suis pas bien, Socrate.
Cependant tu as sur moi deux grands avantages, la jeunesse et l’habileté : mais, comme je te le disais tout-à-l’heure, bienheureux Euthyphron, tu te reposes dans ta sagesse. Je t’en prie, secoue cette mollesse ; ce que je te dis n’est pas bien difficile à entendre, c’est tout simplement le contraire de ce qu’avance un poète :
Tu n’oses pas chanter Zeus, qui a créé et ordonné cet univers : la honte est compagne de la peur.
Je ne suis point du tout d’accord avec ce poète : te dirai-je en quoi ?
Oui, tu m’obligeras.
Il ne me paraît point du tout vrai que la honte accompagne toujours la peur ; car il me semble qu’on voit tous les jours des gens qui craignent les maladies et la pauvreté, et beaucoup d’autres choses, et qui cependant n’ont aucune honte de ce qu’ils craignent. N’es-tu pas de cet avis ?
Tout-à-fait.
Au contraire, la peur suit toujours la honte ; car y a-t-il un homme à qui [12c] le sentiment d’une action honteuse ne fasse craindre la mauvaise réputation, qui en est la suite ?
Assurément, pas un.
Il n’est donc pas vrai de dire : La honte est compagne de la peur ; mais il faut dire : La peur est compagne de la honte ; car il est faux que la honte se trouve partout où est la peur : la peur a plus d’étendue que la honte. La honte est à la peur ce que l’impair est au nombre. Partout où il y a un nombre, là ne se trouve pas nécessairement l’impair ; mais partout où est l’impair là se trouve nécessairement un nombre. M’entends-tu présentement ?
Fort bien.
Eh bien ! c’est ce que je te demandais tout-à-l’heure, si le saint et le juste [12d] marchent toujours ensemble ; ou si partout où est le saint, là se trouve aussi le juste, tandis que le saint ne se trouve pas toujours où est le juste, le saint n’étant qu’une partie du juste. Poserons-nous cela pour principe, ou es-tu d’un autre sentiment ?
Non ; il me semble que ce principe ne peut être contesté.
Prends garde à ce qui va suivre. Si le saint est une partie du juste, il faut que nous trouvions quelle partie du juste c’est que le saint ; comme si tu me demandais quel nombre c’est précisément que le pair, je te répondrais que c’est le nombre qui se divise en deux parties égales. Ne le crois-tu pas comme moi ?
Sans doute.
[12e] Essaie donc aussi de m’apprendre quelle partie du juste c’est que le saint, afin que je signifie à Mélitus qu’il n’ait plus à m’accuser d’impiété, moi qui ai parfaitement appris de toi ce que c’est que la piété et la sainteté, et leurs contraires.
Pour moi, Socrate, il me semble, que la sainteté est cette partie du juste qui concerne les soins que l’homme doit aux dieux, et que toutes les autres parties du juste regardent les soins que les hommes se doivent les uns aux autres.
À merveille, Euthyphron ; cependant il me manque encore quelque petite [13a] chose : je ne comprends pas bien ce que tu entends par des soins que les hommes doivent aux dieux. Certainement tu ne veux pas parler de soins semblables à ceux qu’on prend d’autres choses ? Par exemple, nous disons tous les jours qu’il n’y a que le cavalier qui sache prendre soin d’un cheval ; n’est-ce pas ?
Oui, sans doute.
Le soin des chevaux regarde donc l’art du cavalier ?
Assurément.
Et tous les hommes ne sont pas propres à avoir soin des chiens ; il n’y a que le chasseur.
Il n’y a que lui.
Ainsi l’emploi du chasseur est le soin des chiens ?
[13b] Sans difficulté.
Et celui du bouvier, le soin des bœufs ?
Oui.
Et celui de la sainteté, le soin des dieux ; n’est-ce pas ce que tu dis ?
Précisément.
Tout soin n’a-t-il pas pour but le bien et l’utilité de qui en est l’objet ? Ne vois-tu pas que les chevaux dont un habile cavalier prend soin, y gagnent ?
Oui.
N’en est-il pas ainsi des chiens et des bœufs, sous la main du chasseur et [13c] du bouvier ? et n’en est-il pas ainsi de tout ? Ou peux-tu croire que les soins qu’on prend d’une chose tendent à son préjudice ?
Non, par Zeus.
Ils tendent donc à son profit ?
Assurément.
La sainteté, étant le soin des dieux, tend donc à leur utilité, et leur profite. Mais, dis-moi, oserais-tu avancer que, lorsque tu fais une action sainte, elle profite à quelqu’un des dieux ?
Non, par Jupiter.
Je ne crois pas non plus que ce soit ta pensée ; j’en suis bien éloigné : [13d] c’est aussi pourquoi je te demandais de quel soin des dieux tu veux parler, bien persuadé que ce n’est pas de celui-là.
Tu me rends justice, Socrate.
Très bien ; mais quel soin des dieux est-ce donc que la sainteté ?
Celui, Socrate, que les serviteurs ont de leurs maîtres.
J’entends ; la sainteté serait comme la servante des dieux.
C’est cela.
Pourrais-tu me dire à quoi l’art du médecin lui sert ? N’est-ce pas à guérir ?
Oui.
Et l’art du charpentier à quoi lui sert-il ?
À construire des vaisseaux.
[13e] Et l’art de l’architecte, n’est-ce pas à bâtir des maisons ?
Assurément.
Dis-moi donc maintenant, mon cher Euthyphron, à quoi peut servir la sainteté ? Car il est bien sûr que tu le sais, puisque tu dis que tu connais les choses divines mieux que personne.
Et je dis la vérité, Socrate.
Dis-moi donc, au nom de Jupiter, que font les dieux de si beau, à l’aide de notre piété ?
Bien des choses, et très belles.
[14a] Les généraux aussi ; cependant il en est une principale qui frappe tout le monde, c’est la victoire qu’ils remportent dans les combats : n’est-il pas vrai ?
Très vrai.
Les laboureurs aussi font beaucoup de belles choses ; mais la principale, c’est de nourrir les hommes.
J’en conviens.
Eh bien ! de toutes les belles choses que font les dieux par le ministère de notre sainteté, quelle est la principale ?
Je te disais, il n’y a qu’un instant, Socrate, qu’il n’est pas si facile de [14b] t’expliquer tout cela exactement. Ce que je puis te dire en général, c’est que la sainteté consiste à se rendre les dieux favorables par ses prières et ses sacrifices, et qu’ainsi elle conserve les familles et les cités ; que l’impiété consiste à faire le contraire, et qu’elle perd et ruine tout.
En vérité, Euthyphron, si tu l’avais voulu, en moins de paroles tu aurais pu me dire ce que je te demande ; mais il est aisé de voir que tu n’as pas [14c] envie de m’instruire ; car tout-à-l’heure j’étais près de te saisir, et voilà que tout d’un coup tu m’échappes. Encore un mot, et j’allais savoir ce que c’est que la sainteté. Présentement donc, car il faut bien que celui qui interroge suive celui qui est interrogé, ne dis-tu pas que la sainteté est l’art de sacrifier et de prier ?
Oui, je te le dis.
Sacrifier, c’est donner aux dieux ; prier, c’est leur demander.
Fort bien, Socrate.
[14d] De ce principe il suivrait que la sainteté est la science de donner et de demander aux dieux.
Tu as parfaitement compris ma pensée, Socrate.
C’est que je suis amoureux de ta sagesse, et que je m’y applique tout entier. Ne crains pas que je laisse tomber une seule de tes paroles. Dis-moi donc quel est l’art de servir les dieux ? C’est, selon toi, l’art de leur donner et de leur demander ?
Comme tu dis.
Pour bien demander, ne faut-il pas leur demander des choses que nous avons besoin de recevoir d’eux ?
Rien de plus vrai.
[14e] Et pour bien donner, ne faut-il pas leur donner en échange les choses qu’ils ont besoin de recevoir de nous ? Car il ne serait pas fort habile de donner à quelqu’un ce dont il n’aurait aucun besoin.
On ne saurait mieux parler.
La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc une espèce de trafic entre les dieux et les hommes ?
Un trafic, si tu veux l’appeler ainsi.
Je ne le veux pas, si ce n’en est pas un réellement ; mais, dis-moi, quelle utilité les dieux reçoivent-ils des présens que nous leur faisons ? Car [15a] l’utilité que nous tirons d’eux est sensible, puisque nous n’avons rien qui ne vienne de leur libéralité. Mais de quelle utilité sont aux dieux nos offrandes ? Sommes-nous si habiles dans ce commerce, que nous en tirions seuls tous les profits ?
Penses-tu donc, Socrate, que les dieux puissent jamais tirer aucune utilité des choses qu’ils reçoivent de nous ?
Alors, Euthyphron, à quoi servent toutes nos offrandes ?
Elles servent à leur marquer notre respect, et, comme je te le disais tout-à-l’heure, l’envie que nous avons de nous les rendre favorables.
[15b] Ainsi maintenant le saint a la faveur des dieux, mais il ne leur est plus utile, et il n’en est plus aimé.
Comment ! Il en est aimé par-dessus tout, selon moi.
Le saint est donc ce qui est aimé des dieux ?
Oui, par-dessus tout.
Et en me parlant ainsi, tu t’étonnes que tes discours soient si mobiles ! et tu oses m’accuser d’être le Dédale qui leur donne ce mouvement continuel, toi, incomparable Euthyphron, mille fois plus adroit que Dédale, puisque tu sais même les faire tourner en cercle ! Car ne [15c] t’aperçois-tu pas qu’après avoir fait mille tours, ils reviennent sur eux-mêmes ? Ne te souvient-il pas qu’être saint et être aimable aux dieux ne nous ont pas paru tantôt la même chose ? Ne t’en souvient-il pas ?
Je m’en souviens.
Eh ! ne vois-tu pas que tu dis présentement que le saint est ce qui est aimé des dieux ? Ce qui est aimé des dieux, n’est-ce pas ce qui est aimable à leurs yeux ?
Assurément.
De deux choses l’une : où nous avons eu tort d’admettre ce que nous avons admis ; ou, si nous avons bien fait, nous tombons maintenant dans une définition fausse.
J’en ai peur.
Il faut donc que nous recommencions tout de nouveau à chercher ce que c’est que la sainteté ; car je ne me découragerai point jusqu’à ce que tu me [15d] l’aies appris. Ne me dédaigne point, je t’en prie, et recueille tout ton esprit pour m’apprendre la vérité : tu la sais mieux qu’homme du monde ; aussi suis-je décidé à m’attacher à toi, comme à Protée, et à ne point te lâcher que tu n’aies parlé ; car si tu n’avais une connaissance parfaite de ce que c’est que le saint et l’impie, sans doute tu n’aurais jamais entrepris, pour un mercenaire, de mettre en justice et d’accuser d’homicide ton vieux père, et tu te serais arrêté, de peur de mal faire, par crainte des dieux et respect pour les hommes. Ainsi, je ne puis douter que tu ne penses savoir au plus juste ce que c’est que la sainteté et son [15e] contraire : apprends-le-moi donc, très excellent Euthyphron, et ne me cache pas ton opinion.
Ce sera pour une autre fois, Socrate, car maintenant je suis pressé, et il est temps que je te quitte.
Que fais-tu, cher Euthyphron ? Tu me perds en partant si vite ; tu m’enlèves l’espérance dont je m’étais flatté, l’espérance d’apprendre de toi ce que c’est que la sainteté et son contraire, et de faire ma paix avec [16a] Mélitus, en l’assurant qu’Euthyphron m’a converti ; que l’ignorance ne me portera plus à innover sur des choses divines, et qu’à l’avenir je serai plus sage.
## Notes
* ↑ Portique à la droite du Céramique, où le second des Archontes, appelé le Roi, présidait pendant son année, et connaissait des causes d’homicide et des délits religieux.
* ↑ Mauvais poète tragique qui se mêlait d’intrigues politiques. Il accusa Périclès, il accusa Socrate, et finit par être lapidé par les Athéniens.
* ↑ Pitnos, bourg ou dême (δῆμος) de la tribu Cécropide, une des dix tribus de l’Attique.
* ↑ Voyez le premier Alcibiade, et surtout l’Apologie, où Socrate s’explique sur ces inspirations, et sur ce qu’on appelle ordinairement le démon de Socrate.
* ↑ Il s’appelait Prospalte. Voyez le Cratyle.
* ↑ On appelait ainsi à Athènes trois magistrats chargés de donner des consultations sur toutes les affaires qui avaient rapport à la religion.
* ↑ SEXT. EMPIR. I, 13. ― HÉSIOD. Théog. 154 ― 182.
* ↑ Jupiter, qui préside à l’amitié, ὁ φιλίος. Il avait un temple sous ce nom à Mégalopolis (PAUSAN. Arcad. chap. 3).
* ↑ Pendant les grandes Panathénées, on construisait en l’honneur de Minerve un vaisseau sacré auquel on attachait un voile qui représentait les actions de la déesse, tracées à l’aiguille par des vierges. On roulait d’abord ce vaisseau jusqu’au temple de Cérès et de là on le montait sur l’Acropolis. Le voile était alors détaché du vaisseau et suspendu à la statue de Minerve, au Parthénon (BARTH. Voyage d’Anach. ch. 24).
* ↑ Voyez, sur les statues mobiles de Dédale, la fin du Ménon. — Dans le premier Alcibiade, Socrate appelle aussi Dédale son aïeul, vraisemblablement parce qu’il était d’une famille de sculpteurs et sculpteur lui-même.
* ↑ L’auteur, quel qu’il soit, des Chants Cypriens ; l’opinion la plus générale attribue ces chants à Stanisus, de Cypre.
* ↑ Selon Diogène Laërce, Euthyphron aurait profité de cette conversation, et abandonné ses poursuites contre son père (Diog. Laerce. II, chap. 29). |
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## APOLOGIE DE SOCRATE.
[17a] Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s’en est fallu que je ne me méconnusse moi-même, tant ils ont parlé d’une manière persuasive ; et cependant, à parler franchement, ils n’ont pas dit un mot qui soit véritable.
Mais, parmi tous les mensonges qu’ils ont débités, ce qui m’a le plus surpris, c’est lorsqu’ils vous ont recommandé de vous bien [17b] tenir en garde contre mon éloquence ; car, de n’avoir pas craint la honte du démenti que je vais leur donner tout-à-l’heure, en faisant voir que je ne suis point du tout éloquent, voilà ce qui m’a paru le comble de l’impudence, à moins qu’ils n’appellent éloquent celui qui dit la vérité. Si c’est là ce qu’ils veulent dire, j’avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas à leur manière ; car, encore une fois, ils n’ont pas dit un mot qui soit véritable ; et de ma bouche vous entendrez la vérité toute entière, non pas, il est vrai, Athéniens, dans les discours étudiés, comme ceux de mes adversaires, et brillants de [17c] tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes qui se présenteront à moi les premiers ; en effet, j’ai la confiance que je ne dirai rien qui ne soit juste. Ainsi que personne n’attende de moi autre chose. Vous sentez bien qu’il ne me siérait guère, à mon âge, de paraître devant vous comme un jeune homme qui s’exerce à bien parler. C’est pourquoi la seule grâce que je vous demande, c’est que, si vous m’entendez employer pour ma défense le même langage dont j’ai coutume de me servir dans la place publique, aux comptoirs des banquiers, où vous m’avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n’en soyez pas surpris, et ne vous emportiez pas contre moi ; car c’est aujourd’hui la première fois de ma vie que je parais devant un tribunal, [17d] à l’âge de plus de soixante-dix ans ; véritablement donc je suis étranger au langage qu’on parle ici. Eh bien ! de même que, si j’étais réellement un étranger, vous me laisseriez parler dans [18a] la langue et à la manière de mon pays, je vous conjure, et je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser maître de la forme de mon discours, bonne ou mauvaise, et de considérer seulement, mais avec attention, si ce que je dis est juste ou non : c’est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l’orateur est de dire la vérité.
D’abord, Athéniens, il faut que je réfute les premières accusations dont j’ai été l’objet, et mes premiers accusateurs ; ensuite les accusations récentes et les accusateurs qui viennent de [18b] s’élever contre moi. Car, Athéniens, j’ai beaucoup d’accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n’avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu’Anytus et ceux, qui se joignent à lui, bien que ceux-ci soient très redoutables ; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s’emparant de la plupart d’entre vous dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s’occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause en sait faire une bonne. [18c] Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs ; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livrés à de pareilles recherches, ne croient pas qu’il y ait des dieux. D’ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a déjà longtemps qu’ils travaillent à ce complot ; et puis, ils vous ont prévenus de cette opinion dans l’âge de la crédulité ; car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse : ils m’accusaient donc auprès de vous tout à leur aise, plaidant contre un homme qui ne se défend pas ; et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il ne m’est pas permis de connaître, ni de nommer [18d] mes accusateurs, à l’exception d’un certain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par envie et pour me décrier, vous ont persuadé ces faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, ont persuadé les autres, échappent à toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les réfuter ; de sorte que je me vois réduit à combattre des fantômes, et à me défendre sans que personne m’attaque. Ainsi mettez-vous dans l’esprit que j’ai affaire à deux sortes d’accusateurs, comme je viens de le dire ; les uns qui m’ont accusé depuis long-temps, les autres qui m’ont cité en dernier lieu ; et croyez, je vous prie, [18e] qu’il est nécessaire que je commence par répondre aux premiers ; car ce sont eux que vous avez d’abord écoutés, et ils ont fait plus d’impression sur vous que les autres.
Eh bien donc ! Athéniens, il faut se défendre, [19a] et tâcher d’arracher de vos esprits une calomnie qui y est déjà depuis long-temps, et cela en aussi peu d’instants. Je souhaite y réussir, s’il en peut résulter quelque bien pour vous et pour moi ; je souhaite que cette défense me serve ; mais je regarde la chose comme très difficile, et je ne m’abuse point à cet égard. Cependant qu’il arrive tout ce qu’il plaira aux dieux, il faut obéir à la loi, et se défendre.
Reprenons donc dans son principe l’accusation [19b] sur laquelle s’appuient mes calomniateurs, et qui a donné à Mélitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons ; que disent mes calomniateurs ? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si elle était écrite, et le serment prêté : Socrate est un homme dangereux qui, par une curiosité criminelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d’une mauvaise, [19c] et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voilà l’accusation ; c’est ce que vous avez vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on représente un certain Socrate, qui dit qu’il se promène dans les airs et autres semblables extravagances sur des choses où je n’entends absolument rien ; et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances, s’il y a quelqu’un qui y soit habile (et que Mélitus n’aille pas me faire ici de nouvelles affaires) ; mais c’est qu’en effet, je ne me suis jamais mêlé de ces matières, et je puis en prendre à témoin la plupart d’entre vous. Je vous conjure donc tous tant que vous êtes avec qui j’ai conversé, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de déclarer si vous m’avez jamais entendu parler de ces sortes de sciences, ni de près ni de loin ; par là, vous jugerez des autres parties de l’accusation, où il n’y a pas un mot de vrai. Et si l’on vous dit que je me mêle d’enseigner, et que j’exige un salaire, c’est encore une fausseté. Ce n’est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Léontium, Prodicus de Céos, et Hippias d’Élis. Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune dépense, s’attacher [20a] à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait de choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d’obligation. J’ai ouï dire aussi qu’il était arrivé ici un homme de Paros, qui est fort habile ; car m’étant trouvé l’autre jour chez un homme qui dépense plus en sophistes que tous nos autres, citoyens ensemble, Callias, fils d’Hipponicus, je m’avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou [20b] deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas à les mettre entre les mains d’un habile homme, que nous paierions bien, afin qu’il les rendît aussi beaux et aussi bons qu’ils peuvent être, et qu’il leur donnât toutes les perfections de leur nature ? Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, à qui as-tu résolu de les confier ? Quel maître avons-nous en ce genre, pour les vertus de l’homme et du citoyen ? Je m’imagine qu’ayant des enfants, tu as dû penser à cela ? As-tu quelqu’un ? lui dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc ? repris-je ; d’où est-il ? Combien prend-il ? C’est Évène, Socrate, me répondit Callias ; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je félicitai Évène, s’il était vrai qu’il eût ce talent, et qu’il l’enseignât à si bon marché. Pour moi, j’avoue [20c] que je serais bien fier et bien glorieux, si j’avais cette habileté ; mais malheureusement je ne l’ai point, Athéniens.
Et ici quelqu’un de vous me dira sans doute : Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d’où viennent ces calomnies que l’on a répandues contre toi ? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n’aurait jamais tant parlé de toi. Dis-nous donc ce que c’est, afin que nous ne portions pas un jugement téméraire. [20d] Rien de plus juste assurément qu’un pareil langage ; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui m’a fait tant de réputation et tant d’ennemis. Écoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement ; mais soyez bien persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que j’ai acquise vient d’une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C’est peut-être une sagesse purement humaine ; et je cours grand risque de n’être sage que de celle-là, tandis que les hommes dont je viens de vous parler [20e] sont sages d’une sagesse bien plus qu’humaine. Je n’ai rien à vous dire de cette sagesse supérieure, car je ne l’ai point ; et qui le prétend en impose et veut me calomnier. Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît d’une arrogance extrême ; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance ; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est ; et ce témoin c’est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous [21a] Chérephon, c’était mon ami d’enfance ; il l’était aussi de la plupart d’entre vous ; il fut exilé avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c’était que Chérephon, et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu’il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l’oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire) ; il lui demanda s’il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu’il n’y en avait aucun. À défaut de Chérephon, qui est mort, son frère, qui est ici, [21b] pourra vous le certifier. Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’où viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi. Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande ; que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point ; un dieu ne saurait mentir. Je fus long-temps dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaître l’intention du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville ; et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui dire : tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nullement ce qu’il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux [21d] à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point. De là, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier ; je trouvai la même chose, et je me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point ; je sentais bien quelles haines j’assemblais sur moi ; j’en étais affligé, effrayé même. Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux [22a] qui avaient le plus de réputation ; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches : Ceux qu’on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j’entrepris. Pour m’assurer de la vérité de l’oracle. Après les politiques, je m’adressai [22b] aux poètes tant à ceux qui font des tragédies, qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, désirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle, [22c] un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre, à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’étais au-dessus d’eux, par le même endroit qui m’avait mis au-dessus des politiques. [22d] Des poètes, je passai aux artistes. J’avais la conscience de n’entendre rien aux arts, et j’étais bien persuadé que les artistes possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais, et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes ; il n’y en avait pas un qui, parce qu’il excellait dans son art, ne crut très-bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle présomption [22e] gâtait leur habileté, de sorte que, me mettant à la place de l’oracle, et me demandant à moi-même lequel j’aimerais mieux ou d’être tel que je suis, sans leur habileté et aussi sans leur ignorance, ou d’avoir leurs avantages avec leurs défauts, je me répondis à moi-même et à l’oracle : J’aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherches, Athéniens, qui ont excité contre [23a] moi tant d’inimitiés dangereuses ; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage ; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres. Mais, Athéniens, la vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand’chose, ou même qu’elle n’est rien ; et il est évident que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais qu’il s’est servi de mon nom comme d’un [23b] exemple, et comme s’il eût dit à tous les hommes : Le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme Socrate, reconnaît que sa sagesse n’est rien. Convaincu de cette vérité, pour m’en assurer encore davantage, et pour obéir au dieu, je continue ces recherches, et vais examinant tous ceux de nos concitoyens et des étrangers, en qui j’espère trouver la vraie sagesse ; et quand je ne l’y trouve point, je sers d’interprète à l’oracle ; en leur faisant voir qu’ils ne sont point sages. Cela m’occupe si fort, que je n’ai pas eu le temps d’être un peu utile à la république, ni à ma [23c] famille, et mon dévouement au service du dieu m’a mis dans une gêne extrême. D’ailleurs beaucoup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui appartiennent à de riches familles, s’attachent à moi, et prennent un grand plaisir à voir de quelle manière j’éprouve les hommes ; eux-mêmes ensuite tâchent de m’imiter, et se mettent à éprouver ceux qu’ils rencontrent ; et je ne doute pas qu’ils ne trouvent une abondante moisson ; car il ne manque pas de gens qui croient tout savoir, quoiqu’ils ne sachent rien, ou très-peu de chose. Tous ceux qu’ils convainquent ainsi d’ignorance s’en prennent à moi, et non pas à eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate, [23d] qui est une vraie peste pour les jeunes gens ; et quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu’il enseigne, ils n’en savent rien ; mais, pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant ces accusations banales qu’on fait ordinairement aux philosophes ; qu’il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la terre ; qu’il ne croit point aux dieux, et qu’il rend bonnes les plus mauvaises causes ; car ils n’osent dire ce qui en est, que Socrate les prend sur le fait, et montre qu’ils [23e] font semblant de savoir, quoiqu’ils ne sachent rien. Intrigants, actifs et nombreux, parlant de moi d’après un plan concerté et avec une éloquence fort capable de séduire, ils vous ont depuis long-temps rempli les oreilles des bruits les plus perfides, et poursuivent sans relâche leur système de calomnie. Aujourd’hui ils me détachent Mélitus, Anytus et Lycon. [24a] Mélitus représente les poètes ; Anytus, les politiques et les artistes ; Lycon, les orateurs. C’est pourquoi, comme je le disais au commencement, je regarderais comme un miracle, si, en aussi peu de temps, je pouvais détruire une calomnie qui a déjà de vieilles racines dans vos esprits.
Vous avez entendu, Athéniens, la vérité toute pure ; je ne vous cache et ne vous déguise rien, quoique je n’ignore pas que tout ce que je dis ne fait qu’envenimer la plaie ; et c’est cela même qui prouve que je dis la vérité, et que [24b] je ne me suis pas trompé sur la source de ces calomnies : et vous vous en convaincrez aisément, si vous voulez vous donner la peine d’approfondir cette affaire, ou maintenant ou plus tard.
Voilà contre mes premiers accusateurs une apologie suffisante ; venons présentement aux derniers, et tâchons de répondre à Mélitus, cet homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce qu’il assure. Reprenons cette dernière accusation comme nous avons fait la première ; voici à-peu-près comme elle est conçue : Socrate est coupable, en ce qu’il corrompt les jeunes gens, ne reconnaît pas la religion de l’état, et met à [24c] la place des extravagances démoniaques. Voilà l’accusation ; examinons-en tous les chefs l’un après l’autre.
Il dit que je suis coupable, en ce que je corromps les jeunes gens. Et moi, Athéniens, je dis que c’est Mélitus qui est coupable, en ce qu’il se fait un jeu des choses sérieuses, et, de gaité de cœur, appelle les gens en justice pour faire semblant de se soucier beaucoup de choses dont il ne s’est jamais mis en peine ; et je m’en vais vous le prouver. Viens ici, Mélitus ; dis-moi : Y a-t-il rien que tu aies tant à cœur que de rendre les [24d] jeunes gens aussi vertueux qu’ils peuvent l’être ?
Non, sans doute.
Eh bien donc, dis à nos juges qui est-ce qui est capable de rendre les jeunes gens meilleurs ; car il ne faut pas douter que tu ne le saches, puisque cela t’occupe si fort. En effet, puisque tu as découvert celui qui les corrompt, et que tu l’as dénoncé devant ce tribunal, il faut que tu dises qui est celui qui peut les rendre meilleurs. Parle, Mélitus… tu vois que tu es interdit, et ne sais que répondre : cela ne te semble-t-il pas honteux, et n’est-ce pas une preuve certaine que tu ne t’es jamais soucié de l’éducation de la jeunesse ? Mais, encore une fois, digne Mélitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs.
[24e] Les lois.
Ce n’est pas là, excellent Mélitus, ce que je te demande. Je te demande qui est-ce ? Quel est l’homme ? Il est bien sûr que la première chose qu’il faut que cet homme sache, ce sont les lois.
Ceux que tu vois ici, Socrate ; les juges.
Comment dis-tu, Mélitus ? Ces juges sont capables d’instruire les jeunes gens et de les rendre meilleurs ?
Certainement.
Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi eux qui le puissent, et d’autres qui ne le puissent pas ?
Tous.
À merveille, par Junon ; tu nous as trouvé un grand nombre de bons précepteurs. Mais poursuivons ; et tous ces citoyens qui nous écoutent peuvent-ils aussi rendre les jeunes [25a] gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas ?
Ils le peuvent aussi.
Et les sénateurs ?
Les sénateurs aussi.
Mais, mon cher Mélitus, tous ceux qui assistent aux assemblées du peuple ne pourraient-ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi tous capables de la rendre vertueuse ?
Ils en sont tous capables.
Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent être utiles à la jeunesse, hors moi ; il n’y a que moi qui la corrompe : n’est-ce pas là ce que tu dis ?
C’est cela même.
En vérité, il faut que j’aie bien du malheur ; mais continue de me répondre. Te paraît-il qu’il en soit de même des chevaux ? Tous les hommes [25b] peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il qu’un seul qui ait le secret de les gâter ? Ou est-ce tout le contraire ? N’y a-t-il qu’un seul homme, ou un bien petit nombre, savoir les écuyers, qui soient capables de les dresser ? Et les autres hommes, s’ils veulent les monter et s’en servir, ne les gâtent-ils pas ? N’en est-il pas de-même de tous les animaux ? Oui, sans doute, soit qu’Anytus et toi vous en conveniez ou que vous n’en conveniez point ; et, en vérité, ce serait un grand bonheur pour la jeunesse, qu’il n’y eût [25c] qu’un seul homme qui pût la corrompre, et que tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais tu as suffisamment prouvé, Mélitus, que l’éducation de la jeunesse ne t’a jamais fort inquiété ; et tes discours viennent de faire paraître clairement que tu ne t’es jamais occupé de la chose même pour laquelle tu me poursuis.
D’ailleurs, je t’en prie au nom de Jupiter, Mélitus, réponds à ceci : Lequel est le plus avantageux d’habiter avec des gens de bien, ou d’habiter avec des méchants ? Réponds-moi, mon ami, car je ne te demande rien de difficile. N’est-il pas vrai que les méchants font toujours quelque mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons font toujours quelque bien à ceux qui vivent avec eux ?
Sans doute.
[25d] Y a-t-il donc quelqu’un qui aime mieux recevoir du préjudice de la part de ceux qu’il fréquente, que d’en recevoir de l’utilité ? Réponds-moi, Mélitus ; car la loi ordonne de répondre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux recevoir du mal que du bien ?
Non, il n’y a personne.
Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre la jeunesse, et de la rendre plus méchante, dis-tu que je la corromps à dessein, ou sans le vouloir ?
À dessein.
Quoi donc ! Mélitus, à ton âge, ta sagesse surpasse-t-elle de si loin la mienne à l’âge où je suis parvenu, que tu saches fort bien que les méchants fassent toujours du mal à ceux qui [25e] les fréquentent et que les bons leur font du bien, et que moi je sois assez ignorant pour ne savoir pas qu’en rendant méchant quelqu’un de ceux qui ont avec moi un commerce habituel, je m’expose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser malgré cela de m’attirer ce mal, le voulant et le sachant ? En cela, Mélitus, je ne te crois point, et je ne pense pas qu’il y ait un homme au monde qui puisse te croire. Il faut de deux choses l’une, ou que je ne corrompe pas les [26a] jeunes gens, ou, si je les corromps, que ce soit malgré moi et sans le savoir : et, dans tous les cas, tu es un imposteur. Si c’est malgré moi que je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu’on appelle en justice pour des fautes involontaires ; mais elle veut qu’on prenne en particulier ceux qui les commettent, et qu’on les instruise ; car il est bien sûr qu’étant instruit, je cesserai de faire ce que je fais malgré moi : mais tu t’en es bien gardé ; tu n’as pas voulu me voir et m’instruire, et tu me traduis devant ce tribunal, où la loi veut qu’on cite ceux qui ont mérité des punitions, et non pas ceux qui n’ont besoin que de remontrances. Ainsi, Athéniens, voilà une [26b] preuve bien évidente de ce que je vous disais, que Mélitus ne s’est jamais mis en peine de toutes ces choses-là, et qu’il n’y a jamais pensé. Cependant, voyons ; dis-nous comment je corromps les jeunes gens : n’est-ce pas, selon ta dénonciation écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la patrie, et en leur enseignant des extravagances sur les démons ? N’est-ce pas là ce que tu dis ?
Précisément.
Mélitus, au nom de ces mêmes dieux dont il s’agit maintenant, explique-toi d’une manière un [26c] peu plus claire, et pour moi et pour ces juges ; car je ne comprends pas si tu m’accuses d’enseigner qu’il y a bien des dieux (et dans ce cas, si je crois qu’il y a des dieux, je ne suis donc pas entièrement athée, et ce n’est pas là en quoi je suis coupable), mais des dieux qui ne sont pas ceux de l’état : est-ce là de quoi tu m’accuses ? ou bien m’accuses-tu de n’admettre aucun dieu, et d’enseigner aux autres à n’en reconnaître aucun ?
[26d] Je t’accuse de ne reconnaître aucun dieu.
Ô merveilleux Mélitus ! pourquoi dis-tu cela ? Quoi ! je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des dieux ?
Non, par Jupiter, Athéniens, il ne le croit pas ; car il dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre.
Tu crois accuser Anaxagore, mon cher Mélitus, et tu méprises assez nos juges, tu les crois assez ignorants, pour penser qu’ils ne savent pas que les livres d’Anaxagore de Clazomènes sont pleins de pareilles assertions. D’ailleurs, les jeunes gens viendraient-ils chercher auprès de moi avec tant d’empressement une doctrine qu’ils pourraient aller à tout moment entendre débiter à [26e] l’orchestre, pour une dragme tout au plus, et qui leur donnerait une belle occasion de se moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas à lui, et qui sont si étranges et si absurdes ? Mais dis-moi, au nom de Jupiter, prétends-tu que je ne reconnais aucun dieu.
Oui, par Jupiter, tu n’en reconnais aucun.
En vérité, Mélitus, tu dis là des choses incroyables, et auxquelles toi-même, à ce qu’il me semble, tu ne crois pas. Pour moi, Athéniens, il me paraît que Mélitus est un impertinent, qui n’a intenté cette accusation que pour m’insulter, et par une audace de jeune homme ; il est venu ici [27a] pour me tenter, en proposant une énigme, et disant en lui-même : Voyons si Socrate, cet homme qui passe pour si sage, reconnaîtra que je me moque, et que je dis des choses qui se contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous les auditeurs. En effet, il paraît entièrement se contredire dans son accusation ; c’est comme s’il disait : Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas de dieux, et en ce qu’il reconnaît des dieux ; vraiment c’est là se moquer. Suivez-moi, je vous en prie, Athéniens, et examinez avec moi en quoi je pense qu’il se contredit. Réponds, [27b] Mélitus ; et vous, juges, comme je vous en ai conjurés au commencement, souffrez que je parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Mélitus ; y a-t-il quelqu’un dans le monde qui croie qu’il y ait des choses humaines, et qui ne croie pas qu’il y ait des hommes ?… Juges, ordonnez qu’il réponde et qu’il ne fasse pas tant de bruit. Y a-t-il quelqu’un qui croie qu’il y a des règles pour dresser les chevaux, et qu’il n’y a pas de chevaux ? des airs de flûte, et point de joueurs de flûte ?… Il n’y a personne, excellent Mélitus. C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas répondre, et qui le dis à toute l’assemblée. Mais réponds à ceci : Y a-t-il quelqu’un qui admette quelque chose relatif aux démons, et qui croie [27c] pourtant qu’il n’y a point de démons ?
Non, sans doute.
Que tu m’obliges de répondre enfin, et à grand’peine, quand les juges t’y forcent ! Ainsi tu conviens que j’admets et que j’enseigne quelque chose sur les démons : que mon opinion, soit nouvelle, ou soit ancienne, toujours est-il, d’après toi-même, que j’admets quelque chose sur les démons ; et tu l’as juré dans ton accusation. Mais si j’admets quelque chose sur les démons, il faut nécessairement que j’admette des démons ; n’est-ce pas ?… Oui, sans doute ; car je prends ton silence pour un consentement. Or, ne regardons-nous [27d] pas les démons comme des dieux, ou des enfants des dieux ? En conviens-tu, oui ou non ?
J’en conviens.
Et par conséquent, puisque j’admets des démons de ton propre aveu, et que les démons sont des dieux, voilà justement la preuve de ce que je disais, que tu viens nous proposer des énigmes, et te divertir à mes dépens, en disant que je n’admets point de dieux, et que pourtant j’admets des dieux, puisque j’admets des démons. Et si les démons sont enfants des dieux, enfants bâtards, à la vérité, puisqu’ils les ont eus de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mortelles, qui pourrait croire qu’il y a des enfants des dieux, et qu’il n’y ait pas des dieux ? [27e] Cela serait aussi absurde que de croire qu’il y a des mulets nés de chevaux ou d’ânes, et qu’il n’y a ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélitus, il est impossible que tu ne m’aies intenté cette accusation pour m’éprouver, ou faute de prétexte légitime pour me citer devant ce tribunal ; car que tu persuades jamais à quelqu’un d’un peu de sens, que le même homme puisse croire qu’il y a des choses relatives aux démons et aux dieux, [28a] et pourtant qu’il n’y a ni démons, ni dieux, ni héros, c’est ce qui est entièrement impossible.
Mais je n’ai pas besoin d’une plus longue défense, Athéniens ; et ce que je viens de dire suffit, il me semble, pour faire voir que je ne suis point coupable, et que l’accusation de Mélitus est sans fondement. Et quant à ce que je vous disais au commencement, que j’ai contre moi de vives et nombreuses inimitiés, soyez bien persuadés qu’il en est ainsi ; et ce qui me perdra si je succombe, ce ne sera ni Mélitus ni Anytus, mais l’envie et la calomnie, qui ont déjà fait périr tant de gens de bien, et qui en feront encore périr tant d’autres ; car il ne faut pas espérer [28b] que ce fléau s’arrête à moi.
Mais quelqu’un me dira peut-être : N’as-tu pas honte, Socrate, de t’être attaché à une étude qui te met présentement en danger de mourir ? Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection : Vous êtes dans l’erreur, si vous croyez qu’un homme, qui vaut quelque chose, doit considérer les chances de la mort ou de la vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes ses démarches, si ce qu’il fait est juste ou injuste, et si c’est l’action d’un homme de bien ou d’un méchant. Ce seraient donc, suivant vous, des insensés que tous ces demi-dieux qui moururent au siège de Troie, et particulièrement le fils [28c] de Thétis, qui comptait le danger pour si peu de chose, en comparaison de la honte, que la déesse sa mère, qui le voyait dans l’impatience d’aller tuer Hector, lui ayant parlé à-peu-près en ces termes, si je m’en souviens : Mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton ami, en tuant Hector, tu mourras ; car
Ton trépas doit suivre celui d’Hector ;
lui, méprisant le péril et la mort, et [28d] craignant beaucoup plus de vivre comme un lâche, sans venger ses amis :
Que je meure à l’instant,
s’écrie-t-il, pourvu que je punisse le meurtrier de Patrocle, et que je ne reste pas ici exposé au mépris,
Assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre.
Est-ce là s’inquiéter du danger et de la mort ? Et en effet, Athéniens, c’est ainsi qu’il en doit être. Tout homme qui a choisi un poste, parce qu’il le jugeait le plus honorable, ou qui y a été placé par son chef, doit, à mon avis, y demeurer ferme, et ne considérer ni la mort, ni le péril, ni rien autre chose que l’honneur. Ce serait donc de ma part une étrange conduite, Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, comme un brave soldat, tous les postes où j’ai [28e] été mis par vos généraux, à Potidée, à Amphipolis et à Délium, et, après avoir souvent exposé ma vie, aujourd’hui que le dieu de Delphes m’ordonne, à ce que je crois, et comme je l’interprète moi-même, de passer mes jours dans l’étude de la philosophie, en m’examinant moi-même, et en examinant les autres, la peur de [29a] la mort, ou quelque autre danger, me faisait abandonner ce poste. Ce serait là une conduite bien étrange, et c’est alors vraiment qu’il faudrait me citer devant ce tribunal comme un impie qui ne reconnaît point de dieux, qui désobéit à l’oracle, qui craint la mort, qui se croit sage, et qui ne l’est pas ; car craindre la mort, Athéniens, ce n’est autre chose que se croire sage sans l’être ; car c’est croire connaître ce que l’on ne connaît point. En effet, personne ne connaît ce que c’est que la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme. [29b] Cependant on la craint, comme si l’on savait certainement que c’est le plus grand de tous les maux. Or, n’est-ce pas l’ignorance la plus honteuse que de croire connaître ce que l’on ne connaît point ? Pour moi, c’est peut-être en cela que je suis différent de la plupart des hommes ; et si j’osais me dire plus sage qu’un autre en quelque chose, c’est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se passe après cette vie, je ne crois pas non plus le savoir ; mais ce que je sais bien, c’est qu’être injuste, et désobéir à ce qui est meilleur que soi, dieu ou homme, est contraire au devoir et à l’honneur. Voilà le mal que je redoute et que je veux fuir, parce que je sais que c’est un mal, et non pas de prétendus maux qui peut-être sont des [29c] biens véritables : tellement que si vous me disiez présentement, malgré les instances d’Anytus qui vous a représentés ou qu’il ne fallait pas m’appeler devant ce tribunal, ou qu’après m’y avoir appelé, vous ne sauriez vous dispenser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que si j’échappais, vos fils, qui sont déjà si attachés à la doctrine de Socrate, seront bientôt corrompus sans ressource ; si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l’avis d’Anytus, et nous te renvoyons absous ; mais c’est à condition que tu cesseras de philosopher et de faire tes recherches accoutumées ; et si tu y retombes, et que tu sois découvert, tu mourras ; oui, si vous me [29d] renvoyiez à ces conditions, je vous répondrais sans balancer : Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j’obéirai plutôt au dieu qu’à vous ; et tant que je respirerai et que j’aurai un peu de force, je ne cesserai de m’appliquer à la philosophie, de vous donner des avertissements et des conseils, et de tenir à tous ceux que je rencontrerai mon langage ordinaire : ô mon ami ! comment, étant Athénien, de la plus grande ville et la plus renommée pour les lumières et la puissance, ne rougis-tu pas de ne penser qu’à amasser des richesses, à acquérir du crédit et [29e] des honneurs, sans t’occuper de la vérité et de la sagesse, de ton âme et de son perfectionnement ? Et si quelqu’un de vous prétend le contraire, et me soutient qu’il s’en occupe, je ne l’en croirai point sur sa parole, je ne le quitterai point ; mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le confondrai, et si je trouve qu’il ne soit pas vertueux, [30a] mais qu’il fasse semblant de l’être, je lui ferai honte de mettre si peu de prix aux choses les plus précieuses, et d’en mettre tant à celles qui n’en ont aucun. Voilà de quelle manière je parlerai à tous ceux que je rencontrerai, jeunes et vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à vous, Athéniens, parce que vous me touchez de plus près, et sachez que c’est là ce que le dieu m’ordonne, et je suis persuadé qu’il ne peut y avoir rien de plus avantageux à la république que mon zèle à remplir l’ordre du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader, [30b] jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. Si, en parlant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que ces maximes soient un poison, car si on prétend que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on vous en impose. Ainsi donc, je n’ai qu’à vous dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le faites pas ; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez pas ; je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais [30c] mourir mille fois… Ne murmurez pas, Athéniens, et accordez-moi la grâce que je vous ai demandée, de m’écouter patiemment : cette patience, à mon avis, ne vous sera pas infructueuse. J’ai à vous dire beaucoup d’autres choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ; mais ne vous livrez pas à ces mouvements de colère. Soyez persuadés que, si vous me faites mourir, étant tel que je viens de le déclarer, vous vous ferez plus de mal qu’à moi. En effet, ni Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal ; [30d] ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu’il soit au pouvoir du méchant de nuire à l’homme de bien. Peut-être me feront-ils condamner à la mort ou à l’exil ou à la perte de mes droits de citoyen, et Anytus et les autres prennent sans doute cela pour de très grands maux ; mais moi je ne suis pas de leur avis ; à mon sens, le plus grand de tous les maux, c’est ce qu’Anytus fait aujourd’hui, d’entreprendre de faire périr un innocent.
Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce soit pour l’amour de moi que je me défends, comme on pourrait le croire ; c’est pour l’amour de vous, de peur qu’en me condamnant, [30e] vous n’offensiez le dieu dans le présent qu’il vous a fait ; car si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre citoyen comme moi, qui semble avoir été attaché à cette ville, la comparaison vous paraîtra peut-être un peu ridicule, comme à un coursier puissant et généreux, mais que sa grandeur même appesantit, et qui a besoin d’un éperon qui l’excite et l’aiguillonne. C’est ainsi que le dieu semble m’avoir choisi pour vous exciter et vous aiguillonner, pour gourmander chacun de [31a] vous, partout et toujours sans vous laisser aucune relâche. Un tel homme, Athéniens, sera difficile à retrouver, et, si vous voulez m’en croire, vous me laisserez la vie. Mais peut-être que, fâchés comme des gens qu’on éveille quand ils ont envie de s’endormir, vous me frapperez, et, obéissant aux insinuations d’Anytus, vous me ferez mourir sans scrupule ; et après vous retomberez pour toujours dans un sommeil léthargique, à moins que la divinité, prenant pitié de vous, ne vous envoie encore un homme qui me ressemble. Or, que ce soit elle-même qui m’ait donné à cette ville, c’est ce que vous pouvez aisément reconnaître à cette marque ; qu’il y a [31b] quelque chose de plus qu’humain à avoir négligé pendant tant d’années mes propres affaires, pour m’attacher aux vôtres, en vous prenant chacun en particulier, comme un père ou un frère aîné pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à vous appliquer à la vertu. Et si j’avais tiré quelque salaire de mes exhortations, ma conduite pourrait s’expliquer ; mais vous voyez que mes accusateurs mêmes, qui m’ont calomnié avec tant d’impudence, n’ont pourtant pas eu le front de me reprocher et d’essayer de prouver par témoins, [31c] que j’aie jamais exigé ni demandé le moindre salaire ; et je puis offrir de la vérité de ce que j’avance un assez bon témoin, à ce qu’il me semble : ma pauvreté.
Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple, pour donner mes conseils à la république. Ce qui m’en a empêché, Athéniens, c’est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, [31d] dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s’est manifesté en moi dès mon enfance ; c’est une voix qui ne se fait entendre que pour me détourner de ce que j’ai résolu ; car jamais elle ne m’exhorte à rien entreprendre : c’est elle qui s’est toujours opposée à moi, quand j’ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s’y est opposée fort à propos ; car sachez bien qu’il y a long-temps que je ne serais plus en [31e] vie, si je m’étais mêlé des affaires publiques, et je n’aurais rien avancé ni pour vous ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d’un peuple, celui d’Athènes, ou tout autre peuple ; quiconque voudra empêcher qu’il ne se commette rien d’injuste ou d’illégal dans un état, ne le fera [32a] jamais impunément. Il faut de toute nécessité que celui qui veut combattre pour la justice, s’il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d’autorité auprès de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m’est arrivé, afin que vous sachiez bien que je sois incapable de céder à qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort ; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne périsse pas. Je vais vous dire des choses qui vous déplairont, et où vous trouverez peut-être la jactance des plaidoyers ordinaires : cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai.
[32b] Vous savez, Athéniens, que je n’ai jamais exercé aucune magistrature, et que j’ai été seulement sénateur. La tribu Antiochide, à laquelle j’appartiens, était justement de tour au Prytanée, lorsque, contre toutes les lois, vous vous opiniâtrâtes à faire simultanément le procès aux dix généraux qui avaient négligé d’ensevelir les corps de ceux qui avaient péri au combat naval des Arginuses ; injustice que vous reconnûtes, et dont vous vous repentîtes dans la suite. En cette occasion, je fus le seul des prytanes qui osai m’opposer à la violation des lois, et voter contre vous. Malgré les orateurs qui se préparaient à me dénoncer, malgré vos menaces et vos cris, j’aimai mieux courir ce danger avec [32c] la loi et la justice, que de consentir avec vous à une si grande iniquité, par la crainte des chaînes ou de la mort. Ce fait eut lieu pendant que le gouvernement démocratique subsistait encore. Quand vint l’oligarchie, les Trente me mandèrent moi cinquième au Tholos et me donnèrent l’ordre d’amener de Salamine Léon le Salaminien, afin qu’on le fit mourir ; car ils donnaient de pareils ordres à beaucoup de personnes, pour compromettre le plus de monde qu’ils pourraient ; et alors je prouvai, non pas en paroles, mais [32d] par des effets, que je me souciais de la mort comme de rien, si vous me passez cette expression triviale, et que mon unique soin était de ne rien faire d’impie et d’injuste. Toute la puissance des Trente, si terrible alors, n’obtint rien de moi contre la justice. En sortant du Tholos, les quatre autres s’en allèrent à Salamine, et amenèrent Léon, et moi je me retirai dans ma maison ; et il ne faut pas douter que ma mort n’eût suivi ma désobéissance, si ce gouvernement n’eût été aboli bientôt après. C’est ce que peuvent [32e] attester un grand nombre de témoins.
Pensez-vous donc que j’eusse vécu tant d’années, si je me fusse mêlé des affaires de la république, et qu’en homme de bien, j’eusse tout foulé aux pieds pour ne penser qu’à défendre la justice ? Il s’en faut bien, Athéniens ; ni moi ni aucun autre homme, ne l’aurions pu faire. [33a] Pendant tout le cours de ma vie, toutes les fois qu’il m’est arrivé de prendre part aux affaires publiques, vous me trouverez le même ; le même encore dans mes relations privées, ne cédant jamais rien à qui que ce soit contre la justice, non pas même à aucun de ces tyrans, que mes calomniateurs veulent faire passer pour mes disciples. Je n’ai jamais été le maître de personne ; mais si quelqu’un, jeune ou vieux, a désiré s’entretenir avec moi, et voir comment je m’acquitte de ma mission, je n’ai refusé à personne cette satisfaction. [33b] Loin de parler quand on me paie, et de me taire quand on ne me donne rien, je laisse également le riche et le pauvre m’interroger ; ou, si on l’aime mieux, on répond à mes questions, et l’on entend ce que j’ai à dire. Si donc, parmi ceux qui me fréquentent, il s’en trouve qui deviennent honnêtes gens ou malhonnêtes gens, il ne faut ni m’en louer ni m’en blâmer ; ce n’est pas moi qui en suis la cause, je n’ai jamais promis aucun enseignement, et je n’ai jamais rien enseigné ; et si quelqu’un prétend avoir appris ou entendu de moi en particulier autre chose que ce que je dis publiquement à tout le monde, soyez persuadés que c’est une imposture. Vous savez maintenant pourquoi on aime à converser si long-temps avec moi : [33c] je vous ai dit la vérité toute pure ; c’est qu’on prend plaisir à voir confondre ces gens qui se prétendent sages, et qui ne le sont point ; et, en effet, cela n’est pas désagréable. Et je n’agis ainsi, je vous le répète, que pour accomplir l’ordre que le dieu m’a donné par la voix des oracles, par celle des songes et par tous les moyens qu’aucune autre puissance céleste a jamais employés pour communiquer sa volonté à un mortel. Si ce que je vous dis n’était pas vrai, il vous serait aisé de me convaincre de mensonge ; [33d] car si je corrompais les jeunes gens, et que j’en eusse déjà corrompu, il faudrait que ceux qui, en avançant en âge, ont reconnu que je leur ai donné de pernicieux conseils dans leur jeunesse, vinssent s’élever contre moi, et me faire punir ; et s’ils ne voulaient pas se charger eux-mêmes de ce rôle, ce serait le devoir des personnes de leur famille, comme leurs pères ou leurs frères ou leurs autres parents, de venir demander vengeance contre moi, si j’ai nui à ceux qui leur appartiennent ; et j’en vois plusieurs qui sont [33e] ici présents, comme Criton, qui est du même bourg que moi, et de mon âge, père de Critobule, que voici : Lysanias de Sphettios, avec son fils Eschine ; Antiphon de Céphise, père d’Epigenès, et beaucoup d’autres dont les frères me fréquentaient, comme Nicostrate, fils de Zotide, et frère de Théodote. Il est vrai que Théodote est mort, et qu’ainsi il n’a plus besoin du secours de son frère. Je vois encore Parale, fils de Demodocus, et dont le frère était [34a] Théagès ; Adimante, fils d’Ariston, avec son frère Platon ; Acéantodore, frère d’Apollodore, que je reconnais aussi, et beaucoup d’autres dont Mélitus aurait bien dû faire comparaître au moins un comme témoin dans sa cause. S’il n’y a pas pensé, il est encore temps ; je lui permets de le faire ; qu’il dise donc s’il le peut. Mais vous trouverez tout le contraire, Athéniens ; vous verrez qu’ils sont tout prêts à me défendre, moi qui ai corrompu et perdu leurs enfants et leurs frères, [34b] s’il faut en croire Mélitus et Anytus ; car je ne veux pas faire valoir ici le témoignage de ceux que j’ai corrompus, ils pourraient avoir leur raison pour me défendre ; mais leurs parents, que je n’ai pas séduits, qui sont déjà avancés en âge, quelle autre raison peuvent-ils avoir de se déclarer pour moi, que mon bon droit et mon innocence, et leur persuasion que Mélitus est un imposteur, et que je dis la vérité ? Mais en voilà assez, Athéniens ; telles sont à-peu-près les raisons que je puis employer pour me défendre ; les autres seraient du même genre.
[34c] Mais peut-être se trouvera-t-il quelqu’un parmi vous qui s’irritera contre moi, en se souvenant que, dans un péril beaucoup moins grand, il a conjuré et supplié les juges avec larmes, et que, pour exciter une plus grande compassion, il a fait paraître ses enfants, tous ses parents et tous ses amis ; au lieu que je ne fais rien de tout cela, quoique, selon toute apparence, je coure le plus grand danger. Peut-être que cette différence, se présentant à son esprit, l’aigrira contre moi, et que, dans le dépit que lui [34d] causera ma conduite, il donnera son suffrage avec colère. S’il y a ici quelqu’un qui soit dans ces sentiments, ce que je ne saurais croire, mais j’en fais la supposition, je pourrais lui dire avec raison : Mon ami, j’ai aussi des parents ; car pour me servir de l’expression d’Homère :
Je ne suis point né d’un chêne ou d’un rocher,
mais d’un homme. Ainsi, Athéniens, j’ai des parents ; et pour des enfants, j’en ai trois, l’un déjà dans l’adolescence, les deux autres encore en bas âge ; et cependant je ne les ferai pas paraître ici pour vous engager à m’absoudre. Pourquoi ne le ferai-je pas ? Ce n’est ni par une [34e] opiniâtreté superbe, ni par aucun mépris pour vous ; d’ailleurs, il ne s’agit pas ici de savoir si je regarde la mort avec intrépidité ou avec faiblesse ; mais pour mon honneur, pour le vôtre et celui de la république, il ne me paraît pas convenable d’employer ces sortes de moyens, à l’âge que j’ai, et avec ma réputation, vraie ou fausse, puisque enfin c’est une [35a] opinion généralement reçue que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire des hommes. En vérité, il serait honteux que ceux qui parmi vous se distinguent par la sagesse, le courage ou quelque autre vertu, ressemblassent à beaucoup de gens que j’ai vus, quoiqu’ils eussent toujours passé pour de grands personnages, faire pourtant des choses d’une bassesse étonnante quand on les jugeait, comme s’ils eussent cru qu’il leur arriverait un bien grand mal si vous les faisiez mourir, et qu’ils deviendraient immortels si vous daigniez-leur laisser la vie. De tels hommes déshonorent la patrie ; [35b] car ils donneraient lieu aux étrangers de penser que parmi les Athéniens, ceux qui ont le plus de vertu, et que tous les autres choisissent préférablement à eux-mêmes pour les élever aux emplois publics et aux dignités, ne diffèrent en rien des femmes ; et c’est ce que vous ne devez pas faire, Athéniens, vous qui aimez la gloire ; et si nous voulions nous conduire ainsi, vous devriez ne pas le souffrir, et déclarer que celui qui a recours à ces scènes tragiques pour exciter la compassion, et qui par là vous couvre de ridicule, vous le condamnerez plutôt que celui qui attend tranquillement votre sentence. Mais sans parler de l’opinion, il me semble que [35c] la justice veut qu’on ne doive pas son salut à ses prières, qu’on ne supplie pas le juge, mais qu’on l’éclaire et qu’on le convainque ; car le juge ne siège pas ici pour sacrifier la justice au désir de plaire, mais pour la suivre religieusement : il a juré, non de faire grâce à qui bon lui semble, mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc pas que nous vous accoutumions au parjure, et vous ne devez pas vous y laisser accoutumer ; car les uns et les autres nous nous rendrions coupables envers les dieux. N’attendez donc point de moi, Athéniens, que j’aie recours auprès de vous à des choses que je ne crois ni honnêtes, ni justes, [35d] ni pieuses, et que j’y aie recours dans une occasion où je suis accusé d’impiété par Mélitus ; si je vous fléchissais par mes prières, et que je vous forçasse à violer votre serment, c’est alors que je vous enseignerais l’impiété, et en voulant me justifier, je prouverais contre moi-même que je ne crois point aux dieux. Mais il s’en faut bien, Athéniens, qu’il en soit ainsi. Je crois plus aux dieux qu’aucun de mes accusateurs ; et je vous abandonne avec confiance à vous et au dieu de Delphes le soin de prendre à mon égard le parti le meilleur et pour moi et pour vous.
[Ici les juges ayant été aux voix, la majorité déclare que Socrate est coupable. Il reprend la parole :]
[35e] Le jugement que vous venez de [36a] prononcer, Athéniens, m’a peu ému, et par bien des raisons ; d’ailleurs je m’attendais à ce qui est arrivé. Ce qui me surprend bien plus, c’est le nombre des voix pour ou contre ; j’étais bien loin de m’attendre à être condamné à une si faible majorité ; car, à ce qu’il paraît, il n’aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous. Je puis donc me flatter d’avoir échappé à Mélitus, et non-seulement je lui ai échappé, mais il est évident que si Anytus et Lycon ne se fussent levés pour m’accuser, il aurait été condamné à payer [36b] mille drachmes, comme n’ayant pas obtenu la cinquième partie des suffrages.
C’est donc la peine de mort que cet homme réclame contre moi, à la bonne heure ; et moi, de mon côté, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je ? Je dois choisir ce qui m’est dû ; Et que m’est-il dû ? Quelle peine afflictive, ou quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait un principe de ne connaître aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d’empressement, les richesses, le soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires, les fonctions d’orateur et toutes les autres dignités ; moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conjurations et des cabales si fréquentes dans la république, me [36c] trouvant réellement trop honnête homme pour ne pas me perdre en prenant part à tout cela ; moi qui, laissant de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à vous ni à moi, n’ai voulu d’autre occupation que celle de vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement à ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement plutôt qu’à ce qui constitue votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre vertueux et sages ; à ne pas songer aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu’à la patrie elle-même, [36d] et ainsi de tout le reste ? Athéniens, telle a été ma conduite ; que mérite-t-elle ? Une récompense, si vous voulez être justes, et même une récompense qui puisse me convenir. Or, qu’est-ce qui peut convenir à un homme pauvre, votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne s’occuper qu’à vous donner des conseils utiles ? Il n’y a rien qui lui convienne plus, Athéniens, que d’être nourri dans le Prytanée ; et il le mérite bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, a remporté le prix de la course à cheval, ou de la course des chars à deux ou à quatre chevaux ; car celui-ci ne vous rend heureux qu’en [36e] apparence : moi, je vous enseigne à l’être véritablement : celui-ci a de quoi vivre, et moi je n’ai rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mérite, en bonne justice, je le déclare, c’est [37a] d’être nourri au Prytanée.
Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous m’accuserez peut-être de la même arrogance qui me faisait condamner tout-à-l’heure les prières et les lamentations. Mais ce n’est nullement cela ; mon véritable motif est que j’ai la conscience de n’avoir jamais commis envers personne d’injustice volontaire ; mais je ne puis vous le persuader, car il n’y a que quelques instants que nous nous entretenons ensemble, tandis que vous auriez fini par me croire peut-être, si vous aviez, [37b] comme d’autres peuples, une loi qui, pour une condamnation à mort, exigeât un procès de plusieurs jours, au lieu qu’en si peu de temps, il est impossible de détruire des calomnies invétérées. Ayant donc la conscience que je n’ai jamais été injuste envers personne, je suis bien éloigné de vouloir l’être envers moi-même ; d’avouer que je mérite une punition, et de me condamner à quelque chose de semblable ; et cela dans quelle crainte ? Quoi ! pour éviter la peine que réclame contre moi Mélitus, et de laquelle j’ai déjà dit que je ne sais pas si elle est un bien ou un mal, j’irai choisir une peine que je sais très certainement être un mal, et je m’y condamnerai moi-même ! [37c] Choisirai-je les fers ? Mais pourquoi me faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du pouvoir des Onze, qui se renouvelle toujours ? Une amende, et la prison jusqu’à ce que je l’aie payée ? Mais cela revient au même, car je n’ai pas de quoi la payer. Me condamnerai-je à l’exil ? Peut-être y consentiriez-vous. Mais il faudrait que l’amour de la vie m’eût bien aveuglé, Athéniens, pour que je pusse m’imaginer que, si vous, mes concitoyens, vous n’avez pu supporter [37d] ma manière d’être et mes discours, s’ils vous sont devenus tellement importuns et odieux qu’aujourd’hui vous voulez enfin vous en délivrer, d’autres n’auront pas de peine à les supporter. Il s’en faut de beaucoup, Athéniens. En vérité, ce serait une belle vie pour moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d’aller errant de ville en ville, et de vivre comme un proscrit ! Car je sais que partout où j’irai, les jeunes gens viendront m’écouter comme ici ; si je les rebute, eux-mêmes me feront bannir par les hommes [37e] plus âgés ; et si je ne les rebute pas, leurs pères et leurs parents me banniront, à cause d’eux.
Mais me dira-t-on peut-être : Socrate, quand tu nous auras quittés, ne pourras-tu pas te tenir en repos, et garder le silence ? Voilà ce qu’il y a de plus difficile à faire entendre à [38a] quelques-uns d’entre vous ; car si je dis que ce serait désobéir au dieu, et que par cette raison, il m’est impossible de me tenir en repos, vous ne me croirez point, et prendrez cette réponse pour une plaisanterie ; et, d’un autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l’homme, c’est de s’entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses dont vous m’avez entendu discourir, m’examinant et moi-même et les autres : car une vie sans examen n’est pas une vie ; si je vous dis cela, vous me croirez encore moins. Voilà pourtant la vérité, Athéniens ; mais il n’est pas aisé de vous en convaincre. Au reste, je ne suis point accoutumé à me juger digne de souffrir aucun mal. [38b] Si j’étais riche, je me condamnerais volontiers à une amende telle que je pourrais la payer, car cela ne me ferait aucun tort ; mais, dans la circonstance présente… car enfin je n’ai rien… à moins que vous ne consentiez à m’imposer seulement à ce que je suis en état de payer ; et je pourrais aller peut-être jusqu’à une mine d’argent ; c’est donc à cette somme que je me condamne. Mais Platon, que voilà, Criton, Critobule et Apollodore veulent que je me condamne à trente mines, dont ils répondent. En conséquence, je m’y condamne ; et assurément je vous présente des cautions qui sont très solvables.
[Ici les juges vont aux voix pour l’application de la peine, et Socrate est condamné à mort. Il poursuit :]
[38c] POUR n’avoir pas eu la patience d’attendre un peu de temps, Athéniens, vous allez fournir un prétexte à ceux qui voudront diffamer la république ; ils diront que vous avez fait mourir Socrate, cet homme sage ; car, pour aggraver votre honte, ils m’appelleront sage, quoique je ne le sois point. Mais si vous aviez attendu encore un peu de temps, la chose serait venue d’elle-même ; car voyez mon âge ; je suis déjà bien [38d] avancé dans la vie, et tout près de la mort. Je ne dis pas cela pour vous tous, mais seulement pour ceux qui m’ont condamné à mort ; c’est à ceux-là que je veux m’adresser encore. Peut-être pensez-vous que si j’avais cru devoir tout faire et tout dire pour me sauver, je n’y serais point parvenu, faute de savoir trouver des paroles capables de persuader ? Non, ce ne sont pas les paroles qui m’ont manqué, Athéniens, mais l’impudence : je succombe pour n’avoir pas voulu vous dire les choses que vous aimez tant à entendre ; pour n’avoir pas voulu me [38e] lamenter, pleurer et descendre à toutes les bassesses auxquelles on vous a accoutumés. Mais le péril où j’étais ne m’a point paru une raison de rien faire qui fût indigne d’un homme libre, et maintenant encore je ne me repens pas de m’être ainsi défendu ; j’aime beaucoup mieux mourir après m’être défendu comme je l’ai fait que de devoir la vie à une lâche apologie. Ni devant les tribunaux, ni dans les combats, il n’est permis ni à moi ni à aucun autre d’employer toutes sortes de moyens pour éviter la mort. Tout le monde [39a] sait qu’à la guerre il serait très facile de sauver sa vie, en jetant ses armes, et en demandant quartier à ceux qui vous poursuivent ; de même dans tous les dangers, on trouve mille expédients pour éviter la mort, quand on est décidé à tout dire et à tout faire. Eh ! ce n’est pas là ce qui est difficile, Athéniens, que d’éviter la mort ; [39b] mais il l’est beaucoup d’éviter le crime ; il court plus vite que la mort. C’est pourquoi, vieux et pesant comme je suis, je me suis laissé atteindre par le plus lent des deux, tandis que le plus agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs, qui ont de la vigueur et de la légèreté. Je m’en vais donc subir la mort à laquelle vous m’avez condamné, et eux l’iniquité et l’infamie à laquelle la vérité les condamne. Pour moi, je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être est-ce ainsi que les choses devaient se passer, et, selon moi, tout est pour le mieux. [39c]
Après cela, ô vous qui m’avez condamné voici ce que j’ose vous prédire ; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l’avenir, au moment de quitter la vie. Je vous dis donc que si vous me faites périr, vous en serez punis aussitôt après ma mort par une peine bien plus cruelle que celle à laquelle vous me condamnez ; en effet, vous ne me faites mourir que pour vous délivrer de l’importun fardeau de rendre compte de votre vie ; mais il vous arrivera tout le contraire, je vous le prédis. [39d] Il va s’élever contre vous un bien plus grand nombre de censeurs que je retenais sans que vous vous en aperçussiez ; censeurs d’autant plus difficiles, qu’ils sont plus jeunes, et vous n’en serez que plus irrités ; car si vous pensez qu’en tuant les gens, vous empêcherez qu’on vous reproche de mal vivre, vous vous trompez. Cette manière de se délivrer de ses censeurs n’est ni honnête ni possible : celle qui est en même temps et la plus honnête et la plus facile, c’est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de se rendre meilleur soi-même. Voilà ce que j’avais à prédire à ceux qui m’ont condamné : il ne me reste qu’à prendre congé d’eux.
[39e] Mais pour vous, qui m’avez absous par vos suffrages, Athéniens, je m’entretiendrai volontiers avec vous sur ce qui vient de se passer, pendant que les magistrats sont occupés, et qu’on ne me mène pas encore où je dois mourir. Arrêtez-vous donc quelques instants, et employons à converser ensemble le temps qu’on me laisse. [40a] Je veux vous raconter, comme à mes amis, une chose qui m’est arrivée aujourd’hui, et vous apprendre ce qu’elle signifie. Oui, juges (et en vous appelant ainsi, je vous donne le nom que vous méritez), il m’est arrivé aujourd’hui quelque chose d’extraordinaire. Cette inspiration prophétique qui n’a cessé de se faire entendre à moi dans tout le cours de ma vie, qui dans les moindres occasions n’a jamais manqué de me détourner de tout ce que j’allais faire de mal, aujourd’hui qu’il m’arrive ce que vous voyez, ce qu’on pourrait prendre, et ce qu’on prend en [40b] effet pour le plus grand de tous les maux, cette voix divine a gardé le silence ; elle ne m’a arrêté ni ce matin quand je suis sorti de ma maison, ni quand je suis venu devant ce tribunal, ni tandis que je parlais, quand j’allais dire quelque chose. Cependant, dans beaucoup d’autres circonstances, elle vint m’interrompre au milieu de mon discours ; mais aujourd’hui elle ne s’est opposée à aucune de mes actions, à aucune de mes paroles : quelle en peut être la cause ? Je vais vous le dire ; c’est que ce qui m’arrive est, selon toute vraisemblance, un bien ; et nous nous trompons sans [40c] aucun doute, si nous pensons que la mort soit un mal. Une preuve évidente pour moi, c’est qu’infailliblement, si j’eusse dû mal faire aujourd’hui, le signe ordinaire m’en eût averti.
Voici encore quelques raisons d’espérer que la mort est un bien. Il faut qu’elle soit de deux choses l’une, ou l’anéantissement absolu, et la destruction de toute conscience, ou, comme on le dit, un simple changement, le passage de l’âme d’un lieu dans un autre. Si la mort est la [40d] privation de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, quel merveilleux avantage n’est-ce pas que de mourir ? Car, que quelqu’un choisisse une nuit ainsi passée dans un sommeil profond que n’aurait troublé aucun songe, et qu’il compare cette nuit avec toutes les nuits et avec tous les jours qui ont rempli le cours entier de sa vie ; qu’il réfléchisse, et qu’il dise en conscience combien dans sa vie il a eu de jours et de nuits plus heureuses et plus douces que celle-là ; je suis persuadé que non-seulement un simple [40e] particulier, mais que le grand roi lui-même en trouverait un bien petit nombre, et qu’il serait aisé de les compter. Si la mort est quelque chose de semblable ; je dis qu’elle n’est pas un mal ; car la durée tout entière ne paraît plus ainsi qu’une seule nuit. Mais si la mort est un passage de ce séjour dans un autre, et si ce qu’on dit est véritable, que là est le rendez-vous de tous ceux qui ont vécu, quel plus grand bien peut-on imaginer, [41a] mes juges ? Car enfin, si en arrivant aux enfers, échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des juges, l’on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage serait-il donc si malheureux ? Combien ne donnerait-on pas pour s’entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode, Homère ? Quant à moi, si cela [41b] est véritable, je veux mourir plusieurs fois. Oh ! pour moi surtout l’admirable passe-temps, de me trouver là avec Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux des temps anciens, qui sont morts victimes de condamnations injustes ! Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait d’employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages pour distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient l’être et ne le sont point. À quel prix ne voudrait-on pas, mes juges, examiner [41c] un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant d’autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant ? Là du moins on n’est pas condamné à mort pour cela ; car les habitans de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d’une vie immortelle, si du moins ce qu’on en dit est véritable.
C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’espérance dans la mort, et ne pensez qu’à [41d] cette vérité, qu’il n’y a aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais ; car ce qui m’arrive n’est point l’effet du hasard, et il est clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré des soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux ; aussi la voix céleste s’est tue aujourd’hui, et je n’ai aucun ressentiment contre mes accusateurs, ni contre ceux qui m’ont condamné, quoique leur intention n’ait pas été de me faire du bien, et qu’ils n’aient cherché qu’à me nuire ; en quoi j’aurais bien quelque raison de me plaindre d’eux. [41e] Je ne leur ferai qu’une seule prière. Lorsque mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher les richesses ou toute autre chose plus que la vertu, punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai tourmentés ; et, s’ils se croient quelque chose, quoiqu’ils ne soient rien, faites-les rougir de leur insouciance et de leur présomption : c’est ainsi que je me suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et mes enfants nous n’aurons qu’à nous louer de votre justice. [42a] Mais il est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage ? Personne ne le sait, excepté Dieu.
* ↑ Artisan riche et puissant, zélé démocrate, qui avait rendu de grands services à la république, en contribuant avec Thrasybule à l’expulsion des trente olygarques et au rétablissement de la liberté. Il était à la tête des ennemis de Socrate. Plus tard, les Athéniens le condamnèrent à l’exil. Arrivé à Héraclée, les habitants lui enjoignirent de quitter leur ville le jour même (DIOG. LAERCE, II, 43).
* ↑ Mélitus et Lycon. Lycon était orateur. Les orateurs à Athènes formaient une magistrature politique, instituée par les lois de Solon. Ils étaient dix, chargés de présenter dans l’assemblée du sénat et du peuple les mesures les plus utiles à la république. Ce fut Lycon qui dirigea les procédures dans l’affaire de Socrate (DIOG. LAERCE, II, 38).
* ↑ A Athènes, les deux parties prêtaient serment. L’accusateur jurait le premier qu’il dirait la vérité ; l’accusé protestait de son innocence. Ce double serment s’appelait ἀντωμοσία. On appelait aussi ἀντωμοσία la formule de l’accusation avec serment. C’est dans ce sens que Platon dit ici : ἀντωμοσίαν ἀναγνῶναι, lire l’accusation rédigée en forme, et le serment prêté par l’accusateur.
* ↑ ARISTOPH. Nuées, v. 221, seqq. Cette pièce avait été jouée vingt-quatre ans avant le procès de Socrate.
* ↑ Gorgias de Léontium, ville de Sicile, disciple d’Empédocle. Il est le père des sophistes et de la rhétorique. Il s’enrichit par ses cours publics auxquels il n’admettait pas à moins de cent mines. Lui-même il fit présent au temple de Delphes, de sa propre statue dorée ( PAUSAN. Phoc. ch. 18). Il vécut plein de gloire, et mourut, selon Pausanias (Elide, liv. II, ch. 17), à cent cinq ans ; selon Diogène Laërce, Suidas et Philostrate, à cent neuf ans. Voyez, sur Gorgias, le Gorgias, l’Hippias et le Protagoras.
* ↑ Prodicus de Céos, et non de Chio, rhéteur et physicien, disciple de Protagoras, et contemporain de Démocrite. Xénophon nous a conservé sa belle allégorie de la Vertu et de la Volupté se disputant Hercule. D’après Suidas, il aurait fini par être accusé de corrompre la jeunesse, et par boire la ciguë. Voyez sur Prodicus le Gorgias, le Protagoras et surtout le Cratyle.
* ↑ Hippias d’Elis, rhéteur et philosophe. Il vécut heureux, glorieux et riche comme Gorgias, et fut chargé par les Lacédémoniens de plusieurs missions importantes dont il s’acquitta toujours avec distinction. Un des caractères de son éloquence, comme de celle de Gorgias, était l’affectation des tours et des expressions poétiques (Voyez l’Hippias et le Minos).
* ↑ Platon, dans le Protagoras ; Xénophon, dans le Banquet ; Aristophane, dans les Oiseaux, v. 285, lui font le même reproche. Sa richesse était passé en proverbe.
* ↑ Poète et sophiste (Voyez le Phédon et le Phèdre).
* ↑ Une mine valait 100 drachmes, et la drachme à-peu-près 18 sols de notre monnaie, selon Barthélemy.
* ↑ Aristophane dans les Nuées se moque de ce Chérephon et de son zèle pour la philosophie de Socrate. Le Scholiaste (Nuées, v. 501, seqq.) ajoute encore au texte. Voyez dans Xénophon (faits mémorables de Socrate) ce qu’en dit son frère Chérécrate. — L’exil auquel Socrate fait ici allusion, est l’exil auquel furent condamnés les principaux citoyens d’Athènes, par les trente tyrans. Les bannis rentrèrent à Athènes trois ans après, et le procès de Socrate eut lieu l’année suivante.
* ↑ On rapporte assez diversement la réponse de la Pythie. Le Scholiaste d’Aristophane (Nuées, v. 144) lui fait dire : « Sophocle est sage ; Euripide plus sage que Sophocle ; mais Socrate est le plus sage de tous les hommes. » Selon Xénophon (Apologie de Socrate), Apollon répondit : « Qu’il n’y avait aucun homme plus libre, plus juste, plus sensé. »
* ↑ Le texte porte : par le chien. C’est le serment de Rhadamante qui, pour éviter de jurer toujours par les dieux, inventa plusieurs autres formules de serment : par le chien, par le chêne, etc.
* ↑ Les termes de l’accusation sont un peu altérés ici. Xénophon (Apologie et faits mémorables de Socrate) les rapporte avec quelques légères différences. Diogène Laërce donne l’acte d’accusation, tel qu’il était encore conservé de son temps, au témoignage de Phavorinus, dans le temple de Cybèle, qui servait de greffe aux Athéniens. Voici cet Acte : « Mélitus, fils de Mélitus, du bourg de Pithos, accuse par serment Socrate, fils de Sophronisque, du bourg d’Alopèce : Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas les dieux de la république, et met à leur place des extravagances démoniaques. Il est coupable en ce qu’il corrompt les jeunes gens. Peine, la mort » (DIOG. LAERCE, liv. II, chap. 40).
* ↑ Anaxagore de Clazomène, élève d’Anaximènes, prétendait que le soleil n’est qu’une masse de fer ou de pierre embrasées, et que la lune est une terre comme celle que nous habitons (DIOG. LAERCE, liv. II, chap. 8, avec les remarques de Ménage).
* ↑ HOM,. Iliad., liv. XVIII, v. 96, 98, 104
* ↑ Sur la conduite de Socrate dans ces trois occasions, voyez Platon dans le Banquet, et Diogène Laërce, liv. II, chap. 22, avec des remarques de Ménage.
* ↑ Le peuple athénien était divisé en dix tribus dont chacune fournissait cinquante représentants au conseil des cinq cents, ou sénat, qui se trouvait ainsi composé de dix classes. Chacune d’elle gouvernait à son tour pendant trente-cinq jours. Ces cinquante sénateurs s’appelaient prytanes, et la durée de leurs fonctions, une prytanie ; enfin, ils étaient nourris aux frais de l’état, dans un édifice public nommé Prytanée (Barthélemy, Voyage d’Anach., ch. 14).
* ↑ Socrate était du bourg d’Alopèce, qui faisait partie de la tribu Antiochide.
* ↑ Il y avait une loi qui ordonnait de faire à chaque accusé son procès séparément. Euryptolème la rapporte dans sa défense des généraux (XÉNOPH. Hist. Gr., liv. I).
* ↑ Combat où les dix généraux athéniens remportèrent la victoire sur Callicratidès, général lacédémonien.
* ↑ XÉNOPH., Hist. Gr., liv. I.
* ↑ Édifice circulaire et voûté où les prytanes prenaient leurs repas en commun. On l’appelait aussi Prytanée, Πρυτανεῖον, parce qu’il servait de magasin pour les grains, Πορῶν ταμεῖον (TIMÉE le grammairien).
* ↑ PLATON, lettre VIIᵉ ; XÉNOPH., Faits mémorables de Socrate. — Hist. Gr., liv. I. Le gouvernement des trente tyrans ne dura que quatre ans.
* ↑ Alcibiade et surtout Critias, l’un des trente tyrans, dont on affectait de rapporter la conduite aux principes et aux leçons de Socrate.
* ↑ Sphettios, bourg de la tribu Acamantide.
* ↑ Eschine, le Socratique, auquel on attribue plusieurs dialogues.
* ↑ Céphise, bourg de la tribu Érechtéide.
* ↑ Il en est question dans le Phédon.
* ↑ Voyez le dialogue de ce nom.
* ↑ Voyez le Phédon, XÉNOPH., Apologie de Socrate.
* ↑ Odyssée, liv. XIX, v. 163.
* ↑ Les juges étaient 556, dont 281 opinèrent contre Socrate, et 275 en sa faveur. Il ne manqua donc à Socrate que 3 voix de plus pour obtenir l’égalité des suffrages et pour être absous.
* ↑ Tous les suffrages contre Socrate comptèrent à Mélitus, accusateur en chef ; mais Socrate donne à entendre que dans la totalité des suffrages obtenus, Mélitus n’en avait dû qu’un tiers à son influence personnelle, et que par conséquent, si Anytus et Lycon ne lui avaient pas donné les voix de leurs partisans, Mélitus n’aurait point obtenu le cinquième des suffrages exigé par les lois.
* ↑ Dans tous les délits dont la peine n’était pas déterminée par la loi, l’accusateur proposait la peine, et l’accusé, jugé coupable, avait le droit d’indiquer lui-même celle à laquelle il se condamnait.
* ↑ On nourrissait au Prytanée, au frais du public, outre les prytanes, ceux qui avaient rendu des services importants à l’état, et les vainqueurs aux jeux Olympiques.
* ↑ A Athènes, nul procès ne pouvait durer plus d’un jour (Sam. Petit. in Leg. att.).
* ↑ Magistrats préposés aux prisons. Chacune des dix tribus fournissait un de ces magistrats, et le greffier faisait le onzième.
* ↑ Les Onze.
* ↑ Il fut, dit-on, lapidé par les Grecs, parce qu’on trouva dans sa tente des indices d’une correspondance avec les Troïens. Mais c’était une invention d’Ulysse, ennemi de Palamède.
* ↑ Agamemnon.
* ↑ Le plus rusé des hommes, selon Homère. (Iliade, liv. VI, v. 153.) |
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## CRITON, OU LE DEVOIR DU CITOYEN.
Pourquoi déjà venu, Criton ? N’est‑il pas encore bien matin ?
Il est vrai.
Quelle heure peut‑il être ?
L’aurore paraît à peine.
Je m’étonne que le gardien de la prison t’ait laissé entrer.
Il est déjà habitué à moi, pour m’avoir vu souvent ici ; d’ailleurs il m’a quelque obligation.
Arrives‑tu à l’instant, ou y a‑t‑il long-temps que tu es arrivé ?
Assez long-temps.
Pourquoi donc ne pas m’avoir éveillé sur-le-champ, au lieu de t’asseoir auprès de moi sans rien dire ?
Par Jupiter ! Je m’en serais bien gardé ; pour moi, à ta place, je ne voudrais pas être éveillé dans une si triste conjoncture. Aussi, il y a déjà long-temps que je suis là, me livrant au plaisir de contempler la douceur de ton sommeil ; et je n’ai pas voulu t’éveiller pour te laisser passer le plus doucement possible ce qui te reste à vivre encore. Et, en vérité, Socrate, je t’ai félicité souvent de ton humeur pendant tout le cours de ta vie ; mais, dans le malheur présent, je te félicite bien plus encore de ta fermeté et de ta résignation.
C’est qu’il ne me siérait guère, Criton, de trouver mauvais qu’à mon âge il faille mourir.
Eh ! combien d’autres, Socrate, au même âge que toi, se trouvent en de pareils malheurs, que pourtant la vieillesse n’empêche pas de s’irriter contre leur sort !
Soit ; mais enfin quel motif t’amène si matin ?
Une nouvelle, Socrate, fâcheuse et accablante, non pas pour toi, à ce que je vois, mais pour moi et tous tes amis. Quant à moi, je le sens, j’aurai bien de la peine à la supporter.
Quelle nouvelle ? Est-il arrivé de Délos le vaisseau au retour duquel je dois mourir ?
Non, pas encore ; mais il paraît qu’il doit arriver aujourd’hui, à ce que disent des gens qui viennent de Sunium, où ils l’ont laissé. Ainsi il ne peut manquer d’être ici aujourd’hui ; et demain matin, Socrate, il te faudra quitter la vie.
À la bonne heure, Criton : si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse. Cependant je ne pense pas qu’il arrive aujourd’hui.
Et pourquoi ?
Je vais te le dire. Ne dois‑je pas mourir le lendemain du jour où le vaisseau sera arrivé ?
C’est au moins ce que disent ceux de qui cela dépend.
Eh bien ! Je ne crois pas qu’il arrive aujourd’hui, mais demain. Je le conjecture d’un songe que j’ai eu cette nuit, il n’y a qu’un moment ; et, à ce qu’il paraît, tu as bien fait de ne pas m’éveiller.
Quel est donc ce songe ?
Il m’a semblé voir une femme belle et majestueuse, ayant des vêtemens blancs, s’avancer vers moi, m’appeler, et me dire : Socrate,
Dans trois jours tu seras arrivé à la fertile Phthie.
Voilà un songe étrange, Socrate !
Le sens est très clair, à ce qu’il me semble, Criton.
Beaucoup trop. Mais, ô mon cher Socrate ! Il en est temps encore, suis mes conseils, et sauve-toi ; car, pour moi, dans ta mort je trouverai plus d’un malheur : outre la douleur d’être privé de toi, d’un ami, tel que je n’en retrouverai jamais de pareil, j’ai encore à craindre que le vulgaire, qui ne nous connaît bien ni l’un ni l’autre, ne croie que, pouvant te sauver si j’avais voulu sacrifier quelque argent, j’ai négligé de le faire. Or, y a‑t‑il une réputation plus honteuse que de passer pour plus attaché à son argent qu’à ses amis ? Car jamais le vulgaire ne voudra se persuader que c’est toi qui as refusé de sortir d’ici, malgré nos instances.
Mais pourquoi, cher Criton, nous tant mettre en peine de l’opinion du vulgaire ? Les hommes sensés, dont il faut beaucoup plus s’occuper, sauront bien reconnaître comment les choses se seront véritablement passées.
Tu vois pourtant qu’il est nécessaire, Socrate, de se mettre en peine de l’opinion du vulgaire ; et ce qui arrive nous fait assez voir qu’il est non-seulement capable de faire un peu de mal, mais les maux les plus grands quand il écoute la calomnie.
Et plût aux dieux, Criton, que la multitude fût capable de faire les plus grands maux, pour qu’elle pût aussi faire les plus grands biens ! Ce serait une chose heureuse ; mais elle ne peut ni l’un ni l’autre, car il ne dépend pas d’elle de rendre les hommes sages ou insensés. Elle agit au hasard.
Eh bien soit ; mais dis-moi, Socrate, ne t’inquiètes-tu pas pour moi et tes autres amis ? Ne crains-tu pas que, si tu t’échappes, les délateurs nous fassent des affaires, nous accusent de t’avoir enlevé, et que nous soyons forcés de perdre toute notre fortune, ou de sacrifier beaucoup d’argent, et d’avoir peut-être à souffrir quelque chose de pis ? Si c’est là ce que tu crains, rassure-toi. Il est juste que pour te sauver, nous courions ces dangers, et de plus grands, s’il le faut. Ainsi crois-moi, suis le conseil que je te donne.
Oui, Criton, j’ai toutes ces inquiétudes, et bien d’autres encore.
Je puis donc te les ôter ; car on ne demande pas beaucoup d’argent pour te tirer d’ici et te mettre en sûreté ; et puis ne vois‑tu pas que ces délateurs sont à bon marché, et ne nous coûteront pas grand’chose. Ma fortune est à toi ; elle suffira, je pense ; et si, par intérêt pour moi, tu ne crois pas devoir en faire usage, il y a ici des étrangers qui mettent la leur à ta disposition. Un d’eux, Simmias de Thèbes, a apporté pour cela l’argent nécessaire ; Cébès et beaucoup d’autres te font les mêmes offres. Ainsi, je te le répète, que ces craintes ne t’empêchent pas de pourvoir à ta sûreté ; et quant à ce que tu disais devant le tribunal, que si tu sortais d’ici, tu ne saurais que devenir, que cela ne t’embarrasse point. Partout où tu iras, tu seras aimé. Si tu veux aller en Thessalie, j’y ai des hôtes qui sauront t’apprécier, et qui te procureront un asile où tu seras à l’abri de toute inquiétude. Je te dirai plus, Socrate ; il me semble que ce n’est pas une action juste que de te livrer toi-même, quand tu peux te sauver, et de travailler, de tes propres mains, au succès de la trame ourdie par tes mortels ennemis. Ajoute à cela que tu trahis tes enfans ; que tu vas les abandonner, quand tu peux les nourrir et les élever ; que tu les livres, autant qu’il est en toi à la merci du sort, et aux maux qui sont le partage des orphelins. Il fallait ou ne pas avoir d’enfans, ou suivre leur destinée, et prendre la peine de les nourrir et de les élever. Mais, à te dire ce que je pense, tu as choisi le parti du plus faible des hommes, tandis que tu devais choisir celui d’un homme de cœur, toi surtout qui fais profession d’avoir cultivé la vertu pendant toute ta vie. Aussi, je rougis pour toi et pour nous, qui sommes tes amis ; j’ai grand’peur que tout ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et cette accusation portée devant le tribunal, tandis qu’elle aurait pu ne pas l’être, et la manière dont le procès lui-même a été conduit, et cette dernière circonstance de ton refus bizarre, qui semble former le dénoûement ridicule de la pièce ; oui, on dira que c’est par une pusillanimité coupable que nous ne t’avons pas sauvé et que tu ne t’es pas sauvé toi-même, quand cela était possible, facile même, pour peu que chacun de nous eût fait son devoir. Songes-y donc, Socrate ; outre le mal qui t’arrivera, prends garde à la honte dont tu seras couvert, ainsi que tes amis. Consulte bien avec toi-même, ou plutôt il n’est plus temps de consulter, le conseil doit être pris, et il n’y a pas à choisir. La nuit prochaine, il faut que tout soit exécuté ; si nous tardons, tout est manqué, et nos mesures sont rompues. Ainsi, par toutes ces raisons, suis mon conseil, et fais ce que je te dis.
Mon cher Criton, on ne saurait trop estimer ta sollicitude, si elle s’accorde avec la justice ; autrement, plus elle est vive, et plus elle est fâcheuse. Il faut donc examiner si le devoir permet de faire ce que tu me proposes, ou non ; car ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai pour principe de n’écouter en moi d’autre voix que celle de la raison. Les principes que j’ai professés toute ma vie, je ne puis les abandonner parce qu’un malheur m’arrive : je les vois toujours du même œil ; ils me paraissent aussi puissants, aussi respectables qu’auparavant ; et si tu n’en as pas de meilleurs à leur substituer, sache bien que tu ne m’ébranleras pas, quand la multitude irritée, pour m’épouvanter comme un enfant, me présenterait des images plus affreuses encore que celles dont elle m’environne, les fers, la misère, la mort. Comment donc faire cet examen d’une manière convenable ? En reprenant ce que tu viens de dire sur l’opinion, en nous demandant à nous-mêmes si nous avions raison ou non de dire si souvent qu’il y a des opinions auxquelles il faut avoir égard, d’autres qu’il faut dédaigner ; ou faisions-nous bien de parler ainsi avant que je fusse condamné à mort, et tout-à-coup avons-nous découvert que nous ne parlions que pour parler, et par pur badinage ? Je désire donc examiner avec toi, Criton, si nos principes d’alors me sembleront changés avec ma situation, ou s’ils me paraîtront toujours les mêmes ; s’il y faut renoncer, ou y conformer nos actions. Or, ce me semble, nous avons dit souvent ici, et nous entendions bien parler sérieusement, ce que je disais tout-à-l’heure, savoir, que parmi les opinions des hommes, il en est qui sont dignes de la plus haute estime, et, d’autres qui n’en méritent aucune. Criton, au nom des dieux, cela ne te semble-t-il pas bien dit ? Car, selon toutes les apparences humaines, tu n’es pas en danger de mourir demain, et la crainte d’un péril présent ne te fera pas prendre le change : penses-y donc bien. Ne trouves-tu pas que nous avons justement établi qu’il ne faut pas estimer toutes les opinions des hommes, mais, quelques-unes seulement, et non pas même de tous les hommes indifféremment, mais seulement de quelques-uns ? Qu’en dis-tu ? Cela ne te semble-t-il pas vrai ?
Fort vrai.
À ce compte ne faut-il pas estimer les bonnes opinions, et mépriser les mauvaises ?
Certainement.
Les bonnes opinions ne sont-ce pas celles des sages, et les mauvaises celles des fous ?
Qui en doute ?
Voyons, comment établissons-nous ce principe ? Un homme qui s’applique sérieusement à la gymnastique, est‑il touché de l’éloge et du blâme du premier venu, ou seulement de celui qui est médecin ou maître des exercices ?
De celui-là seulement.
C’est donc de celui-là seul qu’il doit redouter le blâme, et désirer l’éloge, sans s’inquiéter de ce qui vient des autres ?
Assurément.
Ainsi il faut qu’il fasse ses exercices, règle son régime, mange et boive sur l’avis de celui-là seul qui préside à la gymnastique et qui s’y connaît, plutôt que d’après l’opinion de tous les autres ensemble ?
Cela est incontestable.
Voilà donc qui est établi. Mais s’il désobéit au maître et dédaigne son avis et ses éloges, pour écouter la foule des gens qui n’y entendent rien, ne lui en arrivera‑t‑il pas de mal ?
Comment ne lui en arriverait‑il point ?
Mais ce mal de quelle nature est‑il ? Quels seront ses effets ? Et sur quelle partie de notre imprudent tombera‑t‑il ?
Sur son corps évidemment ; il le ruinera.
Fort bien ; et convenons, pour ne pas entrer dans les détails sans fin, qu’il en est ainsi de tout. Et bien ! sur le juste et l’injuste, sur l’honnête et le déshonnête, sur le bien et le mal, qui font présentement la matière de notre entretien, nous en rapporterons‑nous à l’opinion du peuple ou à celle d’un seul homme, si nous en trouvions un qui fût habile en ces matières, et ne devrions‑nous pas avoir plus de respect et plus de déférence pour lui, que pour tout le reste du monde ensemble ? Et si nous refusons de nous conformer à ses avis, ne ruinerons‑nous pas cette partie de nous-mêmes que la justice fortifie, et que l’injustice dégrade ? Ou tout cela n’a‑t‑il pas d’importance ?
Beaucoup, au contraire.
Voyons encore. Si nous ruinons en nous ce qu’un bon régime fortifie, ce qu’un régime malsain dégrade pour suivre l’avis de gens qui ne s’y connaissent pas, dis‑moi, pourrions‑nous vivre, cette partie de nous‑mêmes ainsi ruinée ? Et ici, c’est le corps, n’est‑ce pas ?
Sans doute.
Peut‑on vivre avec un corps flétri et ruiné ?
Non, assurément.
Et pourrons‑nous donc vivre, quand sera dégradé cette autre partie de nous‑mêmes dont la vertu est la force, et le vice la ruine ? Ou croyons‑nous moins précieuse que le corps, cette partie, quelle qu’elle soit, de notre être, à laquelle se rapportent le juste et l’injuste.
Point du tout.
N’est‑elle pas plus importante ?
Beaucoup plus.
Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous mettre tant en peine de ce que dira de nous la multitude, mais bien de ce qu’en dira celui qui connaît le juste et l’injuste ; et celui-là, Criton, ce juge unique de toutes nos actions, c’est la vérité. Tu vois donc bien que tu partais d’un faux principe, lorsque tu disais, au commencement, que nous devions nous inquiéter de l’opinion du peuple sur le juste, le bien et l’honnête, et sur leurs contraires. On dira peut-être : Mais enfin le peuple a le pouvoir de nous faire mourir.
C’est ce que l’on dira, assurément.
Et avec raison ; mais, mon cher Criton, je ne vois pas que cela détruise ce que nous avons établi. Examine encore ceci, je te prie : Le principe, que l’important n’est pas de vivre, mais de bien vivre, est‑il changé, ou subsiste‑t‑il ?
Il subsiste.
Et celui‑ci, que bien vivre, c’est vivre selon les lois de l’honnêteté et de la justice, subsiste-t‑il aussi ?
Sans doute.
D’après ces principes, dont nous convenons tous deux, il faut examiner s’il est juste ou non d’essayer de sortir d’ici sans l’aveu des Athéniens : si ce projet nous paraît juste, tentons‑le ; sinon, il y faut renoncer ; car pour toutes ces considérations que tu m’allègues, d’argent, de réputation, de famille, prends garde que ce soient là des considérations de ce peuple qui vous tue sans difficulté, et ensuite, s’il le pouvait, vous rappellerait à la vie avec aussi peu de raison. Songe que, selon les principes que nous avons établis, tout ce que nous avons à examiner, c’est, comme nous venons de le dire, si, en donnant de l’argent à ceux qui me tireront d’ici, et en contractant envers eux des obligations, nous nous conduirons suivant la justice, ou si, eux et nous, nous agirons injustement ; et qu’alors, si nous trouvons que la justice s’oppose à notre démarche, il n’y a plus à raisonner, il faut rester ici, mourir, souffrir tout, plutôt que de commettre une injustice.
On ne peut mieux dire, Socrate ; voyons ce que nous avons à faire.
Examinons-le ensemble, mon ami ; et si tu as quelque chose à objecter lorsque je parlerai, fais-le : je suis prêt à me rendre à tes raisons ; sinon, cesse enfin, je te prie, de me presser de sortir d’ici malgré les Athéniens ; car je serai ravi que tu me persuades de le faire, mais je n’entends pas y être forcé. Vois donc si tu seras satisfait de la manière dont je vais commencer cet examen, et ne me réponds que d’après ta conviction la plus intime.
Je le ferai.
Admettons-nous qu’il ne faut jamais commettre volontairement une injustice ? Ou l’injustice est-elle bonne dans certains cas, et mauvaise dans d’autres ? ou n’est-elle légitime dans aucune circonstance, comme nous en sommes convenus autrefois, et il n’y a pas long-temps encore ? Et cet heureux accord de nos âmes, quelques jours ont‑ils donc suffi pour le détruire ? Et se pourrait‑il, Criton, qu’à notre âge, nos plus sérieux entretiens n’eussent été, à notre insu, que des jeux d’enfans ? Ou plutôt n’est‑il pas vrai, comme nous le disions alors, que, soit que la foule en convienne ou non, qu’un sort plus rigoureux ou plus doux nous attende, cependant l’injustice en elle-même est toujours un mal ? Admettons‑nous ce principe, ou faut‑il le rejeter ?
Nous l’admettons.
C’est donc un devoir absolu de n’être jamais injuste ?
Sans doute.
Si c’est un devoir absolu de n’être jamais injuste, c’est donc aussi un devoir de ne l’être jamais même envers celui qui l’a été à notre égard, quoi qu’en dise le vulgaire ?
C’est bien mon avis.
Mais quoi ! est‑il permis de faire du mal à quelqu’un, ou ne l’est‑il pas ?
Non, assurément, Socrate.
Mais, enfin, rendre le mal pour le mal, est‑il juste comme le veut le peuple, ou injuste ?
Tout-à-fait injuste.
Car faire du mal, ou être injuste, c’est la même chose.
Sans doute.
Ainsi donc c’est une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. Mais prends garde, Criton, qu’en m’accordant ce principe, tu ne te fasses illusion sur ta véritable opinion ; car je sais qu’il y a très peu de personnes qui l’admettent, et il y en aura toujours très peu. Or, aussitôt qu’on est divisé sur ce point, il est impossible de s’entendre sur le reste, et la différence des sentimens conduit nécessairement à un mépris réciproque. Réfléchis donc bien, et vois si tu es réellement d’accord avec moi, et si nous pouvons discuter en partant de ce principe, que, dans aucune circonstance, il n’est jamais permis d’être injuste, ni de rendre injustice pour injustice, et mal pour mal ; ou, si tu penses autrement, romps d’abord la discussion dans son principe. Pour moi, je pense encore aujourd’hui comme autrefois. Si tu as changé, dis‑le, et apprends‑moi tes motifs ; mais si tu restes fidèle à tes premiers sentimens, écoute ce qui suit :
Je persiste, Socrate, et pense toujours comme toi. Ainsi parle.
Je poursuis, ou plutôt je te demande : Un homme qui a promis une chose juste doit‑il la tenir, ou y manquer ?
Il doit la tenir.
Cela posé, examine maintenant cette question : En sortant d’ici sans le consentement des Athéniens, ne ferons‑nous point de mal à quelqu’un, et à ceux-là précisément qui le méritent le moins ? Tiendrons‑nous la promesse que nous avons faite, la croyant juste, ou y manquerons‑nous ?
Je ne saurais répondre à cette question, Socrate ; car je ne l’entends point.
Voyons si de cette façon tu l’entendras mieux. Au moment de nous enfuir, ou comme il te plaira d’appeler notre sortie, si les Lois et la République elle-même venaient se présenter devant nous et nous disaient : « Socrate, que vas‑tu faire ? L’action que tu prépares ne tend‑elle pas à renverser, autant qu’il est en toi, et nous et l’état tout entier ? car quel état peut subsister, où les jugemens rendus n’ont aucune force, et sont foulés aux pieds par les particuliers ? » que pourrions‑nous répondre, Criton, à ce reproche et à beaucoup d’autres semblables qu’on pourrait nous faire ? car que n’aurait‑on pas à dire, et surtout un orateur sur cette infraction à la loi, qui ordonne que les jugemens rendus seront exécutés ? Répondrons-nous que la République nous a fait injustice, et qu’elle n’a pas bien jugé ? Est-ce là ce que nous répondrons ?
Oui, sans doute, Socrate, nous le dirons.
Et les lois que diront-elles ? « Socrate, est-ce de cela que nous sommes convenus ensemble, ou de te soumettre aux jugemens rendus par la république ? » Et si nous paraissions surpris de ce langage, elles nous diraient peut-être : « Ne t’étonne pas, Socrate ; mais répond-nous, puisque tu as coutume de procéder par questions et par réponses. Dis, quel sujet de plaintes as-tu donc contre nous et la République, pour entreprendre de nous détruire ? N’est‑ce pas nous à qui d’abord tu dois la vie ? N’est‑ce pas sous nos auspices que ton père prit pour compagne celle qui t’a donné le jour ? Parle ; sont-ce les lois relatives aux mariages qui te paraissent mauvaises ? — Non pas, dirais‑je. — Ou celles qui président à l’éducation, et suivant lesquelles tu as été élevé toi-même ? ont‑elles mal fait de prescrire à ton père de t’instruire dans les exercices de l’esprit et dans ceux du corps ? — Elles ont très bien fait. — Eh bien ! si tu nous doit la naissance et l’éducation, peux-tu nier que tu sois notre enfant et notre serviteur, toi et ceux dont tu descends ? et s’il en est ainsi, crois-tu avoir des droits égaux aux nôtres, et qu’il te soit permis de nous rendre tout ce que nous pourrions te faire souffrir ? Eh quoi ! à l’égard d’un père, où d’un maître si tu en avais un, tu n’aurais pas le droit de lui faire ce qu’il te ferait, de lui tenir des discours offensans, s’il t’injuriait ; de le frapper, s’il te frappait, ni rien de semblable ; et tu aurais ce droit envers les lois et la patrie ! et si nous avions prononcé ta mort, croyant qu’elle est juste, tu entreprendrais de nous détruire ! et, en agissant ainsi, tu croiras bien faire, toi qui as réellement consacré ta vie à l’étude de la vertu ! Ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à ne pas savoir que la patrie a plus droit à nos respects et à nos hommages, qu’elle est et plus auguste et plus sainte devant les dieux et les hommes sages, qu’un père, qu’une mère et tous les aïeux ; qu’il faut respecter la patrie dans sa colère, avoir pour elle plus de soumission et d’égards que pour un père, la ramener par la persuasion ou obéir à ses ordres, souffrir, sans murmurer, tout ce qu’elle commande de souffrir ! fût‑ce d’être battu ou chargé de chaînes ; que, si elle nous envoie à la guerre pour y être blessés ou tués, il faut y aller ; que le devoir est là ; et qu’il n’est permis ni de reculer, ni de lâcher pied, ni de quitter son poste ; que, sur le champ de bataille, et devant le tribunal et partout, il faut faire ce que veut la république, ou employer auprès d’elle les moyens de persuasion que la loi accorde ; qu’enfin si c’est une impiété de faire violence à un père et à une mère, c’en est une bien plus grande de faire violence à la patrie ? » Que répondrons‑nous à cela, Criton ? reconnaîtrons‑nous que les Lois disent la vérité.
Le moyen de s’en empêcher ?
« Conviens donc, Socrate, continueraient-elles peut-être, que si nous disons la vérité, ce que tu entreprends contre nous est injuste. Nous t’avons fait naître, nous t’avons nourri et élevé ; nous t’avons fait, comme aux autres citoyens, tout le bien dont nous avons été capables ; et cependant, après tout cela, nous ne laissons pas de publier que tout Athénien, après nous avoir bien examinées et reconnu comment on est dans cette cité, peut, s’il n’est pas content, se retirer où il lui plaît, avec tout son bien : et si quelqu’un, ne pouvant s’accoutumer à nos manières, veut aller habiter ailleurs, ou dans une de nos colonies, ou même dans un pays étranger, il n’y a pas une de nous qui s’y oppose ; il peut aller s’établir où bon lui semble, et emporter avec lui sa fortune. Mais si quelqu’un demeure, après avoir vu comment nous administrions la justice, et comment nous gouvernons en général, dès là nous disons qu’il s’est de fait engagé à nous obéir ; et s’il y manque, nous soutenons qu’il est injuste de trois manières : il nous désobéit, à nous qui lui avons donné la vie ; il nous désobéit à nous qui sommes en quelque sorte ses nourrices ; enfin, il trahit la foi donnée, et se soustrait violemment à notre autorité, au lieu de la désarmer par la persuasion, et quand nous nous bornons à proposer, au lieu de commander tyranniquement, quand nous allons jusqu’à laisser le choix ou d’obéir ou de nous convaincre d’injustice, lui, il ne fait ni l’un ni l’autre. Voilà, Socrate, les accusations auxquelles tu t’exposes, si tu accomplis le projet que tu médites ; et encore seras‑tu plus coupable que tout autre citoyen. » Et si je leur demandais pour quelles raison, peut-être me fermeraient‑elles la bouche, en me rappelant que je me suis soumis plus que tout autre à ces conditions que je veux rompre aujourd’hui ; et nous avons, me diraient‑elles, de grandes marques que nous et la République nous étions selon ton cœur, car tu ne serais pas resté dans cette ville plus que tous les autres Athéniens, si elle ne t’avait été plus agréable qu’à eux tous. Jamais aucune des solennités de la Grèce n’a pu te faire quitter Athènes, si ce n’est une seule fois que tu es allé à l’Isthme de Corinthe ; tu n’es sorti d’ici que pour aller à la guerre ; tu n’as jamais entrepris aucun voyage, comme c’est la coutume de tous les hommes, tu n’as jamais eu la curiosité de voir une autre ville, de connaître d’autres lois ; mais nous t’avons toujours suffi, nous et notre gouvernement. Telle était ta prédilection pour nous, tu consentais si bien à vivre selon nos maximes, que même tu as eu des enfans dans cette ville, témoignage assuré qu’elle te plaisait. Enfin, pendant ton procès, il ne tenait qu’à toi de te condamner à l’exil, et de faire alors, de notre aveu, ce que tu entreprends aujourd’hui malgré nous. Mais tu affectais de voir la mort avec indifférence ; tu disais la préférer à l’exil ; et maintenant, sans égard pour ces belles paroles, sans respect pour nous, pour ces lois, dont tu médites la ruine, tu vas faire ce que ferait le plus vil esclave, en tâchant de t’enfuir, au mépris des conventions et de l’engagement sacré qui te soumet à notre empire. Réponds-nous donc d’abord sur ce point : disons nous la vérité, lorsque nous soutenons que tu t’es engagé, non en paroles, mais en effet, à reconnaître nos décisions ? Cela est‑il vrai, ou non ? » Que répondre, Criton, et comment faire pour ne pas en convenir ?
Il le faut bien, Socrate !
« Et que fais‑tu donc, continueraient‑elles, que de violer le traité qui te lie à nous, et de fouler aux pieds tes engagements ? et pourtant tu ne les as contractés ni par force, ni par surprise, ni sans avoir eu le temps d’y penser ; mais voilà bien soixante-dix années pendant lesquelles il t’était permis de te retirer, si tu n’étais pas satisfait de nous, et si les conditions du traité ne te paraissaient pas justes. Tu n’as préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont tous les jours tu vantes le gouvernement, ni aucune autre ville grecque ou étrangère ; tu es même beaucoup moins sorti d’Athènes que les boiteux, les aveugles, et les autres estropiés ; tant il est vrai que tu as plus aimé que tout autre Athénien, et cette ville, et nous aussi apparemment, car qui pourrait aimer une ville sans lois ? Et aujourd’hui, tu serais infidèle à tes engagements ! Non, si du moins tu nous en crois, et tu ne t’exposeras pas à la dérision en abandonnant ta patrie ; car, vois un peu, nous te prions, si tu violes tes engagements et commets une faute pareille, quel bien il t’en reviendra à toi et à tes amis. Pour tes amis, il est à-peu-près évident qu’ils seront exposés au danger, ou d’être bannis et privés du droit de cité, ou de perdre leur fortune ; et pour toi, si tu te retires dans quelque ville voisine, à Thèbes ou à Mégare, comme elles sont bien policées tu y seras comme un ennemi ; et tout bon citoyen t’y aidera d’un œil de défiance, te prenant pour un corrupteur des lois. Ainsi tu accréditeras toi-même l’opinion que tu as été justement condamné ; car tout corrupteur des lois passera aisément pour corrupteur des jeunes gens et des faibles. Eviteras‑tu ces villes bien policées, et la société des hommes de bien ? Mais alors est‑ce la peine de vivre ? ou si tu les approches, que leur diras-tu, Socrate, auras‑tu le front de leur répéter ce que tu disais ici, qu’il ne doit rien y avoir pour l’homme au‑dessus de la vertu, de la justice, des lois et de leurs décisions ? Mais peux‑tu espérer qu’alors le rôle de Socrate ne paraisse pas honteux ? Non, tu ne peux l’espérer. Mais tu t’éloigneras de ces villes bien policées, et tu iras en Thessalie, chez les amis de Criton ; car c’est le pays du désordre et de la licence, et peut‑être y prendra-t‑on un singulier plaisir à t’entendre raconter la manière plaisante dont tu t’es échappé de cette prison, enveloppé d’un manteau, ou couvert d’une peau de bête, ou déguisé d’une manière ou d’une autre, comme font tous les fugitifs, et tout-à-fait méconnaissable. Mais personne ne s’avisera-t-il de remarquer qu’à ton âge, ayant peu de temps à vivre selon toute apparence, il faut que tu aies bien aimé la vie pour y sacrifier les lois les plus saintes ? Non, peut-être, si tu ne choques personne ; autrement, Socrate, il te faudra entendre bien des choses humiliantes. Tu vivras dépendant de tous les hommes, et rampant devant eux. Et que feras-tu en Thessalie que de traîner ton oisiveté de festin en festin, comme si tu n’y étais allé que pour un souper ? Alors que deviendront tous ces discours sur la justice et toutes les autres vertus ? Mais peut-être veux-tu te conserver pour tes enfans, afin de pouvoir les élever ? Quoi donc ! est-ce en les emmenant en Thessalie que tu les élèveras, en les rendant étrangers à leur patrie, pour qu’ils t’aient encore cette obligation ? ou si tu les laisses à Athènes, seront-ils mieux élevés, quand tu ne seras pas avec eux, parce que tu seras en vie ? Mais tes amis en auront soin ? Quoi ! ils en auront soin si tu vas en Thessalie, et si tu vas aux enfers ils n’en auront pas soin ! Non, Socrate, si du moins ceux qui se disent tes amis valent quelque chose ; et il faut le croire. Socrate, suis les conseils de celles qui t’ont nourri : ne mets ni tes enfans, ni ta vie, ni quelque chose que ce puisse être au-dessus de la justice, et quand tu arriveras aux enfers, tu pourras plaider ta cause devant les juges que tu y trouveras ; car si tu fais ce qu’on te propose sache que tu n’amélioreras tes affaires, ni dans ce monde, ni dans l’autre. Et subissant ton arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité, non des lois, mais des hommes ; mais, si tu fuis, si tu repousses sans dignité l’injustice par l’injustice, le mal par le mal, si tu violes le traité qui t’obligeait envers nous, tu mets en péril ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta patrie et nous. Tu nous auras pour ennemies pendant ta vie, et quand tu descendras chez les morts, nos sœurs, les lois des enfers, ne t’y feront pas un accueil trop favorable, sachant que tu as fait tous ces efforts pour nous détruire. Ainsi, que Criton n’ait pas sur toi plus de pouvoir que nous, et ne préfère pas ses conseils aux nôtres. »
Tu crois entendre ces accents, mon cher Criton, comme ceux que Cybèle inspire croient entendre les flûtes sacrées : le son de ces paroles retentit dans mon âme, et me rend insensible à tout autre discours ; et sache qu’au moins dans ma disposition présente, tout ce que tu pourras me dire contre sera inutile. Cependant si tu crois pouvoir y réussir, parle.
Socrate, je n’ai rien à dire.
Laissons donc cette discussion, mon cher Criton, et marchons sans rien craindre par où Dieu nous conduit.
## Notes
* ↑ Voyez le commencement du Phèdon.
* ↑ Promontoire de l’Attique, vis-à-vis les Cyclades.
* ↑ Les onze.
* ↑ HOMÈRE, Iliade, liv. IX, v. 363.
* ↑ Personnage du Phédon. Diogène Laërce cite les titres de trente-trois Dialogues qui lui étaient attribués.
* ↑ Personnage du Phédon. Il avait composé trois Dialogues dont il ne nous reste qu’un seul, le Tableau.
* ↑ Allusion à un entretien antérieur.
* ↑ Démosthène, Dicours contre Timarch., page 718, édit, Reiske.
* ↑ C’est là qu’on célébrait les jeux Isthmiques en l’honneur de Neptune.
* ↑ Les Corybantes, prêtres de Cybèle, avec des cymbales et surtout avec des flûtes, troublaient la raison de ceux qui prenaient part à leurs fêtes, et les rendaient insensibles à toute autre impression que celle de la flûte (Voyez l’Ion). |
1,569 | https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_constance_du_sage | De la constance du sage | # De la constance du sage
I. Il y a entre les stoïciens, Sérénus, et les autres sectes qui font profession de sagesse, autant de différence qu’entre l’homme et la femme, je crois pouvoir le dire : car bien que les deux sexes contribuent dans la vie commune pour une part égale, celui-ci est né pour obéir, celui-là pour commander¹. Les autres philosophes ont trop de mollesse et de complaisance, à peu près comme ces médecins domestiques et faisant partie de nos gens, qui donnent aux malades, non les meilleurs et les plus prompts remèdes, mais ceux qu’on veut bien souffrir. Les stoïciens, prenant une voie plus digne de l’homme, ne s’inquiètent point qu’elle paraisse riante à ceux qui s’y engagent : ils veulent au plus tôt nous tirer de péril et nous conduire à ce haut sommet tellement hors de toute atteinte qu’il domine la Fortune elle-même. « Mais la route où ils nous appellent est ardue, hérissée d’obstacles ! » Est-ce donc par la plaine qu’on gagne les hauteurs² ? Et même cette région n’est pas si abrupte que quelques-uns se la figurent. À l’entrée seulement sont des pierres et des rocs inabordables au premier aspect : ainsi mainte fois on croit voir de loin des masses taillées à pic et liées entre elles, tant que la distance abuse les yeux. Puis à mesure qu’on approche, ces mêmes lieux, dont une erreur de perspective avait fait un seul bloc, insensiblement se dégagent ; et ce qui, dans l’éloignement, semblait tout escarpé, se trouve être une pente assez douce.
Dernièrement, lorsque nous vînmes à parler à M. Caton, tu t’indignais, toi que révolte l’injustice, que son siècle eût si peu compris ce grand homme, et qu’un mortel supérieur aux Pompée, aux César eût été ravalé au-dessous des Vatinius ; tu
trouvais infâme qu’on lui eût arraché sa toge en plein forum, comme il voulait combattre un projet de loi ; que des rostres à l’arc de Fabius, traîné par les mains d’une faction séditieuse, il eût longuement subi les propos insultants, les crachats et tous les outrages d’une multitude en démence. Je te répondais que si tu avais sujet de gémir, c’était sur cette république que d’une part un P. Clodius, de l’autre un Vatinius et les plus méchants citoyens mettaient à l’enchère, hommes aveugles et corrompus, qui dans leur cupidité ne voyaient pas que vendre l’État c’était se vendre eux-mêmes avec lui³.
II. Pour ce qui est de Caton, te disais-je, rassure-toi : car jamais le sage ne peut recevoir d’injure ni d’humiliation ; et Caton nous fut donné par les dieux immortels comme un modèle plus infaillible qu’Ulysse ou Hercule, héros des premiers âges, proclamés comme sages par nos stoïciens, comme indomptables aux travaux, contempteurs de la volupté et victorieux de toutes les terreurs. Caton ne lutta point contre des bêtes féroces, exercice digne d’un chasseur et d’un rustre ; il ne poursuivit pas de monstres avec le fer et le feu, et ne vécut pas dans un temps où l’on pût croire qu’un homme portât le ciel sur ses épaules : déjà on avait secoué le joug de l’antique crédulité, et le siècle était parvenu au plus haut degré de lumières. Caton fit la guerre à l’intrigue, ce monstre à mille formes, au désir illimité du pouvoir, que le monde entier partagé entre trois hommes n’avait pu rassasier⁴, aux vices d’une cité dégénérée et s’affaissant sous sa propre masse ; seul resté debout, il retint dans sa chute la république, autant que pouvait le faire le bras d’un mortel, tant qu’enfin entraîné, arraché lui-même, après l’avoir longtemps retardée il voulut partager sa ruine ; alors s’éteignit du même coup ce qui n’eût pas été séparé sans crime : Caton ne survécut point à la liberté, ni la liberté à Caton⁵. Or cet homme, penses-tu que le peuple ait pu lui faire injure en lui arrachant la préture ou la toge, en couvrant d’infâmes crachats sa tête sacrée ? Le sage est à l’abri de tout : ni injures, ni mépris ne sauraient l’atteindre.
III. Il me semble voir ta verve qui s’échauffe et bouillonne ; tu es prêt à t’écrier : « Voilà ce qui ôte crédit à vos préceptes ; vous promettez de grandes choses qu’on est loin d’espérer, plus loin encore de croire ; et lorsque avec d’emphatiques paroles vous avez prétendu que le sage n’est jamais pauvre, vous ne niez pas qu’il manque souvent de valet, d’habit, de toit, d’aliment ; après avoir dit que le sage ne perd jamais la raison, vous ne niez pas qu’il puisse tomber dans la folie, tenir des discours peu sensés, et oser tout ce que la force du mal contraint de faire ; après avoir dit que le sage ne saurait être esclave, vous ne disconvenez pas qu’il puisse être vendu, exécuter les ordres d’un maître et lui rendre de serviles offices. Ainsi de vos airs si fiers, si sourcilleux, vous redescendez aussi bas que les autres : vous n’avez changé que le nom des choses. C’est pourquoi je soupçonne quelque artifice pareil dans votre maxime, au premier abord belle et magnifique : Le sage ne recevra ni injure ni humiliation. Or il importe beaucoup de savoir si c’est au-dessus de l’indignation que tu le places, ou au-dessus de l’injure. Prétends-tu qu’il se résignera ? il n’a là aucun privilège ; il n’obtient qu’une chose vulgaire, et qui s’apprend par la continuité même des outrages, la patience. Mais si tu dis qu’il ne recevra pas d’injures, en ce sens que nul ne tentera de lui être hostile, toute affaire cessante je me fais stoïcien. » Je réponds que je n’ai pas voulu décorer le sage d’un attribut imaginaire et de mots pompeux, mais le mettre en un lieu où nulle injure ne puisse porter. « Eh quoi ! il n’y aura personne qui le harcèle, qui le provoque ? » Sans doute rien de si sacré dans la nature qui ne rencontre un profanateur ; mais ce qui offre un caractère céleste n’en habite pas moins une sphère sublime, encore que des impies dirigent contre une grandeur fort au-dessus d’eux des coups qui ne l’atteindront pas. Nous appelons invulnérable, non ce qui n’est point frappé, mais ce que rien ne blesse. À ce signe-là reconnais le sage. N’est-il pas vrai que la force qui triomphe est plus sûre que celle qui n’a point d’assaillants ? Si l’on doute d’une puissance non éprouvée, on doit tenir pour ferme et avérée celle qui a repoussé toutes les attaques⁶. Apprends de même que le sage est de trempe meilleure, quand nulle injure ne peut lui nuire, que quand on ne lui en fait aucune. Le brave, à mes yeux, est l’homme que ni les guerres ne subjuguent, ni l’approche d’une force ennemie n’épouvante, non celui qui s’engraisse d’oisiveté au milieu de peuples indolents : c’est sur un sage de ce premier modèle que l’injure est impuissante. Il n’importe donc quelle multitude de traits on lui lance, s’il est impénétrable à tous. Il y a de certaines pierres dont la dureté est à l’épreuve du fer ; aucun outil ne peut couper, ni tailler, ni user le diamant, qui les émousse tous par sa vertu propre ; il y a des corps incombustibles qui, enveloppés de flammes, gardent leur consistance et leur figure ; des rochers, dressés en pleine mer, brisent la fureur des vagues et ne portent nulle trace des assauts qui les battent depuis tant de siècles : ainsi l’âme du sage est inexpugnable ; et, grâce à ses forces acquises, elle est aussi assurée contre l’injure que les objets dont je viens de parler.
IV. Mais encore, n’y aura-t-il personne qui essaye de l’outrager ? On l’essayera, mais l’outrage n’arrivera pas jusqu’à lui. Un trop grand intervalle l’éloigne du contact des choses inférieures, pour qu’aucun pouvoir nuisible étende jusqu’à lui son action. Quand les puissants de la terre, quand l’autorité la plus haute, forte de l’unanimité d’un peuple d’esclaves, tenteraient de lui porter dommage, tous leurs efforts expireraient à ses pieds, comme les projectiles chassés dans les airs par l’arc ou la baliste s’élancent à perte de vue pour retomber bien en deçà du ciel. Eh ! crois-tu, alors qu’un stupide monarque obscurcissait le jour par ses nuées de flèches, qu’une seule ait touché le soleil ; ou que de ses chaînes jetées dans la mer il ait pu effleurer Neptune ? Les êtres célestes échappent aux mains des hommes ; qui rase les temples ou jette au creuset leurs statues ne fait nul tort à la divinité : de même tout ce que l’audace, l’arrogance et l’orgueil tentent contre le sage, demeure sans effet. « Mais il vaudrait mieux que personne ne voulût l’insulter. » Tu souhaites à la race humaine une vertu difficile, des mœurs inoffensives. Que l’injure n’ait pas lieu. C’est l’intérêt de celui qui l’aurait faite, et non de l’homme qui, en fût-il l’objet, ne peut en souffrir. Je ne sais même si le sage ne montre pas plus clairement sa force par son calme au sein des orages, comme un général ne prouve jamais mieux la supériorité de ses armes et de ses troupes que lorsqu’il est et se juge en sûreté même sur le sol ennemi.
Distinguons, s’il te plaît, Sérénus, l’injure de la simple offense. La première, de sa nature, est plus grave ; l’autre, plus légère, ne pèse qu’aux âmes trop irritables : elle ne blesse pas, elle froisse. Telle est pourtant la faiblesse et la puérilité des amours-propres, que pour quelques-uns rien n’est plus cruel. Tu verras tel esclave aimer mieux recevoir des coups de fouet que des soufflets, et juger la mort et les verges plus tolérables que d’offensantes paroles. On en est venu à ce point de déraison que non pas seulement la douleur, mais l’idée de la douleur est un supplice ; on est comme l’enfant qui a peur d’une ombre, d’un masque difforme, d’une figure grimaçante, qui se met à pleurer aux noms désagréables à son oreille, à certains mouvements de doigts et autres épouvantails, dont l’illusion brusque et inattendue le fait fuir.
V. L’injure a pour but de faire du mal à quelqu’un : or la sagesse ne laisse point place au mal. Il n’est de mal pour elle que la honte, laquelle n’a point accès où habitent déjà l’honneur et la vertu : l’injure ne va donc point jusqu’au sage. Car si elle est la souffrance d’un mal, dès que le sage n’en souffre aucun, aucune injure ne peut le toucher. Toujours elle ôte quelque chose à celui qu’elle attaque, et on ne la reçoit jamais sans quelque détriment de sa dignité, de sa personne ou de ses biens extérieurs ; or le sage ne peut rien perdre : il a tout placé en lui, il ne confie rien à la fortune, il a ses biens sur une solide base, il se trouve riche de sa vertu qui n’a pas besoin des dons du hasard. Et ainsi son trésor ne peut ni grossir ni diminuer ; car ce qui est arrivé à son comble n’a plus chance d’accroissement. La fortune n’enlève que ce qu’elle a donné : elle ne donne pas la vertu, aussi ne la ravit-elle pas. La vertu est chose libre, inviolable, que rien n’émeut, que rien n’ébranle, tellement endurcie aux coups du sort, qu’on ne saurait la faire fléchir, loin de l’abattre. En face des appareils les plus terribles son œil est fixe, intrépide ; son visage ne change nullement, qu’elle ait de dures épreuves ou des succès en perspective. Donc le sage ne perdra rien dont il puisse ressentir la perte. Il a en effet pour seule possession la vertu, dont on ne l’expulsera jamais ; de tout le reste il n’use qu’à titre précaire : or quel homme est touché de perdre ce qui n’est pas à lui ? Que si l’injure ne peut en rien préjudicier aux biens propres du sage, parce que la vertu les sauvegarde, on ne peut faire injure au sage.
Démétrius , surnommé Poliorcète, ayant pris Mégare, demandait au philosophe Stilpon s’il n’avait rien perdu : « Rien, répondit celui-ci ; car tous mes biens sont avec moi. » Et cependant son patrimoine avait fait partie du butin, ses filles étaient captives, sa ville natale au pouvoir de l’étranger, et lui-même en présence d’un roi qui, entouré d’armes et de phalanges victorieuses, l’interpellait du haut de son triomphe. Stilpon lui ravit ainsi sa victoire, et, au sein d’une patrie esclave, témoigna qu’il n’était pas vaincu, qu’il n’éprouvait même pas de dommage ; car il avait avec lui la vraie richesse, sur laquelle on ne met pas la main. Quant aux choses qu’on
pillait et qu’on emportait de toutes parts, il ne les jugeait pas siennes, mais accidentelles et sujettes aux caprices de la Fortune : il n’avait pas pour elle l’affection d’un maître. Tout ce qui en effet arrive du dehors est d’une possession fragile et incertaine.
Songe maintenant si un voleur, un calomniateur, un voisin puissant, ou quelque riche exerçant cette royauté que donne une vieillesse sans enfants⁷ étaient capables de faire injure à cet homme, quand la guerre et ce fier ennemi qui professait l’art sublime de forcer des remparts ne l’avaient pu dépouiller de rien. Au milieu des glaives partout étincelants et du tumulte de la soldatesque ardente au pillage, au milieu des flammes, du sang, des débris d’une cité croulante, du fracas des temples s’abîmant sur leurs dieux, il y eut paix pour un seul homme.
VI. Ne juge donc pas téméraire l’annonce que je t’ai faite si dans ma bouche elle a peu de créance, je t’offre un garant. Tu as peine à croire que tant de fermeté chez un homme, tant de grandeur d’âme soit possible ; mais si je le fais comparaître, si lui-même te dit : « N’en doute pas, quiconque naît homme peut s’élever au-dessus des choses humaines ; douleurs, pertes, tribulations, blessures, révolutions qui grondent autour de lui, il peut tout envisager sans pâlir, supporter avec calme les disgrâces, et le bonheur avec modération, sans ployer sous les unes, sans se fier à l’autre, rester égal et le même dans les conjonctures les plus diverses, et penser que rien n’est à lui que lui seul, c’est-à-dire encore la meilleure partie de son être. Oui, et me voici pour exemple : que sous ce renverseur de villes⁸ les fortifications s’ébranlent au choc du bélier ; que les orgueilleuses tours, sapées par les mines et les voies souterraines⁹, s’affaissent tout à coup ; que ses terrasses montent au niveau des plus hautes citadelles, je le défie d’inventer des machines qui donnent à l’âme bien assise la moindre secousse. Je me suis tout à l’heure arraché des ruines de ma maison à la lueur d’un embrasement général, j’ai fui la flamme à travers le sang. À quel sort sont livrées mes filles ; est-il pire que le sort de tous ? je l’ignore. Seul et chargé d’ans, ne voyant rien que d’hostile autour de moi, je déclare néanmoins que mes biens sont saufs et intacts, je garde, j’ai encore tout ce que j’avais à moi. Tu n’as pas lieu, Démétrius, de me juger vaincu, de te croire mon vainqueur : ta fortune a vaincu ma fortune. Ces choses périssables et qui changent de maître, je ne sais où elles ont passé : quant à mon véritable avoir, il est, il sera toujours avec moi. Ces autres riches ont perdu leurs patrimoines ; les libertins leurs amours et leurs courtisanes si scandaleusement aimées ; les intrigants le sénat, le forum et les lieux consacrés à l’exercice public de tous les vices ; l’usurier a perdu ces registres où l’avarice, dans ses fausses joies, suppute d’imaginaires richesses ; moi, j’emporte la mienne entière et sans dommage. Adresse-toi donc à ceux qui pleurent, qui se lamentent, qui, pour sauver leur or, opposent leurs corps nus aux glaives menaçants, qui fuient l’ennemi la bourse pleine. »
Oui, Sérénus, reconnais que cet homme accompli, comblé des vertus humaines et divines, ne saurait rien perdre. Ses trésors sont enceints de fermes et insurmontables remparts, auxquels il ne faut comparer ni les murs de Babylone où Alexandre a pénétré, ni ceux de Carthage ou de Numance qu’un même bras a conquises, ni le Capitole ou sa citadelle qui gardent la trace de l’ennemi. Les murailles qui défendent le sage sont à l’abri de la flamme et des incursions ; elles n’offrent point de brèche, elles sont hautes, imprenables, au niveau du séjour des dieux.
VII. Il ne faut pas dire, selon ta coutume, que notre sage ne se trouve nulle part. Ce n’est pas un vain portrait forgé pour honorer la nature humaine, ni le gigantesque idéal d’une chose qui n’est point et que nous rêvons ; mais tel nous affirmons qu’est le sage, tel nous l’avons montré et le montrerons. Il est rare peut-être et ne se rencontre que de loin en loin dans les siècles ; car les grands phénomènes, car ce qui excède l’ordinaire et commune mesure ne se produit pas fréquemment ; toutefois, je crains bien que ce M. Caton, dont le souvenir a fait le début de cette discussion, ne soit fort au-dessus de votre modèle à vous. En résumé, il est certain que ce qui blesse est plus fort que ce qui est blessé ; or la perversité n’a pas plus d’énergie que la vertu, et partant ne peut blesser le sage. L’injure n’est essayée que par les méchants contre les bons : ceux-ci entre eux vivent en paix ; et les méchants ne sont pas moins hostiles les uns pour les autres que pour les bons. Que si l’on ne peut blesser que le faible si le méchant est moins fort que le bon, si les bons n’ont à craindre l’injure que de qui ne leur ressemble pas, elle n’a certes point prise sur le sage ; car il n’est plus besoin de t’avertir que lui seul est bon. « Si Socrate, dis-tu, a été injustement condamné, il a éprouvé une injure. » Ici nous devons distinguer : il peut arriver qu’on m’adresse une injure et que je ne la reçoive pas. Par exemple, qu’on me dérobe un objet dans ma maison des champs et qu’on le reporte à ma maison de ville, on aura commis un larcin et je n’aurai rien perdu. On peut devenir malfaiteur, sans avoir fait le mal. Celui qui sort des bras de sa femme, la croyant celle d’un autre, est adultère, bien que sa femme ne le soit pas. Quelqu’un m’a donné du poison, mais dont la force s’est perdue, mêlée à ma nourriture ; en me donnant ce poison on s’est engagé dans le crime, encore qu’on n’ait pas nui. Il n’en est pas moins assassin, l’homme dont j’ai trompé le fer en y opposant mon manteau. Tout crime, avant même d’avoir accompli son œuvre, est, pour ce qui fait le coupable, déjà consommé¹⁰. Certaines choses ont entre elles une condition d’existence et une connexion telles, que la première peut être sans la seconde, mais non la seconde sans la première. Essayons d’éclaircir ceci par un exemple. Je puis mouvoir mes pieds sans courir, je ne courrais pas sans mouvoir mes pieds ; je puis, quoique étant dans l’eau, ne pas nager ; si je nage, je ne puis pas n’être point dans l’eau. De ce genre est aussi la question qui nous occupe. Si j’éprouve une injure, nécessairement on me l’a faite ; si on l’a faite, il ne s’ensuit pas nécessairement que je l’éprouve. Mille incidents peuvent l’écarter. Le hasard peut arrêter la main qui me menace et détourner le trait qu’on m’a lancé ; ainsi l’injure, quelle qu’elle soit, peut être repoussée par un obstacle quelconque, interceptée en son chemin, de sorte qu’on l’ait faite sans qu’elle ait été reçue.
VIII. D’ailleurs la justice ne peut rien souffrir d’injuste, car les contraires ne s’allient point¹¹. Or l’injure n’a jamais lieu sans injustice ; donc l’injure ne peut être faite au sage. Et ne t’étonne pas que nul ne puisse lui faire injure, nul, aussi ne peut lui rendre service. Rien ne lui manque qu’il lui convienne d’accepter à titre de présent, et puis le méchant ne saurait lui en faire aucun. Il faudrait avoir avant de donner ; et il n’a rien que le sage soit flatté de recevoir. Personne ne saurait nuire au sage, ou lui être utile ; ainsi les êtres divins n’ont besoin d’aucune aide, ne sont pas vulnérables ; or le sage est voisin des dieux, il se tient presque sur leur ligne ; à la
mortalité près, il est leur pareil¹². Cependant qu’il gravit et monte vers ce séjour élevé de l’ordre, de l’immuable paix, où la vie marche d’un cours égal et harmonieux, plein de sécurité, bienveillant, né pour le bonheur de tous, pour se perfectionner lui et les autres, il ne connaîtra ni désirs ignobles, ni larmes, car appuyé sur la raison, il traversera les vicissitudes humaines avec un courage tout divin. Il ne laisse point prise à l’injure, je veux dire à celle qui viendrait non des hommes seulement, comme tu pourrais croire, mais de la Fortune même ; celle-ci entre-t-elle en lutte avec la vertu, elle n’en sort jamais son égale. Si cette heure suprême au-delà de laquelle ne peuvent plus rien les lois irritées ni les menaces des plus cruels tyrans, et où l’empire du sort se brise, est acceptée par nous d’une âme égale et résignée ; si nous savons que la mort n’est point un mal, et par conséquent et bien moins encore une injure, nous endurerons beaucoup plus aisément le reste, dommages, souffrances, ignominies, changements de lieux, pertes d’enfants, séparations de toute espèce ; que tous ces flots d’adversité enveloppent le sage, ils ne le submergent point ; ce n’est pas pour que leur choc isolé le consterne. Et s’il supporte sans faiblesse les injures de la Fortune, que lui feront celles des hommes puissants, qu’il sait n’être que les mains de la Fortune ?
IX. Il souffrira donc tout, comme il souffre les rigueurs de l’hiver, l’intempérie du ciel, les chaleurs excessives, les maladies, mille autres accidents fortuits. Jamais il ne fait au méchant l’honneur de croire que la raison ait conseillé un seul de ses actes : la raison n’appartient qu’au sage ; chez tous les autres elle est absente : on n’y voit que fraudes, embûches, mouvements désordonnés de l’âme, mis par le sage sur la liste des accidents. Or tout ce qui est fortuit ne sévit et ne fait injure qu’en dehors de nous. Il songe encore quelle latitude offre l’injure dans ces intrigues qui nous suscitent tant de périls : tel est un accusateur suborné, ou des griefs calomnieux, ou les grands prévenus et armés contre nous, et tous ces brigandages qui s’exercent sous le costume de paix.
Autre espèce d’injure bien fréquente : on te dérobe un gain ou une récompense longtemps poursuivie ; un héritage brigué péniblement se détourne de toi ; on t’enlève la faveur lucrative d’une opulente maison. Le sage échappe à tout cela, lui qui ne sait vivre ni dans l’espoir ni dans la crainte. Ajoute aussi, que loin de recevoir de sang-froid une injure, il n’est personne qui n’en éprouve un trouble violent, et qu’un tel trouble n’atteint point l’âme forte, modératrice d’elle-même, dans son calme et sa paix profonde : car si l’injure la touche, elle perd sa paix et sa liberté. Mais le sage ignore la colère, qu’allume l’apparence de l’injure. Et serait-il étranger à la colère, s’il ne l’était à l’injure, qu’il sait ne pouvoir lui être faite ? De là cette assurance, cette satisfaction, cette éternelle joie où s’exalte son cœur ; de là ce cœur si peu froissé par les chocs qui lui viennent des choses ou des hommes, que l’injure même lui profite : c’est par elle qu’il s’éprouve, qu’il expérimente sa vertu. Faisons silence, de grâce, à cette parole, et l’oreille et l’âme recueillies assistons au mystère qui affranchit le sage de l’injure. Et l’on ne retranche rien pour cela à vos emportements, à vos cupidités si rapaces, à votre aveugle témérité, à votre arrogance. Sans toucher à vos vices, c’est l’affranchissement du sage qu’on poursuit ; on prétend, non vous empêcher de faire l’injure, mais que le sage repousse au loin toutes celles qu’on lui adressera, et que sa constance, sa grande âme suffisent à le défendre. Ainsi, dans nos jeux sacrés, beaucoup n’ont triomphé qu’en fatiguant, par une opiniâtre patience, les bras qui les frappaient. Compte le sage au nombre des athlètes qui, par un exercice long et consciencieux, ont acquis la force d’endurer les coups et de lasser tous les assauts.
X. Maintenant qu’est achevée la première partie de notre tâche, passons à la seconde, où, par des arguments qui en partie nous sont propres, mais dont la plupart appartiennent à tous, nous ferons voir le néant de ce qu’on appelle offense. C’est moins qu’une injure ; il est plus aisé de s’en plaindre que de s’en venger ; et les lois même ne l’ont pas trouvée digne de leur animadversion. Le ressentiment de l’offense tient à un manque d’élévation dans l’âme que froisse un procédé, un mot peu honorables. Cet homme ne m’a pas reçu aujourd’hui, quoiqu’il en reçût d’autres ; quand je parlais, il tournait dédaigneusement la tête, ou il a ri tout haut ; au lieu de m’offrir la place d’honneur, c’est la dernière qu’il m’a donnée ; et autres griefs de cette sorte. Qu’en dirai-je ? Plaintes d’esprits blasés, où tombent presque toujours les raffinés, les heureux du siècle. A-t-il le loisir, de remarquer ces riens, l’homme que pressent des maux plus sérieux ? Des âmes inoccupées, naturellement faibles et efféminées, que l’absence d’injures réelles rend plus irritables, s’émeuvent de ces choses ; et la plupart du temps tout naît d’une fausse interprétation. Il témoigne donc peu de prudence et de confiance en lui même, celui qui s’affecte à si bon marché ; évidemment il croit qu’on le méprise, et cette poignante idée ne vient point sans un certain abaissement de l’amour-propre qui se rapetisse et s’humilie. Mais le sage n’est méprisé de personne : il a conscience de sa grandeur ; il se dit dans son cœur que nul n’est en droit de le mésestimer ; et, pour tous ces tourments d’imagination, ou plutôt ces contrariétés, je ne dis point qu’il les surmonte, il ne les sent même pas.
Il est d’autres atteintes qui frappent le sage, bien qu’elles ne le terrassent point, la douleur physique, les infirmités, la perte de ses amis, de ses enfants, ou les malheurs de son pays que dévore la guerre. Je ne le nie pas, le sage est sensible à tout cela. Car nous ne lui attribuons pas un cœur de fer ou de rocher. Il n’y aurait nulle vertu à supporter ce qu’on ne sentirait point.
XI. Que fait-il donc ? Il reçoit certains coups, mais les reçoit pour les vaincre, pour en guérir et fermer les plaies. Quant à ces piqûres dont nous parlons, il y est insensible : il ne s’arme pas contre elles de sa vertu accoutumée, de toute sa puissance de souffrir ; il n’y prend pas garde ou croit devoir en rire. Outre cela, comme la plupart des offenses partent d’hommes orgueilleux, insolents et qui supportent mal la prospérité, le sage a, pour repousser cette morgue maladive, la plus belle de toutes les vertus, la santé de l’âme et la magnanimité. Toutes ces petitesses passent devant ses yeux comme les fantômes d’un vain songe, comme des visions nocturnes sans consistance ni réalité. Il se représente aussi que tous les hommes sont trop au-dessous de lui pour avoir l’audace de dédaigner ce qui leur est si supérieur.
Le mot offense contumelia vient de contemptus, mépris, parce qu’on n’imprime cette sorte d’injure qu’à ceux qu’on méprise : mais jamais on ne méprise plus grand et meilleur que soi, fit-on même quelque chose de ce que dicte ordinairement le mépris. Un enfant frappe au visage ses parents, dérange ou arrache ou souille de salive les cheveux de sa mère ; il découvre aux yeux des siens ce que la pudeur veut qu’on voile ; il ne se fait pas faute de paroles obscènes ; et aucune de ces choses ne s’appelle offense : pourquoi ? Parce que l’enfant ne peut mépriser personne. Par la même raison, nous sommes charmés, tout offensantes qu’elles soient pour nous, des saillies de nos esclaves, dont la témérité assure son droit sur les convives en commençant par le chef de la maison. Plus l’individu est avili et sert de jouet, plus il est libre de tout dire. On achète même pour cela de jeunes esclaves à l’humeur espiègle, on aiguise leur impudence, on leur donne des maîtres pour apprendre à débiter des sottises réfléchies que nous qualifions, non pas d’offenses, mais de gentillesses.
XII. Or quelle extravagance qu’une même chose tantôt nous amuse et tantôt nous fâche ; que ce qu’on appelle grossièreté dans une bouche amie, devienne, dans celle d’un misérable valet, un joyeux persiflage ! Ce que nous sommes avec les enfants, le sage l’est avec tout autre homme enfant encore après la jeunesse et sous des cheveux blancs. Ont-elles gagné quelque chose avec l’âge, ces âmes malades chez qui l’erreur seule a grandi ? Ils ne diffèrent des enfants que par la taille et l’apparence physique, d’ailleurs aussi légers, aussi inconstants, cherchant la volupté sans choix, peureux ; ce n’est jamais par caractère, mais par crainte, qu’ils sont calmes. Qu’on ne dise pas qu’ils se distinguent de l’enfance en ce que celle-ci est avide d’osselets, de noix et de jetons, et qu’eux veulent de l’or, de l’argent, des villes. Les enfants entre eux créent des magistratures, ont leurs robes prétextes, leurs faisceaux, leur petit tribunal ; les hommes au Champ de Mars, au forum, au sénat, jouent sérieusement les mêmes jeux¹³. Avec du sable amoncelé sur le rivage, les enfants élèvent des simulacres de maisons ; les hommes, pensant faire merveille, s’occupent de pierres, de murailles, d’édifices, et changent en masses périlleuses ce qui fut inventé pour abriter leurs personnes¹⁴. Même illusion chez l’homme fait que chez l’enfant, mais sur des objets autres, avec des conséquences plus graves. Le sage a bien raison de prendre les offenses des hommes comme des jeux d’enfants ; quelquefois il sévit contre eux et leur inflige, comme à ces derniers, des punitions qui les éclairent, non qu’il ait reçu l’injure, mais parce qu’ils l’ont faite et pour qu’ils n’y retombent plus. Ainsi l’on dompte certains animaux en les frappant ; et sans nous mettre en colère quand ils refusent le cavalier, nous les châtions pour que la douleur triomphe de leur résistance. Ainsi se trouve résolue aussi l’objection qu’on nous fait pourquoi, si le sage ne reçoit ni injure ni offense, en punit-il les auteurs ? C’est qu’en effet il ne se venge pas, il corrige.
XIII. Et pourquoi croirais-tu le sage incapable de cette fermeté, quand tu la peux voir chez d’autres hommes dont les mobiles sont si différents ? Jamais le médecin se met-il en colère contre un frénétique ? Les imprécations du fiévreux auquel il défend l’eau froide, les prend-il en mauvaise part ? Le sage est pour tous les hommes dans la même disposition que le médecin pour les malades ; celui-ci ne dédaigne pas de toucher, si elles ont besoin de remède, les parties les plus déshonnêtes de leur corps, ni d’examiner les derniers produits de leurs aliments et de leurs boissons, ni d’essuyer leur fureur qui s’exhale en invectives. Le sage sait trop que tous ces gens qui s’avancent parés de toges à bandes de pourpre, avec le coloris de la santé, sont loin d’être sains : il voit en eux des malades hors d’état de se maîtriser : aussi ne se fâche-t-il même pas si, dans leurs accès, ils se permettent quelque violence contre qui les veut guérir ; et comme il ne fait nul cas de leurs hommages, il met sur la même ligne leurs irrévérences. Comme il ne se prévaudra pas des respects d’un mendiant, il ne se croira pas offensé si quelque homme de la lie du peuple ne lui rend point son salut ; ainsi encore, qu’une foule de riches aient de lui une haute idée, il ne l’aura pas de lui-même, certain qu’ils ne diffèrent en rien des mendiants, qu’ils sont même plus misérables, car les mendiants ont besoin de bien peu, les riches de beaucoup. D’autre part que lui importe qu’un roi des Mèdes, qu’un Attale asiatique, qu’il aura salué, passe sans lui rien dire, le visage arrogant ? Il sait que leur condition n’est pas plus désirable que celle de l’esclave auquel échoit, dans un nombreux domestique, le gouvernement des malades et des fous. Irai-je m’indigner si quelque brocanteur du temple de Castor ne me salue pas par mon nom, lui, l’un de ces hommes qui vendent et achètent de méchants esclaves, et dont les boutiques sont pleines de valets de la pire espèce ? Non, ce me semble ; car qu’y a-t-il de bon dans celui qui n’a que du mauvais sous la main ? Le sage fait aussi peu attention aux civilités ou aux impolitesses d’un tel homme qu’à celles d’un roi. Tu vois à tes pieds des Parthes, des Mèdes, des Bactriens : mais c’est la crainte qui les contient ; mais ils t’obligent à toujours avoir l’arc tendu ; mais c’est une race dégradée, vénale, qui ne soupire qu’après un nouveau maître.
Le sage ne sera touché des insultes de qui que ce soit ; car en vain les hommes diffèrent tous entre eux, il les estime tous pareils en ce que leur folie est égale. S’il s’abaissait jusqu’à prendre à cœur une injure, ou grave ou légère, jouirait-il jamais de la sécurité qui est le propre, le trésor du sage ? Il se gardera de tirer vengeance d’une insulte : ce serait en honorer l’auteur. Car s’il existe un homme dont le mépris nous pèse, nécessairement son estime nous flatte.
XIV. Il y a des gens assez déraisonnables pour croire qu’une femme peut les offenser. Qu’importent ses richesses, le nombre de ses porteurs, les bijoux qui chargent ses oreilles, l’ampleur de sa litière ? Ce n’en est pas moins un être peu éclairé ; et si de saines doctrines, si un long enseignement n’ont retrempé cette âme, elle reste intraitable, et esclave de ses passions Quelques-uns ne peuvent souffrir qu’un friseur les coudoie, prennent pour offenses les difficultés d’un portier, la morgue d’un nomenclateur¹⁵, les hauteurs d’un valet de chambre. Oh ! que tout cela doit faire rire de pitié et doit remplir d’une douce satisfaction celui qui, du fracas des erreurs d’autrui, ramène ses regards sur sa propre tranquillité ! « Qu’est-ce à dire ? Le sage n’approchera pas d’une porte que défend un gardien brutal ? » Assurément il en tentera l’accès, si c’est chose essentielle qui l’appelle ; cet homme, quel qu’il soit, il le traitera comme un chien hargneux, qu’on apaise en lui jetant de la pâture. Il ne s’indignera pas d’une légère dépense pour franchir le seuil d’une maison, en pensant qu’il y a des ponts où le passage se paye. Il payera donc aussi cet homme, si brutal qu’il soit, qui lève un impôt sur les visites : il sait acheter ce qui se vend. Il n’y a qu’un petit esprit qui s’applaudisse d’avoir dit son fait à un portier, de lui avoir brisé sa baguette, d’avoir été droit au maître et demandé satisfaction sur les épaules de l’esclave. On descend, dans la lutte, au niveau de l’adversaire ; l’eut-on vaincu, on s’est fait son égal¹⁶. « Mais si le sage reçoit des soufflets, comment agira-t-il ? » Comme Caton quand on le frappa au visage : il ne prit point feu, il ne vengea point son injure, il n’eut pas même besoin de pardonner ; il la nia. Il y avait plus de grandeur à nier qu’à pardonner. Nous n’insisterons pas longtemps ; qui ne sait en effet que nulle de ces choses qui passent pour des biens ou des maux n’apparaît au sage sous la même face qu’aux autres hommes ? Il ne s’inquiète pas de savoir ce qu’ils appellent honte et misère ; il ne fait point route avec la foule : mais de même que les astres, dont la marche est en sens contraire à celle des cieux, lui il avance au rebours des préjugés de tous.
XV. Cessez donc de dire : « Le sage ne recevra-t-il pas d’injure, s’il est meurtri de coups, si on lui arrache un œil ? Ne recevra-t-il pas d’offense, s’il est poursuivi sur le forum des grossiers propos d’hommes impurs ; si au festin d’un riche on le condamne à se placer au bas bout de la table et à manger avec les valets chargés des plus vils emplois ; s’il est contraint d’essuyer ce qu’on peut imaginer de plus révoltant pour une âme bien née ? » Quelque répétés, quelque graves que deviennent de tels procédés , ils ne changeront pas de nature. Si de minces offenses ne le touchent pas, de plus grandes échoueront de même ; s’il n’est pas ému pour peu, il ne le sera pas pour beaucoup. Mais, la mesurant sur votre faiblesse, vous jugez au hasard une grande âme, et calculant jusqu’où vous pensez qu’irait votre patience, vous placez quelque peu plus loin le terme de celle du sage ; or lui, sa vertu l’a établi sur les confins d’un autre monde : il n’a rien de commun avec vous. Aussi quelque durs, quelque lourds à endurer, quelque repoussants que soient de nom ou d’aspect tous vos fléaux, leur masse ne saurait l’accabler : tel il résisterait à chacun, tel il résiste à tous. Dire que le sage supportera ceci et qu’il ne supporterait pas cela, emprisonner une telle grandeur dans vos arbitraires limites, mauvaise logique : la Fortune triomphe de nous, si nous ne triomphons complètement d’elle. Et ne crois pas que ce soit ici de l’insensibilité stoïque. Épicure, que vous adoptez comme patron de votre lâcheté, qui ne prêche, selon vous, que mollesse, indolence et tout ce qui mène aux voluptés, Épicure a dit : « Rarement la fortune trouve le sage en défaut. » Que voilà presque parler en homme ! Ah ! dis d’un ton plus ferme encore, qu’elle n’a nul accès près de lui ! Voici la maison du sage, petite, sans ornements, sans fracas, sans appareil, sans portiers qui en surveillent l’entrée, qui vont classant la foule avec un dédain de mercenaires ; mais ce seuil vide de sentinelles, libre de concierges, la Fortune ne le franchit point ; elle sait que pour elle il n’y a point place où rien ne vient d’elle. Que si Épicure même, qui a tant accordé aux sens, porte à l’injure ce fier défi, quel effort chez nous peut sembler incroyable ou au-dessus de la nature humaine ? Il prétend que l’injure est supportable pour le sage, nous que pour le sage elle n’existe pas.
XVI. Ne dis point que cela répugne à la nature. Nous ne nions pas qu’il ne soit pénible d’être frappé, maltraité, de perdre quelque membre ; mais nous nions que dans toutes ces choses il y ait injure ; nous leur ôtons, non pas leur aiguillon douloureux, mais le nom d’injures, qui ne peut être admis, sans que la vertu s’amoindrisse. Laquelle des deux sectes dit le plus vrai, nous le verrons ailleurs ; quant au mépris de l’injure toutes deux s’accordent. Quelle est donc entre elles la différence ? La même qu’entre deux gladiateurs intrépides, dont l’un presse de la main sa blessure et se tient ferme, et dont l’autre, se tournant vers le peuple qui s’écrie, fait signe que la sienne n’est rien et ne souffre pas qu’on intervienne pour lui. Il ne faut pas croire qu’entre les deux écoles le dissentiment soit grave. Ce dont il s’agit, l’unique chose qui nous intéresse, deux autorités t’y convient : méprise les injures et ce que j’appellerais des ombres, des soupçons d’injures, les offenses. Pour dédaigner l’offense, il n’est pas besoin de toute la fermeté d’un sage ; il ne faut que voir juste et pouvoir se dire : « Ai-je mérité ou non ce qui m’arrive ? Si je l’ai mérité, ce n’est pas offense, c’est justice ; dans le cas contraire, c’est à l’auteur de l’injustice à rougir. Et qu’est-ce enfin que l’on nomme offense ? On a plaisanté sur ce que j’ai la tête chauve, ou les yeux malades, ou les jambes grêles, ou la taille défectueuse : quelle offense y a-t-il à s’entendre dire ce qui frappe tous les yeux ? Devant un seul témoin tel mot nous fait rire, qui devant plusieurs nous indigne ; et nous ne laissons point aux autres le droit de répéter ce que nous-mêmes disons journellement de nous. Modérée, la raillerie amuse, à dose plus forte elle irrite. »
XVII. Chrysippe rapporte qu’un homme entra en fureur pour avoir été appelé brebis de mer. Au sénat, nous avons vu pleurer Fidus Cornélius, gendre d’Ovide, parce que Corbulon l’avait qualifié d’autruche plumée. Il venait d’essuyer d’autres invectives qui déchiraient ses mœurs et sa vie, et son front était demeuré impassible : une sottise absurde lui arracha des larmes. Tant la raison laisse de faiblesse dans les âmes qu’elle abandonne ! Que penser de ceux qui se formalisent si l’on contrefait leur langage, leur démarche, un défaut corporel, un vice de prononciation ? Comme si ces traits devenaient plus frappants dans la copie faite par les autres que dans l’original, qui est nous-même. Quelques-uns n’aiment pas qu’on parle de leur vieillesse, de leurs cheveux blancs, de cet âge enfin où tous ambitionnent d’arriver. Rappeler à d’autres leur pauvreté, c’est un cuisant reproche : or ils se le font eux-mêmes, dès qu’ils la cachent. Aussi, pour ôter toute ressource aux impertinents et à ceux qui exercent leur gaieté aux dépens des autres, il n’y a qu’à s’exécuter d’avance : on ne prête plus à rire, quand on a ri de soi tout le premier. Vatinius, victime-née du ridicule et de la haine¹⁷, était un railleur agréable et facétieux, si l’on en croit la tradition. Il disait lui-même force bons mots sur ses pieds goutteux et sur sa gorge toute tailladée : ainsi échappait-il aux brocards de ses ennemis, plus nombreux encore que ses infirmités, et surtout à Cicéron. Ce qu’a pu faire, avec son front d’airain, un homme qui à force d’opprobres avait désappris à rougir, pourquoi ne le ferait pas celui en qui les études libérales et le culte de la sagesse auront porté quelque fruit ? Ajoute que c’est une sorte de vengeance d’enlever à l’ennemi le plaisir de l’offense. On l’entend dire : « Malheureux que je suis ! je crois qu’il n’a pas compris. » Tant il est vrai que tout le succès de l’offense est d’être sentie, d’indigner celui qui l’éprouve. Enfin l’insolent ne manquera pas de trouver plus tard son pareil, qui du même coup te vengera.
XVIII. Caligula, parmi tous les vices qui abondaient en lui, avait une merveilleuse aptitude aux sarcasmes, comme l’éprouvaient tous ceux qui donnaient prise à quelque stigmate, bien qu’il fût lui-même un ample sujet de moquerie. C’était cette pâleur caractéristique de sa folie, et si repoussante ; c’étaient ces yeux disparaissant presque sous un front de vieille, et si affreusement louches ; c’était cette tête chauve, que des cheveux d’emprunt semés par places rendaient si difforme, et puis cette nuque hérissée d’une soie rude, ces jambes grêles, ces pieds énormes. Je ne finirais pas si je voulais citer tous les mots méprisants qui lui échappèrent contre les auteurs de ses jours, contre ses aïeux, contre tous les ordres de l’État : rapportons seulement ceux qui lui furent mortels. Asiaticus Valérius, son ami, honoré des premières entrées, était un homme peu traitable, à peine capable de souffrir une offense même faite à autrui. C’est à ce Valérius qu’en plein banquet, autant dire en assemblée publique, Caligula, d’une voix haute et claire, osa dépeindre comment se comportait sa femme dans les bras d’un homme. Justes dieux ! un mari entendre ces choses, le prince les savoir, et pousser l’impudeur jusqu’à raconter je ne dis pas au consulaire, à l’ami, mais, lui empereur, à l’époux la honte de l’épouse et les dégoûts de son corrupteur ! Chéréa, tribun militaire, avait une voix qui ne répondait pas à son courage et dont les sons peu mâles et cassés pouvaient faire suspecter ses mœurs. Lorsqu’il demandait le mot d’ordre, le prince lui donnait tantôt Vénus, tantôt Priape, accusant ce guerrier d’infâmes complaisances dans des termes toujours nouveaux ; quand lui était en robe transparente, en sandales, chamarré d’or ! Chéréa fut contraint de recourir au glaive pour se soustraire à de pareils mots d’ordre. Le premier d’entre les conjurés il leva le bras sur l’empereur ; il lui fendit d’un seul coup la tête ; puis mille autres épées vinrent de toutes parts achever de venger les injures des citoyens et de la patrie. Mais le premier qui fut homme alors, c’est celui qui l’avait paru le moins.
Ce Caligula ne voyait en tout que des offenses, aussi incapable de les souffrir qu’avide de les faire. Il s’emporta contre Hérennius Macer, qui l’avait salué du nom de Caïus ; et un centurion primipilaire eut à se repentir de l’avoir appelé Caligula. On sait que, né dans les camps, il n’était familièrement désigné par le soldat que sous ce nom-là et sous celui d’enfant des légions ; mais Caligula lui parut une satire et un outrage dès qu’il eut chaussé le cothurne impérial.
Ce sera donc déjà une consolation de savoir que, notre indulgence oubliât-elle de se venger, il se trouvera quelqu’un qui châtie le provocateur, le superbe, d’où nous est venue l’injure : car de tels êtres n’épuisent pas leur fiel sur une seule personne et dans une seule attaque. 6. Jetons les yeux sur les exemples d’hommes dont nous louons la patience ; sur un Socrate, qui, assistant aux comédies où il était publiquement bafoué, prit la chose de bonne grâce et ne rit pas moins que le jour où sa femme Xantippe l’arrosa tout entier d’une eau immonde. On reprochait à Antisthène d’être né d’une mère barbare, d’une Thrace ; il répondit que la mère des dieux était aussi du mont Ida.
XIX. Ne descendons point dans le champ des rixes et des luttes ; retirons-nous loin en arrière, et, quelques provocations que des insensés nous adressent, car l’insensé peut seul se les permettre, n’en tenons point compte. Et les hommages et les injures du vulgaire doivent être confondus dans le même mépris : ne nous affligeons pas de celles-ci, ne nous félicitons pas de ceux-là. Autrement la crainte ou le dégoût des mortifications nous feront omettre des devoirs essentiels ; et nous manquerons à ceux d’hommes publics et privés, souvent même à ce qui nous sauverait, si nous tremblons, dans nos anxiétés de femmes, de rien ouïr qui nous désoblige ; parfois aussi nos rancunes contre des hommes puissants se dévoileront avec une indiscrète liberté. Or la liberté ne consiste pas à ne rien tolérer ; détrompons-nous : être libre, c’est mettre son âme au-dessus de l’injure ; c’est se rendre tel, qu’on trouve en soi seul la source de ses plaisirs ; c’est se détacher de l’extérieur, pour ne point passer sa vie dans l’inquiète appréhension des rires ou des propos de tout venant. Car qui ne pourra nous offenser, si un seul le peut ? Mais le sage et l’aspirant à la sagesse useront chacun d’un remède différent. À l’homme imparfait encore, et qui n’a pas cessé de se diriger sur le jugement du grand nombre, nous représenterons qu’à chaque pas l’injure et l’insulte l’attendent. Les accidents prévus sont toujours moindres. Plus sa naissance, sa renommée, son patrimoine le distinguent, plus il doit montrer de courage ; qu’il se souvienne qu’en première ligne se tiennent les soldats de haute taille. Les offenses, les paroles outrageantes, les diffamations, toutes les avanies de ce genre, qu’il les supporte comme les clameurs de l’ennemi, les dards lancés de trop loin, les pierres qui, sans blesser, frappent le casque et ne font que du bruit. Que les injures graves, comme ces traits qui percent ou les armes ou la poitrine, ne l’abattent ni ne le fassent broncher. Quelque force qui vous menace, vous presse, vous assiège, céder est toujours une honte ; défendez le poste que vous assigna la nature. Et quel est-il ? celui d’homme de cœur. Le sage a un tout autre auxiliaire qui vous manque, car vous luttez encore : il a la victoire gagnée. Ne soyez point rebelle à vos intérêts : sur la route de la vérité, nourrissez l’espoir d’y atteindre ; accueillez avec amour des doctrines meilleures, et appuyez-les de vos convictions comme de vos suffrages. Qu’il existe une âme invincible, une âme contre laquelle la Fortune ne puisse rien, voilà qui importe à la république du genre humain.
| 1. | Bien qu’on soit deux moitiés de la société, Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité : L’une est moitié suprême et l’autre subalterne…. |
2. Voir de la Providence, V., et Xénophon, Mémorab., liv. II. Non est ad astra mollis e terra via. (Herc., Fur., 497.)
Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire. (La Font.)
3. Pour tout ce passage, voir Pétrone, CXIX.
Ainsi Rome, soldant sa propre déchéance, Perdue, en proie à tous, expirait sans vengeance.
4. César, Pompée et Crassus. Facta tribus dominis communis Roma…. (Lucain, I.)
| 5. | Le ciel dut cette gloire aux mânes d’un tel homme D’emporter avec eux la liberté de Rome. |
| 6. | Ce n’est qu’en ces assauts qu’éclate la vertu, Et l’on doute d’un cœur qui n’a point combattu. |
7. Les vieillards riches et sans enfants, dès les derniers temps de la république, étaient entourés comme d’une cour dont ils recevaient les hommages et les cadeaux intéressés. Ils disposaient d’une armée de clients. La captation des testaments était l’un des métiers les plus lucratifs. (Cic., Paradox., VII, II ; Plin., Hist., XIV, I.) Pétrone, chap. cxiv, fait un tableau fort spirituel de ces coureurs de successions.
8. La mère du grand Condé surnommait son fils le grand renverseur de murailles.
9. Les anciens ont connu l’art de creuser des galeries souterraines jusqu’à l’intérieur d’une place pour la surprendre, ou sous le pied des remparts pour les faire crouler en soutenant d’abord leur poids par des pièces de charpente que l’on incendiait ensuite.
10. Voir les Bienfaits, V, xiv :
Nam scelus intra se tacitum qui cogitai ullum Facti crimen habet. MMMMMMMM (Juvén., XIII, 208.)
« Le crime prémédité, même sans consommation, est puni ; car l’âme est tachée de sang, si la main en est pure, » (Apul., Florid., liv. IV, xx.)
11. Jus omne supra omnem positum est injuriam. (P. Syrus.) « Il n’y a pas de droit contre le droit. » (Royer-Collard.)
12. Voir lettres xxxi, LIII, LIX, LXXIII ; Balbus, dans Cicéron, Nat. Deor., et Pindare, viᵉ Ném.
Homme égalant les rois, homme approchant des dieux, Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
13. « Il faut aux enfants les verges et la férule ; il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. » (La Bruyère, chap. vi.)
Nous sommes de vieux enfants : Nos erreurs sont nos lisières, Et les vanités légères Nous bercent en cheveux blancs. (Volt., Ép. LXXX.)
Il est des hochets pour tout âge. (Lamothe.)
14. Ici, comme en maint endroit de ses écrits, Sénèque fait allusion aux nombreux écroulements de maisons qui avaient lieu à Rome de son temps. Après la dernière guerre punique, l’énorme affluents d’étrangers à Rome en avait fait élargir l’enceinte et surexhausser les édifices.
15. Esclave chargé d’apprendre les noms des clients de son maître ou des citoyens un peu considérables et de les lui dire tout bas, l’usage étant de saluer par leurs noms ceux à qui on voulait montrer des égards. Le nomenclator annonçait aussi les visiteurs qui entraient.
16. « À lutter corps à corps avec un homme souillé, fût-on vainqueur, on se salit. » (Front., à Marc Aurèle, lettre IV.)
17. On disait proverbialement : Odissem te odio Vatiniano. Vatinius ayant failli être lapidé un jour qu’il donnait un combat de gladiateurs, obtint des édiles la défense de jeter dans le cirque autre chose que des pommes. On vint demander au jurisconsulte Cassellius si les pommes de pin étaient des pommes : « Oui, répondit-il, si vous les jetez à Vatinius. » (Macrob., II, xvi.)
* ↑ Manusc. de Fickert: promittitis. Lemaire: promittis.
* ↑ Vestrum, manusc. Fickert. Nostrum, leçon vulgaire.
* ↑ Ut curram, leçon vulgaire. Il faut absolument ut non.
* ↑ Qu'il tenait à la main pour écarter les importuns, les mendiants et les animaux. Voir De la colère, III, XXXVII.
* ↑ Voir les Lettres LXXI et CXVI.
* ↑ Texte altéré. Je traduis comme s'il y avait ab omnibus…feriendis. Sénèque pensait au mot de Caligula sur lui: sable sans chaux.
* ↑ Lemaire: in patres. Trois manus.: in parentes, ce qui concorde avec Suétone: Il n'épargnait pas même sa mère, qu'il disait née d'un inceste d'Auguste avec sa fille Julie.
* ↑ C'est-à-dire en chaussure de femme ou d'efféminé. Voir De la colère, III, XVIII; Des bienfaits, II, XII.
* ↑ Caïus, son nom de famille, au lieu de l'appeler César.
* ↑ Diminutif de caliga, chaussure de simple légionnaire.
* ↑ Voir le mot de Tibère, Des bienfaits, V, XXV.
* ↑ Ida en Phrygie, non en Crète, par conséquent, aux yeux des Grecs, en pays barbare.
* ↑ Je lis avec trois manus.: superponere. Lemaire: supponere. |
1,571 | https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_vie_heureuse_%281832%29 | De la vie heureuse (1832) | # De la vie heureuse (1832)
I. Dans la vie, mon frère Gallion¹, c’est le bonheur, que veulent tous les hommes ; mais s’agit-il de voir nettement en quoi consiste ce qui peut réaliser la vie heureuse, ils ont un nuage devant les yeux. Non certes, il n’est pas facile de parvenir à la vie heureuse ; car chacun s’en éloigne d’autant plus, qu’il court plus rapidement après elle, s’il a manqué le chemin : quand le chemin conduit en sens contraire, la vitesse même augmente la distance. Il faut donc, avant tout, déterminer quel est pour nous l’objet à rechercher ; ensuite, regarder de tous côtés par où nous pourrons y tendre avec le plus de célérité. Ce sera sur la route même, pourvu qu’elle soit droite, que nous saurons de combien chaque jour on avance, et de combien nous aurons approché de ce but, vers lequel nous pousse un désir propre à notre nature. Tant que nous errons çà et là, en suivant non pas un guide, mais un bruit confus et des cris discordants qui nous appellent vers différents points, la vie s’use en égarements, cette vie qui est courte, et qui le serait lors même que jour et nuit nous travaillerions pour le bien-être de l’esprit. D’après cela, qu’il soit décidé où nous allons et par où nous passerons, non sans l’assistance de quelque homme habile qui ait exploré les lieux vers lesquels nous marchons ; car il n’en est pas de ce voyage comme des autres : dans ces derniers, un sentier que l’on a pris et les gens du pays, à qui l’on demande le chemin, ne permettent pas que l’on s’égare ; mais ici le chemin le plus battu, et le plus fréquenté, est celui qui trompe le plus. Rien donc n’est plus important pour nous, que de ne pas suivre, à la manière du bétail, la tête du troupeau, en passant, non par où il faut aller, mais par où l’on va. Or, il n’est chose au monde, qui nous jette dans de plus funestes embarras, que l’usage où nous sommes de nous façonner au gré de l’opinion, en regardant comme le mieux ce qui est reçu par un grand assentiment, et ce dont nous avons des exemples nombreux ; c’est vivre, non suivant la raison, mais par imitation. De là, cet énorme entassement de gens qui se renversent les uns sur les autres. Comme il arrive dans un grand carnage d’hommes, quand la multitude se refoule sur elle-même, nul ne tombe sans faire tomber sur lui quelqu’autre qu’il entraîne, et les premiers causent la perte de ceux qui suivent : voilà ce que dans toute vie vous pouvez voir se passer. Nul ne s’égare pour lui seul, mais on est la cause et l’auteur de l’égarement d’autrui. Le mal vient de ce qu’on est serré contre ceux qui marchent devant. Tandis que chacun aime mieux croire que de juger, jamais on ne juge de la vie, toujours on en croit les autres. Ainsi nous ébranle et nous abat l’erreur transmise de main en main, et nous périssons victimes de l’exemple. Nous serons guéris, si une fois nous sommes séparés de la grande réunion. Quant à présent, le peuple tient ferme contre la raison ; il défend sa maladie. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices, où, après l’élection des préteurs, ceux qui l’ont faite s’en étonnent, quand la mobile faveur s’est promenée autour de l’assemblée². Les mêmes choses, nous les approuvons, nous les blâmons. Tel est le résultat de tout jugement dans lequel c’est à la majorité que l’on prononce.
II. Quand c’est de la vie heureuse qu’il s’agit, n’allez pas, comme lorsqu’on se partage pour aller aux voix, me répondre : « Ce côté-ci parait être plus nombreux. » Car, c’est à cause de cela qu’il est pire. Les choses humaines ne vont pas si bien, que ce qui vaut mieux plaise au plus grand nombre : la preuve du pire, c’est la foule³. Examinons quelle action est la meilleure, et non pas quelle est la plus ordinaire ; quel moyen peut nous mettre en possession d’une félicité permanente, et non pas quelle chose est approuvée par le vulgaire, le pire interprète de la vérité. Sous le nom de vulgaire, je comprends et les gens en chlamyde et les personnages couronnés⁴ ; car ce n’est pas à la couleur des étoffes dont on a vêtu les corps, que je regarde ; quand il est question de l’homme, je n’en crois pas mes yeux : j’ai une lumière meilleure et plus sûre pour discerner le vrai du faux. Le bien de l’âme, c’est à l’âme de le trouver. Si jamais elle a le temps de respirer et de rentrer en elle-même, oh ! combien, dans les tortures qu’elle se fera subir, elle s’avouera la vérité, et dira : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à ce moment, j’aimerais mieux que cela ne fût pas fait : quand je réfléchis à tout ce que j’ai dit, je porte envie aux êtres muets ; tout ce que j’ai souhaité, je le regarde comme une imprécation d’ennemis ; tout ce que j’ai craint, grands dieux, combien c’était meilleur que ce que j’ai désiré ! J’ai eu des inimitiés avec beaucoup d’hommes, et de la haine je suis revenue à la bonne intelligence, si toutefois elle peut exister entre les méchants ; c’est de moi-même que je ne suis pas encore amie. J’ai apporté tous mes soins à me tirer de la foule et à me distinguer par quelque bonne qualité : qu’ai-je fait autre chose, que de me présenter aux traits, et d’offrir à la malveillance de quoi mordre ? » Voyez-vous ces gens qui vantent l’éloquence, qui escortent la richesse, qui flattent la faveur, qui exaltent le pouvoir ? Tous ils sont hostiles, ou, ce qui revient au même, ils peuvent l’être. Autant est nombreux le peuple des admirateurs, autant l’est celui des envieux.
III. Quant à moi, je cherche plutôt quelque chose qui soit bon à l’user, que je sente, et non que j’étale aux yeux. Ces objets que l’on regarde, devant lesquels on s’arrête, que l’un tout ébahi montre à l’autre, au dehors ils brillent, au dedans ils sont misérables. Cherchons quelque chose qui soit, non pas bon en apparence, mais solide, égal, et d’autant plus beau, que l’on y pénètre plus avant. Voilà ce qu’il faut arracher du fonds qui le recèle ; et ce n’est pas loin ; on le trouvera ; il faut seulement savoir, où porter la main. A présent, comme dans les ténèbres, nous passons au delà de ce qui est près de nous, heurtant contre cela même que nous désirons. Mais, pour ne pas vous traîner à travers des préambules, je passerai sous silence les opinions des autres ; car il serait long, et de les énumérer, et de les réfuter : c’est la nôtre, que voici. Quand je dis la nôtre, je ne m’attache point à tel ou tel prince des stoïciens⁵ ; et moi aussi, j’ai le droit d’opiner. En conséquence, avec l’un, je me rangerai de son avis ; quant à l’autre, j’exigerai qu’il divise⁶. Peut-être même, appelé à voter après tous, je ne désapprouverai rien de ce que les préopinants auront décidé, et je dirai : « Voici ce que je pense de plus. » Cependant, d’après ce qui est généralement reconnu parmi les stoïciens, c’est pour la nature des choses, que je me prononce. Ne pas s’en écarter, et se former sur sa loi, sur son modèle, c’est la sagesse. La vie heureuse est donc celle qui s’accorde avec sa nature ; une telle vie, on ne peut l’obtenir, que si d’abord l’esprit est sain et continuellement en possession de sa bonne santé ; que si, de plus, il est énergique et ardent ; s’il est doué des plus belles qualités, patient, propre à toutes circonstances, soigneux du corps qu’il habite et de ce qui s’y rapporte, mais pourtant sans minutieuses agitations ; s’il veille aux autres choses de la vie, sans être ébloui d’aucunes⁹ ; s’il sait user des présents de la fortune, sans jamais en être esclave. Vous comprenez, quand même je ne l’ajouterais pas, que de là résulte une continuelle tranquillité¹⁰, la liberté, puisqu’on a banni tout ce qui vient à chaque instant nous irriter, nous faire peur. Car, au lieu des plaisirs, au lieu de ces jouissances qui sont petites et fragiles, et qui, dans le cours même des désordres, sont nuisibles, vient s’établir un contentement extraordinaire, inébranlable, et toujours égal : alors, entrent dans l’âme la paix et l’harmonie, et l’élévation avec la douceur. En effet, toute humeur farouche provient de faiblesse¹¹.
IV. On peut encore décrire autrement notre bien, c’est-à-dire, énoncer la même opinion en des termes qui ne soient pas les mêmes. Voyez un corps d’armée : tantôt il est déployé sur un terrain spacieux, tantôt il est concentré dans un lieu étroit. Quelquefois, courbé par le milieu, il prend la forme d’un croissant ; ou bien, se développant, il présente un front aligné : ce corps, quelle qu’en soit la disposition, a la même force, la même volonté de tenir pour la même cause. C’est ainsi que la description du souverain bien peut, ici être distribuée sur des points épars et s’étendre, là être resserrée et réduite dans ses bornes. Je puis également dire : « Le souverain bien est une âme qui méprise le hasard et dont la vertu fait la joie ; ou si l’on veut, c’est une invincible force d’âme, appuyée sur la connaissance des choses, calme dans l’action, accompagnée de bienveillance pour les hommes en général et de soins pour ceux avec qui l’on vit. Il me plaît encore de le décrire, en disant que l’homme heureux est celui pour lequel il n’existe d’autre bien, ni d’autre mal, qu’une âme, ou bonne, ou mauvaise, celui qui pratique l’honnête, qui se renferme dans la vertu, que le hasard ne saurait ni élever ni abattre, qui ne connaît pas de plus grand bien que le bien qu’il peut se donner lui-même, l’homme pour lequel le vrai plaisir sera le mépris des plaisirs. Permis à vous, si vous aimez les digressions, de présenter le même objet sous des aspects différents, pourvu que le fond n’y perde rien. Qui nous empêche, en effet, de dire que la vie heureuse, c’est une âme libre, élevée, intrépide et inébranlable, placée hors de la portée, soit de la crainte, soit du désir, une âme pour laquelle l’unique bien est une conduite honnête, l’unique mal une conduite honteuse ? Tout le reste n’est qu’un vil ramas de choses, qui n’ôte rien à la vie heureuse, qui n’y ajoute rien, qui ; sans accroître ni diminuer le souverain bien, peut venir et s’en aller. L’homme établi sur une telle base, il faut que, bon gré malgré, il ait pour compagnes une gaîté constante, une joie élevée qui vienne d’en haut, puisqu’elle se complaît dans ce qui lui est propre, sans rien désirer de plus grand que ce qu’elle a chez elle. Pourquoi n’opposerait-il pas bien ce contrepoids aux mouvements faibles, inutiles, et variables, du corps chétif ? Le jour qu’il aura été inférieur au plaisir, il sera inférieur aussi à la douleur.
V. D’un autre côté, vous voyez à quel misérable et pernicieux esclavage sera réduit l’homme que possèderont alternativement les plaisirs et les douleurs, ces maîtres les plus capricieux, les plus absolus, qu’il y ait au monde. Il faut donc prendre son essor vers la liberté ; celle-ci, rien autre chose ne la donne, que l’indifférence pour la fortune. Alors naîtra cet inestimable bien, le calme d’un esprit placé dans un asile sûr, et sa haute élévation. Les terreurs étant bannies, il résultera de la connaissance du vrai une satisfaction grande et stable, puis l’accueil obligeant, puis l’épanchement de l’âme. A ces douceurs, elle trouvera des charmes, non pas comme à des biens, mais comme à des produits de son bien. Puisque j’ai commencé à procéder largement, je puis encore dire que l’homme heureux est celui qui ne désire rien, qui ne craint rien, grâce à la raison. On sait bien que les pierres aussi existent sans crainte ni tristesse, et qu’il en est de même des bêtes ; cependant personne, en se fondant là-dessus, n’appellera heureux des êtres qui n’ont pas la faculté de comprendre le bonheur. Placez à ce même rang les hommes qu’a réduits à faire nombre parmi les bêtes et les brutes une nature émoussée pour le sentiment, ainsi que l’ignorance de soi-même. Nulle différence entre les premiers et ces dernières ; car, chez celles-ci la raison n’existe pas, et chez ceux-là elle est dépravée, ardente à leur nuire, ingénieuse à les jeter dans l’erreur. Certes, le nom d’heureux ne peut être donné à l’homme qui est lancé hors de la vérité. Ainsi, la vie heureuse est celle qui a pour base un jugement droit et sûr, celle qui est immuable. Alors, en effet, l’esprit est net et affranchi de tous maux, puisqu’il a échappé, non seulement aux coups déchirants, mais encore aux légères atteintes, puisque toujours il tiendra ferme au point où il s’est arrêté, et défendra son poste, lors même que la fortune en courroux multiplierait ses attaques. Quant au plaisir, admettons qu’il se répande autour de nous en venant de tous côtés, qu’il s’infiltre par toutes les voies, qu’il flatte l’âme par ses douceurs, et que, des unes faisant naître les autres, il les amène pour solliciter et nous tout entiers et les portions de nous-mêmes. Malgré cela, quel mortel, s’il lui reste encore quelque chose de l’homme, voudrait, tant que durent le jour et la nuit, éprouver un chatouillement, voudrait, se détachant de l’âme, s’occuper du corps ?
VI. « Mais l’âme aussi, me dit l’épicurien, aura ses plaisirs. » Eh bien, soit, et qu’elle cède à la débauche, en arbitrant aussi les plaisirs ; qu’elle se remplisse de tous ces objets qui ont coutume de charmer les sens ; qu’ensuite elle reporte ses regards sur le passé ; qu’éveillée par le souvenir des plaisirs dissolus, elle s’élance de ceux qui ont précédé, et que déjà elle plane sur ceux qui doivent suivre ; qu’elle range méthodiquement ses espérances, et que, le corps étant plongé dans les grossières jouissances du présent, l’âme, pendant ce temps-là dépêche ses pensées vers les jouissances de l’avenir. En cela elle me parait plus misérable, parce que prendre le mauvais au lieu du bon c’est folie. Or, d’un côté, sans la saine raison nul n’est heureux, et de l’autre, on n’est pas sain d’esprit, quand, au lieu des choses les meilleures, on recherche celles qui doivent nuire. L’homme heureux est donc celui qui a le jugement droit, celui qui se contente du présent, quel qu’il soit, et qui aime ce qu’il a. L’homme heureux est celui auquel la raison fait agréer toute situation de ses affaires. Ils voient, ceux-là même qui ont dit que le plaisir était le souverain bien, quelle honteuse place ils ont assignée à ce dernier. C’est pourquoi ils nient que le plaisir puisse être détaché de la vertu, et ils affirment qu’il n’est point de vie honnête sans qu’elle soit agréable, point de vie agréable sans qu’elle soit en moine temps honnête. Je ne vois pas comment ces deux êtres disparates peuvent être réunis de force à une même attache. Quel motif, je vous le demande, pour que le plaisir ne puisse être séparé de la vertu ? Assurément, c’est que tout principe de bien résulte de la vertu ; c’est des racines de celle-ci, que sortent les choses mêmes que vous aimez, et que vous recherchez avec ardeur. Mais si le plaisir et la vertu étaient inséparables, nous ne verrions pas certaines choses être agréables, mais non honnêtes, et d’autres choses être fort honnêtes, mais pénibles et telles que c’est par les douleurs qu’il faut en venir à bout.
VII. Joignez à cela, que le plaisir s’unit même à la vie la plus honteuse ; au lieu que la vertu n’admet pas une mauvaise vie. De plus, certains hommes sont malheureux, non pas en l’absence du plaisir, mais à cause du plaisir même : et cela n’arriverait pas, si à la vertu s’était incorporé le plaisir, dont souvent elle manque, dont jamais elle n’a besoin. Pourquoi réunissez-vous des objets différents, et même opposés ? La vertu est quelque chose d’élevé, de sublime, de souverain, d’invincible, d’infatigable ; le plaisir quelque chose de rampant, de servile, d’énervé, de chancelant, dont le poste et la demeure sont les lieux de prostitution et les tavernes. La vertu, vous la trouverez dans le temple, dans le forum, dans le sénat, debout sur les remparts, couverte de poussière ; elle a le teint hâlé, les mains calleuses ; le plaisir, vous le verrez fuir de cachette en cachette, et chercher les ténèbres, aux environs des bains, des étuves, et des lieux qui redoutent. la présence de l’édile¹² ; le plaisir est mou, lâche, humecté de vin et de parfums, pâle ou fardé, et souillé des drogues de la toilette. Le souverain bien est immortel ; il ne sait pas cesser d’être ; il n’éprouve ni la satiété, ni le repentir ; car jamais un esprit droit ne se détourne : un tel esprit ne se prend pas en haine, et il n’a rien changé, parce qu’il a toujours suivi ce qu’il y a de meilleur. Au contraire le plaisir, alors qu’il charme le plus, s’éteint ; il ne dispose pas d’un grand espace : aussi le remplit-il bientôt ; il cause l’ennui, et après le premier essor, il est languissant. D’ailleurs ce n’est jamais une chose certaine, que celle dont la nature consiste dans le mouvement. D’après cela, il ne peut seulement pas y avoir de réalité pour ce qui vient et passe au plus vite, devant périr dans l’usage même de son être ; car ce je ne sais quoi ne parvient en un point, que pour y cesser ; et tandis qu’il commence, il tire à sa fin.
VIII. Vient-on m’objecter que chez les bons, comme chez les méchants, le plaisir existe ? De leur côté, les gens infâmes ne se délectent pas moins dans leur turpitude, que les hommes honnêtes dans les belles actions. Voilà pourquoi les anciens ont prescrit de mener une vie très-vertueuse, et non pas très-agréable ; ils entendent que, droite et bonne, la volonté ait le plaisir, non pour guide, mais pour compagnon. La nature, en effet, est le guide qu’il faut suivre ; c’est elle, que la raison observe et consulte. C’est donc une même chose, que vivre heureux et vivre selon la nature. Ce que c’est, je vais le développer : cela consiste à conserver, avec soin et sans effroi, les avantages du corps, et ce qui convient à notre nature, comme choses données pour un jour et prêtes à fuir ; à ne pas nous y soumettre en esclaves, et à ne pas nous laisser posséder par les objets étrangers ; à reléguer tout ce qui plaît au corps, tout ce qui lui survient accidentellement, comme dans les camps on place à l’écart les auxiliaires et les troupes légères. Que ces objets soient des esclaves, et non des maîtres ; c’est uniquement ainsi, qu’ils sont utiles à l’esprit. Que l’homme de cœur soit incorruptible en présence des choses du dehors, qu’il soit inexpugnable, et qu’il n’attache de prix, qu’à se posséder lui-même ; que d’une âme confiante, que préparé à l’une et â l’autre fortune¹³, il soit l’artisan de sa vie. Que chez lui la confiance n’existe pas sans le savoir, ni le savoir sans la fermeté ; que ses résolutions tiennent, une fois qu’elles sont prises, et que dans ses décrets il n’y ait pas de rature. On comprend, quand même je ne l’ajouterais pas, qu’un tel homme sera posé, qu’il sera rangé, qu’en cela aussi, agissant avec aménité, il sera grand. Chez lui, la véritable raison sera greffée sur les sens ; elle y puisera ses éléments ; et en effet, elle n’a pas d’autre point d’appui d’où elle s’élance, d’où elle prenne son essor vers la vérité, afin de revenir en elle-même. Le monde aussi, qui embrasse tout, ce dieu qui régit l’univers, tend à se répandre au dehors, et néanmoins de toutes parts il se ramène en soi pour s’y concentrer. Que notre esprit fasse de même, lorsqu’en suivant les sens qui lui sont propres, il se sera étendu par leur moyen vers les objets extérieurs ; qu’il soit maître de ces objets et de lui ; qu’alors, pour ainsi dire, il enchaîne le souverain bien. De là résultera une force, une puissance unique, d’accord avec elle-même ; ainsi naîtra cette raison certaine, qui n’admet, ni contrariété, ni hésitation, dans ses jugements et dans ses conceptions, non plus que dans sa persuasion. Cette raison, lorsqu’elle s’est ajustée, accordée avec ses parties, et, pour ainsi dire, mise à l’unisson, a touché au souverain bien. En effet, il ne reste rien de tortueux, rien de glissant rien sur quoi elle puisse broncher ou chanceler. Elle fera tout de sa propre autorité : pour elle point d’accident inopiné ; au contraire, toutes ses actions viendront à bien, avec aisance et promptitude, sans que l’agent tergiverse ; car les retardements et l’hésitation dénotent le trouble et l’inconstance. Ainsi, vous pouvez hardiment déclarer que le souverain bien est l’harmonie de l’âme. En effet, les vertus seront nécessairement là où sera l’accord, où sera l’unité ; la discordance est pour les vices.
IX. « Mais vous aussi, me dit l’épicurien, vous ne rendez un culte à la vertu, que parce que vous en espérez quelque plaisir. » D’abord, si la vertu doit procurer le plaisir, il ne s’ensuit pas que ce, soit à cause de lui, qu’on la cherche ; car ce n’est pas lui seul, qu’elle procure, c’est lui de plus. Ensuite, ce n’est pas pour lui, qu’elle travaille ; mais son travail, quoiqu’il ait un autre but, atteindra encore celui-là. Dans un champ qu’on a labouré pour y faire du blé, quelques fleurs naissent parmi les grains, et cependant ce n’est pas pour cette petite plante, bien qu’elle charme les yeux, que l’on s’est donné tant de peine : c’était une autre chose que le semeur voulait ; celle-là est venue de surcroît. De même aussi, le plaisir n’est pas la récompense, n’est pas le motif de la vertu, il en est l’accessoire ; et ce n’est point à cause de ses charmes, qu’il est agréé de la vertu, c’est parce qu’elle l’agrée, qu’il a des charmes. Le souverain bien est dans le jugement même, et dans la disposition d’un esprit excellent ; lorsque celui-ci a fermé le cercle de son enceinte, et s’est retranché dans ses propres limites, le souverain bien est complet, il ne lui faut rien de plus. En effet, il n’y a rien hors de ce qui forme le tout, pas plus qu’au delà de ce qui est la fin. Ainsi vous divaguez, quand vous me demandez quel est cet objet pour lequel j’aspire à la vertu ; car vous cherchez un point au dessus du sommet. Vous me demandez ce que je veux obtenir de la vertu ? elle-même : car elle n’a rien de meilleur, étant elle-même son prix. Est-ce là peu de chose ? Lorsque je vous dis : le souverain bien est la fermeté d’une âme que rien ne peut briser, et sa prévoyance, et sa délicatesse, et sa bonne santé, et sa liberté, et son harmonie, et sa beauté, venez-vous encore demander quelque chose de plus grand, à quoi l’on puisse rattacher de tels attributs ? Pourquoi ne prononcez-vous le nom de plaisir ? C’est de l’homme, que je cherche le bien, et non du ventre, qui chez les bêtes et les brutes a plus de capacité.
X. « Vous feignez, reprend l’adversaire, de ne pas entendre ce que je veux dire ; car, moi, je nie que l’on puisse vivre agréablement, si tout à la fois on ne vit honnêtement : ce qui ne peut appartenir aux animaux muets, non plus qu’aux hommes qui mesurent leur bien sur la nourriture. C’est à haute voix, dis-je, et publiquement, que je l’atteste : non, cette vie que moi j’appelle agréable, ne peut, sans que la vertu y soit jointe, échoir en partage. » Mais qui ne sait que les hommes les plus remplis de vos plaisirs, ce sont les plus insensés ? que le dérèglement abonde en jouissances ? que l’âme elle-même suggère des genres de plaisir, non seulement dépravés, mais nombreux ? d’abord l’insolence, l’excessive estime de soi-même, l’enflure d’un homme qui s’élève au dessus des autres, l’amour aveugle et imprévoyant de ce que l’on possède ; puis les délices de la mollesse, les tressaillements de la joie pour des sujets petits et puérils ; ensuite le ton railleur, et l’orgueil qui se plaît à outrager, et la nonchalance, et le laisser-aller d’une âme indolente qui s’endort sur elle-même. Toutes ces choses, la vertu les dissipe ; elle réveille par de rudes avertissements ; elle évalue les plaisirs avant de les admettre ; ceux qu’elle a trouvés de bon aloi, elle n’y met pas un grand prix (car elle ne fait que les admettre) ; et ce n’est pas d’en user, c’est de les tempérer, qu’elle fait sa joie. Votre tempérance, au contraire, puisqu’elle diminue les plaisirs, est une atteinte portée au souverain bien. Vous serrez le plaisir entre vos bras ; moi, je le tiens en respect. Vous jouissez du plaisir ; moi, j’en use. Vous pensez qu’il est le souverain bien ; moi, je pense qu’il n’est pas même un bien. Vous faites tout pour le plaisir ; et moi, rien. Quand je dis que je ne fais rien pour le plaisir, je veux parler de cet homme sage, auquel seul vous en accordez la possession.
XI. Mais je n’appelle point sage l’homme au dessus duquel est placé quoi que ce soit, et à plus forte raison le plaisir. Une fois envahi par ce dernier, comment résistera-t-il à la fatigue, aux périls, à l’indigence, à tant de menaces qui grondent autour de la vie humaine ? Comment soutiendra-t-il l’aspect de la mort, l’aspect de la douleur, et les fracas de l’univers, et le choc de tant d’ennemis acharnés, lui qu’un si faible adversaire a vaincu ? Tout ce que le plaisir lui aura conseillé, il le fera. Eh ! ne voyez-vous pas combien le plaisir lui donnera de conseils ? » Il ne pourra, dites-vous, lui conseiller rien de honteux, parce qu’il est associé à la vertu. » Eh ! ne voyez-vous pas, à votre tour, ce que c’est qu’un souverain bien qui a besoin d’un surveillant, pour être un bien ? De son côté, la vertu, comment régira-t-elle le plaisir qu’elle suit, puisque suivre est le rôle de ce qui obéit, et régir est le rôle de ce qui commande ? Vous placez en arrière ce qui a le commandement. Le bel emploi que la vertu obtient chez vous, celui de faire l’essai des plaisirs ! Mais nous verrons, si pour ces gens-là chez qui la vertu a été si outrageusement traitée, elle est encore la vertu ; elle ne peut conserver son nom, si elle a quitté sa place. En attendant, pour le sujet dont il s’agit, je montrerai beaucoup d’hommes qui sont assiégés par les plaisirs, d’hommes sur lesquels la fortune a répandu tous ses dons, et que vous êtes forcé d’avouer méchants. Regardez Nomentanus et Apicius¹⁴, ces gens qui recherchent à grands frais ce qu’ils nomment les biens de la terre et de la mer, ces gens qui sur leur table passent en revue les animaux de tous les pays. Voyez-les contempler, du haut d’un lit de roses, l’attirail de leur gourmandise, charmer leurs oreilles par le son des voix, leurs yeux par des spectacles, leur palais par des saveurs exquises. Tout leur corps est chatouillé par des coussins doux et moelleux, et de peur que les narines, pendant ce temps-là, ne restent sans rien faire, on parfume d’odeurs variées le lieu même où c’est à la débauche, que l’on rend honneur, par un repas funèbre. Voilà des gens que vous direz être dans les plaisirs ; et cependant ils ne seront pas bien, parce que ce n’est pas d’un bien qu’ils se réjouissent.
XII. « Ils seront mal, dit l’épicurien : c’est parce qu’il survient beaucoup d’incidents qui bouleversent l’âme, et parce que des opinions opposées entre elles agiteront l’esprit. » Il en est ainsi, je l’accorde ; mais ces insensés eux-mêmes, bien que d’humeur fantasque, bien que placés sous le coup du repentir, n’en éprouvent pas moins de grands plaisirs. Il faut donc l’avouer, ils sont alors aussi loin de tout chagrin, que du bien-être de l’esprit ; et, comme il arrive à la plupart des fous, ils ont une folie gaie : c’est par le rire, que leur fureur éclate. Au contraire, les plaisirs des sages sont calmes et réservés, j’ai presque dit languissants ; ils sont concentrés ; à peine les voit-on. C’est que, d’un côté, ils viennent sans être invités, et de l’autre, quoiqu’ils se présentent d’eux-mêmes, on ne leur fait pas fête ; on les accueille sans que leurs hôtes en témoignent aucune joie. Les sages, en effet, ne font que les mêler à la vie, que les y interposer, comme nous plaçons un jeu, un badinage, parmi les affaires sérieuses. Que l’on cesse donc de joindre ensemble des choses incompatibles, et d’envelopper le plaisir dans la vertu, par un vicieux assemblage, au moyen duquel on flatte les plus méchants. Cet homme qui est enfoncé dans les plaisirs, qui se traîne à terre, toujours ivre, comme il sait qu’il vit avec le plaisir, croit vivre aussi avec la vertu : car il entend dire que le plaisir ne peut pas être séparé de la vertu ; puis il décore ses vices du nom de sagesse, et ce qu’il faut cadrer il en fait parade. Ce n’est pas en obéissant à l’impulsion d’Épicure, qu’ils sont ainsi débauchés ; mais, abandonnés aux vices, ils cachent leur débauche dans le sein de la philosophie, et ils se portent en foule vers le lieu où ils entendent dire que l’on vante le plaisir. Ce n’est pas non plus le plaisir d’Épicure, qu’ils apprécient, puisque ce plaisir, tel qu’en vérité je le conçois, est sobre et austère ; c’est au nom seul, qu’ils accourent, cherchant pour leurs passions déréglées quelque puissante protection et quelque voile. Ainsi, le seul bien qu’ils eussent dans leurs maux, ils le perdent, je veux dire, la honte de mal faire. En effet, ils vantent ce dont ils rougissaient, et ils se font gloire du vice. C’est à cause de cela, qu’il n’est plus permis à la jeunesse, même de se relever, une fois qu’un titre honnête est venu s’unir à une honteuse nonchalance.
XIII. Voici pourquoi cette manie de vanter le plaisir est pernicieuse : les préceptes honnêtes restent cachés dans l’ombre ; le principe corrupteur se montre au grand jour. Oui, moi-même je le pense, et je le dirai malgré ceux de notre école, Épicure donne des préceptes purs et droits ; si vous les considérez de plus près, ils sont tristes : car ce plaisir dont il parle est réduit à quelque chose de petit et de mince. La loi que nous imposons à la vertu, il l’impose, lui, au plaisir : il veut que celui-ci obéisse à la nature ; mais c’est peu pour la débauche, que ce qui pour la nature est assez. Qu’arrive-t-il donc ? Tel qui nomme bonheur un loisir nonchalant, et l’alternation des excès de table avec d’autres excès, cherche un bon garant pour une mauvaise cause. Dès son entrée en ce lieu où l’attire un nom séduisant, il suit le plaisir, non pas celui dont il entend parler, mais celui qu’il a lui-même apporté. Sitôt qu’il commence à croire ses vices conformes aux préceptes, il s’y laisse aller, et ce n’est point avec timidité, ce n’est point en secret ; il se plonge dans la débauche, à visage découvert. Ainsi, je ne dis pas, comme la plupart des nôtres, que la secte d’Épicure soit une école de désordres ; mais je dis : elle a mauvaise réputation, elle est diffamée, et elle ne le mérite pas. Cela, qui peut le savoir, à moins d’avoir pénétré plus avant dans l’intérieur ? Le frontispice précisément donne lieu à des bruits populaires, et invite à une coupable espérance. C’est comme si un homme de cœur était vêtu d’une robe de femme. Fidèle aux principes de la pudeur, vous maintenez les droits de la vérité ; votre corps n’admet aucune souillure ; mais à la main vous avez un tambourin¹⁵. Que l’on choisisse donc un titre honnête, et une enseigne qui soit capable par elle-même d’exciter l’âme à repousser les vices, prompts à l’énerver dés qu’ils y ont accès. Quiconque s’est approché de la vertu a donné l’espérance d’un généreux caractère ; celui qui s’attache au plaisir se montre comme un être énervé, dissolu, qui déchoit de la dignité d’homme, et qui doit finir par tomber dans les deréglements honteux.— voilà ce qui l’attend, si quelqu’un ne lui a pas établi, entre les plaisirs, une distinction telle, qu’il sache lesquels s’arrêtent dans les limites du désir propre à notre nature, lesquels sont emportés vers l’abîme, ne connaissent pas de bornes, et deviennent, à mesure qu’on les rassasie, d’autant plus insatiables. Eh bien donc ! que la vertu marche devant ; il y aura sûreté partout sur sa trace. Le plaisir nuit, s’il est excessif ; dans la vertu, nul sujet de craindre aucun excès, parce qu’en elle précisément se trouve la juste mesure. Non, ce n’est pas un bien, que ce qui souffre de sa propre grandeur.
XIV. D’ailleurs, c’est une nature raisonnable, que vous avez en partage. Quoi de meilleur à mettre en première ligne, que la raison ? Enfin, si l’on veut cet assemblage, si l’on veut aller à la vie heureuse en cette compagnie, que la vertu marche devant, que le plaisir l’accompagne, et qu’autour du corps il tournoie comme une ombre. Mais la vertu, la plus excellente de toutes les choses, la donner au plaisir pour servante, c’est d’un esprit qui ne conçoit rien de grand. Que la vertu soit la première, qu’elle porte l’étendard ; nous aurons néanmoins le plaisir, mais nous en serons les maîtres et les modérateurs : il obtiendra quelque chose de nous par prière, il n’aura rien par force. Ceux, au contraire, qui ont livré au plaisir la tête du camp, sont privés de l’un et de l’autre ; car ils perdent la vertu, et d’ailleurs, ce ne sont point eux qui possèdent le plaisir, c’est le plaisir qui les possède. S’il manque, ils sont dans les tortures ; s’il abonde, ils étouffent ; malheureux s’ils en sont délaissés, plus malheureux s’ils en sont accablés ! Semblables à ces navigateurs qui se trouvent surpris dans la mer des Syrtes¹⁶, tantôt ils restent à sec, tantôt, emportés par les torrents de l’onde, ils flottent au gré des vagues. La cause de cela, c’est une excessive intempérance, un amour aveugle des richesses ; car, pour qui recherche le mal au lieu du bien, il est dangereux d’atteindre au but. Quand nous chassons les bêtes sauvages, c’est avec fatigue et danger ; lors même qu’elles sont prises, la possession en est inquiète : souvent, en effet, elles déchirent leurs maîtres. De même, les hommes qui ont de grands plaisirs en sont venus à un grand mal, et les plaisirs qu’ils ont pris ont fini par les prendre¹⁷. Plus les plaisirs sont nombreux et grands, plus il est un chétif esclave, et plus il a de maîtres, cet homme que le vulgaire appelle heureux. Restons encore dans la même figure : celui qui va cherchant les tanières des bêtes, et qui met beaucoup de prix à les prendre dans ses toiles, à cerner de ses chiens les vastes forêts¹⁸, celui-là, pour se précipiter sur les traces d’une proie, abandonne des objets préférables, et renonce à des devoirs multipliés ; de même, celui qui court après le plaisir rejette en arrière tout le reste : ce qu’il néglige d’abord, c’est la liberté ; il la sacrifie à son ventre, et il n’achète pas les plaisirs pour se les approprier, mais il se vend aux plaisirs
XV. Cependant, me dit l’épicurien, qui empêche que la vertu et le plaisir ne soient incorporés ensemble, et que l’on ne compose le souverain bien de telle manière, qu’il soit à la fois l’honnête et l’agréable ? C’est qu’il ne peut exister une partie de l’honnête, qui ne soit l’honnête ; c’est que le souverain bien ne sera pas dans toute sa pureté, s’il voit en lui quelque chose qui diffère de ce qui est meilleur. Le contentement même qui provient de la vertu, quoiqu’il soit un bien, n’est pourtant pas une partie du bien absolu, pas plus que la joie et la tranquillité, quoiqu’elles naissent des plus beaux motifs. En effet, ce sont des biens, mais des conséquences, et non pas des compléments, du souverain bien. Quant à l’homme qui associe le plaisir avec la vertu, et qui ne leur donne pas même des droits égaux, par la fragilité de l’un dés biens il énerve tout ce qu’il y a de vigueur dans l’autre ; cette liberté, qui n’est invaincue, que si elle ne connaît rien d’un plus grand prix qu’elle-même, il la met sous le joug. Dès lors, ce qui est le plus dur esclavage, il commence à avoir besoin de la fortune ; vient ensuite la vie inquiète, soupçonneuse, pleine d’alarmes, effrayée des mésaventures, suspendue au trébuchet des circonstances. Vous ne donnez pas à la vertu une base fixe, inébranlable, mais vous exigez que sur un pivot tournant elle se tienne ferme. Or, quoi de si prompt à tourner, que l’attente des caprices de la fortune que la variabilité du corps et des choses qui l’affectent ? Comment peut-il obéir à Dieu, bien prendre tout ce qui arrive, ne pas se plaindre de la destinée, interpréter favorablement ses mésaventures, celui qui, aux moindres piqûres des plaisirs et des douleurs, est dans l’agitation ? Loin de cela, il n’est pas même en état de défendre sa patrie ou de la venger, non plus que de combattre pour ses amis, s’il penche vers les plaisirs. Que le souverain bien s’élève donc à une hauteur telle, qu’il n’en soit arraché par aucune force, à une hauteur où il n’y ait accès ni pour la douleur, ni pour l’espérance, ni pour la crainte, ni pour aucune chose qui puisse altérer le droit du Souverain bien. S’élever si haut, la vertu seule en est capable : c’est de son pas, qu’une telle montée doit être gravie ; c’est elle, qui se tiendra ferme, qui supportera tous les évènements, non seulement avec patience, mais encore de bon gré : elle saura que toute difficulté des temps est une loi de la nature. Comme un bon soldat supportera les blessures, comptera les cicatrices, et, transpercé de traits, en mourant aimera le général pour lequel il succombera¹⁹, de même, la vertu aura dans l’âme ce vieux précepte : Suis Dieu²⁰. Mais tout soldat qui se plaint, qui pleure, qui gémit, est contraint par la force à faire ce qui est commandé ; s’il marche à contre cœur, il n’en est pas moins enlevé pour l’exécution des ordres. Or, quelle déraison y a-t-il à se faire traîner plutôt que de suivre ? La même, en vérité, que si, par folie et par ignorance de notre condition, vous allez vous affliger de ce qu’il vous arrive quelque chose de pénible, ou vous étonner, ou vous indigner, de ces accidents qu’éprouvent les bons comme les méchants, je veux dire, des maladies, des trépas, des infirmités, et des autres évènements qui viennent assaillir la vie humaine. Tout ce qu’il faut souffrir d’après la constitution de l’univers, qu’un grand effort l’arrache de l’âme. Voici le serment par lequel nous avons été engagés : supporter la condition de mortel, et ne pas être troublé par les choses qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter. C’est dans un royaume, que nous sommes nés : obéir à Dieu, voilà notre liberté.
XVI. Ainsi donc, c’est dans la vertu, qu’est placé le vrai bonheur. Mais que vous conseillera-t-elle ? De ne regarder comme un bien, ou comme un mal rien de ce qui ne résultera ni de vertu, ni de méchanceté ; ensuite, d’être inébranlable, même en face d’un mal provenant du bien ; enfin, autant que cela est permis, de représenter Dieu²¹. Et pour une telle entreprise, quels avantages vous sont promis ? Ils sont grands, ils égalent ceux de la Divinité. Vous ne serez forcé à rien, vous ne manquerez de rien ; vous serez libre, en sûreté, à l’abri de tout dommage ; vous ne tenterez rien en vain ; rien ne vous sera défendu, tout vous réussira selon votre pensée ; il ne vous arrivera rien qui soit un revers, rien qui contrarie votre opinion et votre volonté. Qu’est-ce à dire ? La vertu suffit-elle donc pour vivre heureux ? Parfaite et, divine qu’elle est, pourquoi n’y suffirait-elle pas ? elle a même plus qu’il ne faut. En effet, que peut-il manquer à l’homme placé hors du désir de toutes choses ? Qu’a-t-il besoin de chercher à l’extérieur, celui qui a rassemblé en lui-même tout ce qui lui est propre ? Mais celui qui s’efforce de marcher à la vertu, lors même qu’il a beaucoup avancé, a cependant besoin de quelque indulgence de la fortune, étant encore engagé dans une lutte parmi les choses humaines, tandis qu’il défait ce nœud et tout lien mortel. Quelle différence y a-t-il donc ? C’est que les uns sont attachés, les autres enchaînés, d’autres même garrottés. Celui qui par degrés s’est approché de la région supérieure, et s’est élevé plus haut que les autres, traîne une chaîne lâche, n’étant pas encore libre, et cependant ayant déjà un air de liberté.
XVII. Si donc quelqu’un de ces gens qui aboient contre la philosophie s’en vient dire, selon leur coutume : « Pourquoi parles-tu plus courageusement que tu ne vis ? Pourquoi baisses-tu le ton devant un supérieur, et regardes-tu l’argent comme un meuble qui te soit nécessaire, et te troubles-tu pour un dommage, et laisses-tu couler des larmes en apprenant la mort d’une épouse ou d’un ami, et tiens-tu à la réputation, et te montres-tu sensible aux discours malins ? Pourquoi possèdes-tu une campagne plus soignée que ne le demande l’usage prescrit par la nature ? Pourquoi n’est-ce pas selon ton ordonnance, que tu soupes ? D’où vient que tu as un mobilier plus brillant²², que ta loi ne l’admet ? D’où vient que chez toi l’on boit du vin plus vieux que toi ? D’où vient que l’on arrange ta maison, et que l’on plante des arbres destinés à ne donner que de l’ombre²³ ? Pourquoi ton épouse porte-t-elle à ses oreilles le revenu d’une opulente famille ? Pourquoi tes jeunes esclaves ont-ils des tuniques retroussées, d’une étoffe précieuse ? Pourquoi est-ce un art, chez toi, que de servir à table ? Car ton argenterie n’est pas mise en place étourdiment et au gré du caprice, mais elle est habilement soignée. Pourquoi y a-t-il un maître en l’art de découper les viandes ? » Ajoute, si tu veux : pourquoi tes domaines d’outre-mer ? Pourquoi as-tu plus de possessions, que tu n’en connais ? C’est une honte, que tu sois, ou négligent au point de ne pas connaître des esclaves en petit nombre, ou fastueux au point d’en avoir trop pour que la mémoire suffise à en conserver la connaissance. Je t’aiderai tout à l’heure. Des reproches injurieux, je m’en ferai plus que ne t’en suggère ta pensée. Quant à présent, voici ce que je te répondrai : Je ne suis point sage ; et même, pour donner pâture à ta malveillance, je ne le serai point. Ainsi, j’exige de moi, non pas d’être égal aux plus vertueux, mais d’être meilleur que les méchants²⁵ ; il me suffit de pouvoir chaque jour retrancher quelque chose de mes vices, et gourmander mes erreurs. Je ne suis point parvenu à la santé, je n’y parviendrai même pas ; ce sont des calmants, plutôt que des moyens de guérison, que j’applique sur ma goutte, satisfait si elle revient plus rarement, si elle ronge moins fort. En comparaison de votre allure, impotents que vous êtes, je suis un coureur.
XVIII. Et cela, ce n’est pas pour moi, que je le dis ; car, moi, je suis dans l’abîme de tous les vices ; mais c’est pour celui au profit duquel il y a quelque chose de fait. « Tu parles, dit-on, d’une manière, et tu vis d’une autre. » Ce reproche, esprits pleins de malignité, ennemis jurés de tout homme excellent, il est fait à Platon, fait à Épicure, fait à Zénon ; car, tous ces philosophes disaient, non pas comment ils vivaient eux-mêmes, mais comment il fallait vivre. C’est de la vertu, non pas de moi, que je parle ; et quand j’éclate contre les vices, c’est d’abord contre les miens. Quand je le pourrai, je vivrai comme il faut vivre. Non, cette malignité, que vous colorez à force de poison, ne me détournera point de ce qui vaut le mieux ; ce venin même dont vous arrosez les autres, et qui vous tue, ne m’empêchera point de persister à faire l’éloge de la vie, non pas que je mène, mais que je sais qu’il faut mener. Je n’en veux pas moins adorer la vertu, et, me traînant sur ses pas à une grande distance, essayer de la suivre. J’attendrai donc qu’il existe quelque chose d’inviolable pour cette malveillance qui ne respecta ni Rutilius, ni Caton. Pourquoi n’y aurait-il pas quelqu’un aussi de trop riche, aux yeux de ceux pour lesquels Demetrius le Cynique²⁸ est moins pauvre qu’il ne faut ? Cet homme plein d’énergie, qui lutte contre toutes les exigences de la nature, et qui est plus pauvre que tous les autres cyniques, en ce que, ces derniers s’étant interdits de posséder, lui, il s’est interdit même de demander, eh bien ! au dire de ces gens-là, il n’est pas assez indigent : car, voyez-vous ? Ce n’est pas la doctrine de la vertu, c’est la doctrine de l’indigence, qu’il a professée.
XIX. Diodore, philosophe épicurien²⁹, qui dans ces derniers temps a terminé sa vie de sa propre main, les mêmes gens nient que ce soit d’après un arrêt d’Épicure qu’il ait agi en se coupant la gorge : les uns veulent que dans cette action du philosophe on voie une extravagance ; les autres, qu’on y voie une témérité. Lui, cependant, heureux et plein du sentiment d’une bonne conscience, il s’est rendu témoignage en sortant de la vie ; il a vanté le calme de ses jours passés dans le port et à l’ancre. Il a dit — et pourquoi, vous autres, l’avez-vous entendu à contre cœur, comme si vous deviez en faire autant ? — il a dit : « J’ai vécu, et la carrière que m’avait donnée la fortune, je l’ai achevée³⁰. »
Sur la vie de l’un, sur la mort de l’autre, vous disputez ; et au seul nom d’hommes qui sont grands à cause de quelque mérite éminent, vous, comme font de petits chiens à la rencontre de personnes qu’ils ne connaissent pas, vous aboyez : c’est qu’il est de votre intérêt, que nul ne paraisse bon. Il semble que la vertu d’autrui soit une censure de vos méfaits. Malgré vous-mêmes, vous comparez ce qui a de l’éclat, avec vos souillures, et vous ne comprenez pas combien c’est à votre détriment, que vous avez cette hardiesse. Si, en effet, ces hommes qui s’attachent à la vertu sont avares, libertins et ambitieux, qu’êtes-vous donc, vous à qui le nom même de la vertu est odieux ? Vous niez qu’on voie aucun d’eux faire ce qu’il dit, et régler sa vie sur ses discours ? A cela quoi d’étonnant, puisqu’ils disent des choses d’une vigueur, d’une élévation, extraordinaires, des choses qui échappent à tous les orages de l’humanité ? Puisqu’ils s’efforcent de s’arracher à des croix dans lesquelles chacun de vous enfonce lui-même les clous qui le fixent ? Réduits pourtant à subir le supplice, ils restent suspendus chacun à un seul poteau. Pour ceux-là qui se punissent eux-mêmes, autant ils ont de passions, autant ils ont de croix qui les disloquent. Encore médisants, pour outrager les autres ils sont badins. Je croirais que pour eux c’est un loisir, si de certaines gens, du haut d’un gibet, ne crachaient sur les spectateurs.
XX. Les philosophes ne font pas ce qu’ils disent ? Ils font cependant beaucoup, par cela seul qu’ils disent, et que leur esprit conçoit des idées honnêtes ; car, si leurs actions aussi étaient au niveau de leurs discours, qu’y aurait-il de plus heureux que les philosophes ? En attendant, il n’y a pas lieu de mépriser de bonnes paroles et des cœurs pleins de bonnes pensées. Se livrer à des études salutaires, même sans un résultat complet, c’est un louable travail. Est-il surprenant qu’ils ne montent pas haut, ayant entrepris de gravir des pentes escarpées ? Admirez plutôt, lors même qu’ils tombent, des gens de cœur qui font de grands efforts. C’est une noble chose, qu’un homme veuille en consultant, non par ses forces, mais celles de sa nature, s’élever haut, s’y essaie, et conçoive en son esprit des projets trop grands pour que ceux-là même qui sont doués d’une âme extraordinaire puissent les effectuer. Un tel homme, voici la résolution qu’il a prise : « Moi, j’entendrai mon arrêt de mort, du même air que je prononcerai, que je verrai exécuter, celui d’un criminel ; les travaux, quelque grands qu’ils puissent être, moi je m’y soumettrai, étayant le corps par l’âme. Les richesses, soit présentes, soit absentes, moi je les mépriserai, sans être plus triste, si quelque part elles gisent inutiles, ni plus présomptueux, si autour de moi elles brillent. La fortune, je ne serai sensible, moi, ni à son arrivée, ni à sa retraite³¹ ; moi, je regarderai toutes les terres comme m’appartenant ; et les miennes comme appartenant à tous ; moi, le vivrai comme sachant que je suis né pour les autres, et c’est à la nature des choses, que j’en rendrai grâces. Comment, en effet, pouvait-elle mieux arranger mes affaires ? Elle a donné, moi seul à tous, et tous à moi seul. Ce, que j’aurai, quoi que ce soit, je ne veux ni le garder en avare, ni le répandre en prodigue. Rien ne me semblera mieux en ma possession, que ce que j’aurai bien donné. Ce ne sera ni par le nombre, ni par le poids, que je mesurerai les bienfaits ; ce sera toujours en évaluant celui qui les recevra. Jamais, pour moi, un don ne sera beaucoup, étant reçu par qui l’aura mérité. Rien pour l’opinion, tout pour la conscience, dans mes actions. Je croirai avoir le public pour témoin de tout ce que je ferai, moi le sachant. Dans l’action de manger et de boire, mon but sera d’apaiser les exigences de la nature, non de remplir le ventre et de le vider. Moi, gracieux pour mes amis, doux et facile pour mes ennemis, je serai fléchi avant d’être prié ; je courrai au devant des demandes honnêtes. Je saurai que ma patrie, c’est le monde ; que mes protecteurs, ce sont les dieux, qu’ils se tiennent au dessus et autour de moi, censeurs de mes actions et de mes discours. En quelque moment que la nature vienne à redemander le souffle qui m’anime, ou que la raison vienne à le répudier, je m’en irai après avoir prouvé par témoins que j’aimai la bonne conscience et les études vertueuses, que je ne contribuai à diminuer la liberté de personne, et que nul ne diminua la mienne. »
XXI. Celui qui annoncera l’intention d’agir ainsi, qui le voudra, qui le tentera, c’est vers les dieux, qu’il dirigera sa marche. Certes, lors même qu’il ne l’aura pas soutenue, il ne tombera pourtant qu’après avoir osé prendre un grand essor³⁴. Vous autres, qui haïssez la vertu et son adorateur, vous ne faites rien de nouveau : On sait que les yeux malades redoutent le soleil : on voit se détourner de l’éclat du jour les animaux nocturnes, qui, à ses premiers rayons, sont frappés de stupeur, et vont çà et là s’enfoncer dans leurs retraites, se cacher dans quelques trous, parce qu’ils ont peur de la lumière. Hurlez, exercez votre malheureuse langue à outrager les gens de bien ; poursuivez de près ; mordez, tous à la fois ; vous briserez vos dents beaucoup plutôt que vous ne les imprimerez³⁵. « Pourquoi celui-là est-il plein d’ardeur pour la philosophie, et vit-il en homme si opulent ? Pourquoi dit-il qu’on doit mépriser les richesses, et en a-t-il ? La vie doit être méprisée, suivant son opinion, et cependant il vit ; la santé doit être méprisée, et cependant il la ménage avec le plus grand soin : c’est la meilleure, qu’il veut de préférence. L’exil aussi n’est, à l’entendre, qu’un vain nom, et il dit : Quel mal est-ce, en effet, que de changer de pays ? Mais pourtant, si faire se peut, il vieillit dans sa patrie. Le même décide qu’entre un temps plus long et un temps plus court, il n’y a nulle différence ; cependant, si rien ne l’en empêche, il prolonge ses jours, et, dans une vieillesse avancée, il conserve paisiblement sa verdeur. » Oui sans doute, il dit que ces choses-là doivent être méprisées : ce n’est point pour ne les avoir pas, c’est pour ne pas les avoir avec inquiétude. Il ne les chasse pas loin de lui ; mais pendant qu’elles s’en vont, il les suit par derrière avec sécurité. Et, en vérité, où la fortune déposera-t-elle plus sûrement les richesses, que dans un lieu d’où elle doit les retirer sans que se plaigne celui qui les rendra ? M. Caton³⁶, lorsqu’il vantait Curius et Coruncanius, et ce siècle dans lequel c’était un motif de censure publique, que d’avoir quelques petites lames d’argent³⁷, possédait lui-même quarante millions de sesterces³⁸. Il en avait moins sans doute que Crassus, et cependant plus que Caton, l’ancien censeur. Si nous les comparons entre eux, Marcus Caton avait plus dépassé son bisaïeul, qu’il ne serait dépassé par Crassus ; et pourtant, s’il était échu au premier de plus grandes possessions, il ne les aurait pas rejetées : car le sage ne se croit indigne d’aucun présent de la fortune. Il n’aime pas les richesses, mais il s’en arrange mieux ; ce n’est point dans son âme, c’est dans sa maison, qu’il les admet ; il ne repousse pas celles qu’il possède, mais il les héberge en maître, et il veut qu’une matière plus ample soit fournie à sa vertu.
XXII. Comment douter que, pour un homme sage, il y ait plus ample matière à déployer son âme dans les richesses, que dans la pauvreté ? Celle-ci, en effet, comporte un seul genre de vertu : c’est de ne pas plier, de ne pas être abaissé ; mais, dans les richesses, la tempérance, la libéralité, l’exactitude, l’économie, la magnificence ont toutes le champ libre. Le sage ne se méprisera point, fût-il même de la moindre taille, il voudra cependant être grand ; quoique fluet et privé d’un œil, il se portera bien : il aimera cependant mieux avoir la force de corps. Sur ces objets aussi, la pensée du sage sera celle d’un homme qui sait bien qu’en lui se trouve autre chose de mieux constitué ; il supportera la mauvaise santé : s’il a le choix, il préférera la bonne. En effet, certains accessoires, quoique petits relativement à l’ensemble, et si petits qu’on pourrait les retrancher sans détruire le bien principal, ajoutent cependant à cette joie continuelle qui naît de la vertu. L’impression que les richesses produisent sur le sage, en l’égayant, est la même que fait sur le navigateur un bon vent qui le pousse, la même que fait un beau jour, et que fait en hiver, pendant les froids, un lieu exposé au soleil. Or, quel sage, des nôtres je veux dire, pour lesquels l’unique bien c’est la vertu, quel sage nie que ces choses même, qui chez nous sont nommées indifférentes, aient en elles quelque prix, et que les unes soient préférables aux autres ? A certaines d’entre elles, on accorde un peu d’estime ; à certaines autres, on en accorde beaucoup. Ne vous y trompez donc pas, au nombre des choses préférables se trouvent les richesses. « Mais, dites-vous, pourquoi donc me tournez-vous en ridicule, puisque les richesses occupent chez vous la même place que chez moi ? » Voulez-vous savoir combien il s’en faut qu’elles n’occupent la même place ? A moi, les richesses, si elles s’écoulent, ne m’ôteront rien qu’elles-mêmes. Vous, frappé de stupeur, vous semblerez vous survivre et vous manquer tout à la fois, si elles se retirent d’auprès de vous. Chez moi, les richesses ont une place ; chez vous, elles ont. la première ; enfin, les richesses m’appartiennent, et vous appartenez aux richesses.
XXIII. Cessez donc d’interdire l’argent aux philosophes ; jamais la sagesse ne fut condamnée à la pauvreté. Oui, le philosophe aura d’amples richesses, mais elles ne seront ni dérobées à qui que ce soit, ni souillées du sang d’autrui : il aura des richesses acquises sans que nul en ait souffert, sans honteux profits, des richesses qui sortiront de chez lui aussi honnêtement qu’elles y, seront entrées, qui ne feront gémir personne, si ce n’est l’envieux. Tant que bon vous semble, grossissez-en le monceau ; elles sont honnêtes : bien qu’il s’y trouve beaucoup d’objets dont tout homme voudrait se dire propriétaire, il ne s’y rencontre rien que personne puisse dire sa propriété. Quant au philosophe, il n’écartera point de lui l’obligeance de la fortune, et, possesseur d’un patrimoine amassé par des moyens honnêtes, il n’aura l’idée, ni de s’en glorifier, ni d’en rougir. Il aura cependant encore sujet de se glorifier, si, ayant ouvert sa maison, ayant admis le corps entier des citoyens à pénétrer dans ses affaires, il peut dire : « Ce que chacun aura reconnu pour être à lui, qu’il l’emporte ». Oh ! le grand homme, le riche par excellence, si le fait est d’accord avec de telles paroles, si, après les avoir prononcées, il possède encore autant, je veux dire, s’il a pu en toute sûreté offrir au public de fouiller, si personne n’a rien trouvé chez lui sur quoi mettre la main ! C’est hardiment, c’est avec publicité, qu’il sera riche. De même que le sage ne laissera passer le seuil de sa porte à nul denier qui entre mal, de grandes richesses, présent de la fortune, fruit de la vertu, ne seront par lui, ni refusées, ni exclues. Et quel motif aurait-il de leur faire tort d’un bon gîte ? Qu’elles entrent, qu’elles reçoivent l’hospitalité. Il ne lui arrivera, ni d’en faire parade, ni de les cacher ; le premier est d’un sot, le second est d’un homme craintif et pusillanime, qui semble tenir un grand bien renfermé dans son sein. Mais, comme je l’ai dit, le sage ne les chassera pas non plus de sa maison. En effet, dira-t-il, êtes-vous donc inutiles, ou bien, moi, ne sais-je point user des richesses ? Pouvant faire une route à pied, il aimera cependant mieux monter en voiture ; de même, s’il a le pouvoir d’être riche, il en aura la volonté. Sans doute, il possédera les avantages de la fortune, mais il les possédera comme des avantages légers, qui doivent s’envoler ; il ne souffrira qu’ils soient une charge, ni pour aucun autre, ni pour lui-même. Il donnera…… Pourquoi avez-vous dressé les oreilles ? Pourquoi apprêtez-vous votre bourse ? Il donnera, soit aux gens de bien, soit à ceux qu’il pourra rendre tels. Il donnera avec une extrême circonspection, choisissant les plus dignes, en homme qui n’oublie pas qu’il faut rendre compte, aussi bien de la dépense que de la recette. Il donnera d’après des motifs justes et plausibles ; car c’est au nombre des honteuses dissipations, qu’il faut compter un présent mal placé. Il aura une bourse facile à ouvrir, mais non percée, d’où il sorte beaucoup, d’où rien ne tombe.
XXIV. On se trompe, si l’on pense que donner soit chose facile. C’est une affaire qui présente beaucoup de difficulté, si toutefois le don est un tribut payé avec réflexion, et noir pas une profusion faite au hasard et par boutade. L’un, je le préviens par un service. L’autre, je lui rends ce qu’il a fait pour moi ; celui-ci, je le secours : celui-là, je le plains ; cet autre, je l’équipe, digne qu’il est de ne pas être humilié par la pauvreté, de ne pas rester assiégé par elle. Il en est à qui je ne donnerai pas, quoique telle chose leur manque ; car, lors même que j’aurais donné, il leur manquerait quelque chose. Il en est à qui j’offrirai ; il en est même à qui je ferai accepter de force. Je ne puis dans cette affaire être insouciant : jamais je ne suis plus occupé à faire des placements, que lorsque je donne³⁹. « Eh quoi dites-vous, est-ce donc afin de recouvrer ; que vous donnez ? » Bien plus ! c’est afin de ne rien perdre. Qu’un don soit déposé en un lieu tel, qu’on ne soit pas obligé de l’y reprendre, mais que de là il puisse être rendu. Qu’un bienfait soit placé comme un trésor profondément enfoui, que l’on ne doit pas retirer de terre, à moins qu’il n’y ait nécessité. Voyez la maison de l’homme riche ? Quel vaste champ cette enceinte même n’offre-t-elle pas à la bienfaisance. Car, la libéralité, quel est celui qui l’appelle de ce nom, dans l’intérêt seul des citoyens vêtus de la toge ? C’est aux hommes, que la nature nous ordonne d’être utiles ; qu’ils soient esclaves ou libres, nés libres ou affranchis, qu’ils aient reçu la liberté selon les formes juridiques⁴⁰, ou dans une réunion d’amis, qu’importe ? Partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait. Le riche peut donc aussi répandre l’argent dans l’intérieur de sa maison, et pratiquer la libéralité : car ce n’est point comme étant due à des hommes libres, c’est comme partant d’une âme libre, qu’elle a été ainsi nommée. Chez le sage, on ne la voit, ni se précipiter sur des gens tarés et indignes, ni jamais errer, tellement épuisée de fatigue, qu’elle ne puisse, à la rencontre d’un homme digne, couler chaque fois comme à pleins bords. Ainsi, nul motif pour que vous entendiez de travers ce que disent d’honnête, de courageux, de magnanime, ceux qui étudient la sagesse. Et d’abord, faites attention à ceci : autre est celui qui étudie la sagesse, autre celui qui déjà la possède. Le premier vous dira : « Je parle très bien ; mais je roule encore dans la fange du mal. L’équité ne permet pas que vous me contrôliez d’après mon engagement pris à la lettre, quand je m’applique le plus à me faire, à me former, à m’élever au niveau d’un grand modèle. Si je suis une fois parvenu aussi loin que j’en ai conçu le projet, alors contrôlez de telle sorte, que les actions doivent répondre aux paroles. » Celui, au contraire, qui est arrivé à la perfection du bien donné à l’homme s’y prendra autrement vis-à-vis de vous, et il dira : « D’abord, vous ne devez pas vous permettre de porter un jugement sur ceux qui sont meilleurs que vous. Pour moi, j’ai déjà un avantage, qui est une preuve de bien : c’est de déplaire aux méchants. Mais pour que je vous rende un compte, que je ne refuse à nul des mortels, apprenez quels articles j’y porte, et quel prix je mets à chaque chose. Les richesses, je nie qu’elles soient un bien ; car, si elles en étaient un, elles feraient des gens de bien. Cela posé, comme ce qui se rencontre chez les méchants ne saurait être un bien, je refuse ce nom aux richesses. Du reste, qu’il faille les avoir, qu’elles soient utiles, qu’elles procurent à la vie de grands avantages, j’en tombe d’accord.
XXV. « Qu’est-ce donc ? Par quels motifs ne les compté-je point parmi les biens, et en quoi au milieu d’elles, me comporté-je autrement que vous, puisque, de part et d’autre, nous convenons qu’il faut les avoir ? Vous allez l’apprendre. Que l’on me place dans la plus opulente maison, en un lieu où l’or et l’argent servent aux usages les plus communs : je ne serai pas plus grand à mes yeux à cause de ces objets, qui, bien que chez moi, sont cependant hors de moi. Que l’on me transporte au pont Sublicius⁴¹, et que l’on me jette parmi les indigents : je ne serai pas plus petit à mes yeux, pour être assis au nombre de ces gens qui tendent la main vers une chétive pièce de monnaie. Et qu’importe, en effet, si un morceau de pain manque à celui auquel ne manque pas le pouvoir de mourir ? Qu’est-ce donc ? Cette maison splendide, je la préfère au pont. Que l’on me place dans l’attirail de la splendeur, et dans l’appareil des molles délices : je ne me croirai nullement plus heureux, parce que j’aurai un petit manteau moelleux, parce que la pourpre, dans mes festins, sera étalée en riches tapis. Je ne serai nullement plus malheureux, si, tombant de lassitude, ma tête va reposer sur une botte de foin, si je couche sur la bourre⁴², qui des matelas du Cirque s’échappe à travers les reprises d’une vieille toile. Qu’est-ce donc ? Ce que j’ai d’âme, j’aime mieux le montrer, étant vêtu de la robe prétexte, ou de la chlamyde, qu’ayant les épaules nues, ou â moitié couvertes. Que, pour moi, tous les jours s’écoulent à souhait, que de nouvelles félicitations viennent se rattacher aux précédentes ; ce ne sera pas pour cela, que je serai content de moi. Que l’on change en l’opposé cette indulgence du temps présent : que, frappée de tous côtés, mon âme ait à souffrir pertes, afflictions, assauts divers : qu’il n’y ait pas une seule heure sans quelque sujet de plainte ; pour cela, au milieu même des plus affreuses misères, je ne me dirai point misérable, je ne maudirai aucun jour ; car j’ai mis ordre à ce que, pour moi, aucun jour ne fût marqué en noir. Qu’est-ce donc ? J’aime mieux tempérer des joies, que d’apaiser des douleurs. Voici comment te parlera, le grand Socrate : « Fais de moi le vainqueur de toutes les nations ; que le voluptueux char de Bacchus me porte triomphant jusqu’à Thèbes, depuis les lieux où le soleil se lève ; que les rois des Perses me demandent des lois : l’idée que je suis homme me sera plus présente que jamais, alors que de tous côtés, par des acclamations unanimes, on ne saluera Dieu. Que ce faîte si élevé, s’écroule par un changement subit : que je sois établi sur un brancard étranger, pour orner la pompe d’un vainqueur superbe et farouche ; je ne serai point plus bas, poussé au dessous du char d’un autre, que je n’étais en me tenant debout sur le mien. » Qu’est-ce donc ? J’aime cependant mieux être vainqueur, que d’être captif. Tout l’empire de la fortune sera peu de chose à mes yeux ; mais de cet empire, si le choix m’est donné, je prendrai ce qui sera plus commode. Tout ce qui m’arrivera deviendra bon ; j’aime pourtant mieux qu’il m’arrive des choses plus faciles, plus agréables, et moins rudes à manier. N’allez pas croire, en effet, qu’il existe aucune vertu sans travail ; mais à certaines vertus, c’est l’aiguillon qu’il faut ; à d’autres, c’est le frein. Comme le corps, dans une descente rapide, a besoin d’être retenu, et dans une montée scabreuse, a besoin d’être poussé, de même, certaines vertus marchent en descendant, d’autres gravissent la côte. Est-il douteux qu’il y ait à monter, à faire effort, à lutter, pour la patience, le courage, la persévérance, et pour toute autre vertu qui est opposée aux dures circonstances, et qui soumet la fortune ? Eh bien ! n’est-il pas également clair que c’est en descendant, que vont la libéralité, la tempérance, la douceur ? Dans celles-ci nous modérons l’âme, de peur qu’elle ne tombe, emportée sur la pente ; dans celles-là, nous l’exhortons, nous l’excitons. Ainsi, en face de la pauvreté, nous emploierons les plus ardentes, celles qui, lorsqu’on les attaque, en deviennent plus courageuses ; aux richesses, nous opposerons celles qui sont plus soigneuses ; celles qui dans leur marche posent le pied en équilibre, et soutiennent leur poids. »
XXVI. Cette division une fois établie, j’aime mieux, pour mon usage, ces dernières qui doivent être pratiquées plus tranquillement, que les premières dont l’essai veut du sang et des sueurs. Ce n’est donc pas inouï, dit le sage, qui vis autrement que je ne parle ; c’est, vous qui entendez autrement. Le son des paroles est seul parvenu à vos oreilles ; ce qu’il signifie, vous ne le cherchez pas. « Quelle différence y a-t-il donc entre moi fou et vous sage, si l’un et l’autre nous voulons avoir les richesses ? » Il y en a une très grande. En effet, chez le sage, les richesses sont dans la servitude ; chez le fou, elles ont le pouvoir absolu. Le sage ne donne aucun droit aux richesses, et les richesses vous les donnent tous. Vous, comme si quelqu’un vous en avait promis l’éternelle possession, vous en contractez l’habitude, et vous faites corps avec elles. Pour le sage, le moment où il s’apprête le plus à la pauvreté, c’est le moment où il vient de prendre pied au milieu des richesses. Jamais un général ne croit assez à la paix, pour ne pas se préparer à une guerre, qui, bien qu’on ne la fasse point encore, est déclarée. Vous, une maison de belle apparence, comme si elle ne pouvait ni brûler, ni s’écrouler ; vous, une opulence extraordinaire, comme si elle s’était mise au dessus de tout danger, comme si elle était trop grande pour que les coups de la fortune pussent jamais suffire à la réduire au néant, voilà ce qui vous rend tout ébahis. Sans nul souci, vous jouez avec les richesses, et vous n’en prévoyez pas le danger. Ainsi les barbares, qui le plus souvent sont bloqués et ne connaissent pas les machines, regardent avec indolence les travaux des assiégeans⁴³ et ne comprennent, pas à quoi tendent ces ouvrages qui de loin les menacent. C’est la même chose qui vous arrive ; engourdis au sein de votre avoir, vous ne songez pas combien de malheurs sont prêts à fondre de tous côtés, et pour emporter de précieuses dépouilles. Quant, au sage, quiconque lui aura ôté les richesses lui laissera tout ce qu’il possède en propre : car il vit satisfait du présent, tranquille sur l’avenir. « Rien, dit Socrate, ou quelqu’autre qui a le même droit contre les choses humaines, et le même pouvoir, rien dont je me sois plus fermement fait un principe, que de ne pas régler sur vos opinions la conduite de ma vie. Rassemblez de toutes parts vos propos accoutumés ; je penserai, non pas que vous invectivez, mais que vous poussez des vagissements, comme les enfants les plus misérables. » Voilà ce que dira l’homme qui a la sagesse en partage, l’homme auquel une âme exempte de vices ordonne de gourmander les autres, non par haine, mais pour apporter remède. Il ajoutera ce que voici : « Votre manière de voir me touche, non pour moi, mais pour vous : haïr et harceler la vertu, c’est abjurer tout espoir de salut. Vous ne me faites aucun tort, pas plus que n’en font aux dieux ces gens qui renversent les autels ; mais la coupable intention est manifeste, et le projet est coupable, alors même qu’il n’a pu nuire. Vos extravagantes fantaisies, je les supporte, comme le grand Jupiter souffre les sottises des poètes : l’un d’eux lui a donné des ailes, et l’autre des cornes ; tel autre, sur la scène, l’a montré adultère, et prolongeant la nuit⁴⁴. Ils en ont fait, celui-ci, un maître terrible pour les dieux, celui-là, un juge inique pour les hommes ; cet autre, un corrupteur de jeunes gens bien nés qu’il a ravis, et même de ses parens⁴⁵ ; cet autre encore, un parricide et l’usurpateur du trône de son roi, de son père. Tout cela n’a rien produit : seulement, la pudeur qui empêche de mal faire était enlevée aux hommes, s’ils avaient cru que tels fussent les dieux. Mais, quoique vos propos ne me blessent en rien, c’est pour vous-mêmes cependant, que je vous avertis. Levez les yeux sur la vertu ; croyez ceux qui, après l’avoir suivie longtemps, déclarent à haute voix, qu’ils suivent quelque chose qui, de jour en jour, parait plus grand encore. Rendez honneur, à elle, comme aux dieux, à ceux qui la professent, comme aux ministres d’un culte ; et chaque fois qu’il sera fait mention solennelle des livres sacrés : « Soyez attentifs ». Cette formule ne signifie pas, comme la plupart des gens le pensent, que l’on réclame la faveur ; mais on commande le silence, afin que la cérémonie religieuse puisse être achevée régulièrement, sans que le bruit d’aucune mauvaise parole vienne l’interrompre⁴⁶.
XXVII. Il est encore bien plus nécessaire de vous le commander, à vous, afin que chaque fois qu’on prononcera quelque parole venant de cet oracle, vous écoutiez attentivement, et sans dire un mot. Lorsqu’un de ces hommes qui agitent le cistre⁴⁷ ment par ordre supérieur, lorsqu’un de ceux qui ont l’art de se faire des entailles dans les muscles, ensanglante ses bras et ses épaules, d’une main qui n’appuie guère⁴⁸, lorsqu’un autre, se traînant sur les genoux à travers la voie publique, pousse des hurlements, et lorsqu’un vieillard en robe de lin, portant devant lui une branche de laurier, avec une lanterne en plein midi⁴⁹, vient crier à tue-tête, que quelqu’un des dieux est irrité, vous accourez en foule, vous écoutez, et nourrissant, avec un zèle réciproque, le stupide étonnement dont vous faites échange, vous affirmez que c’est un être divin. Voici que Socrate vous apparaît, du fond de cette prison qu’en y entrant il purifia, et qu’il rendit plus honnête que pas un sénat. Il vous crie d’une voix forte : « Quelle est cette frénésie ? Quelle est cette nature ennemie des dieux et des hommes ? Eh quoi ! diffamer les vertus ! et par de méchants discours violer les choses saintes ! Si vous le pouvez, louez les gens de bien ; sinon, passez votre chemin. Que s’il vous plaît de donner carrière à cette infâme licence, ruez-vous les uns sur les autres car, lorsque c’est contre le ciel que se déchaînent vos fureurs, je dis, non pas que vous commettez un sacrilège, mais que vous perdez votre peine. Moi, je fus jadis, pour Aristophane, un sujet de raillerie : toute cette poignée de poètes burlesques⁵⁰ répandit sur moi ses sarcasmes empoisonnés⁵¹. Ma vertu fut illustrée par les moyens même que l’on employait pour l’assaillir : c’est que le grand jour et les épreuves lui conviennent. Nul ne comprend mieux combien elle est grande, que ceux qui ont senti ses forces en la provoquant. La dureté du caillou n’est mieux connue de personne, que de ceux qui le frappent. Je me présente comme un rocher, qui dans une mer semée d’écueils est laissé à découvert : les flots, de quelque côté qu’ils soient mis en mouvement, ne cessent de le battre ; mais cela ne fait pas qu’ils le déplacent, ou que par leurs attaques répétées pendant tant de siècles ils le détruisent. Donnez l’assaut, hâtez le choc : en vous supportant, je serai vainqueur. Contre les choses qui sont fermes et insurmontables, tout ce qui vient s’y attaquer n’emploie sa force, qu’à son détriment. Ainsi donc, cherchez quelque matière molle et de nature à céder, dans laquelle vos traits puissent insérer leur pointe. Mais, avez-vous bien le temps de fouiller dans les misères d’autrui, et de porter des jugements sur qui que ce soit ? Pourquoi ce philosophe est-il logé au large ? Pourquoi soupe-t-il magnifiquement ? Vous remarquez des rougeurs sur la peau des autres, étant vous-mêmes tout couverts d’ulcères. C’est comme si quelqu’un plaisantait sur les taches et les verrues des corps les plus beaux, tandis qu’une hideuse lèpre le dévore. Reprochez à Platon d’avoir recherché l’argent, à Aristote d’en avoir reçu⁵³, à Démocrite d’en avoir fait peu de cas, à Épicure de l’avoir dissipé ; à moi-même, reprochez-moi sans cesse Alcibiade et Phèdre. O vous, en vérité, vous serez au comble du bonheur, dès qu’il vous aura été donné d’imiter nos vices ! Que ne jetez-vous plutôt les yeux autour de vous ; sur vos propres maux ; qui de tous côtés vous transpercent, les uns en faisant des progrès par dehors, les autres en se déchaînant dans vos entrailles mêmes qu’ils embrasent ? Non, les choses humaines, bien que vous connaissiez peu votre situation, n’en sont pas à ce point, qu’il vous reste tant de loisir, et que pour blâmer les torts de gens meilleurs que vous, vous ayez le temps d’agiter votre langue.
XXVIII. « Voilà ce que vous ne comprenez pas, et vous affectez des airs qui ne vont pas avec votre fortune. Ainsi voit-on beaucoup de gens s’arrêter nonchalamment dans le cirque, ou bien au théâtre, lorsque déjà leur maison est en deuil, sans qu’ils aient reçu la nouvelle du malheur. Pour moi, qui d’en haut porte mes regards au loin, je vois quels orages, suspendus sur vos têtes, doivent un peu plus tard crever la nuée qui les recèle ; quels orages, déjà voisins, et réunis pour vous emporter vous et votre avoir, approchent plus près encore. Et quoi, d’ailleurs ? N’est-ce pas dès à présent, quoique vous le sentiez peu, un tourbillon, qui fait pirouetter vos âmes, et qui les enveloppe, occupées qu’elles sont à fuir et à rechercher les mêmes choses ; un tourbillon, qui tantôt les élevant sur de hautes cimes, tantôt les brisant sur de bas écueils, les emporte avec rapidité ? »...... |
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Pour les autres éditions de ce texte, voir Discours de la méthode.
Cet ouvrage parut d’abord, en latin, à Paris, 1641, sous ce titre : Meditationes de primâ philosophiâ, ubi de Dei existentiâ et animæ immortalitate. Il en parut une seconde édition latine à Amsterdam, chez Elzevir ; in-12 ; 1642. L’auteur y fit corriger le titre de l’édition de Paris, et substituer le terme de distinction de l’âme d’avec le corps à la place de celui de l’immortalité de l’âme, qui n’y convenoit pas si bien. Niceron parle d’une autre édition latine faite à Naples, 1719, in-8ᵒ, par les soins de Giovacchino Poëta.
Il parut à Paris, 1647, in-4ᵒ, une traduction française, par M. le D. D. L. N. S. (M. le duc de Luynes), revue et corrigée par Descartes, qui a fait au texte latin quelques changements. Il s’en est fait à Paris une réimpression, 1661, in-4ᵒ ; une troisième à Paris, 1673, in-4ᵒ, divisée par articles, et avec des sommaires, par R. F. (René Fedé, docteur en médecine de la faculté d’Angers). Cette édition a été reproduite in-12, Paris, 1724. C’est elle que nous donnons ici, en retranchant les sommaires, et la division par articles, qui altère un peu les proportions et les formes du monument primitif avoué par Descartes. |
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1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut.
Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude.
2. Qu’il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état qu’elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu’il est possible de connaître. (26)
3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant il est à remarquer que je n’entends point que nous nous servions d’une façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain qu’en ce qui regarde la conduite de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions d’agir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes ; et lorsqu’il s’en rencontre plusieurs de telles sur un même sujet, encore que nous n’apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes qu’aux autres, si l’action ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en choisissions une, et qu’après l’avoir choisie nous la suivions constamment, de même que si nous l’avions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.
Mais, parce que nous n’avons point d’autre dessein maintenant que de vaquer à la recherche de la vérité, nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et qu’il y aurait de l’imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n’aurait été qu’une fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu’on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.
Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore que d’eux-mêmes ils soient assez manifestes, (27) parce qu’il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qui lui plaît, et que nous ne savons pas encore s’il a voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons mieux connaître ; car, puisqu’il a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi qu’il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre qu’un Dieu tout-puissant n’est point auteur de notre être, et que nous subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d’autant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés.
6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d’être trompés.
Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper , nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés.
7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous feignons même qu’il est faux, nous supposons facilement qu’il n’y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n’avons point de corps ; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de La vérité de toutes ces choses ; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement au même temps qu’il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. (28)
8. Qu’on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l’âme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de l’âme et qu’elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous pensons.
9. Ce que c’est que penser.
Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ; si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n’ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.
10. Qu’il y a des notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’École, et qu’elles ne s’acquièrent point par étude, mais naissent avec nous.
Je n’explique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont je fais état de me servir (29) ci-après ; car je ne pense pas que, parmi ceux qui liront mes écrits, il s’en rencontre de si stupides qu’ils ne puissent entendre d’eux-mêmes ce que ces termes signifient. Outre que j’ai remarqué que les philosophes, en tâchant d’expliquer par les règles de leur logique des choses qui sont manifestes d’elles-mêmes, n’ont rien fait que les obscurcir ; et lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables ; mais, à cause que ce sont là des notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles dussent être mises ici en compte.
11. Comment nous pouvons plus clairement connaître notre âme que notre corps.
Or, afin de savoir comment la connaissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est incomparablement plus évidente, et telle qu’encore qu’il ne fût point nous aurions raison de conclure qu’elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est, nous remarquerons qu’il est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant n’a aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu’où nous en apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons d’autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle davantage de propriétés ; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu’en aucune autre chose, d’autant qu’il n’y a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade qu’il y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois : de cela même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause qu’il se peut faire que je pense toucher la terre, encore qu’il n’y ait peut-être aucune terre au monde ; et qu’il n’est pas possible que moi, c’est-à-dire mon âme, ne soit rien pendant qu’elle a cette pensée ; nous pouvons conclure le même de toutes les autres choses qui nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui les pensons, existons, encore qu’elles soient peut-être fausses ou qu’elles n’aient aucune existence. (30)
12. D’où vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.
Ceux qui n’ont pas philosophé par ordre ont eu d’autres opinions sur ce sujet, parce qu’ils n’ont jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui pense, d’avec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore qu’ils ne fassent point difficulté de croire qu’ils étaient dans le monde, et qu’ils en eussent une assurance plus grande que d’aucune autre chose, néanmoins, comme ils n’ont pas pris garde que par eux, lorsqu’il était question d’une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et qu’au contraire ils ont mieux aimé croire que c’était leur corps qu’ils voyaient de leurs yeux qu’ils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils n’ont pas connu distinctement la nature de leur âme.
13. En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose.
Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures ; elle a aussi entre ses communes notions que, « si on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux », et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d’autres semblables elle est très assurée de leur vérité : mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention lorsqu’il arrive qu’elle se souvient de quelque (31) conclusion sans prendre garde à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle nature qu’elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident elle voit bien qu’elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a créée.
14. Qu’on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et qu’elle y trouve celle d’un être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu’elle aperçoit en cette idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe : car encore qu’elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n’y remarque rien qui l’assure de l’existence de leur objet ; au lieu qu’elle aperçoit en celle-ci, non pas seulement comme dans les autres, une existence possible, mais une absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu’elle voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est comprise dans l’idée qu’elle a d’un être tout parfait elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe
15. Que la nécessité d’être n’est pas ainsi comprise en la notion que nous avons des autres choses, mais seulement le pouvoir d’être.
Elle pourra s’assurer encore mieux de la vérité de cette conclusion, si elle prend garde qu’elle n’a point en soi l’idée ou la notion d’aucune autre chose où elle puisse reconnaître une existence qui soit ainsi absolument nécessaire ; car de cela seul elle saura que l’idée d’un être tout parfait n’est point en elle par une fiction, comme celle qui représente une chimère, mais qu’au contraire, elle y est empreinte par une nature immuable et vraie, et qui doit nécessairement exister, parce qu’elle ne peut être conçue qu’avec une existence nécessaire. (32)
16. Que les préjugés empêchent que plusieurs ne connaissent clairement cette nécessité d’être qui est en Dieu.
Notre âme ou notre pensée n’aurait pas de peine à se persuader cette vérité si elle était libre de ses préjugés mais, d’autant que nous sommes accoutumés à distinguer en toutes les autres choses l’essence de l’existence, et que nous pouvons feindre à plaisir plusieurs idées de choses qui, peut-être, n’ont jamais été et qui ne seront peut-être jamais, lorsque nous n’élevons pas comme il faut notre esprit à la contemplation de cet être tout parfait, il se peut faire que nous doutions si l’idée que nous avons de lui n’est pas l’une de celles que nous feignons quand bon nous semble, ou qui sont possibles, encore que l’existence ne soit pas nécessairement comprise en leur nature.
17. Que, d’autant que nous concevons plus de perfection en une chose, d’autant devons-nous croire que sa cause doit aussi être plus parfaite.
De plus, lorsque nous faisons réflexion sur les diverses idées qui sont en nous, il est aisé d’apercevoir qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre elles, en tant que nous les considérons simplement comme les dépendances de notre âme ou de notre pensée, mais qu’il y en a beaucoup en tant que l’une représente une chose, et l’autre une autre ; et même que leur cause doit être d’autant plus parfaite que ce qu’elles représentent de leur objet a plus de perfection. Car tout ainsi que lorsqu’on nous dit que quelqu’un a l’idée d’une machine où il y a beaucoup d’artifice, nous avons raison de nous enquérir comment il a pu avoir cette idée, à savoir, s’il a vu quelque part une telle machine faite par un autre, ou s’il a si bien appris la science des mécaniques, ou s’il est avantagé d’une telle vivacité d’esprit que de lui-même il ait pu l’inventer sans avoir rien vu de semblable ailleurs, à cause de tout l’artifice qui est représenté dans l’idée qu’a cet homme, ainsi que dans un tableau, doit être en sa première et principale cause, non pas seulement par imitation, mais en effet de la même sorte ou d’une façon encore plus éminente qu’il n’est représenté. (33)
18. Qu’on peut derechef démontrer par cela qu’il y a un Dieu.
De même, parce que nous trouvons en nous l’idée d’un Dieu, ou d’un être tout parfait, nous pouvons rechercher la cause qui fait que cette idée est en nous ; mais, après avoir considéré avec attention combien sont immenses les perfections qu’elle nous représente, nous sommes contraints d’avouer que nous ne saurions la tenir que d’un être très parfait, c’est-à-dire d’un Dieu qui est véritablement ou qui existe, parce qu’il est non seulement manifeste par la lumière naturelle que le néant ne peut être auteur de quoi que ce soit, et que le plus parfait ne saurait être une suite et une dépendance du moins parfait, mais aussi parce que nous voyons par le moyen de cette même lumière qu’il est impossible que nous ayons l’idée ou l’image de quoi que ce soit, s’il n’y a en nous ou ailleurs un original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi représentées : mais comme nous savons que nous sommes sujets à beaucoup de défauts, et que nous ne possédons pas ces extrêmes perfections dont nous avons l’idée, nous devons conclure qu’elles sont en quelque nature qui est différente de la nôtre, et en effet très parfaite, c’est-à-dire qui est Dieu, ou du moins qu’elles ont été autrefois en cette chose, et il suit de ce qu’elles étaient infinies qu’elles y sont encore.
19. Qu’encore que nous ne comprenions pas tout ce qui est en Dieu, il n’y a rien toutefois que nous ne connaissions si clairement comme ses perfections.
Je ne vois point en cela de difficulté pour ceux qui ont accoutumé leur esprit à la contemplation de la Divinité, et qui ont pris garde à ses perfections infinies : car encore que nous ne les comprenions pas, parce que la nature de l’infini est telle que des pensées finies ne le sauraient comprendre, nous les concevons néanmoins plus clairement et plus distinctement que les choses matérielles, à cause qu’étant plus simples et n’étant point limitées, ce que nous en concevons est beaucoup moins confus. Aussi il n’y a point de spéculation qui puisse plus aider à perfectionner notre entendement, et qui soit plus importante que celle-ci, d’autant que la considération d’un objet qui n’a point de bornes en ses perfections nous comble de satisfaction et d’assurance. (34)
20. Que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, mais que c’est Dieu, et que par conséquent il y a un Dieu.
Mais tout le monde n’y prend pas garde comme il faut, et parce que nous savons assez, lorsque nous avons une idée de quelque machine où il y a beaucoup d’artifice, la façon dont nous l’avons eue, et que nous ne saurions nous souvenir de même quand l’idée que nous avons d’un Dieu nous a été communiquée de Dieu, à cause qu’elle a toujours été en nous, il faut que nous fassions encore cette revue, et que nous recherchions quel est donc l’auteur de notre âme ou de notre pensée qui a en soi l’idée des perfections infinies qui sont en Dieu, parce qu’il est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est point donné l’être , à cause que par même moyen il se serait donné toutes les perfections dont il aurait eu connaissance, et par conséquent qu’il ne saurait subsister par aucun autre que par celui qui possède en effet toutes ces perfections, c’est-à-dire qui est Dieu.
21. Que la seule durée de notre vie suffit pour démontrer que Dieu est.
Je ne crois pas qu’on doute de la vérité de cette démonstration, pourvu qu’on prenne garde à la nature du temps ou de la durée de notre vie ; car, étant telle que ses parties ne dépendent point les unes des autres et n’existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produits, ne continue à nous produire, c’est-à-dire ne nous conserve. Et nous connaissons aisément qu’il n’y a point de force en nous par laquelle nous puissions subsister ou nous conserver un seul moment, et que celui qui a tant de puissance qu’il nous fait subsister hors de lui et qui nous conserve, doit se conserver soi-même, ou plutôt n’a besoin d’être conservé par qui que ce soit, et enfin qu’il est Dieu.
22. Qu’en connaissant qu’il y a un Dieu en la façon ici expliquée, on connaît aussi tous ses attributs, autant qu’ils peuvent être connus par la seule lumière naturelle.
Nous recevons encore cet avantage, en prouvant de cette sorte l’existence de Dieu, que nous connaissons (35) par même moyen ce qu’il est, autant que le permet la faiblesse de notre nature. Car, faisant réflexion sur l’idée que nous avons naturellement de lui, nous voyons qu’il est éternel, tout-connaissant, tout-puissant, source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses, et qu’enfin il a en soi tout ce en quoi nous pouvons reconnaître quelque perfection infinie ou bien qui n’est bornée d’aucune imperfection.
23. Que Dieu n’est point corporel, et ne connaît point par l’aide des sens comme nous, et n’est point auteur du péché.
Car il y a des choses dans le monde qui sont limitées, et en quelque façon imparfaites, encore que nous remarquions en elles quelques perfections ; mais nous concevons aisément qu’il n’est pas possible qu’aucunes de celles-là soient en Dieu : ainsi, parce que l’extension constitue la nature du corps, et que ce qui est étendu peut être divisé en plusieurs parties, et que cela marque du défaut, nous concluons que Dieu n’est point un corps. Et bien que ce soit un avantage aux hommes d’avoir des sens, néanmoins, à cause que les sentiments se font en nous par des impressions qui viennent d’ailleurs, et que cela témoigne de la dépendance, nous concluons aussi que Dieu n’en a point, mais qu’il entend et veut, non pas encore comme nous par des opérations aucunement différentes, mais que toujours par une même et très simple action, il entend, veut et fait tout, c’est-à-dire toutes les choses qui sont en effet ; car il ne veut point la malice du péché, parce qu’elle n’est rien.
24. Qu’après avoir connu que Dieu est, pour passer à la connaissance des créatures, il se faut souvenir que notre entendement est fini, et la puissance de Dieu, infinie.
Après avoir ainsi connu que Dieu existe et qu’il est l’auteur de tout ce qui est ou qui peut être, nous suivrons sans doute la meilleure méthode dont on se puisse servir pour découvrir la vérité, si, de la connaissance que nous avons de sa nature, nous passons à l’explication des choses qu’il a créées, et si nous essayons de la déduire en telle sorte des notions qui sont naturellement en nos âmes, que nous ayons une science parfaite, c’est-à-dire que nous connaissions les effets par leurs causes. Mais, afin que nous puissions (36) l’entreprendre avec plus de sûreté, nous nous souviendrons toutes les fois que nous voudrons examiner la nature de quelque chose, que Dieu, qui en est l’auteur est infini, et que nous sommes entièrement finis.
25. Et il faut croire tout ce que Dieu a révélé, encore qu’il soit au-dessus de la portée de notre esprit.
Tellement que s’il nous fait la grâce de nous révéler, ou bien à quelques autres, des choses qui surpassent la portée ordinaire de notre esprit, telles que sont les mystères de l’Incarnation et de la Trinité, nous ne ferons point difficulté de les croire, encore que nous ne les entendions peut-être pas bien clairement. Car nous ne devons point trouver étrange qu’il y ait en sa nature, qui est immense, et en ce qu’il a fait, beaucoup de choses qui surpassent la capacité de notre esprit.
26. Qu’il ne faut point tâcher de comprendre l’infini mais seulement penser que tout ce en quoi nous ne trouvons aucunes bornes est indéfini.
Ainsi nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l’infini ; d’autant qu’il serait ridicule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer ni en tâchant de le comprendre ; c’est pourquoi nous ne nous soucierons pas de répondre à ceux qui demandent si la moitié d’une ligne infinie est infinie, et si le nombre infini est pair ou non pair, et autres choses semblables, à cause qu’il n’y a que ceux qui s’imaginent que leur esprit est infini qui semblent devoir examiner telles difficultés. Et, pour nous, en voyant des choses dans lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous n’assurerons pas pour cela qu’elle soient infinies, mais nous les estimerons seulement indéfinies. Ainsi, parce que nous ne saurions imaginer une étendue si grande que nous ne concevions en même temps qu’il y en peut avoir une plus grande, nous dirons que l’étendue des choses possibles est indéfinie ; et parce qu’on ne saurait diviser un corps en des parties si petites que chacune de ses parties ne puisse être divisée en d’autres plus petites, nous penserons que la quantité peut être divisée en des parties dont le nombre est indéfini ; et parce que nous ne saurions imaginer tant d’étoiles que Dieu n’en puisse créer davantage, nous supposerons que leur nombre est indéfini, et ainsi du reste. (37)
27. Quelle différence il y a entre indéfini et infini.
Et nous appellerons ces choses indéfinies plutôt qu’infinies, afin de réserver à Dieu seul le nom d’infini ; tant à cause que nous ne remarquons point de bornes en ses perfections, comme aussi à cause que nous sommes très assurés qu’il n y en peut avoir. Pour ce qui est des autres choses, nous savons qu’elles ne sont pas ainsi absolument parfaites, parce qu’encore que nous y remarquions quelquefois des propriétés qui nous semblent n’avoir point de limites, nous ne laissons pas de connaître que cela procède du défaut de notre entendement, et non point de leur nature.
28. Qu’il ne faut point examiner pour quelle fin Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel moyen il a voulu qu’elle fut produite.
Nous ne nous arrêterons pas aussi à examiner les fins que Dieu s’est proposées en créant le monde, et nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales ; car nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils : mais, le considérant comme l’auteur de toutes choses, nous tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonner qu’il a mise en nous, comment celles que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu être produites ; et nous serons assurés, par ceux de ses attributs dont il a voulu que nous ayons quelque connaissance, que ce que nous aurons une fois aperçu clairement et distinctement appartenir à la nature de ces choses, a la perfection d’être vrai.
29. Que Dieu n’est point la cause de nos erreurs.
Et le premier de ses attributs qui semble devoir être ici considéré, consiste en ce qu’il est très véritable et la source de toute lumière, de sorte qu’il n’est pas possible qu’il nous trompe, c’est-à-dire qu’il soit directement la cause des erreurs auxquelles nous sommes sujets, et que nous expérimentons en nous-mêmes ; car encore que l’adresse à pouvoir tromper semble être une marque de subtilité d’esprit entre les hommes, néanmoins jamais (38) la volonté de tromper ne procède que de malice ou de crainte et de faiblesse, et par conséquent ne peut être attribuée à Dieu.
30. Et que par conséquent tout cela est vrai que nous connaissons clairement être vrai, ce qui nous délivre des doutes ci-dessus proposés.
D’où il suit que la faculté de connaître qu’il nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement ; parce que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur, s’il nous l’avait donnée telle que nous prissions le faux pour le vrai lorsque nous en usons bien. Et cette considération seule nous doit délivrer de ce doute hyperbolique où nous avons été pendant que nous ne savions pas encore si celui qui nous a créés avait pris plaisir à nous faire tels, que nous fussions trompés en toutes les choses qui nous semblent très claires. Elle doit nous servir aussi contre toutes les autres raisons que nous avions de douter, et que j’ai alléguées ci-dessus ; même les vérités de mathématique ne nous seront plus suspectes, à cause qu’elles sont très évidentes ; et si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en dormant, pourvu que nous séparions ce qu’il y aura de clair et de distinct en la notion que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai. Je ne m’étends pas ici davantage sur ce sujet, parce que j’en ai amplement traité dans les Méditations de ma métaphysique, et ce qui suivra tantôt servira encore à l’expliquer mieux.
31. Que nos erreurs au regard de Dieu ne sont que des négations, mais au regard de nous sont des privations ou des défauts.
Mais parce qu’il arrive que nous nous méprenons souvent, quoique Dieu ne soit pas trompeur, si nous désirons rechercher la cause de nos erreurs, et en découvrir la source, afin de les corriger ; il faut que nous prenions garde qu’elles ne dépendent pas tant de notre entendement comme de notre volonté, et qu’elles ne sont pas des choses ou substances qui aient besoin du concours actuel de Dieu pour être produites ; en sorte (39) qu’elles ne sont à son égard que des négations, c’est-à-dire qu’il ne nous a pas donné tout ce qu’il pouvait nous donner, et que nous voyons par même moyen qu’il n’était point tenu de nous donner ; au lieu qu’à notre égard elles sont des défauts et des imperfections.
32. Qu’il n’y a en nous que deux sortes de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de la volonté.
Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se déterminer par la volonté. Ainsi sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d’apercevoir ; mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir.
33. Que nous ne nous trompons que lorsque nous jugeons de quelque chose qui ne nous est pas assez connue.
Lorsque nous apercevons quelque chose, nous ne sommes point en danger de nous méprendre si nous n’en jugeons en aucune façon ; et quand même nous en jugerions, pourvu que nous ne donnions notre consentement qu’à ce que nous connaissons clairement et distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non plus faillir ; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est que nous jugeons bien souvent, encore que nous n’ayons pas une connaissance bien exacte de ce dont nous jugeons.
34. Que la volonté aussi bien que l’entendement est requise pour juger.
J’avoue que nous ne saurions juger de rien, si notre entendement n’y intervient, parce qu’il n’y a pas d’apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement n’aperçoit en aucune façon ; mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aucunement aperçu, et qu’il n’est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons jamais eu qu’une connaissance fort confuse. (40)
35. Qu’elle a plus d’étendue que lui, et que de là viennent nos erreurs.
De plus, l’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s’étendre ; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au delà de ce que nous connaissons clairement et distinctement ; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n’est pas merveille s’il nous arrive de nous méprendre.
36. Lesquelles ne peuvent être imputées à Dieu.
Or, quoique Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout-connaissant, nous ne devons pas croire pour cela qu’il soit l’auteur de nos erreurs, parce que tout entendement créé est fini, et qu’il est de la nature de l’entendement fini de n’être pas tout-connaissant.
37. Que la principale perfection de l’homme est d’avoir un libre arbitre, et que c’est ce qui le rend digne de louange ou de blâme.
Au contraire, la volonté étant, de sa nature, très étendue, ce nous est un avantage très grand de pouvoir agir par son moyen, c’est-à-dire librement ; en sorte que nous soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange lorsque nous les conduisons bien : car, tout ainsi qu’on ne donne point aux machines qu’on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi justement qu’on saurait désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à elles, parce que ces machines ne représentent aucune action qu’elles ne doivent faire par le moyen de leurs ressorts, et qu’on en donne à l’ouvrier qui les a faites, parce qu’il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant d’artifice ; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d’avec le faux, par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger. (41)
38. Que nos erreurs sont des défauts de notre façon d’agir, mais non point de notre nature ; et que les fautes des sujets peuvent souvent être attribuées aux autres maîtres, mais non point à Dieu.
Il est bien vrai que toutes les fois que nous faillons, il y a du défaut en notre façon d’agir ou en l’usage de notre liberté ; mais il n’y a point pour cela de défaut en notre nature, à cause qu’elle est toujours la même quoique nos jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu aurait pu nous donner une connaissance si grande que nous n’eussions jamais été sujets à faillir, nous n’avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui ; car encore que parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l’a pas empêché en soit blâmé et jugé comme coupable, il n’en est pas de même à l’égard de Dieu, d’autant que le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu’ils empêchent de mal faire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance que Dieu a sur l’univers est très absolue et très libre. C’est pourquoi nous devons le remercier des biens qu’il nous a faits, et non point nous plaindre de ce qu’il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connaissons qui nous manquent et qu’il aurait peut-être pu nous départir.
39. Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.
Au reste il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne le pas donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nous puissions jamais connaître.(42)
40. Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.
Mais, à cause que ce que nous avons depuis connu de Dieu nous assure que sa puissance est si grande que nous ferions un crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire aucune chose qu’il ne l’eût auparavant ordonnée, nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.
41. Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
Au lieu que nous n’aurons point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d’intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n’en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d’autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature.
42. Comment, encore que nous ne voulions jamais faillir, c’est néanmoins par notre volonté que nous faillons.
Mais, parce que nous savons que l’erreur dépend de notre volonté, et que personne n’a la volonté de se tromper, on s’étonnera peut-être qu’il y ait de l’erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu’il y a bien (43) de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu’il n’y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu’il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n’ont pas assez de connaissance.
43. Que nous ne saurions faillir en ne jugeant que des choses que nous apercevons clairement et distinctement.
Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement, parce que Dieu n’étant point trompeur, la faculté de connaître qu’il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l’étendons point au delà de ce que nous connaissons. Et quand même cette vérité n’aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n’en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.
44. Que nous ne saurions que mal juger de ce que nous n’apercevons pas clairement, bien que notre jugement puisse être vrai, et que c’est souvent notre mémoire qui nous trompe.
Il est aussi très certain que toutes les fois que nous approuvons quelque raison dont nous n’avons pas une connaissance bien exacte, ou nous nous trompons, ou, si nous trouvons la vérité, comme ce n’est que par hasard, nous ne saurions être assurés de l’avoir rencontrée et ne saurions savoir certainement que nous ne nous trompons point. J’avoue qu’il arrive rarement que nous jugions d’une chose en même temps que nous remarquons que nous ne la connaissons pas assez distinctement à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons jamais juger de rien que de ce que nous connaissons distinctement auparavant que de juger. Mais nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses,(44) et que tout aussitôt qu’il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une connaissance bien exacte.
45 Ce que c’est qu’une perception claire et distincte.
Il y a même des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.
46. Qu’elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire.
Par exemple, lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a de cette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours distincte, parce qu’il la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée, qu’il croit être semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu’il n’aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu’elle ne soit claire par même moyen.
47. Que pour ôter les préjugés de notre enfance, il faut considérer ce qu’il y a de clair en chacune de nos premières notions.
Or, pendant nos premières années, notre âme ou notre pensée était si fort offusquée du corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement, bien qu’elle aperçût plusieurs choses assez clairement ; et parce qu’elle ne laissait pas de faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient, nous avons rempli notre mémoire de beaucoup de préjugés, dont nous n’entreprenons presque jamais de nous délivrer, encore (45) qu’il soit très certain que nous ne saurions autrement les bien examiner. Mais afin que nous le puissions maintenant sans beaucoup de peine, je ferai ici un dénombrement de toutes les notions simples qui composent nos pensées, et séparerai ce qu’il y a de clair en chacune d’elles, et ce qu’il y a d’obscur ou en quoi nous pouvons faillir.
48. Que tout ce dont nous avons quelque notion est considéré comme une chose ou comme une vérité ; et le dénombrement des choses.
Je distingue tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres : le premier contient toutes les choses qui ont quelque existence, et l’autre toutes les vérités qui ne sont rien hors de notre pensée. Touchant les choses, nous avons premièrement certaines notions générales qui se peuvent rapporter à toutes, à savoir celles que nous avons de la substance, de la durée, de l’ordre et du nombre, et peut-être aussi quelques autres. Puis nous en avons aussi de plus particulières, qui servent à les distinguer. Et la principale distinction que je remarque entre toutes les choses créées est que les unes sont intellectuelles, c’est-à-dire sont des substances intelligentes, ou bien des propriétés qui appartiennent à ces substances ; et les autres sont corporelles c’est-à-dire sont des corps, ou bien des propriétés qui appartiennent au corps. Ainsi l’entendement, la volonté et toutes les façons de connaître et de vouloir, appartiennent à la substance qui pense ; la grandeur, ou l’étendue en longueur, largeur et profondeur, la figure, le mouvement, la situation des parties et la disposition qu’elles ont à être divisées, et telles autres propriétés, se rapportent au corps. Il y a encore outre cela certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes, qui ne doivent point être attribuées à l’âme seule, ni aussi au corps seul, mais à l’étroite union qui est entre eux, ainsi que j’expliquerai ci-après : tels sont les appétits de boire, de manger, et les émotions ou les passions de l’âme, qui ne dépendent pas de la pensée seule, comme l’émotion à la colère, à la joie, à la tristesse, à l’amour, etc. ; tels sont tous les sentiments, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, le goût, la chaleur, la dureté, et toutes les autres qualités qui ne tombent que sous le sens de l’attouchement. (46)
49. Que les vérités ne peuvent ainsi être dénombrées, et qu’il n’en est pas besoin.
Jusques ici j’ai dénombré tout ce que nous connaissons comme des choses, il reste à parler de ce que nous connaissons comme des vérités. Par exemple, lorsque nous pensons qu’on ne saurait faire quelque chose de rien, nous ne croyons point que cette proposition soit une chose qui existe ou la propriété de quelque chose, mais nous la prenons pour une certaine vérité éternelle qui a son siège en notre pensée, et que l’on nomme une notion commune ou une maxime : tout de même quand on dit qu’il est impossible qu’une même chose en même temps soit et ne soit pas, que ce qui a été fait ne peut n’être pas fait, que celui qui pense ne peut manquer d’être ou d’exister pendant qu’il pense et quantité d’autres semblables, ce sont seulement des vérités, et non pas des choses qui soient hors de notre pensée, et il y en a si grand nombre de telles qu’il serait malaisé de les dénombrer, mais aussi n’est-il pas nécessaire, parce que nous ne saurions manquer de les savoir lorsque l’occasion se présente de penser à elles, et que nous n’avons point de préjugés qui nous aveuglent.
50. Que toutes ces vérités peuvent être clairement aperçues, mais non pas de tous, à cause des préjugés.
Pour ce qui est des vérités qu’on nomme des notions communes, il est certain qu’elles peuvent être connues de plusieurs très clairement et très distinctement ; car autrement elles ne mériteraient pas d’avoir ce nom ; mais il est vrai aussi qu’il y en a qui le méritent au regard de quelques personnes, qui ne le méritent point au regard des autres, à cause qu’elles ne leur sont pas assez évidentes. Non pas que je croie que la faculté de connaître qui est en quelques hommes s’étende plus loin que celle qui est communément en tous, mais c’est plutôt qu’il y en a lesquels ont imprimé de longue main des opinions en leur créance qui, étant contraires à quelques-unes de ces vérités, empêchent qu’ils ne les puissent apercevoir, bien qu’elles soient fort manifestes à ceux qui ne sont point ainsi préoccupés.
51. Ce que c’est que la substance ; et que c’est un nom qu’on ne peut attribuer à Dieu et aux créatures en même sens.
Pour ce qui est des choses que nous considérons (47) comme ayant quelque existence, il est besoin que nous les examinions ici l’une après l’autre, afin de distinguer ce qui est obscur d’avec ce qui est évident en la notion que nous avons de chacune. Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l’obscurité touchant l’explication de ce mot, n’avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n’y a que Dieu qui soit tel, et il n’y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C’est pourquoi on a raison dans l’École de dire que le nom de substance n’est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui et à elles : mais parce qu’entre les choses créées quelques-unes sont de telle nature qu’elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d’avec celles qui n’ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances ;
52. Qu’il peut être attribué à l’âme et au corps en même sens ; et comment on connaît la substance.
Et la notion que nous avons ainsi de la substance créée se rapporte en même façon à toutes, c’est-à-dire à celles qui sont immatérielles comme à celles qui sont matérielles ou corporelles ; car il faut seulement, pour entendre que ce sont des substances, que nous apercevions qu’elles peuvent exister sans l’aide d’aucune chose créée. Mais lorsqu’il est question de savoir si quelqu’une de ces substances existe véritablement, c’est-à-dire si elle est à présent dans le monde, ce n’est pas assez qu’elle existe en cette façon pour faire que nous l’apercevions : car cela seul ne nous découvre rien qui excite quelque connaissance particulière en notre pensée ; il faut outre cela qu’elle ait quelques attributs que nous puissions remarquer ; et il n’y en a aucun qui ne suffise pour cet effet, à cause que l’une de nos notions communes est que le néant ne peut avoir aucuns attributs, ni propriétés ou qualités : c’est pourquoi, lorsqu’on en rencontre quelqu’un, on a raison de conclure qu’il est l’attribut de quelque substance, et que cette substance existe. (48)
53. Que chaque substance a un attribut principal, et que celui de l’âme est la pensée, comme l’extension est celui du corps.
Mais encore que chaque attribut soit suffisant pour faire connaître la substance, il y en a toutefois un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent. A savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la substance qui pense. Car tout ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu ; de même, toutes les propriétés que nous trouvons en la chose qui pense ne sont que des façons différentes de penser. Ainsi nous ne saurions concevoir, par exemple, de figure, si ce n’est en une chose étendue, ni de mouvement qu’en un espace qui est étendu ; ainsi l’imagination, le sentiment et la volonté dépendent tellement d’une chose qui pense que nous ne les pouvons concevoir sans elle. Mais, au contraire, nous pouvons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement ; et la chose qui pense sans imagination ou sans sentiment, et ainsi du reste.
54. Comment nous pouvons avoir des pensées distinctes de la substance qui pense, de celle qui est corporelle, et de Dieu.
Nous pouvons donc avoir deux notions ou idées claires et distinctes, l’une d’une substance créée qui pense, et l’autre d’une substance étendue, pourvu que nous séparions soigneusement tous les attributs de la pensée d’avec les attributs de l’étendue. Nous pouvons avoir aussi une idée claire et distincte d’une substance incréée qui pense et qui est indépendante, c’est-à-dire d’un Dieu, pourvu que nous ne pensions pas que cette idée nous représente tout ce qui est en lui, et que nous n’y mêlions rien par une fiction de notre entendement ; mais que nous prenions garde seulement à ce qui est compris véritablement en la notion distincte que nous avons de lui et que nous savons appartenir à la nature d’un être tout parfait. Car il n’y a personne qui puisse nier qu’une telle idée de Dieu soit en nous, s’il ne veut croire sans raison que l’entendement humain ne saurait avoir aucune connaissance de la Divinité. (49)
55. Comment nous en pouvons aussi avoir de la durée, de l’ordre et du nombre.
Nous concevons aussi très distinctement ce que c’est que la durée, l’ordre et le nombre, si, au lieu de mêler dans l’idée que nous en avons ce qui appartient proprement à l’idée de la substance, nous pensons seulement que la durée de chaque chose est un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant qu’elle continue d’être ; et que pareillement l’ordre et le nombre ne diffèrent pas en effet des choses ordonnées et nombrées, mais qu’ils sont seulement des façons sous lesquelles nous considérons diversement ces choses.
56. Ce que c’est que qualité et attribut, et façon ou mode.
Lorsque je dis ici façon ou mode, je n’entends rien que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualité. Mais lorsque je considère que la substance en est autrement disposée ou diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut être appelée telle, je nomme qualité les diverses façons qui font qu’elle est ainsi nommée ; enfin, lorsque je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la substance, sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs. Et, parce que je ne dois concevoir en Dieu aucune variété ni changement, je ne dis pas qu’il y ait en lui des modes ou des qualités, mais plutôt des attributs ; et même dans les choses créées, ce qui se trouve en elles toujours de même sorte, comme l’existence et la durée en la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut, et non pas mode ou qualité.
57. Qu’il y a des attributs qui appartiennent aux choses auxquelles ils sont attribués, et d’autres qui dépendent de notre pensée.
De ces qualités ou attributs, il y en a quelques-uns qui sont dans les choses mêmes, et d’autres qui ne sont qu’en notre pensée ; ainsi le temps, par exemple, que nous distinguons de la durée prise en général, et que nous disons être le nombre du mouvement, n’est rien qu’une certaine façon dont nous pensons à cette durée, parce que nous ne concevons point que la durée des choses (50) qui sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point ; comme il est évident de ce que si deux corps sont mus pendant une heure, l’un vite et l’autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l’un qu’en l’autre, encore que nous supposions plus de mouvement en l’un de ces deux corps. Mais afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui font les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser.
58. Que les nombres et les universaux dépendent de notre pensée.
De même le nombre que nous considérons en général, sans faire réflexion sur aucune chose créée, n’est point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que dans l’École on comprend sous le nom d’universaux.
59. Quels sont les universaux.
Qui se font de cela seul que nous nous servons d’une même idée pour penser à plusieurs choses particulières qui ont entre elles un certain rapport. Et lorsque nous comprenons sous un même nom les choses qui sont représentées par cette idée, ce nom aussi est universel. Par exemple, quand nous voyons deux pierres et que, sans penser autrement à ce qui est de leur nature, nous remarquons seulement qu’il y en a deux, nous formons en nous l’idée d’un certain nombre que nous nommons le nombre de deux. Si, voyant ensuite deux oiseaux ou deux arbres, nous remarquons (sans penser aussi à ce qui est de leur nature) qu’il y en a deux, nous reprenons par ce moyen la même idée que nous avions auparavant formée, et la rendons universelle, et le nombre aussi que nous nommons d’un nom universel le nombre de deux. De même, lorsque nous considérons une figure de trois côtés, nous formons une certaine idée que nous nommons l’idée du triangle, et nous en servons ensuite à nous représenter généralement toutes les figures qui n’ont que trois côtés. Mais quand nous remarquons plus particulièrement que, des figures de trois côtés, les unes ont un angle droit et que les autres n’en ont point, nous formons en nous une idée universelle du triangle rectangle, qui, étant rapportée à la précédente qui est générale et plus universelle, peut être nommée espèce ;(51) et l’angle droit, la différence universelle par où les triangles rectangles diffèrent de tous les autres ; de plus, si nous remarquons que le carré du côté qui sous-tend l’angle droit est égal aux carrés des deux autres côtés, et que cette propriété convient seulement à cette espèce de triangles, nous la pourrons nommer propriété universelle des triangles rectangles. Enfin, si nous supposons que de ces triangles les uns se meuvent et que les autres ne se meuvent point, nous prendrons cela pour un accident universel en ces triangles ; et c’est ainsi qu’on compte ordinairement cinq universaux, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident.
60. Des distinctions, et premièrement de celle qui est réelle.
Pour ce qui est du nombre que nous remarquons dans les choses mêmes, il vient de la distinction qui est entre elles ; et il y a des distinctions de trois sortes : à savoir, réelle, modale, et de raison, ou bien qui se fait de la pensée. La réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances. Car nous pouvons conclure que deux substances sont réellement distinctes l’une de l’autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clairement et distinctement sans penser à l’autre ; parce que, suivant ce que nous connaissons de Dieu, nous sommes assurés qu’il peut faire tout ce dont nous avons une idée claire et distincte. C’est pourquoi, de ce que nous avons maintenant l’idée, par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien que nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent dans le monde, néanmoins, parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée doit être distincte réellement de ses autres parties. De même, parce qu’un chacun de nous aperçoit en soi qu’il pense, et qu’il peut en pensant exclure de soi ou de son âme toute autre substance ou qui pense ou qui est étendue, nous pouvons conclure aussi qu’un chacun de nous ainsi considéré est réellement distinct de toute autre substance qui pense, et de toute substance corporelle. Et quand Dieu même joindrait si étroitement un corps à une âme qu’il fût impossible de les unir davantage, et ferait un composé de ces deux substances ainsi unies, nous concevons aussi qu’elles demeureraient toutes deux réellement distinctes, nonobstant cette union, parce que, quelque liaison que Dieu ait mise entre elles, (52) il n’a pu se défaire de la puissance qu’il avait de les séparer, ou bien de les conserver l’une sans l’autre, et que les choses que Dieu peut séparer ou conserver séparément les unes des autres sont réellement distinctes.
61. De la distinction modale.
Il y a deux sortes de distinction modale, à savoir, l’une entre le mode que nous avons appelé façon et la substance dont il dépend et qu’il diversifie ; et l’autre entre deux différentes façons d’une même substance. La première est remarquable en ce que nous pouvons apercevoir clairement la substance sans la façon qui diffère d’elle en cette sorte, mais que réciproquement nous ne pouvons avoir une idée distincte d’une telle façon sans penser à une telle substance. Il y a, par exemple, une distinction modale entre la figure ou le mouvement et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux ; il y en a aussi entre assurer ou se ressouvenir et la chose qui pense. Pour l’autre sorte de distinction, qui est entre deux différentes façons d’une même substance, elle est remarquable en ce que nous pouvons connaître l’une de ces façons sans l’autre, comme la figure sans le mouvement, et le mouvement sans la figure ; mais que nous ne pouvons penser distinctement ni à l’une ni à l’autre que nous ne sachions qu’elles dépendent toutes deux d’une même substance. Par exemple, si une pierre est mue, et avec cela carrée, nous pouvons connaître sa figure carrée sans savoir qu’elle soit mue, et réciproquement nous pouvons savoir qu’elle est mue sans savoir si elle est carrée ; mais nous ne pouvons avoir une connaissance distincte de ce mouvement et de cette figure si nous ne connaissons qu’ils sont tous deux en une même chose, à savoir en la substance de cette pierre. Pour ce qui est de la distinction dont la façon d’une substance est différente d’une autre substance ou bien de la façon d’une autre substance, comme le mouvement d’un corps est différent d’un autre corps ou d’une chose qui pense, ou bien comme le mouvement est différent du doute, il me semble qu’on la doit nommer réelle plutôt que modale, à cause que nous ne saurions connaître les modes sans les substances dont ils dépendent, et que les substances sont réellement distinctes les unes des autres. (53)
62. De la distinction qui se fait par la pensée.
Enfin, la distinction qui se fait par la pensée consiste en ce que nous distinguons quelquefois une substance de quelqu’un de ses attributs sans lequel néanmoins il n’est pas possible que nous en ayons une connaissance distincte ; ou bien en ce que nous tâchons de séparer d’une même substance deux tels attributs, en pensant à l’un sans penser à l’autre. Cette distinction est remarquable en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte d’une telle substance si nous lui ôtons un tel attribut ; ou bien en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte de l’un de deux ou plusieurs tels attributs si nous le séparons des autres. Par exemple, à cause qu’il n’y a point de substance qui ne cesse d’exister lorsqu’elle cesse de durer, la durée n’est distincte de la substance que par la pensée ; et généralement tous les attributs qui font que nous avons des pensées diverses d’une même chose, tels que sont par exemple l’étendue du corps et sa propriété d’être divisé en plusieurs parties, ne diffèrent du corps qui nous sert d’objet, et réciproquement l’un de l’autre, qu’à cause que nous pensons quelquefois confusément à l’un sans penser à l’autre. Il me souvient d’avoir mêlé la distinction qui se fait par la pensée avec la modale, sur la fin des réponses que j’ai faites aux premières objections qui m’ont été envoyées sur les Méditations de ma métaphysique ; mais cela ne répugne point à ce que j’écris en cet endroit, parce que, n’ayant pas dessein de traiter pour lors fort amplement de cette matière, il me suffisait de les distinguer toutes deux de la réelle.
63. Comment on peut avoir des notions distinctes de l’extension et de la pensée, en tant que l’une constitue la nature du corps et l’autre celle de l’âme.
Nous pouvons aussi considérer la pensée et l’étendue comme les choses principales qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle, et alors nous ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue ; c’est-à-dire comme l’âme et le corps ; car nous les connaissons en cette sorte très clairement et très distinctement. Il est même plus aisé de connaître une substance qui pense ou une substance étendue que la (54) substance toute seule, laissant à part si elle pense ou si elle est étendue ; parce qu’il y a quelque difficulté à séparer la notion que nous avons de la substance de celle que nous avons de la pensée et de l’étendue : car elles ne diffèrent de la substance que par cela seul que nous considérons quelquefois la pensée ou l’étendue sans faire réflexion sur la chose même qui pense ou qui est étendue. Et notre conception n’est pas plus distincte parce qu’elle comprend peu de choses, mais parce que nous discernons soigneusement ce qu’elle comprend, et que nous prenons garde à ne le point confondre avec d’autres notions qui la rendraient plus obscure.
64. Comment on peut aussi les concevoir distinctement en les prenant pour des modes ou attributs de ces substances.
Nous pouvons considérer aussi la pensée et l’étendue comme les modes ou différentes façons qui se trouvent en la substance ; c’est-à-dire que lorsque nous considérons qu’une même âme peut avoir plusieurs pensées diverses et qu’un même corps avec sa même grandeur peut être étendu en plusieurs façons, tantôt plus en longueur et moins en largeur ou en profondeur, et quelquefois au contraire plus en largeur et moins en longueur ; et que nous ne distinguons la pensée et l’étendue de ce qui pense et de ce qui est étendu que comme les dépendances d’une chose, de la chose même dont elles dépendent ; nous les connaissons aussi clairement et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que nous ne pensions point qu’elles subsistent d’elles-mêmes, mais qu’elles sont seulement les façons ou dépendances de quelques substances. Parce que, quand nous les considérons comme les propriétés des substances dont elles dépendent, nous les distinguons aisément de ces substances, et les prenons pour telles qu’elles sont véritablement ; au lieu que si nous voulions les considérer sans substance, cela pourrait être cause que nous les prendrions pour des choses qui subsistent d’elles-mêmes ; en sorte que nous confondrions l’idée que nous devons avoir de la substance avec celle que nous devons avoir de ses propriétés
65. Comment on conçoit aussi leurs diverses propriétés ou attributs.
Nous pouvons aussi concevoir fort distinctement diverses façons de penser, comme entendre, imaginer, se souvenir, vouloir, etc. ; et diverses façons d’étendue, (55) ou qui appartiennent à l’étendue, comme généralement toutes les figures, la situation des parties et leurs mouvements pourvu que nous les considérions simplement comme les dépendances des substances où elles sont ; et quant à ce qui est du mouvement, pourvu que nous pensions seulement à celui qui se fait d’un lieu en autre, sans rechercher la force qui le produit, laquelle toutefois j’essayerai de faire connaître lorsqu’il en sera temps.
66. Que nous avons aussi des notions distinctes de nos sentiments, de nos affections et de nos appétits, bien que souvent nous nous trompions aux jugements que nous en faisons.
Il ne reste plus que les sentiments, les affections et les appétits, desquels nous pouvons avoir aussi une connaissance claire et distincte, pourvu que nous prenions garde à ne comprendre dans les jugements que nous en ferons que ce que nous connaîtrons précisément par le moyen de notre entendement et dont nous serons assurés par la raison. Mais il est malaisé d’user continuellement d’une telle précaution, au moins à l’égard de nos sens, à cause que nous avons cru dès le commencement de notre vie que toutes les choses que nous sentions avaient une existence hors de notre pensée et qu’elles étaient entièrement semblables aux sentiments ou aux idées que nous avions à leur occasion. Ainsi, lorsque nous avons vu, par exemple, une certaine couleur, nous avons cru voir une chose qui subsistait hors de nous, et qui était semblable à l’idée que nous avions. Or nous avons ainsi jugé en tant de rencontres, et il nous a semblé voir cela si clairement et si distinctement, à cause que nous étions accoutumés à juger de la sorte, qu’on ne doit pas trouver étrange que quelques-uns demeurent ensuite tellement persuadés de ce faux préjugé qu’ils ne puissent pas même se résoudre à en douter
67. Que souvent même nous nous trompons en jugeant que nous sentons de la douleur en quelque partie de notre corps.
La même prévention a eu lieu en tous nos autres sentiments, même en ce qui est du chatouillement et de la douleur. Car encore que nous n’ayons pas cru qu’il y eût hors de nous, dans les objets extérieurs, des choses qui fussent semblables au chatouillement ou à la douleur qu’ils nous faisaient sentir, nous n’avons pourtant (56) pas considéré ces sentiments comme des idées qui étaient seulement en notre âme ; mais nous avons cru qu’ils étaient dans nos mains, dans nos pieds et dans les autres parties de notre corps, sans que toutefois il y ait aucune raison qui nous oblige à croire que la douleur que nous sentons, par exemple au pied, soit quelque chose hors de notre pensée qui soit dans notre pied, ni que la lumière que nous pensons voir dans le soleil soit dans le soleil ainsi qu’elle est en nous. Et si quelques-uns se laissent encore persuader à une si fausse opinion, ce n’est qu’à cause qu’ils font si grand cas des jugements qu’ils ont faits lorsqu’ils étaient enfants, qu’ils ne sauraient les oublier pour en faire d’autres plus solides, comme il paraîtra encore plus manifestement par ce qui suit.
68. Comment on doit distinguer en telles choses ce en quoi on peut se tromper d’avec ce qu’on conçoit clairement.
Mais afin que nous puissions distinguer ici ce qu’il y a de clair en nos sentiments d’avec ce qui est obscur, nous remarquerons en premier lieu que nous connaissons clairement et distinctement la douleur, la couleur et les autres sentiments, lorsque nous les considérons simplement comme des pensées ; mais que quand nous voulons juger que la couleur, que la douleur, etc., sont des choses qui subsistent hors de notre pensée, nous ne concevons en aucune façon quelle chose c’est que cette couleur, cette douleur, etc. Et il en est de même lorsque quelqu’un nous dit qu’il voit de la couleur dans un corps, ou qu’il sent de la douleur en quelqu’un de ses membres ; comme s’il nous disait qu’il voit ou qu’il sent quelque chose, mais qu’il ignore entièrement quelle est la nature de cette chose, ou bien qu’il n’a pas une connaissance distincte de ce qu’il voit et de ce qu’il sent. Car encore que, lorsqu’il n’examine pas ses pensées avec attention, il se persuade peut-être qu’il en a quelque connaissance, à cause qu’il suppose que la couleur qu’il croit voir dans l’objet a de la ressemblance avec le sentiment qu’il éprouve en soi, néanmoins, s’il fait réflexion sur ce qui lui est représenté par la couleur ou par la douleur, en tant qu’elles existent dans un corps coloré ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans doute qu’il n’en a pas de connaissance. (57)
69. Qu’on connaît tout autrement les grandeurs, les figures, etc., que les couleurs, les douleurs, etc.
Principalement, s’il considère qu’il connaît bien d’une autre façon ce que c’est que la grandeur dans le corps qu’il aperçoit, ou la figure, ou le mouvement, au moins celui qui se fait d’un lieu en un autre (car les philosophes, en feignant d’autres mouvements que celui-ci, n’ont pas connu si facilement sa vraie nature), ou la situation des parties, ou la durée, ou le nombre, et les autres propriétés que nous apercevons clairement en tous les corps comme il a été déjà remarqué, que non pas ce que c’est que la couleur dans le même corps, ou la douleur, l’odeur, le goût, la saveur et tout ce que j’ai dit devoir être attribué au sens. Car encore que voyant un corps nous ne soyons pas moins assurés de son existence par la couleur que nous apercevons à son occasion que par la figure qui le termine, toutefois il est certain que nous connaissons tout autrement en lui cette propriété qui est cause que nous disons qu’il est figuré, que celle qui fait qu’il nous semble coloré.
70. Que nous pouvons juger en deux façons des choses sensibles, par l’une desquelles nous tombons en l’erreur, et par l’autre nous l’évitons.
Il est donc évident, lorsque nous disons à quelqu’un que nous apercevons des couleurs dans les objets, qu’il en est de même que si nous lui disions que nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le sentiment des couleurs. Mais il y a bien de la différence en nos jugements. Car, tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les objets (c’est-à-dire dans les choses telles qu’elles soient) qui cause en nous ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous méprenions, qu’au contraire nous évitons la surprise qui nous pourrait faire méprendre, à cause que nous ne nous emportons pas sitôt à juger témérairement d’une chose que nous remarquons ne pas bien connaître. Mais lorsque nous croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n’ayons aucune connaissance distincte (58) de ce que nous appelons d’un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre sens ; néanmoins, parce que nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la figure, le nombre, etc.. qui existent en eux de même sorte que nos sens ou plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu’on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet, qui ressemble entièrement à la douleur qui est en notre pensée ; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce que nous n’apercevons en aucune façon appartenir à sa nature.
71. Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance.
C’est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. A savoir, pendant les premières années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps, qu’elle ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui quelques impressions, elle ne considérait pas encore si ces impressions étaient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentait de la douleur lorsque le corps en était offensé ou du plaisir lorsqu’il en recevait de l’utilité, ou bien, si elles étaient si légères que le corps n’en reçût point de commodité, ni aussi d’incommodité qui fût importante à sa conservation, elle avait des sentiments tels que sont ceux qu’on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l’endroit du cerveau auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevait aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu’elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins pouvoir exister hors de soi, bien qu’elle n’y remarquât pas encore cette différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge et que notre corps, se tournant fortuitement de part et d’autre par la disposition de ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l’âme, qui lui était étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu’il rencontrait (59) ou évitait, a remarqué premièrement qu’elles existaient au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les mouvements et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps, et qu’elle concevait fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de quelques choses, mais encore les couleurs, les odeurs, et toutes les autres idées de ce genre qu’elle apercevait aussi à leur occasion ; et comme elle était si fort offusquée du corps qu’elle ne considérait les autres choses qu’autant qu’elles servaient à son usage, elle jugeait qu’il y avait plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu’il causait lui semblaient plus ou moins fortes. De là vient qu’elle a cru qu’il y avait beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que dans l’air ou dans l’eau, parce qu’elle y sentait plus de dureté et de pesanteur ; et qu’elle n’a considéré l’air non plus que rien lorsqu’il n’était agité d’aucun vent, et qu’il ne lui semblait ni chaud ni froid. Et parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière que des chandelles allumées, elle n’imaginait pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paraît au bout d’une chandelle qui brûle. Et parce qu’elle ne considérait pas encore si la terre peut tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d’une boule, elle a jugé d’abord qu’elle est immobile, et que sa superficie est plate. Et nous avons été par ce moyen si fort prévenus de mille autres préjugés que lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance ; et au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps que nous n’étions pas capables de bien juger, et par conséquent qu’ils pouvaient être plutôt faux que vrais, nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en avions eu une connaissance distincte par l’entremise de nos sens, et n’en avons non plus douté que s’ils eussent été des notions communes.
72. Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces préjugés.
Enfin, lorsque nous avons atteint l’usage entier de notre raison, et que notre âme, n’étant plus si sujette au corps, tâche à bien juger des choses, et à connaître leur nature, bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions enfants sont pleins d’erreurs, nous avons assez de peine à nous en délivrer entièrement, et néanmoins il est certain que (60) Si nous manquons à nous souvenir qu’ils sont douteux, nous sommes toujours en danger de retomber en quelque fausse prévention. Cela est tellement vrai qu’à cause que dès notre enfance, nous avons imaginé, par exemple, les étoiles fort petites, nous ne saurions nous défaire encore de cette imagination, bien que nous connaissions par les raisons de l’astronomie qu’elles sont très grandes : tant a de pouvoir sur nous une opinion déjà reçue.
73. La troisième, que notre esprit se fatigue quand il se rend attentif à toutes les choses dont nous jugeons.
De plus, comme notre âme ne saurait s’arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention sans se peiner et même sans se fatiguer, et qu’elle ne s’applique à rien avec tant de peine qu’aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux sens ni à l’imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à cause qu’elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte, de là vient que beaucoup de personnes ne sauraient croire qu’il y ait de substance si elle n’est imaginable et corporelle, et même sensible ; car on ne prend pas garde ordinairement qu’il n’y a que les choses qui consistent en étendue, en mouvement et en figure, qui soient imaginables, et qu’il y en a quantité d’autres que celles-là qui sont intelligibles : de là vient aussi que la plupart du monde se persuade qu’il n’y a rien qui puisse subsister sans corps, et même qu’il n’y a point de corps qui ne soit sensible. Et d’autant que ce ne sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit, mais seulement notre raison lorsqu’elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange que la plupart des hommes n’aperçoivent les choses que fort confusément, vu qu’il n’y en a que très peu qui s’étudient à la bien conduire
74. La quatrième, que nous attachons nos pensées à des paroles qui ne les expriment pas exactement.
Au reste, parce que nous attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les exprimer de bouche, et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses, (61) à peine saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que nous séparions entièrement ce que nous concevons d’avec les paroles qui avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point, et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir entendus autrefois, ou parce qu’il leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même moyen. Et, bien que ce ne soit pas ici l’endroit où je dois traiter de cette matière, à cause que je n’ai pas enseigné quelle est la nature du corps humain et que je n’ai pas même encore prouvé qu’il y ait au monde aucun corps, il me semble néanmoins que ce que j’en ait dit nous pourra servir à discerner celles de nos conceptions qui sont claires et distinctes d’avec celles où il y a de la confusion et qui nous sont inconnues.
75. Abrégé de tout ce qu’on doit observer pour bien philosopher.
C’est pourquoi, si nous désirons vaquer sérieusement à l’étude de la philosophie et à la recherche de toutes les vérités que nous sommes capables de connaître, nous nous délivrerons en premier lieu de nos préjugés, et ferons état de rejeter toutes les opinions que nous avons autrefois reçues en notre créance, jusques à ce que nous les ayons derechef examinées ; nous ferons ensuite une revue sur les notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se présenteront clairement et distinctement à notre entendement. Par ce moyen, nous connaîtrons premièrement que nous sommes, en tant que notre nature est de penser, et qu’il y a un Dieu duquel nous dépendons ; et après avoir considéré ses attributs nous pourrons rechercher la vérité de toutes les autres choses, parce qu’il en est la cause. Outre les notions que nous avons de Dieu et de notre pensée, nous trouverons aussi en nous la connaissance de beaucoup de propositions qui sont perpétuellement vraies, comme par exemple, que le néant ne peut être l’auteur de quoi que ce soit, etc. Nous y trouverons l’idée d’une nature corporelle ou étendue, qui peut être mue, divisée, etc., et des sentiments qui causent en nous certaines dispositions, comme la douleur, les couleurs (62) etc. ; et comparant ce que nous venons d’apprendre en examinant ces choses par ordre, avec ce que nous en pensions avant que de les avoir ainsi examinées, nous nous accoutumerons à former des conceptions claires et distinctes sur tout ce que nous sommes capables de connaître. C’est en ce peu de préceptes que je pense avoir compris tous les principes plus généraux et plus importants de la connaissance humaine.
76. Que nous devons préférer l’autorité divine à nos raisonnements, et ne rien croire de ce qui n’est pas révélé que nous ne le connaissions fort clairement.
Surtout, nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est incomparablement plus certain que le reste, afin que, si quelque étincelle de raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part ; mais pour ce qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu’il n’a point connu être tel, et qu’il aimât mieux se fier à ses sens, c’est-à-dire aux jugements inconsidérés de son enfance, qu’à sa raison, lorsqu’il est en état de la bien conduire. |
1,577 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Critique_de_la_raison_pure | Critique de la raison pure | # Critique de la raison pure
* Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant (publication : 1781)
Toutes les éditions listées rassemblent le texte de 1781 et la version remaniée de 1787.
* Traductions de Joseph Tissot qui fit trois éditions différentes de l'ouvrage :
** Critique de la raison pure, trad. Joseph Tissot, 1835-1836 : tome I, tome II
** Critique de la raison pure, trad. Joseph Tissot, 1845 : tome I, tome II
** Critique de la raison pure, trad. Joseph Tissot, 1864 : tome II
* Critique de la raison pure, trad. Jules Barni, 1869 : tome I (introduction), tome I (texte), tome II
* Critique de la raison pure, trad. Jules Barni et P. Archambault, 1900 : tome I, tome II
* Critique de la raison pure, trad. André Tremesaygues, 1905 : texte entier
| Notices d’autorité | VIAF : 190915617BNF : cb120121410GND : 4099256-1NDL : 00627400 | |
1,578 | https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Volont%C3%A9_de_puissance | La Volonté de puissance | # La Volonté de puissance
* Esquisse d’un avant-propos
* Livre premier : Le nihilisme européen
** I. Nihilisme
** II. Pour une critique de la modernité
** III. Pour une théorie de la décadence
* Appendice
* Note
Ce texte est une compilation réalisée sur l’un des nombreux plans que Nietzsche avait envisagés, ici celui ébauché à Nice le 17 mars 1887. L’édition des aphorismes de la Volonté de puissance n'est pas considérée aujourd'hui comme fiable (certains fragments ne sont pas de Nietzsche). Nietzsche en avait en fin de compte abandonné le projet. Voir La Volonté de puissance. |
1,580 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Du_contrat_social | Du contrat social | # Du contrat social
Éditions disponibles :
* 1762 : Édition originale Texte entier
* 1772 : Édition avec une Lettre de l’Auteur au seul Ami qui lui reste dans le monde
* 1782 : Collection complète des œuvres, tome 1 avec des variantes
* 1896 : éd. Edmond Dreyfus-Brisac avec la première version (pp. 243-303)
* 1903 : éd. Georges Beaulavon Texte entier |
1,583 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Maximes | Maximes | # Maximes
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1,585 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_nouveau_de_la_nature | Système nouveau de la nature | # Système nouveau de la nature
## Système nouveau de la nature
1. Il y a plusieurs années que j’ai conçu ce système, et que j’en ai communiqué avec des savants hommes, et surtout avec un des plus grands théologiens et philosophes de notre temps, qui, ayant appris quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute qualité, les avait trouvés fort paradoxes. Mais ayant reçu mes éclaircissements, il se rétracta de la manière la plus généreuse et la plus édifiante du monde ; et ayant approuvé une partie de mes propositions, il fit cesser sa censure à l’égard des autres dont il ne demeurait pas encore d’accord. Depuis ce temps-là, j’ai continué mes méditations selon les occasions, pour ne donner au public que des opinions bien examinées, et j’ai tâché aussi de satisfaire aux objections faites contre mes essais de dynamique qui ont de la liaison avec ceci. Enfin des personnes considérables ayant désiré de voir mes sentiments plus éclaircis, j’ai hasardé ces méditations, quoiqu’elles ne soient nullement populaires, ni propres à être goûtées de toute sorte d’esprits. Je m’y suis porté principalement pour profiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières ; puisqu’il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particulier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l’amour de la vérité y paraisse, plutôt que la passion pour les opinions dont on est prévenu.
2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les mathématiques, je n’ai pas laissé de méditer sur la philosophie dès ma jeunesse ; car il me paraissait toujours qu’il y avait moyen d’y établir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J’avais pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque les mathématiques et les auteurs modernes m’en firent sortir encore bien jeune. Leurs belles manières d’expliquer la nature mécaniquement me charmèrent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui n’emploient que des formes ou des facultés dont on n’apprend rien. Mais depuis, ayant tâché d’approfondir les principes mêmes de la mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l’expérience faisait connaître, je m’aperçus que la seule considération d’une masse étendue ne suffisait pas, et qu’il fallait employer encore la notion de la force, qui est très intelligible, quoiqu’elle soit du ressort de la métaphysique. Il me paraissait aussi, que l’opinion de ceux qui transforment ou dégradent les bêtes en pures machines, quoiqu’elle semble possible, est hors d’apparence, et même contre l’ordre des choses.
3. Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais donné dans le vide et dans les atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination ; mais en étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les principes d’une véritable unité dans la matière seule, ou dans ce qui n’est que passif, puisque tout n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs, et sont tout autre chose que les points dont il est constant que le continu ne saurait être composé ; donc pour trouver ces unités réelles je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu’un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d’une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd’hui ; mais d’une manière qui les rendît intelligibles et qui séparât l’usage qu’on en doit faire de l’abus qu’on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force, et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit ; et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes. Mais comme l’âme ne doit pas être employée pour rendre raison du détail de l’économie du corps de l’animal, je jugeai de même qu’il ne fallait pas employer ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature, quoiqu’elles soient nécessaires pour établir des vrais principes généraux. Aristote les appelle entéléchies premières. Je les appelle, peut-être plus intelligiblement, forces primitives qui ne contiennent pas seulement l’acte ou le complément de la possibilité, mais encore une activité originale.
4. Je voyais que ces formes et ces Âmes devaient être indivisibles, aussi bien que notre esprit, comme en effet je me souvenais que c’était le sentiment de saint Thomas à l’égard des âmes des bêtes. Mais cette vérité renouvelait les grandes difficultés de l’origine et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance simple qui a une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin que par miracle, il s’ensuit qu’elles ne sauraient commencer que par création ni finir que par annihilation. Ainsi, excepté les âmes que Dieu veut encore créer exprès, j’étais obligé de reconnaître qu’il faut que les formes constitutives des substances aient été créées avec le monde, et qu’elles subsistent toujours. Aussi quelques Scolastiques, comme Albert le Grand et Jean Bacon, avaient entrevu une partie de la vérité sur leur origine. Et la chose ne doit point paraître extraordinaire, puisqu’on ne donne aux formes que la durée, que les gassendistes accordent à leurs Atomes.
5. Je jugeais pourtant qu’il n’y fallait point mêler indifféremment les esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matière, étant comme des petits dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la divinité. C’est pourquoi Dieu gouverne les esprits, comme un prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres substances, comme un ingénieur manie ses machines. Ainsi les esprits ont des lois particulières qui les mettent au dessus des révolutions de la matière ; et on peut dire que tout le reste n’est fait que pour eux, ces révolutions mêmes étant accommodées à la félicité des bons, et au châtiment des méchants.
6. Cependant, pour revenir aux formes ordinaires ou aux âmes matérielles, cette durée qu’il leur faut attribuer ; à la place de celle qu’on avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas de corps en corps ; ce qui serait la métempsycose, à peu près comme quelques philosophes ont cru la transmission du mouvement et celle des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des choses. Il n’y a point de tel passage ; et c’est ici où les transformations de MM. Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck, qui sont des plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon secours et m’ont fait admettre plus aisément que l’animal et toute autre substance organisée, ne commence point lorsque nous le croyons, et que sa génération apparente n’est qu’un développement, et une espèce d’augmentation. Aussi ai-je remarqué que l’auteur de la Recherche de la vérité, M. Regis, M. Hartsoeker et d’autres habiles hommes, n’ont pas été fort éloignés de ce sentiment.
7. Mais il restait encore la plus grande question de ce que ces âmes ou ces formes deviennent par la mort de l’animal, ou par la destruction de l’individu de la substance organisée. Et c’est ce qui embarrasse le plus ; d’autant qu’il paraît peu raisonnable que les âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela m’a fait juger enfin qu’il n’y avait qu’un seul parti raisonnable à prendre ; et c’est celui de la conservation non seulement de l’âme, mais encore de l’animal même et de sa machine organique ; quoique la destruction des parties grossières l’ait réduit à une petitesse qui n’échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que de naître. Aussi n’y a-t-il personne qui puisse bien marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fond n’est jamais autre chose dans les simples animaux : témoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craie pulvérisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connaître qu’il y aurait bien d’autres ressuscitations, et de bien plus loin si les hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l’apparence que c’est de quelque chose d’approchant que le grand Démocrite a parlé, tout atomiste qu’il était, quoique Pline s’en moque. Il est donc naturel que l’animal ayant toujours été vivant et organisé (comme des personnes de grande pénétration commencent à le reconnaître) il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n’y a point de première naissance ni de génération entièrement nouvelle de l’animal, il s’ensuit qu’il n’y en aura point d’extinction finale, ni de mort entière prise à la rigueur métaphysique ; et que par conséquent, au lieu de la transmigration des âmes, il n’y qu’une transformation d’un même animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus ou moins développés.
8. Cependant les âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut dire que tout tend à la perfection, non seulement de l’Univers en général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont destinées à un tel degré de bonheur, que l’univers s’y trouve intéressé en vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que la souveraine sagesse le peut permettre.
9. Pour ce qui est du corps ordinaire des animaux et d’autres substances corporelles, dont on a cru jusqu’ici l’extinction entière et dont les changements dépendent plutôt des règles mécaniques que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l’ancien auteur du livre de la Diète, qu’on attribue à Hippocrate, avait entrevu quel que chose de la vérité, lorsqu’il a dit en termes exprès, que les animaux ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu’on croit commencer et périr ne font que paraître et disparaître. C’était aussi le sentiment de Parménide et de Mélisse chez Aristote ; car ces anciens étaient plus solides qu’on ne croit.
10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux modernes, cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin ; entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n’avoir pas eu assez grandes idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins admirable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs-d’œuvre de l’art d’un esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue et tantôt resserrée et comme concentrée, lorsqu’on croit qu’elle est perdue.
11. De plus, par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on appelle moi en nous ; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être ; qu’on ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un étang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection. C’était ce qui avait forcé M. Cordemoy à abandonner Descartes, en embrassant la doctrine des atomes de Démocrite, pour trouver une véritable unité. Mais les atomes de matière sont contraires à la raison : outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques : ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence : les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels ; et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités, il n’y aurait point de multitude.
12. Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l’âme ou vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance créée. M. Descartes avait quitté la partie là-dessus, autant qu’on le peut connaître par ses écrits ; mais ses disciples, voyant que l’opinion commune est inconcevable, jugèrent que nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des pensées dans l’âme à l’occasion des mouvements de la matière ; et lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c’est Dieu qui le remue pour elle. Et comme la communication des mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que Dieu donne du mouvement à un corps à l’occasion du mouvement d’un autre corps. C’est ce qu’ils appellent le Système des Causes occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions de l’auteur de La Recherche de la Vérité.
13. Il faut avouer qu’on a bien pénétré dans la difficulté, en disant ce qui ne se peut point ; mais il ne paraît pas qu’on l’ait levée en expliquant ce qui se fait effectivement. Il est bien vrai qu’il n’y a point d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n’est pas assez d’employer la cause générale, et de faire venir ce qu’on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu’il y ait autre explication qui se puisse tirer de l’ordre des causes secondes, c’est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit.
14. Étant donc obligé d’accorder qu’il n’est pas possible que l’âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n’est pas la toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui en effet a des avantages très grands et des beautés bien considérables. C’est qu’il faut donc dire que Dieu a créé d’abord l’âme, ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui naisse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu’ainsi nos sentiments intérieurs, c’est-à-dire, qui sont dans l’âme même, et non pas dans le cerveau, ni dans les parties subtiles du corps, n’étant que des phénomènes suivis sur les êtres externes, ou bien des apparences véritables et comme des songes bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l’âme même lui arrivent par sa propre constitution originale, c’est-à-dire par la nature représentative (capable d’exprimer les êtres hors d’elle par rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui fait son caractère individuel. Et c’est ce qui fait que chacune de ces substances, représentant exactement tout l’univers à sa manière, et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l’âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme dans un monde à part, et comme s’il n’existait rien que Dieu et elle (pour me servir de la manière de parler d’une certaine personne d’une grande élévation d’esprit, dont la sainteté est célébrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu’on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces, ou des qualités que le vulgaire des philosophes s’imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant réciproquement prête à agir d’elle-même, suivant les lois de la machine corporelle, dans le moment que l’âme le veut, sans que l’un trouble les lois de l’autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvements qu’il leur faut pour répondre aux passions et aux perceptions de l’âme ; c’est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps. Et l’on peut entendre par là comment l’âme a son siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être plus grande, puisqu’elle y est comme l’unité est dans le résultat des unités qui est la multitude.
15. Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner d’abord à la substance une nature ou force interne qui lui pût produire par ordre (comme dans un automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui arrivera, c’est-à-dire, toutes les apparences ou expressions qu’elle aura, et cela sans le secours d’aucune créature ? D’autant plus que la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n’aurait point de force d’agir. Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte, quoique plus ou moins distincte, la suite des représentations que l’âme se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l’âme, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au dehors ; ce qui est d’autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d’entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire. Ainsi dès qu’on voit la possibilité de cette hypothèse des accords, on voit aussi qu’elle est la plus raisonnable, et qu’elle donne une merveilleuse idée de l’harmonie de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu.
16. Il s’y trouve aussi ce grand avantage, qu’au lieu de dire que nous ne sommes libres qu’en apparence et d’une manière suffisante à la pratique, comme plusieurs personnes d’esprit ont cru, il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu’en apparence, et que dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans une parfaite indépendance à l’égard de l’influence de toutes les autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l’immortalité de notre âme, et la conservation toujours uniforme de notre individu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l’abri de tous les accidents de dehors, quelque apparence qu’il y ait du contraire. Jamais système n’a mis notre élévation dans une plus grande évidence. Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l’infini, exprimant l’univers, est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l’univers lui-même des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune.
17. Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recommandable, on peut dire que c’est quelque chose de plus qu’une hypothèse, puisqu’il ne paraît guère possible d’expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu’ici exercé les esprits semblent disparaître d’elles-mêmes quand on l’a bien comprise. Les manières de parler ordinaires se sauvent encore très bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement d’une manière intelligible (en sorte qu’on peut juger que c’est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le commencement, selon l’ordre des décrets de Dieu) est celle qu’on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l’action d’une substance sur l’autre n’est pas une émission ni une transplantation d’une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne saurait être prise raisonnablement que de la manière que je viens de dire. Il est vrai qu’on conçoit fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des parties, par les quelles on a raison d’expliquer mécaniquement tous les phénomènes de la physique ; mais, comme la masse matérielle n’est pas une substance, il est visible que l’action à l’égard de la substance même ne saurait être que ce que je viens de dire.
18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu’elles paraissent, ont encore un merveilleux usage dans la physique pour établir les lois du mouvement, comme nos dynamiques le pourront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déterminer mathématiquement, puisque tout se termine en rapports : ce qui fait qu’il y a toujours une parfaite équivalence des hypothèses, comme dans l’astronomie ; en sorte que, quelque nombre de corps qu’on prenne, il est arbitraire d’assigner le repos ou bien un tel degré de vitesse à celui qu’on en voudra choisir, sans que les phénomènes du mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Cependant il est raisonnable d’attribuer aux corps des véritables mouvements, suivant la supposition qui rend raison des phénomènes, de la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à la notion de l’action que nous venons d’établir.
* ↑ Allusion à la correspondance avec Ant. Arnauld. |
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DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
À L’ACADÉMIE
DE DIJON,
En l’année 1750.
Sur cette queſtion propoſée par la même Académie :
Si le rétabliſſement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs.
Qu’est-ce que la célébrité ? Voici le malheureux Ouvrage à qui je dois la mienne. Il eſt certain que cette Piece, qui m’a valu un prix & qui m’a fait un nom, eſt tout au plus médiocre, & j’oſe ajouter qu’elle eſt une des moindres de tout ce Recueil. Quel gouffre de miſeres n’eût point évité l’Auteur, ſi ce premier Écrit n’eût été reçu que comme il méritoit de l’être ? Mais il faloit qu’une faveur d’abord injuſte m’attirât par degrés une rigueur qui l’eſt encore plus.
Voici une des grandes & belles queſtions qui aient jamais été agitées. Il ne s’agit point dans ce Diſcours de ces ſubtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la Littérature, & dont les Programmes d’Académie ne ſont pas toujours exempts ; mais il s’agit d’une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre-humain.
Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le parti que j’ai oſé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme univerſel ; & ce n’est pas pour avoir été honoré de l’approbation de quelques Sages, que je dois compter ſur celle du Public : auſſi mon parti eſt-il pris ; je ne me ſoucie de plaire ni aux Beaux-Eſprits ni aux Gens à la mode. Il y aura dans tous les tems des hommes faits pour être ſubjugués par les opinions de leur ſiecle, de leur Pays, & de leur Société : tel fait aujourd’hui l’Eſprit fort & le Philoſophe, qui, par la même raiſon, n’eût été qu’un fanatique du tems de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels Lecteurs, quand on veut vivre au-delà de ſon ſiecle.
Un mot encore, & je finis. Comptant peu ſur l’honneur que j’ai reçu, j’avois, depuis l’envoi, refondu & augmenté ce Diſcours, au point d’en faire, en quelque maniere, un autre Ouvrage ; aujourd’hui je me ſuis cru obligé de le rétablir dans l’état où il a été couronné. J’y ai ſeulement jetté quelques notes, & laiſſé deux additions faciles à reconnoître, & que l’Académie n’auroit peut-être pas approuvées. J’ai penſé que l’équité, le reſpect & la reconnoiſſance exigeoient de moi cet avertiſſement.
Le rétabliſſement des Sciences & des Arts a-t-il contribué à épurer ou corrompre les mœurs ? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette queſtion ? Celui, Meſſieurs, qui convient à un honnête homme qui ne ſait rien, et qui ne s’en eſtime pas moins.
Il ſera difficile, je le ſens, d’approprier ce que j’ai à dire au Tribunal où je comparois. Comment oſer blâmer les Sciences devant une des plus ſavantes Compagnies de l’Europe, louer l’ignorance dans une célèbre Académie, et concilier le mépris pour l’étude avec le reſpect pour les vrais Savans ? J’ai vu ces contrariétés, & elles ne m’ont point rebuté. Ce n’eſt point la Science, que je maltraite, me ſuis-je dit, c’eſt la vertu que je défends devant des hommes vertueux. La probité eſt encore plus chere aux Gens-de-bien que l’érudition aux Doctes. Qu’ai-je donc à redouter ? Les lumières de l’Aſſemblée qui m’écoute ? Je l’avoue ; mais c’eſt pour la conſtitution du diſcours, & non pour le ſentiment de l’Orateur. Les Souverains équitables n’ont jamais balancé à ſe condamner eux-mêmes dans des discuſſions douteuſes ; & la poſition la plus avantageuſe au bon droit eſt d’avoir à ſe défendre contre une partie integre & éclairée, juge en ſa propre cause.
À ce motif qui m’encourage il s’en joint un autre qui me détermine : c’eſt qu’après avoir ſoutenu, ſelon ma lumiere naturelle, le parti de la vérité, quel que ſoit mon succès, il eſt un prix qui ne peut me manquer : Je le trouverai dans le fond de mon cœur.
C’est un grand & beau ſpectacle de voir l’homme ſortir en quelque manière du néant par ſes propres efforts ; diſſiper, par les lumières de ſa raison, les ténèbres dans leſquelles la nature l’avoit enveloppé ; s’élever au-deſſus de lui-même ; s’élancer par l’eſprit juſque dans les régions céleſtes ; parcourir à pas de Géant ainſi que le Soleil, la vaſte étendue de l’Univers ; &, ce qui eſt encore plus grand & plus difficile, rentrer en ſoi pour y étudier l’homme & connoître ſa nature, ſes devoirs & ſa fin. Toutes ces merveilles ſe ſont renouvelées depuis peu de Générations.
L’Europe étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd’hui ſi éclairée vivoient, il y a quelques ſiècles, dans un état pire que l’ignorance. Je ne sais quel jargon ſcientifique, encore plus mépriſable que l’ignorance, avoit uſurpé le nom du ſavoir, & oppoſoit à ſon retour un obſtacle preſque invincible. Il faloit une révolution pour ramener les hommes au ſens commun ; elle vint enfin du côté d’où on l’auroit le moins attendue. Ce fut le ſtupide Musulman, ce fut l’éternel fléau des Lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du Trône de Conſtantin porta dans l’Italie les débris de l’ancienne Grece. La France s’enrichit à ſon tour de ces précieuſes dépouilles. Bientôt les Sciences ſuivirent les Lettres ; à l’Art d’écrire ſe joignit l’Art de penſer ; gradation qui paroît étrange & qui n’eſt peut-être que trop naturelle ; & l’on commença à ſentir le principal avantage du commerce des muſes, celui de rendre les hommes plus ſociables en leur inspirant le déſir de ſe plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.
L’eſprit a ſes besoins, ainſi que le corps. Ceux-ci sont les fondemens de la ſociété, les autres en sont l’agrément. Tandis que le Gouvernement & les loix pourvoient à la ſûreté & au bien-être des hommes aſſemblés ; les Sciences, les Lettres & les Arts, moins deſpotiques & plus puiſſans peut-être, étendent des guirlandes de fleurs ſur les chaînes de fer dont ils ſont chargés, étouffent en eux le ſentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils ſembloient être nés, leur font aimer leur eſclavage & en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le beſoin éleva les Trônes ; les Sciences & les Arts les ont affermis. Puiſſances de la Terre, aimez les talens, & protégez ceux qui les cultivent. Peuples policés, cultivez-les : Heureux eſclaves, vous leur devez ce goût délicat & fin dont vous vous piquez ; cette douceur de caractère & cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant & si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.
C’est par cette sorte de politesse, d’autant plus aimable qu’elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes & Rome dans les jours si vantés de leur magnificence & de leur éclat : c’est par elle, sans doute, que notre siècle et notre Nation l’emporteront sur tous les tems & sur tous les Peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles & pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité Tudesque & de la Pantomime ultramontaine : voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études & perfectionné dans le commerce du monde.
Qu’il seroit doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure étoit toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence étoit la vertu ; si nos maximes nous servoient de règle ; si la véritable Philosophie étoit inséparable du titre de Philosophe ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, & la vertu ne marche gueres en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, & son élégance un homme de goût ; l’homme sain & robuste se reconnoît à d’autres marques : c’est sous l’habit rustique d’un Laboureur, & non sous la dorure d’un Courtisan, qu’on trouvera la force & la vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangère à la vertu, qui est la force & la vigueur de l’ame. L’homme de bien est un Athlète qui se plaît à combattre nud : il méprise tous ces vils ornemens qui gêneroient l’usage de ses forces, & dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité.
Avant que l’Art eût façonné nos manières & appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étoient rustiques, mais naturelles ; & la différence des procédés annonçoit au premier coup-d’œil, celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’étoit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement ; & cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices.
Aujourd’hui que des recherches plus subtiles & un goût plus fin ont réduit l’Art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile & trompeuse uniformité, & tous les esprits semblent avoir été jettés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paroître ce qu’on est ; &, dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissans ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connoître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire, attendre qu’il n’en soit plus tems, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connoître.
Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme & perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des juremens le nom du Maître de l’Univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui; on n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la Patrie. À l’ignorance méprisée, on substituera un dangereux Pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés; mais d’autres seront décorés du nom de vertus; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des Sages du tems, je n’y vois, pour moi, qu’un raffinement d’intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité. * [*J’aime, dit Montagne, à contester & discourir ; mais c’est avec peu d’hommes & pour moi. Car de servir de Spectacle aux Grands & faire à l’envi parade de son esprit & de son caquet, je trouve que c’est un métier très-méséant à un homme d’honneur. C’est celui de tous nos beaux-esprits, hors un.]
Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise; c’est ainsi que nous sommes devenus Gens de bien. C’est aux Lettres, aux Sciences & aux Arts, à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J’ajouterai seulement une réflexion, c’est qu’un habitant de quelques contrées éloignées qui chercheroit à se former une idée des mœurs Européennes sur l’état des Sciences parmi nous, sur la perfection de nos Arts, sur la bienséance de nos Spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, & sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge & de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’Aurore jusqu’au coucher du Soleil à s’obliger réciproquement : c’est que cet Etranger, dis-je, devineroit exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont.
Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle; & nos ames se sont corrompues à mesure que nos Sciences et nos Arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge ? Non , Messieurs : les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation & l’abaissement journaliers des eaux de l’Océan n’ont pas été plus régulièrement assujéttis au cours de l’Astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs & de la probité au progrès des Sciences & des Arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevoit sur notre horizon, & le même phénomène s’est observé dans tous les tems & dans tous les lieux.
Voyez l’Egypte, cette première école de l’ Univers, ce climat si fertile sous un Ciel d’airain, cette contrée célèbre d’où Sésostris partit autrefois pour conquérir le Monde. Elle devient la mère de la Philosophie & des Beaux-Arts, & bientôt après, la conquête de Cambyse, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, & enfin des Turcs.
Voyez la Grèce, jadis peuplée de Héros qui vainquirent deux fois l’Asie, l’une devant Troye, & l’autre dans leurs propres foyers. Les Lettres naissantes n’avoient point porté encore la corruption dans les cœurs de ses habitants, mais le progrès des Arts, la dissolution des mœurs, & le joug du Macédonien, se suivirent de près; & la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse, & toujours esclave n’éprouva plus dans ses révolutions que des changemens de maîtres. Toute l’éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe & les Arts avoient énervé.
C’est au tems des Ennius & des Térences que Rome, fondée par un Pâtre, & illustrée par des Laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovides, les Catulles, les Martials, & cette foule d’Auteurs obscènes, dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le Temple de la Vertu, devient le Théâtre du crime, l’opprobre des Nations & le jouet des barbares. Cette Capitale du Monde tombe enfin sous le joug qu’elle avoit imposé à tant de Peuples, & le jour de sa chûte fut la veille de celui où l’on donna à l’un des Citoyens le titre d’Arbitre du bon goût.
Que dirai-je de cette Métropole de l’Empire d’Orient, qui par sa position sembloit devoir l’être du Monde entier, de cet asyle des Sciences & des Arts proscrits du reste de l’Europe, plus peut-être par sagesse que par barbarie. Tout ce que la débauche & la corruption ont de plus honteux; les trahisons, les assassinats & les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce : voilà ce qui forme le tissu de l’Histoire de Constantinople; voilà la source pure d’où nous sont émanées les Lumières dont notre siècle se glorifie.
Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d’une vérité dont nous avons sous nos veux des témoignages subsistans. Il est en Asie une contrée immense ou les Lettres honorées conduisent aux premières dignités de l’Etat. Si les Sciences épuroient les mœurs, si elles apprenoient aux hommes à verser leur sang pour la Patrie, si elles animoient le courage, les Peuples de la Chine devroient être sages, libres & invincibles. Mais s’il n’y a point de vice qui les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumières des Ministres, ni la prétendue sagesse des Loix, ni la multitude des Habitans de ce vaste Empire, n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant & grossier, de quoi lui ont servi tous ses Savans ? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés ? Seroit-ce d’être peuplé d’esclaves & de méchans ?
Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de Peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connoissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur & l’exemple des autres Nations. Tels furent les premiers Perses, Nation singulière, chez laquelle on apprenoit la vertu comme chez nous on apprend la Science, qui subjugua l’Asie avec tant de facilité, & qui seule a eu cette gloire, que l’histoire de ses institutions ait passé pour un Roman de Philosophie : tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges. Tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes & les noirceurs d’un Peuple instruit, opulent & voluptueux, se soulageoit à peindre la simplicité, l’innocence & les vertus. Telle avoit été Rome même, dans les tems de sa pauvreté & de son ignorance. Telle enfin s’est montrée jusqu’à nos jours cette Nation rustique si vantée pour son courage que l’adversité n’a pu abattre, & pour sa fidélité que l’exemple n’a pu corrompre.* [*Je n’ose parler de ces Nations heureuses qui ne connoissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l’Amérique dont Montagne ne balance point à préférer la simple & naturelle police, non-seulement aux Loix de Platon, mais même à tout ce que la Philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des Peuples. Il en cite quantité d’exemples frappans pour qui les sauroit admirer : mais quoi ! dit-il, ils ne portent point de chausses !]
Ce n’est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d’autres exercices à ceux de l’esprit. Ils n’ignoroient pas que dans d’autres contrées des hommes oisifs passoient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice & sur la vertu, & que d’orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondoient les autres Peuples sous le nom méprisant de barbares; mais ils ont considéré leurs mœurs & appris à dédaigner leur doctrine.* [*De bonne-foi, qu’on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devoient avoir de l’éloquence, quand ils l’écartèrent avec tant de soin de ce Tribunal intègre des Jugemens duquel les Dieux mêmes n’appeloient pas ? Que pensoient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur République ? Et quand un reste d’humanité porta les Espagnols à interdire à leurs Gens de Loi l’entrée de l’Amérique, quelle idée faloit-il qu’ils eussent de la Jurisprudence ? Ne diroit-on pas qu’ils ont cru réparer par ce seul Acte tous les maux qu’ils avoient faits à ces malheureux Indiens.]
Oublierois-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette Cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses Loix, cette République de demi-Dieux plutôt que d’hommes ? tant leurs vertus sembloient supérieures à l’humanité. O Sparte ! opprobre éternel d’une vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-Arts s’introduisoient ensemble dans Athènes, tandis qu’un Tyran y rassembloit avec tant de soin les ouvrages du Prince des Poètes, tu chassois de tes murs les Arts & les Artistes, les Sciences & les Savans.
L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des Orateurs & des Philosophes. L’élégance des bâtimens y répondoit à celle du langage; on y voyoit de toutes parts le marbre & la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C’est d’Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenans qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le Tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disoient les autres Peuples, les hommes naissent vertueux, & l’air même du Pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses Habitans que la mémoire de leurs actions héroiques. De tels monumens vaudroient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu’Athènes nous a laissés ?
Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général & se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu’on écoute le jugement que le premier & le plus malheureux d’entre eux portoit des Savans & des Artistes de son tems.
"J’ai examiné, dit-il, les Poètes, & je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes & aux autres, qui se donnent pour sages, qu’on prend pour tels, & qui ne sont rien moins.
"Des Poètes, continue Socrate, j’ai passé aux Artistes. Personne n’ignoroit plus les Arts que moi; personne n’étoit plus convaincu que les Artistes possédoient de fort beaux secrets. Cependant je me suis aperçu que leur condition n’est pas meilleure que celle des poètes & qu’ils sont, les uns & les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d’entre eux excellent dans leur Partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout-à-fait leur savoir à mes yeux : de sorte que, me mettant à la place de l’Oracle & me demandant ce que j’aimerois le mieux être, ce que je suis ou ce qu’ils sont, savoir ce qu’ils ont appris ou savoir que je ne sais rien, j’ai répondu à moi-même & au Dieu : Je veux rester ce que je suis.
"Nous ne savons, ni les Sophistes, ni les Poètes, ni les Orateurs, ni les Artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon & le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose, au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je n’en suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’Oracle se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas."
Voilà donc le plus Sage des hommes au Jugement des Dieux, & le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l’éloge de l’ignorance ! Croit-on que s’il ressuscitoit parmi nous, nos Savans & nos Artistes lui feroient changer d’avis ? Non, Messieurs : cet homme juste continueroit de mépriser nos vaines Sciences; il n’aideroit point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, & ne laisseroit, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples & à nos neveux, que l’exemple & la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes.
Socrate avoit commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificieux & subtils qui séduisoient la vertu et amollissoient le courage de ses concitoyens. Mais les Sciences, les Arts & la dialectique prévalurent encore : Rome se remplit de Philosophes & d’Orateurs ; on négligea la discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes, et l’on oublia la Patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d’Epicure, de Zénon, d’Arcésilas. Depuis que les Savans ont commencé à paroître parmi nous, disoient leurs propres Philosophes, les Gens de bien se sont éclipsés. Jusqu’alors les Romains s’étoient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier.
O Fabricius ! qu’eût pensé votre grande ame, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras & que votre nom respectable avoit plus illustrée que toutes ses conquêtes ? "Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume & ces foyers rustiques qu’habitoient jadis la modération & la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés ! qu’avez-vous fait ? Vous les Maîtres des Nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des Rhéteurs qui vous gouvernent ? C’est pour enrichir des Architectes, des Peintres, des Statuaires & des Histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce & l’Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent , & dont les funestes Arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents, le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde, & d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de Rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée ; il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude & le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? O Citoyens ! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le Ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome, & de gouverner la terre."
Mais franchissons la distance des lieux & des temps, & voyons ce qui s’est passé dans nos contrées & sous nos yeux ; ou plutôt, écartons des peintures odieuses qui blesseroient notre délicatesse , & épargnons-nous la peine de répéter les mêmes chose, sous d’autres noms. Ce n’est point en vain que j’évoquois les mânes de Fabricius ; & qu’ai-je fait dire à ce grand homme, que je n’eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la ciguë ; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante & le mépris pire cent fois que la mort. Voilà comment le luxe, la dissolution & l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avoit placés. Le voile épais dont elle a couvert tout ses opérations sembloit nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément ? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers ; ils seroient pires encore, s’ils avoient eu le malheur de naître savants.
Que ces réflexions sont humiliantes pour l’humanité ! que notre orgueil en doit être mortifié ! Quoi ! la probité seroit fille de l’ignorance ? la Science & la vertu seroient incompatibles ? Quelles conséquences ne tireroit-on point de ces préjugés ? Mais, pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité & le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, & que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines. Considérons donc les Sciences & les Arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès, et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnemens se trouveront d’accord avec les inductions historiques. SECONDE PARTIE.
C’étoit une ancienne tradition passée de l’Égypte en Grèce, qu’un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l’inventeur des sciences.* [*On voit aisément l’allégorie de la fable de Prométhée ; & il ne paroît pas que les Grecs qui vont cloué sur le Caucase, en pensassent guères plus favorablement que les Egyptiens de leur Dieu Teuthus. "Le Satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser & embrasser le feu, la première fois qu’il le vit ; mais Prometheus lui cria : Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche ." C’est le sujet du frontispice.]Quelle opinion falloit-il donc qu’eussent d’elles les Egyptiens mêmes, chez qui elles étoient nées ? C’est qu’ils voyoient de près les sources qui les avoient produites. En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connoissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’Astronomie est née de la superstition ; l’Eloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la Géométrie, de l’avarice ; la Physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la Morale même, de l’orgueil humain. Les Sciences & les Arts doivent donc leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devoient à nos vertus.
Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes, à quoi serviroit la jurisprudence ? Que deviendroit l’Histoire, s’il n’y avoit ni Tyrans, ni Guerres, ni Conspirateurs ? Qui voudroit, en un mot, passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l’homme & les besoins de la nature, n’avoit de temps que pour la Patrie, pour les malheureux, et pour ses amis ? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée ? Cette seule réflexion devroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit sérieusement à s’instruire par l’étude de la Philosophie.
Que de dangers, que de fausses routes dans l’investigation des Sciences ! Par combien d’erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n’est utile, ne faut-il point passer pour arriver à elle ! Le désavantage est visible : car le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons ; mais la vérité n’a qu’une manière d’être. Qui est-ce d’ailleurs qui la cherche bien sincèrement ? Même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûr de la reconnoître ? Dans cette foule de sentimens différents, quel sera notre Criterium pour en bien juger ?* [*Moins on sait, plus on croit savoir. Les Péripatéticiens doutoient-ils de rien ? Descartes n’a-t-il pas construit l’Univers avec des cubes & des tourbillons ? Et y a-t-il aujourd’hui même, en Europe si mince Physicien, qui n’explique hardiment ce profond mystère de l’électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais Philosophes ?] Et, ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous le trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage ?
Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour ; & la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elle causent nécessairement à la société. En politique comme en morale c’est un grand mal que de ne point faire de bien ; & tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, Philosophes illustres, vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide ; quels sont dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion & de remboursement ; comment l’homme voit tout en Dieu ; comment l’ame & les corps se correspondent sans communication, ainsi que feroient deux horloges; quels astres peuvent être habités ; quels insectes se reproduisent d’une manière extraordinaire ? Répondez-moi , dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connoissances : quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, et, serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutable moins florissans , ou plus pervers ? Revenez donc sur l’importance de vos productions ; & si les travaux des plus éclairés de nos savans & de nos meilleurs Citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’Ecrivains obscurs & de Lettrés oisifs qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat.
Que dis-je, oisifs ? & plût-à-Dieu qu’ils le fussent en effet ! Les mœurs en seroient plus saines & la société plus paisible. Mais ces vains & futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes, sapant les fondemens de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de Patrie et de Religion, & consacrent leurs talens & leur Philosophie a détruire & avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. Non qu’au fond ils haissent ni la vertu ni nos dogmes ; c’est de l’opinion publique qu’ils sont ennemis ; et, pour les ramener au pied des autels, il suffiroit de les reléguer parmi les Athées. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point ?
C’est un grand mal que l’abus du temps. D’autres maux pires encore suivent les Lettres & les Arts. Tel est le luxe, né comme eux de l’oisiveté & de la vanité des hommes. Le luxe va rarement, sans les sciences & les arts, & jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre Philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l’expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des Etats : mais, après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soient essentielles à la durée des Empires, & que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes mœurs ? Que le luxe soit un signe certain des richesses ; qu’il serve même si l’on veut à les multiplier : que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être ne de nos jours ? & que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens Politiques parloient sans cesse de mœurs & de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce & d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendroit à Alger ; un autre, en suivant ce calcul, trouvera des pays où un homme ne vaut rien, & d’autres ou il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’Etat que la consommation qu’il y fait ; ainsi un Sybarite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, & laquelle fit trembler l’Asie.
La Monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un Prince plus pauvre que le moindre des Satrapes de Perse ; & les Scythes, le plus misérable de tous les Peuples, ont résisté aux plus puissans Monarques de l’Univers. Deux fameuses Républiques se disputèrent l’Empire du Monde ; l’une étoit très riche, l’autre n’avoit rien, & ce fut celle-ci qui détruisit l’autre. L’Empire Romain, à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l’Univers, fut la proie des gens qui ne savoient pas même ce que c’étoit que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l’Angleterre, sans autres trésors que leur bravoure & leur pauvreté. Une troupe de pauvres Montagnards dont toute l’avidité se bornoit à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté Autrichienne, écrasa cette opulente Maison de Bourgogne qui faisoit trembler les potentats de l’Europe. Enfin toute la puissance & toute la sagesse de l’héritier de Charles-Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, & qu’ils apprennent une fois qu’on a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs & des Citoyens.
De quoi s’agit-il donc précisément dans cette question du luxe ? De savoir lequel importe le plus aux Empires d’être, brillans & momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillants, mais de quel éclat ? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes ames avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand ; et, quand ils en auroient la force, le courage leur manqueroit.
Tout Artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de ses récompenses. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un Peuple & dans des temps où les Savans devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le tout, où les hommes ont sacrifié leur goût aux Tyrans de leur liberté ;* [*Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C’est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre-humain : mieux dirigé, il pourroit produire autant de bien qu’il fait de mal aujourd’hui. On ne sent point assez quels avantages naîtroient dans la société d’une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre-humain qui gouverne l’autre. Les hommes seront toujours ce qu’il plaira aux femmes : si vous voulez donc qu’ils deviennent grands & vertueux, apprenez aux femmes ce que c’est que grandeur d’ame & vertu. Les réflexions que ce sujet fournit, & que Platon a faites autrefois, mériteroient fort d’être mieux développées par une plume digne d’écrire d’après un tel maître & de défendre une si grande cause.] où, l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, on laisse tomber des chefs-d’œuvre de Poésie dramatique, et des prodiges d’harmonie sont rebutés ? Ce qu’il fera, Messieurs ? il rabaissera son génie au niveau de son siècle, & aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie, que des merveilles qu’on n’admireroit que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles & fortes à notre fausse délicatesse ! & combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes !
C’est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard, entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s’en trouve quelqu’un qui ait de la fermeté dans l’ame & qui refuse de se prêter au génie de son siècle & de s’avilir par des productions puériles, malheur à lui ! il mourra dans l’indigence & dans l’oubli. Que n’est-ce ici un pronostic que je fais, & non une expérience que je rapporte ! Carle, Pierre ; le moment est venu où ce pinceau, destiné à augmenter la majesté de nos Temples, par des images sublimes & saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d’un vis-à-vis. Et toi, rival de Praxitèles et des Phidias ; toi dont les anciens auroient employé le ciseau à leur faire des Dieux capables d’excuser à nos yeux leur idolâtrie ; inimitable Pigal, ta main se résoudra à ravaler le ventre d’un magot, ou il faudra qu’elle demeure oisive.
On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité des premiers temps. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, & dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocens & vertueux aimoient à avoir les Dieux pour témoins de leurs actions, ils habitoient ensemble sous les mêmes cabanes ; mais bientôt, devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, & les reléguèrent dans les Temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s’y établir eux-mêmes, ou du moins les Temples des Dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation, & les vices ne furent jamais poussés, plus loin que quand on les vit pour ainsi dire soutenus, à l’entrée des Palais des Grands, sur des colonnes de marbre, & gravés sur des chapiteaux Corinthiens.
Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les Arts se perfectionnent, et que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent ; & c’est encore l’ouvrage des sciences & de tous ces arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grece, toutes les Bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l’un d’entre eux, qu’il falloit laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l’exercice militaire, & à les amuser à des occupations oisives & sédentaires, Charles VIII se vit maître de la Toscane & du Royaume de Naples sans avoir presque tiré l’épée ; & toute sa Cour attribua cette facilité inespérée à ce que les Princes & la Noblesse d’Italie s’amusoient plus à se rendre ingénieux & savants, qu’ils ne s’éxerçoient à devenir vigoureux & guerriers. En effet, dit l’homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu’en cette martiale police, & en toutes celle qui lui sont semblables , l’étude des sciences est bien plus propre à amollir & efféminer les courages, qu’à les affermir & les animer.
Les Romains ont avoué que la vertu militaire s’étoit éteinte parmi eux à mesure qu’ils avoient commencé à se connoître en tableaux, en Gravures, en vases d’Orfèvrerie, & à cultiver les beaux-arts ; & comme si cette contrée fameuse étoit destinée à servir sans cesse d’exemple aux autres Peuples, l’élévation des Médicis et le rétablissement des Lettres ont fait, tomber derechef, & peut-être pour toujours, cette réputation guerrière que l’Italie sembloit avoir recouvrée il y a quelques siècles.
Les anciennes Républiques de la Grèce, avec cette sagesse qui brilloit dans la plupart de leurs institutions, avoient interdit à leurs Citoyens tous ces métiers tranquilles & sédentaires qui, en affaissant & corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l’ame. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers & la mort, des hommes que le moindre besoin accable, & que la moindre peine rebute ? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n’ont aucune habitude ? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des Officiers qui n’ont pas même la force de voyager à cheval ? Qu’on ne m’objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille ; mais on ne me dit point comment ils supportent l’excès du travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons & aux intempéries de l’air. Il ne faut qu’un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités, pour fondre & détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité, qu’il vous est si rare d’entendre. Vous êtes braves, je le sais ; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes & à Trasymène ; César avec vous eût passé le Rubicon, et asservi son pays mais ce n’est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, & que l’autre eût vaincu vos ayeux.
Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, & il est pour les Généraux un art supérieur à celui de gagner de batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d’être un très-mauvais officier : dans le soldat même, un peu plus de force & de vigueur seroit peut-être plus nécessaire que tant de bravoure, qui ne le garantit pas de la mort. & qu’importe à l’Etat que ses troupes périssent par la fièvre & le froid, ou par le fer de l’ennemi ?
Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières années qu’une éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissemens immenses, où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfans ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’Art de les rendre méconnoissables aux autres par des argumens spécieux : mais ces mots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de Patrie ne frappera jamais leur oreille ; & s’ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur.* [*Pens. Philosoph.] J’aimerois autant, disoit un Sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en seroit plus dispos. Je sais qu’il faut occuper les enfans, & que l’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu’ils apprennent ? Voilà certes une belle question ! Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes,* [*Telle étoit l’éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs Rois. C’est, dit Montagne, chose digne de très-grande considération, qu’en cette excellente police de Lycurgus, & à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, & au gîte même des Muses, il s’y fasse si peu mention de la doctrine : comme si cette généreuse jeunesse dédaignant tout autre joug, on ait dû fournir, au lieu de nos Maitres de sciences, seulement des Maitres de vaillance, prudence & justice. Voyons maintenant comment le même Auteur parle des anciens Perses. Platon, dit-il, raconte que le fils ainé de leur succession royale étoit ainsi nourri. Après sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des Eunuques de la premiere autorité près du Roi, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenoient charge de lui rendre le corps beau & sain , & après sept ans, le duisoient à monter à cheval & aller à la chasse. Quand il étoit arrivé au quatorzieme, ils le déposoient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la Nation. Le premier lui apprenoit la Religion : le second à être toujours véritable, le tiers à vaincre ses cupidités, le quart à ne rien craindre. Tous, ajouterai-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.
Astyage, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon : c’est, dit-il, qu’en notre école un grand garçon ayant un petit faye, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, & lui ôta son faye qui étoit plus grand. Notre Précepteur m’ayant fait juge de ce différent, je jugeai qu’il faloit laisser les choses en cet état, & que l’un & l’autre sembloit être mieux accommodé en ce point. Sur quoi il me remontra que j’avois mal fait : car je m’étois arrêté à considérer la bienséance ; & il faloit premiérement avoir pourvu à la justice, qui vouloit que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenoit. Et dit qu’il en fut puni, comme on nous punit en nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de τύπτω. Mon Régent me feroit une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu’il me persuadât que son école vaut celle-là.] & non ce qu’ils doivent oublier.
Nos jardins sont ornés de statues & nos Galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d’œuvre de l’Art exposés à l’admiration publique ? Les défenseurs de la Patrie ? ou ces hommes plus grands encore qui l’ont enrichie par leurs vertus ? Non. Ce sont des images de tous les égaremens du cœur & de la raison, tirées soigneusement de l’ancienne Mythologie, & présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfans; sans doute afin qu’ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire. D’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talens & par l’avilissement des vertus ? Voilà l’effet le plus évident de toutes nos études, & la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talents ; ni d’un Livre s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, & la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu’on me dise cependant si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette Académie, est comparable au mérite d’en avoir fondé le prix.
Le sage ne court point après la fortune; mais il n’est pas insensible à la gloire; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu’un peu d’émulation auroit animée et rendu avantageuse à la société, tombe en langueur, & s’éteint dans la misère et dans l’oubli. Voilà ce qu’à la longue doit produire partout la préférence des talens agréables sur les talens utiles, & ce que l’expérience n’a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences & des arts. Nous avons des Physiciens, des Géomètres, des Chymistes, des Astronomes, des Poètes, des Musiciens, des Peintres : nous n’avons plus de citoyens ; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigens & méprisés. Tel est l’état où sont réduits, tels sont les sentimens qu’obtiennent de nous ceux qui nous donnent du pain, & qui donnent du lait à nos enfans.
Je l’avoue cependant, le mal n’est pas aussi grand qu’il auroit pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, & dans la substance de plusieurs animaux malfaisans le remède à leurs blessures, a enseigné aux Souverains qui sont ses ministres à imiter sa sagesse. C’est à son exemple que du sein même de sciences & des arts, sources de mille dérèglements, ce grand Monarque dont la gloire ne fera qu’acquérir d’âge en âge un nouvel éclat, tira ces sociétés célèbres chargées à-la-fois du dangereux dépôt des connoissances humaines & du dépôt sacré des mœurs, par l’attention qu’elles ont d’en maintenir chez elles toute la pureté, & de l’exiger dans les membres qu’ elles reçoivent.
Ces sages institutions, affermies par son auguste successeur & imitées par tous les Rois de l’Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui tous aspirant à l’honneur d’être admis dans les Académies, veilleront sur eux-mêmes, et tâcheront de s’en rendre dignes par des ouvrages utiles & des mœurs irréprochables. Celles de ces Compagnies qui pour les prix dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets propres à ranimer l’amour de la vertu dans les cœurs des Citoyens, montreront que cet amour règne parmi elles, et donneront aux Peuples ce plaisir si rare & si doux de voir des sociétés savantes se dévouer à verser sur le Genre-humain, non seulement des lumières agréables, mais aussi des Instructions salutaires.
Qu’on ne m’oppose donc point une objection qui n’est pour moi qu’une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la nécessité de les prendre, & l’on ne cherche point des remèdes à des maux qui n’existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractère des remèdes ordinaires ? Tant d’établissemens faits à l’avantage des savans n’en sont que plus capables d’en imposer sur les objets des sciences, & de tourner les esprits à leur culture. Il semble, aux précautions qu’on prend, qu’on ait trop de Laboureurs & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je ne veux point hasarder ici une comparaison de l’agriculture & de la Philosophie ; on ne la supporteroit pas. Je demanderai seulement : Qu’est-ce que la Philosophie ? que contiennent les écrits des Philosophes les plus connus ? quelles sont les Leçons de ces amis de la sagesse ? À les entendre, ne les prendroit-on pas pour une troupe de charlatans criant chacun de son côté sur une place publique ; Venez à moi, c’est moi seul qui ne trompe point ? L’un prétend qu’il n’y a point de corps, & que tout est en représentation. L’autre, qu’il n’y a d’autre substance que la matière, ni d’autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu’il n’y a ni vertu, ni vices, & que le bien & le mal moral sont des chimères. Celui-là, que les hommes sont des loups & peuvent se dévorer en sûreté de conscience. O grands Philosophes ! que ne réservez-vous pour vos amis & pour vos enfans ces Leçons profitables ? vous en recevriez bientôt le prix, & nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu’un de vos sectateurs.
Voilà donc les hommes merveilleux à qui l’estime de leurs contemporains a été prodiguée pendant leur vie, & l’immortalité réservée après leur trépas ! Voilà les sages maximes que nous avons reçues d’eux, & que nous transmettons d’âge en âge à nos descendants ! Le Paganisme, livré à tous les égaremens de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu’on puisse comparer aux monumens honteux que lui a préparés l’Imprimerie, sous le règne de l’Evangile ? Les écrits impies des Leucippe & des Diagoras sont péris avec eux; on n’avoit point encore inventé l’Art d’éterniser les extravagances de l’esprit humain; mais, grâce aux caractères Typographiques* [*À considérer les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l’avenir par le progrès que le mal fait d’un jour à l’autre, on peut prévoir aisément que les Souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs Etats, qu’ils en ont pris pour l’y introduire. Le Sultan Achmet cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avoit consenti d’établir une Imprimerie à Constantinople. Mais à peine la presse fut-elle en train qu’on fut contraint de la détruire & d’en jetter les instrumens dans un puits. On dit que le Calife Omar, consulté sur ce qu’il faloit faire de la bibliotheque d’Alexandrie, répondit en ces termes. Si les Livres de cette bibliotheque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais, & il faut les brûler. S’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore : ils sont superflus. Nos Savans ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant, supposez Grégoire le Grand à la place d’Omar, & l’Evangile à la place de l’Alcoran, la bibliotheque auroit encore été brûlée, & ce seroit peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre Pontife.] & à l’usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes & des Spinosa resteront à jamais. Allez, écrits célèbres dont l’ignorance & la rusticité de nos pères n’auroient point été capables; accompagnez chez nos descendans ces ouvrages plus dangereux encore d’où s’exhale la corruption des mœurs de notre siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidèle du progrès & des avantages de nos sciences & de nos arts. S’ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexité sur la question que nous agitons aujourd’hui ; et, à moins qu’ils ne soient plus insensés que nous, ils lèveront leurs mains au Ciel, & diront dans l’amertume de leur cœur "Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des Lumières & des funestes arts de nos Pères, & rends-nous l’ignorance, l’innocence & la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur & qui soient précieux devant toi."
Mais si le progrès des sciences & des arts n’a rien ajouté à notre félicité ; s’il a corrompu nos mœurs, & si la corruption des mœurs a porté atteinte à la pureté du goût, que penserons-nous de cette foule d’Auteurs élémentaires qui ont écarté du Temple des Muses les difficultés qui défendoient son abord, & que la nature y avoit répandues comme une épreuve des forces de ceux qui seroient tentés de savoir ? Que penserons-nous de ces Compilateurs d’ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des Sciences & introduit dans leur Sanctuaire une populace indigne d’en approcher, tandis qu’il seroit à souhaiter que tous ceux qui ne pouvoient avancer loin de la carrière des Lettres eussent été rebutés dès l’entrée, & se fussent jettés dans des Arts utiles à la société ? Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un Géomètre subalterne, seroit peut-être devenu un grand fabricateur d’étoffes. Il n’a point fallu de maîtres à ceux que la nature destinoit à faire des disciples. Les Verulams, les Descartes & les Newtons, ces Précepteurs du Genre-humain, n’en ont point eu eux-mêmes; & quels guides les eussent conduits jusqu’où leur vaste génie les a portés ? Des Maîtres ordinaires n’auroient pu que rétrécir leur entendement en le resserrant dans l’étroite capacité du leur : C’est par les premiers obstacles qu’ils ont appris à faire des efforts, et qu’ils se sont exercés à franchir l’espace immense qu’ils ont parcouru. S’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des Sciences & des Arts, ce qu’à ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur leurs traces, & de les devancer: c’est à ce petit nombre qu’il appartient d’élever des monumens à la gloire de l’esprit humain. Mais si l’on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances; voilà l’unique encouragement dont ils ont besoin. L’ame se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, & ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le Prince de l’Eloquence fut Consul de Rome, & le plus grand peut-être des Philosophes, Chancelier d’Angleterre. Croit-on que si l’un n’eût occupé qu’une chaire dans quelque Université, & que l’autre n’eût obtenu qu’une modique pension d’Académie; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiroient pas de leur état ? Que les Rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller, qu’ils renoncent à ce vieux préjugé inventé par l’orgueil des Grands, que l’art de conduire les Peuples est plus difficile que celui de les éclairer; comme s’il étoit plus aisé d’engager les hommes à bien faire de leur bon gré, que de les y contraindre par la force : que les savans du premier ordre trouvent dans leurs Cours d’honorables asyles : qu’ils y obtiennent la seule récompense digne d’eux, celle de contribuer par leur crédit au bonheur des Peuples à qui ils auront enseigné la sagesse; c’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la vertu, la science & l’autorité animées d’une noble émulation, et travaillant de concert à la félicité du Genre-humain. Mais tant que la puissance sera seule d’un côté, les lumières & la sagesse seules d un autre, les savans penseront rarement de grandes choses, les Princes en feront plus rarement de belles, & les Peuples continueront d’être vils, corrompus & malheureux.
Pour nous, hommes vulgaires, à qui le Ciel n’a point départi de si grands talens & qu’il ne destine pas à tant de gloire, restons dans notre obscurité. Ne courons point après une réputation qui nous échapperoit, & qui, dans l’état présent des choses, ne nous rendroit jamais ce qu’ elle nous auroit coûté, quand nous aurions tous les titres pour l’obtenir. À quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui, si nous pouvons le trouver en nous-mêmes ? Laissons à d’autres le soin d’instruire les Peuples de leurs devoirs, & bornons-nous à bien remplir les nôtres; nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.
O vertu ! Science sublime des ames simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connoître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, & ne suffit-il pas pour apprendre tes Loix de rentrer en soi-même & d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable Philosophie, sachons nous en contenter; & sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la République des Lettres, tâchons de mettre entre eux & nous cette distinction glorieuse qu’on remarquoit jadis entre deux grands Peuples; que l’un savoit bien dire, & l’autre bien faire.
FIN. |
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Éditions disponibles :
* 1782 : Collection complète des œuvres, tome 4, tome 5 (dont : Préface, I, II, III, IV, V).
* 1852 : Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, tome 2 (dont : Préface, I, II, III, IV, V). |
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* À la République de Genève
* Préface
* Première partie
* Seconde partie
* Notes |
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* Préface
* Livre I
* Livre II
* Livre III
* Livre IV
* Livre V
* Livre VI
* Livre VII
* Livre VIII
* Livre IX
* Livre X
* Livre XI
* Livre XII |
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But de ce livre: recherche de la vérité sur l'intelligence humaine
Ainsi que tous les hommes désirent naturellement connaître la vérité, de même tous ont un désir naturel d’éviter l’erreur et de la combattre quand ils le peuvent. Mais parmi toutes les erreurs, la plus honteuse est celle que l’on commet à l’égard de l’intellect, à l’aide duquel nous sommes faits pour éviter l’erreur et connaître la vérité. Depuis longtemps beaucoup d’esprits se sont laissé surprendre par l’erreur d’Averroès, qui s’efforce de prouver que l’intellect, qu’Aristote reconnaît comme possible, par une dénomination fausse, est une espèce de substance séparée du corps quant à l’essence, et qui lui est unie, d’une certaine façon quant à la formé; et de plus, qu’il est possible qu’il n’y ait qu’un intellect commun pour tous: depuis long temps nous avons réfuté cette erreur. Mais puisque l’impudence de nos adversaires ne cesse de combattre la vérité, nous avons formé le projet de repousser ce système par de nouvelles preuves, contre lesquels on ne pourrait élever aucun doute.
Il n’est pas nécessaire de démontrer ici la fausseté de cette opinion, en tant qu’opposée au dogme chrétien: cela est évident pour tout le monde. Car si on nie la différence de l’intellect dans tous les hommes, lequel seul de toutes les parties de l’âme est incorruptible, et immortel, il s’ensuit qu’il ne reste rien après la mort, de l’âme des hommes, que l’unité de l’intellect, et qu’il n’y a ni peine ni récompense. Nous allons prouver que cette erreur répugne autant aux principes de la saine philosophie qu’aux dogmes de la foi. Et comme quelques-uns ne partagent pas l’opinion des Latins en cette matière, et prétendent être les disciples des Péripatéticiens, dont ils n’ont jamais ouvert les livres, excepté Aristote, qui fut le fondateur de la secte, nous prouverons que cette erreur est en complète contradiction avec ses paroles et sa manière de voir.
Définition de l'âme
Il faut donc admettre d'abord la définition de l’âme, que donne Aristote dans son second livre de l’Ame lorsqu’il dit qu’elle est le premier acte d’un corps physique organisé. Et de peur qu’on ne dise que cette définition ne convient pas parfaitement à l’âme, à cause de ce qu’il avait dit plus haut sous condition (mais il faut avouer qu’il y a quelque chose de commun à toutes les âmes), qu’ils croient avoir été dit dans le sens que ce n’était pas possible, il faut l’expliquer par ce qui suit. Il dit en effet: "Nous avons dit en général ce qu’est l’âme. C’est une substance qui est selon la raison, et il en est ainsi, parce qu’elle était une partie de ce corps, c’est-à-dire la forme substantielle d’un corps physique organisé." La suite de ce qu’il dit prouve qu’il n’exclut pas la partie intelligente, dans sa pensée. Il est évident qu’on ne peut pas séparer l'âme du corps, et qu’elle n’est aucune partie du corps participant de sa nature; car elle est elle-même l’acte de certaines parties de sa substance. Mais selon d’autres, rien n’empêche qu’il en soit ainsi, parce que les actes n’appartiennent à aucun corps, ce qu’on ne peut entendre que de la partie intelligente de l’âme, à savoir l’intellect et la volonté. Ce qui prouve clairement que certaines parties de l’âme, qu’il avait définie généralement, en disant qu’elle est un acte du corps, sont des actes, et que d’autres ne sont les actes d’aucun corps. Car autre chose est que l’âme soit un acte du corps, autre chose qu’une partie d’elle-même soit un acte du corps, comme on le prouvera plus loin. Et il démontre dans ce même chapitre, que l’âme est un acte du corps, parce que quelques-unes de ses parties sont des actes du corps, eu disant: "Il faut considérer dans, les parties ce que nous avons dit du tout." La suite prouve encore plus clairement comment cette définition générale embrasse l’intellect. Car, après avoir suffisamment prouvé que l’âme est un acte du corps, parce que l’âme séparée du corps n’est pas vivante dans le fait; et cependant parce qu’une chose peut être pré sente dans le fait à une autre, non seulement si elle est sa forme, mais encore si elle lui imprime le mouvement, comme une matière combustible est mise en feu à la présence de l’élément qui brûle, et toute chose sujette au mouvement, est mise en action par la présence d’un moteur, quelqu’un pourrait se demander si le corps est ainsi vivant et animé à la présence de l’âme, ou comme la matière est en action par la présence de la forme, et surtout, parce que Maton a soutenu que l’âme n’était pas unie au corps comme une forme, mais plutôt comme moteur et modérateur, comme le prouvent Plotin et Grégoire de Nysse; et pour cette rais je les crois Grecs et non Latins.
C’est donc cette opinion que semble embrasser Aristote, lorsqu’il ajoute: "Il est très peu évident que l’âme soit l’acte du corps comme le pilote est l’acte d’un vaisseau." Et comme après ces paroles il y avait encore doute, il ajoute encore: "Il ne faut rien affirmer de l’âme et parler d’elle au figuré," parce que sans doute la question n’était pas suffisamment éclaircie. Or, pour dissiper tout doute, il s’efforce de démontrer ce qu’il y a de plus certain en soi et selon la raison, par ce qui est moins prouvé en soi, mais l’est davantage à notre égard, c’est-à-dire par les effets de l’âme qui sont ses actes. C’est pourquoi il distingue d’abord les opérations de l’âme, en disant que ce qui est animé diffère d’existence de ce qui est inanimé, et qu’il y a beaucoup de choses qui appartiennent à la vie, comme l’intelligence, le sentiment et le mouvement, la position par rapport au lieu, le mouvement quant à l’alimentation et à la croissance; parce que tout ce qui a quelqu’une de ces modifications, est vivant. Et après avoir montré l’indépendance réciproque de toutes ces modifications, c’est-à-dire, comment l’une vit indépendamment de l’autre, il arrive à dire que l’âme est le principe de tous es différents états, et qu’elle se compose de différentes parties, végétative, sensitive, intelligente et motrice, et que tout cela est réuni dans un même sujet, par exemple l’homme.
Une seule âme, plusieurs facultés
Et comme Platon a écrit qu’il y avait plusieurs âmes dans l’homme, par le moyen desquelles il pouvait accomplir les différentes opérations de la vie, il fait cette question, à savoir si chacune de ses facultés est une âme, ou seulement une partie de l’âme; et au cas qu’elles soient des parties d’une seule âme, si elles différent seulement selon la raison, ou encore par le lieu qu’elles occupent, c’est-à-dire par l’organe au quel elles sont attachées. Et il ajoute qu’on peut répondre facilement à quelques-unes de ces questions tandis que d’autres restent douteuses. Il prouve ensuite que ce qui concerne l’âme végétative et sensible est clair, parce que les plantes et quelques animaux vivent après leur division, et qu’on aperçoit toutes les opérations de l’âme dans chacune de leurs parties, comme dans leur entier. Il démontre qu’il y a doute pour d’autres, en disant qu’il n’y a rien de prouvé pour l’intellect et la puissance prospective, non pas qu’il veuille niet que l’intellect soit une âme, comme son commentateur et ses partisans le soutiennent avec mauvaise foi. Car ce n’est pas une conséquence de ce qu’il a avancé plus haut. D’où il faut conclure qu’il n’est pas prouvé que l’intellect est une âme ou une partie de l’âme, et s’il est une partie de l’âme, elle est distinguée par son siége particulier; ou seulement par la raison. Et bien qu’il dise que ceci n’est pas prouvé, il expose ce qui apparaît de prime abord, par ces paroles: "Il semble qu’il y a une autre espèce d’âme," ce qui pourtant " doit pas s’en tendre dans le sens perfide de son commentateur et de ses adhérents; mais qu’on attribue l’intellect, cri sens douteux, à l’âme, ou bien que la définition qu’on en a donnée ne peut pas lui être appliquée. Ce qui suit explique de quelle manière on doit l’entendre, c’est-à-dire qu’ils sont séparés comme ce qui est impérissable l’est de ce qui est corruptible. Il y en a donc une antre espèce, parce que notre intellect semble être immortel et que les autres parties de l’âme sont corruptibles. Et parce que ce qui est corruptible et ce qui est éternel ne peuvent se trouver, dans une même substance, il semble que cette séparation ne peut se produire que dans les parties de rame, c’est-à-dire dans l’intellect, mais non dans le corps, comme le dit faussement le commentateur, mais dans les autres parties de l’âme, et qu’elles ne peuvent pas se réunir dans une seule substance de l’âme. Ce qui suit prouve qu’on doit l’entendre ainsi. Il est évident que les autres parties de l’âme ne peu être séparées, par la substance la raison, ou par leur siège. On a déjà répondu à cette question par tout ce qui a été dit plus haut. Ce qu’il ajoute prouve qu’on doit entendre ces paroles, non de la séparation de l’âme d’avec le corps, mais de ses puissances entre elles.
La raison prouve qu’elles sont distinctes entre elles. Car il est clair qu’il y a une grande différence entre le sentiment et la pensée. Ceci prouve évidemment qu'il répond ici en particulier à la question soulevée plus haut. Car on a émis ce doute, à savoir si une partie de l’âme est séparée de l’autre par la raison seulement ou par la place qu’elle occupe. Mettant de côté ce qui a trait à l’intellect, duquel il ne décide rien, il dit que les autres parties de l’âme ne peuvent être séparées par leur siége, mais qu’elles diffèrent par la raison. Ceci donc une fois posé, que l’âme est divisée en végétative, sensitive, intellectuelle et motrice, il s’efforce de prouver que l’âme est unie au corps dans toutes ses parties, non comme le pilote au vaisseau, mais comme la matière à la forme. Et alors on détermine ce qu’est l’âme en générai, ce qu’on n’avait dit jusque-là qu’au figuré. Et il le prouve par les opérations de l’âme. Car il est clair que le principe par lequel une chose est produite, est la forme de ce principe comme nous disons que nous connaissons par l’âme et par la science, mais d’abord plutôt par la science que par l’âme; parce que nous ne savons par l’âme que parce qu’elle a la science. De même, nous disons que nous sommes guéris par le corps et par la santé, mais d’abord par la santé. Ainsi, il est évident que la science est la forme de l'âme, et la santé la forme du corps. Et il procède ainsi. L’âme est d’abord ce qui nous donne la vie, ce qu’il dit en tant qu’elle est végétative; ce qui nous donne le sentiment, en tant que sensitive; ce qui nous donne le mouvement, comme force motrice; ce qui nous donne l’intelligence; à cause de l’intellect; et il conclut par ces paroles: "Parce qu’elle est toujours une raison et une forme, ruais non en tarit que matière et sujet." Il affirme donc ici clairement ce qu’il avait dit plus haut, que l’âme est un acte d’un corps physique non seulement de l’âme végétative, sensitive et motrice, mais encore intellectuelle.
L'âme forme du corps
Aristote pensait donc que le principe de notre intelligence est la forme du corps physique. Mais de peur qu’on ne vienne à penser qu’il ne veuille pas dire que ce qui nous donne la faculté de comprendre, n’est pas l’intellect possible, mais quelqu’autre chose, nous citons ses paroles du troisième livre de l’Âme, en parlant de l’intellect possible, qui excluent tout doute à cet égard: "Or, je dis que qui doit à l’âme l’intelligence et la pensée. Mais avant d’aborder cette pensée d’Aristote, écrite au troisième livre de l’Âme, arrêtons-nous un peu plus à celle du second livre, afin qu’en comparant ses paroles, on puisse voir quelle fut sa pensée sur l’âme.
Les diverses facultés de l'âme
Après avoir défini l’âme en général, il commence à distinguer ses diverses facultés et il dit qu’elles sont végétatives, sensitives, appétitives, motrices et intellectuelles. Ce qu’il dit, en expliquant chacune de ces facultés en particulier, de la faculté intellectuelle, prouve qu’il entend par là l’intellect. Autrement: ce qui est intellectuel est comme l’intellect de l’homme. Il pense donc que l’intellect est une puissance de l’âme, qui est un acte du corps; et on saisit toute la suite de sa pensée, qui veut dire que l’intellect est une puissance de l’âme et de plus que la définition de l’âme peut convenir à toutes ses parties. Il est donc clair que la raison de l’âme et de la forme sera toujours la même: car la forme n’est pas en dehors de la figure d’un triangle, ni de toutes celles qu’on en peut tirer, ni cette âme, en dehors de toutes les autres dont nous avons parlé. Il ne faut donc pas chercher une autre âme en dehors de celles dont il a été question, auxquelles on peut appliquer la définition donnée plus haut.
Différence entre âme et intellect
Aristote ne s’étend pas d’avantage sur l’intellect, dans son second livre, si ce n’est qu’il démontre que le raisonnement et l’intellect est la dernière et la plus petite des âmes, parce qu’on la rencontre plus rarement, comme la suite le fait voir. Mais parce qu’il y a une grande différence entre le mode d’opérer de l’intellect et de l’imagination, il ajoute qu’il y a une autre raison de l’intellect spéculatif. Il remet au troisième livre à faire cet examen. Et pour qu’on ne dise pas, comme le fait Averroès, avec tant de perfidie, qu’Aristote soutient qu’il y a une autre raison de l’intellect spéculatif, parce que l’intellect n’est pas l'âme, ni une partie d'elle, il réfute ceci, au commencement du troisième livre, où il fait le résumé de son traité de l’intellect. Il dit en effet, dans le chapitre de la partie de l’âme, qui connaît et qui juge: "Qu’on ne soutienne pas, qu’on dit cela seulement dans ce sens, que l’on oppose l’intellect possible à l’intellect actif, comme quelques-uns se l'imagine. Car on a dit cela avant qu’Aristote eût fait sa distinction de l’intellect possible et de l’intellect actif; ce qui lui a fait dire que l’intellect est une partie de l’âme en général, qui renferme l’actif et le possible, comme il a distingué clairement l’actif de toutes les autres parties de l’âme, comme on l’a déjà dit. Mais il faut considérer l’ordre et le soin admirable dans la méthode d’Aristote. Car il commence dans son troisième livre, à traiter la question de l’intellect, qu’il avait laissée indécise dans le second. Il y avait surtout deux points obscurs.
D’abord:
1° Savoir si l’intellect est distinct des autres parties de l’âme, par la raison seulement, ou encore par la localisation. Question qu’il n’a pas décidée, puisqu’il dit: "Nous n’avons encore rien de certain sur l’intellect et la faculté de perception." Et il résume cette question, en ces mots: "Soit qu’on puisse le séparer des autres parties de l’âme, soit qu’il ne le soit pas par l’étendue, mais par la raison." Il entend le mot dévisible en étendue, dans le sens qu’il l’avait déclaré divisible par la localisation.
2° Il y avait pas donné la différence de l’intellect avec les autres parties de l’âme, lorsqu’il ajoute un peu plus bas: "Il y a une autre raison de l’intellect spéculatif, et il la cherche, en disant: "Il faut coi:sidérer en quoi il diffère." Et il s’efforce d’en donner une qui puisse s’accorder avec les deux opinions énoncées, soit que l’âme soit divisible ou non étendue, ou en localisation de ses autres parties: ce qu’indique assez sa manière de parler. Car il dit qu’il faut examiner si l’intellect diffère des autres parties de l’âme, soit qu’on puisse l'en séparer par l’étendue ou la localisation, c’est-à-dire, le sujet, ou seule ment par la raison. D’où l'on voit clairement qu’il n’a pas l’intention de placer cette différence dans sa séparation d’essence et de nature avec le corps; car il ne pouvait le soutenir avec les deux opinions émises plus haut, mais il veut faire consister leur différence dans le mode d’opération qui leur est propre. Puis il ajoute: "Et ce qu’est l'intellect lui-même." Ainsi donc d’après les paroles d’Aristote, il es évident jusqu’à cette heure qu’il a voulu dire que l’intellect est une partie de l’âme, laquelle est un acte d’un corps physique. Mais puisque Averroès a voulu soutenir, d’après quelques paroles qui suivent, que l’intention, d’Aristote avait été de dire que l’intellect n’est pas l’âme, laquelle est un acte du corps ou une partie de cette âme ainsi conçue, il faut examiner plus crapuleusement les paroles suivantes. Aussitôt après avoir posé la question de la différence de l’intellect et de la matière, il demande en quoi l’intellect ressemble aux corps, et en quoi il en diffère.
Les organes du corps
Il avait en effet arrêté ces deux opinions touchant les organes, à savoir, qu’ils sont en puissance pour les corps, et qu’ils entrent en souffrance et sont détruits par l’usage des meilleures choses corporelles. C’est donc là ce que cherche à savoir Aristote, lorsqu’il dit: "S’il en est de l’intelligence comme du sentiment, elle aura le même sort, c’est-à-dire qu’elle sera viciée par les meilleures choses intelligibles, comme les sens par les plus excellentes choses sensibles, ou toute autre chose semblable: "c’est-à-dire, l’intelligence ressemble-t-elle au sentiment, différente cependant en ce qu’elle ne peut souffrir? Il répond donc aussitôt à cette question, et il conclut, non de ce qui précède, mais de ce qui suit, bien que ce soient les antécédents qui lui servent de preuve, qu’il faut que cette partie de l’âme soit impassible pour qu’elle ne souffre pas d’altération, comme les organes. Il y a cependant une certaine souffrance que l’on reconnaît communément comme attachée à l’intelligence. Elle diffère donc en cela du sentiment. Il démontre donc que c’est en cela qu’elle ressemble au sentiment, parce qu’il faut que cette partie de l’âme soit susceptible d’une forme intelligente, et qu'elle soit en puissance à l’égard de cette forme, et qu’elle ne l’est pas naturellement en acte, comme nous l’avons dit des’ sens, qui sont en puissance à l’égard des choses matérielles, et lion en acte. Il conclut qu’il doit en être ainsi de l’intelligence à l’égard des choses intellectuelles, comme des sens envers les objets matériels. Or, il en tiré cette conclusion pour combattre le système d’Empédocle et de quelques anciens philosophes, qui soutenaient que la faculté qui connaît doit être de même nature que l’objet connu, comme étant nous-mêmes composés de terre, nous connaissons la terre, et composés d’eau, nous connaissons l’eau.
Or, Aristote a prouvé plus haut que ceci ne pouvait pas être vrai à l’égard des sens, parce que la faculté sensitive n’est pas en acte, mais seulement en puissance, et il en dit autant de l’intellect. Mais il y a de la différence entre l’intellect et les sens, parce que le sentiment ne connaît pas tout, mais la vue perçait les couleurs, l’ouïe les sons, et ainsi des autres; tandis que l’intellect est capable de tout connaître. Or, les anciens philosophes, qui soutenaient que la faculté cognitive doit être de même nature que les choses connues, disaient que l’âme, dès lors qu’elle connaît tout, devait être un composé des principes de toutes choses. Mais puisque Aristote a déjà démontré, en le comparant aux sens, que l’intellect n’est pas en acte la faculté de connaître, mais seulement en puissance, il conclut au contraire qu’il est nécessaire que l’intellect, puisqu’il connaît tout, soit une essence pure, c’est-à-dire sans mélange de toute autre chose, comme le prétendait Empédocle. Et il ers appelle au témoignage d’Anaxagore, parlant, non du même intellect, mais de l’intellect qui est le moteur de tout. De même donc qu’Anaxagore a dit due l’intellect était exempt de toute nature étrangère et maître dans son choix, de même nous pouvons dire que l’intellect humain doit être d’une seule et même nature pour connaître tout; et il en donne cette preuve, qui se trouve dans le texte grec. Ce qui est à l’intérieur exclut ce qui lui est étranger et ne lui laisse pas de place; l’organe de la vue nous peut faire comprendre cette proposition. Car, s’il y avait une couleur quelconque dans l’intérieur de la prunelle de l’oeil, cette couleur intérieure l’empêcherait d’apercevoir une couleur extérieure et lui ôterait, en certaine façon, la possibilité de voir autre chose. De même, si un objet quelconque que l’intellect connaît, comme de la terre ou de l’eau, le froid ou le chaud, était dans l’intérieur de l’intellect, il l’obstruerait lui-même et l’empêcherait de rien connaître autre chosé. Mais comme il connaît tout, il en conclut qu’il n’a aucune nature particulière des corps matériels qu’il connaît, mais celle-là seule qui est possible, c’est-à-dire une impuissance radicale pour ce qui est de comprendre ce qui est de sa nature, mais elle devient active lorsqu’il le comprend de fait, comme les sens in actu deviennent sensibles par l’application de cette faculté, comme il l’avait dit dans le second livre.
Il est donc amené à dire que l’intellect n’est rien de ce qui existe, avant qu’il conçoive réellement, ce qui est en opposition à l’opinion des anciens, qui soutenaient qu’il est tout, dans le fait. Et parce qu’il avait rappelé cette parole d’Anaxagore, en parlant de l’intellect qui est maître de tout, dans la crainte qu’on pensât qu’il avait raisonné ainsi de cet intellect, il se sert de cette façon de parler. "Qui est dit intellect de l’âme;" je dis que l’intellect, par lequel l’âme pense et comprend, n’est rien dans le fait de ce qui existe avant l’acte de l’intelligence. De là ressortent deux choses.
1° La première, qu’il ne parla pas ici d’un intellect qui soit une substance séparée, mais de l’intellect dont il nous a déjà entretenus, qui est une puissance et une partie de l’âme par laquelle l’âme comprend.
2° La seconde qu’il a prouvée déjà, que l’intellect n’a pas une nature déterminée in actu; mais il n’a pas encore prouvé que ce n’est pas une faculté du corps, comme le soutient Averroès; mais il tire aussitôt cette conclusion de ce qu’il a dit, car on lit: "
D’où il n’est pas raisonnable de le confondre avec le corps." Et il prouve ce second point par le premier, qu’il a déjà démontré, à savoir: que l’intellect n’a pas de fait une nature matérielle. D’où il est évident qu’il n’est pas mêlé avec le corps, parce que s’il était confondu avec lui, il aurait une nature corporelle. Et c'est ce qu’il ajoute: "Car on deviendra froid ou chaud, si quelque organe du corps est affecté de cette sensation." Car le sentiment proportionné à son organe, et est façonné en un sens à sa nature. Aussi les impressions des sens suivent-elles les modifications des organes. On comprend donc que l’intellect ne peut pas être mêlé avec le corps, parce qu’il n’a pas d’organes comme les sens. Et il prouve que l’âme est sans organes, en citant l’opinion de ceux qui soutenaient que l’âme est le siége des idées, prenant dans le sens le plus large, d’après la manière de penser des Platoniciens, le mot siége pour toute espèce de faculté réceptive, bien que le siége des idées ne con vienne pas à l’âme tout entière, mais seulement à l’âme intellective. Car l’âme sensitive ne reçoit pas en elle les idées, mais dans un organe; et la partie intellective ne les reçoit pas dans un organe, mais dans elle-même. Ainsi, il n’y a pas un siége des idées qui les ait dans le fait, mais seulement en puissance.
Différence entre intelligence et sens
Comme il a déjà fait voir ce qui convient à l’intellect par la comparaison des sens, il revient à ce qu’il avait dit d’abord, qu’il faut que la partie intellective soit passive, et avec une étonnante sagacité il conclut à sa différence par sa similitude même. Il prouve donc, par conséquent, que l’intellect et les sens ne sont pas également possibles, par la raison que les sens sont détériorés par les qualités des choses matérielles, tandis que l’intellect ne l’est pas par celle des choses intelligibles. Il tire sa preuve de ce qui a été prouvé plus haut que le sensitif n’est pas sans corps, tandis que l’intellect est séparé. Or, ils s’appuient sur cette dernière parole pour appuyer leur erreur, exprimant par là que l’intellect n’est pas l’âme ni une partie de l’âme, mais bien une substance séparée; mais ils oublient ce qu’Aristote a dit un peu plus haut. Car, comme on dit ici que l’âme sensitive n’est pas sans corps, et que l’intellect est séparé, de même il a dit plus haut que l’intellect devient tel que son organe, par exemple, froid ou chaud, s’il en a un, comme l’âme sensitive. C’est pourquoi il soutient que l’âme sensitive n’est pas sans corps et que l’intellect est séparé, parce que l’âme sensitive n’est pas sans corps et que l’intellect n’en a pas. Il est donc clairement prouvé et tout à fait hors de doute, que telle fut l’opinion d’Aristote sur l’intellect possible, que l’intellect est une espèce d’âme, laquelle est un acte du corps, de manière cependant que l'intellect de l’âme n'ait pas d'organe corporel, comme les autres puissances de l’âme Or, si on fait un instant de réflexion, il n'est pas difficile de comprendre comment l’âme est la forme du corps, et que ses qualités ne soient pas celles du corps. Car nous voyons dans beaucoup de choses que la forme est l’acte d’un corps composé d’éléments, et possède cependant des qualités qui ne sont celles d’aucun élément, mais doit être attribuée à une forme provenant d’un autre principe, par exemple, d’un corps céleste, de même que l’aimant a la propriété d’attirer le fer, et le jaspe d’arrêter le sang, nous verrons peu à peu que les formes les plus distinguées ont des qualités de plus en plus supérieures à la matière. C’est pourquoi la dernière des formes, qui est l’âme humaine, a une puissance supérieure en tout à la matière du corps, c’est-à-dire à l’intellect. Ainsi donc, bien que l’intellect soit séparé, puisqu’il n’est pas une puissance du corps, mais de l’âme, l’âme est néanmoins un acte du corps. Et nous ne disons pas que l’âme, qui renferme l’intellect, surpasse tellement la matière, ne soit pas dans le corps, mais que l’intellect, qu’Aristote appelle une puissance de l’âme, n’est pas un acte du corps; et l’âme n’est pas un acte du corps par l’intermédiaire de ses facultés, mais elle est par elle-même un acte du corps, qui le spécifie, tandis que quelques-unes de ses puissances sont des actes de quelques parties du corps, qui leur donnent leur aptitude pour certaines fonctions. Ainsi donc, la puissance, qui est l’intellect, n’est l’acte d’aucunes parties du corps, parce qu’il n’accomplit pas ses fonctions au moyen d’un organe corporel.
De peur qu’on puisse croire que nous interprétons à notre sens les paroles d’Aristote, il faut les citer. Il demande, en effet, dans le second livre de sa Physique, jusqu’à quel point il faut connaître la forme et ce qu’elle est; car il ne permet pas au physicien de considérer toute espèce de forme; et ensuite il résout ainsi la question: "De même que le médecin considère sans cesse les nerfs, et le forgeron le fer, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il en ait fait ce qu’il se propose; et il montre à quel dessein, en ces termes: "Tout est la cause de cette fin, a comme s’il disait: Le médecin consulte le pouls, en tant qu’il a trait à la santé, et le forgeron considère le fer à cause de l’oeuvre qu’il en veut faire. Et parce que le physicien considère la forme en tant qu’elle est dans la matière, car elle est la forme d’u corps sujet à changement; de même le naturaliste considère la forme en tant qu’elle est dans la matière: donc le terme de la considération du physicien, de la forme, est dans la forme, qui est dans la matière d’une certaine façon, et n’y est pas d’une autre. Car ces formes sont au dernier degré des formes séparées et immatérielles. Aussi il ajoute: "Il y a, à cet égard, une considération naturelle touchant les formes, qui sont séparées, à la vérité, mais qui sont des formes dans la matière." Il dit quelles sont ces formes, par ces paroles: "L’homme et le soleil engendrent l’homme avec de la matière." La forme de l’homme est donc dans la matière, et est séparée. Elle est en effet dans la matière par l’être qu’elle donne au corps, et ainsi elle est la cause de la génération et séparée, dans la puissance qui est propre à l’homme, à savoir l’intellect. Il n’est cloue pas impossible qu’il y ait une forme dans la matière, et que sa vertu soit séparée, comme nous l’avons dit pour l’intellect.
L'intellect est une faculté de l'âme
On procède encore d’une autre manière pour prouver qu’Aristote ne pensait pas que l’intellect fût dans l’âme, ou qu’il fût une partie de l’âme, unie au corps comme forme. Car il dit en plusieurs endroits que l'intellect est éternel et incorruptible, comme, par exemple, dans son second livre du Traité de l’âme, où il dit, "que cela seulement est séparé comme l’éternel du corruptible;" et dans le premier livre, où il dit, "que l’intellect paraît être une substance et qu’il ne subit pas d’altération;" et dans le troisième: "Cela seul est séparé, qui est véritablement, et cela seul est immortel et indestructible." Bien que quelques auteurs n’entendent pas ces paroles de l’intellect possible, mais de l'actif, il est évident, d’après toutes ces preuves, qu’Aristote pensait que l’intellect était quelque chose d’incorruptible. Or, il semble que rien d’incorruptible puisse être la forme d’un corps corruptible. Car il n’est pas accidentel à la forme, mais il est en lui d’être dans la matière; autrement il serait, par accident, un composé de matière et de forme. Mais rien ne peut exister sans ce qui est en soi; donc la forme d’un corps ne peut être dans le corps. Si donc le corps est corruptible, il s’ensuivrait que la forme du corps devrait être corruptible.
De plus, les formes séparées de la matière, et les formes qui sont dans la matière, ne sont pas les mêmes en espèce, comme il le prouve dans le septième livre de sa Métaphysique. À plus forte raison, une seule et même forme ne peut être à la fois sans le corps et dans le corps. Après la décomposition du corps, la forme du corps est détruite, ou elle passe à un autre corps. Si donc l’intellect est la forme du corps, il s’ensuit de toute nécessité que l’intellect est corruptible. Cette considération a fait impression sur l’esprit de plusieurs. Car saint Grégoire de Nysse veut qu’Aristote pensât que l’âme est corruptible, parce qu’il disait qu’elle était la forme du corps. Quelques autres, au contraire ont pensé qu’elle passait d’un corps à un autre; d’autres qu’elle avait un corps corruptible duquel elle ne devait jamais être séparée. C’est pourquoi il nous faut prouver, par les paroles d’Aristote, qu’il pensait que l’âme intellective était la forme du corps, et pourtant incorruptible. Car, après avoir démontré dans le onzième livre de sa Métaphysique, que les formes ne sont pas antérieures à la matière, parce que quand un homme a recouvré la santé, il y a la santé en lui, et la forme d’une houle d’airain est avec la forme de l’airain: il demande en conséquence, si une forme reste après la matière, et il parle ainsi dans le sens de Boèce. li faut donc examiner si quelque chose reste après la matière. Car rien n’empêche qu’il en soit ainsi dans certains cas, par exemple l’âme, non tout entière, mais quant à l’intellect; car il est impossible, peut-être, qu’il en soit ainsi de toutes ses parties. Il est donc clair qu’il dit de l’âme qui est la forme, pour la partie intellective, que rien n’empêche qu’elle survive au corps, et pourtant qu’elle n’a pas été avant lui. Car, quand même il aurait dit, en sens absolu, que les causes motrices existaient avant, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour les causes formelles, il n’a pas fait cette question, à savoir, si quelque forme a précédé la matière, mais si la forme survivait à la matière et il répond que rien ne rend chose impossible pour la forme qui est l’âme, quant à la partie intellective. Puisque donc, d’après les paroles précédentes d’Aristote, cette forme, qui est l’âme, survit au corps, non pour le tout, mais quant à l’intellect, il reste à examiner pourquoi la partie intellective, plutôt que les autres parties et que les autres forme survivent à leurs matières. Il faut donc tirer la raison de tout ceci, des paroles mêmes d’Aristote.
L'intellect est immatériel
Il dit en effet dans son troisième livre de l’Ame: "Cela seulement est séparé, qui existe véritablement, et cela seul est immortel et durable. Il semble donc donner cette raison, qu’une substance est séparée, parce qu’elle est immortelle et impérissable. Mais il y a doute pour savoir de quel intellect il veut parler, quelques-uns l’entendant de l’intellect possible, d’autres de l’intellect actif, ce qui est également faux, si on considère attentivement les paroles d’Aristote. Car il avait dit que l’un et l’autre étaient une substance séparée. Il faut donc qu’on l’entende de toute la partie intellective, qui est séparée, parce qu’elle n’a pas d’organe propre, comme on le voit dans Aristote. Car il avait dit dans son premier livre du Traité de l’Âme: "Si quelqu’une des opérations de l’âme ou de ses passions lui est propre, elle est toujours séparée; mais si elle ne lui appartient pas, elle n’est pas séparable, et la raison est celle-ci." Chaque être agit en tant qu’il existe, et ses actes sont conformes à son mode d’existence. Donc lés formes qui n’agissent qu’en union avec leur matière, n’agissent pas elles-mêmes, mais par leur composé, qui agit par la forme. En sorte que ces formes n’existent pas, à proprement parler, mais il y a quelque chose en elles qui est actif. Car, de même que la chaleur n’échauffe pas, mais le chaud, de même, à proprement parler, la chaleur n’existe pas par le calorique, mais le chaud existe par la chaleur. C’est pourquoi Aristote dit dans son dixième livre de la Métaphysique, "qu’il n’est pas exact de dire des accidents qu’ils sont des êtres, mais plutôt qu appartiennent à l’être." il en est de même des formes substantielles qui n’ont pas d’action hors de la communication avec la matière, excepté que le principe de cette forme est celui de la substance de l’être. Donc, une forme qui agit par une puissance ou une vertu qui lui est propre, en dehors de toute communication avec sa matière, a l’être; et elle n’existe pas au moyen d’une essence composée, comme les autres formes, mais les qualités qui la composent ressortent de son essence. C’est pourquoi, si on dissout ce composé, on détruit sa forme qui n’existe que par cet en semble. Mais pour que cette forme n’existe plus, il n’est pas nécessaire de détruire ce composé qui tient sou existence par la forme, tandis qu’elle ne le tient pas de lui.
Mais si on vient à nous objecter qu’Aristote dit dans son premier livre de l’Âme que comprendre, aimer et haïr ne sont pas des passions de l’âme, mais d’un être qui les a reçues comme des dons ou qualités, et qui, après leur dépérissement, n’a ni mémoire, ni affection; car ils ne lui étaient pas propres, mais c’était un attribut commun comme on l’a dit; on peut répondre par les paroles de Thémistius, traitant cette question. "Aristote, dit-il, a plutôt l’air de douter que d’affirmer." Car il n’avait pas encore combattu l’opinion de ceux qui soutenaient que l’intellect ne différait en rien des sens aussi dans tout ce chapitre il parle de l’intellect comme du sentiment.
Ceci est évident surtout dans le passage où il prouve que l’intellect est corruptible par l’exemple des sens qui ne sont pas détruits par la vieillesse. Aussi parle-t-il l’un et de l’autre, sans condition et en forme de doute, confondant ensemble ce qui regarde l’intellect et ce qu regarde les sens, ce qui est surtout clair dans ce qu’il dit au commencement de sa réponse; car si se réjouir, ou être dans la tristesse, ou comprendre, sont des mouvements, on les subit. Mais si on persistait à dire qu’Aristote parle ici d’une manière précise, il reste encore une réponse, parce que l’intellect est appelé un acte d’union, non en soi, mais par accident, en tant que son objet, qui est une image, est dans l’organe corporel, bien que cet acte ne soit pas produit par l’organe. Si on demande encore si l’intellect ne comprend pas sans image de l’objet conçu, nous répondrons, comment pourra-t-il avoir une ‘opération intellectuelle, lorsque l’âme sera séparée du corps. Celui qui fait cette objection devrait savoir que le naturaliste ne peut pas en donner la solution. Aussi Aristote dit-il dans le second livre de son Traité de Physique, eu parlant de l’âme: "C’est à la première philosophie de dire ce qu’est l’âme, et comment elle est séparable."
L'intellect dans l'âme séparée du corps
Il faut donc croire que l’âme séparée aura un autre moyen de comprendre que dans son union avec le corps, c’est-à-dire un moyen comme celui de toutes les autres substances séparées. Aussi, ce n’est pas sans raison qu’Aristote demande, dans son troisième livre du Traité de l’Âme," si l’intellect non séparé comprend par sa vertu quelque chose de séparé. Par où il donne à entendre que l’intellect séparé peut comprendre ce qu’il ne peut pas non séparé. Il faut aussi remarquer que, plus haut, il appelle séparé l’intellect possible et l’intellect actif, et qu’ici il ne dit pas qu’il soit séparé. Il est séparé, en effet, en tant n’est pas un acte organique et non séparé, comme partie ou puissance de l‘âme, qui est un acte du corps, comme on l’a déjà dit. Ces questions sont toute résolues dans les écrits d’Aristote, sur les substances séparées, d’après ce qu’il dit au commencement du douzième Traité de Métaphysique, que nous avons vus au nombre de quatorze, quoiqu’ils n’aient pas été traduits dans notre langue. D’après ceci, les objections n’ont plus de valeur. Car il est de l’essence de l'âme d’être unie à un corps: elle en est empêchée par accident, non de son côté, mais par le fait du corps qui tombe en dissolution; comme il est dans sa nature subtile d’être enlevée en haut, car c’est le propre des corps subtils d’être enlevés hors de terre, comme le dit Aristote dans son huitième livre de Physique. Mais il peut surgir quelque obstacle qui n'empêche de s’élever. De là la réponse à l’autre difficulté.
Car de même que ce qui a une nature subtile et ce qui est grossier et terrestre diffèrent de nature, et que cependant ce qui a une nature propre à être élevée, bien qu’elle ne le soit pas toujours à cause de quelque obstacle, soit la même chose par le nombre et l’espèce, de même deux formes, dont l’une a une nature propre à être unie à un corps et que l’autre ne le peut pas, diffèrent de nature. Cependant un être, un en nombre et en essence, peut être capable d’être uni à un corps, malgré qu’il arrive par le fait de quelque obstacle qui peut survenir, qu’il soit tantôt uni à un corps, et tantôt qu’il ne le soit pas. Ils s’appuient encore, pour autoriser leur erreur, sur ce que dit Aristote dans son Traité de la Génération des animaux, que "l’intellect seul vient du dehors, et qu’il est seul divin." Mais jamais une forme, qui est un acte de la matière, ne lui vient du dehors, mais existe dans la puissance même de la matière. L’intellect. Il est donc pas une forme du corps. Ils objectent encore que toute forme d’un corps, mixte est produite par les éléments, en Sorte que si l’intellect était la forme du corps humain, il ne serait pas produit par une cause extérieure, mais par les éléments. Ils objectent encore qu’il suivrait de notre manière de voir que l’âme végétative et sensitive serait à l’extérieur, ce qui est contraire à l’opinion d’Aristote, surtout si l’âme était composée d’une seule substance dont les puissances seraient sensitive, végétative et intellectuelle, puisque, d’après Aristote, elle est séparé du corps. Or ce que nous avons dit plus haut donne de suite la solution de ces difficultés.
Car, lorsqu’on dit que toutes les formes viennent de la puissance de la matière, il faut savoir qu’il y a deux manières dont la forme peut être tirée de la matière.
1° Premièrement, la forme peut dépendre de la matière, quant à l’essence et à la formation de l’être,
2° secondement, elle peut exister avant la forme.
Si cela ne signifie rien autre chose, sinon que la matière a préexisté à la forme, il faut voir ce que c’est que tirer la forme de la puissance de la matière. Car si on veut dire seulement que la matière préexistait en puissance pour la forme, on peut également dire que la matière corporelle préexiste en puissance pour l’âme intellective; c’est pourquoi Aristote dit, dans son Traité de la Génération des animaux: "On doit croire que l’âme végétative est en puissance dans les semences et les foetus qui ne sont pas encore séparés, mais non en acte avant que les foetus, qui sont déjà séparés, prennent de la nourriture et exercent les fonctions de l’âme. Car dans le commencement, toutes ces choses semblent exister de la vie de leur principe originel." On peut raisonner de la même façon pour l’âme sensitive et pour l’âme intellective. Car elles doivent exister en puissance avant d’être en acte, pour qu’elles ne soient jamais en puissance, par la raison qui fait qu’elles doivent être en acte. Nous avons, en effet, démontré que les autres formes qui n’ont aucune opération, en dehors de toute communication avec la matière, doivent être tellement en acte, qu’elles soient plutôt dans ce qui les compose et avec quoi elles coexistent, que dans une existence propre: de même que toute leur essence est dans leur réunion avec la matière, de même, dit-on, qu’elles viennent entièrement de la puissance de la matière. Mais l’âme intellective, étant active sans l’intermédiaire des corps, n’a pas son existence seulement dans l’union avec la matière, ce qui fait qu’on ne peut pas dire qu’elle en est tirée, mais plutôt qu’elle tire son origine d’un principe extérieur, comme le démontrent ces paroles d’Aristote "L’intellect vient d’un principe extérieur, et est purement divin." Et voici la raison qu’il en donne " Car, dit-il, rien de corporel ne se mêle à ses opérations.
L'intellect n'est pas mélangé de matière
Ce qui m’étonne, c’est la source d’où l’on tire la seconde objection, à savoir: "Que si l’âme intellective était la forme d’un corps mixte, elle serait produite par un mélange d’éléments, tandis qu’aucune âme n’a cette origine." Car Aristote ajoute aussitôt après ces paroles: "Chaque vertu ou chaque puissance de l’âme, semble tenir d’un autre corps, mais plus divin que ceux que nous appelons les éléments;" Or, la nature de ce corps est différente à raison de la noblesse ou du rang de l’âme. Car il y a dans le principe des êtres quelque chose qui fait qu’il y a des principes secondaires, comme on dit la chaleur et non le feu, non qu’il y ait une telle propriété, mais un principe renfermé dans la semence et la vapeur séminale, et la nature qui est dans cet esprit est proportionnée à l’élément qui compose les astres. Loin donc que l’intellect ait son origine dans le mélange des éléments, l’âme végétative elle-même n’est pas leur production.
Quant à la troisième objection, par laquelle on veut établir que l’âme végétative et l'âme sensitive, viennent d’un principe extérieur, elle n’entre pas dans le but de la discussion. Car on a vu par les paroles d’Aristote, qu’il laisse la question indécise, à savoir: "Si l’intellect diffère des autres parties de l’âme par son siége et son sujet, comme dit Platon, ou par la raison seulement." Il n’y a pas d’inconvénient à soutenir qu’elles ont le même sujet, comme cela paraît plus vraisemblable. Car, Aristote dit dans son second livre du Traité de l'âme," qu’elles sont à l’égard de l’âme, comme il en est des figures de géométrie." Car dans toutes leurs conséquences qu’on en peut tirer, il y a une puissance qui existe avant elles, dans ces opérations et dans les êtres animés, comme dans le quarré on trouve le triangle et dans l’être sensitif, le végétatif. De même aussi, l’âme intellective a le même sujet; question qu’il laisse toujours douteuse. Il faut dire aussi que l'âme végétative et l’âme sensitive sont dans l’intellective, comme le triangle et le carré sont dans le Pentagone. Le quarré diffère bien, à la vérité, du triangle, par sa nature, mais non du triangle qui est une puissance en lui-même, comme le quaternaire du ternaire, lequel est une partie de celui-là, mais du ternaire, qui existe en dehors de lui et s’il arrivait que plusieurs figures fussent faites par différents agents, le triangle qui existe indépendamment du carré, aurait une autre cause productrice que le carré, comme il a une autre forme; mais le triangle qui est dans le quarré, aurait la même cause productrice.
L'âme végétative
Ainsi donc, l’âme végétative, qui a une existence à part de celle de l’âme sensitive, est une autre espèce d’âme, et dépend d’une autre cause productrice: cependant l’âme sensitive et végétative ont le même principe, qui est renfermé dans l'âme sensitive. Il n’y a donc pas d’inconvénient à soutenir que l’âme végétative et l’âme sensitive, qui sont dans l’âme intellective, viennent d’une cause en dehors de l’âme, qui a donné naissance à l’intellective. Car on peut sans crainte de se tromper, attribuer à la puissance d’un agent supérieur, l’effet produit par un agent inférieur, et à plus forte raison. En sorte que, bien que l'âme intellective vienne d’un agent extérieur, elle a cependant les qualités de l’âme végétative et de l’âme sensitive, qui sont produites par des agents inférieurs. Ainsi donc, après avoir pesé attentivement, presque toutes les paroles d’Aristote, sur l’intellect humain, on voit qu’il pensait que l’âme humaine est un acte du corps et qu’une partie d’elle-même est l’intellect possible ou de puissance.
Maintenant il faut voir ce qu’en pensaient les autres Péripatéticiens et examiner ce que dit Thémistius dans son commentaire de l'âme. Il y a, dit-il, "une double distinction à faire de l’esprit humain, à savoir: l’intellect de puissance et l’intellect actif." Attaquant le premier corps à corps, il le dégage des ténèbres, le met en lumière et le fait voir en action, ensuite il forme en lui comme un espèce de casier, où viennent se ranger toutes les sciences et toutes les connaissances possibles. Car de même qu’une pierre non taillée ou un métal non travaillé, dont la première a en puissance une maison et l’autre une statue, ne peuvent être employés à la forme d’une maison ou d’une statue à moins que l’art de l’ouvrier ne façonne ces matériaux et ne les approprie à devenir une maison ou une statue, ainsi est-il nécessaire que l’intellect de puissance soit perfectionné par l’autre intellect, lequel, parce qu’il est parfait lui-même et toujours actif, ne peut s’associer à aucune puissance ni s’identifier avec elle, qu’il excite et qu’il exerce cette aptitude et cette facilité de l’intellect à comprendre, comme un art qu’il exerce, et lui donne la parfaite connaissance des choses. Et ici l’intellect séparé et impassible, reste pur de tout mélange.
L'intellect passif
Quant à l’intellect de puissance, bien qu’il ait la même dignité et la même vertu que l’intellect actif, étant cependant quelquefois plus uni et plus rapproché de l’âme humaine, perd quelque chose de sa no blesse, dans cette société avilissante. De même que lorsque l’approche d’une lumière frappe les yeux et les couleurs, son éclat illumine non seulement la vue, mais encore les couleurs: de même quand l’intellect actif agite l’intellect de puissance, non seulement il le met en mouvement, mais il faut que les choses conçues en puissance, il les conçoive en action; et ce sont là les formes matérielles et l’ensemble de toutes les notions chacun des sens. Et il ajoute après peu de mots: "La comparaison de l’art, appliquée à la matière, peut être appliquée à l'intellect actif à l'égard de l'intellect de puissance." Ainsi il fait tout et il s'applique à tout; d'où il suit que, lorsque nous le voulons, nous pouvons tout comprendre et tout examiner, parce que l'intellect actif n’est pas comme l’art, en dehors de sa matière, mais fondu tout entier dans l’intellect de puissance. Gravez un écusson dans l’essence même du bronze ou du fer, non à la surface seulement, ne pénétrera-t-il pas toute la masse du métal? De même l’intellect actif joint à l’intellect de puissance, ne fait plus qu’un avec lui, parce qu’il n’est plus que la même chose, composée de matière et de forme, et cependant cette fusion a deux motifs; et après quelques mots, il ajoute: "Nous sommes donc le lien d’union de ces deux intellects." Si dans tout ce qui réunit l’acte et la puissance, les choses se passent de manière à ce que l’objet et l’essence soient différents, il s’ensuit que je suis une chose et mon essence ne autre, de façon que je sois composé d’acte et de puissance et que mon essence soit seule: c’est pourquoi j’écris ce que je pense et je le livre au public. L’intellect, qui est composé de puissance, écrit, non en tant que formé de puissance, mais en tant qu’il est actif, parce que toute son action aboutit là et y est attachée, et puis il ajoute encore plus clairement, pour en revenir au point d’où nous sommes partis, comme autre chose est d’être un animal ou d’être son être animal, et de même que pour l’être de l’âme animale, de même je suis une chose, l’être de moi, une autre, -et mon essence une autre. Mais mon essence ne vient pas de l’âme sensitive, qui sert de matière à l’intellect de puissance ou à l’intellect actif; par conséquent elle doit tirer son origine et la dépendance de l’intellect actif. Car l’intellect est à proprement parler, le seul qu’on puisse regarder comme la forme et la forme des formes, et les autres intellects inférieurs sont tantôt considérés comme sujets et tantôt comme formes. Sans doute, l’ordre logique et celui de la nature veulent que les supérieurs soient la forme des inférieurs et ceux-ci la matière des supérieurs. On fait donc l’intellect actif la forme suprême et souveraine, qui se perfectionne, qui se complète dans ce concours, et lui met comme la dernière main, comme ne pouvant avoir aucune forme supérieure et plus distinguée, à la quelle elle puisse faire servir l’intellect actif de matière. C’est pourquoi nous sommes à proprement parler l'esprit et l’intellect, et ensuite combattant l’opinion de quelques adversaires, il dit: "Aristote ayant établi que dans toute créature l’un devant servir de matière et l’autre de forme motrice et perfective, il faut, dit-il, qu’il y ait les mêmes différences dans l’âme, et qu’il y ait un intellect tel quel, qui soit la partie la plus excellente de l’âme raisonnable, et après quelques mots, il ajoute " Je veux qu’on puisse établir et conclure de ces paroles, qu’Aristote pensait que l’intellect actif était quelque chose de nous, ou notre être même.
On voit donc des paroles précédentes de Thémistius, qu’il dit que non seulement l’intellect possible, mais encore l’intellect actif, est une partie de l’âme humaine, qu’Aristote le pensait et de plus que l’homme n’est pas dans l’âme sensitive, comme quelques-uns l’avancent faussement, mais plutôt dans l’âme intellective et princière. Je ne connais pas les ouvrages de Théophraste, mais Thémistius a cité les paroles, dans son Commentaire de l’âme, que voici: "Je pense que je dois ici faire attention aux paroles de Théophraste sur l’intellect actif et potentiel." C’est pourquoi il écrit sur l’intellect potentiel: puisque l’intellect de l’homme lui vient par voie étrangère et extérieure, et qu’il lui est comme inoculé et incorporé, on demande pourquoi on dit qu’il est engendré avec nous, et enfin quelle est la consistance de sa nature. Assurément, ce que l’on dit ici, due l’intellect n’est rien en acte, mais tout en puissance, est parfaitement juste quant au sens, cependant on ne doit pas rejeter entièrement cette proposition, ni tellement affirmer qu’il n’est pas actif, qu’on l’anéantisse: ce serait avancer une fausseté et prêter matière à des contestations ou à des disputes; mais il faut l’entendre en ce sens, qu’une certaine puissance sui generis ait l’esprit pour sujet et principe de formes, telle qu’on trouve cette faculté dans les objets matériels, servant de hase à leur formation et à leur existence. Mais quand on dit que l’âme nous vient extérieurement, il ne faut pas affirmer que nous pensions qu’elle nous est inoculée et surajoutée, mais qu’il arrive que dès notre naissance elle s’empare de nous et nous environne.
La nature de l'intellect possible
Théophraste, après s’être fait cette double question:
1° Comment l’intellect possible, étant hors de nous, est-il confondu avec notre nature?
2° Quelle est la nature de l'intellect possible?
Il répond d’abord à la seconde question, qu’il est tout en puissance, non pas comme s’il n’existait pas du tout, mais comme les sens à l’égard des objets matériels, et il tire de là la réponse à la première question, qu’il ne nous vient pas du dehors, comme s’il nous était ajouté accidentellement et après un certain temps, mais dès le premier instant de notre formation, et comme embrassant et renfermant la nature humaine.
Quant à Alexandre, à qui on fait dire que l’intellect possible était la forme du corps, Averroès lui-même l’avoue, bien que, comme je le crois, il ait mal entendu le sens d’Alexandre, il lui fait trop signifier, ainsi qu’aux expressions de Thémistius. Car lorsqu’il fait dire à Alexandre que l’intellect possible n’est autre chose qu’une préparation, qui est dans la nature humaine, à l’intellect actif et aux choses intelligibles, il a pensé que cette disposition n’était que la puissance intellectuelle de l’âme pour les choses intelligibles: c’est pourquoi il ajoute que ce n’est pas une puissance du corps, parce qu’une telle puissance n’a pas d’organe corporel, et non par la raison qu’oppose Averroès, qu’aucune disposition n’est une faculté corporelle. Et pour passer des Grecs aux Arabes, il est certain qu’Avicenne crut que l’intellect était une faculté de l’âme, qui est la forme du corps. Car il écrit, dans son Traité de l’âme: "L’intellect actif, c’est-à-dire pratique, a besoin, pour toutes ses opérations, du corps et des facultés corporelles; et l’intellect contemplatif se sert du corps, mais pas toujours ni absolument. Car il se suffit lui-même à lui-même.
L’âme humaine n’est rien de tout ceci, mais c’est ce qui a toutes ces facultés; et comme nous le dirons plus tard, c’est une substance solitaire qui a par elle-même une aptitude aux actes, dont les uns n’atteignent leur fin qu’à l’aide d’intermédiaires, et par l’usage qu’elle en fait; d’autres qui n’ont aucunement besoin de ces moyens d’action. "De même, dit-il dans sa première partie que l’âme humaine est la première perfection du corps naturel instrumental, par laquelle il lui est donné d’agir d’après sa libre détermination, et d’arriver, à l’aide de la réflexion, à tout comprendre." Ce qu’il ajoute ensuite est vrai, et il en donne la preuve: "L’âme humaine, en tant que propre et connue à elle-même, c’est-à-dire en tant que puissance intellectuelle, n’est pas une forme pour le corps, et n’a pas besoin qu’on lui donne un organe." Ensuite il faut ajouter ces paroles d’Algazel: "Comme le mélange des éléments est fait avec une sagesse si parfaite et si admirable, qu’on ne peut rien trouver de plus beau et de plus parfait, il a reçu du souverain principe et distributeur des formes, l’aptitude à recevoir la plus belle des formes qui est l’âme de l’homme." Or, cette âme humaine a deux facultés, l’une d’action et l’autre d’intelligence, qu’il appelle intellect, comme la suite va le démontrer. Et ensuite, il donne une foule de preuves, pour faire voir que l’opération de l’intellect n’a pas lieu à l’aide d’un organe corporel. Notre opinion, en ce sens, ne vient pas de notre désir de combattre l’erreur que nous venons d’exposer, par l’autorité des philosophe mais pour faire voir que non seulement les Latins, qui ne sont pas goûtés de tout le monde, mais que les Grecs et les Arabes pensèrent aussi que l’intellect est une partie, une puissance, ou une vertu de l’âme, qui est la forme du corps. Aussi m’étonné-je que quelques Péripatéticiens se soient glorifiés d’avoir partagé cette erreur, si ce n’est parce qu’ils préféraient se tromper avec les autres Péripatéticiens qu’avec Averroès qui fut moins un Péripatéticien que le corrupteur de la philosophie des Péripatéticiens.
Opinion de saint Thomas sur: "l'intellect, puissance de l'âme"
Après avoir prouvé par les paroles d’Aristote et de ses partisans, que l’intellect est une puissance de l’âme, laquelle est la forme du corps, malgré que cette puissance, qui est l’intellect, ne soit pas l’acte d’un organe, parce que ses opérations n’ont aucun rapport avec aucune fonction corporelle, comme le dit Aristote, il faut examiner ce qu’on doit en penser. Et parce que, d’après la doctrine d’Aristote, il faut juger des principes des actes par les actes eux-mêmes, nous devons, ce semble, examiner d’abord l’intellect, qui est la faculté de comprendre, dans l’action qui lui est propre, et nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre Aristote dans son raisonnement. "L’âme, dit-il, est le principe de la vie et de l’intelligence; donc elle est la raison et la forme, d’un corps quelconque." Et cette raison lui paraît si forte, qu’il la regarde comme une démonstration; car il dit au commencement du chapitre: "Car il ne faut pas seulement donner une raison convaincante, comme quelques mots le prouvent assez, mais il faut encore prouver quelle en est la cause, comme on démontre un tétragone ou un carré, par l’emploi de la ligne moyenne proportionnelle." Et ce qui prouve la solidité et la force de cette démonstration, c’est que toutes les fois qu’on s’en éloigne, on tombe nécessairement dans le faux. Il est clair, en effet, que l’homme est intelligent. Car si nous ne l’étions pas, nous ne nous inquiéterions pas de l’intellect, et lorsque nous cherchons à comprendre l’intellect, nous ne nous enquérons que du principe qui nous rend intelligents. Aussi Aristote dit-il: "Je dis l’intellect, par lequel l’âme comprend;" et il conclut ainsi: "Si quelque chose est le premier principe de notre intellect, il doit être la forme du corps," parce qu’il approuve d’abord que ce par quoi on agit d’abord, est une forme, ce qui se prouve par l’action, car rien n’agit qu’en tant qu’il est en acte. Or, tout ce qui est en acte l’est par la forme, d’où il suit que le premier principe d’action est une forme. Mais si on vient nous dire que le principe de l’action de comprendre, à laquelle nous donnons le nom d’intellect, n’est pas une forme, il faut qu’on nous dise comment l’action de ce principe est l’action d’un homme, ce qu’on a cherché à expliquer diversement, entre autres Averroès, en disant que le principe de cette intelligence, que nous appelons intellect possible, n’est pas l’âme ni une partie de l’âme, à moins qu’on émette cette opinion comme un doute, mais plutôt une substance séparée; et il ajoute que "l’intelligence de cette substance séparée es-t mon intelligence à moi, ou tout autre, soit que cet intellect possible soit uni à vous ou à moi, par les idées qui sont en vous ou en moi." Ce qu’il dit s’opérer de la sorte. Car l’idée intelligible, qui est une avec l’intellect possible, puisqu’elle est sa forme et son acte, a deux sujets: le premier, l’idée elle-même, le second, l’intellect possible. L’intellect possible est donc continué en nous par sa forme, au moyen des idées, et ainsi lorsque l’intellect possible comprend, l’homme comprend.
Mais nous allons prouver par trois raisons que cela ne signifie rien du tout.
1° D’abord, parce que la continuation de l’intellect dans l’homme ne commencerait pas à sa première génération, comme le dit Théophraste et que l’insinue Aristote dans son second livre de Physique, où il dit que "le terme naturel de la considération de la forme à la forme s’applique à celle d’après laquelle l’homme est engendré par l’homme et le soleil." Or, il est évident que le terme naturel de toute considération est l’intellect; mais, selon Averroès, l’intellect n’est pas continué dans l’homme par sa génération, mais par l’opération des sens, lorsqu’il devient sensible en acte, car "l’idée n’est que le mouvement actuel imprimé par les sens," comme il le dit dans le troisième livre du Traité de l’Âme.
2° Parce que cette union n’aurait pas de terme unique, mais serait diverse et décomposée. Car il est évident qu’une idée intelligible, en tant qu’elle est dans l’imagination, est conçue en puissance: elle est dans l’intellect possible en acte, abstraction faite de la représentation. Si donc l’idée intelligible n’est pas la forme de l’intellect possible, à moins qu’elle ne soit abstraite des formes, il s’ensuit que ce n’est pas par les formes que l’idée intelligible ne continue pas l’intellect par les formes, mais plutôt qu’il en est séparé; à moins de dire, peut-être, que l’intellect possible est continué par les formes, comme une glace continue l’homme dont l’image est représentée dans un miroir. Mais il est évident que cette continuation ne suffit pas pour celle de l’acte. Car il est clair que l’action du miroir, qui consiste à représenter une forme, ne peut pas être attribuée à l’homme qu représente, de même l’action de l’intellect possible ne peut être attribuée à cet homme, qui est un individu quelconque, pour qu’il comprenne.
3° Parce que, supposé qu’une même idée fût numériquement la forme de l’intellect possible, et qu’elle fût en même temps dans les formes, cette union serait encore insuffisante pour l’intelligence de l’homme. Car il est clair que par idée intelligible on entend quelque chose; mais on entend quelque chose par la puissance intellective, comme on sent par la puissance sensitive. Ainsi un mur sur lequel il y a une peinture dont l’idée sensible est en acte, est vu et ne voit pas; mais un animal qui a la puissance visuelle, dans laquelle est cette image, voit. Or, il en est ainsi de l’union de l’intellect possible avec l’homme qui se représente des objets dont les idées sont dans l’intellect possible, comme de l’union d’un mur peint qui renferme l’idée de sa couleur. De même donc que le mur ne voit pas, mais fait voir sa couleur, il s’ensuivrait que l’homme ne comprendrait pas, mais que ses idées seraient conçues par l’intellect possible. Mais quelques-uns, voyant que d’après le raisonnement d’Averroès on ne pouvait admettre que l’homme comprend, s’y prirent d’une autre manière, et dirent que l’intellect était uni au corps en qualité de moteur, et qu’ainsi comme il se fait un tout du corps et de l’intellect, comme du moteur et de l’objet mû, l’intellect est une partie de l’homme, et alors on attribue à un homme l’opération de l’intellect, comme on lui attribue l’opération de l’oeil, qui consiste à voir.
Place de l'intellect dans une personne
Mais il faut demander quand on établit cette proposition, ce que est que cet être individuel appelé Sortès. D’abord savoir, si Sortès est l’intellect seul qui est le moteur, ou s’il est ce qui est mis en mouvement par ce qui est le corps animé cependant d’une âme végétative et sensitive, ou s’il est un composé de l’un ou de l’autre. Et d’après cette proposition, ou s’arrêtera à ce troisième sens, à savoir que Sortès est un composé de l’un et de l’autre. Employons donc contre ces adversaires, l’argument d’Aristote, dans son huitième livre de la Métaphysique. "Car, ce qui est composé de différentes parties, fait un ensemble et non un amas incohérent. Mais il y a un tout indépendant des parties de l’ensemble, qui est une autre substance; puisque dans tels corps, la vitalité est la cause de l’unité, dans tels autres, les humeurs, ou tout autre modification de l'être." Mais une telle substance est une raison unique, sans agrégation de parties, comme l’Iliade, et ayant une unité d’existence. Qu’est-ce donc qui compose l’unité de l’homme, et en vertu de quoi est-il un et non multiple par exemple, être animé et bipède, ou est-il, comme quelques-uns le prétendent, un animal même et un véritable bipède. En effet, l’homme n’est pas tout cela, mais ces choses seront hommes, en tant qu’elles entreront en participation de la composition de l’homme, non nu, mais composé de deux substances, à savoir de l’animal non bipède; et dans tout son ensemble, l’homme ne sera pas un et multiple, animal et bipède. Mais franche ment, avec toutes ces définitions et ces raisonnement on n’expose pas plus qu’on ne résout la difficulté. Mais si, comme nous l’avons expliqué, on dit ceci est la matière, cela la forme, là la puissance, ail leurs l’acte, alors il n’y aura plus de doute. Mais si l’on dit que Sortès n’est pas un naturellement, mais seulement par la réunion du moteur et de l’objet qui est mû, il s’ensuit plusieurs inconvénients. Premièrement d’abord, parce que si chaque chose est un, ayant une existence propre, il s’ensuivra que Sortès ne sera rien, et qu’il n’aura ni genre ni espèce, et de plus qu’il n’aura aucune action, parce que l’action n’appartient qu’à l’être: c’est pourquoi nous ne disons pas que l’intelligence du pilote soit l’intelligence du tout, qui est le pilote et le vaisseau, mais seulement du pilote; de même l’intelligence ne sera pas l'acte de Sortès mais de l’intellect seulement, qui se sert du corps de Sortès. Car l’action d’une partie est l’action du tout, seulement dans le tout qui est un être unique: et si on emploie une autre manière de parler, elle est impropre. Et si on dit que de cette manière le ciel comprend par son moteur, c’est attaquer une question très difficile. C’est par l’intellect humain que nous arrivons à la connaissance des intellects supérieurs, et non en sens inverse. Mais si on dit que cet individu qu’on appelle Sortès, est un corps animé par une âme végétative et sensitive, comme il paraît d’après ceux qui prétendent que ce n’est pas l’intellect qui fait la spécialité de l’homme, mais l’âme sensitive ennoblie par quelque connaissance de l’intellect possible, alors l’intellect n’est à l’égard de Sortès, que ce qu’est la force motrice à l’égard de l’objet auquel elle imprime le mouvement. Mais on voit par plusieurs raisons, que l’action de l’intellect, qui est l'intelligence, ne peut être attribuée à Sortès.
1° D’abord parce que, dit Aristote dans le second livre de sa Métaphysique, "toute oeuvre qui est en dehors de l’action, a son action dans l’oeuvre qui se fait, comme la construction dans un édifice et l’action de tisser, dans un tissu; de même de toute autre chose, et tout à fait ainsi du mouvement dans un objet qui est mû. Tandis que l’agent dont l’oeuvre n’est pas en dehors de son action, a son action en lui, comme la ‘vision est dans celui qui voit et la réflexion dans le miroir. De même si on suppose que l’intellect est uni à Sortès en qualité de moteur, il importe peu que l’intelligence soit dans Sortès ou que Sortès soit intelligent, parce que l’intelligence est une action, qui est seulement dans l’intellect. Il est évident d’après cela que ce que l’on dit est faux, à savoir: que l’intellect n’est pas un acte du corps, mais l’intelligence elle-même. Car l’intelligence ne peut être l’acte d’une chose qui n’est pas l’acte de l’intellect, parce que l’intelligence n’existe qu’en tant qu’elle est dans l’intellect; comme la vision n’est que dans la vue: de même la vision ne peut-être que dans ce qui est l’acte de la vue.
2° Secondement, parce que l’action propre d'un moteur n’appartient pas à l’instrument ou au mouvement, mais l’action de l’instrument est, au contraire, le fait du moteur principal. Car on ne peut pas dire qu’une scie se sert de l’artisan, mais on peut dire que l’ouvrier scie, ce qui est le fait de la scie. Or l’opération propre de l’intellect est de comprendre. D’où, supposé même que l’intelligence Soit une action qui se communique, comme le mouvement, il ne s’ensuivrait pas, que l’on puisse attribuer l’intelligence à Sortès, quand même l’intellect lui serait uni comme moteur seulement.
3° Troisièmement, en sens inverse, on attribue l’action et le mouvement aux objets mis en mouvement, quand il s’agit d’agents dont l’action passe à un autre sujet. Car quand ou parle de construction, on dit. que l’architecte bâtit, et que l’édifice est construit. Si donc l’intelligence était une action communicable, comme le mouvement, on ne devrait pas dire que Sortès comprend, par cela seul que l’intellect lui serait uni comme moteur, mais plutôt que l'intellect comprendrait et que Sortès serait compris, ou peut-être que l’intellect en comprenant donnerait le mouvement à Sortès et que Sortès serait uni eu action. Cependant il arrive quelquefois que l’action du principe moteur est transformée en l’objet uni en mouvement; par exemple, lorsque le mouvement l’imprime à un autre objet, par cela même qu’il se meut, comme un objet chaud en échauffe un autre. On pourrait donc dire, que ce qui est uni par l’intellect, qui se meut en comprenant, comprend par cela seul qu’il est mis en mouvement. Mais Aristote combat cette proposition, dans son second livre de Traité de l’Âme, d’où nous avons tiré le principe de ce raisonnement. Car après avoir dit que ce qui fait d’abord que nous savons et que nous sommes sains, est une forme, c’est-à-dire, la science et la santé, il ajoute car les actes semblent être dans le sujet qui y est soumis: ce que Thémistius explique de cette manière. Car si la science et la Santé sont dans d’autres sujets, par exemple, le maître et le médecin, nous avons néanmoins fait voir, en parlant des choses naturelles, qui sont les actes dans les sujets en qui s’opèrent ces actes.
C’est donc là la pensée d’Aristote, et cela est évident, que lorsqu’un objet mis en mouvement, se meut et a reçu l’action du principe moteur, il faut qu’il y ait en lui quelqu’acte communiqué par un principe moteur, qui possède cette faculté d’impulsion; c’est là son principe d’action, son acte et sa forme. De même qu’un objet chaud, réchauffe par la chaleur qu’il a reçue lui-même. Supposé donc que l’intellect donne le mouvement à l’âme de Sortès en l’éclairant, ou de toute autre façon, l’impression que lui laisse l’intellect, est d’abord ce que Sortès comprend. Or, ce qu’il comprend d’abord, comme les sensations qui lui viennent des sen est tout en puissance, comme l’a prouvé Aristote: et il n’aurait pas de nature propre, pour cette raison, si ce n’est parce qu’il est possible, et pal’ conséquent qu’il n’est pas mêlé au corps, mais qu’il est séparé. Supposé donc qu’il y ait un intellect séparé qui donne le mouvement à Sortès, il faut pourtant encore que cet intellect possible, dont parle Aristote, soit l’âme de Sortès, de même que le sens qui est en puissance, pour toutes les choses sensibles, qui donne le sentiment à Sortès. Mais si on prétend que cet être, qui est Sortès, n’est pas quelque chose, composé de l’intellect et d’un corps animé, ou n’est pas un corps animé seulement, mais qu’il est seulement l’intellect, on tombera alors dans le système de Platon, lequel, au rapport de Grégoire de Nysse, n’admet pas, à cause de cette difficulté, que l’homme soit composé de corps et d’âme, mais une âme, faisant servir le corps à son usage, et comme revêtu du corps. Mais Plotin, comme le rapporte Macrobe, affirme que l’âme est l’homme, en ces termes: "Ce qui paraît à nos yeux, n’est pas l’homme réel, mais bien ce qui gouverne ce que nous voyons." Ainsi, lorsque la vie animale est enlevée par la mort, le corps privé de son gouverneur, tombe et se dissout, et c’est ce qu’il y a de mortel, qu’on aperçoit dans l’homme. Tandis que l’âme, qui est l’homme véritable, est exempte de toute atteinte mortelle. Ce Plotin, parmi tous les grands commentateurs, est mis au nombre de ceux d’Aristote, comme Simplicius l’écrit dans son commentaire des Attributs.
Cette opinion ne paraît pas trop s’éloigner des écrits d’Aristote, car il dit au neuvième livre de sa Morale: "qu’il est d’un homme de bien de faire le bien, même par sa grâce." Or l’intellect semble devoir être la grâce de chacun. Il ne dit pas ceci, il est vrai, comme si l’homme était le seul intellect, mais parce que ce qu'il y a de plus estimable dans l’homme, est son intellect. Ce qui lui fait dire encore dans les livres suivants que, de même qu’une ville est la société la mieux organisée et tout autre état semblable, ainsi l’homme; ce qui lui fait ajouter que chaque homme est cela, c’est-à-dire l’intellect ou je crois surtout que c’est en ce sens que Thémistius a dit les paroles citées plus haut, et Plotin celles que nous avons rapportées," que l’homme est âme ou intellect."
Mais on prouve de plusieurs manières, que l’homme n’est pas âme ou intellect seulement.
1° Premièrement, d’abord par saint Grégoire de Nysse qui ajoute, après avoir donné l’opinion de Platon: "Ces paroles ont un sens difficile ou incompréhensible." Comment l’âme avec le corps ne peut-elle faire qu’un même être? Car elle n’est pas une seule chose, étant unie avec son enveloppe terrestre.
2° Secondement, parce qu’Ai dans le septième livre de la Métaphysique, dit que " l’homme et le cheval, et autres semblables, ne sont pas seulement une forme, mais un tout universel composé de matière et de forme, et individuel, composé de matière et de forme, comme, par exemple, Socrate.
Il en est de même des autres choses, et il le prouve, parce que nulle partie du corps ne peut être complète sans quelque partie de l’âme; et si on fait la soustraction de l’âme, on ne peut dire ni l’oeil, ni la chair autrement qu’en général, ce qui n’aurait pas lieu si un homme ou Socrate était seulement intellect ou l'âme.
3° Troisièmement, il s’ensuivrait que puisque l’intellect n’est exercé que par la volonté, comme ceci est prouvé, dans le troisième livre de l’Âme, que l’intellect serait soumis à la volonté, que l’homme ne garderait son corps qu’autant qu’il le voudrait, et qu’il le dépouillerait à son gré, ce qui est manifestement faux. Ainsi donc, il est évident que l’intellect n’est pas uni à Sortès seulement comme à un moteur, et que, quand bien même il en serait ainsi, il ne servirait de rien que Sortès comprît. Ceux donc qui veulent défendre cette proposition doivent avouer qu’ils n’y comprennent rien, et qu’ils ne méritent pas qu’on leur fasse l’honneur de discuter avec eux, ou bien que ce que dit Aristote est vrai, c’est-à-dire que le principe par lequel nous avons l’intelligence est l’idée et la forme. On peut aussi conclure de là que l’homme reçoit quelque idée, ou il ne reçoit ni idée, ni rien autre chose, sinon par la forme. Donc, ce par quoi l’homme est favorisé de la puissance des idées, est la forme, Or, quelque être que ce soit prend l’idée du principe de l’action propre de l’idée. Or l’opération propre de l’homme en tant qu’homme, est de comprendre. Car c’est par là qu’il diffère des autres animaux; c’est pourquoi Aristote place la suprême félicité dans cette opération. Mais, comme le dit Aristote, le principe de notre intelligence est l’intellect. Il faut donc qu’il soit uni à notre corps, comme forme, non de manière à ce que la puissance intellective soit l’acte de quelque organe, mais parce qu’elle est une puissance de l’âme, laquelle est un acte du corps physique organisé.
De plus, d’après l’avis de ces philosophes, tous les principes de la philosophie morale sont détruits. Car on enlève tout ce qu’il y a en nous; il n’y a rien en effet, que par la volonté, d’où nous appelons volontaire ce qu’il y a en nous. Or la volonté est dans l’intellect, comme le prouve Aristote dans son troisième livre du Traité de l’Âme, et dès lors que l’intellect et la volonté sont dans les substances séparées, il arrive aussi que la volonté aime ou hait quelque chose en général, comme nous haïssons les voleurs, comme le dit Aristote dans sa Rhétorique. Si donc l’intellect n’est pas quelque partie d’un homme, ou n’est pas véritablement un avec lui, mais seulement avec lui par l’image des objets, ou en qualité de moteur, il n’y aura pas de volonté dans un homme, mais dans l’intellect séparé; et alors cet homme ne sera pas le maître de ses actions, et elles ne seront, par conséquent, dignes ni d’éloge, ni de blâme; ce qui est détruire les principes de la philosophie morale. Ceci étant absurde et contraire à la vie humaine (car il ne faut plus ni préceptes, ni lois), il s'en que l’intellect nous est tellement uni, qu’il ne fait plus qu’un avec nous, ce qui ne pourrait être en aucune façon, à moins qu’il ne soit, comme nous l’avons dit, une puissance de l’âme, qui nous est unie comme forme.
Il reste donc qu’on doit s’en tenir, sans hésiter, à cette opinion, à cause des rapports de la foi, comme on dit; mais encore, parce que vouloir la combattre, c’est lutter contre l’évidence. Il n’est pas difficile de réduire à néant les difficultés qu’on nous oppose. Car on dit qu’il s’ensuit de notre manière de voir que l’intellect est une forme matérielle, et qu’elle n’est pas entièrement dépouillée de toute espèce de nature des objets sensibles, et, par conséquent, tout ce qui entre dans l’intellect y est reçu comme dans une matière, en particulier, et non en général. De plus, si l’intellect est une forme matérielle qui ne soit pas comprise en acte, il ne pourra pas se Comprendre lui-même, ce qui est évidemment faux; car aucune forme matérielle n’est comprise en acte. Or la solution de ces difficultés nous est donnée par ce que nous avons dit plus haut; car nous ne disons pas que l’âme humaine est la forme du corps, selon la puissance intellective, laquelle, d’après la doctrine d’Aristote, n’est l’acte d’aucun organe. Il reste donc que l’âme est immatérielle, quant à la puissance intellective, comprenant immatériellement et se comprenant elle-même. Ce qui a fait dire à Aristote ces paroles remarquables, que "l’âme, non tout entière, mais quant à l’intellect, est le siége des idées."
Mais si on nous objecte que a puissance de l’âme ne peut être plus immatérielle et plus simple que son essence, cette difficulté n’a de valeur qu’autant que l’âme humaine serait la forme de la matière, de façon qu’elle n’existerait pas dans sa propre essence, mais par une essence composée, comme cela a lieu pour les autres formes qui n’ont par elles-mêmes ni leur essence, ni leur force active, sans communication de matière, et qui sont, à cause de cela, mêlées à la matière. Mais l’âme humaine étant une forme dans son essence, qui communique avec la matière d’une certaine façon, mais sans l’absorber entièrement, parce que la sublimité de cette forme dépasse la capacité de la matière, rien n’empêche qu’elle ne soit quelque pm et quelque opération, hors de l’action de la matière. Mais que nos adversaires fassent donc attention que si ce principe intellectuel, par lequel nous comprenons, était distinct et séparé de l’âme, qui est la forme de notre corps, dans son essence, il serait en lui-même intelligent et intelligible, et quelquefois intelligent et d’autres fois il ne le serait pas. De plus il n’aurait pas besoin de se connaître à l’aide des actes et des choses intelligibles, mais il se connaîtrait par lui-même, comme les autres substances séparées. Et il n’aurait pas également besoin, comme nous, d’images pour comprendre. Car il n’est pas dans l’ordre des choses que les substances supérieures aient recours aux inférieures, pour atteindre leurs principales perfections; de nième que les corps célestes ne sont ni formés, ni appropriés à leurs fonctions par les corps inférieurs. On tombe dans une grossière erreur, quand on soutient que l’intellect est un principe séparé quant à la substance, lequel, pourtant, est complété par les idées qui lui viennent des objets extérieurs, et alors il devient intelligent en acte.
L'unité de l'intellect possible
Après ces réflexions sur l’opinion qu’on avance, que l’intellect n’est pas l’âme qui est la forme de notre corps, ni une partie de l’âme, mais quelque chose de séparé, quant à la substance, il reste à examiner cette autre opinion, que l’intellect possible est un en toutes choses. On aurait peut-être quelque raison de faire cette affirmation de l’intellect actif, et plusieurs philosophes l’ont faite. Car ceci est vrai, si un seul agent a plusieurs fonctions, de même qu seul soleil perfectionne toutes les puissances visuelles des animaux; bien que ce ne soit pas l’opinion d’Aristote, qui pense que l’intellect actif est quelque chose qui est adjoint à l’âme, ce qui fait qu’il le compare à la lumière. Mais Platon, en supposant que l’intellect est une substance séparée, l’a comparé au soleil, comme l’affirme Thémistius. Il n’y a qu’un soleil, à la vérité, mais il y a plusieurs lumières répandues par le soleil pour éclairer. Quoi qu’il en soit néanmoins de l’intellect actif, plusieurs raisons nous prouvent qu’on ne peut pas soutenir que l'intellect possible est le même chez tons les hommes
Premièrement d’abord, parce que si l’intellect possible est ce par quoi nous sommes intelligents, on est forcé de dire qu’un être intelligent en particulier est l’intellect, ou que l’intellect lui est formellement inhérent, non de telle manière qu’il soit la forme du corps, niais parce qu’il est une puissance de l’âme qui est la forme du corps. Mais si on nous dit qu’un homme en particulier est l’intellect, il s’ensuit que cet homme-là ne diffère pas d’un autre homme en particulier, et que tous les hommes n’en font qu’un, non par la participation de l’espèce, mais quant au même individu. Mais si l’intellect est en nous formellement, comme-nous l’avons dit, il s’ensuit que chaque corps a une âme différente. De même, en effet, que l’homme est composé de corps et d’âme, de même un homme, Callias ou Sortès par exemple, se compose de ce corps et de cette âme. Si les âmes au contraire sont différentes et que l’intellect possible soit la puissance intellective de l’âme, il faut qu’il diffère en nombre, car on -ne peut imaginer comment la puissance de plusieurs choses soit une par le nombre. Que si l’on vient nous dire que l’homme est intelligent par l’intellect, comme par quelque chose qui lui est propre, qui est cependant une partie de lui-même non comme forme du comme moteur, nous répondrons que nous avons déjà démontré qu’avec dette supposition on ne peut pas soutenir que Sortès est intelligent, par-là même que l’intellect comprend, malgré qu’il soit seulement un moteur, de même que l’homme voit par-là même que l’oeil voit. Et pour suivre la comparaison, supposons qu’il n’y ait qu’un oeil seulement pour tous les hommes, tous les hommes ne feraient-ils qu’un seul voyant, ou plusieurs voyants?
Comment l'intellect connaît
Pour l’éclaircissement de cette vérité, il faut faire attention qu’on ne peut pas dire la même chose du premier moteur et de l’instrument. Car si plusieurs hommes se servent du même instrument, on dira qu’il y a plusieurs opérations, par exemple, lorsque plusieurs se servent d’une même fronde, pour lancer des pierres, ou d’un seul levier pour les élever en l’air. Si au contraire le même agent principal emploie plusieurs instruments, il pourra arriver que les opérations seront différentes, à cause de la diversité des instruments. Quelquefois l’opération est une, quoiqu’on y ait fait servir plusieurs instruments. Ainsi donc l’unité de celui qui opère ne tient pas aux instruments, mais au principal objet qui les emploie. Ceci donc, une fois posé, si l’oeil était l’agent principal, qui se servît de toutes les puissances de l’âme et de toutes les parties du corps, comme d’instruments, plu sieurs êtres ayant un seul oeil, ne feraient qu’un seul voyant. Si donc l’oeil n’est pas ce qui est le principal de l’homme, mais s’il y a quelque chose en lui de supérieur qui se serve de l’oeil, qui est diversifié dans différents sujets, il y aura plusieurs voyants, mais avec un seul oeil. Or, il est évident que l’intellect est ce qu y a de principal dans l’homme et qu’il se sert de toutes les puissances de l’âme et de tous les membres du corps, comme d’organes. C’est pourquoi Aristote a dit très ingénieusement que "l’homme est surtout intellect." Si donc il n’y a qu’un intellect pour tous les hommes, il s’ensuit qu’il n’y a qu’une seule intelligence, une seule volonté, et un seul usage de ces attributs, au gré de la volonté, selon la différence du caractère des hommes. Il s’ensuit encore, qu’il n’y a aucune différence entre les hommes, quant au libre usage de la volonté, mais qu’elle est la même pour tous, si l’intellect, en qui réside la souveraineté et la puissance de se servir de tous les autres attributs, est le même chez tous les hommes, ce qui est évidemment faux et impossible. Car ceci répugne à l’évidence et détruit toute science morale et tout ce qui tend à la conservation de la société, qui est naturelle à tout le monde, comme dit Aristote. Et puis, si tous les hommes comprennent par un seul intellect, de quelque façon qu’il leur soit uni, comme forme ou comme moteur, il s’ensuit nécessairement qu’il n’y a qu’un intellect pour tous les hommes, qui n’est en même temps que saisissable à un seul. Par exemple, si je comprends une pierre et vous également de votre côté, il faudra qu’il n’y ait pour vous et pour moi qu’une seule opération intellectuelle. Car cette opération ne peut pas être celle du même principe actif, qu’il soit forme ou moteur, à l’égard du même objet, à moins qu’il n’y ait qu’une même action de même espèce, dans le même temps, ce qui est prouvé par le sentiment du Philosophe, au cinquième livre de sa Physique. En sorte que, si plusieurs hommes n’avaient qu’un même œil, ils ne verraient tous que le même objet, dans le même temps. De même aussi, si tous les hommes n’avaient que le même intellect, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait de la part de tous les hommes, qui comprendraient la même chose, dans le même temps, qu’une seule et unique action intellectuelle, et surtout lorsque rien de ce qui établit une différence entre les hommes ne différerait dans l’opération intellectuelle. Car les images sont les préliminaires de l’action de l’intellect, comme les couleurs le sont de celle de la vue, en sorte que leur diversité ne fait pas la diversité de l’action de l’intellect, surtout pour un seul objet intelligible. Cependant, d’après cela, on dit que la science de celui-ci est différente de la science de celui-là, en tant qu’il comprend ce dont il a l’idée, et l’autre en tant qu’il a l’idée de ce qu’il comprend. Mais dans deux hommes qui savent et qui comprennent la nième chose, l’opération intellectuelle ne peut être modifiée, par la diversité des idées.
Il faut encore prouver que cette opinion répugne ouvertement au système d’Aristote. Car après avoir dit que l’intellect possible est séparé, et que tout est en puissance, il ajoute que sachant tout, en acte, comme on dit qu’on soit en acte, c’est-à-dire, de cette manière, et comme on dit que celui qui sait, est en acte en tant qu’il a cette faculté; il ajoute ensuite: Cela a lieu, qu'on peut opérer par soi-même: Il y a donc puissance en un certain sens, mais non comme ceci avait lieu avant qu’on connût ou qu’on sût. Et après avoir fait la question, si l’intellect est simple et passible, et s’il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, comme le dit Anaxagore, comment il pourra comprendre, si cette action est quelque chose de passible? Pour résoudre cette difficulté, il répond Que l’intellect est, en un certain sens, une puissance intelligible, mais qu’elle n’est rien en acte, avant d’avoir conçu, Il faut qu’il en soit de l’intellect, comme d’un tableau, sur lequel aucun caractère n’est tracé. Aristote pense donc que l’intellect possible est en puissance, avant qu’il sache et qu’il connaisse rien, comme un tableau sur lequel on n’a rien écrit. Mais il peut apprendre et acquérir par son aptitude pour la science par laquelle il petit opérer par lui-même, quoiqu’il soit alors en puissance, pour voir en acte.
Sur quoi il faut remarquer trois choses.
1° Premièrement, que l’aptitude à la science st le premier acte de l’intellect possible, lequel est en acte par là même, et peut opérer par lui-même. Mais la science n’est pas en raison des images présentes, comme quelques-uns l’assurent, et une faculté que nous acquérons par la réflexion et le fréquent exercice, qui nous ramène à l’intellect possible, par les idées que nous avons.
2° Il faut remarquer, secondement, qu’avant que nous ayons rien appris ou découvert, l’intellect possible est en puissance, comme un tableau nu.
3° Troisièmement, que par nos connaissances ou nos découvertes, l’intellect possible est un acte;
Or, ceci ne saurait exister, s’il n’y a qu’un intellect possible pour tous ceux qui existent, qui ont été ou qui seront. Car il est clair que les idées sont conservées dans l’intellect, car il est le siége des idées, comme le philosophe l’a dit plus haut, et de plus la science est un état permanent. Si donc que l’a mis en acte avant nous, à l’égard de quelques idées intelligibles et l’a rendu parfait quant à la science, cette connaissance et ces idées demeurent en lui. Mais comme tout récipient doit être vide de ce qu’il reçoit, il est impossible que ce que j’apprends et ce que je découvre soit acquis dans l’intellect possible. Et si cependant on vient nous dire que, par les inventions de notre esprit, l’intellect possible devient de nouveau un acte, quant à quelque chose, par exemple, si je découvre quelque chose d’intelligible, que personne n’a encore trouvé, on ne peut pas en dire autant si j’apprends cette chose, parce que on ne peut m’apprendre une vérité, si clic n’a été connue d’abord par celui qui me l’enseigne. On a donc dit faux, quand on a soutenu que l’intellect était en puissance, avant qu’on m’ait enseigné ou que j’aie découvert quelque chose. Mais si on ajoute que tous les hommes ont toujours été, comme le dit Aristote, il s’ensuivra qu’il faudra dire qu’il n’y a pas eu un premier homme qui ait eu l’intelligence et que les idées intelligibles ne sont venues dans l’intellect possible, pal’ les idées d’aucun homme, mais que les idées intelligibles sont toujours dans l’intellect possible. C’est donc à tort qu’Aristote a écrit que l’intellect actif rendait intelligibles en acte, les choses intelligibles en puissance. Il a donc mal dit, quand il a prétendu que les images sont à l’intellect possible, ce que les cou leurs sont à la vue, si l’intellect possible ne reçoit rien des images.
Quoiqu’il semble irrationnel que la substance séparée reçoive quelque chose de nos idées et qu’elle ne puisse se comprendre, qu’après notre réflexion, par les découvertes de notre esprit ou par notre intelligence, puisque Aristote ajoute après ces paroles: "Et alors il peut se comprendre lui-même par les forces de son esprit ou par les leçons d’autrui. Car la substance séparée est intelligente par elle-même, en sorte que l’intellect possible se comprendrait lui-même par sa propre essence, s’il était une substance séparée, et il n’aurait pas besoin pour cela des idées intelligibles qui lui surviendraient à l’aide de notre intelligence et de nos efforts.
Mais si on veut échapper à ces difficultés en disant, qu’Aristote dit tout cela de l’intellect possible, en tant que nous le continuons et en tant qu’il est en soi; nous répondons d’abord, que ce n’est pas là le sens des paroles d’Aristote; bien mieux, il parle de l’intellect possible en tant qu’il est ce qu’il est lui-même et distinct de l’intellect actif. Mais si on insiste encore sur les paroles d’Aristote, supposons avec nos adversaires, que l’intellect possible a toujours eu ces idées intelligibles que nous prolongeons en nous, par nos idées. Il faudra que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible et celles qui sont en nous, soient entendues de l’une de ces trois manières:
1° que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible, soient reçues par celles qui sont en nous, comme le signifient les paroles d’Aristote, ce qui, d’après la proposition énoncée, ne peut avoir lieu, comme nous en avons donné la preuve;
2° que ces idées ne soient pas reçues par les nôtres, mais qu’elles les illuminent comme, par exemple, des images qui seraient dans l’oeil iraient s’irradier sur les couleurs qui seraient sur un mur;
3° ou que les idées intelligibles qui sont dans l’intellect possible, ne sont pas reçues par nos idées, ou qu’elles n’y ajoutent rien.
Si on admet la seconde manière, à savoir que les idées intelligibles jettent du jour sur nos idées et qu’elles les fassent comprendre, il s’en suit d’abord que les idées intelligibles sont intelligibles en acte, non par l’intellect actif, mais par l’intellect possible, d’après ses idées. Secondement, que cette irradiation des idées ne pourra pas les rendre intelligibles en acte, car elles ne deviennent intelligibles eu acte que par abstraction; or, ceci serait plutôt une acceptation qu’une abstraction. Et de plus, comme toute acquisition est en raison du sujet qui reçoit, l’illumination des idées qui sont dans l’intellect possible, ne se fera pas sur les idées qui sont en nous à l’état intelligible, mais à l’état matériel et sensible, et de cette façon nous ne pourrons pas tout comprendre par une semblable irradiation. Or, si les idées de l’intellect possible n’éclairent pas nos idées et n’en sont pas reçues, elles seront tout à fait disparates et n’auront aucune relation avec les nôtres et n’ajouteront rien à leur intelligence, ce qui répugne ouvertement à la vérité. Ainsi, de toutes manières, il est impossible qu’il n’y ait qu’un intellect possible pour tous les hommes.
Pas de pluralité d'intellect possible dans un homme.
Il reste maintenant à répondre aux difficultés par lesquelles ou prétend combattre la pluralité de l’intellect possible.
1° La première est que tout ce qui se multiplie en raison de la division de la matière est une forme matérielle. D’où il suit que les substances séparées n’ont pas de pluralité dans l’unité d’espèce. Si donc il y avait plusieurs intellects dans plusieurs hommes qui sont en eux par la division de la matière, il faudrait nécessairement que l’intellect fût une forme matérielle, ce qui va contre les paroles d’Aristote et les preuves par lesquelles il démontre que l’intellect est séparé. Donc s’il est séparé et qu’il ne soit pas une forme matérielle, il n’est pas multiplié en raison de la multiplication des corps. Ils s’appuient surtout sur cette raison, que Dieu ne peut pas faire que plusieurs intellects de la même espèce soient dans plusieurs hommes. Car, disent-ils, il y aurait contradiction, parce qu’une matière qui pourrait se multiplier différerait de la nature de la forme séparée. On va trop loin, si l’on veut conclure de là qu’aucune forme séparée n'est une en nombre, ni quelque chose d’individuel. On fait ici une erreur de mots, car il n’y a d’unité en nombre que celle qui se tire du nombre. Or, toute forme dégagée de la matière n’a pas d’unité de nombre, parce qu’elle n’a pas en elle la cause du nombre, parce que la cause du nombre se prend dans la matière.
Mais pour commencer par les derniers; ils semblent ignorer le mot propre de ce que nous avons dit en dernier lieu. Car Aristote dit dans le quatrième livre de sa Métaphysique que "l’unité d’être de toutes les substances n’est pas par accident, et qu’il n’y a pas d’unité hors de l’être." Si donc la substance séparée est un être, elle est une quant à sa substance, surtout quand Aristote vient dire dans son huitième livre de la Métaphysique, que " ce qui n’a pas de matière n’a pas de raison pour avoir l’unité et l’être." Or, il dit dans le cinquième livre de sa Métaphysique, que "l’unité peut exister de quatre manières en nombre, en espèce, en genre et en proportion." Et il ne faut pas dire qu’une substance séparée est une, seulement en espèce ou en genre, parce que cela n’est pas l’unité de l’être simplement. Il reste donc que toute substance séparée est une en nombre; et on ne dit pas qu’une chose est une en nombre, parce qu’elle a l’unité du nombre, car le nombre n’est pas la cause de l’unité, mais, au contraire, parce qu’elle n’est pas divisible en l’énumérant. Car l’unité est ce qui n’est pas divisible; et, de plus, il n’est pas vrai que la matière soit la cause de tout nombre. Car Aristote aurait vainement cherché le nombre des substances séparées. Il dit aussi dans le cinquième livre de sa Métaphysique, "qu’il est très multiplié, non seulement dans le nombre, mais encore dans le genre et dans l’espèce." Il est. faux encore que la substance séparée n’ait pas une existence personnelle et ne soit quelque chose d’individuel, autrement elle ne serait capable d’aucune action, puisque les actes ne sont que le fait des êtres individuels, comme le dit le Philosophe, ce qui lui fait écrire contre Platon au septième livre de la Métaphysique, que "si les idées sont séparées, on ne pourra attribuer l’idée à plusieurs, et elle ne pourra être singularisée, ainsi que tous les autres individus qui sont uniques dans leur espèce, comme le soleil et la lune. Car la matière n’est pas le principe de l’individuation dans les choses matérielles, à moins que plusieurs individus n’entrent en participation de la matière, puisqu’elle est le premier sujet qui n’a pas son existence dans une autre, ce qui fait dire à Aristote, eu parlant de l’idée, que "si elle était séparée, elle serait une substance individuelle qu’on ne pourrait attribuer à plusieurs." Les substances séparées sont donc individuelles et personnelles; ce n’est pas la matière qui les fait ainsi, mais parce qu’elles ne sont pas nées dans un autre être, et, par conséquent, elles ne peuvent être attribuées à plusieurs.
Il suit de là que si une forme est faite pour être reçue par un autre sujet, de manière qu’elle soit l’acte de quelque matière, elle peut être individualisée et multipliée, en raison de la matière. Or, nous avons démontré déjà que l’intellect est une puissance de l’âme, laquelle est un acte du corps. Il y a donc plusieurs âmes dans plu sieurs corps, et dans plusieurs âmes plusieurs puissances intellectuelles, que l’on appelle intellect; mais il ne s’ensuit pas pourtant que l’intellect soit une vertu matérielle, comme on l’a prouvé. Si on nous objecte qu’étant multipliés à raison des corps, il s’ensuit qu’une fois les corps détruits, il ne reste pas plusieurs âmes, nous répondrons que ce que nous avons déjà dit donne la solution de ces difficultés. Car chaque chose est un être, comme elle est une, comme dit Aristote au quatrième livre de la Métaphysique. Ainsi donc, de même que l’être de l’âme est dans le corps, en tant qu’elle est la forme du corps, et qu’elle n’est pas avant le corps, elle reste cependant dans son être après la mort du corps, de façon que chaque l'âme garde son unité, et, par conséquent, plusieurs âmes font une pluralité.
On fait vainement de savantes argumentations pour prouver que Dieu ne peut pas faire qu’il y ait plusieurs intellects de la même espèce, dans la persuasion que ceci renferme une contradiction. Supposé, en effet, qu’il ne fût pas dans la nature de l’intellect d’être multiplié, il ne s’ensuivrait pas néanmoins qu’il y eût contradiction, si l’intellect était multiplié. Car rien n’empêche qu’une chose qui n’a pas dans sa nature la raison d’une autre chose, ne puisse pas cependant l’avoir d’une autre cause: ainsi un corps lourd n’a pas la puissance de se tenir en l’air, mais il n’y a pas contradiction à ce qu’un corps lourd soit élevé dans l’air; seulement il y aurait contradiction à ce qu’il se fût élevé en l’air par sa propre nature. De même donc, s’il n’y avait qu’un intellect pour tout le monde, parce qu’il n’aurait pas la raison de se multiplier il le pourrait cependant par une cause surnaturelle, sans que ceci impliquât contradiction, ce que nous disons non seulement pour le cas présent, mais pour qu’on n’applique pas à d’autres cas ce mode d’argumentation. Car on pourrait aussi bien dire que Dieu ne peut pas faire que les morts ressuscitent et que les aveugles voient.
Nos adversaires emploient un autre raisonnement pour appuyer leur erreur. Ils demandent si l’intellect en vous et en moi est parfaitement un ou deux en nombre, et un en espèce. S’il est un seulement, alors il n’y a qu’un intellect; s’il y en a deux en nombre et un en espèce, il s'ensuit que les intellects contiendront l’objet conçu. Car tout ce qui est deux en nombre et un en espèce est un seul intellect, parce qu’il n’y a qu’une quiddité, par laquelle ils sont conçus; et on irait ainsi jusqu’à l’infini, ce qui est impossible. Il est donc impossible qu’il y ait deux intellects en vous et en moi; il n’y a donc, par conséquent, qu’un seul intellect en nombre dans tous les hommes.
Or il faut demander à ces hommes qui croient raisonner si habilement, si c’est contre la raison de l’intellect, en tant qu’il est intellect, ou en tant qu’il est l’intellect de l’homme, qu’il y a deux intellects en nombre et un seul en espèce; or il est évident, d’après la raison qu’ils nous donnent, que c’est contre la raison de l’intellect en tant qu’intellect. Car il est de la raison de l’intellect, en tant qu’intellect, qu’il ne faut pas qu’on fasse abstraction de ce qui fait qu’il est intellect. Donc, d’après leur propre raisonnement, nous pouvons conclure naturellement qu’il y a un seul intellect, et qu’il n’y en a pas un seul pour tous les hommes. Et si, d’après leur raisonnement, il n’y a qu’un intellect, il s’ensuit qu’il n’y a qu’un intellect dans tout l’univers, et non seulement dans tous les hommes. Par conséquent, notre intellect n’est pas une substance séparée, mais il est Dieu lui même, et alors disparaît complètement la pluralité des substances séparées.
Mais si on voulait répliquer et dire que l’intellect substance séparée et l’intellect d’une autre n’est pas le même en espèce, parce que les intellects diffèrent en espèce, on commettrait encore une erreur. Parce que ce qui est compris est à l’égard de l’intellect et de l’action de l’intelligence comme l’objet est à l’acte et à la puissance car l’objet ne reçoit pas l’idée de l’acte, ni de la puissance, mais au contraire. Il faut donc conclure simplement que l’intellect d’une chose, par exemple d’une pierre, est un, non seulement dans tous les hommes, mais encore dans tous les intellects.
Ce qu'est l"intellect
Reste à savoir ce que c’est que l’intellect. Car si l’on dit que l’intellect est une image immatérielle existant dans l’intellect possible on ne s’aperçoit pas quoi tombe dans l’idée de Platon, qui prétend qu’on ne peut avoir aucune connaissance des choses sensibles, tandis qu’on soit parfaitement ce qu’est une forme séparée. Car il ne fait rien à notre opinion, qu’on dise que la connaissance que l’on a d’une pierre est celle de la forme séparée d’une pierre qui est dans l’intellect car il s’ensuit, dans tous les cas, qu’on a la connaissance non des choses qui sont présentes, mais encore des choses séparées. Comme Platon a prétendu que ces formes immatérielles existaient par elles-mêmes, il pouvait soutenir également que les intellects tiraient la connaissance d’une vérité, d’une forme séparée. Mais ceux qui disent que ces formes immatérielles qu’ils prétendent être des intellects, sont forcés d’avouer qu’il n’y a qu’un intellect non seulement pour tous les hommes, mais simplement. Il faut donc dire avec Aristote que l’intellect, qui est un, est la nature elle-même ou la quiddité des choses. Car il y a une science naturelle et d’autres connaissances des objets créés, mais non des idées intellectuelles. Car si l’intellect était non la nature de la pierre qui est dans l’objet, mais l’idée qui est dans l’intellect, il s’ensuivrait que je ne comprendrais pas l’objet qui est une pierre, mais seulement l’idée qui est séparée de la pierre. Il est vrai que la nature de la pierre, en tant q!l’individualisée, est comprise en puissance, mais n’est conçue en acte que par l’intermédiaire des objets sensibles et des sens, les idées sont transmises à l’imagination, et les idées intelligibles, qui sont dans l’intellect possible, en sont tirées par la puissance de l’intellect actif. Ces idées ne sont pas pour l’intellect possible, comme des intellects, mais comme des idées par lesquelles l’intellect conçoit. De même les images qui sont dans la vue, ne sont pas les objets eux-mêmes, mais ce qui fait que l’oeil voit, à moins que l’intellect se reflète sur lui-même, ce qui ne peut pas arriver pour les sens.
Si l’acte de l’intellect était une action qui se communiquât à une matière étrangère, comme, par exemple, le mouvement et le feu, il s’ensuivrait que l’intelligence serait en raison du mode de la nature des individus, comme l’action du feu est en raison du combustible. Mais comme l’intelligence est un acte qui reste dans l’être intelligent, comme Aristote le dit au neuvième livre de sa Métaphysique, il s’ensuit que l’intelligence est en raison de l’être intelligent, c’est-à-dire selon la mesure de l’idée par laquelle l’intellect comprend. Or, comme elle est séparée des principes individualisateurs, elle ne représente pas l’objet et individuellement et dans sa condition propre mais seulement la nature en général. Car rien n’empêche, si deux choses sont unies dans un objet, que l’une d’elles puisse arriver aux sens sans l’autre; ainsi la couleur du miel ou d’un fruit peut frapper les regards, sans que le goût soit affecté de leur saveur.
C’est donc une même chose qui est conçue par vous et par moi, mais elle l’est autrement par vous et autrement par moi, c’est-à-dire par une autre idée intelligente; autre est l’acte de mon intelligence, autre est celui de votre intelligence, autre est mon intellect, autre est le vôtre. C’est ce qui fait dire à Aristote qu’il y a une science particulière quant au sujet, comme on dit que la connaissance de la grammaire qu’a une personne est dans son esprit, mais non dans sa personne. En sorte que quand mon intellect sent qu’il comprend, il a l’idée d’un acte personnel et singulier, mais quand il voit simplement comprendre, il conçoit quelque chose en général, car l’individualisation ne répugne pas à l’intelligibilité, mais seulement la matérialité. Or comme il y a des individualités immatérielles, comme nous l’avons dit plus haut, des substances séparées, rien n’empêche de concevoir de telles individualités. On voit de là comment la même science peut être dans le disciple et le maître. Elle est la même quant à l’objet connu, mais non quant aux idées intelligibles, par lesquelles la science arrive à l’esprit de l’un et de l’autre. Sous ce rapport, la science est individualisée en vous et en moi, et il n’est pas nécessaire que la science qu’a le disciple lui soit donnée par le maître, comme l’eau reçoit la chaleur du feu, mais comme la santé qui est dans un remède, de la santé qui est dans l’idée du médecin. Car, de même qu’il y a dans le malade un principe naturel de sauté, auquel le médecin donne des moyens pour perfectionner la santé, de même y a-t-il dans le disciple le principe naturel de la science, qui est l’intellect actif et les premiers principes innés. Le maître lui vient en aide en déduisant les conséquences des principes naturels; de même le médecin cherche à guérir par les moyens qu’emploie la nature, c’est-à-dire par le froid et le chaud, et le maître conduit à la science par les mêmes voies que suivrait celui qui la découvrirait lui-même, c'est-à-dire en procédant du connu à l’inconnu; et de même que ce n’est pas la puissance du médecin qui rend la santé au malade, mais les forces de la nature, ainsi le disciple acquiert la science par ses propres facultés, et non en raison de celles du maître.
L'intellect est un après la mort du corps
L’objection qu’on fait ensuite, que s’il restait plusieurs substances intellectuelles après la destruction des corps, elles seraient sans but, comme le dit Aristote au onzième livre de sa Métaphysique, si les substances séparées n’animaient pas de corps, se résout facilement, si on fait attention aux paroles d’Aristote. Car il dit avant de donner cette raison," il faut laisser à de plus savants de dire pourquoi il est raisonnable d’admettre tant de substances et de principes immuables." D’où l’où peut voir qu’il n’admet pas de nécessité, mais une certaine probabilité. Ensuite, comme ce qui n’atteint pas le but auquel il est destiné, est inutile, on ne peut pas dire, même sous la simple probabilité, que les substances séparées seraient inutiles, si elles n’animaient pas de corps à moins qu’on admette que la fin des substances séparées est l’animation des corps, ce qui est tout à fait impossible, puisque la fin vaut mieux que les moyens. Donc Aristote ne veut pas dire qu’elles seraient inutiles, si elles n’animaient pas de corps, mais que toute substance immortelle a un but excellent par elle-même: Car la perfection d’une chose consiste à être non seulement bonne en soi, mais encore à communiquer ses qualités aux autres. Or on ne soit pas comment les substances séparées communiquent la bonté aux êtres qui leur sont inférieurs, si ce n’est par le mouvement de certains corps; aussi c’est de là qu’Aristote déduit une espèce de probabilité qu’il n’y a d’autres substances séparées que celles que l’on connaît par les mouvements des corps célestes, bien que ceci ne soit pas nécessaire, comme il l’avoue lui-même.
Nous avouons que l’âme humaine séparée du corps n’a pas sa dernière perfection, puisqu’elle est une partie de la nature humaine. Car la partie n’est pas parfaite tant qu’elle est séparée du tout. Mais elle n’est pas inutile pour cela, parce que la fin de l’âme humaine n’est pas d’animer les corps, mais sa fin est l’intelligence, en laquelle consiste sa félicité, comme Aristote le prouve dans le dixième livre de sa Morale. Nos adversaires veulent appuyer leur erreur en disant que s’il y avait plusieurs intellects pour plusieurs hommes, comme l’intellect est incorruptible, il s’ensuivrait qu’il y en aurait une infinité, puisque, d’après l’opinion d’Aristote, le monde est éternel, et qu’il y a toujours eu des hommes. Algazel répond ainsi dans sa Métaphysique: "Que dans ces deux cas, ce qui aura été sans l’autre, c’est-à-dire la quantité ou le nombre sans ordre, ne peut être sans l’infinité, comme le mouvement du ciel." Il ajoute encore: "Nous convenons également que les âmes humaines, qui sont susceptibles d’être séparées des corps, sont infinies en nombre, quoiqu’elles aient l’être simultanément, parce qu’il n’y a pas entre elles d’ordre naturel, en dehors duquel elles cessent d’être des âmes, parce qu’il h’y en a aucune qui soit le principe des autres, puisqu’elles n’ont entre elles ni priorité, ni postériorité de nature et de position." Car elles n’ont pas d’antériorité et de postériorité les unes à l’égard des autres, quant au temps de leur création. Or dans leurs essences, en tant qu’essences, il n’y a aucun rang, puisqu’elles sont égales en être, mais elles ne le sont pas quant aux corps et aux lieux à la cause et l’effet.
Nous ignorons comment Aristote résoudrait ces objections, parce que nous n’avons pas cette partie de sa Métaphysique, qui traite des substances séparées. Car il dit dans son second livre de Physique, "qu’il appartient à la première philosophie d’examiner quelles sont les formes qui sont séparées et séparables quant à la matière." Il est clair que cette question n’est nullement embarrassante pour les catholiques qui croient que le monde a eu un commencement. Il est évident qu’on dit une fausseté, quand on soutient que les philosophes Arabes et admettaient que l’intellect n’était pas multiplié à raison du nombre des créatures intelligentes, quoique les Latins ne l’aient pas cru. Algazel était Arabe et non Latin. Avicenne, qui était Arabe aussi, dit dans son livre de l’Âme: "Donc il n’y a pas une seule âme, mais plusieurs, et son essence est la même." Pour rie pas passer sans parler des Grecs, nous allons rapporter ce que pense Thémistius dans son commentaire de l’Âme.
Pour résoudre la question qu’il se fait, si l’intellect actif est un ou multiple, il ajoute en réponse: "Faut-il croire qu’il n’y a qu’un intellect illuminateur, ou plusieurs qui sont éclairés, et ensuite plusieurs intellects sous illuminateurs. De même, bien qu’il n’y ait qu’un soleil, la lumière qui en sort et qu’il reflète en est comme séparée et divisée, et est ainsi répandue et distribuée dans divers rayons. C’est pourquoi Aristote ne compare pas l’intellect au soleil, mais à la lumière, tandis que Platon le compare au soleil. Donc les paroles de Thémistius prouvent que ni l’intellect actif dont parle Aristote, n’est un et illuminateur, ni que l’intellect possible n’est illuminé; mais il est vrai que le principe illuminateur est un, c’est-à-dire quelque substance séparée, ou Dieu, selon les catholiques, ou l’intelligence suprême, selon Avicenne. Thémistius prouve l’unité de ce principe séparé, par cela même que le maître et le disciple comprennent la même chose. Ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’y avait un seul principe illuminateur. Ce qu’il dit ensuite, que plusieurs ont douté de l’unité de l’intellect possible, est vrai. Il n’ajoute rien de plus sur ce sujet, parce que son intention n’était pas de parler des différentes opinions des philosophes, mais d’exposer celles d’Aristote, de Platon et de Théophraste. Et il finit en disant: "J’ai dit cela, pour montrer qu’il faut beaucoup d’étude et de recherches, pour se prononcer sur ce que dit le philosophe." Il est temps de faire voir ce que l’on peut recueillir de tout ce que nous avons rapporté de l’opinion d’Aristote, de Théophraste et surtout de Platon. Du reste, ce n’est pas ici le lieu, et je laisse à d’autres de dire ce que l’on a pensé de l’âme. Mais je crois qu’il est facile de conclure, d’après les paroles que j’ai citées et l’analyse que j’ai faite de leurs ouvrages, sur cette matière, quelle fut l’opinion d’Aristote, de Théophraste et de Platon. Donc il est évident qu’Aristote, Théophraste et Platon lui-même n’eurent pas pour principe qu’il n’y avait qu’un intellect possible pour tous les hommes. Il est également facile de voir qu’Averroès expose avec mauvaise foi l’opinion de Thémistius et de Théophraste, sur l’intellect possible et actif. C’est donc à juste titre que nous l’avons appelé le corrupteur de la philosophie péripatéticienne. Aussi il est étonnant que quelques-uns, en voyant seulement le Commentaire d’Averroès, osent soutenir qu’il a écrit que tous les philosophes Grecs ou Arabes, excepté les Latins, pensaient ainsi. Il est encore plus étonnant, ou plutôt ceci mérite toute notre indignation, qu’un homme, qui se dit chrétien, ose parler avec tant d’irrévérence de la foi chrétienne. Par exemple, lorsqu’on vient nous dire que les Latins n’admettent pas ceci dans leurs principes, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un seul intellect, parce que leur religion s’y oppose.
Il y a deux maux en cela: d’abord, on doute si c’est contre la foi; secondement, parce qu’on insinue qu’on n’est pas de cette religion, et parce qu’ensuite on ajoute peu après: Voilà la raison pour laquelle les catholiques semblent penser de la sorte, où on appelle seulement opinion un article de foi., Ce qui suit accuse encore une plus grande témérité, à savoir, que Dieu ne peut pas faire qu’il y ait plusieurs intellects, parce que ceci implique contradiction. Mais ce qu’on ajoute plus bas est bien plus grave: la raison me fait croire nécessairement qu’il n’y a qu’un intellect, mais par la foi, je crois fermement le contraire. Donc on pense que la foi nous impose des croyances dont le contraire est une conclusion nécessaire. Or, comme il n’y a pas de conclusion nécessaire, à moins d’une vérité nécessaire, dont le contraire est faux et impossible, il s’ensuit, d’après ce dire, que la foi a pour objet le faux et l’impossible, ce que Dieu même ne peut pas faire et ce qui blesse des oreilles catholiques. Ce qui est encore audacieusement téméraire, c’est de mettre en doute non des questions de philosophie, mais des articles de foi, par exemple, si l’âme souffre du feu de l’enfer, et soutenir que l’opinion des docteurs, à cet égard, doit être réprouvée. On pourrait donc ainsi soumettre au jugement de la raison, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, et autres semblables, dont ou ne saurait parler qu’en bégayant!
Conclusion
Voilà ce que nous avons écrit pour réfuter l’erreur que nous avons exposée, non par les enseignements de la foi, mais par les paroles et les raisonnements des philosophes. Que si quelqu’un, fier de son faux savoir, veut combattre ce que nous avons dit, qu’il ne nous attaque pas dans l’ombre, ni en présence d’enfants qui ne sont pas capables de décider des questions difficiles, mais qu’il lance, s’il en a le cou rage, un écrit dans le public, et il trouvera non seulement moi, qui suis le dernier de tous, mais beaucoup d’autres écrivains, nobles tenants de la vérité, qui sauront réfuter ses erreurs et éclairer son ignorance. |
1,601 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Correspondance_avec_%C3%89lisabeth | Correspondance avec Élisabeth | # Correspondance avec Élisabeth
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 16 mai 1643
* Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 21 mai 1643
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 20 juin 1643
* Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 28 juin 1643
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 1er juillet 1643
* Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 21 novembre 1643
* Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643
* Descartes à Élisabeth - Paris, juillet 1644 (?)
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 1er août 1644
* Descartes à Élisabeth - Le Crévis, août 1644
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 18 mai 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 24 mai 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, mai ou juin 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 22 juin 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, juin 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 21 juillet 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 4 août 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 16 août 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 18 août 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, août 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 1er septembre 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 13 septembre 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 15 septembre 1645
* Élisabeth à Descartes - Riswyck, 30 septembre 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 6 octobre 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 28 octobre 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 3 novembre 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 30 novembre 1645
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 27 décembre 1645
* Descartes à Élisabeth - Egmond, janvier 1646
* Élisabeth à Descartes - La Haye, 25 avril 1646
* Descartes à Élisabeth - Mai 1646
* Descartes à Élisabeth - Egmond, mai 1646
* Élisabeth à Descartes - La Haye, juillet 1646
* Descartes à Élisabeth - Egmond, septembre 1646
* Élisabeth à Descartes - Berlin, 10 octobre 1646
* Descartes à Élisabeth - Novembre 1646
* Élisabeth à Descartes - Berlin, 29 novembre 1646
* Descartes à Élisabeth - Egmond, décembre 1646
* Élisabeth à Descartes - Berlin, 21 février 1647
* Descartes à Élisabeth - La Haye, mars 1647
* Élisabeth à Descartes - Berlin, 11 avril 1647
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 10 mai 1647
* Élisabeth à Descartes - Crossen, mai 1647
* Descartes à Élisabeth - La Haye, 6 juin 1647
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 20 novembre 1647
* Élisabeth à Descartes - Berlin, 5 décembre 1647
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 31 Janvier 1648
* Élisabeth à Descartes - Crossen, 30 juin 1648.
* Descartes à Élisabeth - Paris, juin ou juillet 1648
* Élisabeth à Descartes - Crossen, juillet 1648
* Élisabeth à Descartes - Crossen, 23 août 1648
* Descartes à Élisabeth - Egmond, octobre 1648
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 22 février 1649
* Descartes à Élisabeth - Egmond, 31 mars 1649
* Descartes à Élisabeth - Egmond, Juin 1649
* Descartes à Élisabeth - Stockholm, 9 octobre 1649
* Élisabeth à Descartes - 4 décembre 1649 |
1,606 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Lois_%28trad._Chambry%29 | Les Lois (trad. Chambry) | # Les Lois (trad. Chambry)
## Sommaire
* 1 LIVRE PREMIER
** 1.1 Notes
* 2 LIVRE II
** 2.1 Notes
INTERLOCUTEURS
UN ÉTRANGER ATHÉNIEN ; CLINIAS, CRÉTOIS ; MÉGILLOS, LACÉDÉMONIEN
Ces trois personnages s'entretiennent en marchant le long du chemin qui va de la ville de Cnossos, en Crête, à l'antre et au temple de Zeus, but de leur voyage.
## LIVRE PREMIER
I
L'ATHÉNIEN (01) Est-ce un dieu, étrangers, ou un homme à qui vous rapportez l'établissement de vos lois ?
CLINIAS C'est un dieu, étranger, oui, un dieu, s'il faut parler juste. Chez nous, c'est Zeus (02) ; à Lacédémone, patrie de Mégillos, on dit, je crois, que c'est Apollon (03), n'est-ce pas ?
MÉGILLOS Oui.
L'ATHÉNIEN Rapportes-tu le fait, comme Homère, qui dit que Minos allait s'entretenir avec son père tous les neuf ans (04) et que c'est sur les indications de ce dieu qu'il établit les lois qu'il vous a données ?
CLINIAS C'est ce qu'on dit en effet chez nous, et que son frère Rhadamanthe, dont vous connaissez certainement le nom, fut le plus juste des hommes. Aussi nous pouvons dire, nous autres Crétois, qu'il a mérité cet éloge pour avoir alors bien réglé les jugements.
L'ATHÉNIEN Et c'est un beau titre de gloire, et qui sied parfaitement à un fils de Zeus. Mais, puisque vous avez été tous les deux nourris dans un milieu si bien policé, je compte que nous aurons plaisir à nous entretenir aujourd'hui sur la forme du gouvernement et les lois, parlant et écoutant tour à tour pendant le chemin que nous avons à faire.
Aussi bien la route de Cnossos à l'antre et au temple de Zeus (05), est, à ce que j'ai ouï dire, assez longue, et l'on y trouve, naturellement, par la chaleur qu'il fait à présent, des reposoirs ombragés par de grands arbres, où nous ferons bien, à notre âge, de nous arrêter souvent, pour nous alléger la fatigue en causant ensemble et arriver sans nous presser au terme de notre excursion.
CLINIAS Oui, étranger, nous trouverons en avançant de hauts cyprès dans les bois sacrés, des beautés naturelles admirables et des prairies où nous pourrons prendre du repos.
L'ATHÉNIEN Voilà qui est bien.
CLINIAS Oui, et quand nous les aurons vus, nous le dirons encore plus volontiers. Mais allons à la grâce de Dieu.
II
L'ATHÉNIEN Ainsi soit-il ! Maintenant dis-moi, à quelle fin la loi a-t-elle institué chez vous les repas en commun, les gymnases et l'espèce de vos armes ?
CLINIAS M'est avis, étranger, qu'il est à la portée de n'importe qui de comprendre la raison de nos institutions. Vous voyez quelle est partout en Crète la nature du terrain ce n'est pas un pays de plaine comme la Thessalie. Aussi c'est l'usage des chevaux qui prévaut en Thessalie, chez nous la course à pied ; car notre pays est inégal et se prête à l'exercice de la course à pied. Dans ces conditions, il est indispensable d'avoir des armes légères pour courir sans être chargé. Or la légèreté des arcs et des flèches semble bien appropriée à ce but (06). C'est en prévision de la guerre que ces usages ont été établis, et c'est en fixant les yeux sur la guerre que le législateur a tout organisé ; c'est là du moins mon opinion. Si en effet il a rassemblé les citoyens dans les repas publics, c'est sans doute qu'il avait remarqué chez tous les peuples que, lorsqu'ils sont en campagne, ils sont forcés par cela même de manger ensemble tant que la guerre dure, pour assurer leur sûreté. Je crois qu'il a voulu par là condamner la sottise de la multitude, qui ne se rend pas compte que toutes les cités durant toute leur existence sont en état de guerre entre elles, et que, si, à la guerre, il faut, pour se garder, prendre ses repas en commun et avoir des chefs et des soldats chargés de veiller à la sécurité des citoyens, il faut aussi le faire en temps de paix. C'est que ce que la plupart des hommes appellent paix n'est paix que de nom, et qu'en réalité la guerre, quoique non déclarée, est l'état naturel des cités les unes à l'égard des autres. En considérant les choses de ce point de vue, tu trouveras que c'est en vue de la guerre que le législateur des Crétois a fait ses institutions publiques et particulières et qu'il nous a remis ses lois à garder, vu que tout le reste n'est d'aucune utilité, ni les biens ni les institutions, si l'on n'est pas les plus forts à la guerre, puisque tous les biens des vaincus passent aux mains des vainqueurs.
III
L'ATHÉNIEN Je vois, étranger, que tu t'es bien exercé à discerner les principes de la législation crétoise. Mais expliquemoi ceci encore plus clairement. Étant donné le but que tu assignes à une bonne constitution, il me semble que tu dis qu'une ville doit être organisée de manière à vaincre les autres villes à la guerre. N'est-ce pas ?
CLINIAS C'est exactement cela, et je m'imagine que notre camarade est de mon avis.
MÉGILLOS N'importe quel Lacédémonien, divin Clinias, ne saurait répondre que oui.
L'ATHÉNIEN Mais si cette vue est juste à l'égard des villes entre elles, en est-il autrement de bourgade à bourgade ?
CLINIAS Non pas.
L'ATHÉNIEN Alors c'est la même chose ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? pour une maison à l'égard d'une autre maison de la bourgade et pour un homme isolément à l'égard d'un autre homme, est-ce encore la même chose ?
CLINIAS C'est la même.
L'ATHÉNIEN Et l'homme isolé à l'égard de lui-même doit-il se regarder comme un ennemi en face d'un ennemi ? Ou que faut-il dire ?
CLINIAS O étranger Athénien, je ne dirai pas attique, car tu me parais digne d'être appelé du nom de la déesse, tu as jeté plus de clarté dans notre discours en le ramenant à son principe, en sorte que tu découvriras maintenant plus aisément que nous avons eu raison de dire que tous sont ennemis de tous, tant les États que les particuliers, et que chacun d'eux est en guerre avec lui-même.
L'ATHÉNIEN Que dis-tu là, merveilleux ami ?
CLINIAS Qu'ici aussi, étranger, de toutes les victoires la première et la plus belle est celle qu'on remporte sur soi-même, comme aussi de toutes les défaites la plus honteuse et la plus funeste est d'être vaincu par soi-même. Cela veut dire qu'il y a en chacun de nous un ennemi de nous-même.
L'ATHÉNIEN Renversons donc l'ordre de notre discours. Puisque chacun de nous est tantôt meilleur, tantôt pire que lui-même, dirons-nous que la même chose a lieu dans la famille, dans la bourgade et dans la cité, ou ne le dirons-nous pas ?
CLINIAS Veux-tu dire que l'une est tantôt meilleure, tantôt pire qu'elle-même ?
L'ATHÉNIEN Oui.
CLINIAS Cette question aussi, tu as bien fait de la poser ; car il en est absolument de même sans aucune différence dans les États : dans tous ceux où les bons ont l'avantage sur la multitude et les méchants, on peut dire justement qu'ils sont meilleurs qu'eux-mêmes et on a grandement raison de les féliciter d'une telle victoire. C'est le contraire dans le cas contraire.
L'ATHÉNIEN Laissons de côté la question de savoir si le pire est parfois supérieur au meilleur; cela exigerait une trop longue discussion. Mais je comprends à présent ce que tu veux dire, c'est qu'il peut arriver que des citoyens de la même race et de la même ville, méprisant la justice, se réunissent en grand nombre et asservissent par la force les justes qui sont moins nombreux, et, lorsqu'ils ont remporté la victoire, on peut dire avec raison que l'État est inférieur à lui même et mauvais, et que, s'ils ont le dessous, il est supérieur à lui-même et bon.
CLINIAS Ce que tu viens de dire, Athénien, est tout à fait étrange, et cependant il faut de toute nécessité convenir que c'est juste.
IV
L'ATHÉNIEN Allons maintenant, examinons ceci aussi. Supposons plusieurs frères du même père et de la même mère. Il ne serait pas du tout extraordinaire que la majorité d'entre eux fût injuste et la minorité juste.
CLINIAS Non, assurément.
L'ATHÉNIEN Il ne siérait, ni à moi ni à toi, de rechercher si, les méchants étant vainqueurs, toute la maison et la parenté serait dite pire qu'elle-même et meilleure qu'elle-même, s'ils étaient vaincus ; car notre examen ne porte pas à présent sur la convenance ou l'inconvenance des expressions, mais sur ce qui constitue naturellement la justesse ou l'erreur en matière de lois.
CLINIAS Rien de plus vrai que ce que tu dis, étranger.
MÉGILLOS C'est exact en effet, et je suis de ton avis sur le point que nous débattons à présent.
L'ATHÉNIEN Considérons encore ceci. Ces frères dont nous parlions tout à l'heure pourraient avoir quelqu'un pour les juger.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Quel serait le meilleur juge, celui qui ferait mourir ceux d'entre eux qui sont méchants et ordonnerait aux bons de se gouverner eux-mêmes, ou celui qui, remettant le pouvoir aux bons, laisserait vivre les mauvais à condition d'obéir volontairement aux autres ? Mais supposons un troisième juge d'une autre qualité, qui, trouvant une famille divisée, serait capable, sans faire périr personne, de rétablir pour l'avenir la concorde parmi ses membres, en leur donnant des lois et en veillant par là à maintenir leur amitié.
CLINIAS Un pareil juge, un tel législateur serait de beaucoup le meilleur.
L'ATHÉNIEN Et pourtant ce serait en vue du contraire de la guerre qu'il leur dicterait ses lois.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais celui qui établit l'harmonie dans la cité, est-ce en songeant à la guerre étrangère qu'il embellit le mieux la vie, ou en songeant à cette guerre qui naît souvent dans un État et qu'on appelle sédition, guerre qu'on voudrait surtout ne jamais voir éclater dans sa patrie, ou la voir étouffer le plus vite possible quand elle est née ?
CLINIAS Il est évident que c'est en vue de cette dernière.
L'ATHÉNIEN Et dans le cas d'une sédition, est-il quelqu'un qui préférât la paix gagnée par la ruine des uns et la victoire des autres, plutôt que l'amitié et la paix obtenue par une réconciliation et la nécessité de tourner ensuite son attention vers les ennemis du dehors ?
CLINIAS Chacun préférerait pour sa patrie le second cas au premier.
L'ATHÉNIEN N'en est-il pas de même du législateur ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Alors n'est-ce pas en vue du plus grand bien que tout législateur doit porter ses lois ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Or le plus grand bien n'est ni la guerre ni la sédition, il faut au contraire souhaiter de n'en avoir jamais besoin, mais la paix et la bienveillance mutuelle. Il semble donc que la victoire que la cité peut remporter sur elle-même ne doit pas être comptée parmi les plus grands biens, mais parmi les nécessaires. C'est comme si l'on croyait qu'un corps malade, après avoir été purgé par le médecin est dans le meilleur état, et qu'alors on ne fît aucune attention au corps qui n'en a pas du tout besoin. De même un homme qui aurait la même conception sur le bonheur de l'État ou des particuliers ne saurait jamais être un bon politique, ni un législateur exact, s'il se préoccupe uniquement et avant, tout des guerres du dehors. Il faut pour cela qu'il règle ce qui concerne la guerre en vue de la paix plutôt que de régler ce qui concerne la paix en vue de la guerre.
V
CLINIAS Ce que tu dis, étranger, paraît juste, et je m'étonne que notre législateur, ni celui de Lacédémone, n'ait pas mis tous ses soins à réaliser ce but.
L'ATHÉNIEN C'est bien possible ; mais ce n'est pas le moment de disputer âprement entre nous : il faut au contraire nous questionner paisiblement, sachant que nous, comme eux, nous nous intéressons vivement à ce sujet. Suivez maintenant ce que j'ai à en dire. Faisons comparaître Tyrtée, athénien de race, mais adopté comme citoyen par les Lacédémoniens (07), l'homme du monde qui a fait le plus d'estime des vertus guerrières, comme il paraît par les vers où il dit :
« Je ne mentionnerais pas, je n'estimerais en rien celui qui n'est pas très vaillant à la guerre, fût-il le plus riche des hommes et possédât-il beaucoup de biens." et il les énumère presque tous. Tu as sans doute, toi aussi, entendu réciter ces poèmes. Pour Mégillos, il en a, je pense, les oreilles rebattues.
MÉGILLOS Certainement.
CLINIAS Ils ont en effet passé de Lacédémone chez nous.
L'ATHÉNIEN Allons maintenant; interrogeons ensemble ce poète et disons lui : "O Tyrtée, le plus divin des poètes, tu as bien fait voir ton talent et ta vertu en louant excellemment les hommes qui excellent à la guerre. Aussi nous sommes à présent, à ce qu'il nous semble, Mégillos, Clinias de Cnossos que voici et moi, entièrement d'accord avec toi sur ce point ; mais nous désirons savoir clairement si nous parlons ou non des mêmes hommes. Dis-nous donc : reconnais tu comme nous qu'il y a deux espèces de guerre ; sinon, quel est ton avis." A cette question, il n'est pas besoin, je crois d'avoir l'esprit de Tyrtée pour répondre, ce qui est la vérité, qu'il y en a deux, l'une que nous appelons tous sédition et qui est, comme nous le disions tout à l'heure, la plus cruelle de toutes. Nous admettrons tous, je pense, que l'autre espèce de guerre est celle que nous menons au dehors contre des hommes d'autre race, avec lesquels nous sommes en conflit, guerre beaucoup plus douce que l'autre.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Voyons maintenant quels hommes et quelle guerre tu avais en vue en louant les uns et blâmant les autres si hautement. Ce sont, ce me semble, les guerres du dehors ; car tu dis dans tes poèmes que tu ne saurais supporter les hommes qui n'osent pas regarder en face la mort sanglante ni tenir ferme contre l'ennemi dans la mêlée. D'après ces vers nous pouvons, nous, te dire :
"Toi, Tyrtée, tu loues surtout ceux qui se distinguent dans les guerres du dehors contre les étrangers." Tyrtée n'en conviendrait-il pas ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Nous, au contraire, nous disons que, si bons qu'ils soient, il y en a de meilleurs, à savoir ceux qui font éclater leur valeur dans la guerre la plus violente. Et nous en avons pour garant Théognis (08), citoyen de Mégare en Sicile, qui dit :
"L'homme fidèle dans les cruelles dissensions, Kyrnos, vaut son poids d'or et d'argent. "
Cet homme-là, nous prétendons que dans la guerre la plus pénible il est infiniment supérieur à l'autre, qu'il l'est à peu près autant que la justice, la tempérance et la prudence jointes au courage sont supérieures au courage seul ; car, pour être fidèle et incorruptible dans des séditions, il faut réunir en soi toutes les vertus, au lieu que, pour soutenir un combat de pied ferme et pour être décidé à mourir, comme dit Tyrtée, c'est à faire à une foule infinie de mercenaires, lesquels sont généralement audacieux, malfaisants, insolents et les plus insensés de presque tous les hommes, à part un très petit nombre. A quoi donc aboutit tout ce discours et que voulons-nous prouver là ? C'est évidemment que tout d'abord et le législateur crétois inspiré par Zeus et tout autre législateur de valeur, si petite soit-elle, fixera toujours avant tout pour faire ses lois ses yeux sur la plus grande vertu. Or cette vertu, c'est, comme le dit Théognis, la fidélité dans les circonstances difficiles, qu'on peut appeler la justice parfaite. Quant à la vertu que Tyrtée a louée avant toutes les autres, elle est belle sans doute, et le poète l'a fait valoir à propos, mais néanmoins on peut dire en toute justice qu'elle n'est que la quatrième en nombre et en valeur.
VI
CLINIAS Ainsi donc, étranger, nous rejetons notre législateur parmi les législateurs du dernier ordre ?
L'ATHÉNIEN Non pas, mon excellent ami, c'est nous-mêmes que nous rejetons ainsi, quand nous croyons que Lycurgue et Minos ont eu principalement la guerre pour objet dans toute la législation de Lacédémone et, dans celle de ce pays.
CLINIAS Mais alors que devions-nous dire ?
L'ATHÉNIEN Ce que je crois conforme a la vérité et ce qu'il est juste de dire quand on parle d'une législation divine, c'est-à-dire que ce n'est pas en vue d'une partie de la vertu et la moindre qu'il légiférait, mais en vue de la vertu entière, et qu'il a cherché ses lois dans chacune des espèces qui la composent, sans se borner à celles que les législateurs de nos jours envisagent et recherchent ; car chacun d'eux ne cherche à présent et ne se propose que l'espèce dont il a besoin, l'un celle qui regarde les héritages et les épicières (09), l'autre les voies de fait, et d'autres une foule de choses de cette nature. Mais nous affirmons, nous, qu'une recherche bien conduite en matière de lois doit commencer comme nous l'avons fait, car j'approuve entièrement la manière dont tu t'y es pris pour exposer les lois de ton pays. Il est juste en effet de commencer par la vertu et de dire que c'est en vue de la vertu que Minos posait ses lois. Mais quand tu as dit qu'en légiférant, il rapportait tout à une partie de la vertu, et encore à la moins considérable, ton assertion ne m'a plus semblé juste, et c'est pour cela que j'ai introduit ensuite toute cette discussion. Maintenant veux-tu que je t'explique comment j'aurais voulu que tu divises le sujet, et ce que j'aurais désiré t'entendre dire ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Ce que tu aurais dû dire, étranger, le voici : "Ce n'est pas sans raison que les lois des Crétois sont singulièrement estimées dans toute la Grèce. C'est qu'elles sont bonnes, puisqu'elles rendent heureux ceux qui les pratiquent, en leur procurant tous les biens. Or il y a deux espèces de biens ; les uns sont humains, les autres divins. Les premiers sont attachés aux seconds, et, si un État reçoit les plus grands, il acquiert en même temps les moindres, et, s'il ne les reçoit pas, il est privé des deux. Les moindres sont la santé, qui tient la tète, en second lieu vient la beauté, en troisième lieu la vigueur, soit à la course, soit dans tous les autres mouvements du corps, et en quatrième lieu la richesse, non pas Plutus aveugle, mais Plutus clairvoyant, et marchant à la suite de la prudence. Dans l'ordre des biens divins, celui qui est en tête est la prudence ; au second rang, derrière elle, la tempérance réglée avec intelligence ; au troisième, la justice, mélange de ces vertus avec le courage ; et au quatrième, le courage. Ces derniers biens se rangent tous par leur nature avant les premiers, et c'est ainsi que le législateur doit aussi les ranger. Il faut ensuite que toutes les autres prescriptions enjointes aux citoyens aient en vue les divins, et les divins la prudence en son entier, qui tient le premier rang.
Il faut d'abord s'occuper des mariages qui unissent les citoyens entre eux, puis de la naissance et de l'éducation des enfants, mâles et femelles, les suivre de la jeunesse jusqu'à l'âge mûr et à la vieillesse, pour les honorer comme on le doit ou les frapper de peines infamantes ; il faut observer et surveiller dans toutes leurs relations leurs chagrins, leurs plaisirs, leur goûts pour tous les objets d'amour, et les blâmer ou les louer justement au moyen même des lois. Il faut faire de même pour leurs colères, leurs craintes, les troubles que l'adversité excite dans les âmes et le calme que la prospérité y ramène, tous les accidents qui surprennent les hommes dans les maladies, à la guerre, dans la pauvreté et dans les situations contraires. En tous ces cas, il faut enseigner et définir ce qu'il y a de beau et de laid dans les dispositions de chacun.
Après cela, il est nécessaire que le législateur porte son attention sur les acquisitions et les dépenses des citoyens et la manière dont elles se font, sur la formation et la dissolution des sociétés volontaires et involontaires qu'on fait en vue de tout cela et la manière dont on se comporte à l'égard les uns des autres en chacun de ces cas. Il doit examiner dans quels actes la justice est observée, dans quels actes elle fait défaut, distribuer des récompenses à ceux qui observent docilement les lois et infliger des peines fixées d'avance à ceux qui leur désobéissent. Quand enfin il sera parvenu au terme de sa constitution complète, il faudra qu'il s'occupe des morts et qu'il voie de quelle manière on donnera la sépulture à chacun d'eux et quels honneurs il convient de leur rendre. Quand il aura observé tout cela, il préposera au maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns d'après la raison, les autres d'après l'opinion vraie, en sorte que ce corps d'institutions assorti dans ses parties par l'intelligence paraisse marcher à la suite de la tempérance et de la justice, et non de la richesse et de l'ambition. C'est ainsi, étrangers, que j'aurais désiré et que je désire encore à présent que vous exposiez comment tout cela se trouve dans les lois attribuées à Zeus et à Apollon pythien, que Minos et Lycurgue ont édictées, et comment elles ont été rangées dans un ordre parfaitement clair pour un homme que l'étude et la pratique ont rendu habile dans la législation, mais qui n'est pas visible pour nous autres.
VII
CLINIAS Comment devons-nous donc, étranger, traiter ce qui suit ?
L'ATHÉNIEN Il faut, à mon avis, procéder à nouveau comme nous avons commencé et exposer en détail les exercices qui se rapportent au courage, puis passer, si vous le voulez bien, à une autre espèce de vertu et à une autre ensuite ; et la méthode que nous aurons suivie dans l'examen de la première, nous essaierons, en la prenant pour modèle, de l'appliquer aux autres et, en causant ainsi, nous allégerons la fatigue de la route. Nous ferons voir ensuite, si Dieu le veut, que ce que nous venons de dire de la vertu en général vise au même but.
MÉGILLOS C'est bien dit. Essaye d'abord de juger l'avocat de Zeus que tu as devant toi.
L'ATHÉNIEN Je vais essayer, mais je te jugerai, toi aussi, et moi-même ; car nous sommes tous intéressés ici. Répondez-moi donc : nous disons bien que les repas en commun et les exercices gymniques ont été imaginés par le législateur en vue de la guerre.
MÉGILLOS Oui.
L'ATHÉNIEN Et la troisième et la quatrième espèce ? Il faudrait peut-être passer ainsi en revue les parties du reste de la vertu, soit qu'on appelle ainsi ses parties ou qu'il faille leur donner un autre nom quelconque, pourvu qu'il laisse bien voir ce qu'il exprime.
MÉGILLOS Pour la troisième espèce que le législateur a trouvée, je dirais volontiers, et n'importe quel Lacédémonien aussi, que c'est la chasse.
L'ATHÉNIEN Essayons aussi de dire quelle est la quatrième et la cinquième.
MÉGILLOS Pour la quatrième, je peux encore essayer de la dire c'est l'endurance à la douleur, fort pratiquée chez nous dans les combats de main et dans les rapts où l'on reçoit toujours beaucoup de coups. Il y a aussi ce qu'on appelle la cryptie, exercice prodigieusement pénible et propre à donner de lendurance, et l'habitude d'aller nu-pieds et de coucher sans couverture en hiver, celle de se servir soi-même sans recourir à des esclaves, d'errer la nuit comme le jour à travers tout le pays. Nous avons encore les gymnopédies (10) , terribles exercices pour nous endurcir en luttant contre les fortes chaleurs, et une masse d'autres, si nombreux qu'on ne finirait jamais de les énumérer.
L'ATHÉNIEN C'est fort bien dit, étranger lacédémonien. Mais voyons, que dirons-cous du courage ? Dirons-nous simplement qu'il consiste à lutter contre la crainte et la douleur uniquement, ou aussi contre les désirs, les plaisirs et certaines flatteries d'une séduction dangereuse, qui rendent molles comme de la cire les âmes de ceux-mêmes qui se croient austères ?
MÉGILLOS A mon avis, il s'exerce contre tout cela à la fois.
L'ATHÉNIEN Si nous nous rappelons ce qui a été dit tout à l'heure, Clinias prétendait qu'il y a des États et des particuliers inférieurs à eux-mêmes. N'est-ce pas vrai, étranger de Cnossos ?
CLINIAS Exactement vrai.
L'ATHÉNIEN Eh bien maintenant, lequel des deux appellerons-nous lâche; est-ce celui qui succombe à la douleur, ou n'est-ce pas plutôt celui qui se laisse vaincre par le plaisir ?
CLINIAS A mon avis, c'est celui qui se laisse vaincre par le plaisir, et nous sommes tous d'accord pour dire que, l'homme vaincu par le plaisir est plus honteusement inférieur à lui même que celui qui l'est par la douleur.
L'ATHÉNIEN Mais alors le législateur de Zeus et celui d'Apollon n'ont-ils donc recommandé dans leur code qu'un courage boiteux, capable de résistance uniquement du côté gauche, mais incapable du côté droit de tenir contre les objets agréables et flatteurs, ou bien se soutient-il des deux côtés ?
CLINIAS Des deux côtés, suivant moi.
L'ATHÉNIEN Revenons encore là-dessus. Quelles sont chez vous, dans vos deux villes, les institutions qui vous permettent de goûter les plaisirs, au lieu de les fuir, institutions analogues à celles qui, au lieu de vous faire éviter les douleurs, vous jettent au milieu d'elles et vous forcent et vous déterminent par les honneurs que vous en retirez à les surmonter ? Où trouve-t-on dans vos lois une prescription du même genre ? Dites-moi quelle est celle qui rend chez vous les mêmes hommes courageux à la fois contre les douleurs et contre les plaisirs, qui les fait vaincre ce qu'il faut vaincre et fait qu'ils ne sont pas inférieurs aux ennemis qui sont les plus proches d'eux et les plus dangereux.
MÉGILLOS J'ai pu, étranger, citer beaucoup de lois pour résister à la douleur ; mais je ne suis pas également en fonds pour parler des plaisirs à propos d'objets importants et remarquables, mais peut-être le serais-je sur de minces objets.
CLINIAS Moi non plus, je ne suis pas à même de faire voir dans les lois de la Crète des prescriptions comme celles que tu demandes.
L'ATHÉNIEN O les meilleurs des étrangers, il n'y a rien d'étonnant à cela. Mais si quelqu'un de nous, amoureux de la vérité et de la perfection, trouve quelque chose à redire aux lois de son pays, ne nous fâchons pas et traitons-nous doucement les uns les autres.
CLINIAS C'est juste, étranger athénien, et il faut t'écouter.
L'ATHÉNIEN Le fait est, Clinias, que nous aurions mauvaise grâce à notre âge de nous en choquer.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Qu'on ait raison ou non de critiquer la constitution de Lacédémone et de la Crète, c'est une autre question ; mais pour ce qu'on en dit dans le vulgaire, peut-être suis-je mieux placé que vous deux pour le savoir ; car chez vous, parmi ces lois si bien établies, une des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce qu'elles ont de défectueux ; ils doivent s'accorder à dire d'une seule voix et du même cœur qu'elles ont été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs, et ils ne doivent en aucun façon supporter qu'on en parle autrement devant eux. Les vieillards seuls qui ont quelque remarque à faire sur vos lois peuvent s'en ouvrir aux magistrats et aux gens de leur âge, mais pas devant les jeunes gens.
CLINIAS Tu as parfaitement raison, étranger, et tu es un bon devin ; car, bien que tu n'aies pas assisté aux délibérations du législateur quand il fit cette loi, il me semble que tu as fort bien conjecturé son intention et que tu en parles fort justement.
L'ATHÉNIEN Nous sommes donc nous, puisqu'il n'y a point ici de jeunes gens, autorisés, vu notre âge, par le législateur à nous entretenir entre nous seuls sur ce sujet, sans commettre aucune faute.
CLINIAS C'est exact. Aussi ne te fais pas faute de critiquer nos lois. Il n'y a pas de déshonneur à reconnaître qu'une chose est défectueuse, d'autant plus que c'est le moyen d'y remédier, si l'on accueille la censure sans amertume et avec bienveillance.
VIII
L'ATHÉNIEN Fort bien ; mais je ne parlerai pas pour critiquer vos lois avant d'en avoir fait un examen aussi solide que possible, ou plutôt je n'en parlerai que pour exposer mes doutes. Vous êtes, parmi les Grecs et les barbares que nous connaissons, les seuls à qui le législateur a enjoint de s'abstenir des plaisirs et des divertissements les plus vifs et même d'y goûter, tandis que pour les peines et les craintes, dont nous parlions tout à l'heure, il a pensé que, si on les fuit de l'enfance jusqu'à la fin, lorsqu'ensuite la nécessité vous jette dans les travaux, les craintes et les peines, on fuira devant ceux qui s'y sont exercés et on deviendra leur esclave. C'est la même pensée, ce me semble, qui aurait dû venir à l'esprit du même législateur par rapport aux plaisirs ; il aurait dit se dire : "Si mes citoyens ne font pas dès la jeunesse l'essai des plus grands plaisirs et ne s'exercent pas à rester maîtres d'eux quand ils en jouissent, en sorte que la douceur de la volupté ne les entraîne jamais à commettre un acte honteux, il leur arrivera la même chose qu'à ceux qui se laissent vaincre par la crainte : ils deviendront d'une autre manière et plus honteusement encore les esclaves de ceux qui sont assez forts pour rester maîtres d'eux mêmes au milieu des plaisirs et de ceux qui en ont pris la jouissance, gens qui sont parfois très méchants, et leur âme sera en partie esclave, en partie libre, et ils ne seront pas dignes d'être, appelés franchement courageux et libres. Voyez donc si vous trouvez quelque raison à ce que nous venons de dire.
CLINIAS Cela nous paraît raisonnable, quand nous t'entendons parler ; mais de t'en croire d'emblée et sans difficulté sur des matières de cette conséquence, c'est plutôt le fait de jeunes gens irréfléchis.
L'ATHÉNIEN Maintenant, pour achever la revue des matières que nous nous sommes proposé de faire, il faut Clinias et toi, étranger de Lacédémone, parler de la tempérance. Que trouverons-nous sur ce point, comme tout à l'heure sur ce qui regarde la guerre, de mieux réglé dans vos États que dans ceux qui se gouvernent au hasard ?
MÉGILLOS Cela n'est guère facile à dire.
CLINIAS Il me semble pourtant que les repas en commun et les exercices gymniques ont été bien imaginés en vue de ces deux vertus.
L'ATHÉNIEN Je crois bien, étrangers, qu'une constitution politique peut difficilement, en théorie comme en pratique, échapper à toute contestation. Il y a des chances qu'il en soit ici comme dans la médecine, qui ne peut prescrire pour un même tempérament un seul régime qui ne soit à la fois nuisible à la santé et salutaire à certains égards. C'est ainsi que vos gymnases et vos repas en commun sont avantageux pour les États en bien des points, mais fâcheux par rapport aux séditions, comme en témoignent les enfants des Milésiens, des Béotiens et des Thuriens. En outre, cette institution parait avoir perverti l'usage des plaisirs de l'amour, tel qu'il a été réglé par la nature, non seulement pour les hommes, mais encore pour les animaux ; et c'est là un reproche que l'on peut faire à vos cités d'abord, ensuite à toutes celles qui s'appliquent particulièrement à la gymnastique. De quelque façon qu'il faille envisager cette sorte de plaisir, soit en badinant, soit sérieusement, il faut songer que c'est à l'union de la femelle et du mâle en vue de la génération que la nature a attaché ce plaisir, et que l'union des mâles avec les mâles et des femelles avec les femelles va contre la nature et que cet audacieux désordre vint d'abord de leur impuissance à se maîtriser dans le plaisir. Tout le monde accuse les Crétois d'avoir inventé la fable de Ganymède. Persuadés que leurs lois venaient de Zeus, ils ont imaginé cette fable sur son compte afin de pouvoir eux aussi goûter ce plaisir à l'exemple du dieu. Mais laissons là cette fiction. Lorsque les hommes s'inquiètent de faire des lois, presque toute leur attention doit rouler sur le plaisir et la douleur, tant par rapport aux mœurs publiques qu'à celles des particuliers. Ce sont deux sources ouvertes par la nature qui ne cessent de couler. Quand on y puise à l'endroit, dans le temps et dans la mesure convenables, que ce soit un État, un particulier ou un animal, on en rapporte le bonheur ; mais, si l'on y puise sans discernement et hors de propos, on est au contraire malheureux.
IX
MÉGILLOS Tout cela est vrai, semble-t-il, et je ne trouve pas de mots pour y répondre. Cependant il me semble que le législateur de Lacédémone a bien fait de nous ordonner de fuir les plaisirs. Pour les lois de Cnossos, notre camarade les défendra, s'il veut ; mais pour celles de Sparte, je crois qu'on n'en pouvait établir de plus belles en ce qui touche les plaisirs; car les plaisirs, les violences et les sottises de toute sorte auxquelles les hommes sont le plus exposés, tout cela a été banni de tout le pays par notre législation, et tu ne verras, ni dans les campagnes ni dans les villes qui dépendent de Sparte, ni ces banquets, ni ce qui en est la suite et qui excite au plus haut point le goût de toutes sortes de plaisirs, et il n'est personne qui, rencontrant un citoyen ivre qui parcourt les rues en chantant et dansant, ne lui inflige le plus sévère châtiment ; il a beau alléguer les Dionysies (11) pour excuse, il ne peut y échapper. Ce n'est pas comme chez vous, où j'en ai vu sur des charrettes, ni comme à Tarente, une de nos colonies, où j'ai vu toute la ville plongée dans l'ivresse aux Dionysies. Chez nous, on ne voit rien de tel.
L'ATHÉNIEN Étranger lacédémonien, tous ces divertissements n'ont rien que de louable, quand on y met une certaine réserve ; ils n'énervent que lorsqu'on s'y abandonne entièrement, et des gens de chez nous se défendraient vite et te riposteraient en te jetant à la face le relâchement des femmes lacédémoniennes (12). Enfin à Tarente, et chez nous et chez vous, il n'y a, je crois, qu'une chose à répondre pour montrer que ces usages, loin d'être repréhensibles, sont fondés en raison. Chacun, en effet, peut répondre à l'étranger qui s'étonne de voir un usage auquel il n'est pas habitué : "Ne t'étonne pas, étranger, telle est la loi chez nous ; peut-être est-elle chez vous différente sur ce point." Mais nous, en ce moment, mes amis, nous ne discutons pas sur les hommes en général, mais sur les défauts ou les qualités des seuls législateurs. Entrons donc dans quelques détails au sujet de l'ivresse en général ; car c'est un point de grande importance et ce n'est pas à un législateur médiocre qu'il appartient d'en juger. Je ne discute pas la question générale de savoir s'il faut ou non boire du vin ; je ne parle que de l'ivresse et je me demande s'il faut en user à cet égard comme les Scythes, les Perses et aussi les Carthaginois, les Celtes, les Ibères et les Thraces, toutes races guerrières, ou comme vous en usez vous-mêmes. Chez vous, on s'en abstient entièrement, à ce que tu dis, tandis que chez les Scythes et les Thraces, les femmes comme les hommes, boivent le vin tout à fait pur et en versent sur leurs habits, persuadés que c'est un rite honorable et qui porte bonheur. Les Perses aussi en font un grand usage, ainsi que des autres plaisirs sensuels que vous rejetez, mais ils sont en cela plus réglés.
MÉGILLOS Mais tous ces peuples-là, mon bon, nous les mettons en fuite, quand nous prenons les armes en main.
L'ATHÉNIEN N'allégue pas cette raison, mon excellent ami ; car il y a eu et il y aura encore beaucoup de défaites et de victoires dont il est difficile d'assigner la cause. Ce n'est pas en citant ces défaites et ces victoires que nous pouvons établir une ligne de démarcation entre les institutions qui sont bonnes et celles qui ne le sont pas ; cette démarcation prêterait toujours à la controverse. A la guerre, ce sont les grands Etats qui triomphent des petits et qui les asservissent. Ainsi les Syracusains ont subjugué les Locriens, qui passent pour avoir été les plus policés de ces contrées, et les Athéniens, les Céiens, (13) et nous trouverions mille autres exemples de ce genre. Mais essayons plutôt de voir ce qu'il nous faut penser de chaque institution, en l'examinant en elle-même ; laissons de côté pour le moment ces victoires et ces défaites et disons que tel usage est bon en soi, tel autre mauvais. Mais d'abord écoutez-moi vous dire comment il faut en ces matières mêmes examiner ce qui est bon et ce qui ne l'est pas.
MÉGILLOS Qu'as-tu donc à dire là-dessus ?
X
L'ATHÉNIEN Il me paraît que tous ceux qui, discourant sur un usage, se mettent aussitôt à le blâmer ou à l'approuver dès que l'on en a prononcé le nom, ne s'y prennent pas comme il faut. C'est juste comme si, entendant louer le froment comme un bon aliment, on le dépréciait sans s'être informé de ses effets, ni du profit qu'on en tire, ni comment, à qui, avec quoi, dans quel état et comment on doit le servir. C'est précisément ce que nous faisons maintenant dans notre discussion. On n'a pas plus tôt parlé de l'ivresse qu'à cc mot seul les uns l'ont blâmée, les autres louée, et bien mal à propos ; car c'est sur la foi de témoins et de panégyristes que nous fondons nos louanges les uns et les autres, et nous croyons donner un argument sans réplique, soit parce que nous produisons beaucoup de témoins, soit parce que nous voyons ceux qui s'en abstiennent vaincre dans les combats ; mais le désaccord continue entre nous. Si donc nous procédons de même dans l'examen de chacune des autres lois, nous montrerons, ce me semble, peu d'intelligence. Il me paraît nécessaire de procéder autrement, et je veux, à propos de cette question même de l'ivresse, essayer de vous montrer, si je puis, la vraie méthode pour examiner tous les usages de ce genre, puisque des milliers et des milliers de nations qui sont là-dessus en désaccord avec vous entreraient en lutte contre votre opinion.
MÉGILLOS Si vraiment il y a une bonne manière d'examiner ces questions, nous ne devons pas nous lasser d'écouter.
L'ATHÉNIEN Allons, examinons la chose à peu près ainsi. Supposons que quelqu'un loue l'élevage des chèvres et l'animal lui-même comme étant une belle possession, et qu'un autre, ayant vu des chèvres paissant sans berger, faire des dégâts dans les champs cultivés, les blamât et qu'il fît le même reproche à tout animal sans maître ou avec de mauvais maîtres, croirons-nous qu'un pareil blâme soit tant soit peu fondé en raison ?
MÉGILLOS Assurément non.
L'ATHÉNIEN Et pour être un bon pilote, dirons-nous qu'il suffit de posséder la science nautique, que d'ailleurs on soit sujet ou non au mal de mer ? Qu'en dirons-nous ?
MÉGILLOS Pas du tout, si à la science il joint le mal dont tu parles.
L'ATHÉNIEN Et un général d'armée ? Sera-t-il capable de commander, s'il possède l'art de la guerre, et s'il est lâche dans le danger et que l'ivresse de la peur lui donne la nausée ?
MÉGILLOS Comment le serait-il alors ?
L'ATHÉNIEN Et s'il n'a ni science, ni courage ?
MÉGILLOS Ce serait un très mauvais général, fait pour commander non des hommes, mais de pauvres femmelettes.
L'ATHÉNIEN Et quand il s'agit de louer ou de blâmer une assemblée quelconque, qui a naturellement un chef et qui peut être utile avec ce chef, si quelqu'un n'avait jamais vu cette assemblée en bon accord avec elle-même sous la direction d'un chef, mais toujours sans chef ou avec du mauvais chefs, croirons-nous qu'en voyant de telles assemblées, il puisse les blâmer ou les louer avec justesse ?
MÉGILLOS Comment le pourrait-il, s'il n'a jamais vu ni fréquenté aucune de ces assembles bien gouvernées ?
L'ATHÉNIEN Eh bien, parmi les nombreuses associations qui existent, ne pouvons-nous compter les convives et les banquets comme une sorte d'association ?
MÉGILLOS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Or cette association, l'a-t-on jamais vue jusqu'ici tenue correctement ? Il vous est facile à vous deux de répondre que vous n'en avez encore vu absolument aucune ; car elles ne sont pas en usage dans votre pays ni tolérées par la loi. Mais moi, j'ai assisté à beaucoup de banquets, et en beaucoup d'endroits ; en outre, j'ai des renseignements sur presque tous, et j'ose dire que je n'en ai jamais vu ni entendu nommer un seul où tout se soit passé régulièrement, et que tout, sauf quelques points peu importants et peu nombreux, y est en général on peut dire complètement défectueux.
CLINIAS Comment entends-tu cela, étranger ? Explique-toi encore plus clairement ; car nous autres, nous n'avons, comme tu dis, aucune expérience de ces sortes d'assemblée, et, lors même que nous y assisterions, nous ne pourrions peut-être pas reconnaître sur-le-champ ce qui s'y passe correctement ou non.
L'ATHÉNIEN C'est vraisemblable, mais je vais m'expliquer ; essaye de me suivre. Dans toutes les réunions et les associations, quel qu'en soit l'objet, il est de règle qu'il y ait toujours un chef : tu comprends cela ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Or, nous venons de dire qu'à la guerre le chef doit être courageux.
CLINIAS Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN Un homme courageux est moins troublé par la crainte que le lâche.
CLINIAS C'est vrai aussi.
L'ATHÉNIEN Mais s'il y avait moyen de mettre à la tête d'une armée un général qui ne craignit absolument rien et ne se troublât de rien, ne le ferions-nous pas à tout prix ?
CLINIAS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Mais il ne s'agit pas ici d'un chef qui commande une armée contre l'ennemi en temps de guerre, mais d'un chef qui commande à des amis qui se réunissent dans des sentiments de bienveillance mutuelle.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Or une telle assemblée, si elle s'enivre, n'ira pas sans tumulte, n'est-ce pas ?
CLINIAS C'est impossible en effet ; c'est même, je pense, tout le contraire.
L'ATHÉNIEN Dés lors, n'est-ce pas un chef qu'il faut tout d'abord à ces gens-là aussi ?
CLINIAS Certainement : il n'y a pas d'affaire où l'on en ait autant besoin.
L'ATHÉNIEN Et n'est-ce pas un chef ennemi du tumulte qu'il faut, s'il est possible, leur procurer ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et à l'égard de l'assemblée, il faut, je pense, qu'il soit prudent, car il doit veiller à conserver l'amitié qui en lie les membres et même prendre soin de l'augmenter quand ils sont réunis.
CLINIAS Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN Dès lors, ne faut-il pas donner à des gens qui s'enivrent un chef sobre et sage ? car, s'il est le contraire, s'il est jeune et peu sage et s'enivre pour commander à des gens ivres, il aura bien de la chance s'il ne cause pas quelque grand mal.
CLINIAS Un mal immense.
L'ATHÉNIEN Si donc on condamne ces assemblées dans les États où elles se tiennent, quand tout s'y passe aussi correctement que possible, parce qu'on s'en prend à l'institution même, il peut se faire que la condamnation soit fondée en raison. Mais si on les critique, parce qu'on les voit remplies des plus grands désordres, il est évident premièrement qu'on ignore que les choses ne se passent
point comme elles devraient se passer et deuxièmement que tout autre chose paraîtra aussi mauvaise, si un maître, un chef sobre y fait défaut. Ne remarques-tu pas qu'un pilote ivre, ou tout autre chef de n'importe quelle entreprise, renverse tout, bateaux, chars, armée, en un mot, tout ce qui peut être gouverné par lui ?
XI
CLINIAS Ce que tu viens de dire, étranger, est parfaitement vrai. Mais dis-moi encore une chose : si cet usage des banquets était pratiqué comme il convient, quel bien pourraient-ils nous faire à nous ?
Pour reprendre l'exemple cité tout à l'heure, si l'on donne un bon général à une armée, il assurera la victoire à ceux qui le suivront, ce qui n'est pas un mince avantage, et ainsi du reste. Mais supposons un banquet dirigé comme il faut, quel avantage en résultera-t-il pour les particuliers ou pour l'État ?
L'ATHÉNIEN Quel grand bien pourrait-on dire que l'éducation bien conduite d'un seul enfant ou d'un seul chœur d'enfants apporte à l'État ? Si l'on me posait une pareille question, je répondrais que d'un seul enfant la ville ne tirerait qu'un mince profit ; mais si tu me demandes quel grand avantage l'État recueille de l'éducation générale donnée aux enfants, il me sera facile de répondre que des jeunes gens bien élevés deviendront de bons citoyens et que devenus tels, ils se comporteront noblement en toutes rencontres, et qu'en particulier ils remporteront à la guerre la victoire sur les ennemis. L'éducation amène donc ainsi la victoire avec elle, mais la victoire à son tour pervertit parfois l'éducation. Que de gens, en effet, sont devenus plus insolents à la suite d'une victoire sur l'ennemi et à qui cette insolence a causé des maux sans nombre ! Jamais encore l'éducation n'est devenue une victoire à la thébaine (14), tandis que beaucoup de victoires ont été et seront funestes aux vainqueurs.
CLINIAS Tu me parais, cher ami, persuadé que le fait de se réunir pour passer le temps à boire contribue pour une grande part à l'éducation, pourvu que l'on y observe la règle.
L'ATHÉNIEN Je n'en doute point.
CLINIAS Pourrais-tu affirmer que ce que tu viens de dire est vrai ?
L'ATHÉNIEN Soutenir avec assurance, étranger, que c'est la vérité, alors que beaucoup de gens le contestent, cela n'appartient qu'à un dieu. Mais s'il faut dire ce que j'en pense, je ne refuse pas, puisque nous nous sommes engagés dans une discussion sur des lois et sur la politique.
CLINIAS Essayons de saisir justement ta pensée sur un sujet où les avis sont à présent si partagés.
L'ATHÉNIEN C'est ce qu'il faut faire : donnons toutes nos forces à la discussion, vous pour me suivre, moi pour essayer d'une manière ou d'une autre de vous éclaircir ma pensée. Mais écoutez d'abord une chose que j'ai à vous dire. Les Athéniens passent dans toute la Grèce pour aimer à parler et à parler beaucoup, tandis qu'à Lacédémone on aime la brièveté et qu'en Crète on préfère s'appliquer à penser plutôt qu'à parler. Aussi je me demande si vous ne trouverez pas que je parle beaucoup sur un bien mince sujet, et que je fais un discours interminable pour vous éclaircir ma pensée sur un objet aussi peu important que l'ivresse. Or pour redresser cet usage en conformité avec la nature, on ne peut rien dire de clair ni de suffisant sans parler de la vraie nature de la musique, et l'on ne peut non plus parler de la musique sans embrasser l'éducation tout entière, ce qui exige de très longs développements. Voyez donc ce que nous pouvons faire, si nous devons laisser ce sujet pour le moment et passer à un autre touchant les lois.
MEGILLOS Tu ne sais peut-être pas, étranger athénien, que ma famille est chargée à Lacédémone de l'hospitalité publique envers Athènes. Il arrive que les enfants eux-mêmes, quand ils apprennent qu'ils sont les proxènes (15) d'une ville, se sentent dès le jeune âge de l'inclination pour elle et la regardent comme une deuxième patrie après la leur ; c'est précisément ce qui m'est arrivé à moi aussi. Lorsque les Lacédémoniens blâmaient ou louaient les Athéniens et que j'entendais les enfants me dire : "Athènes, Mégillos, s'est bien ou mal comportée à notre égard", je prenais tout de suite votre parti contre ceux qui lançaient le blâme sur votre ville et j'avais pour vous une entière sympathie ; et maintenant encore votre langue me charme et ce qu'on dit communément des Athéniens, que, lorsqu'ils sont bons, ils le sont supérieurement, me parait la vérité même ; car ce sont les seuls qui, sans y être forcés, par un penchant naturel, par un don divin, ont une bonté véritable et sans feinte. Aussi, en ce qui me concerne, tu peux parler hardiment d tant qu'il te plaira.
CLINIAS Écoute aussi, étranger, et reçois favorablement ce que j'ai à te dire, et ne crains pas de dire tout ce que tu voudra. Tu as sans doute entendu dire ici qu'Épiménide fut un homme divin. Il était de ma famille. Dix ans avant les guerres médiques, sur l'ordre d'un oracle du dieu, il se rendit chez vous. Après y avoir fait les sacrifices que le dieu lui avait prescrits, voyant que les Athéniens redoutaient l'expédition des Perses, il leur prédit qu'ils ne viendraient pas de dix ans, et que, lorsqu'ils seraient venus, ils s'en retourneraient sans avoir rien fait de ce qu'ils espéraient, après avoir souffert plus de maux qu'ils n'en avaient fait. Alors vos ancêtres se lièrent d'hospitalité avec nous, et, depuis ce temps là, nos ancêtres et moi-même vous avons toujours été très attachés.
L'ATHÉNIEN Pour ce qui est de vous, vous êtes, je le vois, disposés à m'écouter ; pour ce qui est de moi, je suis prêt à parler, mais le pourrai-je ? La tâche n'est pas facile. Il faut essayer pourtant. Commençons donc par définir en vue de la discussion ce que c'est que l'éducation et quelle est sa vertu ; car c'est par elle que doit passer la discussion que nous nous proposons à présent, jusqu'à ce qu'elle arrive au dieu du vin.
CLINIAS Oui, procédons ainsi, si tu le trouves bon.
L'ATHÉNIEN Tandis que j'explique ce qu'il faut entendre par éducation, examinez si ce que j'aurai dit vous plaît.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.
XII
L'ATHÉNIEN Je parle donc et j'affirme que celui qui veut devenir bon en quoi que ce soit, doit s'y exercer dès l'enfance, soit en s'amusant, soit en s'en occupant sérieusement, sans rien négliger de ce qui s'y rapporte. Il faut, par exemple, que celui qui veut devenir un bon laboureur ou un bon architecte s'amuse, celui-ci à construire de petits châteaux d'enfant, celui-là à remuer la terre, que le maître qui les élève leur fournisse à l'un et à l'autre de petits outils faits sur le modèle des véritables, qu'ils apprennent à l'avance tout ce qu'il est nécessaire qu'ils sachent à l'avance, par exemple à mesurer et à niveler, s'ils doivent être charpentiers, à monter à cheval, s'ils doivent être soldats, ou à faire quelque autre apprentissage de ce genre pour s'amuser ; en un mot il faut essayer au moyen des jeux de tourner les plaisirs et les goûts des enfants vers le but qu'ils doivent finalement atteindre. Je dis donc que l'essentiel de l'éducation consiste dans cette discipline bien entendue qui pousse autant que possible l'esprit de l'enfant qui s'amuse à aimer ce qui, lorsqu'il sera devenu un homme, doit le rendre accompli dans la vertu propre à sa profession.
Voyez si jusqu'à présent ce que j'ai dit est de votre goût.
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Ne laissons pas non plus à ce que nous appelons éducation une signification vague. Quand nous blâmons ou louons l'éducation que certaines gens ont reçue, nous disons qu'un tel d'entre cous est bien élevé et que tel autre est mal élevé, alors même qu'ils en ont reçu une excellente pour le trafic, pour le commerce de mer ou pour d'autres professions du même genre. Ce n'est pas là pour nous, je pense, l'éducation dont nous traitons à présent ; nous parlons en effet de celle qui vise à nous former à la vertu dès l'enfance, qui nous inspire un désir ardent de devenir un citoyen parfait, sachant commander et obéir selon la justice. Or voilà celle que nous cherchons à définir et qui, ce me semble, mérite seule le nom d'éducation. Quant à celle qui vise l'acquisition des richesses ou de la force ou de tout autre talent, où la sagesse et la justice n'entrent pour rien, c'est une éducation d'artisans et d'esclaves, qui ne mérite pas du tout le nom d'éducation. Pour nous, ne disputons pas avec eux sur les termes, mais retenons ce point sur lequel nous venons de tomber d'accord, que ceux qui ont été bien élevés deviennent d'ordinaire vertueux et qu'ainsi on ne doit jamais mépriser l'éducation, car de tous les avantages, c'est le premier pour un homme vertueux. Que si parfois on en dévie et qu'il soit possible de rentrer dans la bonne voie, il faut toujours et toute sa vie mettre tous ses efforts à y arriver.
CLINIAS C'est juste, et nous sommes d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Nous sommes aussi convenus précédemment que ceux qui sont capables de se commander à eux-mêmes sont des gens de bien et que ceux qui en sont incapables sont des méchants.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN Reprenons, pour l'éclaircir davantage, ce que nous entendons par là, et permettez-moi d'essayer, si avec le secours d'une image je pourrais mieux vous expliquer la chose.
XIII
CLINIAS Parle seulement.
L'ATHÉNIEN N'admettons-nous pas que chacun de nous est un ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Et qu'il a en lui deux conseillers insensés opposés l'un à l'autre, qu'on appelle le plaisir et la douleur ?
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Et avec ces deux-là, la prévision de l'avenir, qui porte le nom commun d'attente ; mais l'attente de la douleur se nomme proprement crainte et celle du plaisir confiance. A toutes ces passions préside la raison qui prononce sur ce qu'elles ont de bon ou de mauvais, et, lorsque le jugement de la raison devient la décision commune de l'État, il prend le nom de loi.
CLINIAS J'ai quelque peine à te suivre ; continue cependant comme si je suivais.
MÉGILLOS J'éprouve, moi aussi, la même difficulté.
L'ATHÉNIEN Formons-nous là-dessus l'idée suivante : figurons-nous que chacun des êtres animés que nous sommes est une machine merveilleuse, sortie de la main des dieux, soit qu'ils l'aient composée pour s'amuser, soit qu'ils aient eu quelque dessein sérieux, car cela, nous ne le savons pas. Mais ce que nous savons, c'est que ces passions sont en nous comme des nerfs et des fils qui, se mouvant en sens opposé les uns aux autres, nous tirent et nous retirent vers des actions opposées ; et c'est là que se trouve la démarcation entre la vertu et le vice. Car la raison nous dit qu'il ne faut jamais suivre qu'un de ces fils, sans l'abandonner en aucune occasion, et résister aux autres. Et ce fil n'est autre que le fil d'or et sacré de la raison, appelé la loi commune de l'État. Les autres fils sont de fer et raides ; celui-là est souple, parce qu'il est d'or, tandis que les autres sont de toute sorte d'espèces. Il faut donc seconder la plus belle direction, celle de la loi, parce que la raison, si belle qu'elle soit, étant douce et éloignée de toute violence, a besoin d'être aidée par des serviteurs pour que le fil d'or triomphe des autres. Ainsi le mythe qui nous représente comme des machines merveilleuses sauvegarde la vertu et nous fait mieux voir ce que signifie être supérieur et inférieur à soi-même et que les États et les particuliers qui ont pris une connaissance exacte de ces fils qui sont en nous et qui nous tirent à eux doivent conformer leur conduite à cette connaissance, et qu'un État qui tient cette connaissance soit de quelque dieu, soit d'un homme qui la possède, doit en faire sa loi dans son administration et dans ses rapports avec les autres États. Par cette figuration le vice et la vertu sont plus faciles à distinguer, et, grâce à cette clarté plus grande, nous verrons peut-être mieux ce que sont l'éducation et les autres institutions, et aussi l'usage de s'enivrer dans les banquets, que l'on serait tenté de regarder comme un objet trop mince pour être traité si longuement sans nécessité.
CLINIAS Il se peut qu'il mérite cette longue discussion.
L'ATHÉNIEN C'est bien dit. Achevons donc une étude qui mérite que nous nous en occupions à présent.
XIV
CLINIAS Parle donc.
L'ATHÉNIEN Si nous faisions boire cette machine jusqu'à l'enivrer, en quel état la mettrions-nous ?
CLINIAS Qu'as-tu en vue en me posant cette question ?
L'ATHÉNIEN Il n'est pas encore question de cela. Mais d'une manière générale, si on la fait boire ainsi, quel effet cela produira-t-il sur elle ? Je vais essayer de t'expliquer plus clairement encore ce que je veux dire. Voici ce que je te demande : est-ce que l'effet du vin n'est pas d'intensifier nos plaisirs, nos peines, nos colères et nos amours ?
CLINIAS Oui, et de beaucoup.
L'ATHÉNIEN Et nos sensations, notre mémoire, nos opinions, nos pensées n'en deviennent-elles pas aussi plus fortes, ou plutôt n'abandonnent-elles pas l'homme qui s'est gorgé de vin jusqu'à l'ivresse ?
CLINIAS Elles l'abandonnent entièrement.
L'ATHÉNIEN N'arrive-t-il pas au même état d'âme que lorsqu'il n'était encore qu'un petit enfant ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Alors il n'est plus du tout maître de lui.
CLINIAS Plus du tout.
L'ATHÉNIEN Ne pouvons-nous pas dire qu'il est alors dans l'état le plus mauvais ?
CLINIAS Le plus mauvais de beaucoup.
L'ATHÉNIEN Ce n'est donc pas seulement, semble-t-il, le vieillard qui retombe en enfance, mais aussi l'homme ivre.
CLINIAS Tu ne pouvais mieux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN Dès lors, peut-on trouver une raison pour entreprendre de nous persuader qu'il faut goûter à cette débauche et ne pas la fuir de toutes ses forces et de tout son pouvoir ?
CLINIAS Il semble que oui, puisque tu dis toi-même que tu es prêt dès à présent à le soutenir.
L'ATHÉNIEN C'est vrai, ce que tu me rappelles là, et je suis tout prêt à tenir parole, puisque vous avez déclaré tous les lieux que vous m'écouteriez volontiers.
CLINIAS Comment ne t'écouterions-nous pas, ne fût-ce que parce qu'il est surprenant et étrange de soutenir qu'on doit de gaieté de cœur se mettre dans un état si avilissant ?
L'ATHÉNIEN C'est de l'état de l'âme que tu parles, n'est-ce pas ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Et le corps, camarade, faut-il le réduire à un mauvais état, à la maigreur, à la laideur et à l'impuissance ? Nous oserions bien étonnés qu'on puisse en arriver là volontairement.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Quoi donc ? Croirons-nous que ceux qui vont de leur plein gré chez les médecins pour se droguer ignorent que, peu de temps après et pour de longs jours, ils auront le corps en si piteux état que, s'ils devaient l'avoir ainsi jusqu'à la fin de leur vie, ils aimeraient mieux mourir ? Et ne savons-nous pas en quel état de faiblesse les pénibles exercices du gymnase réduisent sur le moment ceux qui s'y soumettent ?
CLINIAS Nous savons tout cela.
L'ATHÉNIEN Et qu'ils s'y rendent volontiers en vue du profit qu'ils en retireront ?
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas porter le même jugement sur les autres usages ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Il faut donc juger de même aussi l'usage des banquets, si on peut lui reconnaître à juste titre les mêmes avantages.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Si donc nous trouvons qu'il ait pour nous autant d'utilité que la gymnastique, il l'emporte d'abord sur elle en ce qu'il n'est pas accompagné de douleurs et que l'autre l'est.
CLINIAS C'est juste ; mais je serais bien surpris que nous puissions y trouver une telle utilité.
L'ATHÉNIEN C'est cela même, ce me semble, qu'il nous faut essayer de prouver à présent. Dis-moi : ne pouvons-nous pas observer qu'il y a deux espèces de craintes assez opposées ?
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN Les voici. Nous craignons d'abord les maux dont nous nous sentons menacés.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Ensuite nous craignons souvent l'opinion à la pensée qu'on nous prendra pour des méchants, si nous faisons ou disons quelque chose de malhonnête ; nous appelons cette crainte pudeur, c'est le nom, je crois, que tout le monde lui donne.
CLINIAS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Telles sont les deux craintes dont je parlais. La deuxième combat en nous la douleur et les autres objets terribles ; elle n'est pas moins opposée à la plupart des plaisirs et aux plus grands.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas vrai que le législateur et tout homme de quelque valeur tient cette crainte en très grand honneur et que, lui donnant le nom de pudeur, il qualifie d'impudence la confiance qui lui est opposée et la regarde comme le plus grand mal public et privé qui soit au monde ?
CLINIAS Tu dis vrai.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas cette crainte qui en maintes occasions importantes fait notre sûreté et qui, notamment à la guerre, contribue plus que toute autre chose à nous assurer la victoire et le salut ? Il y a en effet deux choses qui procurent la victoire, l'audace contre l'ennemi et la crainte de se déshonorer devant ses amis.
CLINIAS Cela est certain.
L'ATHÉNIEN Il faut donc que chacun de nous soit à la fois sans crainte et craintif, et c'est pourquoi nous avons distingué l'une de l'autre.
CLINIAS Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN Et si l'on veut rendre un homme intrépide, c'est en l'exposant à craindre beaucoup d'objets effrayants qu'à l'aide de la loi on le rend tel.
CLINIAS Il y a apparence.
L'ATHÉNIEN Et si nous voulons inspirer à quelqu'un la crainte de ce qu'il est juste de craindre, n'est-ce pas en le mettant aux prises avec l'impudence et en l'exerçant contre elle qu'il faut lui apprendre à vaincre en combattant ses penchants au plaisir ? C'est en luttant contre sa propre lâcheté et en la surmontant qu'il deviendra parfait en ce qui regarde le courage. Quiconque n'aura pas fait l'expérience de ce genre de combat et ne s'y sera pas exercé ne sera même pas courageux à demi ; et jamais il ne sera parfaitement tempérant, s'il n'a pas été aux prises avec une foule de plaisirs et de désirs qui le poussent à l'impudence et à l'injustice, et s'il ne les a pas vaincus à l'aide de la raison, du travail et de l'art, soit dans ses amusements, soit dans ses occupations sérieuses et si, au contraire, il n'a jamais éprouvé la force de toutes ces séductions.
CLINIAS Non, selon soute vraisemblance.
XV
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Y a-t-il un dieu qui ait donné aux hommes un breuvage propre à inspirer la crainte, en sorte que, plus on en prend pour en boire, plus, à chaque gorgée, on se sent malheureux et rempli de crainte pour le présent et pour l'avenir, si bien qu'on finit par s'effrayer de tout, fût-on le plus courageux des hommes, et que cependant, quand on a dormi et cuvé ce qu'on a bu, on redevient chaque fois tel qu'on était avant ?
CLINIAS Y a-t-il jamais eu au monde un breuvage de cette nature, étranger ?
L'ATHÉNIEN Jamais ; mais s'il y en avait un quelque part, le législateur ne s'en servirait-il pas utilement pour inspirer le courage, et n'aurions-nous pas sujet de lui dire à propos de ce breuvage : "Voyons, législateur, quels que soient ceux pour qui tu légifères, Crétois ou autres, est-ce qu'avant tout tu ne souhaiterais pas de pouvoir soumettre à l'épreuve le courage et la lâcheté de tes citoyens ?"
CLINIAS Il est évident que personne ne répondrait non.
L'ATHÉNIEN Et de faire cette épreuve en toute sûreté, sans grands dangers, ou dans des conditions contraires ?
CLINIAS En toute sûreté : c'est point sur lequel tout le monde sera d'accord.
L'ATHÉNIEN Et ne te servirais-tu pas de ce breuvage pour les jeter dans ces craintes et reconnaître dans cette épreuve leurs caractères, et pour les forcer ainsi à devenir intrépides en les encourageant, les admonestant, les récompensant, en couvrant au contraire d'opprobre quiconque rejetterait tes conseils et ne deviendrait pas en tout point tel que tu l'ordonnerais, en laissant aller sans le punir celui qui se serait bien et bravement exercé, et en punissant celui qui se serait mal exercé ? Ou bien refuserais-tu absolument d'employer ce breuvage, sans avoir d'ailleurs rien à objecter contre lui ?
CLINIAS Comment pourrait-on refuser, étranger ?
L'ATHÉNIEN Il est certain, mon ami, que cette épreuve serait d'une merveilleuse facilité en comparaison de celles d'aujourd'hui, soit qu'on la fît seul, ou avec quelques personnes ou avec autant de gens qu'on voudrait. Si, par égard pour la pudeur, et parce qu'il pense qu'il ne doit d pas se laisser voir avant d'être en bon état, un homme voulait s'exercer tout seul dans la solitude contre la crainte, il ferait bien de prendre ce breuvage, au lieu de cent autres remèdes. Il en serait de même si, se croyant en bonne forme grâce à son naturel et à l'exercice, il n'hésitait pas à s'entraîner avec plusieurs convives et à faire voir qu'il surmonte et domine assez la force qu'a nécessairement le breuvage, pour ne pas commettre une seule faute importante par indécence, et pour se préserver, grâce à sa vertu, de toute altération, et pour se retirer, avant d'arriver à l'ivresse extrême, redoutant les effets de ce breuvage, capable de terrasser tous les hommes.
CLINIAS Oui, étranger, un tel homme serait sage d'agir ainsi.
L'ATHÉNIEN Revenons à notre législateur et disons-lui : "Il est vrai, législateur, qu'un dieu n'a pas donné aux hommes un tel remède contre la crainte et que nous n'en avons pas imaginé nous-mêmes ; car je ne mets pas les enchanteurs en ligne de compte. Mais n'avons-nous pas un breuvage qui inspire l'intrépidité et une confiance téméraire et hors de raison ?" Qu'en dirons-nous?
CLINIAS Nous en avons un, répondra-t-il : c'est le vin.
L'ATHÉNIEN N'a-t-il pas une vertu opposée à celui dont nous venons de parler, qui rend tout de suite l'homme qui en a bu plus gai qu'il n'était avant ; qui fait que, plus il y goûte, plus il se remplit de belles espérances et de l'idée de sa puissance ; qui à la fin le fait parler avec une franchise et une liberté entière, dans la persuasion qu'il est sage, et qui lui ôte toute espèce de crainte, au point qu'il n'hésite pas à dire ni à faire tout cc qui lui passe par la tête !
CLINIAS Je pense que tout le monde en conviendra avec nous.
MÉGILLOS Sans contredit.
XVI
L'ATHÉNIEN Rappelons-cous ce que nous avons dit : qu'il y a dans notre âme deux choses dont il faut prendre soin, l'une qui est d'accroître notre confiance autant que possible, l'autre de porter nos craintes au plus haut degré possible.
CLINIAS C'est, croyons-nous, ce que tu appelais pudeur.
L'ATHÉNIEN Votre mémoire est fidèle. Mais, puisque le courage et l'intrépidité ne peuvent s'acquérir qu'en s'exerçant à affronter les objets terribles, examinons s'il ne faudrait pas rechercher le contraire dans les cas contraires.
CLINIAS II y a apparence.
L'ATHÉNIEN C'est dans les cas où nous sommes naturellement le plus confiants et le plus hardis qu'il faudrait, ce semble, nous exercer à réprimer l'impudence et la hardiesse dont nous sommes remplis et à craindre en toute occasion d'oser dire, souffrir ou faire quoi que ce soit de honteux.
CLINIAS Il le semble.
L'ATHÉNIEN Ce qui nous fait commettre ces actes honteux, n'est-ce pas la colère, l'amour, l'insolence, l'ignorance, l'amour du luxe, la lâcheté et aussi la richesse, la beauté, la force et tous les enivrements du plaisir qui égarent notre raison ? Or, pour faire l'essai de ces passions d'abord et s'exercer ensuite à les vaincre, peut-on citer une épreuve plus aisée et plus inoffensive, un plaisir mieux approprié à ce but que les divertissements des banquets, pourvu qu'on y apporte quelque circonspection ? Examinons la chose de plus près. Pour reconnaître le caractère difficile et farouche d'un homme, source de mille injustices, n'est-il pas plus dangereux d'en faire l'épreuve en concluant des contrats avec les risques qu'ils comportent que de l'observer dans une fête de Dionysos où l'on se rencontre avec lui ? Pour éprouver un homme asservi aux plaisirs de l'amour, lui confierons-nous nos filles, nos fils et nos femmes, et risquerons-nous ce que nous avons de plus cher pour reconnaître son caractère ? Je n'en finirais jamais d'énumérer les milliers de raisons qui feraient voir combien il est plus avantageux d'observer autrement tes caractères, sans avoir de dommage à craindre; et sur ce sujet ni les Crétois ni personne autre, je crois, ne pourraient contester que cette manière de l'éprouver les uns les autres ne soit convenable et que, pour la facilité, la sûreté et ta rapidité, elle ne l'emporte sur les autres épreuves.
CLINIAS Cela est vrai.
L'ATHÉNIEN Or ce qui fait connaître le caractère et la disposition des hommes est une des choses les plus utiles à l'art de les rendre meilleurs, qui est, nous pouvons, je crois, le dire, l'art de la politique n'est-ce pas ?
CLINIAS Assurément.
### Notes
(01) Cet Athénien, c'est Platon lui-même, comme le dit Cicéron, De Legibus, V.
(02) "Par les lois que Jupiter a données aux Crétois, ou que Minos a reçues de ce dieu, comme disent les poètes, il est ordonné qu'on endurcisse la jeunesse au travail." Cicéron, Tusculanes, II, 14.
(03) Lycurgue, dit Cicéron (De diuinatione, I, 43), fit confirmer par l'autorité d'Apollon Delphien les lois qu'il destinait à Lacédémone. Voici, à ce sujet, ce que dit Hérodote, II, 65 : "Quelquesuns racontent que la Pythie indiqua à Lycurgue la constitution maintenant établie à Sparte; mais, selon les Lacédémoniens eux-mêmes, Lycurgue, ayant reçu la tutelle de son neveu Léobate, roi de Sparte, apporta ses lois de la Crète."
(04) Odyssée, XIX, 178-179 : "Parmi les cités de la Crète était la grande ville de Cnossos, où Minos régna neuf ans, s'entretenant avec le grand Zeus." Tel est le sens des vers d'Homère. On supposa plus tard que Minos se rendait tous les neuf ans dans l'antre du Dictè.
(05) Cet antre et ce temple étaient sur le mont Dicté, aujourd'hui Lasthi (2.185 m.). C'est dans l'antre du Dictè que Zeus fut nourri par des abeilles. Cf. Virgile, Géorgiques, IV, 149-152 : "Je vais exposer l'instinct dont Jupiter lui-même a doté les abeilles en récompense de ceci, qu'attirées par le bruit que faisaient les Curètes et leurs armes retentissantes, elles nourrirent le roi du ciel dans l'antre du Dictè.
(06) Les Crétois passaient pour être les meilleurs archers de la Grèce.
(07) On raconte que, pendant la seconde guerre de Messénie, (645-628) les Lacédémoniens, sur le conseil de la pythie, demandèrent aux Athéniens de leur envoyer un chef pour réparer leurs insuccès. Les Athéniens, par dérision, leur envoyèrent un maitre d'école boiteux, appelé Tyrtée. Mais ce maître d'école sut par ses élégies relever le courage des Spartiates et leur rendre la victoire. Il est d'ailleurs probable, vu le fier patriotisme qui respire dans les fragments qui nous restent de Tyrtée, que leur auteur était Spartiate.
(08) Théognis de Mégare vécut dans la deuxième moitié du VIe siècle avant. J.-C., en un temps où les luttes de l'aristocratie et. de la démocratie déchiraient la ville. Il était noble et détestait la plèbe, qu'il vilipende dans ses élégies, dont la plupart sont adressées à Kyrnos, jeune homme noble, qui était peut-être son parent. II lui enseignait la vie à peu près comme Hésiode l'avait fait à son frère Persès. De là le caractère didactique et gnomique de ses poésies, pleines de sentences morales. On en fil des extraits, et c'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à nous un grand nombre de fragments, environ quatorze cents, parmi lesquels on reconnaît une soixantaine d'apocryphes. Ces fragments nous laissent voir une âme emportée et violente, révoltée par les maux qui accablent l'humanité.
(09) On appelait épiclère l'héritière unique, que le plus proche parent devait épouser, d'après le droit athénien, pour maintenir les biens dans la famille.
(10) Les gymnopédies étaient une fête annuelle qu'on célébrait à Sparte en l'honneur des guerriers morts à Thyréa. Elle était célébrée par des danses dle deux troupes d'hommes et d'enfants nus.
(11) Les Dionysies étaient des fêtes en l'honneur de Dionysos (Bacchus). Il y avait les grandes Dionysies, dans le mois d'élaphèbolion et les petites Dyonisies ou Dionysies des champs. On célébrait des fêtes du même genre à Rome sous le nom de Liberalia. On sait que c'est au milieu de ces fêtes que la comédie attique prit naissance.
Ignotum tragicae genus invenisse Camoenae
Dicitur, et plaustris vexisse pomata Thespis,
Quae canerent agerentque peruncti faecibus ora
Hor. Art poèt. 215-218.
(12) "Pour les femmes, dit Aristote, on prétend que Lycurgue, ayant entrepris de les assujettir aux lois, éprouva de leur part tant de résistance qu'il finit par renoncer à son dessein... Le dérèglement des femmes fait tache à la constitution." Politique, II, VI, 8 et 9.
(13) Les Céiens sont les habitants de file de Céos, une des Cyclades.
(14) Une victoire à la Thébaine ou à la Cadméenne se disait pour désigner une victoire désastreuse pour les vainqueurs comme pour les vaincus, comme celle d'Étéocle sur Polynice,
(15) On appelait proxène un étranger lié par l'hospitalité à telle ou telle ville dont il défendait les intérêts.
## LIVRE II
I
L'ATHÉNIEN Après cela, il faut, ce me semble, examiner au sujet des banquets le point que voici. N'offrent-ils pas d'autre avantage que de nous faire connaître les différents caractères qui nous distinguent, ou peut-on retirer encore de l'usage bien réglé des banquets quelque profit notable qui vaille la peine d'être recherché ? Qu'en dirons-nous ? On l'y trouve, en effet, comme semblent bien l'indiquer les discours que nous en avons tenus ; mais par quelle raison et comment ? écoutons-le et appliquons-nous, de peur de nous laisser induire en erreur.
CLINIAS Parle donc.
L'ATHÉNIEN Je veux d'abord vous rappeler comment nous avons défini la bonne éducation ; car, autant que j'en puis juger dès à présent, l'institution des banquets bien dirigés peut seule la préserver.
CLINIAS Tu t'avances beaucoup.
L'ATHÈNIEN Je dis donc que les premiers sentiments des enfants sont ceux du plaisir et de la douleur et que c'est par ces sentiments que la vertu et le vice se présentent d'abord à leur esprit. Pour ce qui est de la sagesse et des opinions vraies et fermes, heureux celui qui y parvient même dans son âge avancé ! Pour être parfait, il faut posséder ces biens et tous ceux qu'ils renferment. J'appelle éducation
la vertu qui se montre d'abord chez les enfants, soit que le plaisir, l'amitié, h: chagrin et la haine s'élèvent dans leur âme conformément à l'ordre, avant qu'ils puissent déjà s'en rendre compte, soit que, la raison venue, ils s'accordent avec elle sur les bonnes habitudes auxquelles on les a formés. C'est dans cet accord complet que consiste la vertu. Quant à cette partie de la vertu qui consiste à bien dresser les enfants en ce qui concerne le plaisir et la douleur et leur apprend à haïr du commencement de la vie jusqu'à la fin de qu'il faut haïr et aimer ce qu'il faut aimer, je la sépare du reste par la pensée, et je ne crois pas qu'on se trompe en lui donnant le nom d'éducation.
CLINIAS Pour notre compte, étranger, nous approuvons et ce que tu as dit auparavant et ce que tu dis à présent touchant l'éducation.
L'ATHÈNIEN C'est bien. Cette direction des sentiments de plaisir et de douleur qui constitue l'éducation se relâche et se corrompt en bien dos points dans le cours de la vie. Heureusement les dieux, prenant en pitié le genre humain condamné au travail, nous ont ménagé des repos dans la succession des fêtes instituées en leur honneur, et ils nous ont donné les Muses, Apollon leur chef et Dionysos pour s'associer à nos fêtes, afin qu'avec l'aide des dieux nous réparions pendant ces fêtes les manques de notre éducation. Voyons donc si ce que je proclame à présent est vrai et conforme à la nature, ou s'il en est autrement. Je dis qu'il n'est guère d'animal qui, lorsqu'il est jeune, puisse tenir son corps ou sa langue en repos et ne cherche toujours à remuer et a crier ; les uns sautent et bondissent, comme s'ils dansaient de plaisir et folâtraient, les autres poussent toutes sortes de cris. Mais les animaux n'ont pas le sens de l'ordre ni du désordre dans les mouvements, que nous appelons rythme et harmonie, tandis que les dieux qui, comme nous t'avons dit, nous ont été donnés pour associés à nos fêtes nous ont donné aussi le sentiment du rythme et de l'harmonie avec celui du plaisir. C'est par ce sentiment qu'ils nous font mouvoir et dirigent nos chœurs et nous font former la chaîne en chantant et en dansant, ce qu'ils ont appelé chœur, mot dérivé naturellement du mot joie (16).
II
D'abord approuvons-nous cela ? Admettons-nous que la première éducation nous vient par les Muses et par Apollon ? ou de quelle manière nous vient-elle ?
CLINIAS Elle nous vient comme tu l'as dit.
L'ATHÈNIEN Il nous faut donc admettre que l'on est mal éduqué, si l'on n'a pas été initié à l'art de la danse, et qu'on l'est bien, si on l'a suffisamment pratiqué.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais l'art des chœurs embrasse à la fois la danse et le chant.
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN L'homme bien élevé sera donc capable de bien chanter et danser ?
CLINIAS Il semble.
L'ATHÉNIEN Voyons donc ce que signifient ces derniers mots.
CLINIAS Quels mots ?
L'ATHÉNIEN L'homme qui a été bien élevé chante bien, disons-nous, et il danse bien. Faut-il ou non ajouter : s'il chante de belles choses, s'il exécute de belles danses ?
CLINIAS Ajoutons-le.
L'ATHÉNIEN Mais celui qui, sachant reconnaître la beauté des belles choses et la laideur des laides, en use en conséquence ne nous paraîtra-t-il pas mieux élevé dans l'art de la danse et dans la musique que celui qui est capable de rendre exactement par la danse ou le chant tout ce qu'il conçoit comme beau, mais qui ne se complaît pas aux belles choses et n'a pas d'aversion pour les laides, ou encore que celui qui, hors d'état d'exécuter et de d concevoir les mouvements, soit de corps, soit de la voix, n'en ressent pas moins de la joie ou de la peine, parce qu'il embrasse tout ce qui est beau et déteste ce qui est laid ?
CLINIAS Ils sont, étranger, très différents au point de vue de l'instruction.
L'ATHÉNIEN Et maintenant, si nous nous connaissons tous trois à la beauté du chant et de la danse, nous savons aussi distinguer correctement l'homme éduqué de celui qui ne l'est pas. Si, au contraire, nous n'y entendons rien, nous ne saurons pas non plus si l'on observe les prescriptions de l'éducation et en quoi. N'est-ce pas vrai ?
CLINIAS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Il nous faut donc ensuite chercher, comme des chiens sur la piste, quels sont les figures, les mélodies, le chant et la danse où l'on trouve de la beauté. Si cela nous échappe, ce que nous pourrons dire ensuite sur la bonne éducation, soit grecque, soit barbare, n'aboutira à rien.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Voilà un point résolu. Et maintenant, en quoi dirons-nous que consiste la beauté d'une figure ou d'une mélodie ? Dis-moi : l'attitude et les paroles d'un homme de cœur qui affronte les travaux ressemblent-elles à celles d'un homme lâche en butte aux mêmes peines et d des périls égaux ?
CLINIAS Comment se ressembleraient-elles, alors qu'elles n'ont même pas les mêmes couleurs ?
L'ATHÉNIEN Belle réponse, camarade. Mais dans la musique il y a place pour les figures et les mélodies, parce qu'elle roule sur le rythme et l'harmonie ; aussi peut-on assimiler la beauté d'une mélodie ou d'une figure à celle du rythme et de l'harmonie, mais on ne peut pas assimiler la mélodie ni le geste à une belle couleur (17), comme le font les maîtres de chœur. Pour les gestes et les chants du lâche et de l'homme de cœur, on peut avec raison qualifier de beaux ceux de ce dernier et de laids ceux du premier. Pour ne pas trop nous étendre sur toutes ces matières, disons simplement que tous les gestes et les chants qui tiennent à la vertu de l'âme, soit elle-même, soit ses images, sont beaux, et que ceux qui tiennent à la lâcheté sont tout le contraire.
CLINIAS Tu fais bien de nous engager à le dire : aussi répondonsnous qu'il en est comme tu dis.
L'ATHÉNIEN Dis-moi encore : prenons-nous tous un égal plaisir, à tous les chœurs, ou s'en faut-il de beaucoup ?
CLINIAS Il s'en faut du tout au tout.
L'ATHÉNIEN A quoi donc attribuerons-nous nos erreurs à cet égard ? Les mêmes choses ne sont-elles pas belles pour tout le monde, ou, bien qu'elles soient les mêmes, ne paraissentelles pas l'être ? De fait, personne n'osera dire que les rondes du vice sont plus belles que celles de la vertu, ni que lui-même se complaît aux figures qui expriment la méchanceté, et les autres à la Muse contraire. Il est vrai que la plupart des gens disent que l'essence véritable de la musique, c'est le pouvoir qu'elle a de réjouir nos âmes ; mais ce langage n'est pas supportable, et c'est une impiété de le tenir. Il est plus vraisemblable que la source de nos erreurs est la suivante.
III
CLINIAS Laquelle ?
L'ATHÉNIEN Comme la danse et le chant sont une imitation des mœurs, une peinture d'actions de toute sorte, de fortunes et d'habitudes diverses, c'est une nécessité que ceux qui entendent des paroles et des chants on assistent à des danses analogues aux caractères qu'ils tiennent de la nature ou de l'habitude ou des deux y prennent plaisir, les approuvent et disent qu'elles sont belles, qu'au contraire ceux dont elles choquent le caractère, les mœurs ou telle ou telle habitude ne puissent y prendre plaisir ni les approuver, et qu'ils les appellent laides. Mais ceux dont le caractère est naturellement droit, mais les habitudes mauvaises, ou dont les habitudes sont bonnes, mais le caractère mauvais, ceux-là font l'éloge de ce qui est contraire aux plaisirs ; car ils disent que chacune de ces imitations est agréable, mais mauvaise, et, lorsqu'ils sont en présence de personnes qu'ils croient sages, ils ont honte d'exécuter ces sortes de danses et de chanter ces sortes d'air, comme si sérieusement ils les déclaraient belles; mais ils y prennent intérieurement du plaisir.
CLINIAS C'est tout à fait vrai.
L'ATHÉNIEN Mais le plaisir qu'on prend à des figures ou à des chants vicieux n'apporte-t-il pas quelque préjudice, et n'y a-t-il pas d'avantage à se plaire A ceux qui leur sont opposés ?
CLINIAS C'est vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Est-ce seulement vraisemblable ? N'est-ce pas aussi une nécessité qu'il arrive ici la même chose qu'à celui qui, fréquentant des méchants aux mœurs dépravées, se plaît en leur compagnie, au lieu de la détester, mais blâme leur méchanceté en manière de badinage et comme en songe ? Ne deviendra-t-il pas forcément semblable à ceux dont il aime la compagnie, même s'il a honte de les louer, et pouvons-nous citer un bien ou un mal nécessaire plus grand que celui-là ?
CLINIAS Je ne le crois pas.
L'ATHÉNIEN Devons-nous penser que, dans un État où les lois sont ou seront bien faites, on s'en remettra aux poètes (18) de l'éducation musicale et des divertissements, et qu'ils pourront mettre dans leurs compositions les rythmes, les mélodies et les paroles qui leur plairont pour les enseigner ensuite aux fils de citoyens qui se gouvernent par de bonnes lois, et pour diriger la jeunesse dans les chœurs, sans se mettre en peine de ce qui peut en résulter pour la vertu ou pour le vice ?
CLINIAS Ce ne serait pas raisonnable, c'est trop évident.
L'ATHÉNIEN C'est pourtant ce qu'on leur permet de faire dans presque tous les pays, excepté en Égypte.
CLINIAS Quelle est donc sur ce point la loi que suivent les Égyptiens ?
L'ATHÉNIEN C'est une loi étonnante, à l'entendre. On a depuis longtemps, ce me semble, reconnu chez eux ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut dans chaque État habituer les jeunes gens à former de belles figures et à chanter de beaux airs. Aussi, après en avoir défini la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. En visitant ces temples, tu y trouveras des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est point là un chiffre approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que celles que les artistes font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art.
CLINIAS Voilà qui est surprenant.
L'ATHÉNIEN Oui, c'est un chef-d'œuvre de législation et de politique. On peut, il est vrai, trouver en ce pays d'autres lois qui ont peu de valeur ; mais pour la loi relative à la musique, il est vrai et digne de remarque qu'on a pu en cette matière légiférer hardiment et fermement et prescrire les mélodies qui sont bonnes de leur nature. Mais ceci n'appartient qu'à un dieu ou d'un être divin ; aussi l'on dit là-bas que les mélodies conservées depuis si longtemps sont des œuvres d'Iris. Si donc, comme je le disais, on pouvait d'une manière ou d'une autre en saisir la justesse, il faudrait hardiment les faire passer dans la loi et en ordonner l'exécution, persuadé que la recherche du plaisir et de la peine, qui porte à innover sans cesse en musique, n'a pas assez de force pour gâter les chœurs consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés. Du moins voyons-nous que là-bas elle n'a jamais pu les gâter ; c'est le contraire qui est arrivé.
CLINIAS Il paraît bien, d'après ce que tu viens de dire, qu'il en est ainsi.
IV
L'ATHÉNIEN Dès lors, ne pouvons-nous pas dire hardiment que, pour bien user de la musique et du divertissement de la danse, il faudra le faire comme je vais dire ? Ne ressentons-nous pas de la joie quand nous croyons être heureux, et, réciproquement, ne sommes-nous pas heureux quand nous ressentons de la joie ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Et quand nous nous réjouissons ainsi, nous ne pouvons pas rester tranquilles.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Est-ce que, dans ces moments-là, ceux d'entre nous qui sont jeunes ne sont pas prêts à danser en chœur, tandis que nous autres vieillards, nous jugeons qu'il convient à notre âge de passer notre temps à les regarder et à nous réjouir de les voir jouer et célébrer la fête qui nous rassemble, parce que notre agilité nous a quittés et que, dans le regret et la douceur que nous en gardons, nous instituons ainsi des concours pour ceux qui sont capables de réveiller en nous autant que possible le souvenir de notre jeunesse ?
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Devons-nous croire que le vulgaire soit tout à fait mal fondé à dire, comme il le fait à présent, que le cham pion qu'il faut tenir pour le plus habile et juger digne de la couronne est celui qui divertit et réjouit le plus ? Il faut eu effet, puisque le plaisir est de mise en ces occa sions, que celui qui amuse le mieux et le plus de gens, soit le mieux récompensé, et, comme je le disais à l'ins tant, qu'il remporte la victoire. Ce discours n'est-il pas raisonnable et ne ferait-on pas bien de procéder ainsi ?
CLINIAS Peut-être.
L'ATHÉNIEN Ne prononçons pas si vite sur cette matière, bienheureux Clinias. Divisons-la en ses parties et considérons-la de cette manière. Supposons qu'on propose simplement un concours quelconque, sans spécifier si c'est un concours gymnique, musical ou équestre, et que, rassemblant tous les citoyens, on proclame, en exposant les prix, qu'il s'agit uniquement de réjouir les spectateurs et que tous ceux qui le voudront peuvent se présenter à la lutte ; que celui qui aura causé le plus de plaisir aux spectateurs de n'importe quelle manière, car on n'en impose aucune, sera, par cela même qu'il aura le mieux réussi, proclamé vainqueur et jugé le plus amusant des concurrents.
Que devons-nous penser qui résultera de cette proclamation ?
CLINIAS Par rapport à quoi ?
L'ATHÉNIEN Selon toute vraisemblance, l'un viendra, comme Homère, débiter une rhapsodie ; un autre chantera en s'accompagnant de la cithare ; celui-ci jouera une tragédie ; celui-là une comédie, et je ne serais pas surpris qu'il vînt un escamoteur confiant dans ses tours d'adresse pour emporter la victoire sur tous les autres. De tous ces concurrents et de cent autres semblables, pouvons-nous dire lequel emporterait justement la victoire ?
CLINIAS Étrange question ! Qui pourrait te répondre en connaissance de cause avant d'avoir entendu de ses propres oreilles chacun des concurrents ?
L'ATHÉNIEN. Eh bien ! voulez-vous que je vous donne, moi, la réponse à cette étrange question ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Si l'on prend pour juges les tout petits enfants, ils se prononceront pour l'escamoteur, n'est-ce pas ?
CLINIAS Il n'y a pas de doute.
L'ATHÉNIEN Et si ce sont des enfants plus grands, pour le poète comique, et les femmes cultivées et les jeunes gens et sans doute la majorité des spectateurs pour le poète tragique.
CLINIAS Il n'y a guère à en douter.
L'ATHÉNIEN Mais c'est le rhapsode qui récitera comme il faut l'Iliade et l'Odyssée ou quelque morceau d'Hésiode que nous autres vieillards, nous écouterons le plus volontiers et que nous proclamerons hautement vainqueur. Auquel serait-il juste de donner la victoire ? C'est ce qu'il faut se demander après cela, n'est-ce pas ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Évidemment, vous et moi, nous dirons que la victoire revient de droit à ceux qui en auront été jugés dignes par les gens de notre âge ; car de tous ceux que j'ai nommés, c'est nous dont les habitudes passent pour être les meilleures, et de beaucoup, dans tous les États et dans tous les pays.
CLINIAS Sans doute.
V
L'ATHÉNIEN Je suis donc d'accord, moi aussi, avec le vulgaire sur ce point du moins, qu'il faut juger de la musique par le plaisir qu'elfe cause, non toutefois aux premiers venus, mais que la plus belle muse est sans doute celle qui charme les hommes les plus vertueux et suffisamment instruits, et plus encore celle qui plaît à un seul, distingué entre tous par sa vertu et son éducation. Et la raison pour laquelle je prétends que la vertu est nécessaire à ceux qui jugent en ces matières, c'est qu'outre la sagesse qui doit être leur partage, ils ont encore besoin de courage. Car le véritable juge ne doit pas juger d'après les leçons du théâtre, ni se laisser troubler par les applaudissements de la multitude et par sa propre ignorance; il ne doit pas non plus, s'il est connaisseur, céder à la lâcheté et à la faiblesse et, de la même bouche dont il a attesté les dieux avant de juger, se parjurer et prononcer son arrêt sans souci de la justice. Car le juge ne siège pas comme disciple, mais plutôt, ainsi le veut la justice, comme maître des spectateurs, et il doit s'opposer à ceux qui leur fournissent un plaisir inconvenant et pervers. L'antique loi de la Grèce, pareille à celle qui prévaut encore aujourd'hui en Sicile et en Italie, s'en remettait du jugement à la foule des spectateurs qui proclamait le vainqueur à mains levées. C'est un abus qui a gâté les poètes eux-mêmes, qui se règlent sur le mauvais goût de leurs juges, en sorte que ce sont les spectateurs qui se font eux-mêmes leur éducation, et qui a gâté aussi les plaisirs du théâtre lui-même. On ne devrait leur présenter que des modèles meilleurs que leurs mœurs et rendre ainsi leur plaisir meilleur, au lieu que c'est le contraire qui arrive. Où tend donc ce que je viens d'exposer a nouveau ? Voyez si ce n'est, pas à ceci ?
CLINIAS A quoi ?
L'ATHÉNIEN Il me semble que mon discours nous ramène pour la troisième ou quatrième fois au même terme, que l'éducation consiste à tirer et à diriger les enfants vers ce que la loi appelle la droite raison et qui a été reconnu tel d'un commun accord par les vieillards les plus vertueux, instruits par l'expérience. Afin donc que l'âme de l'enfant ne s'accoutume pas à des sentiments de plaisir et de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais qu'elle suive plutôt les vieillards et se réjouisse et s'afflige des mêmes objets qu'eux, on a dans cette vue inventé ce qu'on appelle les chants, qui sont en réalité des charmes destinés à produire cet accord dont nous parlons. Mais comme les âmes des enfants ne peuvent souffrir ce qui est sérieux, on a déguisé ces charmes sous le nom de jeux et de chants, et c'est sous ce nom qu'on les emploie. De même que, pour soigner les malades et les gens affaiblis, on tâche de mêler les drogues les plus salubres à certains aliments et à certaines boissons (19) et des drogues mauvaises aux aliments désagréables, afin qu'ils goûtent volontiers les uns et qu'ils s'accoutument à détester les autres, de même le bon législateur engagera le poète, et, s'il n'obéit pas, le contraindra à bien rendre dans des paroles belles et louables, dans ses rythmes et ses harmonies les gestes et les chants des hommes tempérants, courageux et parfaitement vertueux ?
CLINIAS Au nom de Zeus, crois-tu, étranger, que ce règlement soit en usage dans les autres États ? Pour moi, il n'y a pas, que je sache, d'autre pays que le nôtre et celui des Lacédémoniens où l'on pratique ce que tu viens de recommander. Partout ailleurs on fait de nouveaux changements dans la danse et dans toutes les parties de la musique. Et ce ne sont pas les lois qui commandent ces innovations, mais le goût déréglé de certains plaisirs, qui, loin d'être pareils et invariables, comme ils le sont en Égypte selon ton interprétation, ne sont au contraire jamais les mêmes.
L'ATHÉNIEN Très bien, Clinias ; mais si tu crois que j'ai voulu dire par là que cela se pratique aujourd'hui, je ne serais pas surpris qu'il faille attribuer cette méprise à un manque de clarté dans l'exposition de mes idées. En exprimant mes désirs relativement à la musique, je l'ai sans doute fait de telle sorte que tu as pu croire que je parlais d'une chose existante. Lorsque les maux sont inguérissables et l'erreur poussée trop loin, il n'est jamais agréable, mais il est quelquefois nécessaire d'en faire la censure. Mais puisque tu es de mon avis sur ce point, dis-moi : tu affirmes que mes prescriptions sont mieux observées chez vous et chez les Lacédémoniens que chez les autres Grecs ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais supposons qu'elles le soient comme chez vous. Pourrons-nous dire alors que les choses iraient mieux qu'elles ne vont à présent ?
CLINIAS Sans comparaison, si elles se passaient comme chez les Lacédémoniens et chez nous et comme tu viens de dire toi-même qu'elles devraient se passer.
VI
L'ATHÉNIEN Allons, mettons-nous d'accord à présent. Ce qu'on dit chez vous à propos de l'éducation et de la musique envisagées dans leur ensemble ne se ramène-t-il pas à ceci ? Obligez-vous les poètes à dire que l'homme de bien, du fait qu'il est tempérant et juste, est heureux et fortuné, peu importe qu'il soit grand et fort, ou petit et faible, riche ou pauvre ; mais que, fût-on même plus riche que Kinyras (20) et Midas (21), si l'on est injuste, on est malheureux et l'on mène une triste existence. J'ajoute à cela ce que dit votre poète (22), s'il veut bien dire : je ne parle pas et je ne fais aucun cas d'un homme qui posséderait tout ce qu'on appelle des biens, s'il n'y joint pas la possession et la pratique de la justice. S'il est juste, qu'il aspire à combattre l'ennemi de pied ferme et de près ; mais s'il est injuste, aux dieux ne plaise qu'il ose regarder le carnage sanglant, ni qu'il devance à la course Borée de Thrace, ni qu'il jouisse d'aucun des avantages qu'on appelle biens ; car ceux que le vulgaire appelle des biens sont mal nommés. On dit en effet que le premier des biens est la santé, le deuxième la beauté, le troisième la richesse, et l'on en compte encore des centaines d'autres, comme l'acuité de la vue et de l'ouïe et le bon état des sens ; ajoutez-y la liberté de faire ce qu'on veut en qualité de tyran ; et enfin le comble du bonheur, c'est de devenir immortel aussitôt qu'on a acquis tous ces biens. Mais vous et moi, nous disons, je pense, que la possession de tous ces biens est excellente pour les hommes justes et sains, mais très mauvaise pour les hommes injustes, à commencer par la santé ; que la vue, l'ouie, la sensibilité, en un mot, la vie est le plus grand des maux, si l'on est immortel et si l'on possède tout ce qu'on appelle bien, sans être juste et entièrement vertueux, mais que le mal est d'autant moins grand qu'on vit moins de temps dans ces conditions. Voilà les principes que je professe. Vous engagerez, je pense, vous forcerez les poètes de chez vous à les proclamer, à mettre leurs rythmes et leurs harmonies en conformité avec eux et par ce moyen à élever ainsi vos jeunes gens. N'ai-je pas raison ? Voyez. Je déclare nettement, moi, que ce qu'on appelle des maux sont des biens pour les hommes injustes, et des maux pour les justes ; qu'au contraire les biens sont réellement des biens pour les bons, mais des maux pour les méchants. Comme je vous l'ai demandé, sommes-nous, vous et moi, d'accord là-dessus ? Qu'en dites-vous ?
VII
CLINIAS Je crois que nous sommes d'accord sur certains points, mais sur d'autres, pas du tout.
L'ATHÉNIEN Peut-être ne puis-je réussir à vous persuader qu'un homme qui posséderait la santé, la richesse, la tyrannie jusqu'à la fin, et j'ajoute pour vous une force extraordinaire et du courage avec l'immortalité, sans rien avoir de ce qu'on appelle des maux, pour peu qu'il logeât en lui l'injustice et la violence, loin de mener une vie heureuse serait manifestement malheureux.
CLINIAS Tu as deviné juste.
L'ATHÉNIEN Soit. Comment pourrai-je, après cet aveu, vous amener à mon avis ? Ne croyez-vous pas que cet homme courageux, fort, beau, riche et maître de faire pendant toute sa vie ce qu'il désire, s'il est injuste et violent, mène nécessairement une vie honteuse ? Peut-être m'accorderez-vous au moins ce point.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Et ceci encore, qu'il mène une mauvaise vie.
CLINIAS Pour cela, je ne serai pas aussi affirmatif.
L'ATHÉNIEN M'accorderas-tu qu'il mène une vie désagréable et fâcheuse pour lui-même ?
CLINIAS Pour cela, comment veux-tu que nous en convenions encore ?
L'ATHÉNIEN Comment ? Si un dieu veut bien, comme je le crois, mes amis, nous mettre d'accord ; car pour le moment nous ne le sommes guère. Pour moi, mon cher Clminias, la chose me paraît si nécessaire qtue je croirais plus facilement que la Crète n'est pas une île; et, si, j'étais législateur, j'essayerais de forcer les poètes et tous mes concitoyens à parler en ce sens, et j'imposerais, peu s'en faut, la plus grande peine à quiconque dirait dans le pays qu'il y a des gens qui, bien que méchants, vivent heureux, qu'il y a des choses utiles et profitables, mais qu'il y en a d'autres plus justes, et, sur maints autres objets, j'engagerais mes concitoyens à tenir un langage différent de celui que tiennent, semble-t-il, les Crétois et les Lacédémoniens, et sans doute aussi les autres hommes. Allons, au nom de Zeus et d'Apollon, dites-moi, vous les meilleurs des hommes, si nous demandions à ces dieux qui vous ont donné des lois si ce n'est pas le plus juste qui mène la vie la plus heureuse ou bien s'il y a deux sortes de vies, dont l'une est la plus agréable, et l'autre la plus juste, et qu'ils nous répondissent qu'il y en a deux, nous pourrions peut-être leur poser cette autre question, qui serait bien à sa place : Lesquels faut-il proclamer les plus heureux, ceux qui mènent la vie la plus juste ou ceux qui mènent la vie la plus agréable ? S'ils nous répondaient que ce sont ceux qui mènent la vie la plus agréable, leur réponse serait absurde. Mais, au lieu de faire tenir aux dieux un pareil langage, mettons-le plutôt au compte de nos pères et de nos législateurs, et ces questions que nous avons faites, supposons qu'elles se soient adressées à un père ou à un législateur, et qu'il nous ait répondu que celui qui mène la vie la plus agréable est le plus heureux. "Mon père, lui dirais-je alors, ce n'est donc pas la vie la plus heureuse que tu as voulu que je mène, puisque tu n'as jamais cessé de me recommander de mener la vie la plus juste." Une telle assertion dans la bouche d'un législateur ou d'un père serait, à mon avis, absurde, et il serait bien embarrassé pour se mettre d'accord avec lui-même. Si, au rebours, il déclarait que la vie la plus juste est la plus heureuse, tous ceux qui l'entendraient pourraient lui demander quel est donc ce bien et cette beauté préférable au plaisir que la loi trouve et approuve dans la vie la plus juste; car quel bien y a-t-il pour le juste, si l'on en retire le plaisir ? Quoi donc ? la gloire et l'approbation des hommes et des dieux seraient-elles une chose belle et bonne, mais incapable de causer du plaisir, et l'infamie, le contraire ? Divin législateur, cela ne peut pas être, dirions-nous. Peut-il être beau et bon et en même temps fâcheux de ne commettre aucune injustice et de n'en subir de personne, et y a-t-il au contraire de l'agrément dans la condition opposée, quoique mauvaise et honteuse ?
CLINIAS Comment cela se pourrait-il ?
VIII
L'ATHÉNIEN Ainsi le discours qui ne sépare point l'agréable du juste, du bon et du beau peut au moins, à défaut d'autre effet, déterminer les gens à mener la vie sainte et juste, et le législateur tiendrait le langage le plus honteux et le plus contradictoire, s'il disait qu'il n'en est pas ainsi ; car personne ne consentira de plein gré à faire une chose qui lui procurera moins de plaisir que de peine. Or ce qu'on voit de loin donne des vertiges à presque tout le monde et en particulier aux enfants. Mais le législateur, ôtant le vertige qui nous aveugle, nous fera voir les choses sous un jour opposé et nous persuadera d'une manière ou d'une autre, par les pratiques, les louanges et les discours, que la justice et l'injustice sont dessinées en perspective et représentées l'une en face de l'autre, que l'injuste et le méchant, portant la vue sur ces deux tableaux, trouvera charmant celui de l'injustice et très déplaisant celui de la justice, mais que le juste, les regardant à son tour, en portera un jugement tout opposé.
CLINIAS C'est évident.
L'ATHÉNIEN Mais de ces deux jugements lequel tiendrons-nous pour le plus vrai et le plus autorisé, celui de l'âme dépravée ou celui de l'âme saine ?
CLINIAS Forcément celui de l'âme saine.
L'ATHÉNIEN Il est donc forcé que la vie injuste soit, non seulement plus honteuse et plus mauvaise, mais encore plus vraiment désagréable que la vie juste et sainte.
CLINIAS Mes amis, elle risque fort de l'être, d'après ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN Lors même que cela ne serait pas aussi certain que la raison vient de le démontrer, si un législateur de quelque valeur a jamais osé mentir à la jeunesse pour son bien, a-t-il jamais pu faire un mensonge plus utile que celui-ci et plus efficace pour faire pratiquer la justice, non par force, mais volontairement ?
CLINIAS La vérité est belle et noble, étranger, mais elle ne paraît pas facile à enseigner.
L'ATHÉNIEN Soit. On n'a pourtant pas eu de peine à rendre croyable la fable phénicienne (23), si incroyable qu'elle fût, et mille autres pareilles.
CLINIAS Quelle est cette fable ?
L'ATHÉNIEN Celle des dents semées, d'où naquirent des hoplites. C'est pour un législateur un exemple frappant de ce qu'on peut faire, si on veut entreprendre de persuader les âmes des jeunes gens. Il n'a donc qu'à chercher et découvrir ce qui sera le plus avantageux à l'État et à trouver par quels moyens variés et de quelle façon toute la communauté tiendra toujours le plus possible sur ce point un seul et même langage dans ses chants, ses fables et ses discours. Si vous êtes d'un autre avis que moi, vous êtes libres de combattre mes raisons.
CLINIAS Il ne me semble pas qu'aucun de nous deux puisse te contester ce que tu viens de dire.
L'ATHÉNIEN C'est donc à moi à continuer, et je dis qu'il faut former trois chœurs qui tous doivent agir par incantation sur les âmes encore jeunes et tendres des enfants, en leur répétant toutes les belles maximes que nous venons d'exposer et que nous pourrions encore exposer, et dont l'essentiel est que la vie la plus agréable est, au jugement des dieux, la plus juste. Nous ne dirons en cela que l'exacte vérité, et nous persuaderons mieux ceux qu'il nous faut persuader qu'en leur tenant n'importe quel autre discours.
CLINIAS On ne peut disconvenir de ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN Tout d'abord nous ne saurions mieux faire que d'introduire en premier lieu le chœur des Muses, composé d'enfants qui chanteront ces maximes en public et à tous les citoyens avec tout le zèle possible. Ce sera ensuite le tour du second, formé des jeunes gens qui n'auront pas dépassé la trentaine. Ils prendront Paean à témoin de la vérité de ces maximes et le prieront de la faire entrer doucement dans leur âme et de leur accorder sa protection. Un troisième chœur, composé d'hommes faits, depuis trente ans jusqu'à soixante, doit aussi chanter à son tour. Pour ceux qui auront passé cet âge, comme ils ne sont plus capables de chanter, on les réservera pour conter des fables sur les mœurs en s'appuyant d'oracles divins.
CLINIAS Quels sont, étranger, ces troisièmes chœurs dont tu parles ? Nous ne saisissons pas clairement ce que tu veux en dire.
L'ATHÉNIEN Ce sont ceux en vue desquels j'ai tenu jusqu'ici la plupart de mes discours.
CLINIAS Nous n'avons pas encore compris ; essaye de t'expliquer plus clairement.
IX
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, si nous avons bonne mémoire, au début de cet entretien, que la jeunesse, naturellement ardente, ne pouvait tenir en repos ni son corps ni sa langue, qu'elle criait au hasard et sautait continuellement, que l'idée de l'ordre à l'égard du mouvement et de la voix était étrangère aux animaux et que la nature ne l'avait donnée qu'à l'homme, que l'ordre dans le mouvement portait le nom de rythme et que celui de la voix, mélange de tons aigus et de tons graves, s'appelait harmonie, et les deux réunis chorée. Nous avons dit que les dieux, touchés de compassion pour nous, nous avaient donné comme associés à nos chœurs et comme chorèges Apollon et les Muses, et en troisième lieu, vous en souvient-il ? Dionysos.
CLINIAS Comment ne nous en souviendrions-nous pas ?
L'ATHÉNIEN Nous avons déjà parlé des chœurs des muses et d'Apollon. Il nous faut maintenant parler du troisième et dernier, celui de Dionysos.
CLINIAS Comment cela ? explique-toi. Il y a de quoi être surpris, quand on entend soudain parler d'un chœur de vieillards consacré à Dionysos, composé d'hommes au-dessus de trente et de cinquante ans jusqu'à soixante.
L'ATHÉNIEN Tu as parfaitement raison. Aussi faut-il expliquer comment la pratique de ces chœurs peut être fondée en raison.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Etes-vous d'accord avec moi sur ce qui a été dit précédemment ?
CLINIAS Au sujet de quoi ?
L'ATHÉNIEN Qu'il faut que chaque citoyen, homme fait ou enfant, libre ou esclave, mâle ou femelle, en un mot que tout l'Etat en corps se répète toujours à lui-même les maximes dont nous avons parlé, en y glissant quelques modifications et en y jetant une variété telle qu'on ne se lasse pas de les chanter et qu'on y trouve toujours du plaisir.
CLINIAS Comment ne pas convenir qu'il faut faire ce que tu dis ?
L'ATHÉNIEN Mais en quelle occasion cette partie des citoyens, qui est la meilleure et qui par l'âge et la sagesse est plus propre que toute autre à persuader, pourra-t-elle, en chantant les plus belles maximes, contribuer particulièrement au bien de l'État ? Nous ne serons pas, je pense, assez malavisés pour laisser de côté ce qui peut donner le plus d'autorité aux chants les plus beaux et les plus utiles. CLINIAS D'après ce que tu dis, il n'est pas possible de le laisser de côté.
L'ATHÉNIEN Comment donc conviendrait-il de s'y prendre ? Voyez si ce ne serait pas ainsi.
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN Quand on devient vieux, on hésite beaucoup à chanter, on a moins de plaisir à le faire, et, si l'on y est forcé, on en rougit d'autant plus qu'on est plus vieux et plus sage, n'est-ce pas ?
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Ne rougirait-on pas encore davantage, s'il fallait chanter debout sur un théâtre devant toutes sortes de gens, et, si l'on était forcé, en vue d'exercer sa voix, de rester maigres et abstinents, comme les choristes qui disputent le prix, n'éprouverait-on pas à le faire un extrême déplaisir, une grande honte et une forte répugnance ?
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN Comment ferons-nous donc pour les encourager à chanter de bonne grâce ? Ne faut-il pas commencer par faire une loi qui interdise absolument aux enfants jusqu'à l'âge de dix-huit ans l'usage du vin, leur remontrant qu'il ne faut pas jeter de feu sur le feu qui dévore leur corps et leur âme, avant qu'ils se livrent aux travaux qui les attendent, et qu'ils doivent se garder avec soin des folies propres à la jeunesse ? Ensuite nous leur permettrons d'y goûter modérément jusqu'à trente ans, mais en s'abstenant absolument pendant leur jeunesse d'en boire à l'excès et jusqu'à l'ivresse. Quand ils atteindront la quarantaine, ils prendront part aux banquets en commun et appelleront les dieux et inviteront en particulier Dionysos à leur fête et à leurs divertissements ; car ce dieu, en donnant le vin aux hommes, leur a procuré un remède pour adoucir l'austérité de la vieillesse, remède qui nous rajeunit, nous fait oublier nos chagrins, amollit la dureté de notre caractère, en sorte que, comme le fer placé dans le feu, il devient ainsi plus malléable. Dans les dispositions où le vin les aura mis, est-ce que nos vieillards ne se porteront pas plus volontiers et avec moins de honte à chanter, non pas devant les foules, mais devant un nombre restreint de spectateurs, et non des spectateurs étrangers, mais des amis, et à pratiquer, comme nous l'avons dit souvent, leurs incantations ?
CLINIAS Ils s'y porteront beaucoup plus volontiers.
L'ATHÉNIEN Il y aurait donc là, pour les amener à prendre part aux chants, un moyen qui conviendrait assez.
CLINIAS Assurément.
X
L'ATHÉNIEN Quelle sorte de chant leur mettrons-nous dans la bouche ? Quelle sera leur muse ? N'est-il pas évident qu'ils doivent en avoir une qui convienne à leur âge.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Quel chant pourrait convenir à des hommes divins ? Serait-ce celui des chœurs ?
CLINIAS Pour nous, étranger, et pour les Lacédémoniens, nous ne saurions chanter d'autres chants que ceux que nous avons appris dans les chœurs, et auxquels nous sommes accoutumés.
L'ATHÉNIEN Je le crois, parce que réellement vous n'avez jamais été à même d'employer le plus beau chant. Votre État n'est qu'un camp ; au lieu d'habiter dans des villes, vos jeunes gens sont comme des poulains qui paissent assemblés en troupeaux. Aucun de vous ne sépare le sien de la bande et ne le prend avec lui, si sauvage et si hargneux qu'il soit, pour le mettre entre les mains d'un écuyer particulier et le dresser en l'étrillant, en l'apprivoisant et en usant de tous les moyens convenables à l'éducation des enfants. On en ferait ainsi non seulement un bon soldat, mais un homme capable de bien administrer, soit l'État, soit des villes, et, comme nous l'avons dit au début, un meilleur guerrier que les guerriers de Tyrtée et qui estimerait le courage, non comme la première, mais comme la quatrième partie de la vertu, en toutes circonstances et en tous lieux, chez les particuliers et dans tout l'État.
CLINIAS Je ne sais pas pourquoi, étranger, tu rabaisses de nouveau nos législateurs.
L'ATHÉNIEN Si je le fais vraiment, mon bon, c'est sans intentions Mais suivons la raison, si vous le voulez bien, partout où elle nous conduira. Si effectivement nous découvrons une muse plus belle que celle des chœurs et des théâtres publics, essayons de la faire adopter à ces vieillard. qui, disions-nous, rougissent de l'autre et désirent s'adonner à la plus belle.
CLINIAS C'est cela même qu'il faut faire.
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas, dans tout ce qui est accompagné de quelque agrément, ou que cet agrément seul soit ce qu'il faut le plus rechercher, ou qu'on y trouve une qualité intrinsèque ou de l'utilité ? On peut dire, par exemple, que le manger, le boire et, en général, tout aliment comporte une certaine douceur que nous nommons plaisir, mais que la qualité intrinsèque et l'utilité des aliments qu'on absorbe, c'est d'entretenir la santé, et que c'est en cela même que réside leur dualité essentielle.
CLINIAS C'est parfaitement exact.
L'ATHÉNIEN La science aussi ne va pas sans agrément et sans plaisir ; mais pour sa bonté, son utilité, sa noblesse et sa beauté, c'est à la vérité qu'elle les doit.
CLINIAS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? dans tous les arts plastiques, qui reproduisent la réalité, n'y a-t-il pas un plaisir qui s'y attache, et n'est-il pas très juste de dire que c'en est l'agrément ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Mais la bonté intrinsèque de ces sortes d'ouvrages, consiste, pour le dire en un mot, dans leur ressemblance exacte, tant pour la quantité que pour la qualité, avec l'objet imité, et non dans le plaisir.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN On n e peut donc bien juger d'après le plaisir que les choses qui ne comportent ni utilité, ni vérité, ni ressemblance, et qui, d'un autre côté, ne causent aucun dommage, mais qu'on recherche uniquement pour l'agrément qui accompagne ces qualités, et qu'on peut très bien appeler plaisir, quand rien de tout cela n'y est joint.
CLINIAS Tu veux dire le plaisir qui n'a rien de nuisible.
L'ATHÉNIEN Oui, et ce même plaisir est, selon moi, un divertissement, lorsqu'il ne fait ni mal ni bien qui vaille la peine qu'on y prête attention ou qu'on en parle.
CLINIAS Tu as tout à fait raison.
L'ATHÉNIEN Dès lors ne pouvons-nous pas conclure, d'après ce que nous venons de dire, qu'aucune imitation, aucun rapport d'égalité ne doit être jugé sur le plaisir et l'opinion mal fondée, car ce n'est pas par l'opinion qu'on peut s'en faire ou par le peu de plaisir qu'on y prend que l'égalité est l'égalité et la proportion, la proportion, mais avant tout par la vérité, et non par quelque autre chose que ce soit.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Or ne disons-nous pas que la musique est toujours un art de représentation et d'imitation ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il ne faut donc pas écouter ceux qui disent qu'on juge la musique sur le plaisir, ni rechercher comme digne de notre empressement la première musique venue, mais celle qui se conforme à l'imitation du beau.
CLINIAS Cela est très vrai.
L'ATHÉNIEN Et nos vieillards qui recherchent le plus beau chant et la plus belle muse devront naturellement chercher, non celle qui est agréable, mais celle qui est juste, et l'imitation, disons-nous, est juste si l'objet imité est de la même grandeur et de la même qualité que celui qu'il reproduit.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et tout le monde conviendra que toutes les créations de la musique ne sont qu'imitation et représentation. N'est-ce pas un point sur lequel tout le monde est d'accord, poètes, auditeurs et acteurs ?
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Il faut donc, semble-t-il, pour chacune de ses créations, savoir ce qu'elle exprime, si l'on ne veut pas se tromper en la jugeant, car si on ne commit pas la chose même qu'elle veut rendre et de quoi elle est réellement l'image, on jugera difficilement de la rectitude de ses intentions ou de ses défauts.
CLINIAS Difficilement en effet. Comment pourrait-il en être autrement ?
L'ATHÉNIEN Mais si l'on n'a pas idée de la rectitude d'une chose, sera-t-on jamais capable de discerner ce qui est bien ou mal ? Je ne m'explique pas très clairement ; peut-être serai-je plus clair de cette manière.
CLINIAS De quelle manière ?
XI
L'ATHÉNIEN Il y a sans doute des milliers d'imitations qui s'adressent à la vue.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Si donc ici encore on ignore ce que sont les objets imités, pourra-t-on jamais reconnaître si l'exécution est fidèle, je veux dire, par exemple, si les propositions des objets sont bien observées et chacune des parties bien à sa place, quel en est le nombre, et si elles sont ajustées les unes à côté des autres dans l'ordre qui convient, et si les couleurs et les figures aussi sont bien imitées, ou si tout cela a été confondu ? Vous semble-t-il qu'on puisse jamais discerner tout cela, si l'on n'a aucune idée de ce qu'est l'animal imité ?
CLINIAS Comment le pourrait-on ?
L'ATHÉNIEN Mais si nous savons que l'objet peint ou modelé est un homme, et que l'artiste en a représenté toutes les parties avec leurs couleurs ou leurs formes, ne s'ensuit-il pas nécessairement que nous pouvons juger tout de suite si l'ouvrage est beau, ou ce qui lui manque pour l'être ?
CLINIAS On peut dire, étranger, que nous reconnaîtrions presque tous les beautés des animaux représentés.
L'ATHÉNIEN Parfaitement. Dès lors, ne faut-il pas, si l'on veut porter un jugement sain sur chaque image, soir en peinture, soit en musique ou en tout autre genre, connaître ces trois choses, d'abord ce qu'est l'objet imité, ensuite s'il est exactement reproduit, et, en troisième lieu, si l'imitation est belle, soit pour les paroles, soit pour les mélodies, soit pour les rythmes ?
CLINIAS Il semble en effet.
L'ATHÉNIEN Voyons donc, sans nous rebuter, ce qui fait la difficulté de bien juger la musique. Comme c'est de toutes les imitations la plus vantée, c'est celle aussi qui exige le plus de circonspection, car ici l'erreur peut causer les plus grands dommages en nous faisant embrasser de mauvaises mœurs, et en même temps elle est très difficile à saisir, parce que les poètes sont loin d'égaler les Muses dans leurs créations. Ce n'est pas elles qui commettraient la faute d'adapter à des paroles qu'elles auraient faites pour les hommes des figures et une mélodie qui ne conviennent qu'aux femmes, ou d'ajuster à une mélodie et à des figures qu'elles auraient composées pour des hommes libres des rythmes propres aux esclaves ou à des rustres, ou enfin, quand elles ont pris pour base des rythmes et une figure propres à un homme libre, de mettre sur ces rythmes une mélodie ou des paroles qui les contrarient. Jamais elles ne mêleraient des voix d'animaux, d'hommes, d'instruments et des bruits de toute sorte pour exprimer une seule chose, au lieu que nos poètes humains, entrelaçant étroitement et brouillant tout cela d'une manière absurde, prêtent à rire à tous ceux qui, comme dit Orphée, ont reçu du ciel le sentiment de l'harmonie. Car non seulement ils mêlent tous ces éléments, mais encore ils les séparent violemment et nous présentent un rythme et des figures sans mélodie et des paroles sans accompagnement assujetties au mètre, ou, par contre, une mélodie et un rythme sans paroles, joués sur la simple cithare ou la flûte. Dans de telles conditions, il est très difficile de deviner ce que veulent dire ce rythme et cette harmonie dénués de paroles et à quel genre d'imitation de quelque valeur cela ressemble. Il faut reconnaître qu'il y a beaucoup de rusticité dans ce goût qu'ils affectent pour la vitesse, la volubilité et les cris d'animaux, au point qu'ils jouent de la flûte et de la cithare en dehors de la danse et du chant ; user de ces deux instruments autrement que pour accompagner dénote un manque total de goût et un vrai charlatanisme. Voilà ce que j'avais à dire sur ce sujet. Au reste, nous n'examinons pas ici de quel genre de musique les hommes qui ont atteint la trentaine et ceux qui ont dépassé la cinquantaine doivent s'abstenir, mais quel genre ils doivent pratiquer. Ce qui me paraît résulter de ce discours, c'est que les hommes de cinquante ans qui sont dans le cas de chanter doivent être mieux instruits que personne de ce qui concerne la musique des chœurs. Il faut qu'ils aient un sens aigu et une connaissance exacte des rythmes et des harmonies; autrement, comment pourraient-ils reconnaître la justesse des mélodies, les cas où il convient d'user du mode dorien, et si le poète a bien ou mal ajusté le rythme à la mélodie ?
CLINIAS Il est évident qu'ils ne le pourraient pas.
L'ATHÉNIEN La plupart des spectateurs sont ridicules de croire qu'ils sont assez habiles pour reconnaître si l'harmonie et le rythme conviennent ou ne conviennent pas, parce qu'ils ont été forcés de chanter et de marcher en mesure. Ils ne réfléchissent pas qu'ils le font sans connaître chacune de ces choses et que toute mélodie est juste, quand elle a les qualités qui lui conviennent, et manquée dans le cas contraire.
CLINIAS C'est absolument exact.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? si l'on ne connaît même pas la nature d'une chose, pourra-t-on jamais reconnaître, comme nous l'avons dit, si elle est juste, quelle que soit d'ailleurs cette chose ?
CLINIAS Le moyen ?
XII
L'ATHÉNIEN Nous découvrons donc encore à présent, ce semble, que nos chanteurs, que nous appelons et forçons en quelque sorte à chanter de bonne grâce, doivent nécessairement être assez instruits pour être à même de suivre la marche des rythmes et les tons des mélodies, afin que, connaissant les harmonies et les rythmes, ils soient en état de choisir ceux qui conviennent à des gens de leur âge et de leur caractère, qu'ils les chantent ensuite et qu'en les chantant, ils goûtent dès ce moment un plaisir innocent, et apprennent à la jeunesse à embrasser comme il convient les bonnes mœurs. Ainsi instruits, ils disposeraient de connaissances plus complètes que celles de la foule et des poètes eux-mêmes. Car il n'y a aucune nécessité que le poète connaisse si son imitation est belle ou non, ce qui est le troisième point ; mais il est à peu près indispensable qu'il connaisse ce qui concerne l'harmonie et le rythme, tandis que nos vieillards doivent connaître les trois points, pour choisir ce qu'il y a de plus beau ou ce qui en approche le plus ; autrement ils ne seront jamais des enchanteurs capables d'inspirer la vertu à la jeunesse. Nous avons expliqué du mieux que nous avons pu ce que nous voulions en entamant cette discussion, c'est à savoir d'aider à l'action du chœur de Dionysos. Voyons si nous y avons réussi. C'est une nécessité qu'une telle assemblée soit tumultueuse, et qu'elle le devienne toujours davantage à mesure qu'on continue à boire ; c'est une chose que nous avons posée comme nécessaire au début, en parlant des assemblées telles qu'elles se pratiquent maintenant.
CLINIAS Nécessaire en effet.
L'ATHÉNIEN On s'exalte, on se trouve plus léger qu'à l'ordinaire, on s'abandonne à la joie, on est plein de franchise et dans cet état, on n'écoute pas ses voisins, et l'on prétend qu'on est capable de se gouverner soi-même et les autres,
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, n'est-ce pas ? que, dans ces dispositions, les âmes des buveurs, échauffées comme le fer, deviennent plus molles et plus jeunes, de sorte qu'elles seraient faciles à conduire à celui qui pourrait et saurait les dresser et les former, comme quand elles étaient jeunes. Or ce modeleur est le même dont nous parlions alors, c'est le bon législateur, qui doit imposer aux banquets des lois capables de faire passer à des dispositions opposées cet homme gonflé d'espérances et d'audace, qui pousse l'impudence au-delà des bornes, incapable de s'assujettir à l'ordre, de parler, de se taire, de boire et de chanter à son rang ; il faut, pour que cet homme repousse l'impudence qui l'envahit, qu'elles lui inspirent, avec la justice, la plus belle des craintes, cette crainte divine que nous avons appelée honte et pudeur.
CLINIAS Cela est vrai.
L'ATHÉNIEN II faut encore que ces lois soient gardées et secondées par des hommes rassis et sobres qui commandent les buveurs, parce qu'à défaut de tels chefs, il est plus malaisé de combattre l'ivresse que l'ennemi avec des généraux qui manquent de sang-froid. Il faut enfin que ceux qui ne peuvent se résoudre à obéir à ces chefs et à ceux qui dirigent les chœurs de Dionysos, c'est-à-dire aux vieillards au-dessus de cinquante ans, encourent le même déshonneur, un déshonneur plus grand même que ceux qui désobéissent aux commandants d'Arès.
CLINIAS C'est juste.
L'ATHÉNIEN Si l'ivresse était ainsi réprimée et le divertissement surveillé, n'est-il pas vrai que les buveurs en retireraient de grands avantages et se quitteraient meilleurs amis qu'auparavant, et non en ennemis, comme ils le font à présent ? Mais il faudrait pour cela que les réunions se fissent en conformité avec les lois et que ceux qui ne sont pas sobres obéissent à ceux qui le sont.
CLINIAS Tu as raison, si les réunions se passaient comme tu viens de le dire.
XIII
L'ATHÉNIEN Ne condamnons donc plus sans appel ce présent de Dionysos ; ne disons plus qu'il est mauvais et qu'il ne mérite pas d'être reçu dans un État. Il y aurait encore beaucoup â dire en sa faveur, notamment qu'il nous procure le plus grand bien ; mais on hésite à en parler à la foule, parce qu'elle comprend et juge mal ce qu'on en dit.
CLINIAS Quel est donc ce grand bien ?
L'ATHÉNIEN Il court dans le public une tradition qui dit que Hèra, la marâtre de Dionysos, lui brouilla la raison, et que pour se venger, il introduisit les orgies et les danses extravagantes, et que c'est dans ce dessein qu'il nous fit présent du vin. Pour moi, je laisse ce langage à ceux qui croient qu'on peut faire en sûreté de tels contes au sujet des dieux. Ce que je sais, c'est qu'aucun animal ne naît avec toute l'intelligence qu'il doit avoir, lorsqu'il aura atteint sou plein développement, et que, dans le temps où il n'a pas encore acquis la sagesse qui lui est propre, il est en état de folie, il crie sans aucune règle, et, dès qu'il est capable de se mouvoir, il fait des sauts désordonnés. Rappelons-nous ce due nous avons dit, que c'est de là qu'ont pris naissance la musique et la gymnastique.
CLINIAS Nous nous en souvenons ; comment l'aurions-cous oublié ?
L'ATHÉNIEN Et que c'est de là aussi que les hommes ont pris l'idée du rythme et de l'harmonie, et que, parmi les dieux, c'est à Apollon, aux Muses et à Dionysos que nous en sommes redevables.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Les autres disent, ce semble, que Dionysos a donné le vin aux hommes pour se venger d'eux, en les mettant en folie ; mais le discours que nous tenons à présent fait voir qu'il nous a été donné comme remède en vue du contraire, pour mettre dans nos âmes la pudeur et dans nos corps la santé et la force.
CLINIAS Tu nous rappelles, étranger, de la manière la plus heureuse ce qui a été dit précédemment.
L'ATHÉNIEN Nous avons entièrement traité d'une moitié de la chorée ; pour l'autre moitié, il en sera ce qu'il vous plaira, nous l'achèverons ou la laisserons de côté.
CLINIAS De quelle moitié parles-tu et comment conçois-tu cette division ?
L'ATHÉNIEN La chorée prise en son entier, c'était pour nous l'éducation prise en son entier ; mais une de ses parties comprend les rythmes et les harmonies qui se rapportent à la voix.
CLINIAS Oui
L'ATHÉNIEN L'autre partie, qui se rapporte au mouvement du corps comprend, nous l'avons dit, le rythme qui est commun au mouvement de la voix, et elle a en propre la figure, tandis que le mouvement de la voix a en propre la mélodie.
CLINIAS C'est exactement vrai.
L'ATHÉNIEN A l'art qui, réglant la voix, passe jusque dans l'âme et la dresse à la vertu, nous avons donné, je ne sais pourquoi, le nom de musique.
CLINIAS Et on l'a bien nommé.
L'ATHÉNIEN Quant aux mouvements du corps, qui constituent, avons-nous dit, le divertissement de la danse, s'ils vont jusqu'au perfectionnement du corps, nous avons nommé gymnastique l'art qui conduit à ce but.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Nous avons dit que nous avions traité à peu près la moitié de la chorée qu'on appelle musique. N'en parlons plus. Parlerons-nous de l'autre moitié, ou que devonsnous faire ?
CLINIAS Que crois-tu, mon excellent ami, quand tu parles à des Crétois et à des Lacédémoniens, qu'ils doivent répondre à une pareille question, lorsqu'après avoir traité tout au long de la musique, on n'a pas touché à la gymnastique ?
L'ATHÉNIEN Je dis, moi, qu'en me posant cette question, tu as déjà clairement répondu, et je vois que cette interrogation est non seulement une réponse, comme je viens de le dire, mais encore une sommation de traiter tout au long de la gymnastique.
CLINIAS Tu m'as parfaitement compris. Fais donc ce que je te demande.
L'ATHÉNIEN Je vais le faire. Aussi bien, il n'est pas très difficile d'exposer des choses que vous connaissez tous les deux, puisque vous avez bien plus d'expérience de cet art que de l'autre.
CLINIAS Tu dis vrai.
XIV
L'ATHÉNIEN L'origine de ce divertissement est dans l'habitude qu'ont tous les animaux de sauter naturellement ; mais d l'homme, nous l'avons dit, ayant reçu le sentiment du rythme, a inventé et formé la danse ; ensuite la mélodie rappelant et éveillant le rythme, les deux réunis ensemble ont enfanté la chorée et le jeu.
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Nous avons déjà, dis-je, expliqué une de ces deux choses ; nous essayerons dans la suite d'expliquer l'autre.
CLINIAS Très bien.
L'ATHÉNIEN Mais nous mettrons d'abord son couronnement à notre discussion sur l'utilité de l'ivresse, si vous êtes tous les deux de mon avis.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Si un État, attachant de l'importance à cette institution dont nous avons parlé, en use suivant les lois et les règles, s'y exerce en vue de la tempérance et goûte de même les autres plaisirs en s'appliquant à en être le maître, il ne saurait, dans ces conditions, trop pratiquer tous ces divertissements. Mais si l'on n'en use que pour s'amuser, et s'il est permis à qui le veut de boire quand il veut et avec qui il veut et de quelque autre façon qu'on le veuille, je n'admettrai jamais ni qu'un État, ni qu'un particulier s'abandonne à l'ivresse. Je préférerais même à l'usage des Crétois et des Lacédémoniens celui des Carthaginois, où la loi veut qu'aucun soldat ne goûte à cette boisson, lorsqu'il est sous les armes, et qu'il ne boive que de l'eau tant qu'il est en campagne, qu'aucun esclave, mâle ou femelle, n'y touche dans l'enceinte des remparts, ni les magistrats pendant l'année où ils sont en charge, où elle en défend absolument l'usage aux pilotes, et aux juges dans l'exercice de leurs fonctions, et à tous ceux qui s'assemblent pour délibérer sur quelque résolution importante, et à tout le monde pendant le jour, sauf pour se donner des forces en soignant une maladie, et même pendant la nuit, quand un couple a dessein de procréer des enfants. Et l'on pourrait énumérer un nombre infini de cas où le bon sens et la loi doivent interdire l'usage du vin. A ce compte, aucune cité n'aurait besoin de beaucoup de vignes, et le reste serait assigné à la culture du sol et à tous les besoins de la vie, et la vigne serait bornée à la portion la plus modique et la plus restreinte. Tel est, étranger, si vous partagez mon avis, le couronnement que nous mettrons à notre discussion sur le vin.
CLINIAS Il est beau et nous l'approuvons.
### Notes
(16) Platon fait dériver xorñw, chœur, de xar\u2039, joie.
(17) Une des parties fondamentales de la musique ancienne s'appelait chromatique, du mot xrÅma, couleur. Le mot chromatique désigne aujourd'hui une gamme composée de demi-tons.
(18) Chez les Grecs, le poète était musicien et composait à la fois les paroles, l'air et les danses. D'ailleurs, le moi poète (créateur) se disait en général de tout compositeur, soit de vers, soit de chants, soit de danses.
(19) Lucrèce, IV, 11-23, a pris à Platon cette comparaison : " Quand les médecins veulent faire prendre aux enfants l'absinthe ambre, ils commencent par dorer d'un miel blond et sucré les bords de la coupe. Ainsi le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l'amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd'hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l'a point pratiquée et que le vulgaire recule d'horreur devant elle, j'ai voulu te l'exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi dire, l'imprégner de leur miel."
(20) Kinyras, mentionné par Homère, Iliade (XI, 20) et par Pindare (Pythiques II, 27) fut d'après la légende le premier roi de Cypre et le premier prêtre d'Aphrodite, et l'ancêtre de la famille sacerdotale des Kinyrades.
(21) Sur Midas qui avait reçu de Bacchus le pouvoir de changer en or tout ce qu'il touchait, voyez Ovide, Métamorphoses XI, 85 et 99.
(22) Ce poète est Tyrtée. Les mois en italique sont pris du chant de guerre auquel il a été tait allusion plus haut.
(23) Chassé de Sidon par son père, Cadmos se réfugia dn Béotie. Un dragon, ayant dévoré ses compagnons, il le tua et, sur le conseil d'Athèna, il en sema les dents dans la terre. Il en naquit des guerriers qui s'entretuèrent,à l'exception de cinq, qui se joignirent à Cadmos, et l'aidèrent à fonder la ville de Thèbes. Voyez Ovide, Métamorphoses, commencement du livre III. |
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## SOMMAIRE
* Avant-propos
* Livre premier
* Livre II
* Livre III
* Livre IV
* Livre V
* Livre VI
* Livre VII
* Livre VIII
* Livre IX
* Livre X
* Livre XI
* Livre XII
* Table des matières |
1,612 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Philosophe_ignorant | Le Philosophe ignorant | # Le Philosophe ignorant
Rediriger vers : |
1,622 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Bible_Segond_1910--Ancien_Testament | Bible Segond 1910/Ancien Testament | # Bible Segond 1910/Ancien Testament
Le Pentateuque (Torah)
* Genèse
* Exode
* Lévitique
* Nombres
* Deutéronome
Les Livres historiques
* Livre de Josué
* Livre des Juges
* Livre de Ruth
* Premier livre de Samuel
* Deuxième livre de Samuel
* Premier livre des Rois
* Deuxième livre des Rois
* Premier livre des Chroniques
* Deuxième livre des Chroniques
* Livre d’Esdras
* Livre de Néhémie
* Livre d’Esther
Les Livres poétiques
* Job
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## LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU
### I. GILLETTE.
Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François Porbus était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d’œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. À celui qui léger d’argent, qui adolescent de génie, n’a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Si quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils ne sont gens d’esprit que pour les sots. À ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manège de la coquetterie. L’habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.
Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur, et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir : — Bonjour, maître.
Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce ; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, où piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèle. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les consoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier. L’attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette belle page représentait une Marie Égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.
— Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or au-delà du prix que donne la reine ; mais aller sur ses brisées ?… Du Diable !
— Vous la trouvez bien ?
— Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?… Oui et non. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !… Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de faute de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ! Au premier aspect, elle semble admirable ; mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective et la dégradation aérienne est exactement observée. Mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.
— Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusement Porbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.
— Ah ! Voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Durer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Durer où tu l’avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte. —— Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l’épaule. —— Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir.
Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.
— Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge ; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile…
— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poëte ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien, essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect ; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers ? Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à coté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux ! Ha ! ha ! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême ici vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! — À cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art.
— Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s’écria d’une voix forte le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d’intention ignorée des peintres italiens, je n’en sais pas un seul qui eût inventé l’indécision du batelier.
— Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus au vieillard.
— Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct, et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.
— À l’œuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier.
L’inconnu copia lestement la Marie au trait.
— Oh ! oh ! s’écria le vieillard. Votre nom ?
Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.
— Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peut parler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré la sainte de Porbus. C’est un chef-d’œuvre pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter cette œuvre. Sois tout œil et tout attention, une pareille occasion de t’instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus ?
Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait ; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents : —— Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ? Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’O Filii de Pâques.
Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.
— Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et je suis vieux ! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir.
Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé ; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme. L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant : —— paf, paf, paf ! voila comment cela se beurre, jeune homme ! venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial ! Allons donc ! Pon ! Pon ! Pon ! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l’unité de ton que voulait une ardente Égyptienne.
— Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus en a donné cent, moi, je n’en donne qu’un. Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela !
Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets d’admiration, il leur dit : —— Cela ne vaut pas encore ma Belle-Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d’une pareille œuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la regarda. —— Maintenant, allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis. J’ai du jambon fumé, du bon vin ! Hé ! Hé ! malgré le malheur des temps, nous causerons peinture ! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité.
Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, et les lui montrant : — J’achète ton dessin, dit-il.
— Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deux rois !
Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint-Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.
— Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir.
C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps. Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire : « J’ai fait mieux ! »
— Il y a de la vie, dit-il. Mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme ! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.
Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur hôte ; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.
Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de femme, s’écria : — Quel beau Giorgion !
— Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages !
— Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le Poussin.
Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet éloge.
— Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi.
— Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.
— Ah ! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.
— Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah ! pour arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière ; j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue ! Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas ! Ne riez pas, jeune homme ! Quoique singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour. Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l’univers. Oh ! nature ! nature ! qui jamais t’a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre !
Le vieillard fit une pause, puis il reprit : —— Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché !
Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.
— Le voila en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.
À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l’âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l’exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si longtemps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire la tête de Vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un des princes de l’art ; tout en ce vieillard allait au delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux, il n’y a rien ; tandis que folâtre en ces fantaisies, cette fille aux ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre ! Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.
— Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation… Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie.
— Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus !
— Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.
— Oh ! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère.
— Il y a donc un mystère ?
— Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse ; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien le faire, qu’un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s’habiller à l’entrée de Charles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse surprit l’empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie. Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques ; ce qui est au delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n’est pas une couleur, on peut faire une figure ; ce qui prouve que notre art est, comme la nature, composé d’une infinité d’éléments : le dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l’imitez pas ! Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
— Nous y pénétrerons, s’écria le Poussin n’écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.
Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l’invitant à venir le voir.
Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour ; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.
— Qu’as-tu ? lui dit-elle.
— J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre ! J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux.
Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant. Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir prés d’un grand homme, en épousent les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices ; forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art.
— Écoute, Gillette, viens.
L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle âme.
— Ô Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire…
— Un secret ? reprit elle, je veux le savoir.
Le Poussin resta rêveur.
— Parle donc.
— Gillette ! pauvre cœur aimé !
— Oh ! tu veux quelque chose de moi ?
— Oui.
— Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.
— Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?
— Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.
— Eh ! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ?
— Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas.
Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme.
— Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi : mais je ne t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour.
— Y renoncer ? s’écria Poussin.
— Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Et moi-même je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n’est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre ! fi donc.
— Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets !
Elle l’admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d’encens.
— Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. Il ne pourra voir que la femme en toi. Tu es si parfaite !
— Il faut bien aimer, s’écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau ! mais tu m’oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là !
— Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte de contrition ; mais je suis donc un infâme.
— Consultons le père Hardouin ? dit-elle.
— Oh, non ! que ce soit un secret entre nous deux.
— Eh ! bien, j’irai ; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé de ta dague ; si je crie, entre et tue le peintre.
Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.
— Il ne m’aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouva seule.
Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s’efforça de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur. Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable qu’auparavant.
### II. CATHERINE LESCAULT.
Trois mois après la rencontre de Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer. Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres ; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis dans une vaste chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir ; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard d’un homme qui s’était établi dans son ennui.
— Eh ! bien, maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous êtes allé chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n’avez pas su broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs ?
— Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme et qu’elle disparaisse.
Puis tout d’un coup, il se leva comme pour partir.
— Oh ! oh ! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous épargner la dépense et les fatigues du voyage.
— Comment, demanda Frenhofer étonné.
— Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.
Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.
— Comment ! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? elle a une âme, l’âme dont je l’ai douée. Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle. La faire voir ! mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants ! possédons-nous le modèle de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante ? Non ! nous n’en voyons que les Formes. Eh ! bien, l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est pas une toile, c’est une femme ! une femme avec laquelle je ris, je pleure, je cause et je pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau ? Que tout à coup je cesse d’être père, amant et Dieu. Cette femme n’est pas une créature, c’est une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière ; mais en faire mon rival ? honte à moi ! Ha ! ha ! je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle-Noiseuse à mon dernier soupir ; mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre ? non, non ! Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard ! Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah ! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami : — Voilà celle que j’aime !
Le vieillard semblait être redevenu jeune ; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie : ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient. Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond. Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ?
En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard : — Mais n’est-ce pas femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards ?
— Quelle maîtresse ? répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La mienne me sera toujours fidèle !
— Eh ! bien, reprit Porbus, n’en parlons plus. Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je parle, vous mourrez peut-être sans avoir achevé votre tableau.
— Oh ! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d’elle un trépied d’or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant je voudrais bien être certain…
— Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.
Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.
En ce moment Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment.
— Mais que viens-je donc faire ici ? demanda-t-elle à son amant d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.
— Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut-être, que si tu…
— Suis-je à moi quand tu me parles ainsi ? Oh ! non, je ne suis plus qu’une enfant. — Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ? Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours comme un souvenir dans ta palette.
En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard : — Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde ?
Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur. En ce moment, Poussin, au désespoir d’avoir sorti ce beau trésor de ce grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu’artiste, et mille scrupules lui tournèrent le cœur quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes. Il revint alors à la féroce jalousie du véritable amour.
— Gillette, partons ! s’écria-t-il.
À cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit, et courut dans ses bras.
— Ah ! tu m’aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.
Après avoir eu l’énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour cacher son bonheur.
— Oh ! laissez-la-moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la comparerez à ma Catherine. Oui, j’y consens.
Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d’une vraie jeune fille.
— Ne le laissez pas se dédire, s’écria Porbus en frappant sur l’épaule du Poussin. Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels.
— Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme ? Elle leva la tête avec fierté ; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgion :
— Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m’a jamais regardée ainsi.
— Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira. Comprends-tu ?
Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir. Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence. Si, d’abord, le peintre de la Marie égyptienne se permit quelques exclamations : — Ah ! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour ! Il la compare ! Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était profondément triste ; et, quoique les vieux peintres n’aient plus de ces scrupules si petits en présence de l’art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.
— Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane.
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s’arrêtèrent tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.
— Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.
À ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.
— Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour. —— Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne. Où est l’art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ! Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?… Mais elle a respiré, je crois !… Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l’adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.
— Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
— Non. Et vous ?
— Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.
— Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux.
Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.
— Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.
— Nous nous trompons, voyez ?… reprit Porbus.
En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.
— Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il vivait.
— Il est de bonne foi, dit Porbus.
— Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une semblable création. Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur la joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh ! bien, croyez-vous que cet effet ne m’ait pas coûté des peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés ; et comme par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ? là il est, je crois, très remarquable.
Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.
Porbus frappa sur l’épaule du vieillard en se tournant vers Poussin : — Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.
— Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.
— Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.
— Et de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
— Combien de jouissance sur ce morceau de toile ! s’écria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.
— Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.
— Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintres et son prétendu tableau.
— Qu’avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : —— Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ? —— Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi ? répondez ? je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau ?
Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant : —— Voyez !
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.
— Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !
Il s’assit et pleura.
— Je suis donc un imbécile, un fou ! je n’ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher ! Je n’aurai donc rien produit !
Il contempla sa taille à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
— Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la vois ! cria-t-il, est elle merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
— Qu’as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.
— Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà.
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis : — Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.
Paris, février 1832. |
1,626 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Iliade_%28trad._Leconte_de_Lisle%29 | Iliade (trad. Leconte de Lisle) | # Iliade (trad. Leconte de Lisle)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Iliade.
## TABLE DES MATIÈRES
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1,630 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Essais | Essais | # Essais
* Essais de Michel de Montaigne (publication : 1580)
| Notices d’autorité | VIAF : 178225204BNF : cb119426809SUDOC : 027370399LCCN : n98055257GND : 4126042-9WorldCat : lccn-n98-055257 | |